« Écrivains critiques et historiens littéraires de la France/06 » : différence entre les versions

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M. Joubert a été l'ami le plus intime de M. de Fontanes et aussi de M. de Châteaubriand. Il avait de l'un et de l'autre; nous le trouvons un lien de plus entre eux : il achève le groupe. L'attention se reporte aujourd'hui sur M. de Fontanes, et M. Joubert en doit prendre sa part. Les écrivains illustres, les grands poètes, n'existent guère sans qu'il y ait autour d'eux de ces hommes plutôt encore essentiels que secondaires, grands dans leur incomplet, les égaux au dedans par la pensée de ceux qu'ils aiment, qu'ils servent, et qui sont rois par l'art. De loin ou même de près, on les perd aisément de vue ; au sein de cette gloire voisine, unique et qu'on dirait isolée, ils s'éclipsent, ils disparaissent à jamais, si cette gloire dans sa piété ne détache un rayon distinct et ne le dirige sur l'ami qu'elle absorbe. C'est ce rayon du génie et de l'amitié qui vient de tomber au front de M. Joubert et qui nous le montre.
 
M. Joubert de son vivant n'a jamais écrit d’ouvrage, ou du moins rien achevé : «''Pas encore'', disait-il quand on le pressait de produire, ''pas encore'', il me faut une longue paix. » La paix était venue, ce semble, et alors il disait : « Le ciel n'avait donné de la force à mon esprit que pour un temps, et le temps est passé. » Ainsi, pour lui, pas de milieu : il n'était pas temps encore, ou il n'était déjà plus temps. Singulier génie toujours en suspens et en peine, qui se peint en ces mots : «Le ciel n'a mis dans mon intelligence que des rayons, et ne m'a donné pour éloquence que de beaux mots. Je n'ai de force que pour m'élever et pour vertu qu'une certaine incorruptibilité. » Il disait encore, en se rendant compte de lui-même et de son incapacité à produire : « Je ne puis faire bien qu'avec lenteur et avec une extrême fatigue. Derrière la force de beaucoup de gens il y a de la faiblesse. Derrière ma faiblesse il y a de la force; la faiblesse est dans l'instrument. » Mais, s'il n'écrivait pas de livre, il lisait tous ceux des autres, il causait sans fin de ses jugemens, de ses impressions : ce n'était pas un goût simplement délicat et pur que le sien, un goût correctif et négatif de Quintilius et de Patru; c'était une pensée hardie, provocante, un essor. Imaginez un Diderot qui avait de la pureté antique et de la chasteté pythagoricienne, ''un Platon à coeurcœur de La F ontaine'', a dit M. de Châteaubriand.
 
Inspirez, mais n'écrivez pas, » dit Le Brun aux femmes. - « C'est, ajoute M. Joubert, ce qu'il faudrait dire aux professeurs (''aux professeurs de ce temps-là'') ; mais ils veulent écrire et ne pas ressembler aux Muses. » Eh bien ! lui, il suivait son conseil, il ressemblait aux Muses. Il était le public de ses amis, l'orchestre, le chef du choeurchœur qui écoute et qui frappe la mesure.
 
Il n'y a plus de public aujourd'hui, il n'y a plus d'orchestre; les vrais M. Joubert sont dispersés, déplacés ; ils écrivent. Il n'y a plus de Muses, il n'y a plus de juges, tout le monde est dans l'arène. Aujourd'hui toi, demain moi. Je te siffle ou je t'applaudis, je te loue ou je te raille : à charge de revanche ! Vous êtes orfèvre, monsieur Josse. - Tant mieux, dira-t-on, on est jugé par ses pairs. - En littérature, je ne suis pas tout-à-fait de cet avis constitutionnel, je ne crois pas absolument au jury des seuls confrères, ou soi-disant tels, en matière de goût. L'alliance offensive et défensive de tous les gens de lettres, la société en commandite de tous les talens, idéal que certaines gens poursuivent, ne me paraîtrait pas même un immense progrès, ni précisément le triomphe de la saine critique.
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« Ces êtres d'un jour ne doivent pas être pleurés longuement comme des hommes; mais les larmes qu'ils font couler sont amères. Je le sens, quand je songe surtout que votre malheur peut, à chaque instant, devenir le mien. Je vous remercie d'y avoir songé. Je ne doute pas qu'en cas pareil vous ne fussiez prêt à partager mes sentimens comme je partage les vôtres. Les consolations sont un secours qu'on se prête et dont tôt ou tard chaque homme a besoin à son tour. »
 
Il revient de là à sa difficulté d'écrire, à ses ennuis, à sa santé, à se peindre lui-même selon ce faible aimable et qu'on lui pardonne; car, si occupé qu'il soit de lui, il a toujours ''un coin à loger les autres'' : c'est l'esprit et le coeurcœur le plus ''hospitaliers''. Il se récite donc en détail à son ami; il se plaint de son esprit qui le maîtrise par accès, qui le surmène : Mme Victorine de Châtenay disait, en effet, de lui qu'il avait l'air d'une ame qui a rencontré par hasard un corps, et qui s'en tire comme elle peut. Mais aussi il désarçonne parfois cette ame, cet esprit, ce cavalier intraitable, et alors il vit des mois entiers ''en bête'' (il nous l'assure) sans penser, couché sur sa litière. « Vous voyez, poursuit-il, que mon existence ne ressemble pas tout-à-fait à la béatitude et aux ravissemens où vous me supposez plongé. J'en ai quelquefois cependant, et si mes pensées s'inscrivaient toutes seules sur les arbres que je rencontre, à proportion qu'elles se forment et que je passe, vous trouveriez, en venant les déchiffrer dans ce pays-ci après ma mort, que je vécus par-ci par-là plus Platon que Platon lui-même : ''Platone platonior''. »
 
Une de ces pensées, par exemple, qui s'inscrivaient toutes seules sur les arbres, tandis qu'il se promenait par les bois un livre à la main, la voulez-vous savoir? la voici : elle lui échappe à la fin de cette même lettre :
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L'année 1800 lui amena un de ces cavaliers au complet pour ami. M. de Châteaubriand arriva d'Angleterre ; il y avait d'avance connu M. Joubert par les récits passionnés de Fontanes ; une grande liaison commença. Les illustres Mémoires ont déjà fixé en traits d'immortelle jeunesse cette petite et admirable société d'alors, soit au château de Savigny, soit dans la rue Neuve-du-Luxembourg, Fontanes, M. Joubert, M. de Bonald, M. Molé, cette brillante et courte union d'un moment à l'entrée du siècle, avant les systèmes produits, les renommées engagées, les emplois publics, tout ce qui sépare; cette conversation d'élite, les soirs, autour de Mme de Beaumont, de Mme de Vintimille : « Hélas! se disait-on quelquefois en sortant; ces femmes-là sont les dernières; elles emporteront leur secret. »
 
M. Joubert n'eut d'autres fonctions que dans l'instruction publique, inspecteur, puis conseiller de l'université par l'amitié de M. de Fontanes Il continua de lire, de rêver, de causer, de marcher, bâton en main, aimant mieux dans tous les temps faire dix lieues qu'écrire dix lignes; de promener et d'ajourner l'oeuvreœuvre, étant de ceux qui sèment, et qui ne bâtissent ni ne fondent : « Quand je luis, je me consomme. » - « J'avais besoin de l'âge pour apprendre ce que je voulais savoir, et j'aurais besoin de la jeunesse pour bien dire ce que je sais. » Au milieu de ses plaintes, sa jeunesse d'imagination rayonnait toujours sur de longues perspectives :
 
::De la paix et de l'espérance