« Chronique de la quinzaine - 30 avril 1838 » : différence entre les versions

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Personne assurément ne contestera la puissance du roman ; personne ne niera ses merveilleux moyens de séduction et son influence prodigieuse sur les masses. Il a conquis, grâce au génie des écrivains qui l'ont exploité, une belle place dans la littérature, et c'est en ce moment le genre d'ouvrage le plus en vogue et le plus populaire. Cependant, il faut l'avouer, on en a fait abus, soit en adaptant sa forme à une foule de compositions qui ne la comportaient point, soit en le traitant lui-même d'une manière incomplète et exagérée. Le roman est une dégénération de l'épopée ; c'est l'histoire de la vie commune, le plus souvent sous des noms feints ou avec des personnages supposés. Comme telle, c'a été un grand tort, selon nous, que d'y introduire la poésie avec ses élans et son rhythme, c'était abaisser la muse que de lui faire quitter les cimes du Parnasse pour les bas-fonds de la plaine. Comme enfant de l'épopée, c'a été méconnaître sa nature que de le transporter dans le domaine de la philosophie, de la politique et de la science. En disant cela, nous ne voulons pas mettre en doute la valeur des oeuvresœuvres qui se sont montrées au public avec des habits d'emprunt; nous ne prétendons pas contraindre l'écrivain à ne donner pour forme à sa pensée que celle qui en émane directement, mais nous aimons assez qu'un chêne soit un chêne, et ne mêle pas à ses branches rugueuses et tordues les rameaux élancés du platane ou du peuplier.
 
Lorsqu'un fleuve est coupé de mille petits ruisseaux, de mille courans aux ondes mélangées, il est bon quelquefois de remonter à la source et de contempler le flot dans sa limpidité primitive; nous nous permettrons donc quelques réflexions sur les élémens du roman. Quelle est, en effet, l'essence du roman? qui est-ce qui le constitue particulièrement? Ce sont les mouvemens de l'ame éclatant au dehors par des traits caractéristiques. Ainsi que dans l'épopée, les caractères et les passions en sont les élémens principaux ; seulement ils ne se développent point dans une sphère idéale, et ils s'agitent sur un terrain peu élevé.
 
Comme dans l'épopée, les caractères et les passions sont mis en relief par les évènemens, et les évènemens sont encadrés dans la nature, les moeursmœurs et les coutumes des peuples; mais les évènemens, les moeursmœurs des nations et les beautés de la nature ne sont que des moyens de faire valoir et saillir le principal, les caractères et les passions. Les faits, les coutumes et le paysage ne sont que l'accessoire. Les anciens, qui avaient le sentiment du beau et du vrai, avaient si bien compris l'importance de l'homme dans le monde, qu'ils en avaient fait le point culminant de toutes leurs compositions littéraires. C'était en lui que rayonnait le monde extérieur, et la nature n'avait de grandeur ou de charme que par sa présence au milieu d'elle, ou les rapports de son ame avec elle. L'homme était leur étude journalière et spéciale. C'est ainsi que, dans l'Iliade et l'Odyssée, la peinture des caractères d’Achille, de Priam ou d'Ulysse, domine de haut celle des moeursmœurs troyennes, ou celle des paysages de la Sicile et de l'île de Circé. Chez les modernes, les grands écrivains qui ont abordé le roman, et qui ont laissé dans ce genre un nom illustre à la postérité, ont imité, bien que dans les conditions d'une société plus compliquée, l'exemple des anciens. Ils ont donné à l'homme et aux orages de son coeurcœur une large place dans leurs ouvrages. L'analyse profonde des caractères de don Quichotte et de Sancho Pança, de ceux de Clarisse et de Lovelace, a fait de Cervantes et de Richardson les premiers maîtres du roman. Ce n'est point par l'arrangement dramatique des évènemens, par les descriptions des lieux et des moeursmœurs de l'Angleterre ou de l'Espagne, que ces deux hommes de génie ont conquis la gloire qu'ils possèdent, mais bien par la fouille immense qu'ils ont opérée dans l'ame de l'homme. Derrière eux, et avec des facultés éminentes, viennent des romanciers qui se sont encore occupés de l'homme, mais qui l'ont étudié moins en lui-même que dans ses rapports avec les hommes de son temps : ce sont les satiriques par excellence, Rabelais, Fielding, Lesage. Il ne faut pas une grande sagacité pour s'apercevoir, en lisant Gargantua, Tom Jones ou Gil Blas, que les caractères et les passions y jouent un rôle moins large et moins important que dans Clarisse et le chef-d'oeuvreœuvre de Cervantes. Les héros des romans de Lesage, de Fielding et de Rabelais, ne sont souvent que des prétextes pour peindre les ridicules et les travers de la société humaine. Aussi les épisodes, les aventures, les évènemens de toute sorte les encombrent et l'emportent sur le développement des caractères et des passions. Enfin apparaît Walter Scott. Ce dernier, armé de ses fortes études, sur le moyen-âge, doué d'une riche imagination, et de cet instinct divinatoire qui faisait trouver à l'illustre Cuvier le système entier d'une génération antédiluvienne, s'est élancé sur le passé, et frappant de sa baguette magique les vieux temps, a réveillé des faits et des noms endormis dans la poudre des siècles. A son appel merveilleux, les héros de la féodalité ont repris leurs armures, les chevaliers normands ont envahi la Bretagne et courbé sous le joug la tête des Saxons; puis la vieille Écosse a découvert ses lacs et ses montagnes, et au milieu de ses bruyères se sont agités des bohémiens mystérieux et des presbytériens sauvages. Si de nos temps il existe un écrivain qui ait eu le sentiment de l'épopée antique, c'est assurément sir Walter Scott, mais, malheureusement, il s'arrêta plus à la forme qu'au fond. Le développement des grandes passions et des grands caractères n'entra pas dans ses cadres. Il se contenta de tracer, avec force et vérité, les figures de quelques rois, de plusieurs chefs de clans, de montrer quelques haines de famille, et d'entr'ouvrir comme des fleurs naissantes, les amours discrètes de quelques femmes, mais presque toujours ce ne furent que des esquisses, des traits profonds, mais rapides et passagers, des portraits qui restèrent dans la demi-teinte, ou qui furent effacés par les couleurs plus brillantes des paysages et des peintures de moeursmœurs. A prendre l'ensemble de ses compositions et à bien examiner ce qu'il a voulu faire, il est clair pour nous qu'il a attaché plus d'importance à la description de la nature, des moeursmœurs et des coutumes des anciens temps, qu'au développement des caractères et des passions. L'écrivain a été plus curieux de décrire une fête, un tournoi, un lac et un château fort, que de vous dérouler les magnificences d'une passion comme celle d'Achille, ou que de vous montrer la constance et la volonté sublime d'un Ulysse aux prises avec le destin. Sous ce point de vue, nous pensons que le système adopté par Walter Scott, cet admirable peintre, est moins élevé, moins large, et moins dans le vrai éternel, que celui qui a été suivi par les romanciers précédens. Walter Scott, avec son brillant coloris, ses combinaisons ingénieuses d'évènemens, sa science profonde d'antiquaire, et son esprit d'observation, Walter Scott est, et restera dans le roman, comme une de ces étonnantes exceptions qu'il faut admirer plutôt que suivre. En effet, son influence sur la littérature européenne a été grande : il a enfanté une foule d'imitateurs; mais on peut dire, quoiqu'il se soit trouvé des hommes d'un beau talent parmi eux, tels que Cooper et Manzoni, qu'il les a enrôlés tous d'avance sous sa bannière, et cela devait être; ayant, ce nous semble, renversé l'ordre naturel des choses et fait de l'accessoire le principal, tous ceux qui, après lui, se sont jetés dans cette voie restreinte et exceptionnelle, se sont volontairement exposés, malgré leur mérite, au reproche d'imitation. Walter Scott, dans son système, a beaucoup de ressemblance, mais à une portée plus haute, avec la terrible Anne Radcliffe. Tous les deux, l'un en fait de peinture de moeursmœurs et de résurrection historique, l'autre en fait de combinaisons d'accidens, d'évènemens mystérieux et de surprises effrayantes, ont après eux; comme on dit vulgairement, tiré la planche. Il n'en est pas de même des grands scrutateurs du coeurcœur humain, des grands peintres de caractère et de passions. Travaillant sur un fonds immense et immuable, ils ont tous pu devenir originaux, traiter vint fois la même matière, sans l'épuiser et sans se rencontrer. Lovelace ne tue pas don Juan, Werther n'empêche pas René, René n’éteint pas Adolphe ; Robinson, avec sa sublime espérance en Dieu, rien détruit de l'effet divin que produit sur les ames la résignation douce et tranquille du ''Vicaire de Wakerfield''. L'ame humaine, ce réceptacle de toutes les passions, cette caverne où se remuent les vertus et les vices sous les formes les plus complexes et les plus variées, est assez vaste pour contenir des milliers de voyageurs, et assez riche pour défrayer des milliers d'exploitans.
 
De nos jours, en France, nous avons vu abonder les imitateurs du romancier écossais. Pressée d'en finir avec le faux idéal classique, les héros grecs et romains mal compris, la jeunesse littéraire de la restauration prêta avidement l'oreille aux contes magiques de l'Arioste du Nord. Reportant ses yeux sur le passé de la France, et sur les richesses poétiques du pays, elle donna naissance à une multitude de romans et de nouvelles composés et exécutés dans la manière de Scott. Toutefois nous ne comprenons pas dans ces ouvrages le ''Cinq-Mars'', de M. Alfred de Vigny, et la ''Notre-Dame de Paris'', de M. Victor Hugo. M. de Vigny a écrit un roman historique, mais comme Mme de La Fayette l'avait déjà fait dans ''la Princesse de Clèves'', et l'abbé Prévost dans ''Cleveland'', il a eu plus en vue le développement des caractères et des passions que la description des moeursmœurs et des paysages de la France. ''Cinq-Mars'' est plutôt de l'histoire mise en mouvement et en relief, une tragédie à la façon des chroniques de Shakspeare, qu'une fable de roman, avec des personnages supposés, introduits dans la réalité de l'histoire. A l'égard de M. Hugo, bien qu'il nous paraisse rentrer dans le système de Scott, en ce que la description des choses matérielles occupe chez lui la première place, néanmoins son individualité de poète et son amour profond de l'art gothique ont imprimé à sa ''Notre-Dame de Paris'' une incontestable originalité.
 
A l'heure actuelle la fièvre des romans historiques est entièrement calmée. A l'exception de quelques traînards, que l'on voit apparaître de loin en loin, comme on entend, après un feu d'artifice, partir des pétards isolés et qui n'ont pas pris feu lors de l'explosion, les esprits ont abandonné les traces du dernier maître, laissé, de côté la description des vieux temps, et se sont réfugiés dans le présent. Le roman de moeursmœurs est généralement traité. Mais quel fracas d'évènemens, quelle abondance de faits, que de coups de théâtre, que de drames violemment dénoués ! On est beaucoup plus dans l'analyse du coeurcœur humain; mais la distance que les écrivains modernes ont à parcourir pour se rapprocher des astres magnifiques qui brillent à la voûte du ciel de l'art, est immense. De temps en temps de nobles ouvrages s'élèvent et se placent comme les jalons du chemin qu'il faut suivre, mais le flot de l'anecdote et du drame à effet revient bientôt les engloutir. Que faire? Ne point désespérer, et aider du geste et de la voix les écrivains consciencieux qui tentent avec labeur la bonne voie. Déjà le vrai public littéraire a éprouvé un vit plaisir à l'apparition des romans de Mme Sand, du ''Stello'' de M. Alfred de Vigny, du livre de ''Volupté'' de M. Sainte-Beuve, et de ''l'Eugénie Grandet'' de M. de Balzac il a applaudi au développement des caractères et à l'analyse des passions que ces ouvrages renferment. Aujourd'hui il nous est encore agréable de pouvoir lui signaler, comme étant dans la route du vrai roman, les premiers pas de M. Léon de Wailly.
 
Le livre de M. de Wailly est basé sur un personnage réel, et sur un fait de la vie de ce personnage. Angelica Kauffmann est une jeune fille qui vécut en Angleterre et y fut célèbre comme peintre dans les trente dernières années du XVIIIe siècle. L'histoire de sa vie, écrite à Florence en 1810 par Gherardo de Rossi, et la ''Biographie universelle'', disent qu'elle naquit à Coire dans le pays des Grisons, d'un peintre tyrolien qui menait une vie errante. Son père, Jean-Joseph Kauffmann, étonné de ses dispositions précoces pour le dessin et la musique, la conduisit à Rome. Là elle fit des progrès rapides dans ces deux parties de l'art, et s'étant rendue plus tard à Londres, à la sollicitation d'une grande dame anglaise, ses succès comme peintre y furent si brillans, que George III voulut qu'elle fit son portrait et celui de tous ses enfans. Elle était douée d'agrémens personnels très séduisans. A voir son portrait gravé par Bartolozzi, lequel existe en tête de son oeuvreœuvre, au cabinet des estampes de la Bibliothèque royale de Paris, on conviendra qu'il est difficile de rencontrer une physionomie plus douce, plus fine et plus élégante. Sa manière de peindre n'était pas très sévère, ses compositions se ressentaient un peu de l'affectation et du mauvais goût qui régnaient alors dans les écoles d'Italie; mais il y avait de la facilité, de la grace et de l’invention, et sa touche brillante et moelleuse ne manquait pas de largeur. Sa beauté et ses talens lui attirèrent bientôt une foule d'hommages. Elle fut en rapport d'amitié, ou en relation avec un grand nombre d'hommes distingués de la société anglaise. Jusqu'ici les biographes s'accordent, mais ils se séparent à l'occasion d'un évènement malheureux qui lui arriva au plus beau moment de ses triomphes à Londres. Les uns disent que, sous le titre de comte de Horn, un intrigant, venu de Suède, et introduit, on ne sait comment, dans le grand monde, fit la cour à la jeune artiste, dans la vue de s'emparer de sa fortune, et parvint, à force de fourberies, à obtenir sa main. Les autres prétendent qu'un baronnet artiste, et membre du parlement, rechercha vainement Angelica en mariage et voulut venger son amour-propre humilié de la manière suivante. Il aurait pris dans les bas rangs du peuple un jeune homme porteur d'une belle figure, l'aurait mis à même de paraître richement dans le monde, et l'aurait stylé à jouer le rôle d'un gentilhomme épris des charmes et des talens d'Angelica. La jeune fille aurait été dupe de cet artifice elle aurait donné son coeurcœur et sa main au fourbe déguisé, et le mariage à peine conclu, le baronnet rebuté se serait hâté de dévoiler son manège. Les deux versions sont présentées d'une manière tellement vague et incertaine, que l'on a peine à y ajouter foi. Cependant ce qui sort de vrai de ces deux récits, c'est que la malheureuse Angelica fut la dupe d'un imposteur sans titre et sans fortune. A l'égard des faits qui suivirent son triste mariage, les biographes diffèrent encore les uns des autres; mais ils s'accordent de nouveau sur le reste de sa vie. Redevenue libre, par le moyen d'une séparation judiciaire, ou, selon Gherardo de Rossi, par la mort du soi-disant comte de Horn, Angelica s'éloigna de l'Angleterre, et alla se fixer à Rome. Là elle vécut heureuse et tranquille dans le commerce des arts et de la société. Goëthe, ce sublime curieux, eut le désir de la connaître, lorsqu'il passa dans la ville antique; il la vit, et lut même devant elle sa tragédie ''d'Iphigénie en Tauride''. Il lui a consacré plusieurs lignes d'éloges dans son journal de voyage appelé ''Poésie et Vérité''. Angelica mourut à Rome en 1807, après avoir produit une oeuvreœuvre considérable tant en peintures qu'en dessins, et avoir épousé en secondes noces le peintre vénitien Zucchi, ancien ami de sa famille.
 
Tel est le personnage et telle est l'anecdote que M. de Wailly a dû élever à la puissance du roman. Il est évident, pour tout esprit un peu habitué à saisir les mobiles des passions et à démêler, dans les actes humains, les élémens du drame, qu'il se trouvait un roman enfoui sous les pages des deux biographies. Mais comment faire éclore le germe et en tirer les jets vivaces et multiples d'une noble plante ? Comment, sur une si légère donnée, construire un édifice aux fortes assises et aux larges proportions? Le sujet présentait des écueils. D'abord le personnage d'Angelica, comme artiste, reportait naturellement les yeux sur Corinne : c'était d'avance jeter un sceau de glace sur la tête des lecteurs. Ensuite l'intérêt vil, la cupidité qui semblait être le ressort de la fourberie du séducteur, dans l'une comme dans l'autre version, souillait le canevas du roman de manière à ne pas permettre que l'on y essayât la moindre broderie, M. de Wailly cependant n'a point été effrayé par ces difficultés et n'a point reculé devant; il a commencé par réunir les deux versions en une seule; il a fait du faux comte de Horn, venu de Suède, l'instrument des vengeances de l'homme dont Angelica a rejeté la main; puis, laissant de côté l'amour de la peinture, et ne gardant de l'art que ce qu'il en fallait pour bien placer Angelica dans le monde et rester le plus près possible de la vérité, il s'est emparé d'elle comme femme et l'a mise aux prises avec les désirs et les tentatives violentes d'un roué puissant et orgueilleux. Alors, de cette transmutation il est résulté trois caractères distincts : une jeune fille belle et fière, un homme humilié qui se venge, un jeune homme qui sert d'instrument et qu'on brise après s'en être servi. Modifiés par l'imagination de l'auteur, échauffés par sa pensée, ces trois individus ont pris corps, et, se dégageant de la réalité bornée de l'anecdote, ils se sont élancés dans la vie du roman avec de vastes développemens. Le drame a commencé. Durant l'espace de deux années, l'action marche à son dénouement à travers le mouvement du grand monde et une foule d'originaux qui tourbillonnent autour des personnages principaux, comme des satellites autour de leurs astres. D'abord Angelica et le baronnet Francis Shelton dans l'arène. Le grand seigneur attaque la jeune fille, elle se défend avec sa pudeur et sa fierté. L'adversaire s'irrite, l'obstacle augmente ses désirs, il éprouve même un moment de l'amour. Sa main est offerte, elle est rejetée; l'orgueilleux blessé se retire, s'éloigne même du pays; mais il cherche un moyen de se venger. Le hasard le lui offre. Dans une contrée lointaine se présente à lui un jeune homme qui, placé dans des conditions exceptionnelles et bizarres, se croit fils d'un comte et l'héritier d'une grande maison du Nord. L'Anglais vindicatif l'attire auprès de lui, l'encourage dans ses idées chimériques, l'introduit dans les hauts cercles de Londres, et, sans qu'il se doute du rôle qu'il lui fait jouer, le pousse, avec la qualité de gentilhomme et sous l'aspect d'un homme intéressant par ses malheurs, aux pieds de la cruelle Angelica. La rebelle se prend au piège par la pitié; elle aime le complice innocent des roueries de son ennemi; celui-ci la paie de retour. Bientôt le mariage étend sur leurs têtes son voile doré, et, quand le bonheur les a comblés de ses pures délices, le baronnet se montre et leur broie le coeurcœur à tous les deux en leur jetant à la face l'atroce vérité. La jeune femme, saisie, humiliée, s'éloigne de son époux; l'infortuné mari s'en va mourir misérablement en prison, et Shelton rentre dans le monde avec la satisfaction d'un homme vengé et l'applaudissement de tous les roués de la haute société.
 
Voilà le drame avec son exposition, son milieu et son dénouement, réduit à sa plus simple expression. Il est facile de voir, par le peu que nous en avons dit, combien le rôle du baronnet doit être imposant et terrible, combien la lutte d'Angelica comporte d'intérêt, combien la situation du malheureux de Horn promet d'angoisses et de pathétique, et combien la crainte, l'amour, la pitié, le remords, doivent souffler impétueusement sur toutes ces aines, et, pareils aux vents du ciel, les couvrir tour à tour de lumières et d'ombres. Mais la critique peut aussi demander où est l'unité, de quel personnage elle découle? Bien que, par sa jeunesse, sa beauté, ses talens, Angelica soit la cause du mal, en attirant auprès d'elle un homme pervers; que, pour cette raison, elle occupe le premier plan et donne son nom à L'ouvrage, l'intérêt et l'action du roman ne nous paraissent pas reposer sur elle seule plus que sur les autres. D'abord elle est presque toujours passive, attaquée: elle n'agit que pour se défendre; puis l'intérêt de pitié se partage entre elle et son jeune mari. Est-ce le comte de Horn qui donne l'unité à l'ouvrage? Mais durant le premier volume il est en dehors de l'action, et ne paraît sur la scène que pour amener la péripétie. Est-ce l'orgueilleux Shelton? Nous le pensons. L'intérêt qu'il inspire n'est pas, assurément, un intérêt de compassion, c'est un intérêt de curiosité qui domine le roman tout entier et qui ne cesse qu'au dernier mot du dénouement. Il s'agit constamment de savoir s'il arrivera à ta possession d'Angélique, ou comment, n'y parvenant pas, il pourra s'en venger. L'unité d'intérêt réside donc seulement en lui, et quant à l'unité d'action, son caractère remuant et audacieux relie toutes les parties de l'ouvrage. En effet, dès les premières pages, nous le trouvons dans une auberge de Suisse, se permettant une impertinence grossière vis-à-vis d'une jeune fille honnête, et cela uniquement par passe-temps et pour chasser l'ennui d’un voyage. Six ans après, rencontrant à Londres cette jeune personne devenue célèbre et l'idole de la mode, il se fait présenter à elle, lui rend services sur services, s'empare de ses amis, la circonvient de mille façons, et marche à la satisfaction de ses désirs avec la plus infatigable persévérance. Lorsque, frappé dans son orgueil et vaincu dans ses odieuses entreprises, il s'échappe et fuit de l'Angleterre comme un tigre blessé, quoique absent, son ombre s'étend encore sur la malheureuse famille Kauffmann : Angelica ne peut entendre son nom sans frémir et semble toujours redouter une de ses ruses. Lorsque, de retour à Londres, il paraît le plus inoffensif et le plus tranquille des hommes, c'est alors même que ses victimes sentent trembler le sol sous leurs pas. Toujours Shelton, les salons d'Almack's, le parlement, le club des Boucs, tout est plein de Shelton; tout ne marche que par lui. Il est l'alpha et l'oméga du livre, c'est lui qui l'ouvre par une insolence et c'est lui qui le ferme par la plus terrible catastrophe. Nous ne nous trompons pas en affirmant que là est la véritable unité du livre, qu'elle se trouve dans le gentilhomme blessé et dans sa vengeance.
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Maintenant examinons les caractères. Nous commencerons par celui du baronnet, car, étant l'homme odieux du roman, il devait être un des plus difficiles à rendre. L'auteur nous paraît s'en être heureusement tiré, cette figure fait honneur à son imagination; c'est peut-être la plus neuve, du moins c'est la mieux soutenue et la plus fortement dessinée. Au premier abord quelques lecteurs pourront se rappeler Lovelace; mais ce souvenir, éveillé par de vagues apparences, n'a, suivant nous, aucun fondement réel. Un moraliste a dit « A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus d'hommes originaux. » Cette pensée est d'une grande justesse : pour peu qu'on observe attentivement les choses, on voit bientôt éclater leur dissemblance, L'esprit du mal et le génie de l'intrigue respirent dans les actes de Lovelace comme dans ceux de Shelton; mais voilà seulement ce qu'ils ont de commun. Ainsi de lago et de Richard III : c'est l'envie qui est la racine du mal que ces deux échappés de l'enfer font dans le monde; cependant leur physionomie est bien différente, et l'on n'accusera jamais Shakspeare de les avoir modelés l'un sur l'autre, d'avoir fait du monstre vénitien la contre-épreuve du bossu anglais. Lovelace a vingt-cinq ans; il est jeune, sensuel, susceptible d'exaltation, de folie même, malgré sa froideur nationale et son calcul satanique. Shelton, au contraire, est âgé de quarante ans, d'un sens rassis et positif, et nullement coureur de femmes. Comme un homme qui vit dans la société doit avoir des maîtresses, Shelton, animé par les résistances d'une petite fille, s'en occupe, se pique au jeu, et, une fois piqué, irait même jusqu'à l'épouser; mais tout cela est plutôt une affaire de cerveau que de sens : il y a plus de profondeur dans la blessure que lui a faite Angelica qu'il n'y en eut jamais dans son désir de la posséder. Lovelace obtient les faveurs de sa maîtresse en lui faisant boire un narcotique; Shelton se venge de la sienne en mettant un laquais dans son lit. Lovelace est insouciant, ne craignant quoi que ce soit, méprisant les lois de la société, et bravant ouvertement les convenances et l'étiquette du monde. Shelton méprise les hommes; mais il respecte le monde, ses habitudes, ses allures; il respecte surtout le jugement de ceux qui le dirigent. Avant de déshonorer Clarisse, Lovelace perdait une autre femme; Shelton, avant de poursuivre Angelica, s'amusait à mener un club sans vouloir même accepter ostensiblement le mérite de la direction. Le premier besoin de Shelton, c'est de dominer par son intelligence non-seulement les individus, mais encore les positions de la vie les plus compliquées : Shelton est plus près d'un ambitieux que d'un débauché. C'est un joueur de marionnettes, aimant à tenir des fils, les fils d'un pantin ou d'une femme, d'une intrigue politique ou d'un complot de société : ôtez les femmes du roman de Richardson, et le caractère de Lovelace est impossible ; ôtez les femmes de celui dont nous parlons, et le caractère de Shelton est toujours possible. Shelton est l'homme du monde, mais l'homme du monde avec l'orgueil de Satan. Il serait fort honorable pour un auteur qui débute, qu'on pût se rappeler, à l'aspect de son personnage principal, celui de Richardson; car la création du romancier anglais est peut-être une des plus fortes et des plus épiques qui soient jamais sorties du cerveau d'un écrivain. Cependant nous croyons les différences que nous avons exprimées plus haut assez profondes pour que l'on ne conteste pas au baronnet Shelton son originalité.
 
Si le caractère de l'orgueilleux exigeait dans la main qui le traçait de la fermeté, celui d'Angelica demandait de la grâce et de la souplesse. Soit à cause de sa modestie, soit à cause de sa position pénible vis-à-vis d'un ennemi fort et puissant, il était difficile de lui imprimer autant de relief que l'on en peut donner aux gens d'action. Pleine de pudeur et de fierté, elle est de la nature des sensitives, qui se retirent au moindre contact qui les rebute. Frêle et délicate de corps, elle retomberait aisément dans la catégorie des femmes douces et passives que l'on rencontre dans tant de romans, n'était ce goût prononcé de l'élégance qui se manifeste en elle dès le premier âge, qui lui fait donner ironiquement par sa famille de bons fermiers, le surnom de princesse, et qui, la poussant vers le grand monde, contribue, indirectement il est vrai, à lui attirer les malheurs dont elle est plus tard accablée. Néanmoins ce penchant naturel à aimer le ''comme il faut'' dans les choses et dans les personnes n'étouffe pas en elle la sensibilité et les élans du coeurcœur. Ainsi, dans son combat de générosité avec Reynolds, lorsqu'elle vient restituer à ce peintre la commande de tableaux qui lui était due, et qui lui avait été enlevée par une insigne rouerie, la noblesse de son ame, la pureté de ses sentimens éclatant à demi-mots sur ses lèvres, vous émeuvent et vous mènent presque à l'attendrissement. Bien que la vue de Shelton l'épouvante après l'infâme violence qu'il a voulu exercer sur elle, bien qu'elle tremble devant lui comme une biche craintive à l'aspect du tigre, l'hypocrite s'humiliant, lui déclarant ses peines, lui contant la douleur qu'il a de la voir, passer aux bras d'un autre, Shelton lui arrache encore des soupirs d'intérêt et de compassion. Enfin, lorsque, se croyant trompée aussi indignement qu'une femme peut l'être, et n'ayant aucun indice qui puisse jeter le doute dans son esprit, elle s'éloigne de son malheureux époux et se réfugie au sein de sa famille, là, les pleurs et les sanglots qu'elle laisse échapper en apprenant la détresse du pauvre comte, les reproches qu'elle se fait de sa dureté envers lui, et ses efforts pour le faire sortir de prison, donnent au lecteur la mesure vraie de la bonté de sa nature et de la profondeur de sa passion.
 
A l'égard du jeune de Horn, le développement de son caractère offrait de grandes difficultés. De tous les personnages du roman, c'est celui qui a la position la plus fausse. Il paraît dans le monde revêtu d'un faux titre, revendiquant une immense fortune qui ne lui appartient pas et surprenant la bonne foi d'une jeune fille qui croit à ses titres et à sa richesse. Comment intéresser avec une telle façon d'être et de semblables allures? L'auteur cependant y est parvenu. Il lui a donné d'abord vingt ans, et l'a doué de toute l'imagination romanesque de la première jeunesse; puis il a entouré de mystère son berceau, il a élevé à l'entour une masse de faits assez vraisemblables, pour que le fils de l'horloger Brandt puisse croire à sa naissance aristocratique. Il le fait tomber ensuite dans les mains d'un homme riche, puissant, considéré, qui, voulant s'en servir comme d'un instrument pour un but infâme, le fortifie dans ses espérances, le salue du titre de comte devant le monde, et le compromet de manière à ce qu'il ne puisse pas reculer. Ajoutez à cela la passion de l'amour, qui s'empare de cette jeune tête avec toute la fraîcheur et l'ivresse printanière des premiers sentimens, les combats de la conscience, qui se réveille et s'insurge dans son coeurcœur, et l'entraînement fatal des circonstances, vous aurez une nature bonne et simple, mais pleine de trouble et d'hésitation; vous aurez un coupable, mais lui coupable digne de la pitié la plus grande, de la sympathie la plus vive. Le but de l'auteur a été atteint; la position scabreuse et équivoque du personnage a été acceptée; elle est devenue même une source abondante d'intérêt. Quel est maintenant le coin saillant de son caractère? A considérer le limon dont l'a pétri le romancier, et à voir sur quel haut terrain il l'a placé, ce devait être la timidité. En effet, elle se manifeste dans ses actes et dans ses paroles. Elle est le résultat de sa jeunesse, de son éducation imparfaite, de son peu d'habitude du monde, et surtout de cette honnêteté de coeurcœur qui ne peut se faire à une route qui n'est pas très droite. Elle perce dans les momens les plus doux, dans ceux qu'il passe auprès de sa maîtresse. Toujours elle l'accompagne devant son protecteur infernal, le baronnet; et lorsque, maudissant enfin celui qui l'a foulé aux pieds et brisé comme un verre, il se redresse à son tour, et dans son exaspération s'élance pour frapper l'infante à la face, cette timidité reparaît, elle le force à baisser le bras, et il balbutie presque comme un enfant devant l'homme auquel il veut arracher la vie. L'ascendant de Shelton sur lui a été si fort, qu'il le domine encore. Ce dernier trait est juste et nous semble d'une grande beauté. En général, le personnage du comte de Horn est habilement posé. Dans beaucoup de mains, il aurait complètement disparu, n'aurait été qu'un instrument vulgaire de vengeance; sans éclat et sans originalité; dans celles de M. de Wailly, il a pris de l'importance et acquis une valeur réelle. Quoiqu'il n'apparaisse que fort tard sur la scène, il y demeure assez long-temps pour attacher les yeux, il est assez malheureux pour y laisser une trace profonde.
 
Autour des trois principales figures que nous venons d'analyser peut-être un peu longuement, se groupent d'autres figures qui, sans présenter autant d'intérêt, n'en sont pas moins remarquables. Fidèle au système adopté par les bons romanciers, l'auteur n'a point créé d'épisodes, et ses personnages secondaires servent tous au développement de l'action et des caractères principaux. La grande dame anglaise qui, dans la biographie, amenait à Londres Angelica, se retrouve également dans le roman. Lady Mary Veertvort est la protectrice de la jeune artiste, son chaperon, son guide et son mentor. Elle la met en relation avec le baronnet, qui lui fait avoir la commande de tableaux du club au détriment de Reynolds, et, par ses empressemens, elle décide le mariage avec le comte de Horn. On voit combien elle est nécessaire à l'action. Son caractère forme un piquant contraste avec celui de sa protégée. Autant l'une est retenue, craintive et peu allante, autant l'autre est impétueuse et femme d'action. Autant l'une se tourmente de scrupules, autant l'autre est prompte à les lever dans son coeurcœur ainsi que dans celui des autres. Si lady Mary Veertvort est tranchante et légère en fait de conseils et de jugemens, c'est qu'elle est d'un certain âge, habituée au monde, et qu'elle en a la morale pratique. Au reste, toutes ses précipitations et ses fausses démarches lui sont inspirées par un excellent coeurcœur. Un autre personnage qui n'est pas moins bien touché que celui de lady Mary, quoique plus accusé, c'est le colonel Ligonier, collègue de Shelton à la chambre des communes. Cet ancien militaire, lourd et épais, est un honnête pantin dont le baronnet se sert merveilleusement pour introduire, sans se montrer, le jeune de Horn chez les Kauffmann. La physionomie curieuse de ce gros homme est vivante; sa folie est de connaître tous les noms aristocratiques du monde, sa fureur est celle de la présentation. Cette silhouette comique et celle de lord Parham, membre grotesque du club des Boucs, jettent de la gaieté dans l'ouvrage. La famille Kauffmann n'est pas, comme le dit Walter Scott sans avoir une corne au chapeau, c'est-à-dire ce coup de pinceau caractéristique qui fait vivre les figures les moins intéressantes. On aime l'irritation du vieux Kauffmann, peintre médiocre, mais bon père, sitôt que le talent de sa fille n'est point prôné comme il mérite de l'être. On pardonne volontiers à l'oncle Michel ses rusticités, tant il est brave homme. On applaudit surtout aux espiègleries de la petite cousine Gretly, qui, à travers ses sarcasmes et ses folles idées, a l'instinct de deviner la fausseté de Shelton, rien qu'à l'inspection de son nez. Méfiez-vous, dit-elle, de tout homme aux narines relevées et mobiles; quand son nez se fronce, il ment. Nous ne savons pas jusqu'à quel point cette observation est juste, mais elle est au moins piquante et singulière. Quelle bonne trouvaille: quelle heureuse invention que celle de lady Ramsden et de miss Jemima sa fille, les chercheuses de maris! Elles sont bien utiles aux roueries de Shelton, la fille surtout, afin de piquer l'amour-propre d'Angelica, et de pénétrer ses sentimens à l'égard du baronnet. Elles sont aussi bien divertissantes avec leur manie d'accaparer tous les jeunes gens des salons. Pauvres créatures! la mère chassant pour sa fille, la fille chassant pour son propre compte: voilà un roman fini, et pas encore de mari trouvé. Si les deux Ramsden ne provoquent guère que le rire, il n'en est pas de même de la modeste figure du jeune Lewis, valet de chambre du comte de Horn. Ce domestique, qui reste fidèle à son malheureux maître jusque sous les verroux de Newgate, excite par son dévouement simple et naïf une émotion vraiment délicieuse. Ce coup de pinceau honore beaucoup L'ame de l'auteur. Comme expression du temps, les portraits des principaux membres de la ''fashion'' nous semblent tracés aussi justement que possible. Lord Belasyse, le marquis de Tavistock, et Henry Vernon, ce chef hardi et hautain du parti cynique, ont tous leur cachet particulier, et s'accordent on ne peut mieux avec ce que nous savons des libertins de ''high life au XVIIIe siècle. La brusquerie presque sauvage du fameux docteur Johnson, et la noblesse de caractère de sir Joshua Reynolds, sont finement senties et touchées. La sœur de ce dernier, brave fille de quarante ans, et qui ne fait que passer, sent bien son pays, et rappelle aussitôt ces ''revêches beautés parlant de ravisseurs'', que M. Sainte-Beuve nous a si vivement peintes dans un de ses sonnets importés d'Angleterre. Le moins animé de tous les personnages secondaires est l'artiste vénitien Zucchi. Ami de la maison Kauffmann, futur mari d'Angelica, on ne comprend pas pourquoi il est si faiblement coloré. Il a beau faire des sorties violentes contre le mariage, la vie n'en circule pas davantage dans ses veines. L'auteur, préoccupé de figures plus importantes, a oublié de jeter sur lui une étincelle du feu de Prométhée. Peut-être ne l'a-t-il fait si terne et si pâle que pour mieux punir un jour Angelica de ses velléités ambitieuses.
 
La critique du râle de Zucchi nous offre une transition naturelle pour arriver à la moralité de l'ouvrage. Généralement on exige d'une oeuvreœuvre d'art un but élevé. On veut qu'il en sorte une intention directe ou indirecte de perfectionnement moral, une tendance vers le bon et le beau. La culture de l'art pour l'art trouve bien peu d'admirateurs et de partisans. Le roman comme oeuvreœuvre d'art est donc soumis à la règle suprême qui gouverne les productions de l'intelligence, il doit contenir une pensée haute et fructueuse. Le roman est un miroir qui reflète tous les mouvemens de l'ame et les évènemens de la vie humaine; mais le penseur qui tient en main le miroir ne doit pas le tourner vers la foule comme un homme indifférent ou comme un insensé qui n'a pas conscience de ce qu'il fait; il doit laisser jaillir du spectacle qu'il déroule aux yeux une leçon profitable aux esprits sains et intelligens. En partant de ce point de vue, le nouveau roman que nous venons d'analyser est-il conforme aux bonnes doctrines de l'art? Nous le pensons. Nous y voyons la satire de l'orgueil et la flagellation des moeursmœurs d'une partie de la haute société. Par la peinture hideuse de son homme du monde, l'auteur a stigmatisé la froide corruption qui ronge le coeurcœur de certaines gens que l'on appelle partout gens comme il faut; il a signalé au mépris cette classe d'individus dont les civilisations avancées regorgent, et pour qui le goût est l'unique règle des actions; il a montré enfin la boue dans le bas de soie. D'un autre côté, lorsqu'il frappe une jeune fille délicate et vertueuse dans ses sentimens les plus chers, lorsqu'il l'humilie d'une manière si terrible, il donne un rude avertissement à l'esprit romanesque et vaniteux de toutes les jeunes personnes qui se lancent dans le monde avec des rêves de grandeur et des espérances au-dessus de leurs positions réelles. En tout ceci, nous approuvons le romancier, et nous le louons de sa hardiesse; mais pourquoi ne se contente-t-il pas des traits profonds et lugubres qu'il a déjà tracés? pourquoi se croit-il obligé de finir le tableau par la réhabilitation de Shelton et son triomphe dans le club des Boucs, et par l'isolement et la fuite de la malheureuse famille Kauffmann, courbant la tête, sans mot dire, sous le coup qui vient de l'écraser? Ne va-t-il pas plus loin qu'il ne faut aller? L'ironie n'est-elle pas trop forte? Il est vrai que le ''voe victis'' est le mot favori du monde, que la société n'applaudit, la moitié du temps, qu'à celui qui sort vainqueur de l'arène. Il est vrai encore que l'approbation d'une bande de roués n'est pas une récompense, une sanction légitime. Cependant il est dur, il est désespérant de voir le juste, le bon, l'honnête, puni, châtié si cruellement, contraint à se cacher honteusement et à s'éloigner d'un pays comme taché de la lèpre du crime. Nous aurions voulu, sans altérer la vérité du caractère et sans faire tort à son développement logique, que l'auteur, par un moyen que nous n'indiquons pas, mais pris dans le sujet même, eût laissé entrevoir pour le méchant un commencement de punition céleste. Après une catastrophe aussi déchirante que l'est celle qui forme la péripétie, c'eût été soulager les aines et laisser respirer un peu, comme a toujours l'habitude de le faire le grand Shakspeare, à la fin de ses tragédies sanglantes.
 
L'ouvrage de M. de Wailly nous a paru composé dans le système des analyseurs anglais. C'est une tentative audacieuse vis-à-vis d'un public aussi impatient que le nôtre; loin de la critiquer, nous y applaudissons de grand coeurcœur : il est désirable, pour les oeuvresœuvres importantes et pour l'art, que le lecteur français ne soit pas emporté de crise en crise, et s'habitue à supporter les développemens. Quoique établies sur une large échelle, les proportions du roman sont bonnes; le commencement, le milieu et la fin se répondent et se balancent convenablement. Un caractère posé, il se développe conformément aux lois de la logique, non pas de cette logique rigoureuse qui mène les personnages d'Alfieri et ceux de l'école française sur une ligne droite comme la ligne géométrique, mais de cette logique, plus humaine et plus vraie, qui fait décrire aux personnages de Plutarque, de Shakspeare et de Richardson, une ligne courbe et ondoyante. Un acteur une fois jeté sur la scène, il fonctionne suivant son importance et sa nécessité, sans que l'auteur le perde de vue ou en soit embarrassé. Tous les fils qu'il fait jouer se croisent et se décroisent, se mêlent et se démêlent sous ses doigts, avec aisance et netteté. Sous le rapport de l'exécution, M. de Wailly ne nous a pas moins agréablement surpris; son style est généralement clair, et d'un naturel auquel nous ne sommes plus accoutumés depuis long-temps. De nos jours on a tant abusé de l'image, on a tant prodigué la métaphore, on a tellement chargé de lyrisme l'humble prose, que nous ne saurions trop louer un auteur qui débute avec le ''sermo pedestris'' horatien. Ce n'est pas que la langue du nouveau romancier soit pauvre et glacée : elle est aussi riche qu'elle a besoin de l'être, elle s'élève et s'anime quand il le faut; mais, elle ne déborde pas en néologismes et en phrases poétiques à tout propos : M. de Wailly nous paraît écrire en homme de goût et de bon ton. S'il y a de la lenteur et même de l'embarras dans le style de ses premiers chapitres, la pensée y est toujours exprimée justement. A mesure que l'auteur avance et qu'il connaît mieux son terrain, la phrase s'anime et acquiert de la forme; souvent elle est fine et aiguisée en façon d'épigramme; souvent elle est sentencieuse et précise, à la manière de Vauvenargues. Dans la scène où Shelton demande, pour le docteur Johnson, une pension à lord Bute, favori du roi, elle est pleine d'ellipses et de vivacité. Lorsqu'il se voit humilié par les refus d'Angelica, elle rend sa rage avec une vigueur et une âcreté remarquables; enfin elle éclate en traits superbes de franche passion à l'endroit où le malheureux comte de Horn, trahi par son protecteur, repoussé par sa femme, abandonné de tout le monde, est en proie au plus violent désespoir qui puisse saisir un homme. Quel que soit le jugement que la critique porte sur ce roman, quel que soit l'accueil que le public lui fasse, notre opinion est, après l'avoir lu avec attention et l'avoir scrupuleusement examiné, qu'il révèle d'heureuses facultés chez l'écrivain auquel on en est redevable. Il signale en lui un esprit élevé, de l'invention dramatique, de la puissance d'analyse, et un sentiment très juste des habitudes et du langage de la société. En voyant de telles qualités, nous croyons pouvoir dire à M. Léon de Wailly que le roman lui promet de belles destinées littéraires. Qu'il ne doute point de lui-même, qu'il se lance hardiment dans la carrière ; il est déjà sur la bonne voie, et il peut saisir d'une main ferme les rênes du char qui a touché si glorieusement le but sous la conduite des Cervantes, des Lesage et des Richardson.
 
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La passion est presque toujours étrangère à M. Varnhagen, et ses mémoires, ainsi que ses appréciations critiques, y gagnent au moins un certain caractère d'impartialité. Cette dernière qualité est d'autant plus estimable chez lui, qu'il est de bon ton à Berlin de faire à tout propos du pédantisme de nationalité allemande. Or, M. Varnhagen rend pleine justice aux écrivains français, et surtout à Molière, ce qui est fort courageux en présence de certains génies qui trouvent très commode de dédaigner Molière, ne pouvant ni le comprendre ni le sentir. Goëthe disait, au sujet de ce lourd dédain affiché alors par la critique allemande; « Nos chers Allemands croient être gens d'esprit quand ils font du paradoxe, c'est-à-dire de l'injustice: M. Varnhagen a eu néanmoins son temps de partialité, partialité douce et bénigne dont on trouve les traces dans des fragmens destinés sans doute à faire partie de ses mémoires, et qui paraissent avoir été écrits à une époque où son ame était plus accessible à la passion. Dans l'un de ces morceaux, il raconte la bataille de Wagram, où il fut honorablement blessé le lendemain du jour de son incorporation volontaire, et il croit devoir assurer qu'il s'en fallut de très peu que l'Autriche ne gagnât cette bataille de deux jours. Ailleurs, il décrit la mémorable fête du prince de Schwartzemberg, et l'épouvantable catastrophe qui la termina. Enfin, il retrace une audience solennelle où il fut présenté à Napoléon avec l'ambassade d'Autriche. Dans cette circonstance, tout lui déplaît, jusqu'aux magnifiques uniformes des compagnons de César, qu'il trouve pauvres et mesquins auprès des uniformes de l'armée autrichienne; mais Napoléon est la figure qu'il s'attache à rapetisser, par la raison que le conquérant avait jugé à propos de ne pas être aimable ce jour-là. Il ne lui accorde que les qualités d'un bon ouvrier en batailles, et il lui refuse le sentiment de la vraie grandeur et le don de gagner les hommes. Si l'histoire n'était là pour réfuter M. Varnhagen, on pourrait encore rappeler que l'humanité, attirée invinciblement vers ceux qui sont en mesure de la dédaigner, dispense volontiers les grands hommes de toutes les qualités aimables, et que Napoléon eût été fort excusable de se montrer grand homme comme l'entendent les masses.
 
Se défiant de l'attrait qu'offrent, dans ses souvenirs, les parties qui se rattachent à sa vie passée, M. Varnhagen y a joint plusieurs biographies et autobiographies de personnages plus ou moins connus, tels que Schlabrendorf, Bernstorff, Nolte, Bollmann, etc. La plus intéressante est, sans contredit, la collection des lettres de Bollmann, dont le nom se rattache à une tentative d'évasion de Lafayette, lors de sa captivité à Olmütz. Cet Allemand, né en Hanovre, vint, jeune encore, à Paris, pour y continuer ses études médicales. Orphelin, il avait compté sur un oncle, négociant à moitié anglais, qui se trouvait alors en France, et qui l'avait encouragé à l'y venir joindre. Voici le portrait qu'il fait de cet oncle : « Gonflé comme un petit esprit qui a fait fortune, il a l'affreuse indifférence des gens dont la tête et le coeurcœur sont également vides, et fait toujours sonner haut son succès et son industrieuse activité. Ses bienfaits vous pèsent.... Ses intentions peuvent être bonnes, mais il est grossier dans ses façons de penser et d'agir. Pour lui, la plus sage maxime de conduite est celle-ci éviter soigneusement toute espèce de liaisons. »
 
On voit tout d'abord qu'un pareil oncle, se chargeant de préparer l'avenir d'un neveu dont l'ame était passionnée et l'imagination ardente, avait entrepris une tâche au-dessus de ses forces. Il le sentit plus qu'il ne s'en rendit compte, et abandonna à lui-même son neveu, en lui laissant une somme de six cents francs en assignats. Celui-ci vit avec joie plutôt qu'avec crainte s'ouvrir devant lui la perspective d'une misère indépendante. Les lettres confidentielles que Bollmann adressa alors à une parente qui lui avait servi de mère, ne contiennent qu'un tableau assez ordinaire de la société française pendant la révolution, et d'une position commune à tous les jeunes gens qui débutent en des circonstances difficiles. Nous n'en eussions pas fait mention, si cette correspondance naïve ne devenait intéressante et pleine de charme, à propos d'un événement fort simple en lui-même. On y rencontre dès ce moment des pages dignes du premier volume des Confessions de Rousseau. Il y a surtout une situation dont on ferait une nouvelle charmante; je me trompe, la nouvelle est toute faite, et beaucoup mieux peut-être qu'on ne la pourrait faire. Elle est toute entière dans deux lettres de Bollmann. Le jeune médecin hanovrien commentait, vers l'époque de la terreur, à voir qu'il lui serait difficile de vivre de sa profession à Paris, malgré les relations brillantes qu'il avait pu y former. Il songeait à aller chercher fortune en Angleterre, quand une circonstance imprévue vint lui en fournir les moyens.
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« Les bontés sans bornes de Narbonne et de Mme de S.... me mettent en état de poursuivre mon premier plan de voyage, et d'entreprendre l'exercice de ma profession sans craindre l'embarras des premiers temps … »
 
Cette fièvre d'espoir ne tarda pas à être suivie d'amères déceptions et d'une prostration complète. Jeté à l'improviste au milieu d'un monde qui lui était étranger, enivré par le luxe de l'esprit uni au luxe des richesses, le pauvre Bollmann éprouva ce qui arrivera toujours au mérite indigent que les circonstances placent sur le pied d'une égalité passagère, quoique rationnelle, avec le mérite opulent. Les jeunes gens qui attendent une position sont portés à croire, en pareil cas, que cette position est déjà faite. Ils comptent sur l'attachement de leurs nouveaux amis, et ne prévoient pas que l'inégalité de puissance amènera bientôt un désaccord et des tiraillemens auxquels ne sauraient parer les plus nobles cours. Quoique le hasard eût rendu Bollmann protecteur une fois dans sa vie, la force des choses le condamnait à être protégé tant qu'il demeurerait soumis aux relations qu'il avait acceptées. Ne pouvant être un homme de loisir, il fallait, pour conserver au moins l'égalité morale, qu'il rentrât dans l'indépendance de sa pauvreté. C'est ce qu'il comprit trop tard. Trop charmé par cette vie de délices qui ne pouvait être dans sa situation que le remboursement d'une avance et non une rente, il voulut se croire l'égal des grands seigneurs qui l'entouraient; il exigea la confidence de leurs secrets, et devint amoureux de leurs maîtresses; son coeurcœur et ses pensées menèrent aussi grand train que ses nobles amis. Il s'irrita du désappointement qui résultait nécessairement d'une position fausse, et sa conduite irréfléchie autorisa les grands seigneurs à lui attribuer un orgueil qui diminuait beaucoup le prix du service qu'il avait rendu à l'un d'eux. Ce service, on ne songea plus qu'à le lui payer, et comme Bollmann faisait d'autant plus de façons qu'il souffrait davantage, et que la véritable cause de cette souffrance lui était aussi inconnue qu'aux autres, le malentendu s'accrut à l'infini. Tout ce drame intime est admirablement exposé par Bollmann dans une longue lettre qu'il écrivit quinze mois après son arrivée en Angleterre. Il croit devoir faire une sorte d'amende honorable pour son engouement de l'année précédente, et ces variations de son jugement ne sont pas la partie la moins curieuse de ces mémoires :
 
« Narbonne, dit-il, est un homme de taille assez élevée, fort, et même un peu épais, mais dont la tête a quelque chose de saisissant, de grand, de supérieur. Son esprit et la richesse de ses idées sont inépuisables. Il est accompli, quant aux vertus de salon. Il répand la grâce sur les sujets les plus arides, entraîne irrésistiblement, et, quand il le veut, fascine un individu isolé tout aussi bien qu'un cercle entier. Un seul homme existait en France qui pût l'égaler sous ce rapport, homme que je lui trouve même supérieur c'est M. de Tall… Narbonne plaît, mais il fatigue à la longue; on pourrait écouter T… pendant des années. Narbonne travaille et trahit le besoin qu'il a de plaire; T… laisse échapper ce qu'il dit, et ne sort point d'un état d'aisance et de tranquillité parfaite. Ce que dit Narbonne est plus brillant; ce que dit T… a plus de charme, de finesse, de gentillesse. Narbonne n'est point l'homme de tout le monde; les personnes sensibles ne l'aiment nullement; il n'a sur elles aucune puissance. T…, avec une corruption morale égale à celle de Narbonne, peut toucher jusqu'aux larmes ceux-là même qui prétendent le mépriser… J'en sais des exemples remarquables. »
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« Narbonne m'accabla en chemin d'assurances d'amitié et de l'expression fréquente de sa reconnaissance, le tout avec un flux de belles paroles que j'admirais, mais devant lesquelles je me retirais involontairement. Je n'y vis qu'efforts pour l'accomplissement de ce qu'il regardait comme un devoir, mais rien qui partît du coeurcœur. Narbonne ne me connaissait pas; il ne pouvait ni m'apprécier ni m'aimer. Aussi restai-je réservé et froid durant tout le voyage, quoique joyeux parfois de l'heureuse issue de cette aventure.
 
« Ce fut dans ces dispositions que nous arrivâmes à Kensington, où nous logeâmes chez Mme de La Châtre. Elle était au lit et malade. Je lui prescrivis un médicament. Elle revint à la santé, et récompensa mes efforts par un présent d'une douzaine de mouchoirs anglais des plus fins. Je lui offris à mon tour de beaux ciseaux anglais qui lui manquaient. Cependant Narbonne se comportait à mon égard comme auparavant. Je lui dis ouvertement « Vous êtes trop bon, vous m'embarrassez; vous ne me connaissez pas encore, vous ne savez pas si je suis digne d'amitié. » Il répondit que j'étais un original et me laissa tranquille. J'ai remarqué depuis qu'il avait été piqué de ce qu'ayant cherché à me gagner, il n'y avait pas réussi.
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« Huit jours s'étaient écoulés, quand Narbonne m'envoya une obligation notariée dans laquelle il s'engageait, pour lui et pour ses héritiers, à me faire une rente viagère de cinquante louis d'or, comme une preuve, disait cet acte, de sa reconnaissance pour les services que je lui avais rendus. Ce papier était accompagné d'un billet où il me priait, dans les termes les plus polis, d'accepter cette obligation, ajoutant qu'il regrettait que les affaires l'eussent empêché de me venir voir, mais que rien ne pourrait l'en détourner dans les jours suivans. J'avais le projet de garder l'obligation, dans le cas où la conduite de Narbonne à mon égard m'autoriserait à la considérer comme un vrai témoignage d'amitié. Je lui répondis, en conséquence, que j'attendais avec une impatience très vive sa visite, pour lui prouver ma reconnaissance. J'avais d'autant plus droit d'écrire ainsi, que Narbonne lui-même m'annonçait, dans son billet, qu'il était tantôt ici, tantôt là, et que la campagne où j'avais le plus de chances de le rencontrer était à vingt milles de Londres.
 
« Vers la même époque, je fis, au ''Coffee-House'', par un tiers que j'avais vu à Paris, connaissance d'un certain Erichsen, marchand très riche, de Copenhague. C'était un très bel homme, franc, ouvert, fier et généreux dans toutes ses manières. Il était âgé de trente ans, mais il n'avait cessé de voyager depuis sa treizième année. Il était allé deux fois aux Indes orientales, et sans avoir fait d'études classiques, il avait acquis en voyageant une instruction très vaste et très complète. Il avait surtout l'expérience des hommes, et connaissait à fond et sous tous les rapports l'Angleterre, où il se trouvait comme chez lui. Après plusieurs entrevues, il commença à s'intéresser à moi, et cet intérêt s'accrut à un tel point, qu'il ne pouvait plus se passer de ma société. Il entreprit de me faire connaître Londres. Nous passâmes en revue toutes les choses remarquables, nous allions chaque jour au spectacle, nous visitâmes tous les édifices publics, tous les lieux de réunion; trois semaines s'écoulèrent dans cette vie de dissipation. Erichsen avait un remarquable talent d'observation. Son intelligence résumait avec une facilité surprenante tout ce qui frappait ses yeux. Tout ce qu'il voyait le faisait penser, et souvent, au milieu de nombreuses assemblées, il m'étonna par ses réflexions sur des individus qu'il semblait n'avait pu apprécier que par suite d'une connaissance approfondie, et qu'il observait pourtant pour la première fois, ainsi qu'il me le prouvait plus tard. Il appelait mon attention sur ce qui doit occuper un jeune voyageur, me faisait connaître les moeursmœurs et le caractère anglais, me parlait de la constitution et des abus qui l'avaient altérée; en un mot, je ne passais pas un seul instant auprès de lui sans acquérir quelque notion utile. Je supportais à peine le cinquième des frais de nos courses. Il ne voulut jamais souffrir que j'y fusse pour moitié; d'ailleurs, cela m'eût été impossible. Il me disait que ces dépenses étaient sans importance pour lui, que sa fortune était faite, qu'il avait plaisir à m'avoir pour compagnon, et il disait et faisait toutes ces choses avec tant de bonne grâce, que, malgré toutes les obligations qu'il me faisait contracter, je n'éprouvais aucun embarras, aucune gêne dans notre commerce journalier.
 
« Cependant Heisch avait fait usage de ses lettres de recommandation, et trouvé une bonne place. Narbonne ne me faisait absolument rien dire, et cela me chagrinait d'autant plus qu'il donnait ainsi à son obligation tout le caractère d'un paiement. Je voulus plusieurs fois la lui renvoyer, mais Erichsen me retint. « Les grands, disait-il, ne valent rien; leur argent vaut mieux qu'eux. Narbonne se réjouirait de rattraper son papier, et ne manquerait pas en outre de se moquer de vous. Conservez bien ce que vous tenez, et ne faites pas de sottise par fausse délicatesse. » Ces raisons pouvaient bien retarder l'exécution de mon dessein, sans me satisfaire… L'obligation me pesait.
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Je revins par Rouen, quoique Erichsen le trouvât étrange, et j'y passai quelques jours heureux. « Voyez-vous, me dit un jour Mme Rilliet, qui avait eu peu à peu connaissance entière de ma situation, voyez-vous, cette bourse est ma propriété dans toute l'acception du mot, regardez-la comme la vôtre, car du moins je ne suis pas ''indigne'' que vous l'acceptiez de moi. » Les larmes couvrirent son visage. J'imprimai sur sa main un baiser brûlant; ce fut la hardiesse la plus grande que je me sois permise avec elle. J'éludai la proposition du mieux que je pus, et promis de me souvenir de sa bienveillance si jamais je tombais dans l'embarras.
 
« Je m'arrangeai avec Heisch, à Londres, comme nous l'avions déjà fait à Paris, cherchant à faire des connaissances, visitant les hôpitaux , et surtout m'appliquant à l'étude de la langue, de l'histoire et des moeursmœurs de la nation.
 
« Erichsen ne revint de France que dans le courant de mai. Il m'annonça son arrivée; mon coeurcœur battit, car je l'aimais réellement. Je n'allai point, je volai à sa rencontre. Il me reçut amicalement, mais avec un air de protection qui changea si subitement mes sentimens à son égard, que je me plaçai devant la cheminée et parlai de lassitude.
 
« Il manquait à Erichsen, pour être, un homme vraiment aimable, dans le sens que j'attache à ce mot, une certaine élévation d'ame. Mon regard en entrant chez lui, l'élan de ma joie, eussent dû le désarmer, dans le cas même où j'aurais eu à me reprocher quelque faute à son égard; mais il se contint, et quand il me vit reculer comme un homme qui se brûle, il aurait pu se trouver assez vengé, si sa conduite eût été la suite du calcul et non du tempérament.
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« Nous avons à parler seuls ensemble, » dit Mme de S… elle me prit aussitôt par le bras en me faisant descendre jusqu'à sa voiture, qui l'attendait pour la mener faire une visite indispensable. Au moment où nous allions monter survint l'envoyé de Genève. Elle lui donna aussi audience en voiture. Arrivés où elle avait affaire, l'envoyé génevois s'en fut, et elle me pria de l'attendre dans la voiture. Elle m'y laissa seul une demi-heure environ. Quand elle revint, elle amenait avec elle l'amie qu'elle était allée voir. Elle la conduisit ailleurs, puis nous retournâmes à la maison.
 
« Elle était en toilette du matin, et quand nous fûmes remontés chez elle, elle appela sa femme de chambre pour se faire déshabiller. Nous étions seuls enfin, car, dans les moeursmœurs françaises, les domestiques ne comptent pas. J'étais debout, au coin de la cheminée, habillé de noir des pieds à la tête, soigneusement poudré, tenant cérémonieusement mon chapeau à la main; elle, à l'autre coin, en petit jupon et en chemise, roulant entre ses doigts quelque chiffon de papier, suivant sa constante habitude. Elle se lève et se met au lit. Elle commence alors la défense et l'apologie de Narbonne avec une chaleur rare et un flux extraordinaire de paroles. - A tout cela je ne sus rien répondre, sinon que l'obligation me pesait, j'ignorais pourquoi; que je l'avais renvoyée, non pour blesser qui que ce fût, mais pour me délivrer d'un fardeau. « Vous êtes sensible comme Rousseau, » me dit-elle, et notre entretien en resta là cette fois. A. une seconde visite elle s'épancha avec confiance, me raconta beaucoup de choses de l'histoire de sa vie, me parla principalement de son mariage malheureux, de sa situation à l'égard de M. de S… et déplora le sort des grands, qui, plus esclaves que qui que ce soit, sont soumis à une oppression multiple, cause de grands malheurs. Elle me dit que Narbonne était son premier, son unique amour, qu'il l'avait en vain demandée en mariage quand elle était fille; qu'il était son véritable mari, etc., etc.
 
« Une troisième fois, comme Narbonne était présent, elle dit : « Nous sommes tous de bons enfans, et il ne faut point nous quereller. » C'est ainsi que nous fûmes raccommodés. Nous demeurâmes encore quelques jours ensemble à Londres, puis Mme de S… s'en fut avec Narbonne à la campagne, où je les ai visités plusieurs fois. Elle ne cessait de me chanter et de me déclamer en riant de charmans airs italiens. Peu à peu nous redevînmes bons amis, et le passé fut oublié.
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« Elle quitta l'Angleterre après un séjour d'environ six semaines. Elle m'a écrit une fois depuis. Pendant son séjour et depuis son départ, Narbonne me montra, extérieurement du moins, une bonne volonté si amicale, que nous sommes vis-à-vis l'un de l'autre sur un pied parfait. J'ai même été contraint, dans un moment de gêne, de lui demander de l'argent, ce qui lui a fait le plus grand plaisir. Il n'est pas méchant, mais tellement léger, qu'il serait capable d'oublier sa chère Mme de S… Habitué d'ailleurs à exercer une grande influence, à se montrer généreux, prodigue, et à pouvoir tout, il ne se trouvait pas très bien en Angleterre, où il ne pouvait rien. Il m'avait promis trop pour ne pas m'éviter; et puis, je l'avais embarrassé tout d'abord, parce qu'il ne savait comment me satisfaire. Il est vrai qu'il ne le pouvait pas, car je voulais une affection cordiale, et la cordialité est justement la seule chose qui lui manque. »
 
Il y a dans ces confidences une candeur, une simplicité pleines de charme. J'aime la tendre douleur que cause à Bollmann la grossière vengeance du millionnaire danois, surtout quand je compare la résignation affectueuse qu'il y oppose, à la colère qu'excitait en lui la bienveillance insouciante du grand seigneur français. C'est qu'il se trouvait à l'aise pour pardonner l'égoïsme despotique et les taquineries cruelles d'Erichsen le parvenu, tandis que la protection négligente du marquis le blessait profondément. Il devait parvenir, lui aussi, après de longues et pénibles épreuves. La brillante existence qu'il avait entrevue l'avait dégoûté de la médecine : il rêva la carrière diplomatique. On le chargea, comme un enfant perdu, de tenter, sauf à être désavoué, la délivrance de Lafayette, prisonnier à Olmütz. A l'aide d'un plan ingénieusement combiné, il réussit à sauver Lafayette pour quelques heures. Mais celui-ci fut repris à la suite d'un accident imprévu qui entraîna aussi la captivité de son libérateur. Après avoir langui sept mois dans les cachots, Bollmann dut sa liberté à une puissante intercession, fut conduit à la frontière, d'Autriche, avec défense de la jamais franchir. Alors il ne fut plus ni médecin, ni diplomate, mais tout simplement négociant américain, grâce à l'intérêt que son dévouement malheureux avait inspiré, et au crédit qu'on lui offrait de toutes parts. Bollmann, faisant régulièrement fortune, n'inspire plus le même intérêt que le jeune et tendre rêveur des Mémoires de M. Varnhagen. De retour en Europe, il fut appelé en 1815 dans cette Autriche dont il avait jadis violé les lois à main armée. Considéré de tous au congrès de Vienne, il eut la gloire de proposer au gouvernement autrichien un plan de remboursement du papier-monnaie que l'administration s'appropria plus tard avec succès. Dans une dernière lettre qu'il écrit à M. Varnhagen, il se plaint néanmoins que la vie lui réussit mal. On se laisse aller involontairement à l'idée que la source des mécomptes de Bollmann était dans le coeurcœur qui n'avait pu être satisfait à temps, ce qui est, d'ailleurs, d'un bon effet dans un livre.
 
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Die Revolution (La Révolution, roman, par Henri Steffens) (1). - En Allemagne, dans un certain monde, M. Steffens jouit d'une certaine gloire. J'ai même lu, je ne sais où, qu'il est un des écrivains qui font le plus d'honneur à sa patrie. L'Allemagne est bien heureuse qu'on ne prenne pas en France une coterie au mot. Ce serait une élite bien honnête, sans doute, mais bien peu littéraire que celle qui se composerait d'hommes semblables à M. Steffens; mais je doute qu'aucune nation européenne l'enviât sérieusement. M. Steffens est professeur depuis sa jeunesse; il parle avec facilité, et se destinait d'abord au sacerdoce luthérien. Il acquit dans ce but toutes les connaissances qui font dans son pays un philologue solide, vastes trésors de l'intelligence qui n'enrichissent que les esprits naturellement riches, et qui, chez lui, ne firent que grossir les provisions de la mémoire. Comme il s'était adonné particulièrement à l'étude des sciences naturelles, il semblait, par ce fait, avoir reçu une mission apostolique pour la propagation de la nouvelle philosophie de la nature. Dans l'enseignement, il embrassa, à l'exemple des esprits vastes, et plus encore des capacités médiocres, plusieurs tâches fort différentes. Ainsi il fit successivement des cours sur la botanique, sur la philosophie, et même sur la religion. Luthérien ardent, il se constitua directeur d'une association luthérienne. Dans les universités auxquelles il fut attaché, sa facilité verbeuse et quelques aperçus plus bizarres qu'originaux lui assurèrent souvent la faveur des étudians, peu difficiles en fait de nouveauté, et complaisans pour quiconque caresse les haines et même les préjugés nationaux. La considération qu'il mérite personnellement exerça aussi une influence favorable à sa réputation. Après s'être ainsi fait un auditoire à l'âge où la sympathie qu'inspire l'homme se reporte facilement sur l'écrivain, il devint auteur. Qu'il ait écrit de petits ''compendia'' à l'usage des étudians, c'était dans l'ordre : tout professeur trouve toujours le moyen de refaire la grammaire de sa science. Qu'il eût essayé des théories nouvelles dans la partie du domaine intellectuel qu'il s'était attribuée, on n'aurait aucun droit de s'en étonner. Mais M. Steffens voulut écrire des oeuvresœuvres d'imagination il ambitionna le titre de poète, et malheureusement il rencontra un monde qui le crut sur parole. Pour moi, je n'ai jamais rien lu de M. Steffens où j'aie pu découvrir une pensée, une image poétique. Loin de racheter, par le charme du style, cette absence de vocation, il n'a même pas la poésie des mots, cet effort impuissant de l'esprit qui veut rêver ce qui lui manque; il n'a ni le nombre, ni le plus simple artifice de l'art de l'écrivain. Il écrit sans suite et avec une abondance effrayante toutes les idées qui l'ont obsédé à divers instans, et les amoncelle sans ordre logique dans les interminables monologues de ses personnages. Encore sa prose n'est-elle pas la prose naïve de la bonhomie bavarde, qui ne coûte aucune peine au lecteur, et lui laisse la liberté de passer les feuillets inutiles : c'est la diffusion doctorale du professeur qui a tout remué par devoir, touché à tout par métier, et qui bourre sa leçon de toutes les abstractions ayant cours dans le monde universitaire. Sans doute la littérature des Allemands est faite pour eux et non pour nous, et ils ont bien le droit de se plaire à d'interminables monologues sur les abstractions qui les intéressent; mais je ne puis croire qu'ils goûtent cette parodie d'action qui fait le prétexte de pareils livres : car c'est chose incroyable pour des Français que, la manière dont l'action est traitée dans le livre de M. Steffens Ce n'est pas qu'il ignore le mécanisme et la charpente matérielle du roman; ces moyens-là sont à la portée de tout le monde en Allemagne. Là où la sociabilité sans développement étouffe le germe de beaucoup de passions et n'accorde qu'un certain nombre de faces aux caractères, il faut y suppléer dans le roman et dans le drame par l'accumulation des faits. Chez nous, au contraire, le tableau d'une situation morale bien simple, l'analyse d'une de ces passions, immobiles qui se nourrissent d'elles-mêmes, ont suffi plus d'une fois à défrayer plusieurs volumes. D'où il suit que le peuple d'action se plaît volontiers à la contemplation de la vie de l'ame, tandis que nos voisins, qui vivent par la pensée jusqu'à l'abus, veulent, insatiables d'émotions, qu'on les remue tant bien que mal par des combinaisons plus ou moins nouvelles. Telle est l'origine de cette science de l'effet, que les écrivains du Nord ont poussée fort loin, et que nous leur avons empruntée avec assez peu d'adresse. Chez nous qui expérimentons sur nos propres passions, l'étude savante de ces passions, sera toujours plus sûre d'émouvoir que la science de l'effet, et nous aurons, de plus l'avantage d'être vrai. Cet avantage manque totalement à M. Steffens, qui veut faire des romans sans avoir vécu autrement qu'un homme de collège, cela est visible. Conformément à la poétique des romanciers allemands, ses personnages voyagent beaucoup pour disserter gravement avant, pendant et après le voyage. Il arrive des évènemens extraordinaires : le romancier en explique les causes avec une insupportable minutie. L'intérêt est quintuple ou sextuple : on trouve dans le roman de M. Steffens trois amours légitimes, et un petit amour illégitime, étouffé bientôt avec une vertu fort louable par les deux intéressés, pour prouver sans doute que rien n'est plus facile que de se délivrer d'une semblable obsession. Il n'est donc pas aisé de rendre compte d'une intrigue ainsi mêlée, et l'intrigue est tout dans ce livre. Un personnage mystérieux, qu'on nomme Adrien et qui est évidemment Français, est venu dans un état d'Allemagne pour y faire la révolution allemande à la suite de la révolution de juillet. Adrien est un homme d'une vaste capacité, car il a chez lui une machine électrique, et il est profondément versé dans les sciences naturelles. M. Steffens ''est orfèvre'', très naïvement, comme on voit. Adrien, du sein même de la résidence princière, dirige toutes les menées révolutionnaires, fait naître des émeutes qu'on réprime facilement, et quand il voit que l'affaire est manquée, tire un coup de pistolet au prince souverain, le jour d'une prestation, publique d'hommage, et se tue ensuite. Heureusement un des admirateurs d'Adrien s'est jeté au-devant du prince et a reçu le coup à sa place. Cet admirateur, qui est un des trois ou quatre héros parfaitement vertueux et ennuyeux de l'ouvrage, a deviné le dessein du pervers, par un moyen qu'on ne soupçonnerait jamais. S'étant amusé dès son enfance à contrefaire les autres hommes, il a réussi à arracher à la nature la faculté de ressentir intérieurement les passions et de s'approprier pour un moment les qualités bonnes ou mauvaises de ceux dont il reproduit extérieurement le visage et la voix. C'est à ce point qu'il éprouve le besoin de se tuer un jour qu'il est assis à côté d'un scélérat qui cherche l'occasion de se défaire de lui. J'en demande bien pardon à M. Steffens, mais ici son imagination de professeur manque de logique. Quand on reproduit si exactement l'individualité d'un homicide, c'est le meurtre d'un autre et non le suicide qu'on a en vue. Notre beau jeune homme, se sentant mal à l'aise à côté d'Adrien, qui lui donne d'admirables leçons d'entomologie, se garde bien de lui appliquer cette miraculeuse pierre de touche qui lui arracherait ses secrets; il se borne le soupçonner et à souffrir en silence. La même chose arrive au fils du ministre de la police, autre élève de bon lieu qu’Adrien a pris pour détourner les soupçons du gouvernement. L'idée de cette contrefaçon morale est une invention telle quelle; et quoi qu'il en soit de cette idée comme de la grâce qui suffisait et ne suffisait pas, j'accorderai sans peine à M. Steffens que c'est une invention. Traitée pour elle-même, et avec la poésie mystérieuse dont les véritables écrivains fantastiques de l'Allemagne ont revêtu quelques bizarreries de cette espèce, cette donnée pouvait être aussi féconde qu'une autre. Mais n'est-il pas étrange que ce soit un professeur, homme de science et de vérité, qui mente ainsi à sa vocation et à ses habitudes privées, pour caresser ce besoin maladif de merveilleux, qui tourmente les lecteurs allemands? Déjà, dans un autre roman, M. Steffens avait soutenu gravement la croyance aux spectres, qui n'est admissible, comme moyen d'art, que chez les hommes d'imagination. Pour tout dire, l'auteur a le tort de vouloir faire ce qui n’appartient pas à sa nature. Il veut peindre la haute société, et il ne connaît que l'honnête médiocrité de la bourgeoisie; les ruses et les profondes finesses des conspirateurs, et il nous montre des précautions enfantines; la haute perspicacité des hommes d'état, et ces hommes, aussi gauches, aussi maladroits que les autres, ne découvrent rien, ne font rien, et ne savez qu'attendre, et se livrer à la merci des circonstances; le vaste et ténébreux génie d’un grand agitateur, et l'on n'assiste pas une seule fois à la conception d'un de ces plans habiles au moyen desquels l'homme de génie remue, du fond de son cabinet solitaire, la masse entière des élémens impurs d'une nation. L'auteur se borne à nous dire, en toute occasion décisive : C'est un génie dont l'ascendant est irrésistible; mais il veut apparemment être cru d'autorité magistrale.
 
Quel but s'est proposé un homme d'une profession aussi grave en écrivant un pareil ouvrage? J'espérais qu'après avoir échoué dans ses tentatives antérieures pour populariser, par le roman, la philosophie de la nature, il aurait mieux réussi cette fois. C'est là sans doute un mauvais genre de composition; néanmoins, si un résultat utile est obtenu, il ne faut pas juger trop sévèrement les moyens. Mais M. Steffens s'est borné à placer dans son livre deux scènes d'herborisation, disant que son jeune naturaliste, dans son enthousiasme expansif, s'identifiait avec la nature, et que la nature s'identifiait avec lui; et quand la lumière s'est ainsi faite, il n'en est plus question dans les mille pages restantes. Ce roman n'est pas non plus un roman de moeursmœurs, car l'honnête professeur est de l'espèce de ceux qui peuvent dire en vingt langues différentes le nom d'un fauteuil, mais ne savent pas s'y asseoir. Ce n'est pas moins qu'un roman politique, écrit dans un esprit contre-révolutionnaire et luthérien, à l'adresse du gouvernement prussien, dont M. Steffens est aujourd'hui l'employé. Ce gouvernement, plus adroit que beaucoup de ses savans serviteurs, doit être peu touché de cette marque de dévouement, très faite pour le compromettre vis-à-vis des gens raisonnables, si les gens raisonnables lisaient beaucoup M. Steffens. Celui-ci dit, entre autres choses curieuses, « qu'un peuple n'est jamais opprimé par les grands sans l'avoir mérité, de même que l'oppression n'est jamais exercée sans la faute des gouvernans; que dans ce cas se manifeste la punition du ciel, qu'il dépend de nous d'adoucir ou de rendre plus terrible. Si nous l'acceptons, si nous nous y soumettons, si nous avouons que nous méritons le châtiment, la peine est modérée, et nous ne sortons jamais des rapports réguliers. La soumission volontaire adoucit d'abord l'esclavage et finit par le faire cesser. ''C'est ce que nous nommons le paisible développement historique''. » Pour qu'on ne se trompe pas sur le sens de ce fameux ''développement historique'', si cher aux maladroits publicistes de la vieille Allemagne, M. Steffens se met à demander grâce, timidement il est vrai, pour les institutions vermoulues que nous voulons sacrifier, dit-il, à notre individualité égoïste. Dans ces institutions qui pèsent encore sur l'Allemagne, tout lui est bon à conserver pour l'amour de la valeur historique. Tout en admettant qu'un baron ignare et pauvre pourrait bien avoir moins de force réelle qu'un roturier instruit et riche, il insiste sur ce que la féodalité a rendu jadis des services historiquement démontrés; d'où il suit qu'il faudrait sacrifier à des thèmes d'études historiques les hommes d'aujourd'hui, avec leurs haineuses répugnances, avec leurs volontés énergiques. M. Steffens en est encore à proposer, comme la plus grande garantie de sécurité sociale, l'honneur chevaleresque, mais l'honneur chevaleresque revendiqué au nom d'une seule caste, ce qui est naturellement une insulte pour les autres. Enfin, il va jusqu'à médire de la science, vertige vraiment affligeant chez un homme de science. Il est vrai que pour se concilier les sentimens nationaux, il sacrifie la France à l'Allemagne, et trouve même du bon dans les crimes des démagogues allemands comparés à ceux des révolutionnaires français. Toutes ces cajoleries adressées à l'antique Teutonia ne le sauveront pas des sifflets de la jeune Allemagne, à laquelle il s'est imprudemment attaqué. Il est triste de voir un vieillard risquer la dignité de toute sa vie contre de tels adversaires dont il ne connaît même pas le côté faible. Pour nous, un pareil ouvrage est précieux comme symbole il nous en apprend plus sur les causes du malaise qui tourmente l'Allemagne que ne le pourraient faire vingt articles politiques ''à priori''.
 
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« A l'intérieur, dit M. Guizot, point de question grave à l'ordre du jour. Les plus décidés partisans d'une politique énergique et prévoyante ne réclament aucune mesure nouvelle, les adversaires des lois de septembre en parlent encore mal, mais la plupart seraient bien fâchés de les voir effectivement menacées. Bien peu de ceux qui demandent la réforme électorale en sont vraiment pressés. - Au dehors il n'y a qu'une question, l'intervention en Espagne, et sur celle-là, il est vrai, les opinions diffèrent réellement. Cependant, parmi ceux qui se prononcent pour l'intervention, peu voteraient en sa faveur s'ils croyaient que leur vote dût effectivement l'amener, et parmi ceux qui la repoussent, beaucoup hésiteraient s'ils étaient contraints d'accepter les conséquences, je ne dis pas probables, mais possibles, de leur refus. »
 
Est-ce bien M. Guizot qui a écrit ces lignes? Eh quoi ! c'est l'homme qui ne vivait que de foi politique, de principes arrêtés, qui ne voyait dans les faits que l'accomplissement ou la promulgation de ses doctrines, qui vient nous dire, plus longuement et plus explicitement que nous ne pourrions le répéter ici, que rien n'existe, que les convictions sont mortes, et que les principes politiques, les vues qu'on arbore, ne sont que des matières à converser ensemble, un texte pour donner carrière à ses répugnances et à ses petites passions, un moyen de se grouper selon les sympathies du moment ! M. Guizot, qui n'avait pu abandonner ses croyances en la restauration et se rapprocher de la révolution de 1830, qu'en se créant une théorie pour satisfaire son ardeur de principes; M. Guizot, qui ne s'était rattaché à ce régime qu'en l'élevant au rang de quasi-légitimité, lui à qui il fallait en quelque sorte une révélation politique et qui se l'était donnée; M. Guizot, qui voulait élever un mur entre les mauvaises passions de la révolution et les saines doctrines, admet tranquillement aujourd'hui ''que les plus décidés ont au fond du coeurcœur peu d'envie d'être mis à l'épreuve et appelés à répondre de la pratique de leurs discours'' ! Et ce n'est pas à ses adversaires, à ses ennemis, que M. Guizot applique de telles paroles ! C'est à ses amis, à ses adeptes, à ses alliés actuels! Ce n'est ni de M. Molé, ni de M. de Montalivet, c'est, et M. Guizot les nomme, c'est de lui-même, de M. Guizot, de M. de Broglie, de M. Barrot, de M. Thiers et de M. Villemain qu'il est question !
 
Ne nous arrêtons pas à cet étrange accouplement de noms où figure celui de M. Villemain, qu'on ne s'attendait guère à voir en cette affaire. Cherchons seulement la cause de cette abolition générale des consciences politiques, et voyons dans quel dessein, favorable pour eux et pour lui-même, M. Guizot a traité tous ces hommes éminens d'une façon si peu flatteuse. Et il ne faut pas s'y tromper, les paroles de M. Guizot vont loin. Personne ne sait mieux que lui, qu'aux termes de l'école, un principe posé, il est permis d'en déduire toutes les conséquences. Or, ce que dit M. Guizot de la question d'Espagne et de la réforme électorale, on peut le dire d'autres questions moins importantes, et il serait même permis de prêter à M. Guizot cette pensée, que M. Thiers ne tient pas à la conservation de l'amortissement qu'il annonce vouloir défendre; que M. Barrot ne tient pas à l'abolir, comme il en a exprimé souvent le voeuvœu; que M. Duchâtel serait bien fâché qu'on le prît au mot sur son projet de conversion, lui qui a combattu si long-temps la conversion; enfin, que personne ne se soucie d'être appelé, en rien; à répondre de la ''pratique de ses discours''.
 
En palissant ainsi les opinions les plus diverses, les plus contradictoires, il est évident que M. Guizot a voulu les réunir dans une même teinte bien vague, où il serait impossible de les démêler. C'est un nuage, un manteau, jeté sur la coalition. Là-dessous chacun s'agitera à sa manière, et personne n'y verra rien. Là derrière, M. de Broglie et M. Thiers pourront différer à l'aise sur l'intervention en Espagne, M. Duchâtel et M. Barrot sur les lois de septembre, sur la conversion, sur l'amortissement, sur les chemins de fer par l'état ou par les compagnies, sur les sociétés en commandite; il n'y aura plus de doctrinaires ni de tiers-parti, ni d'extrême gauche; il n'y aura plus que des partisans de mesures politiques, qu'ils seraient désolés de voir s'accomplir, et des hommes d'état pénétrés de principes dont l'application actuelle leur semblerait funeste. Après cela, osez donc blâmer le ministère de s'opposer à la conversion des rentes par raison d'inopportunité, vous qui proclamez l’inopportunité de votre système tout entier et de vos convictions les plus intimes !
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Mais comme l'embarras de la situation se fait sentir à chaque passage de ce singulier écrit de M. Guizot, au lieu de conclure en poussant ses amis à renverser cette fatale administration qui fait le malheur de la France, il les engage à se modérer, ''à ne point faire d’opposition générale, permanente et confondue avec l'opposition'', ce qui n'est pas clair; « point de guerre de chicane, point de refus des moyens nécessaires à la vie du gouvernement. » Il est vrai que les amis de M. Guizot en feront ce qu'ils voudront, et qu'il ne les crois pas très disposés à suivre ses avis; il se pourrait même qu'ils poussassent l'esprit d'indiscipline jusqu'à tâcher d'entraver encore plus les affaires qu'ils ne le font, si c'est possible, pour faire M. Guizot ministre malgré lui, et l'élever à la hauteur de ses paroles. M. Guizot veut, en outre, que l'opposition ne s'écarte pas du rôle de parti gouvernemental ; il veut régénérer ce parti et lui trace ses règles. Elles consistent dans le désintéressement, dans la nécessité de faire ''infiniment petite'' la part de l'homme, de son intérêt et de son ambition personnelle, dans la fidélité aux personnes, dans la froideur et le calme. Nous désirons que la coalition se reconnaisse dans ce portrait, ou qu'elle s'applique à lui ressembler; alors, à notre tour, nous désirerons son entrée aux affaires.
 
Enfin, et pour couronner cette oeuvreœuvre, qui semble d'un bout à l'autre le monologue d'un homme placé dans une situation perplexe, qui n'ose pas dire ce qu'il veut, ni exécuter ce qu'il propose, M. Guizot admet une formation d'un cabinet de droite, ou de gauche, ou même de gauche et de droite, à volonté. Tout lui est bon, tout lui convient, hormis le cabinet actuel ! Et cependant il exhorte ses amis à ne pas le renverser !
 
M. Guizot a été ministre trois fois; il a siégé cinq ans dans les conseils du roi; il est resté un des hommes les plus éminens de la chambre, et c'est pour écrire avec tant de fiel, c'est pour amasser des contradictions si choquantes, qu'il a repris sa plume de journaliste, à l'aide de laquelle il s'est élevé si haut ! De quel droit M. Guizot viendra-t-il désormais reprocher à la presse sa licence, tonner à la tribune contre les boute-feu et les mauvaises passions de la révolution, lui qui n'a pas hésité à exhaler sa froide passion, à se livrer à une colère compassée, sans avoir pour se justifier le spectacle des passions politiques et d'un désordre social? Le pays est calme, les esprits sont tranquilles, de l'aveu de M. Guizot; il se plaint même de l'excès d'insouciance qu'il voit autour de lui; et c'est de sa plume que partent les attaques les plus virulentes qui aient retenti dans la presse depuis un an. Voilà donc l'exemple que nous donnent les capacités qui réclament le pouvoir et la direction de la société, les hommes de talent qui s'indignent de ne pas être ministres, eux qui, descendant à leur ancienne profession de journaliste, ne savent même pas la remplir avec la dignité et la noblesse qui peuvent seules la relever !
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- Nous nous occupons rarement de la Comédie-Française, car ses affaires nous semblent dans une situation à laquelle on n'apportera remède que lorsque ce théâtre sera retombé dans le dernier désordre. De temps à autre, il en est tiré par une oeuvreœuvre de haute portée qu'il reçoit à contre-coeurcœur, ou par un acteur de talent original qu'il abreuve de dégoûts. Puis, ce mouvement une fois donné et ses profits recueillis, la Comédie retourne bientôt au triste régime de ses sociétaires incapables et de ses directeurs impuissans. Entre autres exemples, nous remarquons que plusieurs fois on a annoncé la reprise de ''Chatterton''; mais la timide direction du théâtre n'ose pas se compromettre (sans y être forcée par un procès) au point de jouer, de son propre mouvement, un drame dont Paris et toute la France ont retenti, et dont l'impression se perpétue et se renouvelle à chaque représentation et à chaque lecture par l'émotion de la tragédie autant que par la gravité de la question qu'elle traite et de la plaie sociale qu'elle sonde. Rien ne nous surprend dans cet oubli calculé. Ce n'est là qu'un des traits innombrables d'impéritie qui résultent de l'état d'anarchie dans lequel se traîne ce théâtre. Il pourra être curieux d'en examiner les causes et d'en indiquer le remède.
 
 
- ''Les Maîtres Mosaïstes'' et ''la Dernière Aldini'' viennent de paraître réunis en volumes. Les lecteurs de la ''Revue'' ont déjà pu apprécier la finesse et l'élévation de la pensée qui a dicté ces deux romans. Annoncer que de nouveaux suffrages ont accueilli la réimpression de ces deux derniers volumes de George Sand, est donc presque une tâche superflue. La popularité est désormais acquise à l'auteur de tant de poèmes si vrais et si charmans; cette popularité n'est pas née d'un aveugle enthousiasme, elle est l'hommage d'une admiration clairvoyante et durable, et elle s'est établie aussi bien dans les pays étrangers qu'en France. « On a traduit, nous écrit un de nos collaborateurs, M. Marmier, qui voyage en Suède; on a traduit les oeuvresœuvres de George Sand, dans une bibliothèque populaire suédoise. Les bonnes gens de ce pays lisent ces beaux et singuliers romans, et en sont tout surpris et tout émerveillés. »