« L’Heptaméron/La septiesme journée » : différence entre les versions

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Un mary se reconcilye avec sa femme, après qu'elle eust vescu XIII ou XV ans avec un chanoyne d'Authun.
 
Auprès de la ville d'Authun, y avoit une fort belle femme, grande, blanche et d'autant belle façon de visaige que j'en aye poinct veu. Et avoit espousé ung très honneste homme, qui sembloit estre plus jeune qu'elle; lequel l'aymoit et tractoit tant bien, qu'elle avoit cause de s'en contanter. Peu de temps après qu'ilz furent mariez, la mena en la ville d'Authun pour quelques affaires; et, durant le temps que le mary pourchassoit la justice, sa femme alloit à l'eglise prier Dieu pour luy. Et tant frequenta ce lieu sainct, que ung chanoine fort riche fut amoureux d'elle, et la poursuivyt si fort, que en fin la pauvre malheureuse s'accorda à luy, dont le mary n'avoit nul soupson et pensoit plus à garder son bien que sa femme. Mais quant ce vint au departir et qu'il fallut retourner en la maison qui estoit loing de la dicte ville sept grandes lieues, ce ne fut sans ung trop grand regret. Mais le chanoyne luy promist que souvent la iroit visiter: ce qu'il feit, feingnant aller en quelque voiage, où son chemyn s'addressoit tousjours par la maison de cest homme; qui ne fut pas si sot, qu'il ne s'en apperceut, et y donna si bon ordre, que quant le chanoyne y venoit, il n'y trouvoit plus sa femme, et la faisoit si bien cacher, qu'il ne povoit parler à elle. La femme, congnoissant la jalousie de son mary, ne feit semblant qu'il luy despleust. Toutesfois, se pensea qu'elle y donneroit ordre, car elle estimoit ung enfer perdre la vision de son Dieu. Ung jour que son mary estoit allé dehors de sa maison, empescha si bien les chamberieres et varletz, qu'elle demeura seulle en sa maison. Incontinant, prend ce qui luy estoit necessaire et sans autre compaignye que de sa folle amour qui la portoit, s'en alla de pied à Authun, où elle n'arriva pas si tard, qu'elle ne fut recongneue de son chanoine, qui la tint enfermée et cachée plus d'un an, quelques monitions et excommunications qu'en fit gecter son mary, lequel, ne trouvant aultre remede, en feit la plaincte à l'evesque, qui avoit ung archediacre autant homme de bien qu'il en fust poinct en France. Et luy-mesmes cherchea si diligemment en toutes les maisons des chanoines, qu'il trouva celle que l'on tenoit perdue, laquelle il mist en prison et condamna le chanoyne en grosse penitence. Le mary, sçachant que sa femme estoit retournée par l'admonition du bon archediacre et de plusieurs gens de bien, fut contant de la reprandre, avecq les sermens qu'elle luy feit de vivre, en temps advenir, en femme de bien; ce que le bon homme creut volontiers, pour la grande amour qu'il luy portoit. Et la ramena en sa maison, la traictant aussi honnestement que paravant, sinon qu'il luy bailla deux vielles chamberieres qui jamais ne la laissoient seule, que l'une des deux ne fust avecq elle. Mais, quelque bonne chere que luy fist son mary, la meschante amour qu'elle portoit au chanoyne luy faisoit estimer tout son repos en tourment; et, combien qu'elle fust très belle femme, et, luy, homme de bonne complexion; fort et puissant, si est-ce qu'elle n'eut jamais enfans de luy, car son cueur estoit tousjours à sept lieues de son corps, ce qu'elle dissimulloit si bien qu'il sembloit à son mary qu'elle eut oblyé tout le passé comme il avoit faict de son costé. Mais la malice d'elle n'avoit pas ceste opinion, car, à l'heure qu'elle veid son mary mieulx l'aymant et moins la soupsonnant, vat feindre d'estre malade; et continua si bien ceste faincte, que son pauvre mary estoit en merveilleuse peyne, n'espargnant bien ne chose qu'il eust, pour la secourir. Toutesfoys, elle joua si bien son roolle, que luy et tous ceulx de la maison la pensoient malade à l'extremité, et que peu à peu elle s'affoiblissoit; et, voyant que son mary en estoit aussi mary qu'il en debvoit estre joieulx, le pria qu'il luy pleust l'auctorizer de faire son testament; ce qu'il feit voluntiers en pleurant. Et elle, ayant puissance de tester, combien qu'elle n'eut enfans, donna à son mary ce qu'elle luy povoit donner, luy requerant pardon des faultes qu'elle luy avoit faictes; après, envoya querir le curé, se confessa, receut le sainct Sacrement de l'autel tant devotement que chascun ploroit de veoir une si glorieuse fin. Et, quant ce vint le soir, elle pria son mary de luy envoier querir l'extreme unction, et qu'elle s'affoiblissoit tant, qu'elle avoit paour de ne la povoir recepvoir vive. Son mary, en grande dilligence, la luy feit apporter par le curé; et elle, qui la receut en grande humilité, incitoit chascun à la louer. Quant elle eut faict tous ses beaulx misteres, elle dist à son mary que, puisque Dieu luy avoit faict la grace d'avoir prins tout ce que l'Eglise commande, elle sentoit sa conscience en si très grande paix, qu'il luy prenoit envye de soy reposer ung petit, priant son mary de faire le semblable, qui en avoit bon besoing, pour avoir tant pleuré et veillé avecq elle. Quant son mary s'en fut allé et tous ses varletz avec luy, deux pauvres vielles, qui en sa santé l'avoient si longuement gardée, ne se doubtans plus de la perdre, sinon par mort, se vont très bien coucher à leur aise. Et quant elle les ouyt dormyr et ronfler bien hault, se leva toute en chemise et saillist hors de sa chambre, escoutant si personne de leans faisoit poinct de bruict. Mais, quant elle fut asseurée de son baston, elle sceut très bien passer par ung petit huys d'un jardin qui ne fermoit poinct; et, tant que la nuyct dura, toute en chemise et nudz piedz, feist son voiage à Authun devers le sainct qui l'avoit gardée de morir. Mais, pour ce que le chemin estoit long, n'y peut aller tout d'une traicte, que le jour ne la surprint. A l'heure, regardant par tout le chemyn, advisa deux chevaulcheurs qui couroient bien fort; et, pensant que ce fust son mary qui la chercheast, se cacha tout le corps dedans ung maraiz et la teste entre les jongs; et son mary, passant près d'elle, disoit à ung sien serviteur, comme un homme desesperé: "Ho! la meschante! Qui eust pensé que, soubz le manteau des sainctz sacremens de l'Eglise, l'on eut peu couvrir ung si villain et habominable cas!" Le serviteur luy respondit: "Puis que Judas, prenant ung tel mourceau, ne craingnit à trahir son maistre, ne trouvez point estrange la trahison d'une femme!" En ce disant, passe oultre le mary; et la femme demoura plus joyeuse, entre les jongs, de l'avoir trompé, qu'elle n'estoit en sa maison, en ung bon lict, en servitude. Le pauvre mary la cherchea par toute la ville d'Authun; mais il sceut certainement qu'elle n'y estoit poinct entrée; parquoy s'en retourna sur ses brisées, ne faisant que se complaindre d'elle et de sa grande perte; ne la menassant poinct moins que de la mort, s'il la trovoit, dont elle n'avoit paour en son esperit, non plus qu'elle sentoit de froid en son corps, combien que le lieu et la saison meritoient de la faire repentir de son damnable voiage. Et qui ne sçauroit comment le feu d'enfer eschauffe ceulx qui en sont rempliz, l'on debvroit estimer à merveille comme ceste pauvre femme, saillant d'un lict bien chault, peut demorer tout ung jour en si extreme froidure. Si ne perdit-elle poinct le cueur ny l'aller, car, incontinant que la nuyct fut venue, reprint son chemyn; et, ainsy que l'on vouloit fermer la porte d'Authun, y arriva ceste pelerine, et ne faillit d'aller tout droict où demoroit son corps sainct, qui fut tant esmerveillé de sa venue, que à peyne povoit-il croyre que ce fut elle. Mais, quant il l'eut bien regardée et visitée de tous costez, trouva qu'elle avoit oz et chair, ce que ung esperit n'a poinct; et ainsy se asseura que ce n'estoit fantosme, et dès l'heure, furent si bien d'accord, qu'elle demoura avecq luy quatorze ou quinze ans. Et, si quelque temps elle fut cachée, à la fin elle perdit toute craincte, et, qui pis est, print une telle gloire d'avoir un tel amy, qu'elle se mectoit à l'eglise devant la plus part des femmes de bien de la ville, tant d'officiers que aultres. Elle eut des enfans du chanoyne, et entre autres une fille qui fut mariée à un riche marchant; et si gorgiase à ses nopces, que toutes les femmes de la ville en murmuroient très fort, mais n'avoient pas la puissance d'y mectre ordre. Or, advint que en ce temps-là, la Royne Claude, femme du Roy François, passa par la ville d'Authun, ayant en sa compaignye madame la Regente, mere du dict Roy et la duchesse d'Alençon, sa fille. Vint une femme de chambre de la Royne, nommée Perrette, qui trouva la dicte duchesse et luy dist: "Madame, je vous supplye, escoutez-moy, et vous ferez oeuvreœuvre plus grande que d'aller oyr tout le service du jour." La duchesse s'arresta voluntiers, sçachant que d'elle ne povoit venir que tout bon conseil. Perrette luy alla racompter incontinant comme elle avoit prins une petite fille, pour luy ayder à savonner le linge de la Royne; et, en luy demandant des nouvelles de la ville, luy compta la peyne que les femmes de bien avoient de veoir ainsy aller devant elles la femme de ce chanoyne, de laquelle luy compta une partie de sa vie. Tout soubdain, s'en alla la duchesse à la Royne et à madame la Regente, leur compter ceste histoire; qui, sans autre forme de procès, envoierent querir ceste pauvre malheureuse, laquelle ne se cachoit poinct, car elle avoit changé sa honte en gloire d'estre dame de la maison d'ung si riche homme. Et, sans estre estonnée ny honteuse, se vint presenter devant les dictes dames, lesquelles avoient si grande honte de sa hardiesse, que soubdain elles ne luy sceurent que dire. Mais, après, luy feit madame la Regente telles remontrances qui deussent avoir faict pleurer une femme de bon entendement. Ce que poinct ne feit ceste pauvre femme, mais, d'une audace très grande, leur dist: "Je vous supplie, mes dames, que voulez garder que l'on ne touche poinct à mon honneur, car, Dieu mercy! j'ay vescu avec monsieur le chanoine si bien et si vertueusement, qu'il n'y a personne vivant qui m'en sceut reprendre. Et, s'il ne fault point que l'on pense que je vive contre la volunté de Dieu, car il y a trois ans qu'il ne me fut riens, et vivons aussy chastement et en aussy grande amour, que deux beaulx petitz anges, sans que jamais entre nous deux y eut eu parolle ne volunté au contraire. Et, qui nous separera fera grand peché, car le bon homme, qui a bien près de quatre vingtz ans, ne vivra pas longuement sans moy, qui en ay quarante cinq." Vous povez penser comme à l'heure les dames se peurent tenir; et les remonstrances que chascun luy feit, voiant l'obstination qui n'estoit amollye pour parolles que l'on luy dist, pour l'aage qu'elle eut, ne pour l'honnorable compaignye. Et, pour l'humillier plus fort, envoierent querir le bon archediacre d'Authun, qui la comdemna d'estre en prison ung an, au pain et à l'eaue. Et les dames envoyerent querir son mary, lequel par leur bon exhortement fut contant de la reprendre, après qu'elle auroit faict sa penitence. Mais, se voiant prisonniere et le chanoyne deliberé de jamais ne la reprendre, mercyant les dames de ce qu'elles luy avoient gecté ung diable de dessus les espaulles, eut une si grande et si parfaicte contriction, que son mary, en lieu d'actendre le bout de l'an, l'alla reprendre, et n'atendit pas quinze jours, qu'il ne la vint demander à l'archediacre; et depuis ont vescu en bonne paix et amityé.
 
"Voylà, mes dames, comment les chaisnes de sainct Pierre sont converties par les maulvais ministres en celles de Sathan, et si fortes à rompre, que les sacremens qui chassent les diables des corps sont à ceulx-cy les moiens de les faire plus longuement demeurer en leur conscience. Car les meilleures choses sont celles, quant l'on en abuse, dont l'on faict plus de maulx. - Vrayement, dist Oisille, ceste femme estoit bien malheureuse, mais aussy fut-elle bien pugnye de venir devant telz juges que les dames que vous avez nommées, car le regard seul de madame la Regente estoit de telle vertu, qu'il n'y avoit si femme de bien, qui ne craingnist de se trouver devant ses oeilz indigne de sa veue. Celle qui en estoit regardée doulcement s'estimoit meriter grand honneur, sçachant que femmes autres que vertueuses ne povoit ceste dame veoir de bon cueur. - Il seroit bon, dist Hircan, que l'on eust plus de craincte des oeilz d'une femme; que du sainct Sacrement, lequel, s'il n'est receu en foy et charité, est en dannation eternelle. - Je vous prometz, dist Parlamente, que ceulx qui ne sont poinct inspirez de Dieu craingnent plus les puissances temporelles, que spirituelles. Encores je croy que la pauvre creature se chastia plus par la prison et l'opinion de ne plus veoir son chanoyne, qu'elle ne feit pour remonstrance qu'on luy eut sceu faire. - Mais, dist Simontault, vous avez oblyé la principale cause qui la feit retourner à son mary. C'est que le chanoyne avoit quatre vingtz ans, et son mary estoit plus jeune qu'elle. Ainsy gaingna ceste bonne dame en tous ses marchez; mais, si le chanoyne eut esté jeune, elle ne l'eut poinct voulu habandonner. Les enseignements des dames n'y eussent pas eu plus de valleur que les sacremens qu'elle avoit prins. - Encores, ce dist Nomerfide, me semble qu'elle faisoit bien de ne confesser poinct son peché si aisement, car ceste offense se doibt dire à Dieu humblement et la nyer fort et ferme devant les hommes, car, encores qu'il fust vray, à force de mentir et jurer, on engendre quelque doubte à la verité. - Si est-ce, dist Longarine, qu'ung peché à grand peine peult estre si secret, qu'il ne soit revellé, sinon quant Dieu par sa misericorde le couvre de ceulx qui pour l'amour de luy en ont vraye repentance. - Et que direz-vous, dist Hircan, de celles qui n'ont pas plus tost faict une folye, qu'elles ne la racomptent à quelcun? - Je treuve bien estrange, respondist Longarine; et est bien signe que le peché ne leur desplaist pas; et, comme je vous ay dict, celluy qui n'est couvert de la grace de Dieu ne se sçauroit nyer devant les hommes, et y en a maintes, qui, prenans plaisir à parler de telz propos, se font gloire de publier leurs vices, et aultres, qui, en se coupant, s'accusent. - Je vous prie, dist Saffredent, si vous en sçavez quelcune, je vous donne ma place, et que nous la dictes. - Or, escoutez doncques, dist Longarine."
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Le refuz qu'un gentilhomme feit d'une avanture que tous ses compaignons cerchoyent, luy fut imputé à bien grande vertu; et sa femme l'en ayma et estima beaucoup plus qu'elle n'avoit fait.
 
En la ville de Paris, se trouverent quatre filles, dont les deux estoient soeurssœurs, de si grande beaulté, jeunesse et frescheur, qu'elles avoient la presse de tous les amoureux. Mais ung gentil homme, qui pour lors avoit esté faict prevost de Paris par le Roy, voyant son maistre jeune et de l'aage pour desirer telle compaignye, practiqua si bien toutes les quatre, que, pensant chascune estre pour le Roy, s'accorderent à ce que le dist prevost voulut, qui estoit de se trouver ensemble en ung festin où il convya son maistre, auquel il compta l'entreprinse, qui fut trouvée bonne du dict seigneur et deux aultres bons personnages de la court; et s'accorderent tous troys d'avoir part au marché. Mais, en cherchant le quatriesme compaignon, vat arriver un seigneur beau et honneste, plus jeune de dix ans que tous les autres, lequel fut convié en ce bancquet: lequel l'accepta de bon visaige, combien que en son cueur il n'en eut aucune volunté; car, d'un costé, il avoit une femme qui luy portoit de beaulx enfants, dont il se contentoit très fort, et vivoient en telle paix que pour rien il n'eut voulu qu'elle eut prins mauvais soupson de luy; d'autre part, il estoit serviteur d'une des plus belles dames qui fut de son temps en France, laquelle il aymoit, estimoit tant que toutes les aultres luy sembloient laydes auprès d'elle; en sorte que, au commencement de sa jeunesse, et avant qu'il fut marié, n'estoit possible de luy faire veoir ne hanter aultres femmes, quelque beaulté qu'elles eussent; et prenoit plus de plaisir à veoir s'amye et de l'aymer parfaictement que de tout ce qu'il sceut avoir d'une aultre. Ce seigneur s'en vint à sa femme et luy dist en secretz l'entreprinse que son maistre faisoit: et que de luy il aymoit autant morir, que d'accomplir ce qu'il avoit promis; car, tout ainsy que, par collere, n'y avoit homme vivant qu'il n'osast bien assaillir, aussy, sans occasion, par ung guet à pens, aymeroit mieulx morir, que de faire ung meurdre, si l'honneur ne le y contraingnoit; et pareillement, sans une extresme force d'amour, qui est l'aveuglement des hommes vertueux; il aymeroit myeulx mourir, que rompre son mariage, à l'apetit d'aultruy; dont sa femme l'ayma et estima plus que jamais n'avoit faict, voiant en une si grande jeunesse habiter tant d'honnesteté; et, en luy demandant comme il se pourroit excuser, veu que les princes trouvent souvent mauvais ceulx qui ne louent ce qu'ilz ayment. Mais il luy respondit: "J'ay tousjours oy dire que le saige a le voiage ou une malladie en la manche, pour s'en ayder à sa necessité. Parquoy, j'ay deliberé de faindre, quatre ou cinq jours devant, estre fort malade: à quoy vostre contenance me pourra bien fort servir. - Voylà, dist sa femme, une bonne et saincte ypocrisie; à quoy je ne fauldray de vous servir de myne la plus triste dont je me pourray adviser; car qui peut eviter l'offense de Dieu et l'ire du prince est bien heureux." Ainsy qu'ilz delibererent ils feirent; et fut le Roy fort marry d'entendre, par la femme, la malladye de son mary, laquelle ne dura gueres, car, pour quelques afaires qui vindrent, le Roy oblia son plaisir pour regarder à son debvoir, et partyt de Paris. Or, ung jour, ayant memoire de leur entreprinse qui n'avoit esté mise à fin, dist à ce jeune seigneur: "Nous sommes bien sotz d'estre ainsy partiz si soubdain, sans avoir veu les quatre filles que l'on nous avoit promises estre les plus belles de mon royaulme." Le jeune seigneur luy respondit: " Je suis bien aise dont vous y avez failly, car j'avois grand paour, veu ma maladie, que moy seul eusse failly à une si bonne advanture." A ces parolles ne s'aperceut jamais le Roy de la dissimullation de ce jeune seigneur, lequel depuis fut plus aymé de sa femme, qu'il n'avoit jamais esté.
 
A l'heure se print à rire Parlamente et ne se peut tenir de dire: "Encores il eust mieulx aymé sa femme, si ce eut esté pour l'amour d'elle seulle. En quelque sorte que ce soit, il est très louable. - Il me semble, dist Hircan, que ce n'est pas grand louange à ung homme de garder chasteté pour l'amour de sa femme; car il y a tant de raisons, que quasi il est contrainct: premierement, Dieu luy commande, son serment le y oblige, et puis Nature qui est soulle, n'est point subjecte à tentation ou desir, comme la necessité; mais l'amour libre que l'on porte à s'amye, de laquelle on n'a poinct la joïssance ne autre contentement que le veoir et parler et bien souvent mauvaise response, quant elle est si loyalle et ferme, que, pour nulle adventure qui puisse advenir, on ne la peut changer, je diz que c'est une chasteté non seulement louable, mais miraculeuse. - Ce n'est poinct de miracle, dist Oisille, car où le cueur s'adonne, il n'est rien impossible au corps. - Non aux corps, dist Hircan, qui sont desjà angelisez." Oisille luy respondit: "Je n'entens poinct seullement parler de ceulx qui sont par la grace de Dieu tout transmuez en luy, mais des plus grossiers esperitz que l'on voye ça-bas entre les hommes. Et, si vous y prenez garde, vous trouverez ceulx qui ont mys leur cueur et affection à chercher la perfection des sciences, non seulement avoir oblyé la volupté de la chair, mais les choses les plus necessaires, comme le boire et le manger; car, tant que l'ame est par affection dedans son corps, la chair demeure comme insensible; et de là vient que ceulx qui ayment femmes belles, honnestes et vertueuses, ont tel contentement à les veoir et à les oyr parler; et ont l'esperit si contant, que la chair est appaisée de tous ses desirs. Et ceulx qui ne peuvent experimenter ce contentement sont les charnelz, qui, trop enveloppez de leur graisse, ne congnoissent s'ilz ont ame ou non. Mais, quant le corps est subgect à l'esperit, il est quasi insensible aux imperfections de la chair, tellement que leur forte opinion les peult randre insensibles. Et j'ai congneu ung gentil homme qui, pour monstrer avoir plus fort aymé sa dame que nul autre, avoit faict preuve à tenir une chandelle avecq les doigtz tout nudz, contre tous ses compaignons; et, regardant sa femme, tint si ferme, qu'il se brusla jusques à l'oz; encores, disoit-il n'avoir poinct senty de mal. - Il me semble, dist Geburon, que le diable, dont il estoit martire, en debvoit faire ung sainct Laurent, car il y en a peu de qui le feu d'amour soit si grand, qu'il ne craingne celluy de la moindre bougye; et, si une damoiselle m'avoit laissé tant endurer pour elle, je demanderois grande recompence, ou j'en retirerois ma fantaisye. - Vous vouldriez doncques, dist Parlamente, avoir vostre heure, après que vostre dame auroit eu la sienne, comme feit ung gentil homme d'auprès de Valence en Espaigne, duquel ung commandeur, fort homme de bien, m'a faict le compte? - Je vous prie, ma dame, dist Dagoucin, prenez ma place et le nous dictes, car je croy qu'il doibt estre bon. - Par ce compte, dist Parlamente, mes dames, vous regarderez deux fois ce que vous vouldrez refuser, et ne vous fier au temps present, qu'il soit tousjours ung; parquoy, congnoissans sa mutation, donnerez ordre à l'advenir."
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En la ville de Pau en Bearn, eust ung appothicaire que l'on nommoit maistre Estienne, lequel avoit espousé une femme bonne mesnagiere et de bien et assez belle pour le contenter. Mais, ainsy qu'il goustoit de differentes drogues, aussy faisoit-il de differentes femmes, pour sçavoir mieulx parler de toutes complexions; dont sa femme estoit tant tormentée, qu'elle perdoit toute patience, car il ne tenoit compte d'elle, sinon la sepmaine saincte par penitence. Ung jour, estant l'apothicaire en sa bouitcque, et sa femme cachée derrière luy, escoutant ce qu'il disoit, vint une femme, commere de cest appothicaire, frappée de mesme malladye comme sa femme, laquelle en soupirant dist à l'appothicaire: "Helas, mon compere, mon amy, je suis la plus malheureuse femme du monde, car j'ayme mon mary plus que moy-mesme, et ne faictz que penser à le servir et obeyr; mais tout mon labeur est perdu, pour ce qu'il ayme mieulx la plus meschante, plus orde et salle de la ville que moy. Et je vous prie, mon compere, si vous sçavez poinct quelque drogue qui luy peut changer sa complexion, m'en vouloir bailler; car, si je suys bien traictée de luy, je vous asseure de le vous randre de tout mon povoir." L'appoticaire, pour la consoller, luy dist qu'il sçavoit d'une pouldre que, si elle en donnoit avecq ung bouillon ou une rostie, comme pouldre de duc, à son mary, il luy feroit la plus grande chere du monde. La pauvre femme, desirant veoir ce miracle, lui demanda que c'estoit et si elle en pourroit recouvrer. Il luy declara qu'il n'y avoit rien que de la pouldre de cantarides, dont il avoit bonne provision; et, avant que partir d'ensemble, le contraingnit d'accoustrer ceste pouldre; et en print ce qu'il luy faisoit de mestier, dont depuis elle le mercia plusieurs foys, car son mary, qui estoit fort et puissant et qui n'en print pas trop, ne s'en trouva poinct pis. La femme de l'appothicaire entendit tout ce discours; et pensa en elle-mesmes qu'elle avoit necessité de ceste recepte aussy bien que sa commere. Et, regardant au lieu où son mary mectoit le demourant de la pouldre, pensa qu'elle en useroit quant elle en verroit l'occasion; ce qu'elle feit avant trois ou quatre jours, que son mary sentyt une froideur d'esthomac, la priant luy faire quelque bon potaige; mais elle luy dict que une rottie à la pouldre de duc luy seroit plus profitable. Et luy commanda de luy en aller bientost faire une et prendre de la synammome et du sucre en la bouticque; ce qu'elle feit et n'oblia le demourant de la pouldre qu'il avoit baillée à sa commere, sans regarder doze, poix ne mesure. Le mary mengea la rostie, et la trouva très bonne; mais bientost s'apperceut de l'effet, qu'il cuyda appaiser avecq sa femme; ce qu'il ne fut possible, car le feu le brusloit si très fort, qu'il ne sçavoit de quel costé se tourner, et dist à sa femme qu'elle l'avoit empoisonné et qu'il vouloit sçavoir qu'elle avoit mys en sa rostye. Elle luy confessa la verité et qu'elle avoit aussy bon mestier de ceste recette, que sa commere. Le pauvre apothicaire ne la sceut batre que d'injures, pour le mal en quoy il estoit; mais la chassa de devant luy et envoya prier l'appothicaire de la Royne de Navarre de le venir visiter. Lequel luy bailla tous les remedes propres pour le guerir; ce qu'il feit en peu de temps, le reprenant très aprement, dont il estoit si sot de conseiller à aultruy de user des drogues qu'il ne vouloit prendre pour luy; et que sa femme avoit faict ce qu'elle debvoit, veu le desir qu'elle avoit de se faire aymer de luy. Ainsy fallut que le pauvre homme print patience de sa follye et qu'il recongneust avoir esté justement pugny de faire tumber sur luy la mocquerie qu'il preparoit à aultruy.
 
"Il me semble, mes dames, que l'amour de ceste femme n'estoit moins indiscrete que grande. - Appellez-vous aymer son mary, dist Hircan, de luy faire sentyr du mal, pour le plaisir qu'elle esperoit avoir? - Je croy, dict Longarine, qu'elle n'avoit intention que de recouvrer l'amour de son mary, qu'elle pensoit bien esgarée. Pour ung tel bien, il n'y a rien que les femmes ne facent. - Si est-ce, dist Geburon; que une femme ne doibt donner à boyre et à manger à son mary, pour quelque occasion que ce soyt, qu'elle ne sçaiche, tant par experience que par gens sçavans, qu'il ne lui puisse nuyre; mais il fault excuser l'ignorance. Ceste-là est excusable, car la passion plus aveuglante, c'est l'amour, et la personne la plus aveuglée, c'est la femme qui n'a pas la force de conduire saigement ung si grand faiz. - Geburon, dist Oisille, vous saillez hors de vostre bonne coustume, pour vous rendre de l'opinion de voz compaignons. Mais si a-il des femmes qui ont porté l'amour et la jalousie patiemment. - Ouy, dist Hircan, et plaisamment, car les plus saiges sont celles qui prennent autant de passetemps à se mocquer des oeuvresœuvres de leurs mariz, comme les mariz de les tromper secretement, et, si vous me voulez donner le rang, afin que madame Oisille ferme le pas à ceste Journée, je vous en diray une dont toute la compaignye a congneu la femme et le mary. - Or commencez doncques, dist Nomerfide." Et Hircan, en riant, leur dist:
 
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En la duché de Bourgoingne, y avoit ung duc, très honneste et beau prince, aiant espouzé une femme dont la beaulté le contentoit si fort, qu'elle luy faisoit ignorer ses conditions, tant, qu'il ne regardoit que à luy complaire; ce qu'elle faingnoit très bien luy rendre. Or avoit le duc en sa maison ung gentil homme, tant accomply de toutes les perfections que l'on peult demander à l'homme, qu'il estoit de tous aymé, et principallement du duc, qui dès son enffance l'avoit nourry près sa personne; et, le voiant si bien conditionné, l'aymoit parfaictement et se confyoit en luy de toutes les affaires, que selon son aage il povoit entendre. La duchesse, qui n'avoit pas le cueur de femme et princesse vertueuse, ne se contantant de l'amour que son mary lui portoit, et du bon traictement qu'elle avoit de luy, regardoit souvent ce gentil homme, et le trouvoit tant à son gré, qu'elle l'aymoit oultre raison; ce que à toute heure mectoit peyne de luy faire entendre, tant par regardz piteulx et doulx, que par souspirs et contenances passionnés. Mais le gentil homme, qui jamais n'avoit estudyé que à la vertu, ne povoit congnoistre le vice en une dame qui en avait si peu d'occasion; tellement que oeillades et mynes de ceste pauvre folle n'apportoient aultre fruict que ung furieux desespoir; lequel, ung jour, la poussa tant, que, oubliant qu'elle estoit femme qui debvoit estre priée et refuser, princesse qui debvoit estre adorée, desdaignant telz serviteurs, print le cueur d'un homme transporté pour descharger le feu qui estoit importable. Et, ainsy que son mary alloit au conseil, où le gentil homme, pour sa jeunesse, n'estoit poinct, luy fit signe qu'il vint devers elle; ce qu'il feit, pensant qu'elle eust à luy commander quelque chose. Mais, en soupirant sur son bras, comme femme lassée de trop de repos, le mena pourmener en une gallerie, où elle luy dist: "Je m'esbahys de vous, qui estes tant beau, jeune et tant plain de toute bonne grace, comme vous avez vescu en ceste compaignye, où il y a si grand nombre de belles dames, sans que jamais vous ayez esté amoureux ou serviteur d'aucune?" Et, en le regardant du meilleur oeil qu'elle povoit, se teut pour lui donner lieu de dire: "Madame, si j'estois digne que votre haultesse se peust abbaisser à penser à moy, ce vous seroit plus d'occasion d'esbahissement de veoir ung homme, si indigne d'estre aymé que moy, presenter son service, pour en avoir refuz ou mocquerie." La duchesse, ayant oy ceste saige response, l'ayma plus fort que paravant, et luy jura qu'il n'y avoit dame en sa court, qui ne fut trop heureuse d'avoir ung tel serviteur; et qu'il se povoit bien essayer à telle advanture, car, sans peril, il en sortiroit à son honneur. Le gentil homme tenoit tousjours les oeilz baissez, n'osant regarder ses contenances qui estoient assez ardantes pour faire brusler une glace; et ainsy qu'il se vouloit excuser, le duc demanda la duchesse pour quelque affaire, au conseil, qui luy touchoit, où avec grand regret elle alla. Mais le gentil homme ne feit jamais ung seul semblant d'avoir entendu parolle qu'elle luy eust dicte; dont elle estoit si troublée et faschée, qu'elle n'en sçavoit à qui donner le tort de son ennuy, sinon à la sotte craincte, dont elle estimoit le gentil homme trop plain. Peu de jours après, voiant qu'il n'entendoit poinct son langaige, se delibera de ne regarder craincte ny honte, mais luy declarer sa fantaisie, se tenant seure que une telle beaulté que la sienne ne pourroit estre que bien receue; mais elle eust bien desiré d'avoir eu l'honneur d'estre priée. Toutesfois, laissa l'honneur à part, pour le plaisir; et, après avoir tenté par plusieurs foys de luy tenir semblables propos que le premier, et n'y trouvant nulle response à son grey, le tira ung jour par la manche et luy dist qu'elle avoit à parler à luy d'affaires d'importance. Le gentil homme, avec l'humilité et reverance qu'il luy debvoit, s'en vat devers elle en une profonde fenestre où elle s'estoit retirée. Et, quant elle veid que nul de la chambre ne la povoit veoir, avecq une voix tremblante, contraincte entre le desir et la craincte, luy vat continuer les premiers propos, le reprenant de ce qu'il n'avoit encores choisy quelque dame en sa compaignye, l'asseurant que, en quelque lieu que ce fust, luy ayderoit d'avoir bon traictement. Le gentil homme, non moins fasché que estonné de ses parolles, luy respondit: "Ma dame, j'ay le cueur si bon, que, si j'estois une foys refusé, je n'aurois jamais joye en ce monde; et je me sens tel, qu'il n'y a dame en ceste court qui daignast accepter mon service." La duchesse, rougissant, pensant qu'il ne tenoit plus à rien qu'il ne fut vaincu, luy jura que, s'il voulloit, elle sçavoit la plus belle dame de sa compaignye qui le recepvroit à grand joye et dont il auroit parfaict contentement. "Helas, ma dame, dist-il, je ne croy pas qu'il y ait si malheureuse et aveugle femme en ceste compaignye, qui me ait trouvé à son gré!" La duchesse, voiant qu'il n'y vouloit entendre, luy vat entreouvrir le voille de sa passion; et, pour la craincte que lui donnoit la vertu du gentil homme, parla par maniere d'interrogation, luy disant: "Si Fortune vous avoit tant favorisé que ce fut moy qui vous portast ceste bonne volunté, que diriez-vous?" Le gentil homme, qui pensoit songer, d'oyr une telle parolle, luy dist, le genoulx à terre: " Madame, quant Dieu me fera la grace d'avoir celle du duc mon maistre et de vous, je me tiendray le plus heureux du monde, car c'est la recompense que je demande de mon loial service, comme celluy qui plus que nul autre est obligé à mectre la vie pour le service de vouz deux; estant seur, ma dame, que l'amour que vous portez à mon dict seigneur est accompagnée de telle chasteté et grandeur, que non pas moy, qui ne suys que ung vert de terre, mais le plus grand prince et parfaict homme que l'on sçauroit trouver ne sçauroit empescher l'unyon de vous et de mon dict seigneur. Et quant à moy, il m'a nourry dès mon enfance et m'a faict tel que je suys; parquoy il ne sçauroit avoir fille, femme, seur ou mere, desquelles, pour mourir, je voulsisse avoir autre pensée que doibt à son maistre un loial et fidelle serviteur." La duchesse ne le laissa pas passer oultre, et, voiant qu'elle estoit en dangier d'un refuz deshonorable, luy rompit soubdain son propos, en lui disant: " O meschant, glorieux et fol, et qui est-ce qui vous en prie? Cuydez-vous, par vostre beaulté, estre aymé des mouches qui vollent? Mais, si vous estiez si oultrecuydé de vous addresser à moy, je vous monstrerois que je n'ayme et ne veulx aymer autre que mon mary; et les propos que je vous ay tenu n'ont esté que pour passer mon temps à sçavoir de voz nouvelles, et m'en mocquer comme je faictz des sotz amoureux. - Ma dame, dist le gentil homme, je l'ay creu et croys comme vous le dictes." Lors, sans l'escouter plus avant, s'en alla hastivement en sa chambre, et voiant qu'elle estoit suivye de ses dames, entra en son cabinet où elle feit ung deuil qui ne se peut racompter; car, d'un costé l'amour où elle avoit failly luy donna une tristesse mortelle; d'autre costé, le despit, tant contre elle d'avoir commencé ung si sot propos, que contre luy d'avoir si saigement respondu, la mectoit en une telle furie, que une heure se voulloit deffaire, l'autre elle vouloit vivre pour se venger de celluy qu'elle tenoit son mortel ennemy.
 
Après qu'elle eut longuement pleuré, faingnit d'estre mallade, pour n'aller poinct au souper du duc, auquel ordinairement le gentil homme servoit. Le duc, qui plus aymoit sa femme que luy-mesmes, la vint visiter; mais, pour mieulx venir à la fin qu'elle pretendoit, lui dist qu'elle pensoitrestre grosse et que sa grossesse luy avoit faict tomber ung rugme dessus les oeilz, dont elle estoit en fort grand peyne. Ainsy passerent deux ou trois jours, que la duchesse garda le lict, tant triste et melencolicque, que le duc pensa bien qu'il y avoit autre chose que la grossesse. Et vint coucher la nuyct avecq elle, et luy faisant toutes les bonnes cheres qu'il luy estoit possible, congnoissant qu'il n'empeschoit en riens ses continuelz souspirs, luy dist: " M'amye, vous sçavez que je vous porte autant d'amityé que à ma propre vie; et que, defaillant la vostre, la myenne ne peult durer; par quoy, si vous voulez conserver ma santé, je vous prie, dictes-moy la cause qui vous faict ainsy sous-pirer, car je ne puis croire que tel mal vous vienne seullement de la grossesse." La duchesse, voiant son mary tel envers elle qu'elle l'eut sceu demander, pensa qu'il estoit temps de se venger de son despit, et, en embrassant son mary, se print à pleurer, luy disant: " Helas, monsieur, le plus grand mal que j'aye, c'est de vous veoir trompé de ceulx qui sont tant obligez à garder vostre bien et honneur." Le duc, entendant ceste parolle, eut grand desir de sçavoir pourquoy elle lui disoit ce propos; et la pria fort de luy declarer sans craincte la verité. Et, après en avoir faict plusieurs refuz, luy dist: " Je ne m'esbahiray jamais, monsieur, si les estrangiers font guerre aux princes, quant ceulx qui sont les plus obligez l'osent entreprendre si cruelle, que la perte des biens n'est rien au pris. Je le dis, monsieur, pour ung tel gentil homme (nommant celluy qu'elle hayssoit), lequel, estant nourry de vostre main, et traicté plus en parent et en filz que en serviteur, a osé entreprendre chose si cruelle et miserable que de pourchasser à faire perdre l'honneur de vostre femme où gist celluy de vostre maison et de vos enfanz. Et, combien que longuement m'ait faict des mynes tendant à sa meschante intention, si est-ce que mon cueur, qui n'a regard que à vous, n'y povoit rien entendre; dont à la fin s'est declaré par parolle. A quoy je lui ay faict telle responce que mon estat et ma chasteté devoient. Ce neantmoins, je luy porte telle hayne, que je ne le puis regarder: qui est la cause de m'avoir faict demorer en ma chambre et perdre le bien de vostre compaignye, vous supliant, monseigneur, de ne tenir une telle peste auprès de vostre personne; car, après ung tel crime, craingnant que je vous le dye, pourroit bien entreprendre pis. Voylà, monsieur, la cause de ma douleur, qui me semble estre très juste et digne que promptement y donniez ordre." Le duc, qui d'un costé aymoit sa femme et se sentoit fort injurié, d'austre costé aymant son serviteur, duquel il avoit tant experimenté la fidelité, que à peine povoit-il croyre ceste mensonge estre verité, fut en grand peyne et remply de colere: s'en alla en sa chambre, et manda au gentil homme qu'il n'eut plus à se trouver devant luy, mais qu'il se retirast en son logis pour quelque temps. Le gentil homme, ignorant de ce l'occasion, fut tant ennuyé qu'il n'estoit possible de plus, sçachant avoir merité le contraire d'un si mauvays traictement. Et, comme celluy qui estoit asseuré de son cueur et de ses oeuvresœuvres, envoya ung sien compaignon parler au duc et porter une lettre, le supliant très humblement que, si par mauvais rapport, il estoit esloigné de sa presence, il lui pleut suspendre son jugement jusques après avoir entendu de lui la verité du faict et qu'il troveroit que, en nulle sorte, il ne l'avoit offensé. Voiant ceste lettre, le duc rapaisa ung peu sa collere et secretement l'envoia querir en sa chambre, auquel il dist d'un visaige furieux: " Je n'eusse jamais pensé que la peyne que j'ay prins de vous nourrir, comme enfant, se deut convertir en repentance de vous avoir tant advancé, veu que vous m'avez pourchassé ce qui m'a esté plus dommageable que la perte de la vie et des biens, d'avoir voulu toucher à l'honneur de celle qui est la moictyé de moy, pour rendre ma maison et ma lignée infame à jamais. Vous pouvez penser que telle injure me touche si avant au cueur, que, si ce n'estoit le doubte que je faictz s'il est vray ou non, vous fussiez desja au fond de l'eaue, pour vous rendre en secret la pugnition du mal que en secret m'avez pourchassé." Le gentil homme ne fut poinct estonné de ces propos, car son ignorance le faisoit constamment parler; et luy vouloir dire qui estoit son accusateur, car telles parolles se doibvent plus justifier avecq la lance, que avec la langue. " Vostre accusateur, dist le duc, ne porte autres armes que la chasteté; vous asseurant que nul austre que ma femme mesmes ne me l'a declaré, me priant la venger de vous." Le pauvre gentil homme, voyant la très grande malice de la dame, ne la voulut toutesfoys accuser, mais respondit: " Monseigneur, ma dame peult dire ce qui lui plaist. Vous la congnoissez mieulx que moi; et sçavez si jamais je l'ay veue hors de vostre compaignie, sinon une foys qu'elle parla bien peu à moy. Vous avez aussy bon jugement que prince qui soit; parquoy je vous suplye, monseigneur, juger si jamais vous avez veu en moy contenance qui vous ait peu engendrer quelque soupson. Si est-ce ung feu qui ne se peut si longuement couvrir, que quelquefoys ne soit congneu de ceulx qui ont pareille maladye. Vous supliant, monseigneur, croyre deux choses de moy: l'une que je vous suis si loial, que, quant madame vostre femme seroi la plus belle creature du monde, si n'auroit amour la puissance de mectre tache à mon honneur et fidelité; l'autre est que, quant elle ne seroit poinct vostre femme, c'est celle que je veis oncques dont je serois aussy peu amoureux; et y en a assez d'aultres, où je mectrois plus tost ma fiance." Le duc commencea à s'adoulcir, oyant ce veritable propos, et luy dist: "Je vous asseure aussy que je ne l'ay pas creue; parquoy faictes comme vous aviez accoustumé, vous asseurant que, si je congnois la verité de vostre costé, je vous aymeray mieulx que je ne feiz oncques; aussy, par le contraire, vostre vie est en ma main." Dont le gentil homme le mercia, se soubmectant à toute peyne et punition, s'il estoit trouvé coulpable.
 
La duchesse, voiant le gentil homme servir comme il avoit accoustumé, ne le peut porter en patience, mais dist à son mary: "Ce seroit bien employé, monseigneur, si vous estiez empoisonné, veu que vous avez plus de fiance en vos ennemys mortelz, que en voz amys. - Je vous prie, m'amye, ne vous tormentez poinct de ceste affaire; car, si je congnois que ce que vous m'avez dict soit vray, je vous asseure qu'il ne demeurera pas en vie vingt-quatre heures; mais il m'a tant juré le contraire, veu aussy que jamais ne m'en suis aparceu, que je ne le puis croyre sans grand preuve. - En bonne foy, monseigneur, lui dist-elle, vostre bonté rend sa meschanceté plus grande. Voulez-vous plus grande preuve, que de veoir ung homme tel que luy, sans jamais avoir bruict d'estre d'amoureux? Croiez, monsieur, que sans la grande entreprinse qu'il avoit mise en sa teste de me servir, il n'eut tant demouré à trouver maistresse, car oncques jeune homme ne vesquit en si bonne compaignye, ainsy solitaire, comme il faict, sinon qu'il ait le cueur en si hault lieu, qu'il se contante de sa vaine esperance. Et, puisque vous pensez qu'il ne vous celle verité, je vous supplye, mectez-le à serment de son amour, car, s'il en aymoit une aultre, je suis contente que vous le croyez; et sinon, pensez que je vous dictz verité." Le duc trouva les raisons de sa femme très bonnes, et mena le gentil homme aux champs, auquel il dist: "Ma femme me continue tousjours ceste opinion et m'alegue une raison qui me cause ung grand soupson contre vous; c'est que l'on s'esbahit que, vous estant si honneste et jeune, n'avez jamais aymé, que l'on ayt sceu: qui me faict penser que vous avez l'opinion qu'elle dict, de laquelle l'esperance vous rend si content, que vous ne povez penser en une autre femme. Parquoy, je vous prie, comme amy, et vous commande, comme maistre, que vous aiez à me dire, si vous estes serviteur de nulle dame de ce monde." Le pauvre gentil homme, combien qu'il eut bien voulu dissimuler son affection autant qu'il tenoit chere sa vie; fut contrainct, voiant la jalousie de son maistre; lui jurer que veritablement il en aymoit une, de laquelle la beaulté estoit telle, que celle de la duchesse ne toute sa compaignye n'estoit que laydeur auprès, le supliant ne le contraindre jamais de la nommer; car l'accord de luy et de s'amye estoit de telle sorte qu'il ne se povoit rompre, sinon par celluy qui premier le declareroit. Le duc luy promit de ne l'en presser poinct, et fut tant content de luy, qu'il luy feit meilleure chere qu'il n'avoit poinct encores faict. Dont la duchesse s'aperceut très bien, et, usant de finesse accoustumée, mist peyne d'entendre l'occasion. Ce que le duc ne lui cella: d'où avecques sa vengeance s'engendra une forte jalousie, qui la feit supplier le duc de commander au gentil homme de luy nommer ceste amye, l'asseurant que c'estoit ung mensonge et le meilleur moien que l'on pourroit trouver pour l'asseurer de son dire, mais que, s'il ne luy nommoit celle qu'il estimoit tant belle, il estoit le plus sot prince du monde, s'il adjoustoit foy à sa parolle. Le pauvre seigneur, duquel la femme tournoit l'opinion comme il luy plaisoit, s'en alla promener tout seul avecq ce gentil homme, luy disant qu'il estoit encores en plus grande peyne qu'il n'avoit esté, car il se doubtoit fort qu'il luy avoit baillé une excuse pour le garder de soupsonner la verité, qui le tormentoit plus que jamais; pourquoy lui pria autant qu'il estoit possible de luy declarer celle qu'il aymoit si fort. Le pauvre gentil homme le suplia de ne luy faire faire une telle faulte envers celle qu'il aymoit; que de luy faire rompre la promesse qu'il luy avoit faicte et tenue si long temps, et de luy faire perdre ung jour ce qu'il avoit conservé plus de sept ans; et qu'il aymoit mieulx endurer la mort, que de faire ung tel tort à celle qui luy estoit si loialle. Le duc, voiant qu'il ne luy voulloit dire, entra en une si forte jalousye, que avec ung visaige furieux luy dist: "Or, choisissez de deux choses l'une: ou de me dire celle que vous aymez plus que toutes, ou de vous en aller banny des terres où j'ay auctorité, à la charge que, si je vous y trouve huict jours passez, je vous feray morir de cruelle mort." Si jamais douleur saisit cueur de loial serviteur, elle print celluy de ce pauvre gentil homme, lequel povoit bien dire: Angustioe sunt mihi undique, car d'un costé il voyoit que en disant verité il perdroit s'amye, si elle sçavoit que par sa faulte luy failloit de promesse; aussy, en ne la confessant, il estoit banny du pays où elle demoroit et n'avoit plus de moien de la veoir. Ainsy, pressé des deux costez, luy vint une sueur froide comme celle qui par tristesse approchoit de la mort. Le duc, voiant sa contenance, jugea qu'il n'aymoit nulle dame, fors que la sienne, et que, pour n'en povoir nommer d'aultre, il enduroit telle passion; parquoi luy dist assez rudement: "Si vostre dire estoit veritable, vous n'auriez tant de peyne à la me declarer, mais je croy que vostre offence vous tourmente." Le gentil homme, picqué de ceste parolle et poulsé de l'amour qu'il luy portoit, se delibera de luy dire verité, se confiant que son maistre estoit tant homme de bien, que pour rien ne le vouldroit reveler. Se mectant à genoulx, devant luy, et les mains joinctes, luy dist: "Mon seigneur, l'obligation que j'ay à vous et le grand amour que je vous porte me force plus que la paour de nulle mort, car je vous voy telle fantaisie et faulse oppinion de moy, que, pour vous oster d'une si grande peyne, je suis deliberé de faire ce que pour nulle torment je n'eusse faict; vous supliant, mon seigneur, en l'honneur de Dieu, me jurer et promectre en foy de prince et de chrestien, que jamais vous ne revelerez le secret que, puisqu'il vous plaist, je suis contrainct de dire." A l'heure, le duc luy jura tous les sermens qu'il se peut adviser, de jamais à creature du monde n'en reveler riens, ne par parolles, ne par escript, ne par contenance. Le jeune homme, se tenant asseuré d'un si vertueux prince, comme il le congnoissoit, alla bastir le commencement de son malheur, en luy disant: "Il y a sept ans passez, mon seigneur, que, aiant congneu vostre niepce, la dame du Vergier, estre vefve et sans party, mys peyne d'acquerir sa bonne grace. Et, pour ce que n'estois de maison pour l'espouser, je me contentois d'estre receu pour serviteur; ce que j'ay esté. Et a voulu Dieu que notre affaire jusques icy fut conduict si saigement, que jamais homme ou femme qu'elle et moy n'en a rien entendu; sinon maintenant vous, monseigneur, entre les mains duquel je mectz ma vye et mon honneur; vous supliant le tenir secret et n'en avoir en moindre estime madame vostre niepce, car je ne pense soubz le ciel une plus parfaicte creature." Qui fut bien aise, ce fut le duc; car, congnoissant la très grande beaulté de sa niepce, ne doubtant plus qu'elle ne fust plus agreable que sa femme, mais ne povant entendre que ung tel mistere se peust conduire sans moien, luy pria de luy dire comment il le pourroit veoir. Le gentil homme luy compta comme la chambre de sa dame salloit dans ung jardin; et que, le jour qu'il y debvoit aller, on laissoit une petite porte ouverte, par où il entroit à pied, jusques ad ce qu'il ouyt japper ung petit chien que sa dame laissoit aller au jardin, quant toutes ses femmes estoient retirées. A l'heure, il s'en alloit parler à elle toute la nuyct; et, au partir luy assignoit le jour qu'il debvoit retourner; où, sans trop grande excuse, n'avoit encores failly.