« Un prêtre marié/VI » : différence entre les versions

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Il l’était, en effet. Néel emportait ailleurs qu’à la tête une blessure dont il ne guérirait pas. Et comment en eût-il guéri ? Il aimait déjà son mal et ne cherchait pas à s’en défendre. Malgré la force d’un caractère très décidé, malgré tout ce que devait être, pour un jeune homme élevé comme lui, cette jeune fille, pire qu’une bâtarde, fruit d’un crime, à ses yeux chrétiens, plus grand que l’inceste, il ne se révolta pas ; il ne pensa pas même un seul instant à lutter contre l’ascendant souverain de cette femme-vision qui avait disparu derrière les vitres embrasées de la porte-fenêtre du Quesnay, mais qui ne disparaîtrait plus de sa pensée. Quoique son héros favori fût Charles XII, le roi de Suède, dont il lisait sans cesse la Vie, il ne songea pas à imiter son héros.
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Charles XII, le roi de Suède, dont il lisait sans cesse la Vie, il ne songea pas à imiter son héros.
 
Vous le savez, Charles XII (Néel l’avait admiré souvent !) n’avait jamais voulu revoir Mlle de Koenigsmark, tant il avait été épouvanté de la capacité d’amour qu’il avait sentie dans son âme profonde, au premier regard de cette Méduse de beauté ! Mais lui, Néel, dont toutes les pensées cependant, toutes les rêveries étaient la gloire par l’épée — par cette épée que l’honneur lui défendait momentanément de tirer — n’eut pas peur de revoir cette troublante créature qui allait l’enlever probablement à toutes les idées de gloire et qui aurait dû, plus qu’aucune autre femme, le frapper de l’héroïque épouvante de l’amour. Que dis-je ! il voulait la revoir, au contraire ; il s’acharna dans cette volonté. Il n’aspira plus qu’à rencontrer de nouveau cette fille, une première fois rencontrée.
 
S’il avait été un Normand de race pure, il se serait demandé peut-être à quoi bon revenir à cette enfant de l’ignominie à qui la nature avait fait l’horrible mensonge de donner une forme divine, et il se serait payé des meilleures raisons pour la fuir. Mais il ne s’interrogea point, ne réfléchit pas, et, en vrai Slave qui va devant lui, comme les chevaux indomptés
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de ses steppes, il alla sans frein du côté de son désir et poussa toujours.
 
Parfaitement maître de ses heures, fils d’un père qui ne sortait presque plus de la tourelle de son manoir et qui lui laissait toute sa liberté, il crut pouvoir arranger sa vie de manière à revoir parfois, dans ces campagnes où elle allait vivre, la fille de cet homme chez lequel la convenance, la religion, la fierté, tout enfin, jusqu’à l’insolente volonté de cet homme d’opprobre, lui défendait de mettre le pied. Il le crut… mais ce problème d’une solution qui lui paraissait si facile rencontra bientôt plus d’un obstacle sur lequel il n’avait pas compté.
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Il vint donc presque tous les jours s’embusquer dans les environs du château, tantôt plus loin, tantôt plus près, mais toujours dans l’étroit rayon qu’une femme qui habite la campagne et qui s’y promène ne peut guère, si elle est prudente, dépasser. Sous prétexte de course ou de chasse, il quittait Néhou de bon matin et n’y rentrait guères que le soir.
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Depuis qu’il savait sangler un cheval et en rattacher les gourmettes, Néel avait toujours aimé à courir par monts et par vaux. Il jetait l’activité dont il débordait aux quatre angles de la rose des vents. Quand on le croyait à chasser le loup ou le sanglier sur un point éloigné de la presqu’île, tout à coup il apparaissait sur un autre.
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Aux yeux de son père accoutumé à ses absences, et à qui d’ailleurs il n’avait rien dit de la scène avec les Sombreval, la vie de Néel, si changée au fond, ne fut point extérieurement modifiée, mais il n’en était pas tout à fait de même pour les gens qui allaient et venaient dans ce coin de pays, et qui l’y rencontraient — comme ils disaient avec la narquoise expression de la contrée — « un peu plus souvent qu’à son tour ».
 
Habitués aussi aux absences de Néel, qu’ils ne voyaient que de loin dans les mêmes parages, ils durent s’étonner, sans nul doute, de l’y trouver hantant les mêmes places et battant toujours les mêmes buissons, quand il les battait. Mais à cette époque de mon histoire, nul d’entre eux n’aurait soupçonné dans quel but monsieur Néel — car ils l’appelaient monsieur Néel, avec un respect familier et tendre, comme les paysans du Bocage appelaient Henri de La Rochejaquelein monsieur Henri —
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avait tout à coup resserré le cercle de ses courses et de sa volée, et s’était mis à tourner autour du Quesnay, comme le fil autour du fuseau.
 
Du reste, quand on le rencontrait, il était toujours seul, avec sa carabine de chasse ; et il leur parlait des choses du temps, marchant avec eux, puis les quittant pour revenir là où il croyait qu’un jour ou l’autre finirait par passer cette châtelaine cachée du château de là-bas, dont le toit bleu l’impatientait d’étinceler toujours du même azur, dans la lumière monotone d’un lointain vide.
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C’était comme un fait exprès, une gageure ; les jours étaient charmants, l’été magnifique, cette année-là. Calixte, qui était malade et asservie au traitement que lui prescrivait son père, ne prenait l’air et le soleil qu’à doses prudentes et surveillées, le long des espaliers du jardin, fermé de murs énormes et où l’on n’aurait pu l’apercevoir que du côté de l’étang, si l’étang n’avait appartenu exclusivement à Sombreval.
 
Néel ignorait la maladie de Calixte. La voix de la contrée — cet écho fait de mille échos, qui dit tant de choses et qui plus tard en a tant répété sur cette infortunée — ne lui avait pas appris qu’elle était positivement malade, et que la douleur dont il avait vu les reflets
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sur son beau visage n’était pas seulement une physionomie comme la nature en attache parfois au visage de ses créatures les plus calmes et les plus heureuses, mais une réalité cruelle qui la dévorait.
 
Il ne s’expliquait pas qu’une jeune personne, si récemment venue des villes, restât invisible au milieu du plus tentant des paysages. Aussi y avait-il des jours où, ne résistant plus à ses impatiences et ne craignant pas d’ailleurs d’être indiscret (en termes du monde) avec des gens comme ces Sombreval, il s’avançait effrontément jusqu’à la grille de la cour, ne fût-ce que pour apercevoir encore, derrière la fenêtre où se tenait cette forme blanche qui s’était comme évanouie dans les rayons vermillonnés du soir, cette tête prodigieuse de pâleur, sous sa bandelette écarlate. Mais les rideaux strictement baissés à toutes les fenêtres de ce château silencieux, symbole en pierre de l’isolement de ceux qui l’habitaient, ne laissaient jamais passer même une main — une de ces deux mains dont l’image, depuis qu’il les avait senties sur son front, voltigeait incessamment devant ses yeux.
 
En tournant et vaguant autour du Quesnay, Néel trouvait parfois Jacques Herpin ou ses fils sur sa route. Il leur parlait de leurs nouveaux maîtres — et il aimait tant Calixte
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déjà, qu’il souffrait du ton qu’ils avaient, quand les Herpin en parlaient durement devant lui. Pour eux, en effet, elle avait le tort d’être l’enfant de Sombreval, et ils la confondaient avec son père dans la même imprécation.
 
Du reste, ils n’avaient aucun détail à donner sur cette inconnue, ensevelie dans ce château plus fermé alors qu’il ne l’avait été quand on ne l’habitait pas. Personne n’y pénétrait de la ferme. Les ouvriers de la ville voisine qui étaient venus ouvrir les caisses dont les formes avaient frappé ces imaginations primitives, et tendre les appartements, étaient repartis le soir même du jour où ils avaient fini leur besogne ; et, comme s’il avait voulu couper court à tout commérage entre eux et les fermiers, Sombreval les avait payés et avait barré, de ses propres mains, la grille de la cour derrière eux.
 
Les hommes ont tant besoin de se savoir les uns les autres, que la curiosité trompée des Herpin les aliénait peut-être plus de Sombreval que sa funeste renommée. « V’là la huitième année de notre bail qui commence — disaient-ils — mais il est bien à croire que nous ne le renouvellerons pas… » En parlant ainsi, les Herpin tâtaient, tout en subissant l’influence de Sombreval, l’opinion d’une contrée qui se contractait et se retirait d’autour des Sombreval, ainsi que Me Tizonnet l’avait pressenti au
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commencement de cette histoire, et comme il était si facile à tout le monde de le prévoir.
 
Sombreval l’avait prévu lui-même, car ce grand esprit se jugeait. Il se rendait compte de l’effet de son infamie, comme un grand médecin malade d’une maladie hideuse se rend compte froidement du dégoût que son état inspire et de la manière dont il va falloir vivre et souffrir jusqu’à la fin… Broussais — dit-on — eut ce sang-froid cruel contre lui-même, cette vue d’observateur que rien n’aveugle et ne fait trembler.
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Sombreval, qui venait habiter le Quesnay pour une raison plus forte que lui et que nul ne savait, excepté cette femme accablée de vieillesse (pensait-il), qui serait roulée un de ces matins dans son cercueil — la Malgaigne — Sombreval avait deviné qu’il ne trouverait pas une âme qui voulût le servir, et que même les Herpin, retenus momentanément par leur bail, pourraient bien abandonner une terre épuisée qui avait été pour eux, pendant tant d’années, une vache à lait, tétée jusqu’au sang par leur avidité de couleuvres.
 
Dans cette prévision, il avait amené de Paris deux domestiques, dont il ferait probablement des fermiers plus tard. C’étaient des gens à lui — le mari et la femme, nègres tous deux, et tous deux consacrant à son service cette masse de
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force organique, de dévouement et d’obéissance sans bornes qui distinguent les êtres vaillants de cette race.
 
Pour eux, il n’était pas un homme, il était un dieu ! Il avait sauvé le mari d’une maladie épouvantable, inconnue en Europe, sans relation avec les plus effroyables maladies endémiques, telles que le sibbens, la pellagre, le yaw, le pian, ces choses monstrueuses sous des noms aussi monstrueux qu’elles, et l’ayant traitée avec l’audace d’un homme de génie expérimentant sur un esclave, il l’avait radicalement guérie, à l’aide de poisons savamment et témérairement combinés.
 
Ces Noirs, qui n’étaient pas, sur cette côte de marins et de pêcheurs, une espèce inconnue, et qu’on n’aurait pas remarqués, s’ils avaient appartenu à d’autres maîtres, redoublaient l’aspect sinistre du Quesnay. — « Dieu et le diable seuls savent ce qui se passe dans le château depuis qu’ils y sont, monsieur Néel ! » — continuait le fils Herpin, tout en fouettant les quatre bœufs de sa charrette, roulant péniblement dans ces ornières où la roue enfonce jusqu’au moyeu : — « les faces de crêpe (il appelait ainsi les deux Noirs) ne parlent pas plus que des souches et ne viennent jamais, au grand jamais, flâner chez nous. V’là pourtant un bon mois et le pouce qu’ils sont arrivés au
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Quesnay, et ils ne bougent ! Ils ne remuent pas plus que les taupes poursuivies, quand elles se sont coulées sous les herbailles de l’étang. La fille n’a pas mis tant seulement une fois le pied dehors, depuis qu’elle vous a bassiné la tête, monsieur Néel, avec cette layette d’enfant Jésus, qui sert de mouchoir à cette… vous savez bien qui je veux dire, pas vrai, monsieur Néel ?… Il n’y a que le vieux Sombreval qui sorte et rôde par-ci par-là, car il marche la terre à sens et à dessens, le vieux Rapiamus ! comme un nouveau marié choie sa femme. Vous ne l’avez pas vu, monsieur Néel ? Non ? Eh bien ! tant mieux ! c’est p’t-être un bonheur que vous ne l’ayez pas rencontré entre les deux haies du chemin creux des Longs-Champs où le beau Du Parc a si bien régalé de son bâton gaufré le dos du vieux usurier Desfontaines, car vous êtes un jeune taureau, monsieur Néel, à qui il ne faut pas faire du vent trop près des narines, et qui sait ? vous lui auriez p’t-être fait payer un brin trop cher les intérêts de cette claque qu’il a abattue si mauvaisement sur la croupe de votre pouliche, l’autre jour ! »
 
Les yeux noircissaient bien un peu à Néel et la veine de la colère se gonflait comme une petite vague bleue, sur son front de marbre blanc, en entendant ces paroles où tout le paysan normand se distillait ; mais il ne pouvait
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pas exiger plus de respect du fils Herpin, en parlant du prêtre marié et de sa progéniture.
 
Quand ce finaud de paysan lui rappela cette action de Sombreval qu’il aurait châtiée sans l’intervention de Calixte, il sentit nettement la position fausse vis-à-vis de lui-même que son sentiment devait lui créer, et il commençait d’avoir honte de l’état de son cœur. Hélas ! toute passion rompt par la moitié l’âme d’un homme et fait de son être deux tronçons qui ne se rejoignent pas pour se guérir, mais pour se blesser !
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Néel de Néhou, le fils du vicomte Ephrem, le descendant de Néel de Saint-Sauveur, le grand vicomte de Cotentin, et, par sa mère, de vingt générations de Palatins et de Castellans, amoureux de la fille à Jean Gourgue, dit Sombreval, le renégat et le sacrilège, était une de ces monstruosités morales et sociales dont l’existence lui aurait paru, avant ce moment, impossible !
 
Livré depuis un mois à des rêveries et à des curiosités brûlantes, dans cette campagne où il errait comme une âme en peine ; oisif et solitaire, il n’avait pas eu d’autre idée et d’autre espérance que celle-ci : « Je veux et je vais la revoir ! » Et voilà que les paroles du fils Herpin dont il avait partagé, il y avait si peu de temps encore, les manières de sentir sur les
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Sombreval, l’offensaient comme si, dans son âme, il les avait épousés, elle et son père, et qu’il fût solidaire du mépris qu’on versait sur eux.
 
Quel éclair projeté tout à coup dans cette âme qui s’était précipitée vers Calixte avec l’aveuglement et la rapidité d’un tourbillon ! Le fermier, occupé à fouetter ses bœufs, ne s’apercevait pas que Néel baissait une tête humiliée sous sa pensée, comme eux sous leur joug ; Néel, le jeune taureau, comme il venait de l’appeler ! Lorsque l’imagination est vierge et qu’elle est attirée par un être incomparable à tout ce qu’on rencontra jamais, les troubles se joignent à l’ignorance pour vous abuser, et l’on aime sans savoir comme on aime.
 
Jusque-là, Néel avait senti son amour pour Calixte sans le voir. Maintenant il le voyait. Il le discernait clairement dans son âme et ses rêves — comme on voit les formes précises d’une peau de tigre dormant dans les jungles. Découverte terrible ! menace inquiétante pour l’avenir, que cet amour qui ne pouvait être qu’une source infinie de malheurs… Mais comprenez bien ce caractère ! La crânerie de cœur de Néel de Néhou équivalait à la crânerie de sa tête. En audace, il était complet. C’était une de ces natures qui oublient les lois du monde, même ses lois physiques, dans le vertige
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de leur désir et de leur volonté, et pour lesquelles rien n’est impossible. Si la fantaisie l’en avait pris, il aurait marché à cheval sur la mer… Vous souriez ? Il y avait marché !!!
 
Oui, il y avait marché ! Laissez-moi vous donner la clef du caractère de ce jeune homme, en vous racontant ce fait insensé, ce détail unique dont tout le pays avait parlé, et qui avait laissé à Néel un fond de tristesse auquel un moraliste attribuerait peut-être son amour subit pour Calixte, car le chagrin, en attendrissant les âmes fortes, les prédispose mieux à l’amour.