« Essais de Philosophie par M. Ch. de Rémusat » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
ThomasBot (discussion | contributions)
m ThomasV : text
MarcBot (discussion | contributions)
m Bot : Remplacement de texte automatisé (-oeu +œu)
Ligne 15 :
Le livre de M. de Rémusat vient soutenir la bonne cause philosophique. Jeune encore, il en est un des vieux soldats. Ce même rationalisme, aujourd'hui victorieux, dont il expose et développe les bases dans ses Essais de philosophie, il l'a défendu, quand il renaissait sous la restauration, contre les partisans libéraux du sensualisme et contre les réactionnaires. Fidèle à sa carrière philosophique, le temps et l'expérience ont mûri et développé ses convictions sans les altérer; et tel nous le voyons aujourd'hui, tel il était dans cette jeune et brillante phalange du Globe, qui a si généreusement combattu pour la philosophie et pour la liberté.
 
Que les évènemens reculent vite, surtout, quand une révolution les sépare de nous ! Toute la milice du Globe est encore à l'oeuvreœuvre, et déjà, pour la génération nouvelle, ces luttes de la restauration sont presque de l'histoire ancienne. L'empire avait laissé subsister, dans les académies et dans les chaires, quelques idéologues, paisibles représentans des fougueux encyclopédistes, relégués par l'opinion publique dans des abstractions creuses sans application possible, et qui, loin de se plaindre de cet ostracisme, l'acceptaient de bonne grace, et se mettaient à composer des grammaires générales et à simplifier encore cette philosophie si arbitraire et si bien disciplinée de Condillac. Les libéraux, étrangers à la philosophie, voyant: chez les idéologues le drapeau de l'Encyclopédie, les couvraient de leur respect, et croyaient la liberté intéressée à leurs innocentes recherches. A cette école épuisée, qui confessait pour ainsi dire sa propre impuissance, le parti réactionnaire opposait les théologiens, animés d'une vieille haine contre la philosophie, et à qui la colère plutôt que la conviction donnait de la force. M. Royer-Collard et après lui M. Cousin relevèrent dans l'Université la cause du rationalisme; la persécution, loin de leur nuire, les servit; elle les sauva du plus redoutable ennemi de la philosophie; de cette espèce de scepticisme qui naît de l'indifférence. Pour échauffer le peuple et le soustraire aux influences réactionnaires , les libéraux avaient recours aux mêmes doctrines qui l'avaient fait se lever une fois. De 1817 à 1824, ils publièrent douze éditions de Voltaire, treize éditions de Rousseau, un grand nombre d'écrits des encyclopédistes, et jetèrent ainsi dans le public la masse énorme de 2,741,400 volumes, qualifiés alors d'anarchiques et d'incendiaires. Mais cette nourriture ne suffisait plus aux jeunes gens d'élite qui recevaient le nouvel enseignement, et qui voyaient à découvert toute la misère du sensualisme. L'expérience de l'empire avait montré l'insuffisance des vieilles doctrines libérales; on commençait à ne pas séparer la cause de l'ordre de la véritable liberté. On n'aspirait plus uniquement à détruire, on voulait innover et fonder. L'imagination agitée de mille rêves, l'esprit et le coeurcœur remplis de mille besoins nouveaux, sans préjugés, sans parti, par conséquent, mais déjà sur le point d'en constituer un, les fondateurs du Globe se réunirent pour donner un organe aux opinions jeunes en littérature et en philosophie, et se faire une place entre les libéraux à courte vue, qui n'avaient que des haines et point de doctrines, et les hommes de la réaction, leurs ennemis naturels. Le Globe fut fondé en septembre 1824, et devint quotidien le 15 février 1830. Pendant cette période de cinq ans, il changea de fortune, mais non de but et de caractère; obscur et même impopulaire dans les commencemens, il conquit l'influence et la popularité par le talent, par la persévérance, et surtout par l'ascendant naturel d'une cause généreuse. M. de Rémusat était là le premier jour, et avec lui, pour ne parler que des philosophes, M. Damiron, M. Dubois, que la philosophie disputait à la littérature, et ce rare esprit, si tôt enlevé, dont chaque article était une oeuvreœuvre accomplie, M. Théodore Jouffroy. La philosophie qui leur était commune, et à laquelle chacun d'eux se rattachait avec son originalité propre, c'était la philosophie éclectique, et au-dessus d'elle la grande école rationaliste d'où l'éclectisme est sorti , l'école de Descartes et de Leibnitz. Si M. Cousin n'appartenait pas, à proprement parler, à la rédaction du Globe, on peut dire qu'il y était par ses amis et par ses disciples; il détachait pour le Globe des fragmens de ses ouvrages, il y insérait ses argumens des dialogues de Platon, des extraits de son édition de Descartes. Le rationalisme commençait à jeter un vif éclat, et cependant il ne régnait pas encore; les phrénologistes balançaient son influence, le Mémorial catholique et le clergé tonnaient contre lui, le pouvoir prenait ombrage de ses progrès. La petite phalange n'en était que plus ardente et plus aguerrie; les dissidences s'effaçaient dans le péril, tous les efforts étaient réunis contre l'ennemi commun. Il n'y avait place ni pour le dégoût, ni pour la tiédeur. La persécution donne du courage aux faibles et fait vivre une mauvaise cause; mais, quand on a pour soi le courage, le talent et la vérité, on est maître de l'avenir.
 
Il est triste de le dire, des prêtres catholiques comptaient parmi les meneurs du parti réactionnaire contre lequel M. de Rémusat et ses amis défendaient nos libertés. Infidèles à l'esprit de charité qui doit honorer leur ministère, ils poursuivaient la philosophie avec une haine aveugle, et, dans leur soif de vengeance, la calomnie ne leur coûtait pas, la calomnie autorisée de leur sacré caractère et versée du haut de la chaire chrétienne parmi le peuple ignorant et crédule. On imputait chaque jour aux philosophes les conséquences les plus opposées à leurs principes, des doctrines qu'ils avaient réfutées et vaincues; il suffisait qu'une opinion fût immorale et impie, on n'avait pas besoin d'autres preuves pour en salir une école. Entraîné par un ressentiment que l'ineptie et la violence des attaques expliquaient sans le justifier, le Globe poussa trop loin les représailles, et ne distingua pas assez la religion de ses ministres. Le célèbre article de M. Jouffroy, Comment les Dogmes finissent, parut le 24 mai 1325. Le Globe prophétisait les prochaines funérailles d'un grand culte. A l'entendre, cette ferveur de catholicisme qu'on faisait paraître n'était qu'une mode ou un calcul. L'orthodoxie était devenue une bienséance; la foi était convenable, et rien de plus; on avait repris la dévotion. M. Dubois avertissait avec fermeté les fougueux prédicateurs de cette croisade contre la philosophie, que la chaire de Whitehall avait fait autant de mal aux Stuarts que les diatribes des puritains; et M. de Rémusat démontrait victorieusement à M. de Lamennais qu'on ne peut attaquer la raison sans ébranler la foi, et que ruiner toutes les sources de la certitude, en haine de la philosophie, c'est, dans une guerre civile, jeter du poison dans les fontaines.
Ligne 25 :
En publiant un livre qui est une exposition et une défense des dogmes du rationalisme, M. de Rémusat résume à la fois sa propre carrière philosophique et celle du Globe. Le plan de son ouvrage est heureux et simple. L'auteur fait d'abord l'histoire du rationalisme moderne et des deux écoles qui lui ont disputé parmi nous l'influence dominante. Cette exposition historique et critique tout ensemble le conduit à établir une théorie logique sur la méthode et le jugement, une théorie métaphysique sur la matière et l'esprit. Un dernier Essai sur le scepticisme ne fait que montrer à nu la plaie que tout le livre est destiné à guérir, et reprendre d'une façon plus générale les argumens fournis par la discussion. Assistons avec M. de Rémusat à la naissance du rationalisme moderne dans l'école de Descartes; voyons-le se développer et s'affermir par la profonde et audacieuse critique de liant, par les sages et patientes analyses des écossais. De l'école de Descartes, M. de Rémusat nous introduira dans le camp des ennemis; il nous montrera la décomposition de la pensée par les idéologues; il nous conduira dans l'amphithéâtre de Broussais, et, de toute cette histoire et de toutes ces attaques, il fera sortir l'invincible autorité de la raison, la philosophie de l'esprit et la morale du devoir.
 
L'oeuvreœuvre de Descartes n'est pas une école; c'est une ère philosophique. La théologie pour règle, la scholastique pour méthode, pour sanction un bûcher, telle était avant lui la condition de la science. On étendait les intelligences sur ce lit de Procuste; on leur donnait une panoplie qui les rendait invulnérables, mais qui les écrasait sous le poids. Descartes foule aux pieds les préjugés de vingt siècles. La liberté, voilà sa conquête; la raison, l'évidence, voilà sa loi. Penser est ma destinée, si je suis une intelligence; et qu'est-ce que penser, sinon juger, et juger avec indépendance? Recevoir des opinions toutes faites, c'est abdiquer, et pour qui? Dieu, qui m'a fait intelligent et libre, m'a imposé le devoir de peser mes opinions, puisqu'il m'en a rendu responsable. Tout croire, c'est de la folie, ou plutôt c'est le néant de la pensée. Si je choisis, c'est ma raison qui choisit. Si vous parlez au nom de Dieu, que je le sache d'abord, et ma raison se soumettra quand ma raison sera convaincue. Aveugles, conducteurs d'aveugles, quand vous voulez que je pense votre pensée et non la mienne, quand vous me prescrivez des règles qu'il faut suivre sans les comprendre, ne voyez-vous pas que vous mutilez en moi la nature humaine, que d'un homme vous ne faites plus qu'un automate, et que l'idéal de votre théorie, c'est la machine à raisonnemens qu'avait rêvée Raymond Lulle?
 
Nourri dans les principes d'Aristote, plié chez les jésuites, ses maîtres, à la discipline scholastique, Descartes, devenu homme et rendu à lui-même, comprend que sa science n'est que préjugés, qu'elle ne repose pas sur un ferme fondement; que, bâtie par divers ouvriers et à diverses époques, elle n'a ni unité ni harmonie, et qu'enfin, pour l'avoir reçue d'autorité, il ne la possède que dans sa mémoire, et ne l'a pas assimilée à la substance même de son être intelligent. Il l'examine à la lumière naturelle, et la rejette comme indigne. Il repousse toute croyance qui ne force pas sa raison; douter ainsi, qu'est-ce, sinon se soustraire à toute autorité qui n'est, pas la lumière naturelle? On peut douter de tout, excepté de son doute même; ma conscience ne peut rejeter ma conscience; pour supposer que je ne suis pas, il faut que j'existe. J'existe donc, puisque je pense, ou plutôt, si je pense, c'est que j'existe. Je suis un être pensant. Qu'est-ce que ma pensée? Quels sont ses objets? L'objet de ma pensée est triple : je pense à moi, à Dieu, à la matière. Dieu et la matière sont-ils des créations de ma fantaisie, ou des êtres qui ont l'existence réelle? Comment me serais-je donné l'idée de Dieu, s'il n'y a rien en moi qui l'égale? Cette idée ne sort pas de ma propre puissance, elle descend en moi du souverain être, et, prouve, à elle seule la réalité de son objet. La matière, telle que je la conçois, a moins de perfection dans son essence que moi-même; mais, si je l'ai produite, si ce n'est qu'une abstraction, d'où vient que cette abstraction s'est faite en moi sans ma participation? D'où vient qu'elle m'obsède à toute heure, qu'elle prenne une si grande part dans ma vie, et que je sente comme une invincible tendance à croire à la réalité de son objet? Dieu n'est pas parfait, s'il m'a créé pour cette illusion. Ainsi la méthode de Descartes s'accomplit en trois pas; c'est d'abord, pour douter de tout, un vigoureux effort qui s'arrête impuissant devant la conscience; en moi, je trouve l'idée de Dieu,, qui implique son objet, et l'idée de la matière; dont l'objet est réel aussi, si Dieu est la perfection par essence.
Ligne 37 :
Dans un sens rigoureusement vrai, l'école écossaise n'est point originale, et elle n'aspire point à le paraître. Elle a plutôt une méthode que ce que l'on appelle un système, c'est-à-dire qu'elle ne croit pas la philosophie achevée, et qu'elle s'occupe à la faire. Après quel rues recherches et peut-être quelque découverte, les philosophes se hâtent le plus souvent de conclure, de fermer la carrière, impatiens qu'ils sont de profiter de leurs travaux, d'assurer leur gloire, et de donner leur nom à une doctrine complète. C'est un défaut d'esprit et de caractère que les écossais n'ont pas connu. Comme ils cherchent la vérité pour elle-même, ils aiment mieux mettre les autres en voie de la trouver que de feindre qu'ils l'ont trouvée eux-mêmes, et de donner une hypothèse pour un principe constaté. Ils n'ont pas introduit une seule création de leur fantaisie dans ce champ de la philosophie, que les diverses écoles ont à l'envi l'une de l'autre encombré d'êtres chimériques. Cette fécondité n'a rien qui les tente; ils songent à trouver et non à créer. Ils viennent détruire des erreurs, et ne craignent rien tant que d'en émettre de nouvelles. La philosophie négative de Locke est la cause à laquelle nous devons Reid. Le mérite éminent de Locke, parmi tant de défauts, c'est d'être un analyste; son analyse aboutit, il est vrai, à des négations; mais elle éveille la curiosité sur les problèmes psychologiques, et elle montre l'importance capitale de cette question de l'origine des idées, qui devint presque dans l'école de Locke la philosophie tout entière. Reid répondit à cette analyse par une autre; aux négations de Locke, une méthode plus sûre, des principes plus vrais; lui permirent d'opposer des affirmations; il remonta ainsi à la source de nos idées, et fonda l'autorité de nos facultés primitives. Ce fut là toute sa tâche; et parce qu'il ne descendit pas aux applications pratiques de la méthode, parce qu'il n'aborda pas les questions de parti, et ne suscita point de tempêtes, son école demeura obscure et presque inconnue; elle justifia constamment le titre de philosophie du sens commun qu'elle avait pris, et, si elle ne fut pas glorieuse, elle fut utile.
 
Le style diffus, quoique aimable, de Reid, ses répétitions, ses Longueurs, sa sage et honorable timidité, qui sied mieux au philosophe que les airs d'inspiration et de prophétie; quelque chose d'inachevé dans ses plus belles théories, de grandes questions omises, l'absence de systématisation, expliquent, sans les justifier, les dédains dont il est aujourd'hui l'objet parmi nous. Nous devons beaucoup à Reid, car nous lui devons M. Royer-Collard et la réaction qui nous a délivrés du sensualisme. Sa philosophie, je l'avoue, n'est pas héroïque; elle ne dévoile pas tous les mystères, elle s'occupe au contraire à les constater; elle ne possède pas ces merveilleux secrets qui ne laissent rien d'obscur dans la création, et qui expliqueraient toutes choses s'ils pouvaient s'expliquer eux-mêmes. Mais appartient-il à la science de le porter si haut, et de mépriser tout ce qui ne s'éloigne pas du sens commun? Ne vaut-il pas mieux borner son savoir que de s'emplir la bouche de grands mots vides d'idées, d'envelopper le néant dans des formules inintelligibles, et de donner à force d'orgueil la mesure de sa faiblesse? M. de Rémusat, qui connaît et expose à merveille tous les reproches que l'on peut faire aux écossais, n'hésite pas, en leur rendant justice, à les reconnaître pour ses maîtres, et pour les maîtres de la philosophie française de notre temps. Sans doute il reste beaucoup à faire après Reid; il n'a pas créé une philosophie, mais il a mis la philosophie sur la véritable voie; il a développé, perfectionné, accompli, la méthode rationaliste de Descartes. L'Essai de M. de Rémusat sur Reid est un véritable chef-d'oeuvreœuvre d'exposition claire et complète et de critique judicieuse. Il faut opposer cette défense de la méthode expérimentale aux dédains et aux injures de nos grands improvisateurs philosophiques, qui, nourris jadis à l'école de Reid, rougissent aujourd'hui de la philosophie du sens commun, et ne la trouvent plus digne de leur génie.
 
Assurément Kant est une bien autre puissance. Il remue à de bien plus grandes profondeurs le sol de la philosophie; il s'empare d'autorité des intelligences, et, si on parvient à lui échapper, ce n'est pas sans une lutte douloureuse. Il a régné sans partage sur la philosophie allemande; transplanté péniblement dans notre pays, son règne commence chez nous quand il est presque fini au-delà du Rhin, et que d'autres penseurs ont succédé à son influence et à sa renommée. Ce n'est pas une doctrine qui puisse entrer dans la vie d'un peuple; elle n'attire que les hautes intelligences, et quiconque n'a jamais vécu dans ce monde de la métaphysique, si différent de celui des phénomènes, ne peut voir dans ce scepticisme fantastique qu'une sorte de poème qui donne le vertige à l'imagination. Quel poème cependant et quel poète 1 Au dehors, la forme la plus ardue et la plus bizarre, hérissée de néologismes et de formules, sans apprêt, sans art, ne parlant qu'au jugement et à la plus froide raison; au dedans, des déductions sévères, presque scholastiques, des analyses, des divisions, des distinctions, véritable algèbre de l'intelligence; oui, mais une conviction si profonde, une hardiesse si tranquille, une originalité si neuve et si vraie, que d'esprit se laisse aller dans cette route, qu'il s'y enfonce à la suite du maître, croyant d'abord qu'il ne poursuit que des abstractions, et tout à coup s'apercevant que par derrière les vaisseaux ont été brûlés, et qu'il ne reste plus de chemin pour regagner la terre. Platon, dans sa République, enchaîne les hommes au fond d'une caverne où des ombres, qui descendent avec un rayon du jour, leur paraissent toute la réalité : le philosophe est celui qui rompt ses chaînes et s'élance hors de cette prison et de ces ténèbres pour s'emparer de la lumière et de la vie et voir face à face le soleil. Kant a aussi sa caverne où il nous enchaîne; mais les liens qui nous y retiennent sont des liens que nul ne peut rompre c'est la nécessité de la raison, preuve de sa puissance pour les rationalistes, et pour Kant de sa faiblesse. Ainsi garrottés et enfouis, que connaissons-nous au-delà de toutes ces ombres? Que pouvons-nous affirmer ou soupçonner d'un autre monde? Mon esprit sait qu'il conçoit des idées; mais, s'il veut contrôler ses propres idées et; passer par elles à leurs objets, il faut qu'il sorte de lui-même, qu'il change sa condition nécessaire, qu'il perde son identité et vive d'une double vie. Faire de la psychologie, c'est étudier le dedans de la caverne; se jeter dans l'ontologie, c'est rompre la chaîne, briser les portes, et échapper à l'humanité. Il est vrai que, pour ressaisir au moins le monde moral dans ce naufrage, Kant distingue de la raison pure, incapable d'arriver à l'être, la raison pratique, qui, possède la loi morale; que de la loi morale il conclut la liberté sa condition, Dieu sa cause, et sa sanction l'immortalité. Vains et forts! La raisonne se dédouble pas, et la loi morale ne résiste pas aux attaques de ce scepticisme, qui ruine l'existence de Dieu et celle du monde et réduit toutes choses en un éternel problème. Au milieu de ces débris, la dernière réalité qu'on croit saisir
Ligne 48 :
Descartes, il faut l'avouer avec M. de Rémusat, a ouvert la route au scepticisme de Kant, lorsqu'en développant le doute méthodique, il a provisoirement rejeté la raison au profit de la conscience, lorsqu'au lieu de saisir immédiatement Dieu et le monde par la puissance de ses facultés et des jugemens primitifs et nécessaires, il a mis le monde extérieur à la merci d'une démonstration. Tous ceux qui se sont inspirés de ses doctrines, se sont perdus ou égarés à la limite des deux mondes : Malebranche, Leibnitz, Spinoza. Kant met à nu ce vice de l'école rationaliste, en acceptant franchement la conséquence. Descartes pose le principe, Kant développe et exagère la conséquence; Reid accomplit la méthode et donne au rationalisme le moyen dont plus tard il pourra faire sortir la réfutation victorieuse de Kant. Telles sont les trois grandes phases du rationalisme moderne, les trois systèmes auxquels il se rattache. Ainsi M. de Rémusat nous montre à la fois la plus grande plaie du rationalisme et le remède qui doit la guérir.
 
Dans l'histoire de la doctrine rationaliste, le sensualisme doit avoir sa place, puisqu'il en est l'adversaire naturel. Aujourd'hui, le sensualisme n'existe plus en France parmi les écoles philosophiques; il est mort de sa propre faiblesse, plutôt que sous les coups de ses ennemis. Mais, comme l'a si bien vu M. de Rémusat, c'est là un de ces vaincus qu'il faut frapper à terre. Le sensualisme peut disparaître de la science; dans le monde, son empire est de tous les temps et de tous les lieux. Les faibles ames que le corps seul occupe, les coeurscœurs dépravés qu'un vil intérêt conduit, tous ces esprits qu'absorbe le présent et pour qui l'avenir n'existe pas, qui vivent des phénomènes et ne soupçonnent pas les causes, quand ils prennent pour mesure de la réalité leur jugement faux et leur imagination impuissante, ne font que renouveler sans le savoir les négations de la philosophie sensualiste. L'école a beau s'efforcer, toutes ses recherches n'aboutissent qu'à exprimer en formules les instincts grossiers, les négations stupides d'une populace sans lettres, sans philosophie et sans religion. C'est à ce résultat que la philosophie et la logique la condamnent. Elle peut recourir à l'idéalisme, comme nous l'avons va arriver aux descendans directs de Condillac; mais M. de Rémusat leur montre avec évidence que, si la négation des substances les jette dans l'idéalisme, lorsqu'ensuite, par hypothèse, ils redonnent un objet aux idées, il faut que cet objet soit corporel. La doctrine de la ,sensation fait fausse route quand elle aboutit à l'idéalismne. La vraie philosophie sensualiste, c'est celle que nous montre M. de Rémusat dans l'école de Broussais, philosophie de chair et de sang, qui ne sait que manipuler des cadavres, qui juge la vie intellectuelle par les pulsations du coeurcœur, et tient sous son scalpel une cervelle qui pense, et un esprit qui végète. Le sensualiste qui sait l'être, doit se vautrer dans cette fange des corps; il tient au moins un côté, le côté hideux de la réalité, tandis que l'idéologue, avec ses abstractions vides, connaît mal le monde des corps, et blasphème celui des esprits. Insensés les uns et les autres, qui croient avoir le sens commun pour eux, parce qu'ils répondent aux sympathies des coeurscœurs flétris et des intelligences corrompues; qui se vantent de posséder une doctrine positive et dogmatique, parce qu'ils admettent le phénomène aux dépens de la substance, et qu'ils sacrifient l'esprit au corps, et le plus au moins. Ils ont cela d'original dans leur commune misère, qu'ils la prennent de bonne foi pour de l'opulence, et qu'emportés dans ce torrent du monde sensible, ils se sentent heureux, pourvu qu'ils se lèvent un instant au milieu des autres flots, et qu'ils comprennent leur néant et le néant de toutes choses.
 
Quelle instruction tirer de tous ces exemples? quelle philosophie véritable contiennent ces philosophies contradictoires? S'il est vrai, comme M. de Rémusat le proclame après Leibnitz, après M. Cousin, qu'il faut en général, pour qu'une proposition ait été soutenue, qu'elle soit raisonnable par quelque côté, le sensualisme même ne doit pas nous éclairer uniquement par ses erreurs. Il y a d'ailleurs cette différence entre le monde de la raison et celui des sens, que la sensation est exclusive et n'admet pas de partage, que la raison au contraire, qui engendre ou exprime des lois, a besoin de les appliquer, et prouve la sensibilité, comme condition relative de la raison humaine. Ainsi la méthode doit être multiple; la conclusion, dogmatique; l'objet, multiple et divers. D'une part, l'expérience et l'induction, de l'autre, l'intuition et la déduction rationnelle, telle est la double méthode que M. de Rémusat recommande. Suivant lui, comme le monde est multiple, la science aussi doit l'être; il sait que l'unité de la nature est celle qui naît de l'harmonie, et non pas cette unité absolue qu'on obtient par mutilation. En logique, le principe de contradiction et celui de raison suffisante; en ontologie, la substance et la cause; en psychologie, l'affirmation directe du moi et du non-moi, sont à ses yeux autant de jugemens primitifs et nécessaires, que l'induction et la déduction doivent développer et féconder, mais qui, servant de base à l'induction et à la déduction, ne peuvent être ni prouvés ni réfutés par elles. Son esprit, éminemment juste et raisonnable, se contient dans les limites du vrai, et ne dépasse jamais les prémisses; de la faiblesse et de la limitation de la science, il n'en conclut pas le néant de l'impossibilité de concilier, il ne conclut pas l'impossibilité de la conciliation. Il voit, il signale tous les écueils sans y tomber, sans prendre le vertige, sans quitter la droite ligne où sa ferme raison le conduit. Le scepticisme peut l'effrayer, mais non le troubler. Il va jusqu'au fond du système de liant, et il demeure dogmatique et rationaliste. Il faut, dit-il, connaître ces objections, et passer outre. Kant a beau soutenir que nous ne connaissons directement que nos idées qu'il n'y e rien en elles qui prouve leur objet; que la nécessité de croire, fuit-elle admise, n'est pas une démonstration, et que, si la liberté est la condition de la philosophie, ce n'est pas agir en philosophe que de se soumettre à une nécessité aveugle. Il a beau demander une autre raison, pour contrôler l'autorité de la raison. M. de Rémusat établit solidement contre lui les deux propositions suivantes : 1° la psychologie ne fournit aucun prétexte de douter de la vérité des connaissances que nous devons à nos facultés naturelles 2° la logique s'appuie sur des vérités absolues et ne peut s'en passer pour nier les vérités absolues, c'est-à-dire que dans ce, cas elle ne peut se dispenser d'affirmer ce qu'elle nie. Contre Destutt-Tracy et Broussais, il prend les armes de l'école écossaise; il constate dans l'esprit humain des facultés diverses, dont les unes connaissent l'esprit, dont les autres nous livrent le corps. Si l'on admet la perception extérieure, pourquoi ne pas admettre, au même titre, la conscience et la raison? Un jugement primitif ne se démontre. pas, il s'accepte; on ne peut donc faire un choix entre plusieurs jugemens primitifs; il faut tout accepter ou tout rejeter. Contre ces philosophies foncièrement sceptiques, quoique positives à la surface, M. de Rémusat emploie l'argument qui triomphera toujours de tout scepticisme; c'est de le réfuter en le complétant. M. de Rémusat croit donc à la possibilité d'une science métaphysique, puisqu'il croit à la réalité de soit objet, à l'autorité de nos facultés et de nos jugemens primitifs. Sa métaphysique commencera par la psychologie, sans y rester; elle étudiera d'abord le moi, pour arriver au non-moi; elle connaîtra la pensée, et par elle son objet. Ainsi, en admettant le non-moi comme objet certain de la connaissance, et non comme hypothèse, il se sépare de Kant. Dans la pensée et dans le monde extérieur, M. de Rémusat admet des phénomènes dans une substance, une substance sous les phénomènes; pour lui, les substances sont multiples et diverses; il y a des substances spirituelles et des substances corporelles, une substance infinie et parfaite, des substances imparfaites et finies. Ainsi, il se sépare des doctrines empiriques et sensualistes, et nous donne les élémens d'une science métaphysique complète.
 
Il restait à M. de Rémusat, après avoir fait l'histoire du rationalisme, après en avoir exposé et défendu les principes et la méthode, à décrire les élémens du monde que la raison nous livre, et les rapports d'action et de dépendance réciproque que ces élémens divers soutiennent entre eux. De cette double tâche, il n'a accepté que la première. Dieu et la morale, la création et le mouvement, ne paraissent dans son livre que quand d'autres sujets les amènent. Il se contente de fournir la matière et les procédés de la science, il ne se charge pas de les mettre en oeuvreœuvre. C'est moins une philosophie rationaliste qu'il nous donne qu'une philosophie de la philosophie rationaliste.
 
Il est impossible, et il serait inutile, de résumer la démonstration que donne M. de Rémusat de la spiritualité de l'ame, et sa discussion sur la nature physique et métaphysique de la matière. Rien ne peut donner une idée de cette méthode à la fois sage et pénétrante, où la profondeur se joint à la clarté, où la nouveauté des vues ne laisse jamais oublier l'homme de bon sens et l'esprit pratique; rares éloges pour un philosophe, et que bien peu de métaphysiciens savent mériter à la fois. Sur un point seulement, d'une importance grave, je soumettrai à M. de Rémusat quelques objections.
Ligne 72 :
La véritable faute de l'école éclectique est de s'être retirée en quelque sorte sous sa tente, de s'être bornée à l'enseignement par la parole, et à la publication de livres essentiellement scientifiques, tandis qu'elle laissait le champ libre, dans les journaux et dans toutes les publications populaires, à des écoles dont l'influence, exercée dans des intérêts de parti, ne pouvait être que pernicieuse. Malgré le préjugé, la philosophie n'est pas inaccessible, elle ne doit pas l'être; c'est la science humaine par excellence; chacun a dans sa conscience un interprète pour tout système de philosophie qui ne sera pas une construction vaine. Il faut que la science nous touche par tous les points, par nos besoins, nos sentimens, nos passions, nos croyances. La philosophie qui ne parvient pas à se faire comprendre, et qui reste fermée à jamais à tout homme de bon sens qui ne serait pas initié, cette philosophie n'existe pas.
 
M. de Rémusat donne le bon exemple et montre le chemin. Il prête à la science la clarté parfaite de son esprit et l'éclat de son style. Il entend si bien la langue des savans et celle du sens commun, qu'il les traduit l'une dans l'autre sans embarras et comme sans effort. C'était aussi l'une des plus brillantes qualités de M. Jouffroy, de savoir populariser la science et de rendre intelligible et sensible, pour ainsi dire, ce que la métaphysique a de plus abstrait. Cette clarté du langage, indice de la précision et de la justesse des idées, l'usage de la méthode expérimentale, la circonspection unie à l'étendue et à la sagacité du jugement, l'élégance et la sûreté des méthodes, la noblesse et l'élévation des pensées, sont autant de rapports entre M. de Rémusat et celui dont il a été le collaborateur et l'ami, et dont il sera sans doute appelé à recueillir l'héritage académique. On sent, en lisant les Essais de philosophie, que M. de Rémusat est à l'aise parmi les idées nobles et élevées, et que chez lui les bonnes inspirations viennent de source. Il retrouvera à l'Académie d'autres philosophes de l'ancien Globe, toujours attachés de coeurcœur à la bonne cause philosophique, toujours dévoués au rationalisme, à sa méthode et à ses doctrines. Nous n'exprimerons pas le voeuvœu que l'élection de M. de Rémusat l'attache par un nouveau lien à la philosophie; la politique ne nous l'enlèvera jamais entièrement, parce qu'il sait que toute politique qui ne s'appuie pas sur la philosophie bâtit sur le sable. La politique est la mer agitée par les tempêtes; la philosophie est le temple majestueux et serein élevé par la doctrine des sages :
 
Edita doctrinâ sapientûm templa serena.