« Des Provinciales de Pascal » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Zoé (discussion | contributions)
Page créée avec « {{journal|Revue des Deux Mondes tome 41, 1880|Ernest Havet|Les provinciales de Pascal}} {{R2Mondes|1880|41|516}} Les ''Lettres provinciales'' sont des pamphlets j... »
 
Phe-bot (discussion | contributions)
m Zoé: match
Ligne 1 :
{{journal|[[Revue des Deux Mondes]] tome 41, 1880|[[Ernest Havet]]|Les provinciales de Pascal}}
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/522]]==
{{R2Mondes|1880|41|516}}
Les ''Lettres provinciales'' sont des pamphlets jansénistes, mais le jansénisme contient à la fois une théologie et une morale; je vais le considérer successivement sous ces deux aspects.
 
Ligne 9 :
Le fond de cette théologie n’est autre que la doctrine sur la grâce, développée dans l’''Augustinus'', livre posthume de l’évêque d’Ypres, Jansen ou Jansénius. On ne rencontre guère une matière théologique aussi difficile que celle de la grâce, où il s’agit d’accorder ce qu’on appelle le libre arbitre de l’homme avec la toute-puissance de la grâce de Dieu. Dieu et le libre arbitre ! que d’obscurités pourraient s’élever déjà, pour des métaphysiciens, par le seul conflit de deux idées dont chacune à part est si grosse d’obscurités ! Que sera-ce s’il n’est plus question de métaphysique, mais de théologie, et de textes à interpréter? Je ne prétends nullement ici discuter ni résoudre le problème : je me bornerai à présenter un exposé historique, et ce sera beaucoup si les lecteurs ont le courage de me suivre. Pour sentir combien la difficulté est inextricable, il n’y a pas besoin de s’enfoncer dans les in-folio : il suffit de lire, mais de lire avec attention quelques lignes du ''Petit Catéchisme du diocèse de Paris'', un opuscule d’une centaine de pages, écrites pour l’usage des enfans :
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/523]]==
{{R2Mondes|1880|41|517}}
« ''Pouvons-nous, par nos propres forces, observer les commandemens et éviter le péché'' ?
 
Ligne 31 :
 
On s’arrête ici tout d’abord et on se demande comment l’église a jamais pu parler ainsi ; comment elle a porté un tel défi à la nature révoltée, en posant en dogme que notre salut ou notre perte dépend uniquement d’une grâce qui ne dépend pas de nous. Comment cela s’est fait, j’essaierai de l’expliquer tout à l’heure : je constate d’abord que le dogme est ce que je viens de dire, et que ce dogme
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/524]]==
{{R2Mondes|1880|41|518}}
était entièrement constitué dès le temps d’Augustin. Le moine breton Pelage s’insurgea inutilement pour la liberté contre la grâce : Augustin fit prévaloir la grâce absolument souveraine.
 
Ligne 45 :
 
Cette solution ne prévalut pas; j’en dirai les raisons tout à l’heure. Le livre de Molina fut même dénoncé à Rome. Après une instruction qui dura plusieurs années, sous les papes Clément VIII et Paul V, ce dernier déclara les débats terminés, mais il ne prononça pas la sentence. La doctrine de Molina ne fut donc pas
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/525]]==
{{R2Mondes|1880|41|519}}
condamnée, mais elle ne fut jamais non plus acceptée par l’église, et longtemps elle y rencontra une opposition presque universelle. L’''Augustinus'' de Jansénius, qui parut en 1640 (l’auteur était mort en 1638), ne fut que la plus énergique des protestations qui s’élevèrent contre le molinisme, accusé de renouveler l’hérésie de Pelage et de ses disciples.
 
Ligne 65 :
 
Cette première thèse est celle que le fameux docteur Antoine Arnauld osa plaider dans un écrit publié en 1655 (''Lettre à un duc''
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/526]]==
{{R2Mondes|1880|41|520}}
''et pair''). En même temps, dans ce même écrit, il déclarait, pour son propre compte, « que la grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué à saint Pierre dans sa chute, » et paraissait reproduire ainsi sous une autre forme la même « erreur » qui avait été condamnée dans la première proposition : ce qu’Arnauld, bien entendu, refusait de reconnaître. L’écrit d’Arnauld fut à son tour déféré à la censure de la faculté. L’auteur fut mis en cause pour l’une et pour l’autre de ses deux assertions, qu’on appela le point de fait et le point de droit, et fut d’abord condamné sur le point de fait. C’est à cette première censure que se rapporte la 1re ''Provinciale''. Les quatre premières et les deux dernières (17 et 18) sont relatives aux difficultés sur la grâce.
 
Ligne 71 :
 
Il a développé sa doctrine principalement dans trois écrits, qui sont : 1° un ''Traité du libre arbitre'', composé, dit-on, pendant que Bossuet était précepteur du dauphin, mais qu’il n’a pas publié, et qui ne parut qu’en 1731, trente-sept ans après sa mort; 2° une Instruction pastorale publiée dans une ordonnance de l’archevêque de Paris (M. de Noailles) en 1696, mais que l’abbé Le Dieu déclare avoir été écrite par Bossuet; 3° un écrit composé encore pour l’archevêque de Paris, afin de lui venir en aide dans les embarras théologiques où il s’était mis à propos du livre fameux du père Quesnel, ''Réflexions morales sur le Nouveau-Testament''. Cet écrit fut fait pour être placé dans une nouvelle édition de ce livre, qui devait paraître avec une approbation de l’archevêque de Paris et pour expliquer cette approbation ; mais M. de Noailles se décida à laisser paraître l’édition, en 1699, sans approbation et par conséquent sans explication, de sorte que le travail de Bossuet ne fut pas publié. Il le fut en 1710 par le père Quesnel lui-même, entre les mains de qui il était tombé et qui le donna sous le titre de ''Justification'' de ses ''Réflexions morales''. A ces trois écrits, on peut ajouter une courte Lettre sur la prédestination, qui est la huitième des Lettres à la sœur Cornuau, et qui n’a pas non plus été écrite
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/527]]==
{{R2Mondes|1880|41|521}}
pour l’impression. Ainsi, en définitive, aucun travail de Bossuet sur ces questions n’a été signé et publiquement avoué de lui, sans doute parce qu’il n’était pas arrivé à se satisfaire lui-même. On lit en effet dans ces écrits plus d’une page où cet esprit si net et si lucide a peine à se dégager de l’absurde, même par l’inintelligible, et les seuls passages dont on reste vivement frappé sont précisément ceux où l’auteur retourne avec insistance cette idée même, qu’il est impossible d’arriver à la lumière. Toute cette éloquence n’aboutit qu’à faire les ténèbres visibles, selon le mot de Milton.
 
Ligne 77 :
 
En réalité, c’est seulement par cette ressource de la soumission et du silence que Bossuet a réussi à se distinguer des jansénistes. Autrement sa théologie est aussi près que possible de la leur. Et il a pour les molinistes la même répulsion. Dans ses ''Avertissemens aux protestans'', 1689-1691, répondant à Jurieu, qui accusait l’église de tolérer dans la doctrine de Molina ce qu’il appelle un nouveau demi-pélagianisme, il s’attache sans doute à montrer que les molinistes ne sont pas précisément hérétiques ; mais il estime qu’ils sont près de l’être, ou plutôt qu’ils le sont déjà s’ils vont jusqu’au bout de leur pensée : « Que si on passe plus avant et qu’on fasse précéder la grâce par quelque acte purement humain à quoi on l’attache, je ne craindrai point d’être contredit par aucun catholique en assurant que ce serait de soi une erreur mortelle, qui ôterait le fondement de l’humilité, ''et que l’église ne tolérerait jamais'', après avoir décidé tant de fois, et encore en dernier lieu dans le concile de Trente (sess. VI, chap. 5), que tout le bien, jusqu’aux premières dispositions de la conversion du pécheur, vient ''d’une grâce excitante et prévenante, qui n’est précédée par aucun mérite'', etc. <ref> ''Œuvres complètes'', tome VI, page 214 (IIe Avertissement). </ref>. » Au contraire, dans son oraison funèbre de Cornet (celui qui avait déféré les cinq propositions à la censure de la Sorbonne), on voit bien qu’il ne reproche pas tant aux jansénistes
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/528]]==
{{R2Mondes|1880|41|522}}
d’être dans le faux que de se montrer indiscrets et téméraires en prétendant proclamer la vérité: « Il vit donc que saint Augustin, qu’il tenait le plus éclairé et le plus profond de tous les docteurs, avait exposé à l’église une doctrine toute sainte et apostolique touchant la grâce chrétienne ; mais que, ou par la faiblesse naturelle de l’esprit humain, ou à cause de la profondeur ou de la délicatesse des questions, ou plutôt par la condition nécessaire et inséparable de notre foi durant cette nuit d’énigmes et d’obscurités, cette doctrine céleste s’est trouvée nécessairement enveloppée parmi des difficultés impénétrables; si bien qu’il y avait à craindre qu’on ne fût jeté insensiblement dans des conséquences ruineuses à la liberté de l’homme ; ensuite il considéra avec combien de raison toute l’école et toute l’église s’étaient appliquées à défendre ces conséquences, et il vit que la faculté des nouveaux docteurs <ref> Cette expression est une pure ironie; il n’y avait pas, au sens propre, de ''faculté'' janséniste. </ref> en était si prévenue, qu’au lieu de les rejeter, ils en avaient fait une doctrine propre; si bien que la plupart de ces conséquences, que tous les théologiens avaient toujours regardées jusqu’alors comme des inconvéniens fâcheux, au-devant desquels il fallait aller pour bien entendre la doctrine de saint Augustin et de l’église, ceux-ci les regardaient au contraire comme des fruits nécessaires qu’il en fallait recueillir, et que ce qui avait paru à tous les autres comme des écueils contre lesquels il fallait craindre d’échouer le vaisseau, ceux-ci ne craignaient point de nous le montrer comme le port salutaire où devait aboutir la navigation <ref> ''Œuvres complètes'', tome V, page 362. — Il est bien à remarquer que cette oraison funèbre, prononcée en 1663, peu après les ''Provinciales'', ne fut imprimée que sur la fin de la vie de Bossuet, en Hollande et sans sa participation. L’abbé Le Dieu, son secrétaire, assure que « l’auteur ne s’y reconnut pas du tout. »</ref>.»
 
Ligne 83 :
 
Avant tout, il y avait ces passages fameux des Lettres de Paul, sur lesquels repose la doctrine de la grâce arbitraire et irrésistible : « Rébecca eut deux jumeaux de notre père Isaac. Avant qu’ils fussent nés et qu’ils eussent fait ni bien ni mal, afin que
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/529]]==
{{R2Mondes|1880|41|523}}
prévalût ce que Dieu avait décidé par choix, non en vertu de leurs œuvres, mais en vertu de son appel, il fut dit : Le premier né sera assujetti à l’autre ; car il est écrit : J’ai aimé Jacob et j’ai réprouvé Ésaü. Que dirons-nous ? Y a-t-il eu injustice en Dieu? Jamais. Dieu a dit à Moïse : J’aurai pitié de qui je veux avoir pitié ; je ferai miséricorde à qui je voudrai faire miséricorde. Ce n’est donc pas ici l’œuvre de l’homme qui s’efforce et qui court, mais celle de Dieu qui a pitié... Il fait miséricorde à qui il lui plaît; il endurcit qui il lui plaît. Vous me dites : Pourquoi se plaint-il alors? Qui peut résister à sa volonté? O homme, qui es-tu pour répondre à Dieu? L’ouvrage façonné dit-il à celui qui le façonne : Pourquoi m’as-tu fait ainsi? Le potier n’est-il pas maître de son argile? Ne peut-il pas tirer de la même boue un vase d’honneur et un vase d’ignominie? (Rom., IX, 10-21.) » Et ailleurs : « C’est ainsi qu’aujourd’hui encore un petit nombre ont été sauvés par la préférence de la grâce. Si c’est par la grâce, ce n’est donc point par les œuvres; car autrement la grâce n’est plus grâce. » (XI, 5.) — Les mieux disposés en faveur du sens commun reculaient embarrassés devant ces passages.
 
Ligne 89 :
 
Mais ces textes, tout sacrés qu’ils sont, n’auraient pas produit, soyons-en sûrs, tout ce qu’on en a tiré, si par-dessus n’étaient venus les enseignemens des pères de l’église et surtout ceux d’Augustin. Paul est un Hébreu et un homme d’inspiration ; il jette les mots comme des éclairs qui nous étonnent et qui passent. Ses héritiers sont des raisonneurs, tout pleins de dialectique et de
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/530]]==
{{R2Mondes|1880|41|524}}
sophistique grecque, dressés aussi à la discipline latine, chez qui les idées s’enchaînent savamment et s’ordonnent en systèmes. C’est quand ils travaillèrent sur les traits de passion de Paul que tout fut perdu, que la théologie fut faite et que l’esprit chrétien s’y trouva enchaîne pour jamais.
 
Ligne 99 :
 
Et c’est là ce qui faisait la force du jansénisme, même parmi les gens du monde. Ainsi Mme de Sévigné écrivait à sa fille (9 juin 1680) : « Je lis des livres de dévotion, parce que je voulais me préparer à recevoir le Saint-Esprit... ; mais il souffle où il lui plaît, et c’est lui-même qui prépare les cœurs où il veut habiter ; c’est lui qui ''prie en nous par des gémissemens ineffables''. (Rom., VIII, 26.) C’est saint Augustin qui m’a dit tout cela : je le trouve bien janséniste et saint Paul aussi. Les jésuites ont un fantôme qu’ils appellent Jansénius, auquel ils disent mille injures et ne font pas semblant de voir où cela remonte. » Et encore (14 juillet) : « Vous lisez donc saint Paul et saint Augustin? Voilà les bons ouvriers pour rétablir la souveraine volonté de Dieu. Ils ne marchandent point à dire que Dieu dispose de ses créatures comme le potier ; il en choisit, il en rejette : ils ne sont point en peine de faire des
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/531]]==
{{R2Mondes|1880|41|525}}
complimens pour sauver sa justice; car il n’y a point d’autre justice que sa volonté, etc. » (Voir encore la lettre du 21 juin.)
 
Ligne 110 :
 
Ce chagrin s’en prend particulièrement aux puissans, car les puissans sont rarement purs. Ils vérifient l’aphorisme d’Aristote :
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/532]]==
{{R2Mondes|1880|41|526}}
« En général, les hommes font le mal quand ils le peuvent <ref> ''Rhétorique'', II, 5. </ref>. » Ils mettent d’ailleurs au service de leurs convoitises celles d’une foule de gens, qui se font leurs ministres et leurs complaisais, tandis que les justes sont méprisés et victimes. Les justes protestent plus ou moins haut, et c’est ainsi que la morale sévère tourne volontiers à ce que nous appelons l’opposition.
 
Ligne 121 :
 
La casuistique, c’est-à-dire l’étude des ''cas'' de conscience, a commencé dès que les philosophes ont étudié la morale dans ses détails. Nous ne pouvons réfléchir sur nos devoirs sans que nous nous apercevions qu’en certaines rencontres le devoir est ou paraît être en contradiction avec l’intérêt, et sans désirer de pouvoir concilier l’un et l’autre. Il y a des occasions où on peut suivre l’intérêt, parce que telle vertu est plutôt un mérite qu’une obligation; mais ailleurs ce sera l’intérêt qui devra être sacrifié au devoir. La discussion de ces problèmes est ce qui constitue la casuistique, nom moderne, mais chose ancienne, dont Cicéron traite déjà dans le
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/533]]==
{{R2Mondes|1880|41|527}}
IIIe livre du ''de Officiis'', d’après l’école des stoïques (chap. IV, XII, etc.) Mais il y a une grande différence entre celle des philosophes et celle de l’église.
 
Ligne 129 :
 
Les jésuites étaient parmi les directeurs, non-seulement les plus accrédités et les plus habiles, mais aussi les moins scrupuleux, par la raison qu’ils avaient été institués tout exprès au XVIe siècle, à la suite de la réforme, pour rendre à l’église la domination qui lui échappait. Que l’église régnât par eux et en eux, c’était là leur fin suprême. Aussi est-ce en eux surtout que la casuistique fut attaquée. Plusieurs de leurs livres avaient déjà amené des
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/534]]==
{{R2Mondes|1880|41|528}}
protestations et même des censures, quand Arnauld, en 1643, douze ans avant les ''Provinciales'', prit à partie la société tout entière, en publiant sa ''Théologie morale des jésuites, extraite fidèlement de leurs livres''. Pascal ne fit que reprendre ce thème, mais c’est ce qui devint la partie la plus considérable de sa polémique et la plus puissante. Quand on parle des ''Provinciales'', on pense surtout à ces douze lettres (5 à 16), dont l’ensemble compose une accusation si forte et si redoutable. C’est par là surtout que le livre a vécu et qu’il vivra autant tout au moins que les jésuites eux-mêmes auront l’air de vivre. Je me sers de cette expression parce que je crois, avec Sainte-Beuve, que du jour où Pascal les a touchés, il les a tués <ref> «Des morts qui sa portent assez bien, » disait Sainte-Beuve lui-même. (''Port-Royal'', tome II, page 642.) On serait tenté de les comparer à ces fantômes qu’on se figurait autrefois, qui du fond de leur mort suçaient le sang des vivans.</ref>.
 
Ligne 137 :
 
Sans y mettre ni cette passion, ni cette éloquence, je dirai comme
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/535]]==
{{R2Mondes|1880|41|529}}
Pascal que la théologie des jésuites et leur morale s’inspirent de la même complaisance pour la nature : ils craignent également de la rebuter par l’étrangeté des dogmes ou par la rigueur des obligations. Ils font la religion terre à terre afin d’en rendre l’accès facile. Mais plus ils descendaient ainsi, plus leurs adversaires s’élevaient au contraire vers les hauteurs. Ils disaient qu’il ne s’agit pas d’être un dévot, mais un saint; de se laisser dresser par le prêtre, mais d’être transformé par la grâce de Dieu; que le salut n’est pas chose à quoi suffisent le savoir-faire d’un directeur et la docilité du sujet à certaines pratiques; qu’il y faut la vertu surnaturelle du sang du Christ et une âme que cette vertu ait remplie. Voilà comme chez ces sectaires réformateurs, jansénistes aussi bien que calvinistes, la théologie rejoint la morale, et voilà par où les Provinciales touchent aux ''Pensées''. Il est vrai qu’ainsi le jansénisme a l’air d’anéantir l’homme pour mettre Dieu à sa place ; mais ce n’est qu’une illusion, et en réalité cette grâce qu’il invoque n’est que le plus haut effort de la nature humaine. Il dit : « C’est Dieu qui fait tout en moi; » mais ce qu’il appelle Dieu est précisément ce qu’il sent en lui-même de plus exalté et de plus pur.
 
Ligne 148 :
 
Marguerite Perier, la nièce de Pascal, nous assure qu’elle a entendu son oncle faire les deux déclarations suivantes : premièrement, qu’il avait lu deux fois Escobar tout entier. Il faut évidemment entendre par là la ''Théologie morale'' d’Escobar, in-8°, en un volume, et non ses nombreux in-folio. Ensuite que pour les autres auteurs il n’a jamais employé un seul passage sans l’avoir lu lui-même dans le livre cité, et sans avoir examiné la matière sur laquelle il est avancé, non plus que sans avoir lu ce qui précède et ce qui suit, pour ne point hasarder de citer une objection pour une réponse. Que Pascal ait voulu être exact, à mes yeux cela ne fait
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/536]]==
{{R2Mondes|1880|41|530}}
pas un doute. Il se pourrait cependant qu’il n’eût pas toujours su faire ce qu’il a voulu, et que, surpris par l’esprit de parti, il eût mal vu ce qu’il voyait ou cru voir ce qu’il ne voyait pas. Mais pour peu qu’on y réfléchisse, on reconnaîtra que cela même n’a pas dû être. Si on considère en effet que la compagnie de Jésus, à qui s’attaquait Pascal, avait à son service une armée d’hommes parfaitement dressés à lire et à contrôler des textes, il est clair qu’il ne pouvait pas espérer que la moindre inexactitude qui lui serait échappée ne fût relevée aussitôt et qu’on n’en fît très grand bruit. Lui et Port-Royal avaient donc le plus grand intérêt à s’en garder, quand par eux-mêmes ils ne s’en seraient pas fait scrupule. Voilà une présomption très forte, mais un ouvrage qui a paru il y a une trentaine d’années a donné une confirmation éclatante à cette présomption.
 
Ligne 156 :
 
« Tu demanderas ensuite si celui qui se fatiguerait à mauvaise fin, comme à poursuivre une fille ou à quelque chose de semblable, serait tenu au jeûne. Je réponds qu’il pécherait, à cause de la mauvaise fin, mais qu’ayant abouti à être épuisé de fatigue, il serait excusé du jeûne. Médina, dans son (ou ses) ''Inst''., fait cette réserve : ''à moins qu’il n’ait agi ainsi pour frauder la loi''. Mais d’autres concluent mieux en disant qu’il y a faute à s’être donné
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/537]]==
{{R2Mondes|1880|41|531}}
une raison de rompre le jeûne, mais que, cette raison donnée, on est excusé du jeûne en effet. »
 
Ligne 164 :
 
Mais ce qu’il faut surtout remarquer, c’est que la lettre suivante, qui est la sixième, commençait, dans la première édition, par l’avertissement que voici : « Je vous ai dit à la fin de ma dernière lettre que ce bon père jésuite m’avait promis de m’apprendre,.. etc. Il m’en a instruit en effet dans ma seconde visite, dont voici le récit : ''Je le ferai plus exactement que l’autre'' ; car j’y portai des tablettes pour marquer les citations des passages, et je fus bien fâché de n’en avoir point apporté dès la première fois. Néanmoins si vous êtes en peine de quelqu’un de ceux que je vous ai cités
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/538]]==
{{R2Mondes|1880|41|532}}
dans l’autre lettre, faites-le-moi savoir; je vous satisferai facilement. » Plus tard, en réimprimant, on a mis dans la cinquième lettre les indications qui y manquaient d’abord, et alors on a supprimé dans la sixième l’avertissement qu’on vient de lire. On perdait ainsi un témoignage précieux de la conscience que Pascal a mise dans son travail. On voit qu’il a eu des scrupules, à la suite de la cinquième Lettre, sur une manière de citer qui, bien que parfaitement sincère, n’était pas littérale, et il s’est obligé lui-même désormais, par les renvois dont il a accompagné ses textes, à une rigoureuse exactitude.
 
Ligne 170 :
 
Je dirai nettement que Voltaire se trompe ou nous trompe. C’est donner le change que de se récrier sur ce qu’une société ne peut avoir le dessein de corrompre les mœurs des hommes. Loin de dire que les jésuites aient eu ce dessein, Pascal avait dit précisément le contraire (5e Provinciale) : « Sachez donc que leur objet n’est pas de corrompre les mœurs; ce n’est pas leur dessein. Mais ils n’ont pas aussi pour unique but celui de les réformer : ce serait une mauvaise politique. Voici quelle est leur pensée. Ils ont assez bonne opinion d’eux-mêmes pour croire qu’il est utile et comme nécessaire au bien de la religion que leur crédit s’étende partout et qu’ils gouvernent toutes les consciences. Et parce que les maximes évangéliques et sévères sont propres pour gouverner quelques sortes de personnes, ils s’en servent dans ces occasions où elles leur sont favorables. Mais comme ces mêmes maximes ne s’accordent pas au dessein de la plupart des gens, ils les laissent à l’égard de ceux-là, afin d’avoir de quoi satisfaire tout le monde, etc. » Voilà la vérité vraie. Les jésuites sont des politiques; ils n’ont été créés que pour porter la politique dans la religion, c’est-à-dire là où les ressources de la politique, ses expédiens, ses manèges, ses corruptions révoltent le plus les âmes saintes, et même simplement les âmes fières. Avant tout, ils veulent être les maîtres, et ils vont
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/539]]==
{{R2Mondes|1880|41|533}}
tout droit aux moyens les plus sûrs, qui sont, dans le gouverné, l’abandon de tout orgueil et de toute dignité, et dans le gouvernant, la complaisance pour tous les mauvais instincts du gouverné, l’une de ces deux choses servant à acheter l’autre. Il fallait s’emparer du mari par la femme et du maître par les valets ; il fallait surtout tenir les âmes faibles par leurs faiblesses et les âmes basses par leurs abaissemens. C’est là ce qu’on appelle l’esprit jésuitique, et ce que Pascal a combattu; rien n’était plus sérieux ni plus légitime.
 
Ligne 180 :
 
Quand Voltaire écrit : « Il ne s’agissait pas d’avoir raison ; il s’agissait de divertir le public, » Voltaire est plus que léger. Et qu’aurait-il dit, quand lui-même a été plus tard, pour ainsi parler, la
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/540]]==
{{R2Mondes|1880|41|534}}
libre pensée personnifiée, et qu’il a mis son incomparable esprit au service de la raison et de la justice, si on lui avait appliqué ses propres paroles <ref> Cette page du ''Siècle de Louis XIV'' a été probablement écrite vers le même temps
où Voltaire adressait au père de La Tour, jésuite, principal du collège de Louis-le-Grand, la lettre curieuse du 7 février 1746. Voltaire, qui à ce moment unique de sa vie se trouvait être en faveur à la fois auprès du pape et à la cour, était en revanche mal
Ligne 189 :
 
Dès le 12 mai 1656, quand il n’avait paru encore que les sept premières Provinciales, le curé de Saint-Roch, syndic des curés de Paris, les signalait à leur assemblée et invitait ses confrères à poursuivre, soit la condamnation des casuistes, si ces Lettres avaient dit la vérité, soit celle des Lettres elles-mêmes, si elles étaient calomnieuses. Le 30 mai, un curé de Rouen, dans un synode, en présence de plus de douze cents curés et de l’archevêque même (Harlay, depuis archevêque de Paris), dénonçait les doctrines des casuistes. Le père Brisacier, recteur du collège des jésuites, porta plainte à l’archevêque contre le curé dénonciateur, quoique les jésuites n’eussent pas été nommés ; mais les curés de Rouen prirent parti pour leur confrère, et nommèrent en assemblée six commissaires pour examiner les livres des casuistes : les commissaires eux-mêmes invitèrent ceux de leurs confrères qui voulurent en prendre la peine à s’adjoindre à eux pour cet examen. Sur le rapport qui lui fut fait, l’assemblée des curés de Rouen présenta requête à l’archevêque contre les casuistes, et l’archevêque renvoya la requête à
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/541]]==
{{R2Mondes|1880|41|535}}
l’assemblée générale du clergé de France, qui se tenait alors à Paris.
 
Ligne 199 :
 
C’est à cette affaire que se rattache une série de dix écrits, publiés au nom des curés de Paris, qui se lisent parmi les œuvres
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/542]]==
{{R2Mondes|1880|41|536}}
de Pascal, parce qu’il y a travaillé et qu’il y en a qui passent pour être tout entiers de sa main. C’est donc Pascal encore et Port-Royal que nous entendons dans ces écrits; mais il en résulte que les curés de Paris étaient avec Pascal et Port-Royal, et détestaient autant qu’eux les jésuites. Ces dix morceaux sont moins agréables que les ''Provinciales'' ; mais ils sont aussi forts et en un sens même plus hardis, parce qu’ils sont composés au nom de gens ayant autorité et droit de plainte et de réquisition publique <ref> Ces dix écrits se réduisent à neuf, si on compte pour un seul, comme on l’a fait depuis, les 3e et 4e, qui peuvent être considérés en effet comme un seul mémoire en deux parties. Le premier des dix est un ''factum'', produit pour appuyer l’acte par lequel les curés de Paris dénonçaient l’''Apologie des casuistes''. Ce titre de factum n’aurait pas dû être donné aux autres dans les éditions. Il y a aussi un factum pour les curés de Rouen, et quelques autres pièces. Le 7e écrit (6e dans les éditions modernes; coutient tout l’historique de cette lutte. </ref>.
 
Ligne 205 :
 
« Voilà comme cette superbe compagnie tire sa vanité de sa confusion et de sa honte. Mais il faut réprimer cette audace tout à fait impie, d’oser mettre en parallèle son obstination criminelle à défendre ses erreurs avec la sainte et divine constance de Jésus-Christ et des martyrs à souffrir pour la vérité ; car quelle proportion y a-t-il entre deux choses si éloignées? Le Fils de Dieu et ses martyrs n’ont fait autre chose qu’établir les vérités évangéliques, et ont enduré les plus cruels supplices et la mort même par la violence de ceux qui ont mieux aimé le mensonge. Et les jésuites ne travaillent qu’à détruire ces mêmes vérités et ne souffrent pas la moindre peine pour une opiniâtreté si punissable. Il est vrai que les peuples commencent à les connaître, que leurs amis en gémissent, que cela leur en ôte quelques-uns et que leur crédit diminue de jour en jour; mais appellent-ils cela persécution? Et ne devraient-ils pas plutôt le considérer comme une grâce de Dieu, qui les appelle à quitter tant d’intrigues et tant d’engagemens dans le monde que leur crédit leur procurait et à rentrer dans cette vie de
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/543]]==
{{R2Mondes|1880|41|537}}
retraite, plus conforme à des religieux, pour y pratiquer les exercices de la pénitence, dont ils dispensent si souvent les autres?
 
Ligne 213 :
Je prie qu’on remarque qu’à cette date de 1682, toute opposition était muette. Port-Royal avait pâli ; Pascal était mort depuis vingt ans, Arnauld était exilé; les jésuites avaient près du roi le père de la Chaise, habile et aimable, et dans le monde leur Bourdaloue les couvrait du prestige de son talent et de son autorité morale. Mais tout en honorant le jésuite orateur, on ne pardonnait pas au jésuitisme. L’assemblée de 1682 prépara la
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/544]]==
{{R2Mondes|1880|41|538}}
condamnation des casuistes, et c’est Bossuet qui fut chargé de la dresser. On trouve dans ses œuvres le projet de censure tout rédigé, en latin, suivi de l’exposé des doctrines que l’assemblée voulait opposer à celles qu’elle condamnait. La Lettre de Bossuet déjà citée montre que l’assemblée se proposait de demander au pape la confirmation de ses censures par un jugement solennel. Le crédit des jésuites réussit encore cette fois à tout arrêter par la brusque séparation de l’assemblée; mais ce dernier effort épuisa leur force de résistance, et le terme vint où les sentimens de mépris et d’indignation qui grossissaient tous les jours contre le jésuitisme trouvèrent enfin à se soulager.
 
Ligne 229 :
 
Voici les restrictions mentales, avec leur réjouissante mécanique. — Voici le faux serment qui n’est plus un faux serment si on l’a prêté sans intention de le tenir. — Voici le calcul qui établit qu’on satisfait à l’obligation d’entendre la messe, quand on assiste à la
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/545]]==
{{R2Mondes|1880|41|539}}
fois à deux, trois ou quatre portions de messe dites en même temps.
 
Ligne 241 :
 
Voilà ce que méconnaissent absolument ceux qui parlent légèrement des ''Provinciales'', et qui affectent de n’y voir que l’emportement de la verve de Pascal. Ce n’est donc pas à Pascal seulement que les jésuites ont eu affairer ses sarcasmes et son éloquence sont à lui, mais sa plainte est celle de la catholicité. Ce n’est pas Pascal, c’est l’église de France qui a relevé, comme étant bien dans les
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/546]]==
{{R2Mondes|1880|41|540}}
casuistes et comme reproduites fidèlement, tant de décisions scandaleuses. Ce n’est pas Pascal, c’est l’église de France qui a reconnu dans la casuistique, non les bizarreries isolées de quelques esprits singuliers, mais tout un système de corruption et de mensonge fonctionnant au profit de la redoutable société. Les curés de Paris l’ont crié plus haut que Pascal, et si les évêques y ont mis un peu plus de ménagemens, il suffit cependant de lire les procès-verbaux de l’assemblée de 1700 pour voir clairement où va leur pensée :
 
Ligne 248 :
 
Il est vrai que, neuf ans après cette censure, le règne du père Tellier commençait et que jamais les jésuites ne parurent plus forts ni plus malfaisans ; mais cette force n’est qu’une apparence. Avant la fin du siècle qui venait de s’ouvrir, on les vit chassés par les gouvernemens de tous les états de l’Europe, et enfin, le 1er juillet 1773, le pape Clément XIV abolissait la société de Jésus. C’est en
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/547]]==
{{R2Mondes|1880|41|541}}
vain qu’ils avaient détruit Port-Royal et fait passer la charrue sur ses ruines: l’esprit de Port-Royal, ou plutôt l’esprit laïque, fut le plus fort.
 
Ligne 256 :
 
Pie VII, en 1814, a rétabli la société de Jésus par sa bulle ''Sollicitudo omnium ecclesiarum''. Clément XIV avait supprimé les jésuites sur la demande des gouvernemens catholiques (son bref le dit en termes exprès), pour conjurer sans doute les dangers qui lui paraissaient menacer l’église: seize ans après la révolution avait éclaté. En 1814, la révolution semblait vaincue, et on pouvait croire
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/548]]==
{{R2Mondes|1880|41|542}}
que toutes les restaurations d’alors, à commencer par celle du pape lui-même et celle des Bourbons, devaient entraîner en général la restauration du passé, et par conséquent celle des jésuites; La bulle de Pie VII, qui est fort courte, abroge le bref de Clément XIV dans ce que nous pouvons appeler son dispositif; mais elle ne touche pas à ses considérans, et cela notait pas possible, car un pape ne peut déclarer qu’un autre pape s’est trompé dans ses jugemens. De sorte que ces considérans subsistent comme une pièce justificative des ''Provinciales'' <ref> ''Bullarii romani Continuatio'', tome XIII, Rome, 1847. </ref>.
 
Ligne 263 :
D’abord il y a une portion considérable de la casuistique qui, dans les ''Provinciales'', est restée dans l’ombre, celle qui se rapporte à ce que la langue théologique appelle la luxure, c’est à peine si Pascal a indiqué, dans sa 9e Lettre, de la manière la plus discrète, certaines questions, ''les plus extraordinaires et les plus brutales qu’on puisse s’imaginer'', qui ont fourni des in-folio aux casuistes <ref> On a supprimé ''et les plus brutales'' dans les éditions postérieures. </ref>. Il en a craint, je crois, le scandale; il a eu peur que la confession elle-même et la religion tout entière ne fussent atteintes par la révolte que soulèveraient ces saletés; Il s’est abstenu, non-seulement d’en rien donner sous une forme quelconque, mais encore de faire aucun renvoi à des textes de ce genre, de peur (c’est lui qui le dit) que des-lecteurs moins scrupuleux n’allassent les chercher dans les livres mêmes.
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/549]]==
{{R2Mondes|1880|41|543}}
On ne peut que respecter cette pudeur, mais, en y cédant, Pascal a certainement affaibli son réquisitoire. Il était bon qu’on se résignât à aborder ces ordures (du moins à l’aide du latin), et à nous renseigner ainsi sur la maladie érotique dont cette casuistique est dévorée, et qui s’accuse d’un bout à l’autre par un tel appétit des choses obscènes, et par de tels tours de force dans l’art de les présenter et de les assaisonner.
Ligne 269 :
 
Dans un morceau que j’ai déjà cité, Marguerite Perier nous apprend que, comme on demandait à Pascal, alors bien près de sa mort, s’il ne se repentait pas d’avoir fait les ''Provinciales'', il dit : « Je réponds que, bien loin de m’en repentir, si j’avais à les faire maintenant, je les ferais encore plus fortes. » Pascal ne pouvait parler autrement. Quand il a commencé ses Lettres, à l’occasion de la censure d’Arnauld en Sorbonne, il n’avait nullement pratiqué les casuistes et ne connaissait qu’imparfaitement le jésuitisme, comme quelque chose de déplaisant, dont il se détournait par un instinct naturel, mais qu’il n’avait pas approfondi. Pendant la lutte, il apprit à le connaître, et nous, aujourd’hui, nous le connaissons encore mieux. Personne sans doute ne pensera jamais à refaire le chef-d’œuvre de Pascal; lui seul, s’il revenait, pourrait y prétendre. Mais si l’imagination se laisse aller à cette supposition de Pascal
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/550]]==
{{R2Mondes|1880|41|544}}
refaisant les ''Provinciales'', elle ne se le figurera pas autrement que les faisant, comme il l’a dit, encore plus fortes, et ce sera là ma conclusion <ref> Je reproduirai ici ''in extenso'' le témoignage de Marguerite Perier. (Faugère, ''Pensées de Pascal'', tome I, page 367, 1844.)<br/>
« Récit de ce que j’ai oui dire par M. Pascal, mon oncle, non pas à moi, mais à des personnes de ses amis en ma présence. J’avais alors seize ans et demi. — (Elle avait exactement, au moment de la mort de Pascal, seize ans quatre mois et demi.)<br/>
Ligne 278 :
 
Parmi les critiques qu’on a faites de la polémique des Provinciales, il n’y en a qu’une qui me semble juste : c’est que cette polémique était un danger pour l’église elle-même. Mais je ne crois pas que cette objection ait été faite au temps où parurent les ''Provinciales'', car personne alors ne prévoyait ce danger. Il est vrai, et cela est curieux, que les jésuites reprochèrent alors à Pascal de parler comme un protestant; ils dirent que les griefs de Port-Royal contre les casuistes étaient les mêmes que les calvinistes avaient allégués les premiers en attaquant l’église catholique. Et dans le recueil de leurs ''Réponses aux Lettres provinciales'' <ref> ''Réponses aux Lettres provinciales'', etc. Liège, 1658. </ref>, on lit, à la page 67, un morceau intitulé : « Sur la conformité des reproches et des calomnies que les jansénistes publient contre les pères de la compagnie de Jésus avec celles que le ministre Du Moulin a publiées -levant eux contre l’église romaine, dans son livre ''des Traditions'', imprimé à Genève en l’année 1632. » Il est naturel, d’une part, que les protestans, qui attaquaient l’église, en aient dénoncé les
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/551]]==
{{R2Mondes|1880|41|545}}
scandales, et de l’autre, que Port-Royal, dont l’esprit peut se définir par cette formule : « la réforme dans l’orthodoxie, » se soit indigné, en proportion même de son zèle pour la foi catholique, contre ce qui donnait tant de prises aux ennemis de cette foi. Les jésuites avaient beau jeu à montrer qu’en morale comme en théologie ils avaient également contre eux calvinistes et jansénistes; ils ne pouvaient pas, pour cela, faire méconnaître les vrais sentimens de Port-Royal, qui en réalité détestait à la fois et du même cœur les jésuites et les protestans <ref> Avant qu’un tel dessein m’entre dans la pensée, <br/>
On pourra voir la Seine à la Saint-Jean glacée, <br/>
''Arnauld à Charenton devenir huguenot'', etc. <br/>
(Boileau, I, ''Sat''.) </ref>. Les jésuites, aujourd’hui, ne reprochent pas tant à Pascal d’avoir continué les protestans que d’avoir montré le chemin aux incrédules ; mais nous ne trouvons pas cette plainte dans le recueil de leurs ''Réponses''. Ce qui en approche le plus est un passage de leur préface (page 16), où, se plaignant qu’il raille et qu’il fasse rire, car c’est là ce qu’il y avait de plus terrible pour eux, du moins jusqu’à l’éloquence de la 14e Provinciale et des suivantes, ils disent que ces railleries ou bouffonneries, comme ils les appellent, quoiqu’il n’y ait rien de moins bouffon que Pascal, sont le procédé des hérétiques, des impies et des blasphémateurs. Mais ce n’est qu’un mot en passant, et ni eux, ni Pascal, ni personne ne se doutait alors que cette ironie ''laïque'' <ref> Page 52 « un homme lay ; » page 278 « un homme laïque. »</ref>, qui se licenciait avec tant de succès aux dépens d’Escobar et des pères jésuites, ne tarderait pas à atteindre beaucoup plus loin, et que c’est l’église elle-même qui serait grièvement blessée par cette artillerie dont Pascal avait le premier joué si bien. Lerminier a résumé cela en ces termes: « Pascal a préparé les voies ; Voltaire peut venir <ref> L’abbé Maynard, les ''Provinciales'', 1851, tome Ier, page 62. </ref>. » Lerminier parlait en général, mais cela est vrai quelquefois dans le détail même. Voici un passage de la 16e Provinciale : « Qu’il est digne de ces défenseurs d’un si grand et si adorable sacrifice d’environner la table de Jésus-Christ de pécheurs envieillis tout sortans de leurs infamies, et de placer au milieu d’eux ''un prêtre que son confesseur même envoie de ses impudicités à l’autel'' <ref> Allusion à une décision scandaleuse du P. Bauny. Voir la 6e ''Provinciale''. </ref> pour y offrir, en la place de Jésus-Christ, cette victime toute sainte au Dieu de sainteté, et la porter de ses mains souillées dans ces bouches toutes souillées ! » En voici un maintenant, pris dans le ''Dîner du comte de Boulainvilliers'', IIe entretien : « Un gueux, qu’on aura fait prêtre, ''un moine sortant des bras d’une prostituée''
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/552]]==
{{R2Mondes|1880|41|546}}
vient pour douze sous, revêtu d’un habit de comédien, me marmotter dans une langue étrangère ce que vous appelez une messe, etc. » Peut-on douter que la phrase cynique n’ait été suggérée par la phrase sévère? Tout à l’heure c’était un saint qui lapidait un prêtre profanateur ; maintenant ce sont les profanes qui ont ramassé les pierres et qui s’en servent pour lapider le sanctuaire même.
 
Ligne 292 :
 
Le succès des ''Provinciales'' fut immense; on en trouvera l’histoire dans le ''Port-Royal'' de Sainte-Beuve, qui doit être lu de quiconque étudie Pascal. J’ajouterai que ses adversaires eux-mêmes furent éblouis de l’éclat des coups qu’il leur portait. « Il faut, dit la préface des ''Réponses'' (p. 5), il faut donner aux lecteurs de ces Infâmes Lettres du contre-venin, afin que le poison qu’on leur a présenté ''dans la coupe d’or de Babylone'', ainsi que parle l’Ecriture (Apoc, XVII, 4), c’est-à-dire sous l’agrément de quelques paroles bouffonnes et railleuses, n’ait pas le malheureux effet, etc. » Cependant l’auteur de cette préface est un déclamateur assez lourd, qui, en général, ne donne la mesure de l’effet qu’a produit Pascal que par sa colère, et qui va tout de suite aux gros mots : « Cela n’empêche pas que leurs livres ne soient dignes du feu et des flammes, ''aussi bien que leurs personnes'', si la première sévérité de nos lois avait lieu, et qu’on n’eût quelque espérance de leur amendement » (p. 8.) Une autre pièce (car ces ''Réponses'' sont de plusieurs mains) est plus fine et part d’un homme de plus d’esprit et de goût. Voici ce qu’il écrit (p. 62), à propos de ce que Pascal avait dit, au début de la 8e Lettre, qu’il n’était ni docteur ni prêtre : « Au reste, s’il a eu raison de se défaire de la qualité de docteur, ne vous semble-t-il pas qu’il a encore mieux fait de
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/553]]==
{{R2Mondes|1880|41|547}}
quitter celle de prêtre ? Il voyait bien que cette manière d’écrire pleine de rencontres ingénieuses, où il excelle certainement et qui lui réussit à merveille, n’était pas autrement convenable à une personne sacrée, qui approche des autels, et que, s’il eût pris la qualité d’ecclésiastique (on voit qu’ils ont peine à croire qu’il ne le soit, pas), il eût été obligé, pour garder quelque bienséance, de parler un peu plus sérieusement, et d’abandonner le personnage qu’il fait le mieux, qui est celui de plaisant et de railleur (cela, est écrit avant la 14e Provinciale). Car il faut avouer qu’il sait mieux qu’homme du monde l’art du ridicule, et qu’il s’en sert avec toute la perfection qu’on peut souhaiter. Se peut-il rien dire de plus délicat que ''le pouvoir prochain'' de sa 1re Lettre, de plus surprenant que le ''mohatra'' de la 8e, de plus falot, que l’histoire de Jean d’Albe (6e Lettre), de plus nouveau; que la simplicité de ce père jésuite, qu’il sait si bien entretenir, qu’il lui fait croire qu’il ne rit pas lorsqu’il fait rire tout le monde à ses dépens?.. Or vous savez qu’un prêtre, un ecclésiastique, n’eût pas osé se donner cette liberté; elle eût été plus indécente à sa personne, et n’eût été si bien reçue. » Cette page est évidemment d’un connaisseur en fait de style <ref> Et d’un connaisseur si détaché, que je me demande si ce ne serait pas Bussy, qui avait, à ce qu’il paraît, commencé à travailler à une réponse aux ''Provinciales'', pour le compté de P. Nouet, son confesseur. (''Port-Royal'', t. III, p. 151 (1re édition). On voit que le critique a été particulièrement touché du rôle de bon père jésuite, si heureusement créé et si habilement conduit. Tout l’art que Pascal a mis dans ce rôle a été expliqué supérieurement par M. Nisard, dans son ''Histoire de la littérature française'' (4e édit., t. II, p. 175 et suiv.)</ref>, et j’ajoute que l’observation qu’elle contient est excellente. J’ai déjà dit que l’esprit laïque est au fond des ''Provinciales''; mais il est aussi dans la forme et il en fait, le piquant. Cet enjouement, ce ton « cavalier, » comme dit Sainte-Beuve, qui enlève les esprits dès la première page de la première lettre, n’eût pas été possible à un prêtre. Il convenait au contraire à un homme qui, deux ou trois ans avant cette date, était encore un mondain, nullement dévot, se promenant en carrosse à quatre ou six chevaux, fréquentant le chevalier de Méré et faisant le galant auprès des dames <ref> Voir mon édition des ''Pensées'', t. Ier, p. CIV, CVII.</ref>. Celui-là pouvait parler en grand public. Il était à l’abri de certaines habitudes d’esprit, qui mettent, quelquefois aux dévots de profession de véritables orbières, de manière à les empêcher de voir autour d’eux. Je lisais dernièrement, dans les mémoires manuscrits du docteur Hermant, ardent janséniste, un chapitre sur le père Bauny, de qui il est parlé plusieurs fois dans les ''Provinciales''. Il relève tout ce que le zèle de Port-Royal a dénoncé de relâché et d’irréligieux dans la ''Somme des péchés'' de ce jésuite ; mais croirait-on qu’au milieu d’autres propositions suspectes, il
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/554]]==
{{R2Mondes|1880|41|548}}
lui reproche celle-ci avec un grand sérieux : « Que l’on peut dire avec vérité qu’ôté la colère, il n’y a nulle faute ni vénielle ni mortelle à maudire les chiens, les oiseaux et autres telles choses qui sont sans raison ? » Maudire est ici dans un sens que nous n’entendons même plus : il signifie vouer à la malédiction de Dieu, ou encore, vouer à l’esprit du mal, au diable. Le père Bauny donc avait dit qu’on pouvait sans péché envoyer son chien au diable : Hermant en est indigné; nous restons calmes ; nous trouvons même que le père Bauny est bien scrupuleux quand il ajoute : « Oté la colère <ref> Aussi scrupuleux que Tartuffe (act. I, sc. 5) :<br/>
::Jusque-là qu’il se vint l’autre jour accuser
Ligne 305 :
 
Je n’ai pas besoin de dire que les ''Provinciales'' ne furent jamais condamnées par l’assemblée du clergé de France. Elle les aurait plutôt adoptées, si elle avait pu adopter décemment ce qui était
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/555]]==
{{R2Mondes|1880|41|549}}
condamné à Rome, et surtout si elle n’avait été arrêtée par les quatre premières Lettres, celles qui parlent théologie, et qui vont directement contre les bulles d’Innocent X et d’Alexandre.
 
Ligne 313 :
 
Pascal étant mort en 1662, la postérité a commencé pour lui de
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/556]]==
{{R2Mondes|1880|41|550}}
bonne heure ; elle l’a mis aussi haut que possible, et cela pour les ''Provinciales'' aussi bien que pour les ''Pensées''. Voltaire a dit cette fois ce qu’il fallait dire, et il n’y a qu’à répéter après lui : « Toutes les sortes d’éloquence y sont renfermées <ref> ''Siècle de Louis XIV'', chap. XXXII. (1756). </ref>. » En 1768, après la suppression des jésuites en France, il ajoutait cette phrase : «Elles ont beaucoup perdu de leur piquant lorsque les jésuites ont été abolis et les objets de leurs disputes méprisés. » On pourrait dire que depuis 1768 les jésuites ont reparu et qu’ils ont trouvé le moyen de rajeunir les ''Provinciales''. Il est vrai cependant que, quoiqu’elles ne soient pas aujourd’hui moins admirées, elles sont lues moins avidement qu’autrefois. Aussi bien, il en est ainsi de tous les chefs-d’œuvre. Le plaisir de surprise que cause d’abord la nouveauté du talent et celle de certains effets s’use à la longue. Et puis nous sommes maintenant à plus de deux cents ans de Pascal et de son public, et il y a des choses que nous ne voyons plus comme ils les voyaient. Dans les premières Lettres, les débats sur la grâce ne nous touchent guère, et les discussions quasi juridiques des deux dernières moins encore. Dans les autres même, nous ne nous passionnons pas toujours de la même manière que Pascal. Nous sommes choqués de certains accens de fanatique ou de sectaire. Quand nous l’entendons parler sérieusement des sorciers et du diable (Lettre 8), cela nous fait peine. Nous nous attristons quand il se montre dupe du miracle de la sainte-épine et nous assure que la guérison de la petite Perier est la voix, même de Jésus-Christ, « cette voix sainte et terrible, ''qui étonne la nature'' et qui console l’église (Lettre 16) <ref> Sur le miracle de la sainte-épine, voir mes ''Pensées'' de Pascal, t. I, p. LXXIII et CVIII. </ref>. » Tout cela sent encore le moyen âge, dont cette belle langue pourtant est déjà si loin. Pascal est un génie du. même ordre que Démosthène par la logique passionnée, mais Démosthène ne parlait pas théologie, et son éloquence est comprise des hommes de tous les temps.
 
Et cependant c’est bien un esprit nouveau qui souffle dans les ''Provinciales'' et qui leur a donné tant de puissance. Nul n’a plus contribué que Pascal à nous affranchir de ces influences du passé dont il n’est pas entièrement dégagé lui-même. Ce besoin de netteté et de lumière qu’il porte jusque dans la théologie, cette indépendance à l’égard de l’autorité même spirituelle, ce sentiment si vif du ridicule et cette antipathie à l’égard de la sottise et de la bassesse, cet amour profond du vrai et de l’honnête, voilà ce qui a fait des ''Provinciales'' un chef-d’œuvre tout à fait à part et une époque dans notre littérature. L’esprit français, après s’être éveillé avec tant d’éclat à la grande date de la renaissance, avait été arrêté dans son travail par les misères auxquelles le pays tomba en proie.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/557]]==
{{R2Mondes|1880|41|551}}
La France ne trouve alors la paix que dans l’obéissance ; mais dans cette paix elle se recueille, st sous l’influence de la grande littérature du siècle précédent, elle prépare, conduite par Descartes, l’émancipation du siècle suivant. Pascal se place au premier rang parmi ces préparateurs de l’avenir. L’auteur des ''Provinciales'' est bien le même qui a écrit dans les ''Pensées'' : « La raison nous commande bien plus impérieusement qu’un maître; car en désobéissant à l’un, on est malheureux, et en désobéissant à l’autre, on est un sot. » Quand il mêle à cette ferme raison des illusions et des chimères théologiques, nous les lui pardonnons parce qu’il est malade et surtout parce qu’elles tiennent chez lui aux sentimens les plus élevés. Si le jansénisme a été une secte, c’était celle des âmes les plus ardentes et les plus saintes, de ceux, comme dit l’Écriture, qui n’ont pas fléchi devant Baal (I Rois, XIX, 18), qui se sont opiniâtres à rêver et qui rêvent peut-être encore à l’heure qu’il est une église intelligente et généreuse, et la France, qui depuis longtemps a renoncé à les suivre, n’a pas cessé de les respecter. Voilà les principes qui ont mis dans l’éloquence des ''Provinciales'' une vertu que le temps n’use pas et qui s’y sent toujours.
 
Ligne 323 :
 
Sainte-Beuve s’est plaint que la grâce y manque, au sens profane, bien entendu, au sens grec <ref> ''Port-Royal'', tome III, page 55. </ref> ; mais en vérité, qu’aurait à faire la grâce dans cette défense énergique de la dignité humaine? Alceste non plus, dans Molière, n’a pas la grâce : pour ceux qui livrent de tels combats, le grâce suprême est la vigueur, et celle-là, tout le monde l’y a reconnue. Cependant Joseph de Maistre a écrit : « Aucun homme de goût ne saurait nier que les ''Provinciales'' ne soient ''un fort joli libelle'' <ref> ''De l’Église gallicane'', livre Ier, chap. IX. </ref>. » Quand on songe que, sous le
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/558]]==
{{R2Mondes|1880|41|552}}
poids de ce libelle, les jésuites gisent écrasés, on s’étonne qu’il se soit donné le ridicule de parler ainsi, sans s’apercevoir qu’il refaisait un vers de Boileau :
 
Ligne 333 :
 
Dans l’histoire des ''Provinciales'', il ne faut pas oublier qu’elles ont un jour inspiré Racine, qui avait tout l’esprit qu’il fallait pour profiter des leçons de Pascal. On vit ce jour-là un disciple de Port-Royal tourner contre Port-Royal la verve et l’ironie qui dix ans plus tôt avaient si bien servi la sainte maison. Nicole, dans une polémique théologique contre un adversaire qui se trouvait avoir fait des pièces de théâtre, s’était emporté à une invective contre les poètes de théâtre, qu’il traitait d’''empoisonneurs publics'' et de ''gens horribles parmi les chrétiens''. Le jeune Racine, qui n’était pas en cause, avec l’irritabilité des poètes, une irritabilité toute féminine, se sentit d’autant plus blessé que sa conscience délicate n’était peut-être pas bien tranquille; et puis il n’était pas encore entré dans la gloire, car cela se passait avant l’éclat d’''Andromaque''. Il prit la plume de Pascal ; il n’avait plus à craindre de trouver en face de lui Pascal lui-même, qui était mort depuis quatre ans, et
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/559]]==
{{R2Mondes|1880|41|553}}
lança une lettre des plus vives contre les petits ridicules du jansénisme. On lui répondit, il répliqua, et la seconde lettre valait la première. Toutes les deux sont très piquantes, mais toutes piquantes qu’elles sont, elles ne servent, si on les met en comparaison avec Pascal, qu’à faire éclater la supériorité de son génie. Je dirais volontiers qu’elles sont aux ''Provinciales'' ce que sont ''les Plaideurs'' aux comédies de Molière. Cela est plein d’esprit et de gaîté, mais cela ne fait pas grand mal. Que l’on mette en face de ces trois actes sur les ridicules de la justice une seule scène de Molière, celle où Scapin détourne Argante de plaider. Molière pénètre au fond des choses, et il n’a pas un mot qui ne morde; tandis que la comédie de Racine est aussi innocente que charmante. De même dans ses Lettres Racine regimbe contre Port-Royal, mais au fond il l’aime et il le respecte; il le dit fort bien lui-même à la fin de la seconde : u II se pourrait faire qu’en voulant me dire des injures, vous en diriez au meilleur de vos amis. » Il l’a assez montré, puisqu’il a regretté la première Lettre et supprimé la seconde, qui n’a été connue qu’après sa mort. Racine donc, un moment piqué contre les maîtres de sa jeunesse, ne pouvait égaler Pascal châtiant les jésuites, et il fallait avoir des jésuites à châtier pour écrire les ''Provinciales'' <ref>Ce mot de châtier m’est suggéré par Pascal lui-même : « Et les auteurs d’un écrit diffamatoire... sont condamnés par le pape Adrien à être fouettés, mes révérends pères, ''flagellentur'', tant l’église a toujours été éloignée des erreurs de votre doctrine, » etc. N’est-il pas vrai que ce vocatif, ''mes révérends pères'', ainsi placé entre deux virgules, fait tomber le fouet du pape Adrien sur leurs épaules mêmes? </ref>.