« Commentaires sur Unto This Last de M. K. Gandhi » : différence entre les versions

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On a souvent prétendu que la pensée de Gandhi, étant fondée sur l'hindouisme, était inapplicable ailleurs qu'en Inde. En fait, cette idée repose sur une profonde méconnaissance de cette pensée. Bien que certains de ses traits soient propres aux philosophies de l'Orient, une grande partie de la théorie et de la pratique de Gandhi est foncièrement étrangère à l'Orient, et à l'hindouisme en particulier. Un sociologue indien, Asis Nandy, écrit : ''La nature des réformes sociales qu'il proposait et l'activisme politique qu'il exigeait des Indiens bouleversaient profondément les tendances dominantes de la culture indienne, spécialement celle des Hindous.'' La pensée et l'action de Gandhi ''constituaient, par rapport à l'éthos dominant de la civilisation indienne, une attitude fondamentalement déviante.'' En effet, nous avons tendance à oublier que Gandhi a formé sa pensée en Angleterre, en Afrique du Sud et par la lecture d'auteurs occidentaux : Ruskin, Tolstoï, Thoreau.
 
Je pense également que la redécouverte de ces auteurs à la lumière de l'interprétation gandhienne et de l'évolution récente du monde serait profitable à la société occidentale. Certaines de leurs oeuvresœuvres sont introuvables aujourd'hui, en français en particulier. La Bible, et particulièrement le Sermon sur la Montagne, a aussi été une source importante de la pensée de Gandhi.
 
Seule une petite partie de l'oeuvreœuvre littéraire de Gandhi a été traduite et publiée en français. On pourrait reprendre, trente ans après, l'argumentaire de présentation de la collection ''Pensée gandhienne'' dirigée par Lanza del Vasto aux Editions Denoël. La plupart des livres de cette collection étant épuisés, il est donc encore nécessaire de "combler une lacune dans l'histoire contemporaine et dans la science sociale moderne".
 
''Le Français,'' est-il écrit, ''qui voudrait étudier la libération de l'Inde et la révolution originale dont elle fut le fruit, manque de certains documents de première main.''
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''Pour l'étude de la non-violence et de toutes ses implications et applications, quelques-uns des textes fondamentaux que les Indiens et les Anglais ont à leur disposition lui font défaut.''
 
''La moitié peut-être'' [en fait plus de 90% !] ''de l'oeuvreœuvre écrite de Gandhi est inédite en France. Quant aux théoriciens les plus éminents du mouvement, ils y restent inconnus, même de nom.''
 
Des 50.000 pages environ que représente cette oeuvreœuvre, une dizaine de livres environ ont été publiés, dont quatre seulement sont encore disponibles aujourd'hui ! ''Satyagraha in South-Africa'', l'une de ses oeuvresœuvres majeures, n'a jamais été traduite. Une réédition de certains ouvrages, ainsi que de nouvelles publications, sont donc nécessaires pour permettre aux lecteurs francophones de connaître et de comprendre la pensée de Gandhi.
 
Une partie des problèmes de la société occidentale, comme l'échec de nombreux mouvements réformateurs, tient à l'ignorance de l'un des principes fondateurs de cette pensée. La perte de la crédibilité de la politique aujourd'hui, comme en témoignent les scandales de ces dernières années liés au financement des partis politiques, découle de l'absence d'un minimum d'éthique dans la conduite et la gestion des affaires publiques. C'est dans ce domaine que la science politique de Gandhi nous serait le plus profitable. En fait, ce n'est pas seulement cette pensée et cette oeuvreœuvre que nous devons redécouvrir, c'est un ensemble de philosophies, d'auteurs qui montrent que l'approche exclusivement économique des problèmes de société est fondamentalement erronée.
 
John Ruskin est le chef de cette école. L'un des premiers, il a dénoncé le capitalisme sauvage qui détruit le tissu social et créé la pauvreté. Nous devons admettre que le colonialisme culturel occidental a propagé une vision uniquement mercantile des problèmes, et abandonner l'idée que "tout ce qui accroît la production de ressources données accroît le bien-être''.
 
L'idée que les biens matériels sont importants, et qu'ils sont le point principal dont le bien-être et le bonheur dépendent, est le coeurcœur de notre problème. Par opposition, la pensée de Gandhi repose avant tout sur une éthique, une morale religieuse. Il affirme, ''sans la moindre hésitation, mais aussi en toute humilité, que ceux qui disent que la religion n'a rien à voir avec la politique, ne savent pas ce que signifie la religion.'' Et cette foi est tout le contraire de l'intégrisme qui resurgit aujourd'hui dans certaines religions, dans le christianisme et l'islam en particulier.
 
Gandhi est revenu aux sources de l'hindouisme, comme Franz Alt propose de revenir aux sources du christianisme. Ce dernier explique : ''Au cours des dernières années, il m'est apparu qu'il n'était plus possible de séparer humanisme, religion, politique ou développement psychique. Ce n'est pas la même chose, mais ils sont indissolublement liés. Notre existence religieuse, politique et privée constitue un tout. (...) Le schisme le plus lourd de conséquences qui ait affecté le christianisme n'est pas la séparation de l'Eglise opérée par Luther, mais la scission entre religion et politique.''
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Gandhi découvrit Unto This Last en mars 1904 en Afrique du Sud grâce à un ami rencontré dans un restaurant végétarien, Henry Polak rédacteur en chef du journal The Critic à Johannesburg. Il décida, non seulement, de changer immédiatement sa propre vie en accord avec l'enseignement de Ruskin, mais établit Indian Opinion dans une ferme où tous recevraient un salaire égal, sans distinction de fonction, de race ou de nationalité. Peu de temps après, Gandhi acquit cinquante hectares à Phoenix, près de Durban, où il installa sa famille et toute son équipe. Quand le moteur de la presse tomba en panne, il suppléa à la déficience de la mécanique grâce à une presse à main et à la participation de toute la communauté au travail de l'impression.
 
Dans Unto This Last, Gandhi trouva une grande partie de ses idées sociales et économiques. Ruskin était concerné par les mêmes problèmes et apportait les solutions qui ont plu à Gandhi comme si elles étaient les siennes. Il dit aussi : "Trois modernes ont marqué ma vie d'un sceau profond et ont fait mon enchantement: Raychandbhai [écrivain gujarati connu pour ses polémiques religieuses], Tolstoï, par son livre "Le Royaume des Cieux est en vous", et Ruskin et son Unto This Last." Par la suite, il lira deux autres ouvrages de Ruskin : A Joy for Ever et The Crown of Wild Olive. Gandhi adapta Unto This Last en gujarati en 1908 sous le nom de Sarvodaya, le bien-être de chacun. C'est aussi le nom qu'il donna à sa philosophie. Valji Govindji Desai traduisit cette adaptation en anglais en 1951. Les qualificatifs applicables à l'oeuvreœuvre de Ruskin le sont aussi à celle de Gandhi. Aussi, je parlerai de "leur" livre.
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Ruskin est né à Londres en 1819. De sa mère, il tient une stricte éducation religieuse évangéliste, et de son père, son intérêt pour les voyages, les paysages, la peinture et l'architecture. A treize ans, il découvrit les oeuvresœuvres de Turner ce qui détermina les préoccupations de toute sa vie : la perfection et la véritable beauté de toute chose se trouvent dans les intentions qui ont conduit à sa réalisation. L'année suivante, son père l'emmène en Suisse, où il découvre avec ravissement les paysages alpestres.
 
En 1842, il obtient un diplôme universitaire à Oxford où il enseignera plus tard. Ses écrits, nombreux et variés, traitent de peinture, d'architecture, et de l'art italien, principalement de Venise et Florence. Il a aussi écrit des contes moraux, des essais de géologie et d'économie politique. Il effectua de nombreux voyages en France et en Italie. Il est mort à Londres en 1900. Pour plus de détails sur la vie et l'oeuvreœuvre de Ruskin, on se reportera aux biographies qui lui ont été consacrées et à l'excellente édition anglaise de Unto This Last en livre de poche présentée par Clive Wilmer.
 
La première et la plus importante clé de la politique de Ruskin se trouve dans l'instruction biblique de sa mère. Ruskin a aussi été largement inspiré par Thomas Carlyle (1795-1881). Unto This Last est publié pour la première fois en décembre 1860 dans le mensuel "Cornhill Magazine" sous forme d'articles. Ruskin dit lui-même qu'ils furent "très violemment critiqués", obligeant l'éditeur à interrompre la publication au bout de quatre mois. Les critiques ont vivement attaqué ces essais et les abonnés envoyèrent des lettres de protestation. Mais Ruskin contre-attaque et publie les quatre essais en livre en mai 1862. Au début, Unto This Last se vendit mal. Par la suite, l'ouvrage atteint une certaine renommé jusqu'au début de ce siècle. En 1910, plus de 100 000 copies avaient été vendues, et le livre avait été traduit en français, en allemand, en italien, et par Gandhi, en gujarati. Peu à peu, les économistes professionnels ont reconnu sa valeur. A la fin de sa vie, Ruskin le considérait comme le meilleur et le plus valable de tous ses écrits. Ruskin a eu une large influence sur la législation sociale européenne. Clive Wilmer dit : "L'influence de Ruskin sur notre société est incalculable."
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L'appréciation de ce passage n'est jamais directement déclarée, mais une lecture attentive du livre suggère deux idées directives. Premièrement, la relation économique entre un employeur et son employé ne doit pas être vue comme une question de profit ou d'avantage, mais de justice. Ainsi, le maître de maison paie tous ses ouvriers de la même façon, non parce qu'il sous-paie "ceux qui ont supporté la fatigue et la chaleur du jour", mais parce que tous les hommes ont des besoins identiques. Ainsi, la justice doit être vue dans la reconnaissance du besoin et dans la responsabilité réciproque. Ensuite, la parabole soutient ce qui semblait la plus excentrique proposition de Ruskin : le taux de salaire doit être fixe pour un travail donné, quel qu'en soit la qualité. Ce qui est aujourd'hui communément admis, bien que les tenants du libéralisme sauvage souhaitent remettre en cause ce principe.
 
Gandhi, comme Ruskin, a répété tout au long de sa vie que l'être humain est fondamentalement moral. Il ne dénie pas qu'il est capable d'avidité, d'immoralité et de manque de coeurcœur. Il affirme simplement que l'on ne peut comprendre l'humanité, ni même la nature de la richesse ou de l'avidité, si l'on ne reconnaît pas que l'être humain est aussi capable d'abnégation, d'honneur, de justice et d'amour. Ce que les méthodes scientifiques abstraites semblent avoir découvert en lui ne sera pas seulement faux (et donc inutile), mais découragera ses vertus dans l'intérêt du progrès économique. Et l'individu, divisé entre des motifs nobles et vils, apprendra que les plus vils sont bénéfiques à la société, et se sentira en conséquence justifié dans son choix égoïste.
 
Unto This Last est d'abord un cri de colère contre l'injustice et l'inhumanité. Les théories des économistes ont outragé ses plus fortes convictions morales. Il critique des penseurs qui proclament avoir fondé une science. Limiter le message du livre à des sentiments moraux serait accepter ce que lui reprochent ses détracteurs : d'être un sentimental qui ne peut faire face à la réalité. Mais le livre est aussi une attaque des méthodes philosophiques et scientifiques que les économistes tiennent pour acceptées. Ruskin et Gandhi résistent totalement à la tendance de la civilisation moderne d'un point de vue intellectuel autant que moral. Ils contestent la méthode, particulière aux temps modernes, qui consiste à travailler par spécialisation. La réalité est déformée quand on isole l'objet de l'étude et quand on détache les considérations matérielles de la morale. Leur argument peut-être relié avec leur objection à la démocratie libérale, qu'ils décrivent comme l'expression politique d'une pensée qui conçoit chaque homme comme la somme de ses intérêts personnels, détaché d'un contexte social. Ils voyaient la division du travail comme une forme d'esclavage. Ils ne mettent pas seulement en cause une théorie générale, mais des situations spécifiquement économiques. Ce qui nous attire dans Unto This Last est la façon précise avec laquelle, à l'analyse s'ajoute l'ironie, la passion et l'imagination.
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Le second anticipe la charge de sentimentalisme. A l'aide de fables simples, il montre que l'honneur dans les affaires commerciales est non seulement désirable, mais essentiel pour une prospérité véritable. Les économistes ne comprennent pas cet argument car ils isolent l'individu de la société. Le modèle proposé pour l'Etat est la cellule familiale où la survie et la prospérité sont profondément interdépendantes. Ce qui conduit naturellement à la considération de la juste récompense du travail dans le troisième essai. Le concept de justice abstraite existe derrière toutes les transactions humaines. Ce concept est inné, et quand il est violé, celui qui en souffre se sent lui-même la victime d'un crime. Un salaire injuste est donc une forme de vol.
 
Dans le dernier essai, sont esquissés quelques-uns des critiques écologistes aux cités modernes. Il définit ce qu'est un objet utile, ce que n'avaient pas fait les économistes du XIXème siècle. Puis vient la définition d'une véritable richesse, à savoir, qu'elle ne se trouve pas dans la possession de biens matériels, mais dans le coeurcœur d'individus "nobles et généreux".
 
Le texte de Gandhi est beaucoup plus court que celui de Ruskin. Dans l'original, les quatre chapitres sont de taille sensiblement équivalente. Dans la paraphrase de Gandhi, leur longueur est décroissante. Il est aussi très différent par le style, moins littéraire, et le vocabulaire, fortement simplifié. Gandhi a supprimé toutes les références à d'autres écrits donnés par Ruskin, principalement ceux de John Stuart Mill, Adam Smith et David Ricardo. Mais des passages entiers sont identiques et l'analyse est la même. Gandhi a ajouté une conclusion où il adapte les arguments de Ruskin à la situation de l'Inde. Aucun autre livre, excepté la Baghavad Gita, n'a eu une influence aussi importante sur la pensée de Gandhi.
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Par contre, ce qui n'a pas changé est encore le fléau principal qui ravage la société moderne : la démoralisation de l'économie est la cause des maux de notre société, comme l'apparition d'une nouvelle pauvreté, le chômage dont aucun remède n'endigue la croissance régulière.
 
Il semble aussi que les communautés fondées par Gandhi en Afrique du Sud, Phoenix Settlement et Tolstoy Farm, aient été inspirées par une innovation de Ruskin : The Guild of St. George. L'oeuvreœuvre de Ruskin est donc à l'origine de la plupart des principes économiques et sociaux de Gandhi, et de ceux qui l'ont suivi. C'est en conséquence un ouvrage fondamental dans l'évolution des idées et des pratiques alternatives dans la société moderne.
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