« Le sort des classes souffrantes » : différence entre les versions

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II.- Du progrès social, au profit des classes populaires non indigentes, par M. Félix de la Farelle.
 
La tâche du publiciste est trop souvent ingrate et pénible. Il faut qu'il suive d'un oeil vigilant toutes les agitations qui se manifestent, et que, semblable à ces chevaliers qui ne quittaient pas la cuirasse tant que durait leur entreprise, il vive toujours armé de passion, toujours prêt à se jeter dans la mêlée des partis ; ou bien encore, dans une région inférieure, il est réduit à dénoncer au jour le jour les aberrations de l'esprit, à tourmenter des vanités malades, à flageller l'impudence : tristes nécessités qui éternisent la lutte, et avec elle la fatigue et l'aigreur. Par une rare autant que bonne fortune, une sorte de trêve nous est offerte aujourd'hui : des oeuvresœuvres de la nature de celles que nous avons à signaler, ne peuvent que susciter une vive sympathie, que semer pour l'avenir des germes d'espoir.
 
Sous ce titre : ''De la Bienfaisance publique'' (1), M. de Gérando vient de publier un très remarquable ouvrage qui embrasse tout ce qui concerne le régime des classes pauvres. Une méthode rigoureuse, à laquelle on reconnaît un esprit habitué d'ancienne date aux investigations philosophiques, l'abondance des faits recueillis, la possession parfaite de son sujet, que l'auteur a doublement conquise par l'étude des théories antérieures et par les expériences qui résument sa longue carrière administrative, ne tarderont pas à placer le beau travail de M. de Gérando au premier rang des traités sans nombre consacrés au plus épineux problème de la science sociale. Ce n'est pas qu'il ait eu à produire un nouveau système, et nous l'en félicitons : peu de solutions lui appartiennent à titre de découvertes, mais les résultats qu'il s'approprie par une lumineuse discussion, sont enchaînés de telle sorte qu'ils se présentent avec l'importance et l'autorité d'un corps de doctrine. On pourrait même ajouter que le ton calme et pénétré de l'écrivain, la sincérité de son dévouement à l'infortune, ravissent l'adhésion du lecteur, et qu'on éprouve quelque embarras à n'être pas toujours de son avis. Telle a été du moins notre impression, quand parfois nous avons été conduit à produire dans le détail des opinions en désaccord avec les siennes. Un autre traité de M. Félix de La Farelle, de Nîmes, intitulé : ''Du Progrès social au profit des Classes populaires non indigentes'' (2), se rattache au coeurcœur même de notre sujet, et nous l'avons lu avec fruit. Concentrer ses études sur les classes intermédiaires qui confinent d'une part à l'indigence et de l'autre à la bourgeoisie, sur le prolétariat qui forme la base aujourd'hui ébranlée et mal assise des sociétés, c'est faire preuve de sagacité prévoyante. Les souffrances de ces classes, non moins grandes en réalité qu'à aucune autre époque, mais fort irritantes encore, surtout dans les jours de crise, sont la seule arme de ceux qui rêvent des bouleversemens; mais cette arme est terrible et d'immense portée. M. de La Farelle croit, avec tous les esprits mûris par l'étude et par l'expérience, que les règles sociales en vigueur aujourd'hui permettent les améliorations désirables, ou, pour mieux dire, qu'elles sont une des plus sûres garanties de progrès. Les considérations qu'il présente à ce sujet viennent souvent à l'appui des idées émises par M. de Gérando dans l'importante section de son livre consacrée à la ''charité préventive'', c'est-à-dire aux moyens d'améliorer le sort des classes laborieuses, parmi lesquelles se recrute l'indigence proprement dite.
 
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La vieille locution qui assimile une société au corps humain n'est jamais plus juste que dans le sujet qui nous occupe. Des souffrances dans une partie du corps social jettent le trouble dans toute l'économie, de même qu'une douleur locale dérange toute l'organisation humaine. La même méthode de traitement est à suivre dans les deux cas. Il faut étudier profondément les symptômes du mal, afin d'en saisir la cause et de l'attaquer dans ses effets. Dès-lors, la première question à résoudre est celle-ci : Qu'est-ce que l'indigence? C'est, répondrons-nous, la privation des choses qui sont strictement nécessaires pour vivre dans l'état de société.
 
Mais la somme des besoins varie suivant les climats et les moeursmœurs. Il faut à l'habitant du nord une alimentation solide, et la rigueur du froid l'oblige à des dépenses de vêture que n'exigerait pas un ciel plus clément. L'indigent anglais, assisté par la paroisse, ne saurait se passer de sa tasse de thé et des accompagnemens d'usage, ce qui serait du luxe pour les petits marchands de Paris. Dans notre pays même, d'un département à l'autre, la limite qui sépare le superflu du nécessaire se déplace. Parfois aussi, ce qu'on a coutume d'appeler des besoins factices, certaines règles de bienséance, certains appétits moraux deviennent des nécessités impérieuses et même respectables. Ainsi, un gîte honnête, une mise décente et en rapport avec les habitudes du lieu qu'on habite, sont aussi indispensables que le pain et l'air qui entretiennent le mécanisme vital. Il ne serait pas sans inconvéniens pour une société de laisser amortir, même dans ses membres les plus inférieurs, ce sentiment des convenances, cette dignité naturelle qui peuvent ennoblir la misère même. Ces petites ambitions qui se développent simultanément dans toutes les classes, loin de mériter la désapprobation qu'elles ont encourue de la part des philosophes moroses, prouvent que l'individu s'estime plus lui-même, et que la civilisation élève le niveau de l'humanité.
 
Il résulte de ces préliminaires que la mesure de l'indigence est essentiellement variable; et de là naît, pour le dispensateur de la bienfaisance publique, une difficulté des plus sérieuses il doit, avant tout, déterminer pour chaque localité une sorte de tarif légal des dépenses nécessaires, et réputer indigens tous ceux dont les ressources n'atteignent pas ce minimum. Le chiffre que les économistes ont adopté est celui du salaire de la dernière classe des artisans. C'est d'après ce principe que, dans les pays où le pauvre est secouru en vertu d'un droit écrit dans la loi, les commissaires, après avoir évalué les ressources présentes de celui qui demande assistance, déterminent l'allocation qui doit combler le déficit.
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===III. – Des causes du malaise social.===
 
Le malaise d'une société et l'appauvrissement d'une partie de ses membres sont déterminés, suivant l'auteur du traité ''de la Bienfaisance publique'' par cinq causes principales, qui, d'ordinaire, agissent isolément, et parfois se combinent d'une manière effrayante : 1° la mauvaise répartition de la fortune publique, ou, pour parler le langage précis des économistes, du ''capital social''; 2° l'action absorbante du commerce et de l'industrie; 3° l'accroissement excessif de la population, relativement aux moyens de subsistance; 4° le vice des institutions publiques ou les fautes administratives; 5° enfin, le désordre dans les moeursmœurs et les relations privées. A ces causes premières de l'indigence, il ajoute l'abus des remèdes employés contre l'indigence même, les erreurs en matière de charité publique.
 
L'accroissement de la somme totale des richesses n'est pas une mesure invariable de prospérité. Quand cette richesse, en s'augmentant, se répand également dans toutes les classes, il y a bénéfice réel et une sorte d'épanouissement. Le contraire arrive quand les forces acquises se distribuent d'une façon inégale : car cette augmentation de la fortune publique a eu pour effet de changer l'état des moeursmœurs, de solliciter des consommations, de créer en un mot des nécessités nouvelles. Or, d'après la remarque développée plus haut, la misère étant relative, sa limite étant essentiellement variable et uniquement déterminée par l'opinion, il y a surcroît de misère et souffrance inquiétante quand les besoins généralement provoqués ne sont pas généralement satisfaits. La société se trouve dans la piteuse condition d'un homme qui s'enrichit et perd la santé. C'est ainsi que doivent s'expliquer l'accroissement du nombre des pauvres et la sourde irritation qui coïncide aujourd'hui avec l'enrichissement de presque tous les peuples européens. L'inégalité dans la répartition des fortunes, dira-t-on, était beaucoup plus grande encore dans les âges antérieurs : il est vrai, mais la majorité s'y résignait, comme à une loi naturelle. Chacun apercevait, dans l'état où il était né, la limite extrême de son ambition. Aujourd'hui, les barrières sont renversées et les classes confondues, les ambitions sont sans bornes, et l'on n'a pas encore compris qu'un droit ne saurait être que le couronnement d'un devoir.
 
Hâtons-nous d'ajouter, pour ne pas laisser prise aux farouches apôtres d'une égalité chimérique, que si la trop grande disproportion des fortunes engendre la misère, un partage trop égal serait un acheminement vers le même abîme. Si la somme des profits réalisés par une société se distribuait de telle sorte que chacun eût à peu près les mêmes élémens de bien-être, tout principe d'émulation s'amortirait, et de l'équilibre des forces sociales résulterait bientôt l'immobilité du néant. L'inégalité des ressources, l'excitation du besoin, le désir d'améliorer le présent, d'assurer l'avenir, de constituer une famille afin de revivre honorablement dans les siens, sont autant de ressorts qui doivent agir sans relâche pour entretenir le mouvement. Quelle est la loi de ces oscillations? dans quel rayon doivent-elles s'opérer? Grandes questions que l'économie politique a laissées indécises, et qu'il ne faut pas espérer de résoudre d'une manière absolue. Le mal commence, selon nous, quand viennent à manquer, pour une partie de la société, les occasions ou les instrumens du travail, et que la certitude d'élargir sa condition à force d'énergie ne soutient plus l'homme pauvre dans la rude tâche que la fatalité lui commande.
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M. de Gérando conserve la même sécurité, relativement au développement excessif des populations. Il s'en tient aux théories de Smith et de Say, pour qui tout individu est à la fois producteur et consommateur; de sorte que la somme des besoins qui sollicitent, finirait toujours par se balancer avec celle des moyens de satisfaction. Les axiomes de ce genre sont plus ingénieux que solides. Ils ont déjà fléchi dans la discussion, et succomberont tôt ou tard sous la réfutation brutale de l'expérience. Assurément, l'équilibre s'établit, pour quelques instans du moins, mais c'est à force de secousses violentes, qui laissent froissés un grand nombre d'individus. Ce sont de pareilles secousses qui déterminent la misère, et que tout gouvernement doit s'efforcer de prévenir. S'il était exact de dire que les accroissemens de la population, en augmentant le nombre des travailleurs, multiplient dans une proportion croissante la somme commune du bien-être, le remède à tous les maux serait trouvé, et d'une application facile. Il n'y aurait qu'à favoriser cette fécondité dont tant d'économistes s'effraient, et à surexciter la fièvre industrielle. Pour qu'il en fût ainsi, il faudrait que l'industrie elle-même eût un puissant régulateur. Tout au contraire, le monde où règne aujourd'hui la spéculation, est le plus exposé de tous aux crises et aux déchiremens qui en sont la suite.
 
M. de Gérando, après avoir cédé trop facilement à l'autorité d'un système célèbre, ne tarde pas à s'en affranchir, et touche la difficulté réelle lorsqu'il dit : « Chaque profession ne comporte qu'une proportion déterminée dans le nombre de ceux qui l'exercent. Lorsque les cadres de l'une d'elles sont remplis, ceux qui se présentent pour y entrer, occasionnent un embarras d'autant plus grand qu'ils affluent davantage. Ce n'est pas l'excès de la population qui cause ces inconvéniens souvent funestes au repos de la société, ce sont les erreurs commises dans la façon dont elle se distribue, ce sont les méprises de ceux qui s'obstinent à se précipiter dans une carrière déjà obstruée.» Rien n'est plus exact. Il nous reste à ajouter seulement que, quand la population s'accroît démesurément, la répartition devient, en raison même de son abondance, un problème presque insoluble. Il a bien fallu que l'embarras parût grand à beaucoup d'économistes, pour qu'ils en vinssent à se demander s'il ne serait pas possible de contrarier les entraînemens naturels et de restreindre la fécondité. M. de La Farelle, dans un chapitre qui résume parfaitement la discussion, propose de reculer l'âge où l'union conjugale serait permise aux adultes de l'un et de l'autre sexe; il appelle aussi de tous ses voeuxvœux une organisation de la classe ouvrière capable de remplacer, dans leur action prévoyante, les jurandes et maîtrises qui forçaient autrefois l'apprenti et le compagnon à reculer assez loin l'époque du mariage. Il voudrait encore qu'on adoptât un système de colonisation assez puissant pour soulager au besoin le sol national.
 
Les pays où la misère se propage doivent interroger sévèrement leur code administratif, et se demander surtout si le mécanisme financier ne fait pas porter la plus lourde partie du fardeau sur les classes déjà exténuées. Il ne faut pas se hâter toutefois de dresser contre un gouvernement l'acte d'accusation. Rien n'est plus difficile que de concilier tous les intérêts en matières fiscales. Atteindre particulièrement les privilégiés de l'ordre social, c'est compromettre la consommation, et ôter en main d'oeuvreœuvre, aux travailleurs, beaucoup plus qu'on ne leur laisserait par un léger dégrèvement. Les taxes somptuaires ne peuvent frapper que des objets à l'usage de la vanité, et qui ne soient pas d'ailleurs le produit direct d'une industrie importante. C'est ainsi que les Anglais ont établi un impôt sur les domestiques mâles, les chevaux, les chiens, les voitures, les armoiries : mais ces taxes seraient peu productives dans un pays comme le nôtre, où le faste, excessivement rare, est incessamment réduit par la division des fortunes. L'impôt progressif, dont l'idée sourit à la démocratie, c'est-à-dire l'impôt qui augmenterait en proportion du revenu, serait injuste, vexatoire, immoral, et par-dessus tout impraticable. Comment atteindre les revenus de tous les genres? Le chef d'une nombreuse famille, l'homme forcé par son rôle dans le monde à de grands frais de représentation, n'est-il pas dans la réalité moins riche avec une forte rente, que l'obscur et inutile célibataire avec de moindres ressources? Si l'on croit devoir prendre en considération de telles circonstances, il faudra donc violer le sanctuaire privé, et entreprendre annuellement une enquête pour chaque contribuable? Mais, dès lors, que de ruses pour mentir à la loi! Quelle déplorable émulation pour se rapetisser aux yeux de tous! En général, les théories financières qui s'attaquent particulièrement à la richesse ont un grand inconvénient. Des contributions prélevées sur des superfluités n'offrent pas les conditions de sécurité exigibles. Il suffirait d'un caprice de la mode, ou d'un parti pris des classes riches, pour diminuer les sources du revenu public et entraver l'administration. En règle générale, le meilleur impôt pour le financier est celui qui promet la plus grande fixité dans les produits, la plus grande facilité dans la perception. « Il faut bien en convenir, ajoute à ce sujet M. de La Farelle, ces conditions se rencontrent surtout dans les impôts qui frappent les objets de la plus universelle consommation, et ces objets sont ceux qui répondent aux premières, aux plus pressantes nécessités de la vie; d'où suit qu'au point de vue financier, les meilleurs impôts sont presque toujours ceux qui atteignent directement les masses, les classes inférieures de la société. »
 
La misère n'a pas toujours sa cause et son excuse dans l'organisation sociale. Quelquefois le pauvre ne peut accuser que lui-même des maux qu'il endure, et c'est le cas le plus ordinaire, lorsqu'il est en état de validité. La fainéantise, l'imprévoyance, le libertinage, le jeu, l'ivrognerie, tous les vices qui conduisent au crime les natures violentes, creusent pour la foule inerte l'abîme de la pauvreté. Pleins de cette conviction, les délégués du parlement anglais, après avoir indiqué les mesures législatives qu'ils jugent les plus propres à régénérer les classes que dégrade le besoin, ont déclaré solennellement qu'on doit moins compter sur les inspirations de la science administrative, que sur l'influence de l'éducation morale et religieuse.
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Le christianisme a fait entrer si profondément dans nos instincts le sentiment de la commisération, et la croyance d'une pieuse solidarité entre les hommes, que le soulagement de l'indigence a été considéré par les nations modernes comme l'acquit d'une dette sacrée. Les premiers maîtres de la science politique, Grotius, Bossuet, Montesquieu, n'ont pas même élevé un doute à ce sujet. L'auteur de ''l'Esprit des Lois'' pose en axiome que « l'état doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne soit pas contraire à la santé. » Ce principe, accepté par nos premières assemblées législatives, comme tout ce qui avait un relief généreux, est soutenu aujourd'hui encore par les théoriciens qui prétendent fonder une école ''chrétienne'' sur le terrain de l'économie politique. Son principal organe est chez nous M. de Villeneuve-Bargemont. Les conséquences pratiques de ce principe varient suivant les institutions avec lesquelles il se combine. Dans les pays purement catholiques, la tutelle des pauvres est restée une des attributions du pouvoir religieux. Une multitude d'établissemens charitables, qu'aucun lien ne rattache les uns aux autres, dispersent au hasard et sans préoccupation systématique le revenu des anciennes fondations et le produit des aumônes journalières. Dans les pays où les biens ecclésiastiques ont été confisqués, les indigens sont retombés lourdement à la charge du public. En France, la dette contractée envers eux n'est que facultative. En Angleterre elle est reconnue légalement (1). Tout individu, par le seul fait de son indigence, devient, en quelque sorte, créancier de l'état, et est admis à faire valoir devant les tribunaux son droit à l'assistance.
 
Dans la dernière année du dix-huitième siècle, un politique chagrin, et si bien cuirassé de logique qu'il n'était pas possible de le toucher au coeurcœur, vint se placer en face des moralistes qui prêchaient la compassion, et leur jeta pour défi une doctrine impitoyable. « Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, osa dire Malthus, si sa famille n'a pas le moyen de le nourrir, et si la société n'a pas besoin de son travail, n'a pas le moindre droit à réclamer une part de nourriture : il est réellement de trop sur la terre; la nature lui commande de s'en aller, et elle ne tarde pas à mettre cet ordre à exécution.» Cette cruelle sentence souleva une telle réprobation, qu'elle fut rayée par l'auteur dans les éditions suivantes de son livre; mais l'esprit qui l'avait dictée subsista, et règne encore avec quelques adoucissemens dans une école aujourd'hui fameuse. Aux yeux de Malthus, la misère étant la conséquence plus ou moins éloignée du désordre des moeursmœurs, ou tout au moins d'une coupable imprévoyance, devient moins un malheur qu'une faute dont les privations et l'avilissement sont la punition nécessaire. Faire contribuer le riche, c'est-à-dire l'homme qui a acquis par l'ordre et le travail, pour nourrir l'indigent, c'est-à-dire l'homme qui s'est laissé déchoir, c'est commettre une erreur dangereuse en politique, et répréhensible en morale. Les institutions secourables, surtout celles qui ont l'appui des gouvernemens et une existence légale, n'ont pas d'autre effet que de dispenser les natures indolentes ou viciées de l'énergie, de la prévoyance et des vertus qu'on doit exiger de tous les citoyens, et, en dernier résultat, elles font beaucoup plus de malheureux qu'elles n'en soulagent. L'homme qui s'est marié sans probabilité de nourrir sa famille, est un coupable qui doit subir la peine prononcée par la nature, et cette peine est la mort au milieu des angoisses de la misère !
 
Le sinistre retentissement de cette doctrine appela l'attention des hommes d'état sur des phénomènes trop long-temps négligés. Il fallut bien reconnaître qu'en effet toutes les taxes prélevées en faveur des pauvres tendaient incessamment à s'accroître, et que la foule de ceux que l'état voulait bien accepter pour créanciers grossissait en raison des sacrifices qu'on s'imposait pour les satisfaire. Il fut également constaté qu'un refuge spécialement ouvert à quelqu'une des infirmités sociales semblait multiplier le nombre de ceux qui en étaient atteints (2). De ces observations, plusieurs économistes, disciples apprivoisés de Malthus, conclurent que tout gouvernement doit s'interdire les œuvres de bienfaisance; qu'il ne doit agir que préventivement, c'est-à-dire neutraliser autant que possible les germes du mal, mais en même temps fermer les yeux sur le mal qui s'est produit, et en abandonner le soulagement aux hasards de la charité individuelle. Un des apôtres de cette opinion, qui domine en Angleterre, est le docteur Chalmers. En France, l'institut sembla avouer son hésitation, en couronnant, en 1829, deux ouvrages où ces principes étaient professés avec un talent remarquable et une conviction éclairée, ceux de MM. Duchâtel et Naville, et en appelant au partage du prix un adversaire, l'auteur du livre qui nous occupe.
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Parmi ceux dont l'indigence est réelle, il y a distinction à faire entre les valides et les invalides. Les premiers n'ont droit qu'au travail; encore doit-on les occuper de telle sorte que leur condition ne puisse pas faire envie aux ouvriers libres. Pour les infirmités physiques, les établissemens spéciaux sont nécessaires; mais ils seraient plus dangereux qu'utiles s'ils s'ouvraient avec trop de facilité, et s'ils ne laissaient pas sentir à ceux qui y sont admis le prix de l'indépendance honorablement acquise par le travail. Ces établissemens doivent-ils être entretenus par la commune qui en sent le besoin, ou dotés par le trésor public? M. de Gérando pense qu'en faisant subir à une ville la charge de ses pauvres, on l'intéresse à en diminuer le nombre par une administration vigilante : mais il admet l'intervention de l'état en faveur des localités dont l'impuissance est reconnue. Au surplus, un rapide examen des législations européennes va nous démontrer que ces conseils de la théorie tendent généralement à passer dans la pratique.
 
La constitution de 1791, inscrivant dans la loi les droits du malheur, déclare : « Qu'il sera créé et organisé un établissement de secours publics pour élever les enfans abandonnés, soulager les pauvres infirmes et fournir du travail aux pauvres valides. Ce service, qu'on range définitivement dans les attributions de l'autorité civile, est divisé en deux branches principales, l'assistance à domicile et les établissemens hospitaliers. Les besoins présumés de l'indigent deviennent la règle de la bienfaisance. On distingue trois ordres de secours, destinés aux malades, aux infirmes et aux valides, et quatre degrés dans l'assistance, savoir : 120 francs pour le maximum de l'allocation, et les trois quarts, la moitié, le quart de cette somme, selon les cas. La dépense est acceptée comme une dette par l'état; il y doit être pourvu par un fonds unique, patrimoine commun de tous les Français tombés dans l'indigence. En mars 1793, la Convention fortifie, en projet du moins, l'édifice combiné par la première de nos assemblées. Elle décrète que le fonds de secours, destiné par la république à l'indigence, sera fourni par le trésor et distribué par la législature entre les départemens, en raison de leurs besoins présumés. En conséquence, le patrimoine des maisons hospitalières et le produit des donations charitables doivent être capitalisés et mis à la disposition des agens de l'autorité. Le fonds commun a cinq destinations principales : travaux pour les valides, secours à domicile pour les infirmes et les vieillards, maisons de santé pour les malades sans domicile, hospices pour les enfans abandonnés, les vieillards et les infirmes, secours pour les accidens imprévus. Peu après, de nouvelles dispositions sont encore ajoutées à cet ensemble déjà colossal. On institue un grand livre de la bienfaisance nationale : l'extrait de l'inscription à ce livre représente pour le pauvre un contrat légal, le titre formel d'une pension sur l'état. Chaque année, le grand livre de la bienfaisance doit être lu publiquement dans une fête nationale, consacrée au malheur. Si la promulgation d'une pareille loi n'est pas une manoeuvremanœuvre politique pour fasciner les classes populaires, il ne reste plus qu'à admirer la généreuse étourderie, les entraînemens puérils des législateurs de cette époque. Il n'est pas nécessaire de dire que le projet ne survécut pas à la Convention. La législature qui lui succéda rendit aux établissemens d'humanité leur existence civile, leur dotation, leur indépendance, leur action locale et spéciale. Les maisons hospitalières pour les infirmes et les infortunés sans asiles, les bureaux de bienfaisance pour le soulagement à domicile des nécessiteux, ont été placés sous la surveillance de l'autorité municipale et sous la tutelle du gouvernement. Les pouvoirs législatifs n'exercent plus qu'un contrôle financier et n'interviennent que pour assurer la dotation du service dans son ensemble. Pour chaque établissement cinq commissaires gratuits, renouvelés par cinquième, et ayant sous leurs ordres un comptable pour la gestion des deniers, et un économe pour la manutention du matériel, les deux derniers salariés, cautionnés et responsables, composent le personnel ordinaire. Tel est le régime en vigueur : mais il ne résistera pas long-temps, sans doute, aux réclamations qu'il soulève. Il nous semble qu'en effet les administrations oublient trop souvent qu'une économie obtenue sur les frais de régie serait la première aumône à faire aux pauvres.
 
Passons à l'Angleterre. Les historiens font sortir la législation relative aux pauvres d'une ordonnance rendue en 1562. L'insuffisance des aumônes volontaires étant alors reconnue, on déclara que toute personne qui se refuserait à contribuer sur l'invitation de l'évêque ou du curé, serait appelée par eux devant un juge de paix, qui, après avoir épuisé les moyens de persuasion, déterminerait une cotisation hebdomadaire et suivrait pour l'obtenir les voies de rigueur. En 1592, la taxe devint générale et permanente. Enfin le célèbre statut de la reine Élisabeth, promulgué le 19 septembre 1601, vint coordonner tous les règlemens antérieurs. La loi ne proclame pas formellement le droit du pauvre; mais elle semble le reconnaître en recommandant à chaque paroisse de procurer du travail au pauvre valide, et d'adopter l'infirme nécessiteux ; elle détermine ensuite les obligations imposées au contribuable, et le recours qui lui est laissé en cas d'abus de la part des collecteurs. Le vice radical de ces lois était la confusion de l'autorité administrative et du pouvoir judiciaire dans la personne du juge de paix. On sentit en 1732 le besoin de porter remède à l’arbitraire, et on détermina les cas dans lesquels les secours seraient accordés, les conditions requises pour les obtenir, leur quotité et leur nature. Pour déraciner un abus, on creusait un précipice. On donnait ainsi un titre légal à la requête du pauvre. Les difficultés sans nombre d'une telle matière, maintinrent la législation anglaise dans un état continuel d'élaboration et de crise, jusqu'à la réforme de 1834, dont la durée même est fort problématique. La base sur laquelle reposait l'édifice d'Élisabeth, l'entretien des pauvres imposé à chaque paroisse, a été maintenue ; seulement les trois commissaires royaux placés par le nouvel acte à la tête de l'administration spéciale, peuvent autoriser plusieurs paroisses à associer leurs ressources, et à ne former qu'une seule circonscription de secours : innovation accueillie avec grande faveur, puisque, deux années après la promulgation de la loi, plus de huit mille paroisses déjà réunies formaient trois cent soixante-deux associations. Le régime des hôpitaux est demeuré en dehors du système de l'assistance paroissiale. Le pauvre a conservé un droit au secours qu'il peut faire valoir devant l'autorité judiciaire. Le fonds affecté dans chaque localité à ce service, provient d'une taxe spéciale dont le nom accuse le triste emploi : elle se prélève sur les propriétés foncières, les loyers et les établissemens industriels. Tout homme, si peu qu'il possède, est classé parmi les contribuables. Plusieurs cantons ne s'arment pas rigoureusement de ce principe; mais, dans les pays où personne n'est exempté, il arrive que de pauvres petits propriétaires paient la taxe d'une main et tendent l'autre pour recevoir l'assistance. Plusieurs amendemens de détail, et surtout la simplification des formes judiciaires, ont beaucoup allégé le fardeau. Le montant de la taxe, qui en 1834 s'était élevé, pour une population de 13,897,000 habitans, à 6,317,254 liv. sterling (près de 158 millions de francs), n'était plus en 1836 que de 4,717,629 liv. st., ce qui constitue un bénéfice de 40 millions de francs; mais beaucoup de germes vicieux que la réforme n'a pu extirper fermentent sans cesse, et sous des influences défavorables pourraient prendre un subit et dangereux accroissement.
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Le régime adopté en Suède diffère peu en principe du système anglais, si ce n'est que le pauvre ne peut poursuivre ses droits prétendus avec autant de rigueur. Une ordonnance du 19 juin 1833 établit, sous la qualification de ''non-protégés'', une véritable caste composée des individus sans propriétés et sans industrie, et qui tombent par ce seul fait à la discrétion de la police. - La loi qui régit les pauvres en Danemark date de 1803 : elle considère le secours comme une charge paroissiale; mais elle n'accorde l'allocation demandée que comme une avance dont le remboursement est exigible. - Dans la Russie, les paysans à l'état de servage, ont un recours plus ou moins efficace dans la commisération du propriétaire. Les établissemens spéciaux ne sont ouverts à l'infortune que dans les domaines de la couronne. Les indigens qui n'appartiennent pas à la classe des serfs sont envoyés en Sibérie, en qualité de colons libres. Depuis l'affranchissement de ses paysans, la Pologne a senti le besoin d'un système de secours, mais n'a pas eu les moyens de le réaliser. La législation de l'Allemagne, sauf de légères nuances qui distinguent surtout les pays protestans des états catholiques, a pour base le droit du pauvre à l'assistance, l'obligation qui lui est imposée de travailler selon ses forces, le principe qui laisse à chaque commune la charge de ses pauvres, et qui combine l'administration des secours avec les institutions particulières à la localité. La conséquence de ce régime est d'attacher l'indigent au domicile de secours qu'il ne peut quitter sans s'exposer à être rigoureusement poursuivi comme vagabond. En Bavière et dans quelques autres contrées allemandes, les personnes dépourvues de tout capital ne peuvent contracter mariage sans y être autorisées par l'administration. - Quand le royaume des Pays-Bas fut formé par la réunion de la Belgique et de la Hollande, une loi fondamentale rangea le soulagement des malheureux au premier rang des intérêts publics, et il dut être rendu chaque année à la législature un compte détaillé de toutes les branches de ce service. Un nouvel arrêté du 2 juillet 1828 spécifia le droit du pauvre, mais sans autoriser celui-ci à le faire valoir judiciairement : le domicile de secours s’acquiert par la naissance, ou par une résidence d’au moins quatre années. En Hollande, l'assistance des indigens est obligatoire pour la commune, et des taxes peuvent être établies au besoin pour en faire le fonds; mais il est probable qu'on a rarement recours à cette extrémité, d'après le nombre des établissemens par lesquels la bienfaisance s'exerce : on en compte cinq mille huit cent soixante-un. La Belgique, depuis son indépendance, a légèrement modifié le pacte commun. - Pour ce qui concerne la Suisse, nous renverrons aux recherches de M. de Gérando, après avoir dit seulement que les lois contre le paupérisme y sont en général rigoureuses, et que la faculté de prélever une taxe sur la propriété est accordée aux gouvernemens cantonnaux, en cas d'insuffisance des ressources ordinaires. - Dans les pays strictement attachés au joug catholique, l'Italie, l'Espagne et le Portugal, la mendicité, quoique rudement pourchassée, étale avec impudence ses plaies factices et ses douleurs menteuses. Des établissemens ouverts à tous les genres d'infortune, richement dotés par la piété des fidèles et entretenus par d'abondantes aumônes, laissent peu de place à l'action du gouvernement civil. L'idée de contraindre légalement les riches à la charité n'y serait accueillie qu'avec répugnance. - Tous les états de l'Union américaine, excepté la Géorgie et la Louisiane, sont soumis à la taxe en faveur des pauvres. - Quoique le généreux climat de l'Orient engendre difficilement la misère, les lois musulmanes sont très puissantes pour la combattre. Un dixième du revenu doit être mis en réserve pour les nécessiteux; une aumône extraordinaire est prescrite annuellement; des amendes expiatoires consistent à vêtir ou à nourrir un certain nombre de pauvres pendant un temps déterminé; les objets de première nécessité sont exempts d'impôt, et on fait souvent des concessions gratuites de terrains ou de boutiques aux gens du peuple; enfin, les mosquées, richement pourvues par les sultans, sont en mesure d'offrir au malheur des secours de plus d'un genre.
 
Quelle que soit la divergence des doctrines et des lois sur l'opportunité des secours distribués par l'état, toutes les opinions se rapprochent vers un point d'une telle évidence qu'il exclut la discussion. C'est que les gouvernemens doivent tout faire pour éviter l'emploi de ces palliatifs dont la vertu est si fort contestée; c'est qu'ils doivent s'appliquer à neutraliser le mal dans ses germes, et étayer de tout leur pouvoir ces classes si mal assises dans la société, que les moindres secousses les précipitent dans un abîme. Les économistes, souvent malheureux dans les dénominations qu'ils adoptent, ont nommé cette tutelle du pouvoir ''charité préventive'', criant abus de mots, puisque la vigilance, loin d'être, de la part du fonctionnaire, une oeuvreœuvre charitable, n'est que l'accomplissement de son premier devoir, la condition formelle de son autorité.
 
Le livre qui indiquerait les mesures à prendre pour prévenir la misère publique, serait un cours complet et bien précieux de science politique; car tout s'enchaîne dans les sociétés, et le sort du pauvre prolétaire touche de plus près qu'on ne pense à celui du puissant capitaliste. Mais chacun des points de cette vaste thèse appelle une importante discussion, qui ne peut trouver sa place ici. Renvoyons donc nos lecteurs à quelques bons chapitres de M. de La Farelle sur la division toujours croissante de la propriété foncière, sur l'état déplorable de notre agriculture, sur les inconvéniens du système hypothécaire qui permet si difficilement aux propriétaires d'immeubles de profiter des avantages du crédit. Après des considérations d'économie générale non moins dignes d'être méditées, M. de Gérando rentre dans son sujet et se livre à de consciencieuses études sur les maisons de travail envisagées comme élémens du système des secours publics; il signale avec impartialité les objections de la théorie et les mécomptes de la pratique, et n'en conclut pas moins, à la nécessité, à la possibilité de ces établissemens; selon lui, les opposans n'ont prouvé qu'une seule chose, qu'il faut des efforts soutenus et une rare habileté pour employer les indigens d'une manière qui leur soit utile sans être onéreuse à l'état. M. de Gérando se montre beaucoup moins favorable à l'institution des colonies agricoles en France, et il espère fort peu des émigrations qui, d'ordinaire, sont plutôt déterminées par l'avidité que par la détresse. C'est enfin dans l'amélioration des moeursmœurs populaires qu'il entrevoit, pour le peuple, les plus sûres garanties d'indépendance et de bien-être, et les institutions sur lesquelles il s'arrête avec plus de complaisance sont celles qui, comme les caisses d'épargne et les sociétés d'assistance mutuelle, sont de nature à faire fleurir la prévoyance et le respect de soi-même.
 
Persuadons-nous bien, au surplus, qu'il n'y a pas de règle générale en pareille matière; que telle mesure, utile en certains pays, serait déplorable en beaucoup d'autres, que ce qui a échoué en un temps pourrait réussir plus tard. Ils poursuivent la pierre philosophale, ces économistes qui cherchent, comme couronnement de leur science, la loi de la distribution des richesses, c'est-à-dire le moyen de bannir l'indigence et d'assurer le repos public par un équitable partage des acquisitions sociales. La tendance des forces morales ne peut pas se déterminer par une formule absolue comme celle des forces inertes. Il y a, dans l'imprévu des passions, dans le jeu de la liberté humaine, des puissances inconnues, incalculables, qui renverseront toujours l'échafaudage dressé à l'avance par la théorie. Ce n'est donc pas en combinant un système tout d'une pièce qu'on peut espérer de prévenir la misère : c'est en étudiant au jour le jour les besoins qui se révèlent, en appropriant le remède à l'état moral de chaque localité, en se faisant la loi de ne pas réaliser un seul acte administratif de quelque genre qu'il soit, avant de s'être demandé quel en pourra être l'effet direct, ou même le contre-coup éloigné dans les régions les plus inférieures. Une société comme la nôtre, qui, après avoir égalisé tous les droits et follement dissipé les sentimens d'abnégation et de devoir dans l'intérêt commun, n'a conservé d'autre ressort que la pondération des intérêts matériels, exige des hommes d'état qu'elle emploie, une grande vigilance, un diagnostic des plus sûrs. Dans toutes les affaires qui surgissent, ils doivent se constituer d'office les défenseurs des classes qui naissent dans les conditions les moins favorables, et contrebalancer, autant que la légalité le permet, l'action entraînante de la richesse. Il est juste de dire que, sinon toujours par sympathie, au moins par prudence, les pouvoirs qui se sont succédé depuis le commencement de ce siècle, ont rarement méconnu cette règle; et, dans les rangs populaires, on s'étonnerait des conquêtes déjà faites, si on énumérait tous les petits avantages obtenus partiellement. Mais le temps, malgré sa toute-puissance, n'amène les améliorations que bien lentement au gré de ceux qui souffrent ; il y a encore beaucoup à faire, et malheureusement les difficultés sont si grandes, que ceux qui ne les ont pas gravement mesurées ne peuvent même s'en faire une idée. Nous allons voir du moins que les secours ne manquent pas aux maux qu'on ne sait pas encore prévenir.
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===V. – Œuvre de la bienfaisance===
 
L'oeuvreœuvre qu'il nous reste à dévoiler a pour auteurs des gens sans nom pour la plupart, humblement cachés dans les rangs les plus divers, inconnus les uns des autres, et travaillant toutefois avec un merveilleux accord : cette oeuvreœuvre est celle de la charité publique; c'est le touchant tableau du bien qui se fait dans la société, et des efforts qu'on y tente sans relâche pour adoucir les inévitables misères.
 
La charité suit le pauvre durant toute son existence, elle se préoccupe de lui avant même que ses yeux aient vu le jour. Approchez, pauvres mères, et calmez-vous! Que les angoisses de l'inquiétude, que les privations et les fatigues ne compriment pas dans votre sein le triste fruit que vous portez. Approchez, et si vous avez perdu le mari qui devait être votre soutien, si une famille, trop nombreuse déjà, est une charge au-dessus de vos forces, une main secourable vous sera tendue. Vers la fin du dernier siècle, s'est formée à Paris, sous le patronage de la reine Marie-Antoinette, une ''Société de charité maternelle'', heureuse idée qui a dû naître dans le coeurcœur d'une femme, et que des femmes ont depuis réalisée dans trente-six de nos villes les plus importantes. La pauvre mère qui se présente dans le dernier mois de sa grossesse, après avoir justifié de son mariage, de sa bonne conduite et pris l'engagement d'allaiter son enfant, reçoit une subvention pour les frais de couches, une layette pour l'enfant, une petite indemnité qui lui est conservée pendant quatorze mois, et des secours spéciaux dans les cas imprévus. La mère vient-elle à mourir pendant l'allaitement, la société conserve ses soins à l'enfant jusqu'à ce qu'il puisse être transmis en d'autres mains bienfaisantes. En 1837, la société de Paris a étendu sa protection sur 787 mères et sur 718 enfans qu'elles ont mis au jour. Celle de Lyon, pendant la même année, a secouru 285 mères et même nombre environ d'enfans. En calculant d'après ces données la part des trente-quatre autres villes, on peut admettre que pour toute la France l'association favorise annuellement plus de deux mille naissances. Ses ressources sont cependant très bornées : l'état ne contribue que pour 100,000 fr.; c'est à peine le tiers de la dépense totale; mais c'est peu pour la charité de combler le déficit. Une association pieusement rivale s'est formée à Paris en 1836, sous le nom d’''Association des mères de famille''. Les dames qui la composent distribuent des layettes ou des objets de vêture qui sont presque toujours l'ouvrage de leurs mains. Dans les deux premières années de son existence, cette société est venue en aide à 486 ménages. Le choix et la surveillance des nourrices seraient encore une cause d'embarras pour les nécessiteux dont le travail journalier est l'unique ressource; l'administration parisienne veille sur les entreprises qui se chargent du placement des nouveau-nés, et elle offre aux nourrices que l'indigence des parens pourrait effrayer, une garantie qui lui coûte annuellement une vingtaine de mille francs. Depuis quelque temps, les malheureuses qui vont expier dans un hospice la faute qui les a rendues mères, reçoivent un secours qui leur permet d'allaiter leur enfant, ou de le mettre en nourrice. Le double effet de cette libéralité est de préserver de l'abandon de pauvres petites créatures, et de relever des ames abattues en les exerçant au devoir maternel.
 
La première enfance exige de grands soins : elle décide très souvent du reste de la vie. Mais le travail de la mère tient sa place dans le budget d'un pauvre ménage : si elle le néglige pour veiller sur son enfant, pour lui apprendre ce qui est mal et ce qui est bien par un front sévère ou par un sourire, elle se prive du revenu de ses doigts, et condamne à la gêne le reste de la famille. Si elle ne peut sacrifier son salaire, fera-t-elle de sa chambre une prison pour le pauvre enfant (1)? ou bien l'abandonnera-t-elle aux hasards de la rue et aux dangers des mauvaises rencontres? La difficulté paraîtrait insoluble, si le génie de la bienfaisance ne l'avait récemment tranchée. Au siècle dernier, le pasteur Oberlin, touché de l'abandon des petits enfans pendant les heures de travail, eut l'idée de les rassembler autour du presbytère et de les confier à la surveillance de sa femme et de sa servante, Louise Scheppler, qui ne soupçonnait guère que la célébrité dût un jour s'attacher à son nom. Cette bonne oeuvreœuvre, accomplie naïvement sur l'un des sommets des Vosges, resta long-temps ignorée. Un essai fut seulement tenté au commencement de notre siècle, par Mme la marquise de Pastoret, qui réunit à Paris, au faubourg Saint-Honoré, un certain nombre de petits enfans sous la surveillance de quelques religieuses. Plusieurs villes de l'Europe s'approprièrent la même idée sans en comprendre d'abord toute la portée. Ce fut le pays qui doit désirer le plus la régénération des classes ouvrières, ce fut l'Angleterre qui la première supputa ce que la société pouvait gagner à ouvrir des asiles pour les enfans. Leur moindre utilité est de rendre l'aisance aux ménages, en les affranchissant d'une surveillance onéreuse. Que ne doit-on pas espérer d'une institution qui, remplaçant, depuis le terme du sevrage jusqu'à l'âge de l'école, la vigilance éclairée de la plus tendre mère, dirige les premiers développemens physiques, substitue au dévergondage des enfans délaissés des habitudes d'ordre et de décence, les prépare par des exercices qui ne sont qu'un jeu, aux fatigues de l'étude, et par de bonnes impressions morales aux épreuves du devoir !
 
Les premières réalisations de ce vaste plan furent essayées à Londres vers 1820. Une dame (2) fit connaître chez nous le plan, le mécanisme et les magnifiques promesses des ''écoles enfantines'', et dès 1826, des souscriptions particulières permirent un essai dont une émulation générale a constaté l'heureuse réussite. Pendant dix ans, l'institution s'est propagée et soutenue dans toute la France par des sacrifices volontaires. En 1837, le gouvernement en a réclamé la direction suprême et l'a rattachée, par une loi, à notre système d'éducation élémentaire. Aux termes de cette loi, « les salles d'asile ou écoles du premier âge sont des établissemens charitables où les enfans des deux sexes peuvent être admis jusqu'à l'âge de six ans accomplis, pour recevoir les soins de surveillance maternelle et de première éducation que leur âge réclame. Il y aura, dans les salles d'asile, des exercices qui comprendront nécessairement les premiers principes de l'instruction religieuse et les notions élémentaires de la lecture, de l'écriture et du calcul verbal. On pourra y joindre des chants instructifs et moraux, des travaux d'aiguille et tous les ouvrages de main. Aujourd'hui, 350 asiles reçoivent en France plus de 30,000 enfans. Le département de la Seine en recueille plus de 4,000 dans 27 maisons, et s'impose pour chacun d'eux une dépense annuelle de 20 francs. Une vingtaine de départemens retardataires suivront bientôt l'exemple des autres, et on peut espérer que la France ne sera pas moins généreuse que la Grande-Bretagne, qui compte déjà plus de 1,000 ''écoles enfantines'', et qui, à Londres seulement, reçoit 20,000 enfans dans plus de 100 maisons.
 
En France, l'admission aux asiles n'est pas nécessairement gratuite. Une faible rétribution d'un franc par mois est exigée des familles dont les ressources sont notoires. Cette mesure a les plus heureuses conséquences. Les enfans, comprimés par la misère, ont tout à gagner à la société de ceux qui ont puisé au sein de l'aisance des habitudes plus douces et plus cultivées. On s'applique à ce qu'une fois réunis, toute distinction apparente cesse entre eux. On ne veut pas qu'un vague pressentiment du malheur contrarie le premier épanouissement des ames. Pas de rougeur sur ces jeunes fronts, si ce n'est celle de la joie naïve. Mais que la bienfaisance est ingénieuse et prévoyante! Dans certaines maisons, on a soin de séparer, à l'heure des repas, ceux dont le petit panier est ordinairement bien pourvu, afin de ne pas développer chez les autres le sentiment de l'envie. Ailleurs on fait mieux encore. Des alimens, préparés dans l'établissement même, sont délivrés à chacun sur la présentation d'une ''carte''. Aux familles aisées, on vend cette carte à prix modéré; à celles qu'on sait dans le besoin, la carte est donnée secrètement : l'égalité est ainsi rétablie; l'école n'est plus qu'une famille où tout devient commun. Dans plusieurs villes, des dons volontaires en argent et en nature forment un fonds de secours qu'on emploie en linge, vêtemens, chaussures, afin de remplacer les haillons qui corrompent l'air et attristent les yeux. Enfin, le croira-t-on? On les exerce à la science de l'aumône, de la seule aumône qu'ils puissent faire, ces pauvres enfans dont le coeurcœur est l'unique trésor. Dans quelques établissemens, chaque élève est placé sous la tutelle d'un autre plus âgé qui devient son frère ou sa soeursœur d'adoption, qui lui sert de guide et de modèle. L'échappé du maillot qui bégaie encore, trouve ainsi pour soutien un des ''vieillards'' de ce petit monde, un mentor de cinq à six ans, qui le couvre gravement de son expérience, qui lui tend la main quand il trébuche, qui, au besoin, le gronde en jouant.
 
Les orphelins ont toujours été l'objet d'une sollicitude instinctive. Les fondations en leur faveur furent très nombreuses au moyen-âge. Présentement, ils sont recueillis par les hospices de nos grandes villes, placés à la campagne ou élevés intérieurement, lorsque leur santé exige des soins particuliers : on les prépare à un état, pour les lancer enfin dans le monde à l'âge de douze ans accomplis, avec la sauve-garde d'un bienveillant patronage, munis d'un trousseau, et quelquefois même d'un petit pécule, quand on a pu les exercer à un travail productif. Le grand établissement de Paris compte aujourd'hui de 1,300 à 1,400 enfans d'adoption. Les hospices les plus chargés sont celui de Marseille, qui reçoit annuellement 100 orphelins et en entretient 200, et la belle fondation du roi Stanislas à Nancy, qui conserve les garçons jusqu'à quatorze ans et les filles jusqu'à dix-huit. Les administrations publiques, enchaînées par la lettre des règlemens, laissent beaucoup de bien à faire; mais leur oeuvreœuvre est complétée par des associations libres. On compte à Paris quatre sociétés charitables en faveur des garçons sans familles, et une dizaine de refuges pour les pauvres filles. Une de ces sociétés, composée d'ouvriers, a pour but de procurer le placement et de diriger l'apprentissage des orphelins. En 1837, elle a recueilli, de 586 souscripteurs, une somme de 2,620 francs : qui sait ce que cette modique offrande a coûté de privations! Les sociétés de ce genre sont sans nombre. Quoi de plus touchant que l'exemple donné par les jeunes demoiselles de plusieurs villes, particulièrement d'Avignon et de Rennes, qui se chargent de l'éducation des pauvres orphelines, et facilitent leur mariage, en leur assurant une petite dot? Faut-il rappeler qu'après les ravages du choléra, Paris compta 423 orphelins de plus, et qu'aussitôt des donations et des souscriptions volontaires ont assuré un secours annuel d'environ 100,000 fr. qu'il faudra continuer jusqu'à ce que tous les infortunés aient trouvé leur place dans le monde, dix ans au moins?
 
L'instinct de la bienfaisance est si prononcé, qu'une charge véritablement accablante ne le peut ébranler, et que, malgré le cri d'alarme poussé de concert par les hommes d'état et par les moralistes, on aura peine à modérer une générosité qui va jusqu'à l'imprudence. Une classe trop nombreuse déjà, et qui malheureusement menace de s'accroître encore, est l'objet d'une protection si active, que sa disgrâce lui confère une sorte de privilège. On le peut dire sans exagération, puisque dans l'état présent de la société, l'alimentation assurée pendant le premier âge de la vie, la possession d'un métier, un bienveillant patronage, sont des garanties d'avenir qui manquent à la majorité des prolétaires. Tel est le sort qui est fait aujourd'hui aux enfans trouvés. Or, ils forment chez nous une population de 130,000 individus âgés de moins de douze ans, dont l'entretien pèse sur 271 hospices, et on évalue à près d'un million le nombre de ceux qui, appartenant à cette classe par leur origine, ont été élevés successivement aux frais de la société. La dépense annuelle, allégée récemment par des mesures économiques, atteint à peu près la somme de dix millions de francs, fournis en grande partie par le budget et complétés par les cotisations communales, les revenus affectés aux hospices et autres ressources éventuelles.. Mais la plus précieuse libéralité qu'on puisse faire au pauvre délaissé est celle des tendres soins, des sentimens affectueux; et ce genre de bienfait, il le reçoit souvent de la famille pauvre dans laquelle il est placé. Quand il atteint l'âge où la modique subvention est supprimée, la bonne femme qui lui a prêté son sein, le nourricier qui l'a fait sautiller dans ses bras, ne savent plus le distinguer de leurs autres enfans. L'adoption de l'orphelin en ce cas est très ordinaire; qu'on ne pense pas qu'elle se fait en vue seulement des services qu'il peut rendre. En 1834, plusieurs départemens se concertèrent pour un échange de leurs enfans trouvés, prévoyant bien que beaucoup de mères se décideraient à les retirer de peur d'en perdre la trace. Dans 31 départemens qui appliquèrent cette mesure, plus d'un tiers des nourriciers renoncèrent à la pension plutôt que de se séparer du petit malheureux. Ainsi, par un commun mouvement, onze à douze mille familles des plus pauvres et, comme de coutume, des plus chargées d'enfans, se donnèrent chacune un enfant de plus (3).
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Il y a des abandonnés plus à plaindre encore que ceux qui n'ont aucun lien de parenté : ce sont ceux qui ne pourraient respirer dans leur famille qu'un air vicié, ou ceux qu'une insouciance coupable livre aux hasards du vagabondage. L'Allemagne leur a donné le nom expressif d’''orphelins moraux''. A défaut de la prévoyance publique, la charité volontaire veille sur ces malheureux. Des sociétés, sous le nom de ''Providence'', se sont formées dans presque toutes nos provinces; celles de Lyon et de Grenoble acceptent chacune la charge de plus de 600 enfans. Une classe que son isolement au milieu des grandes villes, et la pénible industrie qu'elle exerce, exposent à des dangers de plus d'un genre, a trouvé enfin de généreux protecteurs. Il s'agit des ''petits Savoyards'', nom traditionnel qui ne s'applique plus guère aujourd'hui qu'à des enfans de l'Auvergne. Ceux de Paris, au nombre de plus de 700, reçoivent d'une institution spéciale, non seulement du pain et des vêtemens, mais les premiers élémens de l'éducation, et les moyens d'oublier au plus tôt, dans un métier moins rude, les fatigues de leur premier âge. Un intérêt tout particulier a dû s'attacher aux jeunes filles ''moralement orphelines''. Des associations qu'il serait trop long de désigner ici, les arrachent pieusement au vice qui ne manquerait pas d'en faire sa proie. Étrange siècle que le nôtre! époque de paradoxe et de contradiction ! Les sociétés dites ''secrètes'' courent les rues à main armée; leur organisation et leur but sont connus de chacun; mais les autres sociétés qui ne conspirent que le soulagement de l'humanité, qui s'en occupe? Qui connaît celle des ''Jeunes Économes''? Son but est d'offrir un appui aux jeunes filles pauvres, de leur procurer un état, et, s'il se peut, un mariage convenable. Formée à Lyon parmi les jeunes demoiselles de la classe riche, cette association n'a pas tardé à se propager dans les autres villes. Aujourd'hui elle compte à Paris environ 4,000 demoiselles qui ont adopté 233 jeunes filles de huit à dix huit ans, et qui fournissent à une dépense annuelle de 200 francs par tête, sans compter les lits et les trousseaux.
 
La société, en ouvrant des écoles, n'accomplit pas une charité, mais un devoir. Cependant les sacrifices qu'elle s'impose pour répandre gratuitement l'instruction, doivent être comptés au nombre de ceux qui ont pour but le soulagement des classes souffrantes. Rappelons donc ici que 54,000 écoles primaires reçoivent 1,553,000 garçons et près de 1,100.000 filles; que les frères de la doctrine chrétienne, au nombre d'environ 1,600, donnent l'instruction élémentaire à plus de 101,000 écoliers ; que sur 18,000 dames ou soeurssœurs engagées dans les congrégations religieuses, près de la moitié se consacrent aux fonctions de l'enseignement, et joignent souvent à l'apprentissage intellectuel celui d'un état utile ; que l'instruction est gratuitement offerte à tous les âges, à toutes les classes, même en dépit des obstacles naturels, puisque, par exemple, la France seule possède 32 écoles de sourds-muets, sur les 147 qu'on connaît dans le monde.
 
La société a reçu l'enfant du pauvre, préparé son développement physique, éveillé en lui les puissances de l'esprit : elle a racheté autant que possible les capricieux arrêts de la destinée. Que peut-elle faire encore pour le pauvre devenu homme? Lui assurer l'emploi de son intelligence et de ses forces, augmenter pour lui les chances d'émancipation. Tels sont les termes d'un programme qui est à l'ordre du jour; mais jusqu'ici la discussion, quoique fort animée, a été stérile. L'étincelle lumineuse jaillira-t-elle enfin du choc des idées? Conciliera-t-on une organisation obligatoire du travail avec la liberté du travailleur, cette conquête toute récente que nos pères n'ont pas cru pouvoir payer trop cher ? A moins de saper la société par la base pour la réédifier sur un plan tout nouveau, comment communiquera-t-on à celui qui n'apporte en naissant d'autre valeur que celle de ses bras, les privilèges attachés à la fortune? Par exemple, le crédit, qui de sa nature court au-devant du riche, fuit au contraire le nécessiteux. C'est là un fait fatal, déplorable, et contre lequel la meilleure volonté est impuissante.
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S'il est vrai, comme l'a dit sir Arthur Young, que les hôpitaux, affranchissant le peuple de la prévoyance, sont d'autant plus nuisibles qu'ils sont plus riches et mieux administrés, notre pays est fort à plaindre; car chaque année voit s'ouvrir de nouveaux refuges à ceux qui souffrent. Depuis un demi-siècle, le nombre des établissemens hospitaliers a presque doublé en France, et leurs revenus se sont accrus dans une proportion beaucoup plus forte que celle des malades. Les derniers documens officiels datent de 1833; on comptait à cette époque 1329 hôpitaux et hospices. Au 1er janvier de cette même année, ils servaient d'asile à 154,253 individus, et, jusqu'à l'année suivante, 425,049 personnes y furent admises. Le budget de leurs recettes montait alors à 51,222,063 francs, c'est-à-dire au vingtième environ du budget que réclame l'état pour acquitter la dette publique, assurer la défense du territoire, rémunérer tous les services, entretenir, en un mot, la vie sociale. En 1837, Paris seulement pouvait offrir 4,464 lits pour les malades, et 10,129 places pour les vieillards, les incurables et les enfans. De nouvelles fondations, qui ne sont pas encore réalisées, ne tarderont pas à porter le nombre des lits disponibles à plus de 17,000. Non-seulement le nombre des personnes admises au traitement gratuit augmente, mais les soins sont en général plus empressés et plus intelligens, et aucun sacrifice ne coûte assez pour empêcher une amélioration désirable. Il est vrai que l'inépuisable charité vient en aide au zèle qui dirige. Chaque année, les donations volontaires ajoutent en propriétés foncières, meubles, rentes ou argent, une valeur de quelques millions au patrimoine des institutions secourables. De 1814 à 1835, en vingt-deux ans, le capital donné, tant aux hospices qu'aux bureaux de bienfaisance, s'est élevé à 75,070,464 f.; encore ce chiffre est-il seulement le total des sommes données par acte public, et dont l'acceptation doit être délibérée en conseil d'état, et il serait beaucoup grossi par l'adjonction des petites sommes qui peuvent être reçues sans autorisation.
 
Pour compléter cet aperçu, il faudrait apprécier le concours prêté aux établissemens publics par les fondations particulières, par celles qui sont annexées à beaucoup de paroisses et desservies par des soeurssœurs, par les dispensaires soutiennent que des cotisations privées, comme ceux de la société philanthropique de Paris qui, depuis 1805 jusqu'à ce jour, a traité plus de 82,000 malades et vendu 22 millions de rations avec une perte volontaire évaluée à 1,100,000 fr. Il faudrait énumérer toutes les sociétés qui se forment depuis quelques années et poursuivent obscurément leur but charitable : celle de la Miséricorde, qui se voue à la recherche des pauvres honteux; la réunion de ces jeunes gens de Paris, qui, sous le titre d’''amis des pauvres'', s'efforcent de procurer aux nécessiteux des occasions et des instrumens de travail; les ''vieilleurs charitables'' de Lyon, pauvres ouvriers pour la plupart qui, après les fatigues de la journée, vont passer la nuit au chevet d'un malade, pauvre ainsi qu'eux; et aussi, les associations qui se vouent à l'aumône morale, qui s'insinuent dans la confiance du malheureux par de petites libéralités, afin de mieux redresser sa conduite et ses penchans. Ce serait ici le lieu de rappeler que les publications, dictées dans l'intérêt des classes souffrantes, se multiplient d'une façon très significative, et qu'ordinairement ceux qui ont à produire quelque plan utile, donnent l'exemple des sacrifices.
 
Mais pourrait-on jamais compléter le tableau de la bienfaisance? Les traits les plus touchans ne demeurent-ils pas humblement voilés? Il est passé en habitude de déplorer les ravages de l'égoïsme : qu'on se rassure. La contagion sévit en quelques lieux apparens, mais il s'en faut bien qu'elle soit générale. Ne vous hâtez pas de condamner l'arbre pour quelques branches desséchées et flétries qui attristent les regards. Sous l'écorce dégradée, une élaboration se fait. Il y a nombre de veines où court ; encore une sève féconde, et il ne faudrait qu'un souffle généreux et puissant, qu'un rayon venu d'en haut pour déterminer une soudaine et magnifique efflorescence.
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<small>(1) On a constaté à Londres que plus de cent enfans, enfermés par leurs parens dans des chambres à feu, ont péri brûlés pendant l'hiver de 1835.</small><br />
<small>(2) Mme Millet, aujourd'hui inspectrices des salles d'asile, qui fut secondée par les publications de Mme Nau de Champlouis et Julie Mallet. Il y a aujourd'hui une littérature complète à l'usage des salles d'asile, journaux et livres de toutes sortes. Un des plus utiles et des plus estimables est ''le Médecin des salles d'asile'', par le docteur Cerise.</small><br />
<small>(3) Le sort des enfans trouvés, l'opportunité ou le danger des asiles que la charité leur assigne, les règles que l'administration doit suivre pour leur adoption, sont des problèmes dont la difficulté égale l'importance. M. de Gérando leur a consacré la plus grande partie de son second volume, c'est-à-dire une place qui excède l'étendue des autres ouvrages spéciaux. L'examen des nombreuses publications auxquelles les enfans trouvés ont donné lieu depuis deux ans, nous ramènera bientôt sur ce second volume de M. de Gérando. Nous nous contenterons de dire aujourd'hui que sa modération consciencieuse ne l'abandonne pas sur ce terrain, et qu'il s'y place, avec MM. Terme et Monfalcon, entre deux extrémités. Il se prononce pour la suppression des tours, l'admission des enfans à bureau ouvert, avec secret relativement au public, mais droit d'enquête pour les administrateurs. Il réprouve aussi l'impitoyable manoeuvremanœuvre du ''déplacement''.</small><br />
<small>(4) Il est à remarquer qu'en trois ans, de 1835 à 1838, la population de Paris s'est accrue de 129,027 individus, et qu'au contraire le chiffre des indigens s'est affaibli de 4,039. Ce résultat est dû sans doute à la vigilance qu'on déploie pour repousser la fausse indigence. On ne peut toutefois y méconnaître un symptôme favorable pour la classe ouvrière.</small><br />