« Le Croque-mort » : différence entre les versions

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''Aussitôt'' ''que'' ''la'' ''lumière'' ''vient'' ''éclairer'' ''nos'' ''coteaux'', le croque-mort salue gaiement l’aurore, crie trois fois gloire à Bacchus, et après de nombreuses salves d’eau-de-vie et maintes libations le long de sa route, pénètre bientôt dans le sein de quelque famille dans l’affliction, où avec la componction d’un bourrelier qui taille des croupières sur un âne, il mesure non pas l’étendue de la perte que la patrie vient de faire, mais la longueur et l’épaisseur du défunt. - Une jeune fille, belle et rêveuse, ornée des plus doux charmes, Ophelia, si vous voulez, morte en cueillant des fleurs, n’est pour lui, tout bien compté, qu’un ''cinq'' ''pieds'' ''sur'' ''quinze'' ''pouces''. Dans la courtisane adipeuse, engraissée dans la fainéantise, dans l’homme sur le retour, dont le ventre a fait boule de neige ; dans le financier bourré comme ses sacs, il ne voit, pour tout potage, qu’un ''mètre'' ''cube'', ''huit'' ''pans''. - Huit pans ! c’est-à-dire que pour loger les gens obèses, on ajoute par surcroît quatre lés de sapin ; et qu’au lieu de leur faire un habit de quatre planches comme à M. de la Palisse, on leur en fait un octogone.
 
Le croque-mort croit peu au chagrin et moins encore au deuil, mais il flatte l’un et l’autre ; il se méfie volontiers des regrets, mais il les courtise. Il sait trop combien il est lucratif de sacrifier aux faux dieux pour ne pas souscrire à la mélancolie des héritiers. - Un peu d’égard double sa gratification. - Mon Dieu ! il a tant de complaisance dans l’âme que pour peu que vous le voulussiez, il verserait des larmes ; que pour dix sous de plus il aurait de la douleur ! - Comme une maîtresse dont la fête approche, comme un portier au mois de décembre, il est d’un gracieux charmant, d’une amabilité ravissante ! - Il faut le voir comme il tire la sonnette avec modestie, - comme il parle à demi-voix, - comme il fait mine de supposer une grande désolation, - comme il traverse l’appartement avec mystère, c’est à peine si l’on entend ses souliers massifs ; - comme il s’efforce par euphémisme de dissimuler sous le petit pan de son habit l’énorme bière qu’il apporte ! - Puis, lorsqu’il a glissé mollement le trépassé dans le fourreau, il faut le voir, si le sujet est jeune, s’asseoir, le placer amoureusement sur ses genoux ; s’il est âgé, demander à le poser sur l’ottomane, - « sur le plancher, dit-il, cela ferait un bruit trop sonore. » Et tirant ensuite de sa poche un marteau rembourré pour ainsi dire, et des clous de coton, passez-moi l’hyperbole, fixer doucement le couvercle sans qu’un seul coup résonne et aille retentir dans le coeurcœur des parents qui est censé en train de saigner dans une pièce voisine.
 
Bacchus est un dieu plein de tyrannie ! il confisque à son profit l’âme et l’esprit de ceux qui se font ses serviteurs ; de sorte que leur pauvre bête, selon l’expression charmante de M. Xavier de Maistre, privée de ses guides, livrée à elle-même, va comme elle peut et souvent de travers. Aussi le croque-mort plongé sans cesse dans les digestions les plus profondes, est-il loin d’avoir toujours les jambes et la mémoire présentes. Comme l’astrologue de la fable, il ne voit pas toujours les puits qui naissent sous ses pas ; il est sujet à bien des coq-à-l’âne. - Vous êtes à fumer gaiement avec des amis, et vous attendez quelques rafraîchissements. - Pan, pan ! on cogne à votre porte. - Qui est là ? - C’est moi, monsieur, qui vous apporte la bière. - Est-elle blanche ? - Oui monsieur. - Bien : déposez-la dans l’antichambre, et revenez chercher les bouteilles demain. - L’homme obéit et se retire. Mais quelle est votre surprise, quand, accourant sur ses pas, vous vous trouvez nez à nez avec une horrible boîte !
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Le cocher de tenture qui, tout bien considéré, n’est qu’une variété assez insignifiante du croque-mort proprement dit, a pour mission spéciale de prêter la main aux tapissiers, et de transporter les objets qui servent à décorer la porte de la maison mortuaire. C’est du reste un fort mauvais farceur que rien ne recommande, et qui pratique une supercherie dont vous me voyez encore tout scandalisé. Quand sa besogne est achevée, il monte chez le trépassé, et d’un air sentimental, tout en glissant adroitement la demande de son pour-boire, il prie la famille de lui donner n’importe quoi, pour aller chercher l’eau bénite nécessaire ; mais au lieu d’aller à la paroisse, l’effronté s’en va tout simplement se rafraîchir chez un marchand de vin, où tandis qu’il s’ingurgite un demi-setier, il remplit le vase à la fontaine. « Eau filtrée ou eau bénite, se dit-il, qu’est-ce que cela fiche !... les morts ne se plaignent point ! » - Cela est très-vrai, mon garçon, mais ils n’en sont pas moins ''floués''.
 
Ce personnage qui marche en arbalète devant le char, et qui porte une écharpe en ceinture, un chapeau à corne, le frac noir, les petits ou les gros souliers (autrefois les bottes en coeurcœur), le fin ou le gros pantalon (parfois le parapluie), c’est le commissaire des morts, ou plutôt M. l’Ordonnateur !!! Comme il s’imagine représenter M. le maire, qui n’a pas le temps de venir, et doubler M. l’ordonnateur général, le drôle n’est pas sans quelque penchant à la suffisance et ne serait pas éloigné de prendre sa canne ornée d’une urne cinéraire, pour un sceptre, et de se prendre lui-même pour une majesté. Quelques-uns cependant ont des moeursmœurs plus terrestres, et sans grand souci pour leur blason, trinquent avec les officiers de l’église ou les cochers, et ''lichent'' très-volontiers le canon sur le comptoir. - Pour faire un ordonnateur ou commissaire des morts, la préfecture, car c’est elle qui les fournit, prend d’ordinaire son candidat parmi les journalistes incorruptibles, ou les préfets tombés en ''deliquium''
 
Quand survient un mort de première classe, ou du moins de bonne qualité, messieurs les hauts employés des bureaux quittent brusquement la plume pour l’épée, l’habit râpé du commis pour le pourpoint et le mantelet, le chapeau rond pour les panaches, et se transforment tout à coup en ce noble et imposant personnage, dont voici un crayon délicieux et fidèle de notre cher Henri Monnier.
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18, rue Saint-Marc-Feydeau, il existe aussi depuis quelques années, sous le titre de Compagnie des Sépultures, une magnifique succursale de la grande entreprise du faubourg Saint-Denis. Cet établissement est vraiment si rempli de commodités, que nous ne saurions le passer sous silence sans une criante injustice. Avez-vous fait une perte, allez là : moyennant une faible reconnaissance, on s’y charge de tout régler et de tout ordonner, depuis A jusqu’à Z, avec l’église comme avec les Pompes, y compris les distributions de vos aumônes ; si bien qu’une fois votre commande faite, vous n’avez plus à vous occuper du défunt, pas plus que s’il n’existait pas, et vous pouvez partir tranquillement pour les courses de Chantilly ou pour le couronnement de la reine d’Angleterre ou de la rosière de Bercy. - Joint à cet établissement, ajoutez, s’il vous plaît, qu’il y a, pour le plus grand agrément du visiteur, une exposition perpétuelle de petits sépulcres, de petits jardins funèbres, de tombeaux grands comme la main, d’urnes imperceptibles, de cercueils portatifs, le tout à prix fixe et dans le dernier goût. C’est à vous de choisir parmi tous ces ravissants échantillons. Voudriez-vous par hasard faire embaumer l’objet de vos regrets éternels ? On vous présentera une jeune fille, un canard et un poulet injectés depuis trois ans par M. Gannal, encore aussi frais et aussi appétissants que s’ils sortaient de chez le marchand de comestibles.
 
Cette compagnie, ainsi que MM. les marbriers et tous les ouvriers des cimetières, nourrit au dehors une multitude de courtiers et de drogmans (le nombre en est dit-on, formidable), qui, toujours à la piste des moribonds, des valétudinaires et des morts, aussitôt que vous êtes enrhumé, ou que vous avez rendu l’âme, se précipitent à votre porte, où par jalousie de métier souvent ils se livrent de sanglants combats et périssent. - Quelquefois ces industriels, poussent l’adresse et la sollicitude jusqu’à graisser la patte du portier pour qu’il les vienne avertir dès que le malade aura tourné l’oeil et favorise leur introduction, à l’exclusion de tout autre. - « Madame, un monsieur tout en noir et qui paraît prendre une part bien vive à votre deuil, demande à être conduit auprès de vous. » - L’inconnu entre d’un air pénétré et le mouchoir à la main. - La dame s’incline et fait signe à l’homme attendri de s’asseoir. - « Vous avez fait une grande perte, madame. » - Oui, monsieur, bien grande. - Bien douloureuse. - Oui, bien douloureuse, et dont je ne saurai jamais me consoler. - Madame, que souvent le destin est cruel ! - Vous êtes bien bon, monsieur, de m’apporter quelques douces paroles ; mais je crois n’avoir pas l’honneur de vous connaître, que me voulez-vous ? - Je sais, madame, qu’il n’est rien qu’une mère ne fasse pour la mémoire d’une fille chérie… Hélas ! que ce monde est plein de tristesse !... Je suis courtier, madame, près la compagnie des sépultures (ou courtier particulier de M. de La Fosse, fabricant de sarcophages), et je venais voir, madame, si par hasard vous n’auriez pas besoin d’un tombeau ; nous en avons de neufs et d’occasion, et dans le dernier genre…. » A ces mots notre homme essuie une bordée terrible ; mais il est à l’épreuve du feu. - « Comment, monsieur, vous n’avez donc ni coeurcœur ni âme pour venir troubler ainsi une pauvre femme dans sa solitude et son désespoir. C’est une abomination ! c’est une honte, le métier que vous faites !... » Et là-dessus on le jette à la porte, mais il revient le lendemain ; car rien ne saura l’arrêter jusqu’à ce qu’il vous ait extorqué quelques ordres. - Il n’y aurait qu’un moyen de se défaire d’un pareil misérable, ce serait de le tuer ; mais la loi jusqu’à ce jour n’y autorise que faiblement.
 
C’est au faubourg du Roule, chez un illustre ébéniste, nommé on ne peut plus heureusement M. Homo, que se fabriquent les cercueils de chêne et de palissandre, les cercueils marquetés, guillochés, damasquinés, à compartiments, à secrets ou à musique ; mais la grande manufacture des bières à l’usage de la canaille, c’est-à-dire des bières de bois blanc est établie au village de la Gare. L’ouvrier qui en a l’entreprise est tenu dans l’obligation d’en avoir toujours au moins six mille de faites, et dans chaque mairie, une bonne collection. Ce tailleur suprême, qui enfonce Zang, Staub et Dussautoy, fait à ce métier sa fortune, tout comme MM. les vaudevillistes des Pompes de leur côté font la leur. C’est une chose bien curieuse que l’énorme quantité de vivants qui vivent à Paris de la mort ! Sans la population souterraine un tiers de la garde nationale serait sans ouvrage et sans pain ! - Au carrosse de luxe, il faut un attelage de luxe. Il faut des fleurs à la beauté, ''il'' ''faut'' ''des'' ''perles'' ''au'' ''poignard''. Aussi n’est-ce point notre héros, ce mince et chétif personnage qui jouit de la douce faveur d’ensevelir les heureux du jour et de les mettre dans leurs cercueils ''Boule'' ou ''Charles'' ''Ier''. Non, mon cher marquis, il y a un gros garçon tout exprès pour cela : fleuri, potelé, presqu’un amour. Ce beau mignon, vous l’avez vu sans doute, il est très-reconnaissable ; il porte toujours sur l’épaule un sac énorme en guise de carquois ; car il faut vous dire que pour épargner aux cadavres superfins toute émotion et tout cachot désagréable, bien que leurs cercueils soient matelassés et garnis d’oreillers comme un boudoir, on les enterre à bouche que veux-tu ? dans le son.
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Le punch et la valse achevés, on remontait gaiement dans les chars, on regagnait promptement la ville, et l’on venait souper en masse au Café Anglais. - C’était alors un bien étrange spectacle que cette longue enfilade de carrosses de deuil et de corbillards, stationnant sur le boulevard de la ''fashion'' à la porte d’un cabaret de bon ton, d’une popine, d’un ''calix'' ''thermarum'', comme eût dit Juvénal ; et dans l’intérieur, ce n’était pas, je vous prie, un spectacle moins bizarre, que cette bande joyeuse de farceurs en costume funèbre attablés avec des ''lions'' et des filles, sablant le madère et le ''sherry'', et chantant le ''God'' ''save'' ''the'' ''king'' sur l’air de la mère Godichon !
 
Mais, hélas ! que les temps sont changés ! Aujourd’hui cette brillante fête, à peu près abolie, ne se signale plus au croque-mort consterné que par une misérable gratification de trois livres, et pas ''sterling''. - Trois francs ! trois misérables francs ! avec cela que voulez-vous qu’on fasse ? On ne peut ni acheter un clyso-pompe, ni coucher en ville, ni suborner la reine de Prusse, et encore moins souscrire aux ''Français'' ''peints'' ''par'' ''eux''-''mêmes'' ou aux ''Anglais''. - Cependant gardez-vous de croire que toute tradition de ces réjouissances soit à jamais perdue, et qu’elles n’aient laissé dans les moeursmœurs aucune trace. Un riche et copieux banquet mêlé de farces et d’intermèdes, a été donné il n’y pas fort longtemps même par le menuisier qui façonne les boîtes de luxe, dont je vous parlais tout à l’heure ; et il se passe rarement plus d’une année sans que les Pompes ne soient le théâtre de quelque nouvelle et délicieuse bouffonnerie.
 
 
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''P''.''S''. - Si pour quelques légères railleries échappées à ma plume indiscrète, on allait se fâcher sérieusement contre notre héros et lui faire un crime irrémissible de la fragilité des moeursmœurs ''un'' ''peu'' ''régence'', je serais vraiment bien désolé. Mon Dieu ! je l’ai dit, c’est la profession qui veut ça. Sauf Tobie et Joseph d’Arimathie, depuis la création du monde, tous les ensevelisseurs ont toujours été des drôles ! il ne faut pas leur en vouloir ; et d’ailleurs, auprès des libitinaires antiques, des nécrophores et des ''sandapilarii'', nos croque-morts sont des vestales, qui méritent le prix Monthyon.
 
[[Catégorie:1840|Croque]]