« L'école française en 1835 - salon annuel » : différence entre les versions

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[[Charles Lenormant]]
 
Gardez-vous de réclamer contre les ''salons annuels'' : si la peinture parvient à se relever parmi nous, elle le devra peut-être à ce mode d'exposition. En demandant que les époques fussent ainsi rapprochées, on a voulu que les arts du dessin devinssent une habitude et non plus un accident dans la vie publique. L'Opéra français est ouvert toute l'année : les représentations de l'Opéra italien, les concerts, se succèdent pendant six mois; le musicien est par conséquent sans cesse en présence du monde qui le juge et le fait vivre, et vous voudriez que, suivant l'ancienne habitude, la peinture ne se montrât au jour qu'à des intervalles éloignés, irréguliers même; vous prétendriez qu'il en fût du salon comme des éruptions du Vésuve : un beau spectacle, mais que les voyageurs de tous les ans n'ont pas la chance de rencontrer ! Je sais tout ce qu'on reproche à l'exposition annuelle, la multiplication indéfinie des tableaux, la précipitation des artistes, la tendance commerciale des arts : mais a-t-on le droit d'attribuer de tels résultats à une si petite cause? Si le nombre des tableaux augmente dans une progression qui semble indéfinie, c'est qu'on en vend toujours davantage; est-ce donc un mal qu'il se place beaucoup de tableaux, et n'y a-t-il que les mauvais qui se vendent? On ne cite que les exemples fâcheux, les succès d'emprunt de certains portraitistes, la vogue passagère de certaines peintures, et l'on ne songe pas que jamais les hommes d'un vrai talent n'ont trouvé dans la société plus de ressource; on ne réfléchit pas que tout ce qui, bon ou mauvais, établit de plus en plus les arts dans les moeursmœurs, est une conquête pour leur prospérité.
 
Quant à la précipitation que mettent certains artistes à terminer les ouvrages qu'ils destinent au salon, il ne me semble pas que ce mal soit nouveau : en tout temps, nos peintres ont préféré le chemin du lièvre à celui de la tortue. Quand le salon ne s'ouvrait que tous les deux ou trois ans, j'en ai connu beaucoup, et des meilleurs, qui ne s'inquiétaient de leurs tableaux qu'un mois avant l'ouverture : j'en ai vu même qui ne pensaient à exposer qu'après la réussite de leurs rivaux. N'oubliez pas qu'alors le salon durait au moins six mois, pendant lesquels la physionomie de l'exposition se renouvelait trois fois de fond en comble; pendant ces six mois, on expédiait plus de peinture qu'on ne l'avait fait durant les deux années précédentes. Le salon annuel nous a délivrés de ces paroxysmes de production : la sévérité avec laquelle on a maintenu la règle qui défend l'introduction de nouveaux ouvrages après l'ouverture, n'a pas produit de moins salutaires effets : aujourd'hui l'existence d'un artiste ne dépend pas d'un pair ou non dont la chance ne s'offrait que trois fois en dix ans. N'est-on pas prêt au jour marqué? on se console par la pensée qu'une année de plus ramènera l'occasion de se produire. Le grand jour de la publicité fait-il voir qu'on s'est trompé de route? A dix mois la revanche, et que tout soit dit! Quant aux hommes qui, préoccupés d'un but sérieux, filent une toile plus lente, aux peintres d'histoire, aux statuaires, ils se garderont de moins en moins d'agir comme a fait cette année M. Brunet, l'auteur de ''l'Exorcisme de Charles II'', d'improviser en peu de jours une toile de vingt pieds, et d'ajourner ainsi de gaieté de coeurcœur des espérances bien légitimement conçues. Ils s'apercevront au contraire qu'on gagne à ne pas solliciter chaque jour la renommée; qu'il vaut mieux faire regretter son absence, que d'importuner les gens par de trop fréquentes visites. Enfin, les meilleures innovations ont leur expérience à faire : le système des salons annuels, pour en être à son début, ne me semble pas produire de si mauvais résultats.
 
Un autre avantage qu'on ne peut contester au salon annuel, c'est de varier la physionomie des expositions. On ne verra, par exemple, reparaître ici presque aucun des noms qui l'an dernier excitaient de si vives querelles. Alors MM. Ingres et Delaroche avaient divisé les arts en deux camps; et l'opinion profitait, ce me semble, de l'exagération mutuelle des partis. Cette fois, le nom de M. Ingres, ne figure pas au livret, et l'on nous fait craindre que ce silence ne soit désormais obstiné. On prête à l'Achille moderne des projets, non de repos, mais d'éternelle colère. On sait que, dans l'intervalle du salon dernier à son départ pour Rome, M. Ingres a exécuté une tête de Christ et un portrait de M. le comte Molé : le portrait de M. Molé, que beaucoup de personnes ont été admises à voir, a fait grande sensation dans le monde des arts. On s'attendait au renouvellement du succès qui accueillit le portrait de M. Bertin l'aîné ; mais l'artiste s'est refusé à ce que son oeuvreœuvre franchît le seuil du Louvre, et le public en est réduit à croire sur parole une renommée trop unanime pour qu'on la craigne partiale. Il est possible que le succès du ''saint Symphorien'' n'ait pas répondu à toutes les espérances de M. Ingres : on pourrait croire que la franchise de certaines critiques, franchise d'autant plus confiante qu'elle s'alliait à un sentiment plus vif d'admiration, ait ouvert une blessure momentanée dans une ame démesurément impressionnable; mais la mauvaise humeur, si justifiée qu'on la suppose, devait s'en tenir à ses premiers effets. M. Ingres n'a pas le droit de bouder un public qui l'admire, ni de dénier une opinion qui le comprend. La retraite est salutaire à qui sent sa main trembler, sa vue s'affaiblir; mais dans l'âge de la production et des succès, quand on est un des premiers artistes de son temps et de son pays, on ne fait pas de la peinture pour sa propre satisfaction; on est comptable de ses ouvrages à l'opinion publique; le salon est la barre du tribunal devant lequel il n'est pas permis de faire défaut.
 
Privé de ces illustrations de premier ordre, le salon de 1835 n'en offre peut-être qu'un champ plus curieux à l'observation. On remarque une rénovation heureuse de physionomie dans les sommités de l'exposition. Ainsi les noms que nous citerons en première ligne sont peut-être tout-à-fait nouveaux à la plupart de nos lecteurs; c'est d'abord, avec M. Ary Scheffer, M. Bouchot, M. Forestier ; c'est en même temps M. Champmartin, reparaissant avec éclat parmi les peintres d'histoire : M. Louis Boulanger, M. Gigoux ont fait de grands efforts, en partie couronnés de succès ; M. Vinchon s'est acquitté avec quelque bonheur d'une tâche difficile, et M. Lehmann s'est signalé par un début du plus heureux augure; dans la peinture anecdotique ou de demi-caractère, nous trouvons MM. Schnetz et Lugardon assez près de M. Delaroche. Parmi les peintres de scènes familières, il nous faudra bien accoler quelques noms modestes à celui de M. Biard, ce nouveau colosse de la caricature. En marine, M. Lepoittevin prend une revanche sérieuse de nos critiques passées. Pour les animaux, M. Brascassat rappelle le Paul Potter, moins la couleur, il est vrai, et la naïveté. En fait de portraits, outre les ouvrages toujours si distingués de M. Champmartin, nous trouvons un certain nombre de morceaux frais, fins et solides, à opposer aux succès bourgeois de M. Dubufe et aux fusées de M. Lépaulle. Le paysage présente un magnifique développement de promesses acquittées et d'espérances à concevoir; c'est dans le paysage que la marche de l'école nous semble à la fois la plus indépendante et la plus avancée. A côté des noms déjà bien appréciés d'Aligny, de Cabat, de Corot, de Paul Huet, ceux de MM. Bodinier et Marilhat réclament une place d'honneur. La peinture d'intérieur n'est plus le monopole de Granet; grace aux efforts de MM. Aurèle Robert et Perrot, elle a quitté la route fausse de Bouton, imparfaitement modifiée par Dauzats; elle est redevenue aussi réelle, aussi simple que la peinture de paysage ; enfin, au-dessus de ce microcosme de la miniature, de l'aquarelle et du lavis, monde que nous abandonnons de grand coeurcœur à son ''train-train'' de petites ventes et de modestes leçons, nous voyons surgir les portraits de Mme de Mirbel, produit d'un talent toujours plus pur et plus brillant, et qui se classe à part par sa direction vraie et sérieuse.
 
Mais avant d'en venir à l’examen détaillé de ces ouvrages qui dominent l'exposition, il est bon de jeter un coup d'oeil sur la direction actuelle de la peinture en France, d'indiquer ses rapports et ses dissemblances avec le passé, et de lui montrer, s'il est possible, son avenir. La critique n'a plus le droit d'aborder un tel examen d'une façon spéculative, depuis que de force on l'a intéressée dans la question ; car la critique partage avec le salon annuel la responsabilité de tout ce qui se fait de mal aujourd'hui dans les arts. Au dire de bien des gens, la critique a détruit l'autorité des écoles et brisé l'indépendance des arts; c'est en faisant trop d'attention à des conseils dirigés dans des vues toutes littéraires que les peintres se sont embarrassé l'esprit d'une foule de pensées nuisibles au but de leur art. La critique n'a point respecté les vieilles gloires, elle en a créé de nouvelles à bon marché; elle a fait un pêle-mêle d'idées et de systèmes, dans lequel les jeunes têtes ont perdu de vue leur chemin. Ce n'est ni de la mauvaise foi, ni même de l'ignorance, qu'on reproche à la critique : on lui en veut de sa prétendue puissance seulement ; on trouve mauvais qu'elle puisse quelque chose.
 
Quand il s'agit de distribuer les reproches entre les parties intéressées, on ne peut rejeter tout le fardeau sur l'épaule de son voisin; il faut se reconnaître coupable d'une portion du péché, il faut se croire une grande puissance, et s'en défier en même temps. Toutefois, nous n'avons le droit de nous trouver ni si forts, ni si coupables. Le mouvement actuel des arts s'accomplit sous une impulsion qui atteint le monde entier de l'intelligence. La foi ne préside plus à l'invention; tout aujourd'hui ressort de l'examen, et le propre de l'examen est de créer la discorde. Nous avons connu un temps où l'on pouvait encore jurer sur la parole du maître : David régnait en despote sur les arts, il faisait voir à tous exactement comme il voyait lui-même. Peu importait alors que l'accaparement des conquêtes eût entassé dans le Louvre mille chefs-d'oeuvreœuvre divers; tous les artistes envisageaient ces chefs-d'œuvre à travers le même prisme; les amateurs passionnés de telle ou telle peinture formaient des centres à part qui n'agissaient en rien sur la manière de voir des artistes de profession. Après cette époque, et la retraite du maître, et la mort ou l'affaiblissement de ses principaux élèves, est venu le grand mouvement des études historiques. Pour la première fois peut-être, les oeuvresœuvres de l'art ont été jugées, non suivant une théorie absolue, mais eu égard aux temps, aux lieux et aux influences de toute espèce. L'éclectisme a d'abord envahi la critique; puis il a gagné les artistes eux-mêmes, et le temps de la réforme (je dis ''la réforme'' dans le sens historique et religieux) est venu.
 
Remarquez qu'à cette époque, et bien avant qu'il ne fût question de la puissance de la critique, les écoles un peu compactes qui subsistaient encore, s'étaient déjà fondues d'elles-mêmes; sous l'influence de Géricault, le ''romantisme'' avait pris pied dans l'atelier de Guérin, 1e pur et timide classique. Quand la jeune armée, conduite par les Delacroix, les Scheffer, les Sigalon, les Champmartin, donna pour la première fois au salon, la plume spirituelle qui secondait le mouvement d'attaque dans les colonnes du ''Constitutionnel'' n'était encore que la plume d'un secrétaire écrivant sous la dictée des artistes rénovateurs, colorant leurs idées, mais n'en produisant aucune de son chef. Après la déroute de l'atelier de Guérin, celui de M. Gros fit encore quelque temps bonne résistance, et se vengea du salon en couvrant des couronnes académiques les jeunes peintres fidèles aux saines doctrines ; mais la désunion se glissa là comme ailleurs, et M. Gros ferma son atelier dans un accès de douleur et de découragement. Je ne parle pas de la tentative malheureuse que fit M. Hersent pour se donner de bons élèves au lieu de produire de bons tableaux, ni de l'atelier de M. Lethière, lequel vécut petitement à côté des ateliers plus nombreux jusqu'à la mort du professeur, atelier, du reste, auquel le succès de M. Bouchot vient de donner une illustration tardive; car il n'est ici ques¬tion que de ceux qui ont joué un rôle puissant et étendu dans l'é¬cole. Ce qui est incontestable, c'est qu'avant que la critique ne fût devenue une espèce de puissance, il n'y avait plus de religion, de symbole commun dans les arts, et cela par des causes auxquelles la critique n'a que faire.
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Le ''Samaritain'', le ''saint Jean, Marceau, Françoise'' surtout, voilà sans doute des ouvrages très recommandables; je n'ai pas besoin toutefois d'avertir qu'il manque à l'exposition un tableau du premier ordre. Sans le style, il n'est pas de véritable peinture d'histoire, et les quatre tableaux que je viens d'examiner pèchent tous plus ou moins par le style. Cette réflexion me fait donner le pas cette année au paysage sur la peinture d'histoire. Mais ici je rencontre une difficulté qui pourrait arrêter ma plume, si je n'étais soutenu au fond de l'âme par une ferme conviction. Le paysage est une partie de l'art dans laquelle la discorde des opinions est flagrante; non-seulement les peintres se précipitent dans les routes les plus opposées, mais encore l'opinion qui les juge se partage en une multitude effrayante de contradictions ; autant de têtes, autant d'avis; personne ne s'entend; c'est une véritable tour de Babel.
 
Je sais des gens qui trouvent un moyen bien simple pour expliquer cette discordance : c'est de déclarer le paysage une chose absurde ''à priori''; et je l'avoue, plus j'y réfléchis, moins je me sens en état de combattre une si singulière opinion. Quand je songe à ce qu'il faut de concessions de la part de notre esprit, et d'habitude de la part de notre oeil, pour reconnaître un espace immense, l'horizon, la mer, les montagnes, sur les cinq ou six pieds carrés d'une toile, je me demande s'il peut résulter d'une telle convention une impression positive, si le jugement que nous portons de la manière dont la nature a été imitée n'est pas nécessairement aussi arbitraire que le mode lui-même de l'imitation. Je n'ignore pas qu'en remontant à la source de l'art, la même observation s'applique à toute espèce de peinture. On sait qu'un portrait, présenté aux regards d'un homme qui n'en a jamais vu, ne produit sur lui aucune impression distincte. Le Turc, un peu plus avancé que le sauvage, comprend le contour; mais l'ombre lui fait l'effet d'un trou, et la demi-teinte lui paraît une tache. Toutefois, si vous rassemblez dans nos pays civilisés un certain nombre d'hommes d'une éducation nulle ou vulgaire, si vous offrez à leurs regards une peinture dont le sujet soit accessible à leur intelligence ou de nature à émouvoir leur ame, vous verrez ces hommes s'accorder dans l'impression que produira sur eux cette peinture : mais essayez d'appliquer une expérience semblable au paysage ; choisissez dans les Poussin, les Claude, les Ruysdaël, l'ouvrage qui vous semblera le plus harmonieux, le plus séduisant et surtout le plus vrai; puis amenez devant ce paysage les pâtres qui l'habitent, les voyageurs qui le côtoient cent fois par an , pas un ne reconnaîtra le site, pas un n'en recevra la moindre impression ! Que si, traversant les rangs de la société instruite, qui avoue naïvement sa complète indifférence, vous remontez jusqu'aux artistes, en trouverez-vous un sur dix dont les opinions, sur le paysage, vous semblent autre chose qu'un reflet de ses premières habitudes? J'ai de fortes raisons d'en douter. En fait d'art, nous autres modernes, nous n’avons certainement inventé que deux choses, le paysage et l'harmonie; quant à l'harmonie, les trois notes de l'accord parfait semblent une horrible dissonance aux sept huitièmes de l'espèce humain; quant au paysage, la plupart des hommes n'y voient pas des images plus distinctes que nous n'en apercevons tous dans les nuages ou dans les noeudsnœuds d'une racine de buis. Et pourtant nous osons dire aux paysagistes : Ceci est bien, ceci est mal; voici la bonne et la mauvaise route!
 
Ce ''memento'' de l'incertitude fondamentale de nos jugemens en matière de paysage me semble bien nécessaire pour nous inspirer de la tolérance à l'égard des jugemens d'autrui. Une seule chose, dans ce dédale d'opinions, me semble évidente, c est que le paysage ne tient à l'art que par l'impression que la nature inanimée produit sur notre ame, et par la vie, la passion que nous prêtons en revanche à cette nature. L'habitude que nous nous sommes faite d'écrire nos propres pensées dans tout ce qui frappe notre vue, donne une signification positive aux moindres objets. Le paysan, qui n'a jamais détourné ses yeux du sol arrosé de ses sueurs, ne sait ce que nous voulons dire quand nous lui parlons d'un paysage gai ou d'un paysage triste; et nous, nous ne savons que répondre au peintre, quand le paysage qu'il nous offre n'exprime ni tristesse ni gaieté. Réduit à la tâche d'imitation matérielle, quand cette imitation en elle-même est quelque chose de si convenu, le métier de paysagiste est ce qu'il y a de plus puéril en ce monde autant vaut coller des bandes de drap sur un plan en relief, ou enfeuiller les arbres avec du papier vert. Ce travail-ci vaut l'autre.
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Laissons donc de côté les imperfections extérieures de la peinture de M. Paul Huet, et remontons, s'il se peut, jusqu'au principe de cette peinture. Ou M. Huet n'a pas assez vu, ou son organisation ne se prête pas assez à refléter des impressions d'un ordre varié; dans tous les cas, c'est un paysagiste incomplet. Il ne sait faire résonner qu'une seule corde, la corde triste et pauvre de nos climats et de nos plaines : pour lui, la magnificence de la nature est dans les arbres d'un parc; les souffrances de la nature, dans la pluie qui bat une chaumine. Le ciel limpide, la mer bleue, les rochers incandescens, toutes les richesses et les graces de la nature méridionale sont pour lui comme si elles n'existaient pas. Un nuage plat s'abattant sur une déclivité molle et indécise, une ombre froide sous des arbres moussus, des mares vertes et dormantes, voilà ce que M. Paul Huet comprend, ce qu'il rend avec un sentiment monotone, mais vrai, poétique. Sous ce point de vue, sa ''Soirée d'automne'' renferme des parties vraiment admirables, et qui doivent lui gagner les suffrages de ceux même auxquels une direction toute différente d'idées rend très difficile l'intelligence de ce genre de peinture.
 
En me voyant circonscrire ainsi le talent de M. P. Huet, il ne faut pas croire que j'oublie les tentatives que ce peintre a souvent faites pour dépasser les bornes de sa spécialité. C'est l'issue même de ces tentatives qui le ramène à ses sujets favoris : une domination plus étendue dans le royaume du paysage lui plairait sans doute; mais un vol si haut le fatigue, et il se rabat bientôt dans ses broussailles. M. Corot revient aussi cette année d'un monde pour lequel il n'est pas fait, et il se rencontre avec M. Huet à la croisée du chemin; M. Corot a quitté, de guerre lasse, les chemins creux et les clairières de nos bois; il a revu l'Italie : il a retrouvé ces vastes horizons dont il rend si bien la limpide reculée, et son talent, tant soit peu fourvoyé, lui est fidèlement revenu. M. Corot aussi, sous quelques rapports, ne parle la langue du paysage qu'en bégayant : sa touche est toujours lourde et matte; la souplesse, l'humidité, le charme de la nature, lui sont comme étrangers. Pour que son talent se manifeste avec éclat, il lui faut un sujet comme celui qu'il a choisi cette année, une ''Agar abandonnée dans le désert''. Ici l'aspect général ne saurait être ni trop uniforme ni trop désolé : le paysage de M. Corot a quelque chose qui serre le coeurcœur avant même qu'on se soit rendu compte du sujet. C'est là le mérite propre au paysage historique, c'est-à-dire l'harmonie du site avec la passion ou la souffrance que le peintre y veut placer. C'est comme un orchestre dramatiquement instrumenté sous des chants expressifs. Si, comme il arrive souvent dans l'école allemande, l'orchestre a plus d'importance que le chant, un opéra ainsi conçu est la contre-partie exacte du paysage historique. On passe à un homme tel que M. Corot la faiblesse de ses figures, comme on excuse dans le ''Fidelio'' de Beethoven la brièveté des mélodies: seulement il faut que les figures du paysagiste soient à leur place, et qu'elles disent bien ce que le peintre a voulu leur faire dire. Sous ce rapport, M. Corot est irréprochable : je trouve une simplicité non cherchée, une naïveté véritable, dans la manière dont il a fait planer en l'air, comme un oiseau, l'ange que Dieu envoie au secours d’Agar. La scène, belle de caractère, bien entendue de perspective et de dégradation, se termine par d'admirables plans de montagnes que surmonte un ciel lumineux. M. Corot a deviné l'analogie de certaines parties de la Maremme de Toscane avec les paysages orientaux : il a suivi l'exemple du Poussin, qui savait fondre les détails de la campagne de Rome dans les lignes des croquis qu'on lui apportait de l'Asie. Mais tout ce mérite, je dois en convenir, M. Corot l'eût démontré bien plus clairement au public, s'il ne s'était pas obstiné à faire les terrains du même ton que les rochers, à épaissir outre mesure les ombres portées, à donner à tous ses arbres un feuillage de ''cochlearia''.
 
Sous ces rapports essentiels d'imitation, M. Aligny se montre cette année bien en avant de M. Corot; la jolie ''Vue de Civitella'', qu’on voit à l'entrée de la grande galerie, participe encore de la manière vague que jusqu'à ce jour M. Aligny avait conservée dans ses premiers plans. La ''Vue d'Amalfi'', à laquelle on peut reprocher un ton trop rosé dans la partie du tableau qui reçoit la lumière, montre chez M. Aligny un progrès notable d'exécution. Les deux arbres de droite sont aussi bien conçus, aussi élégamment exécutés, que M. Boguet aurait pu le faire, il y a vingt-cinq ans, dans ses meilleurs dessins. Les rochers du premier plan, reflétés dans la demi-teinte, sont rendus avec une finesse et une précision merveilleuses : que M. Aligny applique ces qualités nouvelles de son pinceau à un ouvrage important, et l'on verra si le public pourra supporter encore les premiers plans, comme en fait l'école routinière, crépis au plâtre neuf, sur un fond de cirage à l'anglaise.
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J'attendrai, pour m'occuper sérieusement des peintres de marine, qu'un retour à la vérité forte se soit manifesté parmi eux. M. Gudin est toujours le Gudin d'autrefois; M. Garneray se montre inégal; les progrès de M. Mozin sont sensibles : il y a transformation complète chez M. Lepoittevin dont les eaux et le ciel sont vraiment très beaux : seulement n'oublions pas que M. Lepoittevin avait à revenir de loin, et qu'il n'est encore qu'à moitié de la route.
 
M. Granet, M. de Forbin, M. Dauzats, ont gardé leurs positions; M. Perrot s'est porté en avant : sa vue intérieure du ''Campo Santo'' de Pise est non-seulement un chef d'oeuvreœuvre de patience, un véritable monument d'exactitude; c'est aussi un excellent tableau, un tour de force de perspective aérienne, et dont l'illusion vaut celle des dioramas. Une couleur plus ferme, un dessin plus hardi, se révèlent dans ''le Baptistère de Saint-Marc à Venise'', peint par M. Aurèle Robert; on voit de plus dans ce tableau des figures bien éclairées, bien disposées, et d'un beau caractère. M. Aurèle Robert s'est créé du premier coup une spécialité dans laquelle il lui manque peu pour devenir un maître.
 
Je me laisserais plus facilement aller à ma sympathie pour M. Brascassat, si l'éclat de son exécution, et la force de modelé qu'il donne à ses animaux, compensaient pour moi l'abus que ce peintre fait des teintes neutres. Les teintes neutres sont à la véritable harmonie des tons ce qu'un fantôme est à un corps. Cette observation n'empêchera pas le taureau de M. Brascassat de produire partout et long-temps un irrésistible effet.
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Avec M. Lehmann nous aimons à citer Mlle Ellenrieder, dont les tableaux ne peuvent être considérés que comme des études d'après les maîtres, mais chez laquelle il faut reconnaître un goût de dessin admirable et un sentiment d'une extrême pureté. M. L. Boulanger est aussi revenu à l'imitation des maîtres vénitiens, dont il exposa pour son début un brillant pastiche. Autrefois, M. L. Boulanger ne voyait les Vénitiens que par l'épiderme du ton; aujourd'hui il les imite dans la forme et la tournure. Quand nous voyons un homme tel que M. L. Boulanger, appelé tôt ou tard à prendre un rang élevé dans l'art, revenir sur ses pas, tenter sur lui-même un nouvel essai de réforme, quelque incomplet que cet essai nous paraisse, nous admirons une semblable persévérance, nous y reconnaissons un gage d'avenir. Le malheur est qu'un peintre soit en quelque sorte obligé d'exposer le fruit de toutes ses tentatives. J'aurais voulu, pour M. Boulanger, qu'il pût apporter sous son bras la ''Judith'' et le ''Prophète'', les accrocher furtivement un quart d'heure, et se dire : Je marche, mais je n'arrive pas encore.
 
On sait gré à M. L. Boulanger d'avancer; on remercierait volontiers M. Schnetz de ce qu'il veut bien se soutenir. Se soutenir, pour M. Schnetz, c'est faire un tableau d'une couleur franche, d'une composition heureuse, et dans laquelle se trouve une figure d'une expression miraculeuse : c'est celle de la jeune fille malade, que la vieille mère couvre de son corps, pour la défendre des attaques d'un de ces Allemands qui pillèrent Rome en 1527, à la plus grande gloire de l'empereur Charles-Quint. Heureusement que ce reître est ivre-mort, sans cela nous en voudrions à M. Schnetz du choix d'un pareil sujet. Cette figure d'ivrogne me rappelle, je ne sais pourquoi, la ''Vieille folle'', que M. Pigal a si drôlement représentée, serrant, avec une énergie ''michelangesque'', son bancal de mari entre deux portes. Je puis réparer ainsi un oubli grave que ce dédale de tableaux m'a fait commettre. M. Biard, dont la marche, il y a deux ans, nous semblait indécise entre Robert et Charlet, paraît s'être décidée pour la voie la moins sérieuse. Son ''bon Gendarme'', son ''Apprenti barbier'', arrachent le rire comme les meilleurs J. Steen; ces deux petits chefs-d'oeuvreœuvre sont de plus touchés avec délicatesse. M. Biard comprend tout ce que ce genre de peinture exige de finesse dans l'exécution. J'aime beaucoup moins la ''Traite des Nègres'', tableau dans lequel M. Biard a procédé par accumulation comme Hogarth. Ce n'est pas que je ne reconnaisse, sous un aspect gris et lourd, un grand mérite de dessin et d'expression dans ce tableau: je me plains seulement de ce que la représentation d'un sujet si odieux amuse ma vue sans émouvoir mon ame. J'ai beau faire, la ''Traite des Nègres'', avec ses horreurs d'esclaves martyrisés et garottés, ne fait l'effet d'un pendant aux ''Comédiens ambulans'' du même peintre.
 
C'est aussi par le défaut d'une expression profonde, ou plutôt par l'absence d'un mérite saillant au milieu de beaucoup de qualités estimables, que pèche le tableau de M. Vinchon, destiné à la chambre des députés, et représentant Boissy d'Anglas devant la tête de Féraud. Je n'en suis pas moins émerveillé qu'un résultat si satisfaisant, quoique presque négatif, ait pu sortir du mode détestable, et nous l'espérons, à tout jamais abandonné, des concours. M. Gigoux n'est pas un artiste négatif, tant s'en faut! c'est encore un de ces hommes dont la marche nous échappe, et dont les progrès nous confondent. Depuis que M. Gigoux expose, nous avons vainement cherché à découvrir une qualité vraie chez ce peintre, notre espérance a toujours été déçue, et pourtant M. Gigoux a marché. Aujourd'hui la ''Communion de Léonard de Vinci'' nous démontre que personne n'est plus en état que M. Gigoux de conduire à bien et sans embarras une vaste machine pittoresque. Ce point accordé, il est inutile, je pense, de relever le dessin maniéré et souvent grotesque de M. Gigoux, le galbe pesant de ses figures, le ''lazzi'' constant de l'expression. Un seul reproche domine ici tous les autres, et condamne le tableau. Je ne blâme pas seulement M. Gigoux d'avoir traité ce sujet dans une manière antipathique à celle de Léonard; à mon sens, M. Gigoux devait choisir un saint dans sa religion, peindre la mort du Josépin ou l'apothéose de Piètre de Cortone. C'est l'inconvenance radicale de la conception que j'attaque; cette inconvenance me semble effacer tout le mérite qu'on peut reconnaître à l'exécution. Quoi ! l'histoire vous dit que Léonard a voulu, par respect, recevoir le saint sacrement hors de son lit, et vous me montrez un vieillard à moitié nu, que deux portefaix (dont l'un se nomme François Ier) traînent à bas de son lit comme s'ils voulaient le jeter à la porte ! J'engage ceux qui seraient tentés d'admirer le tableau de M. Gigoux à relire attentivement cette phrase de Vitruve : « Pour moi, je crois que l'on ne doit point estimer la peinture si elle ne représente pas la vérité; ce n'est pas assez que les choses soient bien peintes, il faut aussi que le dessin soit raisonnable, et qu'il n'y ait rien qui choque le bon sens. »
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Si le public était en goût de s'occuper de la gravure en médailles, j'appellerais son attention sur les travaux de M. Bovy, qui a le mérite de ne pas désespérer d'un art à peu près effacé de nos moeursmœurs. Les ajustemens nouveaux qu'a risqués dans le cadre de ses médaillons M. Barre père, artiste dont la réputation est solidement établie, pourraient donner lieu à quelques développemens d'une critique spéciale. La gravure à la manière noire nous offre quelques excellens ouvrages de M. Prévost. Dans la gravure au burin, décidément abandonnée à son sort par l'indifférence du gouvernement, les noms de M. Girard et de M. Leroux se présentent à notre mémoire. L'ouvrage capital de M. Leroux est une ''Léda'', d'après un prétendu tableau de Léonard de Vinci; c'est la plus grande planche sur acier qui ait encore été exécutée. M. Leroux a trouvé dans l'emploi de ce procédé des ressources d'effet toutes neuves, et dont il s'est habilement servi. M. Richomme, dans son admirable planche de ''Henri IV jouant avec ses enfans'', d'après M. Ingres, a donné une digne soeursœur à celle ''d'Adam et Ève'', d'après la fresque de Raphaël. Nous y retrouvons, avec plus d'expérience, le graveur pur et harmonieux qui recueillit alors de si justes applaudissemens.
 
Mais, je le sais, on fatigue aisément le lecteur par une nomenclature qui pourtant ne dépasse pas les bornes de la plus stricte impartialité. Il me tarde d'ailleurs de parler du dernier tableau de Léopold Robert. Ce tableau, qu'on devait voir au salon, n'étant arrivé qu'après l'expiration du terme de rigueur, est devenu l'objet d'une exhibition particulière. La mort récente de l'artiste, et les circonstances de cette mort, redoublent l'intérêt qu'excite son dernier chef-d’œuvre. Il n’appartient à personne, encore moins à ceux qui ont aimé la personne du peintre, et admiré l’extrême pureté de son caractère, de scruter les causes d’un tel suicide, ni d’en juger l’intention. Robert emporte avec lui le secret de ses chagrins, secret qui peut-être ne sera jamais pénétré. Mais son tableau reste, et joint à vingt autres tableaux tous vraiment supérieurs, il assure à l’homme qui les a produits une des gloires les plus durables de notre école.
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Le tableau des ''Pêcheurs de l'Adriatique'' appartient à une série d'ouvrages dans lesquels Robert s'était proposé de parcourir le cercle des saisons en Italie. Le premier qu'on a vu, c'était l'automne; Robert avait réalisé cette saison par une scène de vendanges des environs de Naples. Ce tableau, connu sous le nom du ''Retour de la madona dell'Arco'', appartient au public; on le voit dans la galerie du Luxembourg. En représentant ''l'Arrivée des moissonneurs dans les Marais Pontins'', Robert exprima l'été; ce second tableau appartient au roi : on a cessé de le voir depuis son apparition au salon de 1831. Le peintre a voulu cette fois rendre le caractère poétique de l'hiver en Italie. Ce troisième ouvrage, d'une dimension supérieure au précédent, qui lui-même était plus grand que le premier tableau, vient d'être acquis par un particulier; il est à regretter qu'on ne se soit pas arrangé d'avance pour que les ''Saisons'' de M. Robert fussent réunies dans une des salles du Luxembourg. Plus tard, elles n'auraient pas été déplacées à côté des ''Saisons'' du Poussin.
 
On sait le principe sur lequel repose toute la peinture de Robert : il remonte aux usages naturels comme à la source de toute poésie ; il fait voire l’homme dans ce qu’il a pu conserver des traces de son développement primitif ; le combat des affections inhérentes à l’homme avec ses besoins, tels que les climats et les lieux les modifient, est l’élément dont il tire les beautés de l’art en les élevant jusqu’à l’expression la plus grandiose. Parmi les conditions du poème dont le nouvel ouvrage de Robert est comme le troisième chant, l’une des plus nécessaires est l’harmonie du site avec le caractère de la saison. Léopold Robert s’est fidèlement confirmé à cette loi. Une plage grise et nue au milieu des mornes lagunes de Venise, est le lieu qu’il a choisi. Nous sommes ici déjà loin des palais de Venise et de ses places de marbre, si magnifiques encore dans leur désolation ; le peuple que Robert représente est le peuple vif, simple et gracieux dont Goldoni a reproduit les moeursmœurs et le langage dans sa comédie vénitienne des ''Baruffe Chiozzotte'', idylle digne de Théocrite, noyée au milieu de deux cents pièces toutes farcies de poudre, de perruques et de paniers. Chiozza est encore une trop grande ville pour la muse de Robert; elle s'est réfugiée dans le pauvre village de Palestrina, entièrement habité par des pécheurs.
 
Le moment choisi par le peintre est celui qui précède immédiatement le départ pour la pêche de long cours. Le ciel est gris et sans présages ; un regard exercé pourrait peut-être y lire le vague pronostic d'un gros temps. C'est pour cela, ou peut-être seulement à cause des périls de cette mer pendant la mauvaise saison, que tant de tristesse est répandue sur la scène, et surtout sur les groupes des femmes à la gauche du spectateur; une vieille assise semble craindre de ne plus vivre quand les pêcheurs reviendront; une jeune femme qui porte un enfant dans ses bras, pleure en dedans; une toute jeune fille, auprès d'elle, exprime seule, par sa physionomie ouverte et curieuse, l'insouciance naturelle à son âge. Ces trois personnages sont abrités par une muraille, tapissée d'une vigne jaunie, et sur laquelle un rayon du soleil vient mourir; de l'autre côté, c'est la barque dont une partie de l'équipage hisse la vergue et prépare les agrès. Au milieu du tableau, le patron distribue des ordres; deux jeunes garçons l'accompagnent; l'un d'eux, à qui l'on a confié la madone de la poupe, et la lanterne qui doit brûler aux pieds de cette madone, part évidemment pour son premier voyage; son visage, rayonnant de fierté et de joie, offre un contraste heureux avec l'expression triste ou indifférente du reste des assistans. Au-delà est un vieillard qui porte des courges pour la provision de la barque; son âge l'exclut d'une vie de fatigues et de dangers. Dans cette suite de travaux, que les générations se lèguent l'une à l'autre, il représente l'anneau qui va se briser au bout de la chaîne; l'enfant qui porte la madone renoue cette chaîne à l'extrémité opposée. Plus près du spectateur et à sa droite sont deux matelots, l'un debout, l'autre assis; leurs traits sont sérieux sans se crisper jusqu'à la tristesse; leur âme n'éprouve ni confiance puérile, ni vaine inquiétude : c'est l'équilibre de sentimens et d'impressions nécessaire à l'âge viril; quand l'homme accomplit sa plus large part des devoirs matériels de son espèce. Pour compléter ce tableau d'une même situation agissant diversement sur toutes les nuances d'âge et de sexe, Robert a représenté au premier plan; entre les groupes de femmes et de pêcheurs, un adolescent roulant des filets avec un sérieux presque important : ce n'est plus la gloriole de l'enfance qui se croit utile à quelque chose; ce n'est pas encore la confiance de l'homme fait, certain qu'on a besoin de lui. Au fond du tableau d'autres pêcheurs dérivent déjà vers la mer : leurs femmes les attendent au passage, sur le bord du canal, et montrent leurs enfans en signé d'adieu.
 
Le jugement public décidera si, dans cet ouvrage; le peintre de l'Adriatique a surpassé celui des Marais Pontins; ce que nous pouvons affirmer, sans crainte d'être démenti par personne, c'est que l'exécution de Léopold Robert s'était remarquablement, améliorée sous le rapport de la force et de l'habileté. L'influence des chefs-d'oeuvreœuvre de l'école vénitienne sur la manière du peintre est évi¬dente ; le groupe des femmes semble une inspiration directe de Jean Bellin, mais un Jean Bellin suave et élégant comme Raphaël.
 
Cet irrésistible besoin qui pousse les artistes tels que Léopold Robert vers les lieux où les convenances sociales n'ont pas encore dénaturé le type de l'espèce humaine, ne pourra bientôt plus être satisfait aussi près de nous. Chaque année, chaque jour efface un trait du modèle, pour y substituer une copie de nos usages, un reflet de nos idées. Le monde dans lequel l'intelligence humaine a reçu son plus beau développement, cette ceinture riante des contrées dont la Méditerranée est le centre, avait, il est vrai, sous mille invasions, vu disparaître presque toutes les traces de la civilisation antique ; mais l’heureux tempérament des causes naturelles qui avait donné à cette civilisation son caractère artiste, ayant conservé son action indépendante des fureurs de l’homme, chaque plid e vallée dans lequel un mur naturel protégeait la culture d’un sol fertile, était devenu comme le centre d’un monde oublié, reproduction partielle, mais exacte, du monde de l’antiquité. Ces derniers vestiges vont disparaître ; le souffle délétère de l’esprit moderne pénètre en tout lieu ; on ne se dérobe point à son influence ainsi qu'au torrent des barbares; l'homme court au-devant de ce souffle, et l'aspire comme un fluide régénérateur. Partout l'uniformité du costume devient le signe de l'uniformité des idées. Avant un siècle, toute la famille européenne sera confondue sous le niveau des mêmes habitudes et des mêmes lois. Quand cette nécessité providentielle sera accomplie, les peintres d'alors seront réduits à se créer une individualité factice, à chercher en eux-mêmes les sources d'une inspiration intime, et à ne plus espérer qu'en leurs propres ressources pour produire le beau dans l'art. Mais tant qu'il y aura hors de la société des modèles purs et entiers, la prétention de se suffire à soi-même ne produira que des oeuvresœuvres incomplètes et boîteuses, et qui pâliront devant l'étude de la nature.
 
Il y a dix ans, les hommes qui dominaient la peinture avaient tellement exagéré l'importance des procédés mécaniques de l'art, que la poésie pittoresque semblait morte sans retour. Quelques artistes de talent, méconnaissant la mesure de leurs forces, ont cru qu'on pouvait faire de la peinture comme le Créateur a produit la lumière, d'un souffle, d'un mot. Dans le péril que de tels hommes faisaient courir à la partie positive de l'art, il a fallu réclamer à la fois, contre ces hommes et contre leurs devanciers, l'application des principes du bon sens; on a dû protéger en même temps les efforts souvent incertains et toujours pénibles des hommes dans lesquels repose le germe du renouvellement, contre les séductions ou les succès de la routine et de l'adresse. Ce but paraît atteint; l'école est entrée dans une voie plus large et plus tolérante qu'à aucune autre époque. Mais l'art nouveau n'est pas encore trouvé; le bloc est à peine équarri; pour fouiller le marbre, pour atteindre la vraie beauté, la beauté durable, il faut un ciseau patient, un style pur, une forme précise et sévère.