« Pascal Œuvres complètes Hachette, tome 2/Entretien avec de M. de Saci sur Épictète et Montaigne » : différence entre les versions

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M. Pascal vint aussi, en ce temps-là, demeurer à Port-Royal-des-Champs. Je ne m'arrête point à dire qui était cet homme, que non seulement toute la France, mais toute l'Europe a admiré. Son esprit toujours vif, toujours agissant, était d'une étendue, d'une élévation, d'une fermeté, d'une pénétration et d'une netteté au-delà de ce qu'on peut croire. Il n'y avait point d'homme habile dans les mathématiques qui ne lui cédât: témoin l'histoire de la roulette fameuse, qui était alors l'entretien de tous les savants. On sait qu'il semblait animer le cuivre et donner de l'esprit à l'airain. Il faisait que de petites roues sans raison, où étaient sur chacune les dix premiers chiffres rendaient raison aux personnes les plus raisonnables, et il faisait en quelque sorte parler les machines muettes, pour résoudre en jouant les difficultés des nombres qui arrêtaient les plus savants: ce qui lui coûta tant d'application et d'effort d'esprit que, pour monter cette machine au point où tout le monde l'admirait, et que j'ai vue de mes yeux, il en eut lui même la tête démontée pendant plus de trois ans. Cet homme admirable, enfin étant touché de Dieu, soumit cet esprit si élevé au doux joug de Jésus-Christ, et ce coeurcœur si noble et si grand embrassa avec humilité la pénitence. Il vint à Paris se jeter entre les bras de M. Singlin, résolu de faire tout ce qu'il lui ordonnerait.
 
M. Singlin crut, en voyant ce grand génie, qu'il ferait bien de l'envoyer à Port-Royal-des-Champs, où M. Arnauld lui prêterait le collet en ce qui regardait les hautes sciences, et où M. de Saci lui apprendrait à les mépriser. Il vint donc demeurer à Port-Royal. M. de Saci ne put se dispenser de le voir par honnêteté, surtout en ayant été prié par M. Singlin; mais les lumières saintes qu'il trouvait dans l'Écriture et dans les Pères lui firent espérer qu'il ne serait point ébloui par tout le brillant de M. Pascal qui charmait néanmoins et qui enlevait tout le monde.
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"Épictète, lui dit-il, est un des philosophes du monde qui aient mieux connu les devoirs de l'homme.
 
Il veut avant toutes choses, qu'il regarde Dieu comme son principal objet; qu'il soit persuadé qu'il gouverne tout avec justice; qu'il se soumette à lui de bon coeurcœur, et qu'il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu'avec une très grande sagesse: qu'ainsi, cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement tous les événements les plus fâcheux. Ne dites jamais, dit-il: "J'ai perdu cela"; dites plutôt: "Je l'ai rendu. Mon fils est mort, je l'ai rendu. Ma femme est morte, je l'ai rendue." Ainsi des biens et de tout le reste. a Mais celui qui me l'ôte est un méchant homme", dites-vous. De quoi vous mettez-vous en peine, par qui celui qui vous l'a prêté vous le redemande? Pendant qu'il vous en permet l'usage, ayez-en soin comme d'un bien qui appartient à autrui, comme un homme qui fait voyage se regarde dans une hôtellerie. Vous ne devez pas, dit-il, désirer que ces choses qui se font se fassent comme vous le voulez; mais vous devez vouloir qu'elles se fassent comme elles se, font. Souvenez-vous, dit-il ailleurs, que vous êtes ici comme un acteur, et que vous jouez le personnage d'une comédie, tel qu'il plaît au maître de vous le donner. S'il vous le donne court, jouez-le court; s'il vous le donne long, jouez-le long, s'il veut que vous contrefassiez le gueux, vous le devez faire avec toute la naïveté qui vous sera possible; ainsi du reste. C'est votre fait de jouer bien le personnage qui vous est donné, mais de le choisir, c'est le fait d'un autre. Ayez tous les jours devant les yeux la mort et les maux qui semblent les plus insupportables et jamais vous ne penserez rien de bas, et ne désirerez rien avec excès.
 
"Il montre aussi en mille manières ce que doit faire l'homme. Il veut qu'il soit humble, qu'il cache ses bonnes résolutions, surtout dans les commencements, et qu'il les accomplisse en secret: rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse point de répéter que toute l'étude et le désir de l'homme doit être de reconnaître la volonté de Dieu et de la suivre.
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M. de Saci se croyant vivre dans un nouveau pays et entendre une nouvelle langue, il se disait en lui-même les paroles de saint Augustin: "Ô Dieu de vérité! ceux qui savent ces subtilités de raisonnement vous sont-ils pour cela plus agréables?" Il plaignait ce philosophe qui se piquait et se déchirait de toutes parts des épine qu'il se formait, comme saint Augustin dit de lui-même quand il était en cet état. Après donc une assez longue patience, il dit à M. Pascal:
 
Je vous suis obligé, monsieur: je suis sûr que si j'avais longtemps lu Montaigne, je ne le connaîtrais pas autant que je fais depuis cet entretien que je viens d'avoir avec vous. Cet homme devrait souhaiter qu'on ne le connût que par les récits que vous faites de ses écrits; et il pourrait dire avec saint Augustin: Ibi me vide, attende. Je crois assurément que cet homme avait de l'esprit; mais je ne sais si vous ne lui en prêtez pas un peu plus qu'il n'en a, par cet enchaînement si juste que vous faites de ses principes. Vous pouvez juger qu'ayant passé ma vie comme j'ai fait, on m'a peu conseillé de lire cet auteur, dont tous les ouvrages n'ont rien de ce que nous devons principalement rechercher dans nos lectures, selon la regle de saint Augustin, parce que ses paroles ne paraissent pas sortir d'un grand fonds d'humilité et de piété. On pardonnerait à ces philosophes d'autrefois, qu'on nommait académiciens, de mettre tout dans le doute. Mais qu'avait besoin Montaigne de s'égayer l'esprit en renouvelant une doctrine qui passe maintenant aux Chrétiens pour une folie? C'est le jugement que saint Augustin fait de ces personnes. Car on peut dire après lui de Montaigne... "Il met dans tout ce qu'il, dit la foi à part, ainsi nous, qui avons la foi, devons de même mettre à part tout ce qu'il dit." Je ne blâme point l'esprit de cet auteur, qui est un grand don de Dieu; mais il pouvait s'en servir mieux, et en faire plutôt un sacrifice à Dieu qu'au démon. A quoi sert un: bien, quand on en use si mal? Quid proderat, etc.? dit de lui-même ce saint docteur avant sa conversion. Vous êtes heureux, monsieur, de vous être élevé au dessus de ces personnes qu'on appelle des docteurs plongés dans l'ivresse de la science, mais qui ont le coeurcœur vide de vérité. Dieu a répandu dans votre coeurcœur d'autres douceurs et d'autres attraits que ceux que vous trouviez dans Montaigne. Il vous a rappelé de ce plaisir dangereux, a jucundidate pestifera, dit saint Augustin, qui rend grâces à Dieu de ce qu'il a pardonné les péchés qu'il avait commis en goûtant trop la vanité. Saint Augustin est d'autant plus croyable en cela, qu'il était autrefois dans ces sentiments; et comme vous dites de Montaigne que c'est par ce doute universel qu'il combat les hérétiques de son temps, ce fut aussi par ce même doute des académiciens que saint Augustin quitta l'hérésie des Manichéens. Depuis qu'il fut à Dieu, il renonça à ces vanités qu'il appelle sacrilège, et fit ce qu'il dit de quelques autres. Il reconnut avec quelle sagesse saint Paul nous avertit de nous pas laisser séduire par ces discours. Car il avoue qu'il y a en cela un certain agrément qui enlève: on croit quelquefois les choses véritables, seulement parce qu'on les dit éloquemment. Ce sont des viandes dangereuses, dit-il, mais que l'on sert dans de beaux plats, mais ces viandes, au lieu de nourrir le coeurcœur, elles le vident. On ressemble alors à des gens qui dorment, et qui croient manger en dormant: ces viandes imaginaires les laissent aussi vides qu'ils étaient."
 
M. de Saci dit à M. Pascal plusieurs choses semblables: sur quoi M. Pascal lui dit que s'il lui faisait compliment de bien posséder Montaigne et de le savoir bien tourner il pouvait lui dire sans compliment qu'il possédait bien mieux saint Augustin, et qu'il le savait bien mieux tourner, quoique peu avantageusement pour le pauvre Montaigne. Il lui témoigna être extrêmement édifié de la solidité de tout ce qu'il venait de lui représenter; cependant, étant encore tout plein de son auteur, il ne put se retenir et lui dit:
 
"Je vous avoue, Monsieur, que je ne puis voir sans joie dans cet auteur la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes, et cette révolte si sanglante de l'homme contre l'homme, qui, de la société avec Dieu, où il s'élevait par les maximes [de sa faible raison], le précipite dans la nature des bêtes; et j'aurais aimé de tout mon coeurcœur le ministre d'une si grande vengeance, si, étant disciple de l'Eglise par la foi, il eût suivi les règles de la morale, en portant les hommes, qu'il avait si utilement humiliés, a ne pas irriter par de nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer des crimes qu'il les a convaincus de ne pouvoir pas seulement connaître.
 
"Mais il agit au contraire en païen de cette sorte. De ce principe, dit-il, que hors de la foi tout est dans l'incertitude, et considérant combien il y a que l'on cherche le vrai et le bien sans aucun progrès vers la tranquillité, il conclut qu'on en doit laisser le soin aux autres, et demeurer cependant en repos, coulant légèrement sur les sujets de peur d'y enfoncer en appuyant; et prendre le vrai et le bien sur la première apparence, sans les presser, parce qu'ils sont si peu solides que, quelque peu qu'on serre la main, ils s'échappent entre les doigts et les laissent vides. C'est pourquoi il suit le rapport des sens et les notions communes, parce qu'il faudrait qu'il se fît violence pour les démentir, et qu'il ne sait s'il gagnerait, ignorant où est le vrai. Ainsi il fuit la douleur et la mort, parce que son instinct l'y pousse, et qu'il ne veut pas résister par la même raison, mais sans en conclure que ce soient de véritables maux, ne se fiant pas trop à ces mouvements naturels de crainte, vu qu'on en sent d'autres de plaisir qu'on dit être mauvais, quoique la nature parle au contraire. Ainsi, il n'a rien d'extravagant dans sa conduite, il agit comme les autres; et tout ce qu'ils font dans la sotte pensée qu'ils suivent le vrai bien, il le fait par un autre principe, qui est que les vraisemblances étant pareilles d'un et d'autre côté l'exemple et la commodité sont les contrepoids qui l'entraînent.
 
"Il suit donc les moeursmœurs de son pays parce que la coutume l'emporte: il monte sur son cheval, comme un qui ne serait pas philosophe, parce qu'il le souffre mais sans croire que ce soit de droit, ne sachant pas si cet animal n'a pas au contraire celui de se servir de lui. Il se fait aussi quelque violence pour éviter certains vices; et même il garde la fidélité au mariage, à cause de la peine qui suit les désordres; mais si celle qu'il prendrait surpasse celle qu'il évite, il y demeure en repos, la règle de son action étant en tout la commodité et la tranquillité. Il rejette donc bien loin cette vertu stoïque qu'on peint avec une mine sévère, un regard farouche, des cheveux hérissés, le front ridé et en sueur, dans une posture pénible et tendue, loin des hommes, dans un morne silence, et seul sur la pointe d'un rocher: fantôme, à ce qu'il dit, capable d'effrayer les enfants, et qui ne fait là autre chose, avec un travail continuel, que de chercher le repos, où elle n'arrive jamais. La sienne est naïve, familière, plaisante, enjouée, et pour ainsi dire folâtre; elle suit ce qui la charme, et badine négligemment des accidents bons ou mauvais, couchée mollement dans le sein de l'oisiveté tranquille d'où elle montre aux hommes qui cherchent la félicité avec tant de peine, que c'est là seulement où elle repose, et que l'ignorance et l'in curiosité sont deux doux oreillers pour une tête bien faite, comme il dit lui-même.
 
"Je ne puis pas vous dissimuler, Monsieur, qu'en lisant cet auteur et le comparant avec Épictète, j'ai trouvé qu'ils étaient assurément les deux plus grands défenseurs des deux plus célèbres sectes du monde, et les seules conformes à la raison, puisqu'on ne peut suivre qu'une de ces deux routes, savoir: ou qu'il y a un Dieu, et lors il y place son souverain bien, ou qu'il est incertain, et qu'alors le vrai bien l'est aussi, puis qu'il en est incapable.
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"Pour l'utilité de ces lectures, dit M. Pascal, je vous dirai fort simplement ma pensée. Je trouve dans Épictète un art incomparable pour troubler le repos de ceux qui le cherchent dans les choses extérieures et pour les forcer à reconnaître qu'ils sont de véritables esclaves et de misérables aveugles; qu'il est impossible qu'ils trouvent autre chose que l'erreur et la douleur qu'ils fuient, s'ils ne se donnent sans réserve à Dieu seul. Montaigne est incomparable pour confondre l'orgueil de ceux qui, hors la foi, se piquent d'une véritable justice; pour désabuser ceux qui s'attachent à leurs opinions, et qui croient trouver dans les sciences des vérités inébranlables; et pour convaincre si bien la raison de son peu de lumière et de ses égarements, qu'il est difficile, quand on fait un bon usage de ses principes, d'être tenté de trouver des répugnances dans les mystères: car l'esprit en est si battu, qu'il est bien éloigné de vouloir juger si l'incarnation ou le mystère de l'Eucharistie sont possibles; ce que les hommes du commun n'agitent que trop souvent.
 
"Mais si Épictète combat la paresse, il mène à l'orgueil, de sorte qu'il peut être très nuisible à ceux qui ne sont pas persuadés de la corruption de la plus par faite justice qui n'est pas de la foi. Et Montaigne est absolument pernicieux à ceux qui ont quelque pente à l'impiété et aux vices. C'est pourquoi ces lectures doivent être réglées avec beaucoup de soin, de discrétion et d'égard à la condition et aux moeursmœurs de ceux à qui on les conseille. Il me semble seulement qu'en les joignant ensemble elles ne pourraient réussir fort mal, parce que l'une s'oppose au mal de l'autre: non qu'elles puissent donner la vertu, mais seulement troubler dans les vices: l'âme se trouvant combattue par ces contraires, dont l'un chasse l'orgueil et l'autre la paresse, et ne pouvant reposer dans aucun de ces vices par ses raisonnements ni aussi les fuir tous."
 
Ce fut ainsi que ces deux personnes d'un si bel esprit s'accordèrent enfin au sujet de la lecture de ces philosophes, et se rencontrèrent au même terme, où ils arrivèrent néanmoins d'une manière un peu différente: M. de Saci y étant arrivé tout d'un coup par la claire vue du Christianisme, et M. Pascal n'y étant arrivé qu'après beaucoup de détours en s'attachant aux principes de ces philosophes.