« La Hollande/5 » : différence entre les versions

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Au XVIIe et au XVIIIe siècles, l’espoir de découvrir ce passage si désiré et si problématique éveilla l’ardeur de Hudson, de Baffin, et de plusieurs autres navigateurs anglais. Dans les derniers temps, cet espoir a soutenu, au milieu des plus rudes fatigues et des plus grands dangers, le zèle de Ross et de Parry.
 
Quiconque s’est jamais aventuré dans les mers du nord a dû senti battre son coeurcœur à l’idée d’arriver par un dernier effort, ou par un hasard, à la découverte qui depuis plus de trois siècles occupe les physiciens et les géographes. Que de fois n’avons-nous pas fait ce rêve, tandis que notre légère corvette nous emportait vers les limites les plus reculées du Spitzberg, rêve présomptueux dont les vents d’orage se jouaient, et qui allait échouer sur un banc de glace?
 
A l’époque où les Hollandais résolurent de chercher un passage au nord, ils avaient plus d’espoir de le trouver qu’il n’est permis d’en avoir aujourd’hui. Il n’y avait eu jusque là pour faire cette découverte que cinq à six tentatives vraiment sérieuses, et qu’est-ce que le hasard de cinq à six tentatives, lorsqu’il s’agit de reculer les bornes de la science et d’ouvrir une nouvelle route au génie de l’humanité?
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Les trois bâtimens partirent ensemble du Texel le 5 juin. Le premier était commandé par un marin distingué nommé Barentz, les deux autres par Cornelisz et Ysbrantz; ceux-ci étaient, dans les premiers jours du mois de juillet, près de Waigatz. Ils arrivèrent en face d’une île couverte de verdure et parsemée de trois ou quatre cents idoles de bois représentant des hommes, des femmes, des enfans, le visage tourné du côté de l’orient. Une barrière de glace, large, haute, infranchissable, les empêchait d’aller plus loin, mais tout à coup cette muraille s’entr’ouvrit, se brisa par morceaux : le passage était libre. Ils continuèrent leur route à l’est, et arrivèrent dans une mer bleue, profonde et sans glaces ; ils n’étaient guère qu’à quarante lieues du détroit de Waigatz, et distinguaient très bien une bande de terre qui se prolongeait au sud-est. Alors ils crurent avoir découvert le passage qui aboutissait tout droit au Cathay, et, au lieu de continuer leur exploration, ils se hâtèrent de virer de bord pour aller en Hollande proclamer le résultat de leur voyage.
 
Pendant ce temps, Barentz avait traversé la mer Blanche, puis il s’était dirigé vers le nord-est. Le 4 juillet, il arriva à la Nouvelle-Zemble, et s’avança jusqu’au 77° 25’ de latitude. Là, il fut arrêté par un amas de glaces qui s’étendait si loin, que, du haut des mats, on n’en voyait pas la fin. Hors d’état de franchir un tel rempart, il fit une excursion rétrograde, et tenta quelques jours après de s’avancer de nouveau vers le nord ; mais le froid, la neige, les brouillards, fatiguaient et irritaient tellement les matelots, que Barentz fut forcé de retourner en arrière, et de reprendre la route de la Hollande. Au 71° de latitude, il descendit sur une plage qui avait été déjà évidemment visitée par des Européens, car on y trouva une croix, des sacs de seigle, un boulet d canon, trois maisons en bois, des tombeaux renfermant des ossemens humains, et les débris d’un navire naufragé. Barentz donna à ces lieux le nom de ''Meet haver'' (port de la farine). Le 26 septembre, il était de retour en Hollande. Comme trophée de son expédition, il rapportait une peau d’ours blanc d’une grandeur démesurée et des dents de morses; c’étaient là à peu près les seuls animaux qu’il eût rencontré dans le cours de son lointain voyage, et l’aspect des morses avait singulièrement étonné les Hollandais. Un d’entre eux cependant décrivit en termes assez exacts ces habitans monstrueux des mers glaciales: « les walrusses ou vaches de mer sont, dit-il, des monstres marins d’une force terrible, plus grands que des boeufsbœufs, et qui ont le cuir plus rude que les chiens marins, avec un poil fort court ; leur mufle ressemble à celui d’un lion ; elles se tiennent presque toujours sur les glaces, et l’on a de la peine à les tuer, à moins que le coup ne donne juste dans le côté de la tête ; elles ont quatre pieds et n’ont point d’oreilles.
 
« Elle ne font qu’un ou deux petits, et lorsqu’elles sont rencontrées par des pêcheurs sur des glaçons, elles jettent leur petit devant elles dans l’eau, et, le prenant entre leurs jambes de devant, comme entre des bras, elles plongent avec lui et reparaissent diverses fois, et quand elles veulent se venger et attaquer les barques ou se défendre, elles jettent encore leur petit, et vont à la barque avec une fureur extrême. A chaque côté de leur mufle, elle ont deux dents à peu près de la longueur d’un pied deux pouces qui sont aussi estimées que les dents d’éléphant, surtout en Moscovie et en Tartarie, et dans les autres lieux où l’on en fait usage, parce qu’elles ne sont ni moins blanches, ni moins dures, ni moins unies que l’ivoire. Le poil de leur barbe est comme de petites cornes, presque semblables à celles des porcs-épics. Les Anglais les nomment chevaux marins, et les Français vaches de mer; mais parmi les Russiens qui les connaissent, de tout temps elles ont le nom de morses (1). »
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Guillaume Barentz, l’un des principaux chefs de la première expédition, servait dans celle-ci en qualité de pilote major. Mais tout ce voyage, dont chacun attendait de si heureux résultats, ne fut qu’une suite de fatigues inouies et de déceptions. D’abord la flotte partit trop tard; elle n’arriva devant la Nouvelle-Zemble qu’au mois d’août, lorsque la côte était déjà inabordable. Bientôt cernés par la glace, assaillis par l’orage, dix fois forcés de rétrograder, et dix fois essayant de continuer leur route, luttant avec opiniâtreté contre les remparts de glace, bravant le froid et la tempête, les capitaines, dès le mois de septembre, remirent le cap au sud, à la grande joie des matelots qui se trouvaient harassés de cette rude campagne, et que la rencontre des morses et des ours monstrueux, l’aspect des côtes arides et sauvages, n’effrayaient guère moins que les amas de glaces flottantes et la tempête.
 
Le triste résultat de cette expédition ôta aux négocians qui y avaient pris part et aux états-généraux toute envie d’en organiser une troisième. Cependant la petite flottes avait encore rencontré cette fois les Samoïèdes qui affirmaient qu’à l’extrémité de la Nouvelle-Zemble, on trouvait une mer très étendue qui baignait les côtes de la Tartarie et s’étendait jusqu’à des contrées plus chaudes ; c’en était plus qu’il ne fallait pour entretenir un reste d’espoir dans le coeurcœur des plus opiniâtres. Lischoten, qui passait pour un homme habile et qui, après avoir visité l’Inde, venait de faire ces deux voyages au nord, déclarait hautement qu’il croyait encore à la possibilité de trouver le passage tant désiré. Un géographe également estimé pour son savoir et son expérience, exprimait la même opinion, et, pour lui donner plus d’autorité, citait la Bible. Qu’il me soit permis de rapporter ce passage de sa dissertation vraiment remarquable comme spécimen les idées religieuses et géographiques du temps : « Je crois que si les Hollandais entreprennent de vouloir encore reconnaître le Waigatz, il faut qu’ils fassent leur compte d’y demeurer deux ou trois ans, vers le Waigatz ou Pechora, où ils trouveront un bon port et des vivres. Il faudrait qu’ils fissent partir des barques, comme font les Russiens avec lesquels il serait nécessaire de se bien entretenir, et par ce moyen on les engagerait à montrer le chemin, ce qui est la véritable voie pour faire cette découverte.
 
« Il n’y a pas de doute qu’on découvrirait plusieurs beaux pays du continent et d’agréables îles ; il peut être même, et cela n’est pas sans vraisemblance, que l’Amérique vers la Chine est jointe aux trois autres parties du monde par quelque pointe ou langue de terre, ainsi que l’Asie l’est à l’Afrique, proche de la mer Rouge. En effet, personne n’a pu dire jusqu’à présent que cela ne soit pas ; on ne sait là-dessus que ce qu’on a trouvé dans quelques écrits des anciens païens qui marquent que ces trois parties du monde se sont séparées de l’autre, et qui rapportent toutes les raisons qu’ils peuvent pour le prouver.
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Quand le bâtiment de Barentz fut engagé dans une forteresse de glaces, les pauvres gens qui s’y trouvaient virent bien qu’il fallait renoncer à tout espoir de le faire sortir de là, et se résignèrent à passer l’hiver dans ces horribles solitudes. Par bonheur la côte n’était pas loin. Ils y allèrent avec leur canot et y trouvèrent une source d’eau fraîche, de grands arbres déracinés, qui avaient été amenés là par des courans, et des traces d’animaux. C’était tout ce qu’il fallait pour leur donner un peu de consolation dans leur infortune. Leur provision d’eau était épuisée, leurs vivres ne pouvaient pas durer long-temps. Ils allaient pouvoir remplir leurs barriques, ils espéraient tuer quelques-unes de ces bêtes sauvages dont ils apercevaient les vestiges sur la neige, et les arbres leur serviraient à construire une cabane pour se tenir pendant l’hiver à l’abri de la férocité des ours et de la rigueur des frimas.
 
Dès le lendemain de leurs désastres, ils se mirent à l’oeuvrel’œuvre. Ils transportèrent sur la grève tout ce qui pouvait leur être le plus utile; ils bâtirent leur maison. Les derniers jours d’été touchaient à leur fin, si l’on peut appeler été ces quelques semaines où un pâle soleil apparaît dans les brumes humides des régions boréales. Déjà le ciel devenait plus sombre, le vent plus aigu, et les glaces plus épaisses. Le 16 septembre, l’eau de la mer, qui avait encore conservé un certain mouvement, gela tout à coup. Le 23, un de leurs compagnons mourut, et ils ne purent lui creuser une fosse dans la terre, tant la terre était dure. Ils l’ensevelirent dans une fente de montagne, près d’une chute d’eau. La semaine suivante, il gelait si fort que, si l’un d’eux, en travaillant, mettait un clou dans sa bouche il ne pouvait l’en retirer sans s’arracher la peau des lèvres. La neige alors tombait à gros flocons; elle ferma bientôt l’entrée de leur hutte, elle couvrit la hutte toute entière : les malheureux ne pouvaient plus sortir. Ils parvinrent cependant à se frayer un chemin à travers ces masses de neige, c’était pour aller chercher le reste de leurs vivres et quelques tonnes de bière et de vin dans leur bâtiment. Mais la bière était gelée; on la coupait par morceaux pour la faire fondre devant le feu, et lorsqu’elle était liquéfiée, elle n’avait plus que le goût de l’eau. La gelée avait fait éclater des tonnes cerclées de fer, et le vin de Xérès même n’avait pu résister à l’action du froid. Quand on essaya d’en tirer quelques gouttes on ne trouva qu’un morceau de glace.
 
Bientôt les derniers rayons d’un soleil sans chaleur, qui de temps à autre projetait encore une lueur fugitive à la surface du ciel, disparurent complètement. Une nuit profonde voila l’espace, et, dans cette nuit froide et sinistre, on n’entendait plus que le gémissement des vents, le craquement du navire qui se brisait entre les glaces et les cris lugubres des ours.
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Au mois de décembre, l’intensité du froid s’accrut encore. Le mouvement de l’horloge, que l’on avait eu soin de placer près du feu, s’arrêta, et l’on eut recours au sablier. Les parois intérieures de la lutte furent couvertes de glace ; le linge, que l’on lavait dans de l’eau chaude, se gelait dès qu’on le retirait de la chaudière, les souliers gelaient sur les pieds. Le feu, dit Gérard de Veer, semblait avoir perdu sa force ; il fallait brûler ses bas pour sentir un peu de chaleur. Les Hollandais mirent chaussure sur chaussure et s’enveloppèrent dans les peaux de mouton, dans des pièces de drap. Mais auprès du foyer leurs vêtemens se couvraient encore de verglas, et, s’ils essayaient de sortir, leurs lèvres, leurs oreilles, leur visage entier, se couvraient de pustules. Pendant plusieurs jours ils restèrent dans leur lit, la tête plongée sous leurs couvertures, et n’ayant d’autre soulagement à leurs souffrances que des pierres qu’ils faisaient chauffer et se portaient l’un après l’autre, à tour de rôle.
 
Le 6 janvier, les malheureux eurent encore le courage de chercher l’ombre d’une fête dans l’horreur de leur situation. Ce jour-là leur rappelait une des joies de leur enfance, une des heures d’oubli passées au foyer de famille. Ce jour-là leurs amis chantaient et riaient dans leurs chères cités de Hollande ; ils voulurent essayer de rire aussi, de célébrer comme ils le faisaient jadis avec abandon et gaîté la naïve fête des Rois. En vue de cette grande solennité, ils avaient fait pendant plusieurs semaines une épargne sur leur ration de vin, ils avaient mis de côté un peu d’huile et leurs deux dernières livres de farine. Avec l’huile et la farine, le Vatel du bord fit d’excellens beignets ; le vin fut apporté en grande pompe au milieu de l’assemblée, on tira au sort à qui serait roi dans cette mémorable soirée, et ce fut un canonnier, dit la naïf narrateur de cette histoire, qu’on proclama roi légitime et absolu de la Nouvelle-Zemble, c’est-à-dire d’un pays qui a peut-être deux dents lieues de long. O douce et touchante puissance des souvenirs de la jeunesse et des charmes de la famille! Dans ce moment-là peut-être, plus d’une femme affligée, plus d’une mère ou d’une soeursœur parlait d’eux, et demandait tristement ce qu’ils pouvaient être devenus; et les pauvres naufragés oubliaient à l’extrémité du monde l’horreur des nuits et des glaces boréales, pour revivre par la pensée dans les lieux qu’ils ne devaient guère espérer de jamais revoir.
 
Dans les premiers jours de janvier, le froid diminua beaucoup. Lorsqu’il y avait un bon feu dans la cabane, oit voyait de grands morceaux de glace tomber des cloisons, mais pendant la nuit tout gelait comme par le passé. Le 24, Heemskeerke et de Veer, étant sortis, crurent voir surgir un côté du globe solaire, et accoururent en toute hâte annoncer à leurs compagnons cette heureuse nouvelle. Trois jours après, l’équipage entier eut la joie de contempler cette clarté vivifiante dont il avait été privé si long-temps. Mais le bonheur des Hollandais fut bientôt troublé par l’apparition des ours, qui s’étaient éloignés dans le temps des longues nuits, et qui revinrent avec les premiers rayons du soleil, plus voraces, plus terribles que jamais. C’étaient chaque jour de nouvelles terreurs, de nouvelles luttes, et nul homme n’aurait osé sortir seul et sans armes, de peur de tomber victime d’une de ces bêtes féroces.
 
Peu à peu cependant il s’opérait un changement notable dans la température, les nuits étaient moins sombres, les brumes épaisses ne voilaient plus que par intervalles la clarté du soleil, et l’espoir rentrait dans tous les coeurscœurs. Déjà les naufragés tournaient avec moins d’anxiété leurs regards du côté de la mer, ils voyaient les montagnes de glace s’amollir, s’affaisser, se fondre, ils se voyaient déjà eux-mêmes montant sur leur navire, et voguant à pleines voiles vers le Zuyderzée.
 
Mais le navire était tellement disloqué, qu’on ne pouvait plus songer à s’en servir. Il fallait essayer de remettre la chaloupe et la barque en état de naviguer, et c’était une rude tache. La petite colonie se composait en tout de seize hommes, la plupart tellement affaiblis par la souffrance et les privations de toutes sortes, qu’à peine pouvaient-ils manier la scie ou la hache. La neige, le froid, ajoutaient encore à la difficulté de leur travail; ils n’avaient d’ailleurs que des instrumens rouillés, des lambeaux d’étoffe pour faire des voiles, et des arbres mal taillés pour faire des mâts. Ils se mirent cependant avec courage à l’oeuvrel’œuvre, car il y allait de leur salut. Leur capitaine disait quelquefois en riant : Il s’agit pour nous de ne pas rester bourgeois de la Nouvelle-Zemble. Et ces paroles ranimaient leur ardeur pour le travail. Quand les deux petits bâtimens furent chevillés et calfatés, la question était de les conduire jusqu’à la mer. C’était une entreprise plus difficile encore. Il fallait s’ouvrir, avec des pioches et des pelles, un chemin à travers la neige et la glace, tirer à force de bras ces lourdes embarcations. Quelquefois, lorsqu’il étaient attelés comme des boeufsbœufs à leur fardeaux, ils voyaient tout à coup se lever sur la grève des ours décharnés et voraces qui s’élançaient vers eux avec la rage de la faim, et alors il fallait en toute hâte quitter la pioche pour la hache et le fusil, et combattre à outrance contre leurs terribles adversaires.
 
Le 13 juin, tous les travaux étaient enfin terminés. Le lendemain on mit à la voile par un vent d’ouest. Un des bâtimens était commandé par Heemskeerke, l’autre par Barentz. Le soir, ils furent tous deux pris par les glaces. Le lendemain, le vent leur ouvrit un passage, ils continuèrent leur route et arrivèrent à un cap qu’ils avaient déjà visité une fois, et auquel ils avaient donné le nom de cap des Glaces. Là les deux embarcations furent de nouveau arrêtées dans une enceinte infranchissable. Barentz, qui depuis long-temps était fort malade, pria les matelots de le tenir un peu élevé sur le pont, afin qu’il pût contempler encore cette côte où il était venu avec tant d’espoir. Il promena autour de lui en silence ses regards languissans, puis pencha la tête sur son sein et mourut, sans faire entendre une plainte, sans pousser un soupir. « Cette mort, dit le bon Gérard de Veer, nous causa une grande affliction, car Barentz était notre principal guide et, pour ainsi dire, le seul pilote en qui nous eussions confiance. Mais nous ne pouvions cependant nous révolter contre la volonté de Dieu. »
 
Le même jour, un des meilleurs matelots mourut aussi. Il n’y avait plus que treize hommes en tout sur les deux frêles bâtimens ; et il fallait faire sans cesse les manoeuvresmanœuvres les plus pénibles et les plus dangereuses.
 
Le 1er juillet, la banquise sur laquelle ils avaient cherché un asile fut tellement heurtée et broyée par les glaces flottantes, que leur dernier reste de cargaison tomba dans l’eau, et que leurs barques couraient risque d’être submergées ; ils se hâtèrent de les traîner de glaçon en glaçon jusque près de la côte, puis ils revinrent chercher leurs provisions. Le 21, ils arrivèrent au-delà du cap Langenes dans une large baie, au bord de laquelle ils trouvèrent du bois et des oeufsœufs d’oiseaux, ce qui fut pour eux un grand soulagement.
 
Il ne leur restait plus que bien peu de vivres; déjà ils en étaient réduits à la plus petite ration : chacun d’eux ne recevait que quatre onces de pain par jour, et ils se demandaient s’il ne vaudrait pas mieux abandonner leurs bâtimens et s’en aller le long des côtes chercher quelque cabane de Samoïèdes, que de poursuivre ainsi à l’aventure une navigation dont ils n’entrevoyaient pas encore le terme. Au moment où ils allaient peut-être prendre un parti désespéré, ils rencontrèrent quelques pêcheurs russes qui leur donnèrent un pain de seigle et une centaine de poissons. Deux jours après, ils en rencontrèrent encore d’autres dont ils reçurent un nouveau secours. Ce qu’ils désiraient surtout, c’était d’obtenir quelque renseignement sur la côte où ils se trouvaient, sur la route à suivre pour arriver dans des parages habités; mais il leur fut impossible de se faire comprendre.
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Dès ce moment, la guerre cessa entre les pêcheurs des différentes nations, mais alors elle éclata au sein même de la Hollande. Une compagnie d’armateurs d’Amsterdam avait obtenu des états-généraux le privilège exclusif de la pêche au Spitzberg, au Groënland et à l’île Jean Mayen, découverte en 1611 par un Hollandais. Le privilège accordé en 1614 fut renouvelé en 1617. Les négocians de la province de Zélande réclamèrent contre ce monopole. Ceux de la Frise, s’appuyant sur une décision des états de leur province, voulurent enfreindre l’ordonnance des états-généraux. De là, des altercations violentes, des rencontres à main armée, et une hostilité permanente qui ne se termina qu’en 1636 par la fondation légale de trois compagnies ayant le même règlement et les mêmes privilèges.
 
Je ne sache rien qui montre aussi vivement jusqu’où peut aller l’amour du gain chez une nation toute commerçante, que l’âpreté avec laquelle les négocians de Hollande se disputaient le privilège d’envoyer chaque année quelques milliers d’hommes affronter la mort pour une chance de bénéfice souvent très incertaine. Dans les parages où on les envoyait poursuivre une proie fugitive, la nature semblait avoir rassemblé tous les périls capables d’effrayer le coeurcœur des plus intrépides; périls de la nuit et de la mer orageuse, des vigueurs du froid et de la contagion du scorbut, périls des glaces fixes ou flottantes et d’une lutte affreuse avec les ours, les morses et les baleines.
 
Chaque année on perdait une partie des équipages envoyés dans ces terribles régions. Les uns avaient été broyés avec leur bâtiment par des montagnes de glace. D’autres, cernés subitement par un rempart infranchissable, étaient morts de froid et de faim. D’autres étaient devenus la proie des ours et des monstres marins qu’ils essayaient de vaincre. Un auteur Hollandais, qui a écrit une histoire détaillée des pêches du nord, raconte d’effroyables naufrages ; il en est un entre autres dont le récit, depuis plusieurs années que je l’ai lu, m’est toujours resté dans l’esprit.
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Dans un tel état de souffrance, la vie était pire que la mort, et plus d’un de ces infortunés, tourmentés par la faim, par la soif, par le froid, étendait vers le ciel ses bras languissans et priait Dieu d’abréger ses douleurs.
 
Le 10 octobre, un vent violent chassa le navire vers la côte; le lendemain, il fut écrasé et submergé; les hommes qu’il renfermait se sauvèrent sur la glace sans vivres, sans ressources et presque nus. Cependant l’espérance que Dieu a mise au fond du coeurcœur de l’homme comme un rayon de lumière pour l’éclairer dans ses nuits de douleur, comme un ressort puissant pour lui rendre la force dans ses heures d’abattement, l’espérance les soutenait encore. Ils se divisèrent en plusieurs bandes et s’en allèrent vers la côte, sautant de glaçon en glaçon, quelquefois obligés de gravir une montagne de glace pour en retrouver une autre un peu plus loin, et quelquefois sur le point de chavirer, soutenus par leurs camarades qu’ils avaient soutenus un instant auparavant. Après tant de dangers et de fatigues, ils atteignirent la côte du Groënland ; ils rencontrèrent de pauvres Esquimaux qui leur donnèrent un généreux secours. Guidés par eux, ils se rendirent aux établissement danois où il trouvèrent la m^me hospitalité et des vivres en plus grande quantité. Les uns partirent avec des bâtimens qui allaient en Danemark, et de là gagnèrent facilement la Hollande. D’autres, oubliant tout ce qu’ils venaient de souffrir, eurent le courage de s’engager sur un navire qui devait hiverner là et entreprendre la pêche de la baleine au printemps. Ils ne retournèrent dans leur patrie que l’année suivante.
 
Les équipages des navires écrasés par les glaces se composaient de quatre cent cinquante hommes ; cent quarante seulement parvinrent à se sauver.