« Un prêtre marié/XII » : différence entre les versions

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On ne sait pas assez à quelle profondeur la corruption du XVIIIme siècle pénétra la vie des hommes dont elle avait meurtri la jeunesse. La tache y resta toujours, et ni le malheur, ni la guerre, ni la Religion, pour laquelle beaucoup se battirent et moururent, ne purent l’effacer.
 
Croirait-on, si tous les documents ne l’attestaient, que le terrible draconien Charette lui-même, ce dur partisan, au milieu des plus âpres misères d’une existence incessamment menacée, était une espèce de sultan — un homme à femmes, ayant sa petite maison comme un seigneur du temps de Louis XV, et tenant sa cour de galanterie dans sa ferme de Fonte-Clause, au fond du Poitou ?...
 
Le vicomte de Néhou, qui n’avait rien de ce loup de fourré, le vicomte de Néhou, le joyeux compagnon, à Berlin, de ce Tilly si fameux par son esprit et par ses aventures, avait mené la vie de toute sa génération, et, s’il l’avait un jour tout à coup interrompue, c’est qu’il s’était pris d’une passion qui le rendit sage pour la belle Polonaise qu’il avait épousée à Dresde, ne pouvant faire pis. Marié et fou de sa femme, il lui était resté fidèle sans aucun mérite, car elle était un astre de beauté, et le centre des astres est (à ce qu’il paraît) de la flamme : mais, s’il avait avec l’amour, l’âge et le malheur revêtu des mœurs plus graves, il n’en avait pas moins gardé, en fait de femmes, ces opinions légères qui sont les opinions françaises depuis que la France a cessé d’être la chevaleresque et catholique nation d’autrefois.
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Néel aimait et respectait trop son père pour lui dire la résolution qu’il avait formée dans ses longs jours passés à errer autour du Quesnay et qu’il avait renfermée à triples verrous dans son cœur.
 
« Jamais, avait-il pensé bien des fois, je ne causerai de peine à mon père, mais, s’il doit mourir avant moi...moi… »
 
Ce soir-là, il se tut encore — laissa passer sur sa tête un ouragan qui fit plus de bruit que de mal, et le lendemain, sous l’influence alarmée des paroles de son père et d’une défense qui allait couper son bonheur par le pied, s’il obéissait, il alla se jeter à Calixte ! Qu’on juge donc de ses sentiments, quand il apprit qu’il aimait seul, que seul il était bouleversé, et que jamais, ni avant ni après la mort du vicomte Ephrem, Calixte ne serait à lui, et par cette raison souveraine : c’est qu’elle ne s’appartenait plus !
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En sortant du Quesnay, en proie à une véritable fièvre d’amour et de désespoir, il n’osa pas retourner à Néhou où il devait retrouver l’irritation paternelle, et il se dirigea vers Taillepied, chez cette Malgaigne qui lui avait prédit que son amour pour Calixte Sombreval serait son malheur et sa perte, mais qui, de toutes les infortunes et pis que la mort même, ne lui avait pas prédit la plus grande — le malheur de n’être pas aimé !
 
Il marcha vite, sous le fouet et l’aiguillon de ses pensées. Le jour, qui dans cette saison n’a pas de crépuscule, tombait vite sous ce long ciel gris, et il se demanda si la Malgaigne, la grande fileuse de toutes ces paroisses, serait rentrée de sa journée à une heure si peu tardive...tardive… Il était à présent un habitué de sa bijude <ref>Petite maison à toit de paille et à murs d’argile.</ref>. Il y avait entre elle et lui cette amitié, singulière et commune pourtant, qui peut exister entre la jeunesse aveugle et la vieillesse clairvoyante. La Malgaigne l’avait saisi par l’imagination depuis la scène de l’étang et l’histoire du Rompu. Mais il l’aimait surtout (ô passions, vous êtes toutes les mêmes !) parce que la prédiction de cette femme, toute terrible qu’elle fût, l’avait lié à Calixte, comme la main fatale de l’esclave lie les deux amants dans le sac où ils vont mourir au fond du Bosphore.
 
Néel voyait son sort dans cette image. Il aurait baisé la main de l’esclave...l’esclave… « Nous mourrons, pensait-il, mais nous mourrons entrelacés...entrelacés… » Il s’intéressait encore à la Malgaigne, parce que Calixte s’était mise à aimer aussi cette vieille femme qui avait servi de mère à son père. Quoi qu’eût pu faire la jeune fille, la Malgaigne, qui avait ses idées, comme disaient les paysans avec une emphase solennelle, n’avait jamais voulu mettre le pied sous les poutrelles du château du Quesnay ; et, pour cette raison, Calixte l’avait bien souvent visitée avec Néel dans ces promenades confiantes où Néel, chaque jour plus épris, s’était imbibé de Calixte comme la chair s’imbibe du sang qui la fait vivre ! Il y avait donc pour eux un passé déjà dans cette bijude où ils avaient leurs places marquées sur des escabeaux à peine dégrossis, auprès du rouet de cette fileuse éternelle. Image de sa vie laborieuse et rêveuse que ce rouet qui tournait toujours en revenant sur lui-même, comme sa pensée.
 
Quand le jeune de Néhou arriva à Taillepied et au bas du mont, on ne voyait plus son chemin devant soi. La bijude de la grande Malgaigne n’était pas sur le bord d’une route, mais dans un bas-fond où les eaux qui tombaient du mont faisaient comme un petit lac du milieu duquel s’élevait l’indigente masure. C’est à cause de l’obsession de ces eaux pluviales, dans un pays humide comme ces parages de l’Ouest, qu’on avait pratiqué devant sa porte un petit pont d’une seule arche, s’il est permis de donner le nom d’arche à une humble courbe de pierre rasant le ruisseau qui passait sans bruit par-dessous.
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— Et l’on dirait que tu le regrettes, Jean ! — fit la vieille fileuse avec une insistance pleine de pensées ; et cependant, si elle l’aimait comme il l’aime — car il l’aime, tu l’as bien vu, Sombreval — ce serait un malheur de plus pour tous les deux !
 
— Pourquoi ? fit la voix de Sombreval avec la confiance de la force. Pourquoi donc ? Si ''elle'' l’aimait, je la lui donnerais. Je n’attends que cela, la Malgaigne ! J’irais le lui chercher jusqu’à Néhou, jusque dans les bras de son père, et je le lui apporterais, comme la première fois qu’elle le vit je le lui rapportai sans connaissance et l’étendis devant elle sur le mur de la grille du Quesnay. Oui, je le lui donnerais pour qu’elle fût heureuse d’abord et ensuite, qui sait ? guérie. La nature cache des secrets que la science veut apprendre en vain et qui la défient. Quand il s’agit de cette machine nerveuse qu’on appelle la femme, qui sait l’influence que pourrait avoir ce grand fait physiologique du mariage ?... Dans une foule de cas, ç’a été un remède. Eh bien ! Calixte épouserait Néel et serait peut-être sauvée.
 
— Epouser Néel de Néhou ! Encore ton orgueil, Jean ! — dit avec une pitié triste la Malgaigne. Les Néhou ne sont pas faits pour les Sombreval.
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— De l’orgueil ! reprit-il, j’en peux avoir comme un autre homme. Mais je n’ai pas celui que tu crois, ma vieille mère. Je sais tout aussi bien que toi la distance qu’il y a entre les Néhou, l’honneur et la puissance de la presqu’île depuis des siècles, et des vestes-rousses, des rien-du-tout comme les Sombreval. Pour ma part, je n’ai jamais donné dans cette chimère de l’égalité entre les hommes, que tout dément, foule aux pieds et soufflette dans la société comme dans la nature. L’observation et les faits m’ont appris la hiérarchie, l’impérieuse et inflexible hiérarchie ! Mais l’observation m’a appris aussi la force de la passion dans certaines créatures, et j’ai vu, du premier coup d’œil, ce qu’il en tient dans ce jeune Néel.
 
« Il est d’un sang, par sa mère, où l’impétuosité du désir touche à la folie, et il tient beaucoup de sa mère, comme tous les enfants amoureusement faits. Un jour, vieille Malgaigne, dans le pays de cette Polonaise, mère du jeune de Néhou, on a vu un roi donner son plus beau régiment de dragons pour douze vases en porcelaine <ref>Auguste II (de Saxe).</ref>, et ce n’était pas le plus fou de son royaume. Il aimait les vases ! voilà tout. Calixte en est un qui contient tous les nectars de la vie. Pour l’avoir, Néel de Néhou donnerait sa race, son blason, son nom, tout ce qui est pour lui bien plus que l’existence, si Calixte était à ce prix...prix… »
 
Néel, appuyé contre sa barrière, écoutait Sombreval avec une espèce de joie fière, et, malgré la douleur que Calixte venait de créer dans son âme, il jouissait d’être si bien compris.
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« Tu le ferais maudire de son père — dit avec autorité la Malgaigne. Tu l’as été du tien, Jean. C’est assez comme cela ! »
 
Sombreval ne répondit pas. Le silence tomba dans la bijude. Le mot de la Malgaigne avait-il atterré l’homme qui ne voulait être que son Jeannotin et avec qui elle venait d’oser un souvenir terrible ?... Néel, que cet homme aurait intéressé quand il n’aurait pas été le père de Calixte, eût voulu voir, en ce moment, le visage de Sombreval, mais la résine de la Malgaigne n’était pas encore allumée. On ne pouvait rien apercevoir à travers l’huis ouvert de la bijude ; le silence qui s’était produit tout à coup avait comme l’expression de la physionomie qu’on ne voyait pas. Il agit sans doute sur la Malgaigne comme il avait agi sur Néel. Emue du mal qu’elle venait de faire, la sévère vieille femme mit tout à coup de l’huile dans sa voix et sembla reprendre et caresser la tête crépue de son fils d’autrefois, en l’appelant du nom qu’elle lui donnait dans son enfance.
 
« Tu es trop père toi-même, Jeannotin, pour ne pas savoir ce que pèse la malédiction paternelle sur le cœur d’un homme, et tu ne voudrais pas la faire porter !
 
— Oui, reprit Sombreval d’une voix altérée, ils disent que mon père m’a maudit...maudit… Tu y étais, toi, et tu le sais, tu l’as entendu. Tu n’as pu l’empêcher, ma pauvre Malgaigne. Mais c’était un homme dur, absolu, un cœur de chêne plutôt qu’un cœur d’homme, un vrai paysan, que mon père. Il aimait son morceau de terre mieux que moi. Je n’ai jamais cru aux pères qui maudissent.
 
— Et à quoi donc crois-tu, Sombreval ! interrompit la Malgaigne, reprenant son accent triste et sévère, indignée de cette dernière impiété dans cet athée à toute chose, et dont l’athéisme était horriblement complet.
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— Je crois à moi — dit-il avec véhémence. Je crois à ce qu’il y a là-dedans. — Et on entendit le bruit de sa main qui frappait sa poitrine sonore. — Voilà mon orgueil, la Malgaigne. Tu sais si Jean Sombreval manque de force, et pourtant il ne pourrait jamais maudire Calixte, l’eût-elle poignardé de douleur ! »
 
Ce fut la vieille femme qui se tut à son tour, vaincue par cet homme si fort et qui confessait la divine faiblesse des mères, cette tendresse infatigable à l’indulgence, à la pitié et au pardon. Les yeux de Néel se remplirent de larmes...larmes… Avec cet être étrange, qu’il voyait dans l’intimité et qui s’y purifiait pour lui de son effroyable renommée, Néel était incessamment suspendu entre l’admiration et le mépris. Il avait comme des remords d’admirer le coupable dont la réputation ne mentait pas, mais qui retrouvait dans son amour pour son enfant un rayon de cette moralité qu’il avait depuis si longtemps étouffée au fond de son âme.
 
Pour le jeune amoureux de Calixte cette tendresse transfigurait Sombreval. Elle infusait de l’âme et presque de la grâce dans ce Titan de perversité et de science, à l’esprit positif, cruel et quelquefois brutal comme la réalité, et finissait par donner comme des mamelles à son génie. En l’entendant s’exprimer ainsi, reconnaissant d’ailleurs de le voir si disposé à lui donner sa fille, pour peu qu’il fût aimé d’elle, Néel fut plus touché que jamais de cet amour de Sombreval, qui couvrait tout, qui eût racheté un parricide !... Aussi, quand le châtelain du Quesnay sortit de la bijude de la Malgaigne, dans la nuit tout à fait noire, Néel, emporté par cette impulsion qui devait plus tard briser sa vie, saisit-il la large main qui s’était posée sur le poteau de la barrière pour l’ouvrir et la porta-t-il involontairement à ses lèvres.
 
« C’est moi, Monsieur, dit-il dans le transport de tous les sentiments qui agitaient son âme ardente, et, il n’y avait qu’un moment, saturée de douleur — pardonnez-moi, j’étais là...là… J’ai écouté et j’ai tout entendu ! »
 
Et, au lieu d’entrer chez la Malgaigne comme il en avait le projet, il s’en alla avec Sombreval qui lui dit, avec cette amabilité joyeuse que la pensée de Calixte faisait toujours fleurir dans les anfractuosités de cet homme, bâti, semblait-il, de ce chêne dont il disait que le cœur de son père avait été fait :
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— Elle me l’a dit aussi, Néel, répondit Sombreval, car j’ai cherché à vous faire aimer, moi. J’ai, depuis que Calixte est au monde, pétri cette tête, pétri ce cœur, et y mettre de l’amour pour un beau jeune homme est plus difficile que d’y mettre la vie — ce problème, cet effort de mes derniers jours.
 
« Oui, j’aurais voulu qu’elle vous aimât ! L’amour heureux aurait une influence sur le plexus nerveux de cette enfant, victime d’une sensibilité morbide et que je ne puis comparer qu’à une harpe éolienne dont les cordes saigneraient en résonnant au moindre souffle. Et puis, pour un vieil observateur de cette chair à canon qu’on appelle les hommes, vous êtes un de ceux contre qui j’aimerais le mieux appuyer ma pauvre fillette avant de m’en aller pourrir, un de ces soirs, dans la vallée. Je serais sûr de l’avoir laissée sur le cœur d’un mâle qui saurait la défendre, et cela me coûterait peu alors de sentir se dissoudre cette matière ferrée qui fut Sombreval. Il semble que vous et elle soyez de la même race : vous, un gentilhomme de sang presque royal, elle, de naissance une paysanne : mais il y a des individualités qui valent des races, peut-être parce qu’elles sont faites pour en fonder !... Si je croyais à l’enfantillage d’une Providence, je dirais que ce sont là des noblesses vierges, tombées du ciel pour empêcher la noblesse éternelle de s’en aller de ce monde, dans la décrépitude des familles, usées par l’excès et le temps. »
 
Il s’arrêta, fouettant la haie de son bâton de houx. Néel l’écoutait comme un oracle. Sans l’haleine d’impiété qui s’y mêlait, les idées qu’exprimait cet homme singulier continuaient de le grandir au regard de cet enfant trempé dans le fleuve bouillonnant de l’enthousiasme, et près d’en sortir peut-être un Séide, si Sombreval l’avait voulu !
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« Rien n’y précipitait la vie ! J’y discernais bien quelque chose comme un frère. Je n’y voyais pas ce que j’y cherchais. Alors je lui parlais de vous comme il faut parler pour attirer l’imagination des jeunes filles. Je connaissais la sienne. Je savais quel Orient magnifique et charmant s’étendait d’une tempe à l’autre de ce front de vestale, où le feu sacré de l’intelligence menace, à certains moments, de dévorer les cloisons délicates dans lesquelles il est renfermé. Je touchais à ce clavier nerveux qui peut éclater dans le vide, mais qu’une émotion toute-puissante et douce, comme celle de l’amour heureux, pourrait raccorder.
 
« La maladie de Calixte, monsieur de Néhou, cette souffrance qui la rend si pâle et la tient des jours entiers morte — inanimée — à l’état de cadavre, ou lui fait pousser ces cris aigus qui percent tout, murs et draperies, et s’entendent parfois au bout de l’étang du Quesnay, cette maladie sur laquelle les gens de ce pays ont débité des contes si absurdes, est une névrose d’un caractère presque inconnu, due à l’état psychique de sa mère quand elle la conçut, et aux circonstances de sa naissance...naissance…
 
« Cette maladie, venue d’une cause morale, un sentiment pouvait l’emporter ! Mais mon désir, mes précautions, mon éloquence, toute ma connaissance de la tête et du cœur de cette enfant qui est mon ouvrage, tout était inutile ! Elle ne se troublait pas ; j’étais comme un sorcier vaincu par ses propres sortilèges. J’avais beau souffler sur la glace de ce cœur limpide, votre image n’y apparaissait pas. Je recommençais l’expérience, l’expérience avortait toujours.
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« Vous vous trompez de chemin, Monsieur, lui dit Néel. Ce n’est pas la route du Quesnay. Par là, nous retournerions chez la Malgaigne, d’où nous venons.
 
— C’est vrai — dit Sombreval, rappelé à lui-même. Je connais pourtant tous ces chemins aussi bien que vous, monsieur de Néhou, car j’y ai traîné ma jaquette...jaquette… Mais j’étais l’esclave d’une pensée plus forte que moi quand elle m’empoigne, et qui me fera trouver un jour brûlé vif et en cendres sur le brasier de mon fourneau. »
 
Néel n’osa pas demander à ce malheureux, qui lui imposait par sa douleur comme par l’ensemble de sa personne, ce qu’il voulait dire. Au Quesnay, il ne l’avait vu presque jamais que silencieux, excepté quand il s’occupait de sa fille et qu’il enroulait ses bras et son esprit autour d’elle. Quoique dans l’éclair de sa parole, rare et brusque, on sentît bien l’homme supérieur, le porte-foudre intellectuel, il était d’attitude comme tous les esprits qui ont épuisé la vie et les idées et sont devenus ces indifférents de la terre dont parle si fièrement Shakespeare.
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Or, pour la première fois, il parlait de lui. Il ouvrait des jours sur son âme ordinairement sombre comme la nuit qui les entourait, et Néel, qui se retrouvait dans cette âme au moment où il s’attendait le moins à s’y voir, écoutait les révélations du père de Calixte avec une passion si intéressée, qu’il n’en oubliait pas sa propre douleur, oh ! non, certes ! mais qu’elle en était suspendue.
 
« Une pensée — reprit Sombreval — un enfer ! car l’enfer, ce doit être une pensée ! Et pourquoi ne le dirais-je pas entre nous, qui causons ce soir comme deux hommes — deux amis — presque un fils ! presque un père ! et qui aimons Calixte, chacun à notre manière, tous les deux ? Quelles cruelles ironies nous cache parfois la destinée ! Voilà une enfant soumise et tendre comme il n’en exista peut-être jamais ; et savez-vous pourquoi elle me résiste et me désespère, pourquoi elle ne vous aime pas, vous qui l’adorez, pourquoi elle ne veut épouser personne, pourquoi elle ne veut pas guérir d’une maladie qui peu me la tuer, monsieur Néel ! et se complaît dans ces souffrances sans nom que je sens dans ma propre chair quand elles tordent et déchirent la sienne ? C’est qu’elle aime son Dieu plus que nous, monsieur de Néhou ! C’est qu’elle me croit un grand coupable parce que...que… vous savez bien pourquoi ! Vous connaissez bien ce que je suis, ce que Sombreval a été...été… C’est qu’elle veut souffrir pour son père, expier ce qu’elle croit un crime, racheter ce qu’elle appelle mon âme ! Illusion qui dévore sa vie ! Cela est sublime pour elle, mais pour moi ce n’est qu’insensé...qu’insensé… Nous sommes sacrifiés à une chimère. Nous avons, vous pour rival, et moi pour ennemi, le Dieu de Calixte, le Dieu de la Croix !
 
— Oh ! Monsieur ! — dit Néel effrayé d’une impiété qui rejetait le masque de silence sous lequel Sombreval la gardait toujours — c’est vous qui un jour l’avez dit, Calixte est une sainte ! Son Dieu est le mien. Ce Dieu n’est pas l’ennemi des hommes ; ce sont les hommes plutôt qui sont ses ennemis.
 
— Oui, vous devez dire cela ! — reprit Sombreval avec une tristesse abattue, la tristesse du déchu qui, dans l’abîme, a touché le fond — c’est tout simple. Vous croyez à Dieu. Vous avez l’âme jeune, mais vous vieillirez. Vous deviendrez un homme. La foi que vous avez, je l’ai eue...eue… et vous la perdrez. Ce n’est pas toujours nous, voyez-vous, qui tuons l’idée de Dieu dans nos âmes. Elle y tombe d’elle-même, comme les choses tombent en nous, hors de nous, partout, émiettées, dissoutes, anéanties !
 
« Moi qui vous parle, monsieur Néel, c’est au pied de l’autel, c’est à l’autel même que le Doute et l’Incrédulité se sont dressés devant moi — obstinément — pendant des années, comme des Répondants moqueurs et terribles qui insultaient tout bas aux paroles que je prononçais tout haut, aux signes de mes mains consacrées qui accomplissaient le mystère...mystère… J’ai longtemps prié Dieu de me délivrer de ces obsessions...obsessions… Il ne l’a pas voulu ; il ne le pouvait pas ! Je l’ai longtemps prié, s’il était, de me délivrer de ces tentations d’impiété que j’imputais à l’Esprit du Mal, et qui étaient, au contraire, les premières évidences de l’esprit de l’homme qui s’éveillait, qui se mettait debout en moi !
 
« L’homme ne s’avoue dupe que bien tard...tard… Oui, j’ai longtemps demandé, dans l’horreur et les larmes, à ce Dieu qui se voilait pour moi, d’empêcher l’impiété de monter, en sa présence, du fond de mon âme, comme ce pied effrayant dans l’Apocalypse, qui s’élève tout à coup du sein de la mer.
 
« J’ai été jaloux du prêtre de Bolsène, à qui l’hostie saigna sur les mains, et je souhaitais toujours que ma foi ébranlée se raffermît dans la terreur d’un tel miracle : mais la goutte de sang que je demandais, pour y noyer cet athéisme qui envahissait ma raison, n’a jamais rougi la table de l’innocent sacrifice, et c’est alors que, las d’attendre, j’ai renversé ce calice dans lequel il n’y avait plus que des fluides de la terre que je pouvais décomposer sans y trouver Dieu !...
 
« L’homme qui a fait cela, Néel, pensait bien avoir mis cette grande illusion de Dieu hors de sa vie, et elle y revint cependant pour se venger des mépris de ma raison, me frappant comme un être réel, comme une main de chair, dans les entrailles ! La Religion foulée aux pieds a trouvé le moyen de me rendre, coup pour coup, cette blessure...blessure…
 
« Ce rocher de Golgotha qui pèse sur le monde, et que je croyais avoir rejeté de ma vie comme un joug brisé, y retombe — et c’est la main de mon enfant qui le fait rouler sur mon cœur !... »
 
Sombreval s’arrêta encore ; Néel se taisait. Il se taisait par respect pour ce Laocoon étrange, souffrant dans son enfant qui mourait et qu’il voulait sauver ! A toutes les impiétés qu’il venait d’entendre, Néel savait la réponse à faire, mais il ne la faisait pas. Il n’osait pas dire à ce grand aveugle, à qui l’orgueil et ses éclairs avaient brûlé les yeux, que la vie est, au fond, terriblement bien faite, et que, quand les plus forts ont cru couper les ongles au lion de Juda, ils repoussent, ces ongles, plus longs de moitié, dans leurs flancs !
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« J’ai lu un jour dans une histoire — reprit Sombreval après une pause — que Cromwell, arrivé au pouvoir suprême, heureux par sa famille comme il l’était par l’état de force et d’honneur où il avait mis l’Angleterre, trouva chez lui — dans son logis — la douleur qui n’en faisait qu’un homme, et que cette douleur lui venait aussi d’une enfant.
 
« La dernière de ses filles, son amour à lui, sa Calixte, avait horreur du pouvoir de son père, et s’était prise, tête romanesque, d’un violent amour pour les Stuarts. Triste partout, jusque dans les bras paternels, elle y portait la honte, le remords, l’accablement de la puissance du vieux Cromwell. Elle mourait de l’idée fixe du retour des Stuarts ! Lorsqu’il caressait cette tête bien-aimée : « Père, lui disait-elle, quand leur rendras-tu leur couronne ?... » Ce n’était pas de l’immense amour de son père qu’elle était touchée, c’était de la destinée de Charles Stuart ! Toujours elle lui enfonçait cette épine ! Toujours, sous chaque baiser de cette bouche innocente, il trouvait cette morsure, les Stuarts !
 
« Eh bien ! moi aussi, je connais cette douleur horrible d’une honte et d’une tristesse que j’ai faites dans le cœur d’une enfant aimée ! Moi aussi, je vois sur le front qui porte ma vie le reproche muet, l’accusation, l’éternelle prière que je ne puis exaucer ! Je sens quelque chose de plus fort que moi dans ce cœur à moi et qu’avec toute ma force — inutile ! — il m’est impossible d’arracher ! »
 
Et il retomba dans le silence. Ah ! Néel ne s’était jamais plus senti son ami...ami… Ils furent longtemps sans rien se dire, mais, comme ils entraient dans la petite lande qu’on appelait la Lande au Rompu, la lune se leva tout à coup sur le bois d’en face et se mit à écailler d’argent les tuiles bleues du Quesnay, qu’ils apercevaient sous leurs pieds.
 
« Voilà donc, dit Sombreval, où elle vit, notre espérance ! » et il étendit sa large main vers le château où, sous les persiennes fermées à tous les étages, il aperçut luire des clartés mobiles, pour un autre que lui imperceptibles à cette distance, car Néel, avec ses jeunes yeux, ne les voyait pas !
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Mais Sombreval l’eut bientôt portée sur le lit de repos qu’il avait fait dresser pour elle dans le salon, comme j’ai dit qu’il en avait fait dresser un dans tous les appartements du château. En marchant pieds nus sur le sable, où il y a parfois du verre pilé, et sur les tiges d’osier, taillées ras de terre au bord de l’étang, elle s’était cruellement blessée. Néel, avec la piété de l’amour, essuyait de son mouchoir ces pieds dont il n’emporterait pas l’empreinte, comme la Véronique emporta le visage de Notre-Seigneur Jésus-Christ sur le saint voile, mais dont il retrouverait les traces sanglantes, reliquaire qui ne le quitterait plus !
 
« Elle a saigné, dit Sombreval — mais le sang est figé maintenant. Vous la couperiez par morceaux qu’il n’en tomberait pas une seule goutte et qu’elle n’aurait pas conscience d’une seule douleur. Elle ne sent rien ! La vie est-elle déplacée ou suspendue ? EtatÉtat mystérieux que la Science, cette tortue aveugle, constate, mais ne peut pénétrer.
 
« Elle ne souffre pas ! Mais avant de tomber dans cet état sans nom qui n’est ni la mort ni la vie, elle a traversé des milieux de douleur d’une épouvantable acuité ! Que de fois j’ai vu le spasme la tordre, et quand je voulais contenir les tressauts de cet organisme fragile, toujours, à ce qu’il semblait, sur le point de se rompre, ce corps mignon était plus fort que mon étreinte et luxait ce poignet qui contient par la corne un taureau.
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« Que de fois je l’ai vue marcher avec l’adresse crispée d’un chat sauvage sur le cordon de cette plinthe qui court autour de ce salon, et m’apporter, comme elle aurait fait d’une soucoupe, le dessus de marbre de cette console, dans ces deux charmantes mains — regardez-les, monsieur Néel ! — un chef-d’œuvre de faiblesse transparente, de vraies mains de muse !
 
« Eh bien ! après tout cela, le croiriez-vous, une seconde après, elle s’effondrait ; elle était foudroyée ! Elle était comme vous la voyez ! La catalepsie avait remplacé la névrose. Névrose, catalepsie...catalepsie… des noms ! Ah ! celui qui a dit que nommer les choses, c’est les créer, a dit une fière imposture ! Ce n’est pas même les comprendre. J’ai consulté toute l’Europe. Ils ne savent rien ! Toutes leurs médications sont impuissantes, et voilà pourquoi la pensée m’est venue de chercher, moi ! si, par une combinaison de toxides, je ne pourrais pas venir à bout de ce mal, qui me prend mon enfant tous les jours un peu plus.
 
« Cette combinaison à laquelle j’ai été amené par des observations et des analogies que je ne vous dirai pas, à vous qui n’êtes ni un chimiste ni un médecin, cette combinaison sera peut-être pour moi ce que fut la formation du diamant pour Lavoisier, un rêve, une chimère, une impossibilité ; mais peu importe ! je n’en suis pas moins décidé à la poursuivre nuit et jour sans repos ni trêve, jusqu’à ma dernière heure d’attention et d’intelligence, jusqu’à mon dernier regard, jusqu’à mon dernier souffle que je cracherai dans mon fourneau ! »
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Et il arrangea les coussins autour de la tête de sa fille, avec une grâce presque maternelle :
 
« Quand se réveillera-t-elle de cet assoupissement ? fit-il. Qui le sait ? Demain, après-demain, dans deux heures. Nulle règle à cela ! Nul symptôme. Rien que la plus profonde obscurité. Seulement, quand elle se réveillera, elle versera de ces longues larmes qui tombent sur mon cœur comme du vitriol, et qui viennent encore plus de l’idée de retrouver la vie que de la détente de ses nerfs. Elle est encore plus malheureuse que malade, ma pauvre Calixte, et c’est par moi qu’elle est malheureuse...malheureuse… »
 
Il n’acheva pas. Sa tête tomba sur sa poitrine, et il s’assit auprès du lit de cette enfant qui était peut-être tout son remords, toute sa conscience, une conscience que Dieu lui avait placée dans ses entrailles de père pour remplacer cette autre qu’il avait étouffée en lui. Il se taisait. Il était livré à la pensée qui ne le lâchait pas une minute, mais qui, par instants, le dévorait avec un acharnement plus cruel.
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Le dernier mot de Sombreval trouva dans le cœur de Néel un écho, et il y éveilla la voix du reproche. Lui aussi n’était-il pour rien dans l’état effrayant de Calixte ? Ce qui s’était passé entre elle et lui, cet après-midi même, n’avait-il pas déterminé la crise qu’il avait sous les yeux, et n’avait-il pas à partager les remords de ce père qui s’accusait ?
 
Ils étaient assis l’un en face de l’autre, Néel vers les pieds du lit, Sombreval vers le chevet, Néel regardant de ses yeux navrés ce semblant de morte, plus blanche que la pelisse de grèbe dans laquelle son père l’avait enveloppée...enveloppée… Les deux bougies apportées par les domestiques, qui s’étaient retirés tremblants aux premiers signes de la colère de Sombreval, éclairaient mal de leur maigre lumière ce salon fait pour un jour plus largement répandu.
 
Les Herpin avaient regagné leur chez eux par la porte du jardin qui s’ouvrait sur la cour de la ferme...ferme… Néel ne songeait pas à partir. Il avait oublié Néhou. Il restait à veiller l’être qu’il aimait, et au milieu de sa pitié et de sa douleur il ressentait une inexprimable jouissance de passer la nuit auprès du lit de cette malade adorée, tête à tête avec ce père qui ne lui disait pas de s’en aller et qui le traitait déjà comme un fils !
 
Il passa la nuit, en effet, à cette place, attentif, anxieux, se partageant tout entier entre Calixte inanimée et Sombreval absorbé — penché incessamment sur elle comme un vieux pilote sur une mer morte dont le fond lui serait inconnu.
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Tout en disant cela, il fut, sans doute, frappé de la physionomie de Néel, cet observateur qui était partout et qui voyait tout en même temps !
 
« Ah ! il faut que nous réussissions, jeune homme ! lui dit-il comme pour ranimer son courage. Vous ou moi ! mais, moi, cela peut être trop long. La Science n’a pas de pitié, pas d’entrailles. Elle est obstinée et cruelle. Elle dévore onze vies d’hommes et fond leurs cerveaux avant de dire son secret au douzième...douzième… La Science, c’est le sphinx. Et puis il ne s’agit pas de ma vie, mais de la ''sienne'' ; et nous n’avons pas le temps d’attendre. Nous sommes pressés. Tout nous déborde. Ah ! vous, vous êtes plus fort que moi ! C’est à un cœur de femme que vous avez affaire, et quel cœur ! Vous pouvez réussir plus vite. Vous êtes beau et vous avez l’amour, qui est une seconde beauté par-dessus la première. Moi qui étais laid, gauche et pesant, j’ai bien su me faire aimer de la mère de Calixte, et Calixte est plus sensible encore que sa mère. Pourquoi ne vous aimerait-elle pas ?... J’ai cette idée, ancrée en moi comme une certitude, que le mariage la sauverait. Faites-vous-en aimer ! »
 
Ce fut sous le coup de cette parole qu’il emporta en lui, comme un cheval saignant emporte dans son flanc l’éperon rompu de son maître, que Néel de Néhou (quand Calixte fut revenue de sa léthargie) réalisa cet acte inouï par lequel — comme disait Sombreval — il tenta de se faire aimer.
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Fut-ce une intuition de la passion qui éclaira cet ignorant jeune homme ? mais il crut, comme s’il savait la vie, que le meilleur moyen d’inspirer l’amour, si l’amour pouvait naître à la volonté de ceux qu’il dévore, était encore de frapper l’imagination de la femme et de déchirer sa pitié, et il finit par s’arrêter à une de ces idées qui ne pouvaient surgir que dans un cerveau comme le sien.
 
Ce n’est pas assez de dire que ce fut une folie, ce fut une folie...folie… polonaise, comme parlent encore à l’heure qu’il est ces Normands, quand ils veulent qualifier ce qui est resté pour eux incompréhensible et ce qu’ils n’auraient jamais pu concevoir d’un Normand comme eux.