« Le Salon du roi de M. Eugène Delacroix » : différence entre les versions
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Les peintures exécutées par M. Eugène Delacroix, dans une salle de la chambre des députés, dite Salon du Roi, méritent la plus sérieuse attention; car les diverses compositions qui concourent à la décoration de cette salle sont également remarquables par la beauté des figures et par les facultés nouvelles qu'elles ont mises en évidence, et que le plus grand nombre ne soupçonnait pas chez l'auteur. M. Fontaine, pour satisfaire son goût symétrique, n'a pas craint de rogner impitoyablement la belle ''Bataille de Taillebourg''. Maintenant que le musée de Versailles est ouvert au public, nous allons savoir ce qui nous reste de cette toile si animée, si énergique, où le peintre a prodigué à plaisir toutes les richesses de son art, où il a multiplié les problèmes pour se donner la gloire de les résoudre. M. Joly, du moins nous l'espérons, n'aura pas le même caprice que M. Fontaine. Puisqu'il a eu assez de clairvoyance et de sagesse pour concerter avec M. Delacroix la distribution des ornemens de son plafond, puisqu'il a soumis sa volonté à la volonté du peintre, nous avons lieu de penser qu'il ne changera pas de conduite, et qu'il ne condamnera pas à la mutilation les créations laborieuses et savantes dont il a préparé l'encadrement. Nous pouvons donc parler du Salon du Roi en toute assurance. Quand la session sera close, et que chacun pourra librement étudier les peintures de M. Delacroix, nos remarques trouveront encore leur application. Elles subiront le contrôle de l'opinion publique; les détails que nous aurons approuvés ou réprouvés seront présens pour nous donner tort ou raison. Pourquoi faut-il que le Musée de Versailles soit échu à M. Fontaine, et que l'homme qui a traité avec tant d'ignorance et de brutalité l'
La décoration du Salon du Roi, heureusement soustraite au gouvernement militaire de M. Fontaine , donne un éclatant démenti aux détracteurs de M. Delacroix. Il ne sera plus permis désormais de refuser à cet artiste éminent la grace et l'élévation du style. Ceux qui ne pouvaient contester l'animation et l'énergie du ''Massacre de Scio'' et de ''l'Evêgue de Liège'', qui étaient forcés de reconnaître dans la ''Mort de Sardanapale'' et la ''Barricade de Juillet'', l'abondance et la vérité, mais qui s'obstinaient à nier chez l'auteur l'intelligence des grands maîtres italiens, ont aujourd'hui perdu leur cause. Déjà les ''Femmes d'Alger'' et le ''Saint Sébastien'' avaient prouvé à tous les yeux clairvoyans que M. Delacroix ne s'enfermait pas sans retour dans l'école flamande, et qu'il appréciait le Véronèse et Titien, aussi bien que Rubens et Rembrandt; le Salon du Roi confirmera les croyances qui n'étaient encore qu'à l'état d'induction. Pour notre part, bien que notre conviction à cet égard fût déjà pleinement formée, nous nous réjouissons de voir tous les doutes victorieusement résolus par le Salon du Roi; car, non-seulement ces nouvelles peintures de M. Delacroix offrent une série, un ensemble de belles
M. Eugène Delacroix s'est proposé de représenter dans le Salon du Roi, la Justice, la Guerre, l'Agriculture et l'Industrie. Chacune de ces compositions mérite une étude individuelle. L'auteur, au lieu de s'en tenir aux traditions vulgaires qui personnifient allégoriquement chacune de ces pensées, a voulu soumettre l'allégorie à l'action, ou plutôt, et cette dernière explication nous paraît la plus vraie, couronner une action déterminée par une allégorie qui la résume. Ce procédé n'est autre que celui des grands maîtres, et s'il présente de nombreuses difficultés, la gloire du succès répond dignement à l'étendue de la tâche; car c'est à cette condition seulement qu'il est permis d'animer l'allégorie. La personnification de la justice, de la guerre, de l'agriculture et de l'industrie, offrirait sans doute au pinceau un champ vaste et fécond; la peinture proprement dite, celle qui vit tout entière de la pureté des contours et de l'éclat des couleurs, trouverait dans ce thème unique l'occasion de déployer toutes ses ressources. Mais toutes les fois qu'il est possible de joindre à l'intérêt pittoresque, sinon l'intérêt dramatique, du moins l'intérêt d'une action simple et facilement intelligible, toutes les fois qu'il est possible de concilier les exigences de la forme avec celles de la pensée, il est évident que cette conciliation est pour l'artiste un devoir impérieux. L'allégorie réduite à elle-même ne peut plaire qu'aux esprits habitués à chercher dans la peinture la peinture elle-même, et n'agit que bien rarement sur la foule. Or, la peinture en particulier, comme toutes les autres formes de l'imagination, doit se proposer l'agrandissement de sa puissance par tous les moyens que la raison approuve, et la conciliation dont nous parlons est au nombre de ces moyens. M. Delacroix a donc fait sagement de tenter, pour la décoration du Salon du 'Roi, quelque chose de plus animé que la peinture décorative; car, malgré la richesse éblouissante de sa palette, il n'est pas sûr qu'il se fût trouvé, parmi les membres de la chambre, cent personnes assez hardies pour le déclarer supérieur à W. Alaux ou Abel de Pujol, s'il se fût borné à la personnification de la justice, de la guerre, de l'agriculture et de l'industrie.
II y a dans les quatre compositions du Salon du Roi tant de bonheur et de simplicité, que l'oeil et la pensée se promènent sans effort et sans fatigue de l'allégorie à la réalité, et de la réalité à l'allégorie. La Justice est figurée par une femme assise, qui étend son sceptre sur les malheureux. Je ne blâmerai pas l'auteur d'avoir substitué le sceptre à la balance. Quoique ce dernier attribut soit consacré depuis long-temps par la tradition, il n'y a aucun inconvénient à l'omettre, lorsque l'allégorie, au lieu de s'expliquer par elle-même, est accompagnée d'un commentaire vivant. Or, c'est précisément la condition où se trouve la Justice de M. Delacroix. Cette grande figure, sans être posée aussi naturellement qu'on pourrait le désirer, ne manque ni de noblesse, ni de majesté. L'expression du visage est à la fois sévère et compatissante, et résume très bien la force et la protection. Au-dessous de cette figure, peinte en plafond, le peintre a placé une composition qui se divise en deux parties distinctes, mais tellement ordonnées, que la seconde partie est l'application de la première. D'un côté, l'
L'action de la loi, telle que l'a figurée M. Delacroix, se distingue surtout par l'énergie. La fuite des coupables, poursuivis par la loi vengeresse, est traduite avec une grande vigueur de pinceau. Quant à l'ange aux ailes déployées, il est permis, sans se montrer trop sévère, de chicaner l'auteur sur le mouvement de cette figure. Quelle que soit la souplesse attribuée aux personnages surnaturels, du moment que ces personnages se présentent à nous sous la forme humaine, nous sommes en droit de leur demander des mouvemens humainement possibles. Or, la ligne de la jambe que nous apercevons n'est pas conciliable avec le plan selon lequel se meut le corps de la figure. S'il s'agissait d'un ange de pur ornement, comme il s'en trouve plusieurs entre les pendentifs de la Sixtine, nous ferions bon marché de cette objection; nous comprendrions que le peintre eût imaginé un mouvement réellement impossible, pourvu toutefois que ce mouvement fût scientifiquement intelligible. Mais ici la science et la réalité se réunissent pour plaider contre M. Delacroix. Lorsqu'il arrive à Michel-Ange d'inventer des attitudes sans exemple, il n'est jamais défendu à l'intelligence de concevoir ces attitudes; mais la science, pas plus que la réalité, ne peut accepter la ligne décrite par la jambe de: l'ange vengeur dont je parle. Je sais que le peintre était singulièrement gêné par l'espace; mais cette excuse, qui n'est pas sans valeur, ne le justifie pas complètement. L'espace étant donné, il ne devait se proposer que l'expression d'un mouvement possible dans l'espace accordé. L'élément sur lequel agissait la volonté étant immuable, c'était à la volonté de se modifier pour triompher de l'obstacle.
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L'analyse de chacun de ces morceaux nous engage à placer la guerre au dessus de la justice. Le reproche que nous adressons à la figure enchaînée est loin d'avoir la même gravité que celui que nous avons adressé à l'ange vengeur. Que la composition de la guerre soit postérieure ou antérieure à la composition de la justice, peu importe; l'une des deux nous semble supérieure à l'autre; nos informations ne nous permettent pas de dire qu'il y ait progrès dans celle que nous préférons; pourtant nous inclinons à penser que la justice a été peinte avant la guerre.
Il pourra paraître singulier à quelques lecteurs que nous examinions figure par figure tous les détails du Salon du Roi; mais nous avons deux raisons pour suivre cette méthode. La première se rapporte à l'importance des sujets traités, la seconde au mérite éminent de l'artiste à qui ces sujets ont été confiés. Nous n'avons jamais cru, nous ne croirons jamais que la critique soit capable d'agir directement sur les inventeurs; mais les inventeurs, aussi bien que les hommes d'état, sont obligés, sinon d'écouter, du moins d'entendre la voix publique; et comme la foule juge volontiers les évènemens et les
''L'Agriculture'' et ''l'Industrie'' sont très supérieures au ''Commerce'' et à ''la Guerre'', soit par la grace des détails, soit par la pureté harmonieuse des lignes. La critique la plus sévère et la plus patiente trouve à peine quelques taches légères à signaler dans ces deux admirables compositions. Je ne crois pas qu'il soit possible de présenter sous une forme plus riche et plus animée les travaux de l'agriculture et la joie de la vie champêtre. Toutes les attitudes, toutes les physionomies inventées par M. Delacroix, respirent la force et le bonheur. Il a su rajeunir et renouveler sans plagiat, mais aussi sans défiance, la figure épanouie du Silène antique. Il était difficile, en effet, de trouver pour la peinture une figure plus heureuse que celle de Silène. Mais les buveurs de M. Delacroix, bien qu'unis à la sculpture païenne par une évidente parenté, ne sont cependant pas copiés sur les marbres d'Athènes ou de Rome. Quoiqu'ils rappellent par leur énergie la belle composition de Rubens sur le même sujet, ils ne sont pas dérobés à ce grand maître. Ils appartiennent, en toute propriété, au peintre français, et l'originalité réelle est assez rare aujourd'hui pour que nous prenions plaisir à proclamer celle dont M. Delacroix a fait preuve en cette occasion. Nous étions habitué dès long-temps à le voir nouveau dans les choses nouvelles; dans le Salon du Roi, il s'est montré nouveau en traitant un thème antique. C'est un témoignage éclatant de puissance qui n'appartient qu'à l'union de l'imagination et de la volonté. Toutefois notre admiration même nous impose le devoir de relever la seule faute que nous ayons aperçue dans cette création. A la gauche du spectateur, il y a une figure dont la tête et le corps expriment bien l'ivresse, mais dont les jambes, n'étant pas soutenues, tombent en décrivant des lignes malheureuses. Toutes les autres figures de l'agriculture sont si bien à leur place, que la figure dont je parle ne peut manquer de déplaire aux yeux attentifs. Dans une composition si importante, une pareille faute est bien peu de chose, mais ce n'est pas une raison pour la taire; loin de là. D'ailleurs M. Delacroix occupe aujourd'hui un rang assez élevé pour se passer d'indulgence. La critique doit réserver ses ménagemens et ses réticences pour les jeunes gens qui débutent; aux hommes éprouvés déjà par des
''L'Industrie'' offre à l'oeil et à la pensée la même richesse, la même harmonie, la même variété que l'Agriculture. D'un côté les perles et le corail, de l'autre la soie et les mille métamorphoses qu'elle subit, avant de servir à l'ornement de nos fêtes. Pour présenter l'industrie sous une forme si riante, il faut non-seulement une puissante invention, mais encore un oubli bien complet de la réalité mesquine au milieu de laquelle nous vivons. Un homme vulgaire aurait transporté sur la muraille la copie fidèle d'un atelier de Lyon; il aurait dessiné, avec une littéralité scrupuleuse, les métiers qui s'emparent de la soie pour la changer en velours ou en satin; M. Delacroix comprend trop bien non-seulement la partie technique, mais encore la partie poétique de la peinture, pour tomber dans une pareille erreur. Il ne croit pas, et nous l'en félicitons, que le procès-verbal appartienne au pinceau; il n'a jamais tenté de s'enrôler parmi les greffiers, et il comprend que la peinture allégorique, moins que tout autre genre de peinture, peut se passer d'idéalité. En choisissant, pour figurer l'industrie, le corail, la perle, le mûrier, la soie et le fuseau, il n'a fait que suivre la pente naturelle de sa pensée; pour trouver la seule beauté qui convînt au sujet, il n'a pas eu à violer ses habitudes, il s'est contenté de traiter l'allégorie comme il avait traité l'histoire et la passion, en interprétant le thème qu'il avait choisi. Or, il est difficile de rêver une simplification plus heureuse. Toutes les têtes sont conçues et rendues avec une remarquable finesse; tous les mouvemens sont clairs et précis; tous les ajustemens ont de la souplesse et de la grace ; la chair et l'étoffe se marient simplement; aucun ton criard, aucune ligne singulière ne détourne l'attention des personnages; l'action s'explique d'elle-même, et n'a besoin d'aucun commentaire; combien y a-t-il de tableaux allégoriques ou historiques dont nous puissions en dire autant? Je regrette que le pied droit d'une fileuse placée à la droite du spectateur ne réponde pas à la correction générale de cette composition. La partie dorsale du pied dont je parle est modelée de telle sorte, que la fileuse ne pourrait pas marcher, ou du moins serait obligée, pour faire un pas, de soulever son pied droit tout d'une pièce. Il serait inutile d'insister sur cette faute, car il est probable que M. Delacroix la connaît aussi bien que nous. Mais comme cette faute est facile à réparer, il ne faut pas que l'auteur l'oublie comme inaperçue.
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Pour compléter la décoration du, Salon du Roi,, M. Delacroix a peint sur les murs couronnés par ces quatre grandes compositions, l'Océan, la Méditerranée et plusieurs fleuves, tels que le Rhône, le Rhin, la Loire. Il a usé de son droit en variant le sexe de ses fleuves, et nous ne songeons pas à le chicaner là-dessus. Il a jugé convenable de les peindre en grisailles et de les tenir dans un ton très clair; c'est un parti intelligible et facile à justifier. Mais nous croyons devoir lui soumettre deux remarques, l'une sur la conception, l'autre sur la peinture même de ces figures. La forme païenne une fois admise, et nous comprenons très bien que l'art ne la récuse pas, le peintre doit naturellement se proposer de caractériser l'Océan et la Méditerranée, la Loire et le Rhône. Or, pour atteindre ce but, un seul moyen se présente, c'est d'entourer la figure qui personnifie le Rhône ou la Loire d'attributs distinctifs. Si le peintre se croit dispensé d'obéir à cette condition, il n'est pas possible au spectateur de deviner le nom de la figure qu'il voit; et lors même qu'il le devinerait, son hésitation condamnerait encore l'auteur. M. Delacroix eût trouvé sans peine les attributs distinctifs que nous demandons, et cette addition eût donné à ses figures de fleuves la clarté qui leur manque. Je ne dis rien du mouvement de ces figures ; lorsqu'il s'agit d'ornement, c'est de la ligne surtout qu'il faut s'occuper, et le mouvement des fleuves offre une ligne heureuse. Mais cette ligne gagnerait beaucoup si elle était tracée avec plus de précision, si les plans étaient plus nettement accusés, si les contours étaient écrits plus sévèrement. Puisque l'auteur se décidait à chercher dans ces figures le ton et le style de la statuaire, il ne devait pas oublier le respect constant de la statuaire pour la pureté, pour la précision du contour. Qu'arrive-t-il? les fleuves de M. Delacroix, dessinés mollement, bien qu'offrant des lignes heureuses, manquent de grandeur et de vie. Ils ont l'air d'être seulement indiqués et d'attendre du pinceau une forme définitive. Les chairs ne sont pas soutenues et ne rappellent pas le marbre dont elles ont la couleur. Il faut peut-être attribuer cette faute à l'amour exagéré de la variété. Comme, malgré la docilité de M. Joly, le Salon du Roi ne se prêtait pas complaisamment à la peinture, M. Delacroix s'est cru obligé de venir en aide à l'architecte; il a craint, en affermissant les contours de ses fleuves, de tomber dans la lourdeur. A notre avis, il s'est trompé; et nous pensons que ses fleuves, dessinés avec plus de précision, deviendraient plus légers.
Personne, à coup sûr, ne contestera l'immense supériorité de ces peintures sur tous les ouvrages précédens de l'auteur. Pour nier cette supériorité, il faudrait nier l'évidence. Les qualités inattendues que M. Delacroix a révélées dans cette
Si nous avons retracé fidèlement ce qui se passe dans l'ame de l'artiste pendant l'exécution d'une composition monumentale, il est évident que ce genre de travaux est préférable à tous les autres, car non-seulement il agrandit la manière, il détermine le style et lui donne la précision sans laquelle les
Malheureusement il est bien rare que les artistes de nos jours puissent ressentir la joie dont nous parlons; il est bien rare qu'ils puissent consacrer plusieurs années à l'achèvement d'un poème unique, car les travaux de peinture et de statuaire se distribuent par miettes. A voir la liste innombrable des noms obscurs entre lesquels se partagent les palais et les églises, on serait tenté de croire que le ministère et la liste civile considèrent l'emploi des fonds dont ils disposent comme un devoir de charité. Quand il, s'agit de décorer un monument, le ministère paraît moins préoccupé de la grandeur de la tâche que de la nécessité de la diviser. II ne se demande pas si les hommes qu'il choisit sont capables de la remplir, mais il grossit le chiffre des élus comme si chacune des unités qu'il ajoute devait lui compter pour une aumône. Il est juste d'avouer que l'opinion publique encourage cette conduite singulière. Tous les hommes qui manient le ciseau ou le pinceau croient avoir des droits sur les monumens de la France. Les exclure de la décoration d'une église, c'est commettre une injustice; c'est méconnaître, disent-ils, les promesses de la constitution. Par cela seul qu'ils peignent ou qu'ils s'imaginent peindre, ils ont une part nécessaire dans la décoration des monumens. S'ils n'obtiennent pas une chapelle, ils s'en vont criant partout que nous touchons au rétablissement des priviléges. Étrange manière de comprendre les promesses de la constitution! A les entendre, la décoration des monumens et l'exercice des emplois publics appartiennent non pas aux plus capables, mais à tous. Si cette explication était admise, chacun pourrait à son gré se proclamer législateur ou magistrat, et la société serait obligée de ratifier l'affirmation de chacun. Les tribunaux et les chambres n'appartiendraient plus à l'étude, au savoir, mais à tous indistinctement. Nous n'exagérons rien, nous nous bornons à déduire et à formuler les conséquences du principe admis; car ce principe n'est pas soutenu seulement par les parties intéressées, par les artistes et par leurs familles; mais la bourgeoisie, qui paie et qui regarde les monumens, ne comprend pas l'aristocratie du talent, et considère le partage des travaux de peinture et de statuaire comme un corollaire de la constitution.
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Cette distribution éléémosynaire des murailles de nos monumens a porté ses fruits. L'administration, encouragée par l'opinion publique, n'a pas encore osé donner à un seul homme une église entière à décorer; elle n'a pas osé confier à un seul homme la sculpture de l'Arc de l'Étoile. Aussi voyez ce qu'elle a recueilli. Les chapelles de Saint-Sulpice, qui ont absorbé des sommes considérables, sont à peine visitées par les étrangers et ne méritent qu'une pitié dédaigneuse. Outre la médiocrité incontestable des artistes appelés à décorer ces chapelles, une cause non moins évidente doit être assignée à la nullité de ces ouvrages; chaque peintre a fait son apprentissage dans la chapelle qui lui était dévolue, et n'a eu ni le temps ni l'occasion de mettre à profit ses études. Assurément, c'est là une explication bien naturelle. Quoiqu'il y ait parmi les artistes appelés à décorer Notre-Dame-de-Lorette plusieurs noms recommandables, cette église n'est pas ce qu'elle aurait pu devenir, si la peinture de toutes les chapelles eût été confiée à un seul homme. Pour ma part, je ne doute pas que M. Schnetz ou M. Champmartin n'eût agrandi et affermi sa manière, si l'église entière lui fût échue en partage; mais, forcés d'abandonner la peinture religieuse après avoir achevé deux toiles, ils ont appliqué aux sujets qui leur étaient proposés leur manière habituelle. A la vérité, le public ne sait guère ce qu'il possède ou ce qu'il a perdu; car M. Lebas a si bien disposé la place réservée à la peinture, que la lumière passe à droite et à gauche de chaque composition, mais n'arrive jamais de façon à l'éclairer. Pourtant, avec un peu de persévérance, il est facile de vérifier ce que nous avançons. Parlerons-nous de l'Arc de l'Étoile, qui rappelle d'une façon si frappante la confusion des langues de Babel? Il est impossible d'imaginer une réunion de manières plus contradictoires, plus hostiles; à côté du style élégant et sobre de Chaponnière, nous avons le style glacé de M. Lemaire, les efforts courageux, mais impuissans de M. Gechter, la pompe de M. Marochetti; l'emphase des trophées de M. Etex ajoute à l'insignifiance du Napoléon de M. Cortot, et permet à peine d'apprécier les bonnes parties qui se rencontrent dans le travail de M. Rude. N'eût-il pas mieux valu cent fois choisir, parmi les sculpteurs de la France, un homme qui eût donné des gages de son savoir, et lui confier la sculpture du monument tout entier?
Si le ministre eût pris sur lui de rompre en visière au préjugé public, s'il eût osé, soit en ne consultant que lui-même, soit en s'entourant d'avis éclairés et surtout désintéressés, dire à un homme capable : Voici un monument que je vous livre; pétrissez-le, animez-le selon votre volonté; écrivez sur les faces de ce bloc immense les plus belles pages de notre histoire militaire, depuis la convention jusqu'à la chute de l'empire; vous savez mieux que moi ce qui convient à la pierre que je vous livre; je ne vous donne aucun programme, car ce qui est, pour la plume de l'historien, l'occasion d'un magnifique récit, peut très bien n'offrir au ciseau qu'une matière stérile; assurément l'Arc de l'Étoile ne serait pas ce qu'il est, et au lieu de compter parmi les monumens les plus incohérens, il serait pour nous un sujet d'étude, sinon d'admiration. Il aurait la double unité qui lui manque, l'unité intellectuelle et l'unité sculpturale. Une seule pensée circulerait autour de ce bloc aujourd'hui inanimé, un style unique régirait toutes les parties de cette pensée. Qu'on ne dise pas qu'il eût été scandaleux de donner à un seul homme les douze cent mille francs dépensés pour la sculpture de l'Arc, car une pareille assertion est contraire à toutes les lois du bon sens. Avec de pareils scrupules il eût été impossible de demander au seul Raphaël les cinquante-deux loges du Vatican, l'École d'Athènes, la Dispute du Saint-Sacrement, la Jurisprudence et le Parnasse qui décorent la salle de la Signature, et l'histoire entière de Psyché; il n'eût pas été permis de confier au seul Michel-Ange toute la voûte de la Sixtine, le Jugement dernier qu'il a exécuté, et la chute des anges qu'il devait peindre dans les mêmes proportions. Les conclusions suffisent pour juger le principe. Raphaël et Michel-Ange ont dû à l'étendue immense de leurs travaux la meilleure partie de leur éducation pittoresque. M. Sigalon, en copiant le chef-d'
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