« Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme » : différence entre les versions

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En conséquence, lorsque la raison met dans la société physique son unité morale, elle ne doit point porter atteinte à la variété de la nature ; et lorsque la nature s’efforce de maintenir sa variété dans l’édifice moral de la société, il ne doit en résulter aucun dommage pour l’unité morale : la forme sociale victorieuse est également éloignée de l’uniformité et de la confusion. La <i>totalité</i> du caractère doit donc se trouver chez le peuple capable et digne d’échanger l’État fondé sur la nécessité contre l’État fondé sur la liberté.
 
<center><big><b>Lettre V</b></big></center>
{{indentation}}Est-ce là le caractère que le siècle présent, les événements actuels nous offrent ? Je dirige d’abord mon attention sur l’objet le plus saillant dans ce vaste tableau.<br />
Il est vrai, l’opinion a perdu son prestige, l’arbitraire est démasqué, et, bien qu’il ait encore la force en main, ses manœuvres pour obtenir la considération sont vaines. Réveillé de sa longue indolence et de son illusion volontaire, l’homme demande avec une imposante majorité de suffrages d’être rétabli dans ses droits imprescriptibles. Mais il ne se contente pas de demander : de tous côtés il se lève pour se mettre violemment en possession de ce que, dans son opinion, il est injuste de lui refuser. L’édifice de l’État fondé sur la nature chancelle, ses fragiles appuis s’affaissent, et la possibilité <i>physique</i> est donnée, ce semble, de placer la loi sur la trône, d’honorer enfin l’homme comme ayant en lui-même son but, et de faire de la vraie liberté la base de l’association politique. Vain espoir ! la possibilité <i>morale</i> , et ce moment qui aurait des trésors à répandre, trouve une génération incapable de les recevoir.<br />
{{indentation}}L’homme se peint dans ses actions : or, sous quelle forme se montre-t-il dans le drame de notre temps ? D’un côté le retour à des instincts sauvages, de l’autre un relâchement énervé : ces deux extrêmes de la décadence humaine, réunis tous deux dans une même époque.<br />
Dans les classes inférieures et les plus nombreuses, se révèlent des penchants grossiers et anarchiques, qui, après avoir rompu les liens de l’ordre civil, aspirent avec une fureur effrénée à se satisfaire brutalement. Il se peut que l’humanité objective ait eu lieu de se plaindre de l’État : l’humanité subjective doit en respecter les institutions. Peut-on blâmer l’État d’avoir perdu de vue la dignité de la nature humaine, tant qu’il s’agissait de défendre l’existence même de l’humanité ? de s’être empressé de séparer par la gravitation, de réunir par la cohésion, lorsqu’on ne pouvait songer encore à la force plastique ? Sa décomposition suffit à le justifier. Au lieu de s’élever bien vite à la vie organique, la société dissoute retombe à l’état moléculaire.<br />
{{indentation}}De l’autre côté, les classes civilisées nous offrent le spectacle plus repoussant encore de la langueur énervée et d’une dépravation de caractère d’autant plus révoltante qu’elle a sa source dans la culture elle-même. Je ne me rappelle quel philosophe ancien ou moderne a fait la remarque, que plus un être est noble, plus il est affreux dans sa corruption. Cette remarque conserve sa vérité dans le domaine moral. Dans ses égarements, le fils de la nature est un furieux, l’élève de la civilisation un misérable. Ces lumières de l’intelligence, dont les classes raffinées se vantent non sans quelque raison, sont en général si loin d’ennoblir les sentiments par leur influence, qu’elles fournissent plutôt des maximes pour étayer la corruption. Nous renions la nature dans sa sphère légitime, pour essuyer sa tyrannie dans le champ de la morale, et, en même temps que nous résistons à ses impressions, nous lui empruntons nos principes. La décence affectée de nos mœurs refuse de l’entendre d’abord, étouffe ses premiers mouvements, au moins pardonnables, pour la laisser, dans notre morale matérialiste, prononcer en dernier ressort. Au sein de la sociabilité la plus raffinée, l’égoïsme a fondé son système, et nous subissons toutes les contagions et toutes les contraintes de la société, sans en recueillir pour fruit un cœur sociable. Nous soumettons notre libre jugement à son opinion despotique, nos sentiments à ses usages bizarres, notre volonté à ses séductions ; il n’y a que notre volonté arbitraire que nous maintenions contre ses droits sacrés. Une orgueilleuse suffisance resserre le cœur chez l’homme du monde, tandis que, fréquemment encore, la sympathie le fait battre chez l’enfant grossier de la nature, et, comme dans une ville en flammes, chacun ne s’efforce que d’arracher au désastre son misérable patrimoine. Ce n’est que par abjuration complète de la sensibilité que l’on croit pouvoir échapper à ses égarements, et la raillerie, qui est souvent pour le délire du rêveur une correction salutaire, blasphème avec aussi peu de ménagement le sentiment le plus noble. Bien loin de nous mettre en liberté, la civilisation, avec chaque faculté qu’elle développe en nous, ne fait qu’éveiller un nouveau besoin ; les liens de la vie physique se resserrent tous les jours d’une manière plus inquiétante, de sorte que la crainte de perdre étouffe en nous jusqu’à l’ardente aspiration au mieux, et que la maxime de l’obéissance passive est regardée comme la plus haute sagesse pratique. C’est ainsi qu’on voit l’esprit du temps osciller entre la perversité et la rudesse, entre la nature brute et ce qui est contre nature, entre la superstition et l’incrédulité morale, et ce n’est que l’équilibre du mal qui parfois encore met des bornes au mal.
 
[[Catégorie:Philosophie]]