« Le Prince Louis-Napoléon/01 » : différence entre les versions

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Quand Priam s'est assis devant cet Achille dont les mains terribles, dont les mains meurtrières avaient versé le sang d'Hector et de la plupart de ses enfans, il commence à le considérer : il est étonné de le voir si beau, si grand, si plein de majesté. Achille, de son côté, quoique le coeurcœur encore plein du désespoir de son Patrocle perdu, n'est pas moins frappé de la haute mine et de l'air de grandeur qui éclatent sur toute la personne de Priam et de la sagesse de ses propos. Les hommes de véritable vaillance jugent de même ceux contre lesquels ils ont le plus âprement combattu, auxquels ils ont donné et desquels ils ont reçu des blessures. Qu'ils réussissent ou non à les vaincre, ils ne les outragent pas, et même dans l'emportement de la mêlée ils ne méconnaissent ni leur majesté, ni leur grandeur, ni leur sagesse.
 
Combien nous sommes éloignés de cette longanimité équitable ! Au moindre dissentiment, nous refusons à celui en qui nous voyons un adversaire les dons et les vertus dont il est le plus manifestement doué, et nous nous acharnons à faire grimacer en caricature le plus noble visage. Il nous est contraire, donc il n'a aucune valeur ni intellectuelle, ni morale. Est-il orateur, on lui refuse l'éloquence; est-il écrivain, on lui conteste le style; est-il un politique, il manque d'honneur ou tout au moins de clairvoyance et d'habileté. Sous le règne de Louis-Philippe, le maréchal Soult avait perdu ou gagné la bataille de Toulouse, suivant qu'il était au pouvoir ou dans l'opposition. On m'a conté qu'un professeur allemand, narrant l'histoire de France, se bornait à reproduire sur chacun de nos gouvernemens les opinions de nos historiens qui lui étaient contraires. Les girondins jugeaient la Montagne, les montagnards la Gironde, les républicains Napoléon Ier, les bonapartistes la Restauration, et les uns et les autres Louis-Philippe. Il concluait, au milieu des applaudissemens joyeux de son patriotique auditoire, que, de l'aveu combiné de nos propres écrivains, nous étions une nation couarde, sotte, incapable de prévoyance, de suite et de bon sens, en tout point méprisable.
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Napoléon a eu raison de regretter le mariage avec Marie-Louise. Quelles qu’aient été les faiblesses de Josephine, ses légèretés de coquetterie, ses maladresses de jalousie, elle était le porte-bonheur de sa destinée. Dès qu'il l'eut arrachée de sa vie, qu'à la captivante créole qui savait si bien seconder ses projets et consoler ses mécomptes par les caresses d'une voix habituée à aller à son cœur, il eut fait succéder l'indifférente Autrichienne, poupée sensuelle, incapable de le conseiller, ni même d'écouter ses confidences; dès que les glaces de l'ambition eurent éteint les jeunes souvenirs; dès qu'il eut commis la cruauté de traîner les enfans derrière la marche triomphale de celle qui venait prendre la place de la mère; dès qu'il eut conçu le rêve de se constituer un avenir de Charlemagne dans les splendeurs duquel s'éteindraient toutes les lueurs de son passé de Bonaparte; dès qu'il en fut venu à être plus fier d'avoir obtenu la fille insignifiante d'un César imbécile que de s'être fait lui-même un César sans rival, la Providence se retire de lui et l'abandonne à l'emportement clé ses desseins démesurés. Impassible, elle le laisse s'engouffrer en des aventures grandioses comme son génie, mais auxquelles le premier Consul ne se fût pas risqué. Elle ne lui refuse pas le fils tant désiré, mais quand elle décrète de relever la fortune des Napoléon, elle ne confie pas cette mission à l'étrangère qui a oublié Sainte-Hélène aux bras d'un soudard borgne ; elle la réserve au petit-fils de l'épouse répudiée, de la Française qui mourut de douleur à la seule perspective de l'île d'Elbe.
 
Le 7 janvier 1802, le colonel Louis Bonaparte, troisième frère du premier Consul, épousait Hortense de Beauharnais (1), fille de Joséphine. Jamais union ne fut plus mal assortie. Louis était loin d'être sans valeur, « chaleur, esprit, santé, talent, commerce exact, bonté, il réunit tout, dit de lui son grand frère ; pas d'homme plus actif, plus adroit, plus insinuant. » Les succès de son aîné, loin de le griser ou de le piquer d'émulation, l'avaient dégoûté de la gloire « qu'on n'acquiert qu'au prix de choses trop pénibles et même incompatibles avec un coeurcœur sensible. » Au milieu des ambitions en émoi, il demeurait calme, silencieux, modeste, ennemi du bruit, de la pompe et, quoique très brave, déclarait la guerre une barbarie organisée. Enthousiaste de Jean-Jacques Rousseau, ami de Bernardin de Saint-Pierre, il préférait les lettres aux affaires. Une maladie précoce, des rhumatismes qui l'empêchaient le se mouvoir et de se servir de l'une de ses mains, à laquelle on était obligé d'attacher une plume afin qu'il pût signer, altérèrent son humeur, le rendirent quinteux, susceptible, tatillon, amer, fort désagréable, malgré ses qualités, à ceux qui l'entouraient.
Hortense était une svelte personne aux yeux bleus, au teint éblouissant, toute séduction et agrément, quoique sans beauté. D'un esprit gai, brillant, léger, d'une humeur capricieuse, avide de mouvement, de distractions, aimant la peinture, la musique, la toilette, le bel esprit des conversations, les parties de plaisir. les fêtes; d'une bonté pour tous qui ne se défendait pas assez de dégénérer en préférence pour quelques-uns, d'une amabilité côtoyant de si près la coquetterie qu'il était souvent malaisé de l'en distinguer, elle détonnait de toutes manières sur la morosité grave et sentimentale de son tranquille mari. De semblable ils n'avaient que l'opiniâtreté, agréable chez elle, grincheuse chez lui : on l'appelait, elle, la douce entêtée. Ils eurent de la peine à s'accorder à peu près. Cependant de leur union naquirent trois fils, tous légitimes, quoi qu'en ait dit la calomnieuse histoire de la haine. Hortense ne fut jamais pour son beau-père qu'une fille tendre, dévouée, respectée. Si la douleur que l'Empereur ressentit de la mort du premier des enfans de son frère (5 mai 1807) fut vive, c'est parce que sur la tête de ce jeune Napoléon, remarquable par sa beauté, sa précoce intelligence, il avait placé ses espérances d'hérédité. Il est aussi faux d'attribuer à l'amiral hollandais Verhuel la paternité du troisième enfant, Louis-Napoléon (né le 20 avril 1808). L'amiral se trouva en effet aux Pyrénées dans les mois qui précédèrent la naissance, mais à Barèges et non à Cauterets, où il vint une seule fois dîner avec la reine en courtisan cherchant la faveur, non en favori qui en jouit, tandis que roi Louis, réconcilié avec sa femme à la suite de la mort de leur fils aîné, vivait avec elle dans une complète intimité maritale (2).
 
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Sa première émotion sérieuse fut en 1845. Sa mère l'avait mené auprès de son oncle à la veille de partir pour l'armée. A peine introduit par le grand maréchal Bertrand, le petit prince s'agenouille devant l'Empereur, cache sa tête dans ses genoux et se met à sangloter. « Qu'y a-t-il, Louis, et pourquoi pleures-tu? L'enfant ne répond que par ses larmes. Enfin il dit : - Ma gouvernante vient de me dire que vous partiez pour la guerre; n'y allez point, n'y allez point. - Et pourquoi ne veux-tu pas que j'y aille; ce n'est pas la première fois que j'y vais ne pleure pas; je reviendrai bientôt. - Mon cher oncle, les méchans alliés vous tueront. Laissez-moi aller avec vous ! L'Empereur prit l'enfant sur ses genoux et le pressa sur son cœur, puis après l'avoir rendu à sa mère, il se retourna vers le grand maréchal, attendri. « Embrassez-le, maréchal; il aura un bon coeurcœur et une âme élevée. Il sera peut-être l'espoir de ma race. »
 
Sa seconde émotion fut, après les Cent-Jours, la séparation d'avec son frère aîné qu'il adorait. En 1813, Louis avait quitté l'Autriche et s'était rapproché de l'Empereur, toutefois sans se réconcilier avec sa femme, à laquelle il demanda de lui remettre un de ses enfans, l'aîné : à cette condition il lui laisserait la liberté et le second de ses enfans. Hortense refusa. L'Empire tombé. Louis s'adressa au tribunal de la Seine pour l'y contraindre. L'affaire se débattit avec grand éclat par deux illustres avocats du temps : Tripier pour le mari et Bonnet pour la femme. Celui-ci invoqua un argument des plus imprévus. Rappelant que, par des lettres patentes, Louis XVIII avait octroyé le duché de Saint-Leu à l'ex-reine de Hollande et à ses descendans, il s'écriait : « Tout est terminé par cet insigne bienfait qui a trouvé des coeurscœurs reconnaissans. Que penser de cette indiscrète réclamation qui tend à faire un étranger du jeune duc de Saint-Leu, à l'enlever à sa mère, à sa patrie, à son roi ! »
Le tribunal, malgré la peinture éloquente que fit Bonnet de la sollicitude d'Hortense pour l'éducation de ses enfans, retira le jeune duc de Saint-Leu à son roi, et ordonna « que sous trois mois il serait remis à son père ou à son fondé de pouvoirs. » Le retour de l'île d'Elbe avait empêché l'exécution du jugement. Louis la poursuivit après la seconde Restauration et l'obtint. Le désespoir du petit prince Louis, qui n'avait jamais quitté son frère et qui tomba ainsi dans une solitude cruelle, ne fut dépassé que par celui de sa mère : on crut qu'elle succomberait à cette épreuve.
 
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Ce fut une dure situation que celle de la famille Bonaparte après la seconde Restauration. Une loi draconienne (du 12 janvier 1816) prononçait contre eux, à tous les degrés et même contre leurs alliés, l'exil, sanctionné par la peine de mort, aggravé par la privation des droits civils, titres, pensions, par l’obligation de vendre dans les six mois tous les biens possédés à titre onéreux. Au duc de Richelieu, qui appuyait certaines réclamations de la reine Catherine, Louis XVIII répondait « Il n'y a pas de justice en France pour les Bonaparte. » Dans leur exil, chacun des membres de la famille proscrite subissait une surveillance de haute police exercée, au nom de la Sainte-Alliance, par le gouvernement sur le territoire duquel ils séjournaient. Ils ne pouvaient se déplacer sans un passeport délivré par les ambassadeurs des quatre grandes puissances à Paris.
 
Joseph échappa à cette oppression en s'embarquant pour les Etats-Unis, où, accueilli avec respect, il s'établit à Point Breeze, au bord du fleuve Delaware, sous le nom de comte de Survillers. Ses frères et soeurssœurs, cachés sous des noms protecteurs, errèrent de divers côtés, essayant tous de se rapprocher de celle qui était le centre de la famille, Mme Letizia, établie à Rome dans un palais du Corso.
 
Lucien, prince romain, y parvint aisément; il redevint le prince Canino et s'installa à la Ruffinella, près Frascati. Louis se fixa à Florence avec son fils aîné. Jérôme, après avoir été emprisonné un an à Elwangen par son beau-père, le roi de Wurtemberg, dut s'arrêter d'abord à Trieste, non loin de sa soeursœur Caroline. Là, naquirent deux de ses enfans, la princesse Mathilde, le prince Jérôme-Napoléon. Il n'obtint de se fixer à Rome qu'en 1823. Mais peu après il fut obligé d'abandonner et de vendre la belle habitation qu'il avait construite près de Ferno, parce que le roi de Naples la trouvait trop rapprochée de ses États.
 
Hortense, chassée de Paris dans les deux heures, parce qu'on l'accusait d'avoir voulu empoisonner tous les souverains alliés, eût voulu s'établir en Suisse. La confédération ne l'y autorisa pas. Elle se rejeta alors sur Constance. Le grand-duc, malgré sa parenté, la pria de s'éloigner. Elle dut se réfugier en Bavière, où son frère Eugène lui assura un asile à Augsbourg. Elle y acheta une maison, et pendant quatre années, tandis que son fils étudiait au gymnase de la ville sous la direction d'un nouveau précepteur, le fils du conventionnel Lebas, elle tenait chaque jeudi un cercle fort recherché. Elle obtint enfin du canton de Thurgovie l'autorisation de demeurer dans le château d'Arenenberg qu'elle venait d'acheter. Elle s'y établit définitivement dès que son fils eût terminé son éducation. Comme le froid y était fort rigoureux, elle prit l'habitude de venir chaque hiver à Rome auprès de Mme Letizia après une halte à Florence, pour saluer son mari avec qui elle s'était réconciliée pour la forme. Les deux frères, séparés par la discorde familiale, goûtaient ainsi la joie de se retrouver pendant quelques jours.
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Enfin il fut un sentiment que personne n'eut à inculquer au jeune prince et qui naquit de ses propres souffrances : l'amour pour les peuples malheureux. Ces peuples avaient été comme lui victimes de la réaction de 1815, et, dans cette communauté de douleur, il avait trouvé comme une prédestination à se vouer à leur affranchissement.
 
Il ne manqua à cette éducation que ce qu'Hortense, en quête de plaisirs et d'amours, ne pouvait enseigner ni par ses conseils ni par ses exemples, cette austérité des moeursmœurs qui double la force de l'esprit, rehausse la dignité du caractère, et donne le prestige suprême à une existence historique.
 
A la veille de la révolution de 1830, les deux fils de Louis et d'Hortense étaient des jeunes gens d'élite : doux et soumis envers leur père, tendres envers leur mère, laborieux, modestes, actifs, dévorés du désir de se dévouer. L'aîné avait « l'extérieur d'un héros de roman. Sa taille était élégante; sa tête, dégagée de ses épaules minces, semblait s'incliner de peur d'humilier la foule; son oeil était limpide, sa bouche ferme; sa physionomie intéressait avant qu'on eût appris son nom ; il y avait dans ses traits cette dignité qui survit aux éclipses du sort. Il n'y avait pas de mère qui n'eût désiré l'avoir pour époux de sa fille, pas d'homme, qui n'eût voulu en faire son ami (2). » Son père lui avait inspiré le dédain des grandeurs, et un homme d'élite placé à côté de lui comme gouverneur, Narcisse Vieillard, lui donnait les idées républicaines. Vieillard, ancien capitaine d'artillerie, avait eu les pieds gelés pendant la retraite de Russie. Son culte pour l'Empereur tenait du fanatisme, mais il l'alliait à un républicanisme fervent et à des idées de libre penseur. Profondément intègre, très épris de poésie classique, jouissant de la haute estime du père, il exerçait de l'ascendant sur le fils.
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Les deux princes hésitaient entre ces conseils et leur impatience d'action, quand une circonstance imprévue triompha de leurs incertitudes.
 
Inquiets de quelques troubles survenus à Rome et aussitôt réprimés, ils avaient pressé leur mère de les rejoindre, lui annonçant que le lendemain ils viendraient à sa rencontre. Le peintre Léopold-Robert, alors dans l'intimité du prince Napoléon et de sa femme Charlotte, et dont le coeurcœur s'emplissait goutte à goutte de cette ivresse d'amour à laquelle sa raison a fini par succomber, a raconté en témoin ce qui se passa en cette occasion. En allant au-devant de leur mère, « les jeunes princes furent reçus à Spoleto, à Terni, avec de si vives démonstrations de joie, on leur fit tant d'instances pour se joindre aux insurgés, qu'ils se laissèrent entraîner. Napoléon les suivit par faiblesse. Quand je les vis à Terni, je m'aperçus combien il était préoccupé de la position où il mettait sa famille il m'en parla beaucoup, mais enfin le sort en était jeté (3). »
 
A Florence, au lieu de ses fils, Hortense trouva la lettre suivante de Louis : « Votre affection nous comprendra; nous avons pris des engagemens, nous ne pouvons y manquer, et le nom que nous portons nous oblige à secourir les peuples malheureux qui nous appellent. Faites que je passe aux yeux de ma belle-soeursœur pour avoir entraîné son mari, qui souffre de lui avoir caché une action de sa vie. »
 
Hortense conjura ses fils de revenir; le roi Louis lança après eux des courriers ; le cardinal Fesch, Jérôme, firent de même ; tous adressèrent des demandes de rappel au gouvernement insurrectionnel de Bologne. Ni les prières, ni les menaces, ni les refus d'argent n'ébranlèrent les jeunes exaltés. Aux appels éplorés, ils ripostaient par des fanfares de jeunesse : « Nous sommes dans la plus grande joie de nous trouver au milieu de gens enivrés de patriotisme (4). » - « Voici la première fois que je m'aperçois que je vis. Avant je ne faisais que végéter. Notre position est des plus honorables et des plus belles. L'enthousiasme ne fait qu'augmenter... Notre chagrin est de vous savoir inquiète, mais croyez que vous nous reverrez bientôt avec des lauriers, ou plutôt des branches d'olivier (5). »
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A la suite des Rêveries il reçut le titre de citoyen de Thurgovie; après les Considérations, celui de citoyen de la République helvétique; enfin, en 1831, sur la proposition de Tavel, vice-président du conseil exécutif, le canton de Berne le nomma capitaine du régiment de l'artillerie cantonale. Ces distinctions fortifièrent ses sentimens républicains. « Tout cela me prouve, écrivait-il à sa mère, que mon nom ne trouvera de sympathie que là où règne la démocratie (17 juillet 1831). » - « Vous avez bien raison, répétait-il à Vieillard, ce n'est pas dans les salons dorés qu'on me rendra justice, mais dans la rue. C'est là qu'il faut que je m'adresse aujourd'hui pour trouver quelque sentiment noble (28 février 1831). »
 
La vie à Arenenberg était d'ordinaire sévère et monotone. Du château «situé sur une espèce de promontoire à l'extrémité d'une chaîne de collines escarpées, on jouissait d'une vue étendue mais triste. Cette vue domine le lac inférieur de Constance, qui n'est qu'une expansion du Rhin sur des prairies noyées. De l'autre côté du lac on aperçoit des bois sombres, restes de la Forêt-Noire, quelques oiseaux blancs voltigeant sous un ciel gris et poussés par un vent glacé (1). » Les événemens étaient le passage d'un bateau à vapeur, un piquet plus ou moins bien placé sur le tracé d'une route, l'arrivée du facteur, moment heureux quand il apportait des nouvelles de la patrie ou des amis fidèles, douloureux quand il apportait une lettre de Florence. Avec un battement de coeurcœur il les recevait, avec un serrement, de coeurcœur il les refermait (2). Toujours dures, elles étaient souvent blessantes.
 
Quoi qu'il fasse, son père le blâme. Le choléra ayant éclaté en Toscane, annonce-t-il qu'il accourt, son père affecte de voir en ce mouvement de piété filiale une prévision d'héritier et lui enjoint de s'abstenir. Voyage-t-il avec un jeune Italien très distingué, le comte Arese, le père est furieux. Loue-t-il la conduite de l'ancien roi de Hollande, le père est furieux. « La politique d'un homme tel que l'Empereur ne doit pas être jugée sévèrement par un jeune homme de 21 ans, surtout quand ce jeune homme est son neveu. » Se rappelant que les Bonaparte ont dû au peuple leur pouvoir, dit-il que le peuple est le plus juste de tous les partis, le père est furieux : « Le peuple est le plus injuste de tous les partis, » etc. D'une manière générale, son père lui notifie que tous ses ouvrages sont remplis d'incohérences, de légèretés, d'inconvenances; dans une écriture indéchiffrable il lui reproche d'avoir une écriture indéchiffrable. On comprend que la reine Hortense ne se soit pas résignée à vivre avec un tel maniaque.
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C'est la tête tristement appuyée sur sa table de prisonnier qu'il assista mentalement au retour des cendres. « Sire, vous revenez dans votre capitale et le peuple en foule salue votre retour; et aucun de vos parens ne conduira votre deuil, et moi, du fond de mon cachot, je ne puis apercevoir qu'un rayon du soleil qui éclaire vos funérailles. Mais, du milieu de votre somptueux cortège, dédaignant certains hommages, vous avez jeté vos regards sur ma sombre demeure, et vous souvenant des caresses que vous prodiguiez à mon enfance, vous m'avez dit : Tu souffres pour moi, ami, je suis content de toi. »
 
« L'opinion de ces gens-là, a répété Napoléon Ier en parlant des hautes classes, est toujours en raison inverse de celle du public (3). » On peut dire de même des hommes de parti que leur intelligence a des oeillères systématiques. Ils avaient souri de Strasbourg, ils n'eurent pas assez de mépris pour Boulogne. « J'ai suivi le procès, écrit Falloux, de plus en plus convaincu, d'audience en audience, de l'inanité des espérances napoléoniennes. » Le spirituel Doudan appelait le prince « le nigaud impérial ». La Presse - dans un article qu'on attribua à Granier de Cassagnac - protestait que personne en France ne pouvait honorablement éprouver la moindre sympathie ni même moindre pitié pour ce jeune homme qui paraissait n'avoir pas plus d'esprit que de coeurcœur (8 août 1840). Naturellement, le père, tout en se plaignant que son fils eût été mis dans la cellule de Fieschi, s'associa au tolle général : « Son fils était tombé pour la troisième fois dans un piège épouvantable, un effroyable guet-apens, puisqu'il est impossible qu'un homme qui n'est pas dépourvu de moyens et de bon sens, se soit jeté, de gaîté de coeurcœur, dans un tel précipice (24 août). » Plus clairvoyant sous la raillerie fut le jugement de Metternich : « Je ne vous parle pas de l'échauffourée de Louis-Bonaparte. Je n'ai pas le temps de m'occuper de toutes les folies de ce bas monde. Veuillez toutefois féliciter le roi, en mon nom, de l'événement. Il causera de l’embarras au gouvernement par la nécessité d'un procès. Épargnez donc ce troisième Napoléon ! Mais que dire du titre d'Empereur légitime que M. de Rémusat a si généreusement départi à Napoléon Ier ? Si M. de Rémusat a eu raison, il est clair que Louis-Bonaparte n'a point eu tort (4). »
 
Le vaincu lui-même, du fond de sa prison, jugeait avec lucidité sa situation.
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Avec les années cependant, les cours de son université lui parurent un peu longs. Il ne s'en plaignit pas d'abord : « Si l'on m'offrait l'exil, en échange de la situation qui m'est faite actuellement, je refuserais parce que ce serait une aggravation de peine. Plutôt être prisonnier en France que libre à l'étranger. Avec le nom que je porte, il me faut l'ombre d'un cachot ou la lumière du pouvoir. » Mais le silence et l'oubli se faisaient de plus en plus sentir autour de lui; l'hiver surtout, quand les brumes glacées lui interdisaient la promenade du rempart, la prison lui devenait de plus en plus la mort dans la vie.
 
L'homme politique restait inébranlable. « Je crois à la fatalité. Si mon corps a échappé miraculeusement à tous les dangers, si mon âme s'est soustraite à tant de causes de découragement, c'est que je suis appelé à faire quelque chose. » - « Je vous rendrai cela aux Tuileries », répondait-il à l'une de ses visiteuses. - « Quand je serai empereur, disait-il au curé tout simple de Ham, l'abbé Tirmache, je vous ferai évêque (6). » L'homme affectueux n'éprouvait pas la même impassibilité : il souffrait de l'étouffement du coeurcœur plus que de la privation de l'air libre. L'indifférence et le mépris qu'impliquait le silence obstiné de son père lui étaient une cuisante douleur.
 
« Mon Dieu, aujourd'hui que j'ai dépensé presque toute ma fortune pour soutenir dans le malheur les hommes dont j'ai compromis l'existence, je donnerais tout mon héritage pour une caresse de mon père. Qu'il donne à Pierre ou à Paul sa fortune, que m'importe : je travaillerai pour vivre; mais qu'il me rende son affection, je n'en suis jamais devenu indigne et j'ai besoin d'affection. Il y a beaucoup d'hommes qui vivent très bien avec le coeurcœur vide et l'estomac plein pour moi il faut que j'aie le coeurcœur plein, peu m'importe l'estomac. »
Il pria un de ses vieux amis d'Angleterre, lord Malmesbury, de venir le visiter. Lui rappelant l'intervention de lord Grey en faveur de Polignac, il lui demanda s'il ne pourrait pas obtenir l'intercession de Robert Peel en sa faveur auprès de Louis-Philippe. Il lui avoua qu'il ne pouvait plus endurer la prison, qu'il ne voyait aucune possibilité de s'évader. Au bout de trois heures de causerie, Malmesbury le quitta admirant qu' « isolé et presque oublié dans une misérable prison, il eût à ce point conservé la force de son intelligence. » Robert Peel ne se montra pas hostile à une démarche, mais Aberdeen n'en voulut pas entendre parler, et le prisonnier, renonçant à l'espoir, retourna à ses études.
 
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Enfin le roi Louis, par un revirement souhaité depuis tant d'années, sentant sa fin prochaine désirait son fils, l'appelait, faisait des démarches pour obtenir qu'on le lui rendît, et le priait de le seconder.
 
Il répond aussitôt : « Mon cher père, j'ai éprouvé hier la première joie réelle que j'aie ressentie depuis cinq ans, en recevant la lettre amicale que vous avez bien voulu m'écrire... Combien je suis heureux de savoir que vous me conservez toujours votre tendresse ! Je suis bien de votre avis, mon père ; plus j'avance en âge, plus j'aperçois le vide autour de moi et plus je me convaincs que le seul bonheur dans ce monde consiste dans l'affection réciproque des êtres créés pour s'aimer. Ce qui dans votre lettre m'a le plus touché, le plus remué, c'est le désir que vous manifestez de me revoir. Ce désir, est pour moi un ordre et dorénavant je ferai tout ce qui dépendra de moi pour rendre possible cette réunion que je vous remercie de désirer, car elle a toujours été le voeuvœu le plus ardent de mon coeurcœur. Avant-hier encore j'étais décidé à ne rien faire au monde pour quitter ma prison. Car où aller? Que faire? Errer seul en pays étranger, loin des siens? Autant valait le tombeau dans sa patrie. Mais aujourd'hui un nouvel espoir luit sur mon horizon, un nouveau but s'offre à mes efforts: c'est d'aller vous entourer de mes soins et de vous prouver que si, depuis quinze ans, il a passé bien des choses à travers ma tète et mon coeurcœur, rien n'a pu en déraciner la piété filiale. » - « J'ai bien souffert. Ces souffrances ont abattu mes illusions, ont dissipé mes rêves, mais elles n'ont point affaibli les facultés de l'âme ces facultés qui permettent de comprendre et d'aimer tout ce qui est bien. - Je vous remercie bien, mon père, des démarches que vous faites en ma faveur. Dieu veuille qu'elles puissent réussir. De mon côté, je ferai tout (pourvu que cela ne soit pas contraire à ma dignité) pour arriver à un résultat que je désire autant que vous. - Je termine ma lettre avec une impression toute différente de celle que j'avais naguère, car aujourd'hui je puis exprimer l'espoir de vous revoir. Recevez donc, mon cher père, avec bonté la nouvelle assurance de mon inaltérable attachement (19 septembre 1845).
Il écrivit au ministre de l'intérieur (25 décembre 1845) « que si le gouvernement consentait à lui permettre d'aller à Florence remplir un devoir sacré, il s'engageait sur l'honneur à revenir se constituer prisonnier dès que le gouvernement lui en exprimerait le désir. » Le ministre répondit que cette mise en liberté provisoire serait la grâce déguisée, et que la grâce ne peut être obtenue que de la clémence du roi. C'était une invitation de s'adresser directement au roi. Il le fit par une lettre dans laquelle il exprimait la confiance que Sa Majesté comprendrait une démarche qui, d'avance, engageait sa gratitude, et que, touchée de l'isolement d'un proscrit, qui avait su gagner l'estime de toute l'Europe, elle exaucerait les voeuxvœux d'un père et les siens (14 janvier 1846).
 
Un grand nombre de députés, notamment Berryer, Garnier-Pagès, Dupin, Marie, se réunirent à Odilon Barrot et à Vieillard pour seconder sa démarche. Mais on voulait l'obliger à demander pardon, et lui faire acheter la liberté par l'humiliation. Odilon Barrot se prêta à la manoeuvremanœuvre, probablement sans se douter, selon sa coutume, de la portée de l'acte qu'on lui suggérait. Il envoya au prince un projet de lettre convenu avec les ministres qui impliquait une véritable demande de grâce. Le prince refusa de signer.
 
« Si je signais la lettre que vous et beaucoup de députés m'engagez à signer, je demanderais réellement grâce sans oser l'avouer; je me cacherais derrière la demande de mon père comme un poltron qui s'abrite derrière un arbre pour éviter le boulet. Je trouve cette conduite peu digne de moi; si je croyais qu'il fût honorable et convenable d'invoquer purement et simplement la clémence royale, j'écrirais au Roi : « Sire, je demande grâce. » Mais telle n'est point mon intention. »
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Dès lors se trouve terminée la première partie de la carrière publique de Louis-Napoléon, celle des conspirations. Autorise-t-elle à le traiter d'aventurier ou d'halluciné? Aventurier? Pourquoi pas? Cela implique le coup d'oeil, l'audace, l'intrépidité, l'héroïsme. C'est le nom avant le succès de quiconque a osé. Halluciné? Oh non! Avoir deviné ce qui échappait aux esprits superficiels, que, depuis 1845, vivait et s'échauffait, dans les profondeurs muettes des masses, un fanatique sentiment bonapartiste toujours prêt à l'explosion, c'était d'un observateur au regard froid, sûr et pénétrant.
Il ne mérite donc ni raillerie, ni mépris, ni anathème, mais plutôt de la sympathie, peut-être de l'admiration, ce jeune homme affectueux, délicat, modeste quoique hardi, plein de foi et de générosité, subordonnant les plaisirs au travail et au devoir, qui, malgré l'opposition de son père, de ses oncles, d'une famille animée à le plonger dans l'inertie découragée dont elle s'est fait une loi, sans autre appui que le coeurcœur maternel, est toujours prêt à sacrifier sa fortune et lui-même pour relever les grands vaincus de 1815, son oncle, le peuple, les nationalités, le progrès social, le droit plébiscitaire de la révolution, se montrant, dans sa lutte inégale contre une centralisation gouvernementale armée de fonctionnaires et de soldats, tranquille de courage pendant le combat, indomptable de constance après la défaite.
On retrouve dans les écrits de cette première période le germe de la plupart des actes de la maturité. Sur un seul point il est flottant et il se cherche : il n'est point parvenu à sortir de la contradiction dans laquelle il est entré, par ses Rêveries politiques, entre ses idées propres et ses traditions de famille. Par ses idées, il reste acquis à la souveraineté absolue du peuple, ce qui le fait républicain; par ses traditions il est entraîné à la reconstitution d'une hérédité monarchique. Il n'a pas encore opté : la question reste ouverte dans son esprit.
Ses idées ont cependant prévalu sur sa tradition en ce qui concerne la liberté. Il est convaincu que même un empire rétabli devrait en accorder autant que l'empire tombé a été contraint par les circonstances d'en donner peu. Seulement, sa liberté n'est pas la fausse liberté, celle de la licence sans frein et de la dispute politique. C'est la liberté vraie, la liberté féconde, celle qui, en dehors des objets de la stricte compétence sociale, assure à chaque citoyen, isolé ou associé à d'autres, sans obligation oppressive, le gouvernement entier de sa personne, de sa pensée, de ses intérêts, de sa famille.