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:I. ''L’Ouverture du Fleuve-Rouge'', par M. J. Dupuis. — II. ''La Province chinoise du Yunnan'', par M. Emile Rocher. — III. ''Le Pays d’Annam'', par M. E. Luro. — IV. ''Rapport sur la reconnaissance du fleuve du Tonkin, par M. de Kergaradec. — V. ''Histoire de l’intervention française au Tonkin'', par M. F. Romanet du Caillaud. — VI. ''Cochinchine française. Excursions et reconnaissances''.
 
 
Nous n’éprouvons aucune confusion à reconnaître qu’en 1874, étant encore sous l’influence des événemens de l’année terrible, nous avons ici même félicité le gouvernement de ce que l’assaut donné par une troupe française à la citadelle d’Hannoï, la capitale du Tonkin, ne lui forçait pas la main et ne l’obligeait pas à une occupation selon nous prématurée <ref> Voyez, dans la ''Revue'' du 1er mai 1874, le ''Tonkin et les Relations commerciales''.</ref>. En ce temps-là, avec la majorité de la nation, nous avions la douleur de croire que notre pays n’avait été jamais moins en mesure d’étendre par les armes les limites de ses colonies, plus sévèrement contraint de se montrer avare du sang de ses fils. Aujourd’hui, nous ne pensons plus ainsi. Autant nous étions partisans d’une sage réserve avec une France affaiblie et un trésor vide, autant avec une France riche et forte nous désirons qu’on se hâte d’aller prendre dans l’extrême Orient la position que nous y devons occuper, venger en même temps le mépris de la foi jurée et l’insulte faite à notre pavillon par un roitelet asiatique. Que ceux qui nous font l’honneur de nous lire soient persuadés qu’en conseillant l’annexion du Tonkin nous sommes loin de vouloir lancer notre pays dans une de ces aventures sentimentales où le désintéressement est si près de la duperie. Ici, rien de
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chevaleresque et rien de périlleux. S’il nous faut agir, c’est que notre prestige, notre politique, et disons mieux, nos intérêts futurs sont actuellement en jeu en Asie. La sécurité de notre possession en Cochinchine, les besoins du commerce, auquel l’ouverture du Tonkin offrirait d’admirables débouchés, exigent une prompte intervention de la France.
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N’en déplaise aux favorisés du sort et de la fortune, les triomphes trop faciles n’ont généralement pas une longue durée. Le
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Tonkin, conquis en quelques semaines, non par une armée, mais par une poignée de marins et de soldats, revenait à ses maîtres en un laps de temps aussi court. On se souvient peut-être à la suite de quelles circonstances avait eu lieu l’entrée victorieuse d’une troupe française à Hannoï. Un honorable négociant, M. J. Dupuis, chargé de conduire des munitions de guerre au général chinois qui combattait alors dans le Yunnan l’insurrection musulmane, causait aux mandarins de l’Annam, par sa présence sur le Fleuve-Rouge, de vives inquiétudes. Les Annamites, maîtres du Tonkin depuis les premières années de ce siècle seulement, craignaient de voir un Français s’implanter dans le pays et susciter des troubles en usant de son influence sur des peuples disposés à la révolte ; la cour de Hué redoutait avec d’autant plus de raison l’ascendant de M. Dupuis que notre compatriote se présentait dans ces parages avec une escorte de soldats impériaux chinois, à la tête d’une flottille marchande, deux bateaux à vapeur, les premiers que l’on y eût vus. On devine déjà par quels obstacles la mission de M. Dupuis fut entravée; plusieurs de ses hommes périrent assassinés, et c’est miracle que ses bateaux n’aient point été incendiés. A cette époque, M. le contre-amiral Dupré, gouverneur de la Cochinchine française, envoya au Tonkin, sous les ordres de M. le lieutenant de Vaisseau Francis Garnier, un détachement composé de six officiers et de quatre-vingt-dix hommes. M. Francis Garnier avait pour mission de régler les différends survenus entre M. J. Dupuis et les autorités annamites, puis d’ouvrir aux flottilles marchandes la voie commerciale dont la nature a doté le Tonkin et que ce même M. Dupuis avait découverte <ref> Le 16 mai 1873, l’amiral Dupré écrivait au ministre de la marine :<br/>
« Notre établissement dans ce riche pays, limitrophe de la Chine et débouché naturel de ces riches provinces sud-occidentales, est selon moi une question de vie ou de mort pour l’avenir de notre domination dans l’extrême Orient. <br/>
« Nous devons y mettre pied soit comme alliés du roi Tu-Duc, pour y rétablir son autorité et l’y faire respecter, soit par une occupation militaire qui ne serait que trop justifiée le jour où la cour de Hué nous aurait donné la preuve de sa mauvaise foi et de sa répugnance à conclure avec nous un arrangement définitif. <br/>
« Le Tonkin est ouvert de fait parle succès de l’entreprise Dupuis, dont les bateaux ont remonté la rivière Song-Koi jusqu’aux frontières du Yunnan. Effet immense dans le commerce anglais, allemand, américain; nécessité absolue d’occuper le Tonkin avant la double invasion dont ce pays est menacé par les Européens et par les Chinois et d’assurer à la France cette route unique. — Demande aucun secours, — ferai avec mes propres moyens, — succès assuré. »</ref>. En présence des sanglans efforts que faisait l’Angleterre pour trouver un chemin joignant la Chine à la Birmanie, M. le contre-amiral Dupré avait évidemment compris qu’il était de toute nécessité pour nous de nous emparer du Tonkin et, avec le Tonkin, d’un fleuve offrant pour pénétrer dans le
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Yunnan une route autrement préférable à toutes celles que cherchaient les Anglais <ref> Voyez, dans la ''Revue'' du 28 février 1878, ''les Nouveaux Ports ouverts de la Chine''.</ref> .
 
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Par quelle raison l’honorable amiral changea-t-il si brusquement d’avis? Nul ne peut le dire, mais nous croyons, nous, qu’en apprenant la mort de son vaillant lieutenant, M. l’amiral Dupré se souvint, — un peu trop tard, — de la situation précaire où se trouvait alors la France. La cour de Hué eut un soupçon de ce revirement : pour empêcher que notre installation ne devînt définitive, elle fit briller aux. yeux du gouverneur de la Cochinchine les clauses d’un traité qui devait donner satisfaction à la France. En échange de ce fameux traité, le roi de l’Annam exigeait l’évacuation immédiate du Tonkin par le corps expéditionnaire que Garnier y avait conduit, et l’internement dans les ports du littoral de la flottille de M. Dupuis. Ce n’est pas tout: nous livrions au roi Tu-Duc cinq bâtimens à vapeur de la force de 500 chevaux, cent canons, mille fusils à tabatière, et nous lui faisions abandon d’une indemnité de plus de ô millions de francs. Mais, dans tout cela, quelle était notre part? Bien peu de chose : la cour de Hué daignait reconnaître, — comme si nous en avions eu besoin, — la pleine souveraineté de la France sur ses conquêtes en Cochinchine, et elle s’engageait à ouvrir au
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commerce le Fleuve-Rouge depuis la mer jusqu’au Yunnan, comme si M. Dupuis ne l’avait pas parcouru dans toute son étendue sans autorisation. Et c’est tout : pas un mot d’une indemnité à la famille de Francis Garnier, rien d’un dédommagement de la ruine vers laquelle on poussait M. Dupuis, le silence le plus absolu sur le sort réservé aux quelques milliers d’indigènes qui s’étaient enrôlés sous les couleurs français es. à l’appel de nos officiers de marine.
 
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Ce n’est pas d’hier que la France a compris l’importance du Fleuve-Rouge. Dès le commencement de 1873, une exploration officielle avait été décidée, et c’était M. le lieutenant de vaisseau Louis Delaporte qui devait la diriger. La colonie de Cochinchine avait offert à cet effet 30,000 francs, le ministre de l’instruction publique 20,000, et la Société de géographie de Paris 6,000. Le ministre de la marine s’engageait à fournir le matériel et le personnel. Malheureusement le traité de M. le contre-amiral Dupré coupa court à ces utiles projets d’exploration. A l’aide des documens très précis que nous avons sous les yeux, nous pouvons cependant suivre et même décrire le Fleuve-Rouge de sa source jusqu’à ses diverses embouchures. Cette étude, on le voit, a beaucoup d’importance, car c’est bien en vue de pouvoir nous rendre
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un jour les maîtres de ce cours d’eau que nous conseillons au gouvernement français d’activer la prise de possession du Tonkin.
 
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Cette province du Yunnan, à l’ouest comme au nord, ne présente qu’une masse imposante de montagnes dont les sommets ont en beaucoup d’endroits gardé leurs belles forêts vierges. Là où la cognée du bûcheron a fait le vide, on cultive l’indigotier et le mûrier : là paissent des moutons, des chèvres, des bœufs, ceux-ci de taille moyenne, comme les ruminans de la Malaisie et des îles Philippines. Les collines sont généralement défrichées avec soin, plantées de sapins et de chênes. Dans les vallées creusées profondément par les torrens, la végétation est luxuriante. C’est une Suisse, mais moins bien cultivée, et où l’on ne paie rien encore pour contempler les sites. C’est ici que l’on rencontre les grands vols d’alouettes, dites alouettes de Mandchourie. Ces oiseaux animent de leurs chants les lieux les plus sauvages. On y voit aussi le coq de bruyère et la perdrix grise, que la présence de l’homme n’effraie
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pas. Cela tient à ce que les montagnards sont dépourvus d’armes à feu. Il y a des chevreuils et des léopards.
 
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C’est lorsque le Fleuve-Rouge est descendu jusqu’à la ville chinoise de Mang-hao que sa navigation est possible, et encore pour aller de ce point à Lao-kaï, ville frontière, il se trouve des rapides
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presque infranchissables pour des bateaux à vapeur. En arrivant à Lao-kaï, en 1873, M. J. Dupuis, afin d’éviter les ennuis d’un transbordement, fit aller jusqu’à Mang-hao, et cela sans difficulté, une barque chargée de marchandises à Hannoï. Les gens du pays qui trafiquent entre Lao-kaï et Mang-hao se servent d’embarcations dont les chargemens n’excèdent pas 10,000 kilogrammes, ce qui est pour un torrent un assez bon tonnage. Les embarcations sont faites d’un bois rouge très dur qui croît en abondance dans les forêts voisines du fleuve. En raison des défilés et de la hauteur des rives sur certains points, les voiles se déroulent le long des mâts à la façon des oriflammes; à l’avant se trouve un long aviron servant à faire évoluer rapidement le bateau dans les passages difficiles. Parfois le Fleuve-Rouge éprouve dans ces hautes régions des crues subites. Elles sont dues, au dire des habitans, à des pluies torrentielles qui tombent sur les grands plateaux. Lorsqu’elles se produisent, la navigation est forcément interrompue, et les bateliers, habitués à ces brusques changemens, emploient leur temps à garantir leurs embarcations du choc des troncs d’arbres ou autres blocs roulans.
 
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La bourgade de Mang-hao, bâtie sur la rive gauche, au pied de la montagne Wang-taï-pu, très florissante avant que la guerre civile désolât le Yunnan, compte quinze cents âmes. Il y a aussi quelques habitations sur la rive droite ; c’est là que se tient le marché où viennent les tribus sauvages dont le territoire s’étend jusqu’au Laos. Il s’y fait un commerce assez important d’étain et d’opium du Yunnan; ces produits s’échangent contre du sel marin, du tabac et du coton de Fo-kien. Il s’y importe des cotonnades européennes et de la mercerie, anglaise. M. de Kergaradec croit que le commerce français trouverait ici le placement de plusieurs de nos articles et principalement de draps rouges et noirs, de conserves
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alimentaires à l’huile qui seraient chèrement achetées parles musulmans riches, leur religion leur défendant expressément l’usage de la graisse de porc. Et tout cela serait encore de peu d’importance en comparaison des échanges qui s’établiraient à Mang-hao entre nos produits et ceux des riches mines du Yunnan dès que la navigation du Fleuve-Rouge serait protégée par nous. L’industrie minière, détruite paria longue guerre qui a désolé cette province, reprendra son essor dès que la tranquillité sera rétablie, et la route de Mang-hao au Tonkin débarrassée des bandits qui, sous les noms de Pavillons-Jaunes et de Pavillons-Noirs, la désolent.
 
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Lorsqu’on quitte Mang-hao pour se rendre en bateau à Lao-kaï, on rencontre de nombreux ruisseaux et plusieurs rivières qui grossissent progressivement le Fleuve-Rouge jusqu’à la mer. Le premier village que l’on trouve sur sa route est celui de Yang-ming, où, dit-on, il y a des mines d’or. Plus loin, après avoir franchi divers rapides et constaté la présence de roches de fer pur, s’élève un autre village chinois du nom de Sin-kaï, et un peu plus bas, un endroit appelé Long-Pô ; un poste de Braves qui surveille ou du moins est censé surveiller la frontière s’y trouve établi. Long-pô possède des mines importantes de cuivre qui ont été exploitées autrefois avec avantage. Il y a là un étroit passage où le Fleuve-Rouge coule avec fracas entre une rangée de rochers noirs qui laissent à peine entre eux un espace de 30 à 40 mètres. Ces rochers sont des agglomérations de minerais de cuivre. Les riverains du fleuve, de Mang-hao à Lao-kaï, s’appellent Paï-y ; il se trouve également d’autres Paï-y indépendans dans les montagnes environnantes ; ceux-ci sont des hommes un peu timides, forts et grands de taille. Les Paï-y des rives sont moins robustes. Une des vallées qu’ils habitent porte le nom de Pa-cha-kaï; elle est d’une grande fertilité et entièrement entourée de belles montagnes boisées. La nature semble s’être plu à en faire un des plus frais et des plus charmans sites de cette région. En approchant de Lao-kaï, l’aspect du pays est également très beau en raison de la splendide végétation qui s’étend sur les mamelons et les pics sans nombre qu’on découvre à droite et à gauche du fleuve. C’est ici que commence la région des forêts qui s’étendent sur tout le territoire des peuples indépendans jusqu’au-dessous de Kouen-ce. La flore y est de toute richesse et couvre jusqu’aux sommets les plus élevés ; partout ce sont des fourrés impénétrables au milieu desquels se détache la fleur écarlate des hibiscus ; mais il n’est possible de s’y frayer un
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chemin que la bâche à la main. Sur les berges règne un fouillis de broussailles, d’arbustes, dont les branches plongent dans l’eau et rendent l’accès des rives diffïcile. On retrouve là dans toute sa splendeur la végétation des pays tropicaux. On y voit le bananier, ainsi que le palmier sauvage, qu’enlacent les lianes flexibles dont les Annamites font des cordages et des cordes de halage. La variété des essences est très grande, depuis une quantité de bois rougeâtre qui a son emploi dans l’ébénisterie et dont les Tonkinois font leurs jolies tabletteries, jusqu’au bois jaune ressemblant au buis dont il a la finesse. Le chêne blanc y croît aussi en grandes quantités. « J’ai vu, dit M. Dupuis, des bordages de barque faits d’une seule pièce ayant de 20 à 25 mètres de long. »
 
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Les Annamites, en leur qualité de tributaires de la Chine, demandèrent aussitôt à la cour de Pékin des troupes qui les aidassent à chasser ces hôtes par trop sans gène, se reconnaissant ainsi trop faibles et trop pusillanimes pour les expulser eux-mêmes. La Chine, qui ne pouvait pardonner aux Taï-pin leur rébellion, ne fit pas la sourde oreille et envoya dix mille Braves qui, commandés par le général chinois Tch’en, vinrent s’établir à Bac-ninh et à Thaï-nguyen, deux places fortes fortes du Tonkin. Sur ces entrefaites,
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Oûa-tsong mourut; ses deux lieutenans, Lieou-yûen-fou et Hoang-tsong-in, prirent le commandement des rebelles. Contraints de fuir devant les troupes impériales, ils remontèrent le Fleuve-Rouge jusque chez les sauvages indépendans et s’établirent dans leurs forêts. Bientôt après, les deux chefs allèrent mettre le siège devant Lao-kaï, alors entre les mains, — non des Annamites, comme on pourrait aisément te croire, mais entre celles d’un Cantonnais du nom de Hô-jen-Fau. Il y avait déjà neuf ans que ce dernier s’en était emparé à la barbe des Chinois et des Cochinchinois, aidés par quelques-uns de ses compatriotes en résidence à Mang-Hao.
 
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A la suite d’un coup de main tenté sur le poste de Tuen-hia par les Pavillons-Noirs, trois cents de ceux-ci, se trouvant enveloppés par les Pavillons-Jaunes, se laissèrent aller à la dérive, et, débarquèrent aux avant-postes annamites de Kouen-ce, où, pour vivre, ils s’enrôlèrent au service du roi Tu-Duc Les Annamites se
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les attachèrent, un peu par crainte, un peu aussi pour les employer à combattre les montagnards qui étaient devenus les alliés des Pavillons-Jaunes. Telle était la situation des deux bandes chinoises lorsque M. J. Dupuis se présenta devant elles, en 1873, pour se rendre au Yunnan. Pas un des Pavillons n’osa l’attaquer ni s’opposer ouvertement à son passage.
 
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Ce qu’il y a d’original dans tout cela, c’est que ces bandits sont à la solde du gouvernement annamite. On pourrait en douter, mais dans l’Indo-Chine personne ne conteste le fait. Ce gouvernement alloue aux gens du Drapeau-Noir, comme à ses propres soldats, une solde de deux ligatures par mois, à laquelle se joint une mesure de riz <ref> La ligature cochinchinoise est un chapelet de pièces rondes en zinc très mince, appelées sapèques en Chine, percées d’un trou au milieu et enfilées au nombre de 600. La valeur de la ligature est à peu près de un franc. Quelquefois pour un franc on donne une ligature et une soixantaine de sapèques. </ref>. Solde et rations sont versées entre les mains de chefs qui paient leurs hommes ainsi qu’il suit: chaque soldat marié touche 60 catties ou 9/10 de picul de riz par mois, soit 56 kilogrammes
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environ. S’il n’est pas marié, il ne touche que 50 catties ou 31 kilogrammes 250. Il a droit, en outre, marié ou non, à une petite ration dégraisse de porc et d’huile à brûler en échange de 1,500 sapèques en cuivre; la solde est doublée lorsqu’on est en campagne. Les Pavillons-Noirs reçoivent encore deux habits par an, au commencement de chaque saison. Dans les circonstances où il faut montrer de l’énergie, une distribution d’eau-de-vie de riz est ordonnée; enfin, il leur est fait cadeau d’un peu de pâte d’opium du Yunnan lorsque les impôts prélevés arbitrairement sur les marchandises en transit ont été plus productifs que de coutume. — Ainsi, contrairement au traité que nous avons passé avec le roi Tu-Duc, ce dernier entretient sur le Fleuve-Rouge des bandes chinoises dans l’intention bien avérée de ne point y laisser pénétrer les Européens ! Ce fait seul constitue une violation des plus flagrantes de notre traité.
 
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Dans l’intérieur de la citadelle, il y a un assez grand nombre
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d’habitations couvertes en tuiles par crainte d’incendie. On y peut voir celle du chef des Pavillons-Noirs qui vit là, sans presque jamais en sortir, avec deux cents soldats d’élite ; le reste de ses hommes, au nombre de cinq à six cents, dit-on, habite le village extérieur. Presque tous ont avec eux des femmes annamites, quelques-uns des femmes du Yunnan. A côté de l’enceinte principale, se trouve un blockhaus qui sert de poste de garde.
 
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Le port de Tuen-hia, qui était, en 1871, le lieu de campement des Pavillons-Jaunes, se trouve placé à 110 ''lis'', — 55 kilomètres environ au-dessous de Lao-kaï. Il est aujourd’hui abandonné par eux. Le pays est excessivement sauvage et d’un aspect
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pittoresque. A 10 ou 20 ''lis'' plus bas, le fleuve s’est frayé un passage au milieu d’un terrain très mouvementé de collines qui servent, pour ainsi dire, de trait d’union aux deux chaînes. Il s’engage au milieu de ce labyrinthe agreste, tout en conservant une direction constante; contournant de nombreux pics, il continue sa marche, se développant en mille sinuosités qui, à chaque instant, le dérobent aux yeux. Il serpente ainsi sur un fond rocheux dans un parcours d’environ 14 lieues, tout le long duquel de hautes collines bordent le fleuve sur chacune de ses rives, puis, les collines s’abaissent de nouveau, et l’on retrouve une vallée semblable à celle que l’on a quittée, ainsi que la série de mamelons qui courent se rattacher à la chaîne des montagnes dont les sommets ne peuvent être aperçus encore.
 
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Les tribus sauvages ont fait le vide depuis 1871 dans les parages que nous venons de décrire ; elles se sont retirées dans l’intérieur où la nature les protège contre les bandits qui exploitent cette partie du Fleuve-Rouge. Pour ne laisser aucune trace de leur présence, ces tribus pénètrent dans le fleuve par les ravins qui y débouchent. « Quand parfois, dit M. Dupuis, nous apercevions
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quelque sauvage sur le bord de l’eau, nous nous en approchions aussitôt; mais parvenus à l’endroit où nous l’avions vu, l’homme s’était éclipsé comme par enchantement, et nulle part trace de passage. Ce fait ne manquant pas de nous surprendre, nous voulûmes en avoir le cœur net. A force de recherches, nous avisâmes l’entrée d’un ravin masqué par des branches d’arbres, et, nous courbant, nous entrâmes sous une voûte de feuillage. Au bout de 2 à 300 mètres, nous vîmes un petit sentier qui nous conduisit à un village. »
 
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A droite du fleuve se trouve le village de Mouong-Lou, où les tribus que nous venons de citer tiennent leur marché. Les étranges costumes des femmes des sauvages Mangs donnent à ces assemblées un aspect très pittoresque. Nous avons dit que cette peuplade se divisait eh quatre tribus ; ces tribus portent des noms qui signifient : Mangs des pantalons blancs, Mangs des pantalons noirs, Mangs des fronts marqués et Mangs à cornes. Les trois premières désignations se comprennent assez. Quant à la dernière, elle provient simplement de la forme cornée de leur coiffure; les femmes, parait-il, avec leur costume brodé en soutaches de couleur, ressemblent aux paysannes de certains cantons du Finistère. Les Mangs, ainsi que d’autres tribus du nom de Thôs, reconnaissent l’autorité de l’Annam, mais ils ne paient qu’irrégulièrement une
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faible redevance à titre d’impôt personnel, leurs cultures dans les montagnes échappant à tout contrôlée Cependant, ils obéissent à des chefs héréditaires, auxquels le gouvernement annamite donne l’investiture avec le titre de chef de Canton.
 
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Le pays que l’on parcourt avant d’arriver au ''hûyen'' <ref> Arrondissement.</ref> de Ha-Hoa, était très habité il y a vingt-cinq ans ; on y trouvait une
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population nombreuse qui a été anéantie ou dispersée par les bandes chinoises; aujourd’hui que les Pavillons-Jaunes ont disparu et que les Pavillons-Noirs semblent vouloir créer, comme à Tuân-Quan des établissemens fixes, les mandarins annamites s’efforcent de reconstituer les villages en y ramenant les anciens propriétaires du sol; on les exempte d’impôts et on leur distribue même des secours. Jusqu’au ''hûyen'' de Tan-ba, le pays cesse peu à peu d’être mouvementé; c’est à peine si quelques mamelons viennent encore baigner dans le Fleuve-Rouge leurs bases à roche calcaire. On se trouve ici dans le pays que les missionnaires appelaient « la petite Suisse » au temps de leur persécution, lorsqu’ils voulaient éviter de prononcer devant les indigènes qui les espionnaient les noms annamites de leurs chrétientés.
 
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Hung-hoa n’est qu’une forteresse entièrement cachée par les arbres qui l’entourent; le petit village de ce nom dont on aperçoit du débarcadère une petite tour noire est également à peine visible. Le fort est situé à quelques pas de la plage; c’est une enceinte carrée de 250 mètres de côté et dont une des faces est parallèle au fleuve. Les remparts enterre, très épais, entourés d’un large fossé,
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sont revêtus d’une maçonnerie solide, et le glacis est couronné par des chevaux de frise en bambou. Dans l’opinion de M. de Kergaradec, la citadelle de Hung-hoa, bien qu’incapable de résister à une attaque en forme, est peut-être plus facile à défendre contre un coup de main que la grande citadelle d’Hannoï. A l’époque où cet officier s’y trouvait, Hung-hoa était confié à la garde d’un mandarin annamite du nom de Nguyên-huy-Ky. Chose rare parmi les mandarins, celui-ci est un fervent bouddhiste qui observe les principes de sa religion aussi scrupuleusement qu’un bonze siamois ou cambodgien ; il ne mange rien de ce qui a eu vie et il se nourrit exclusivement de légumes. Ce qu’il y a de touchant dans cette abstinence, c’est qu’il a adopté ce genre d’existence à la suite de la mort de l’un de ses enfans qui venait d’obtenir, après un examen public, un grade élevé.
A Trinh-Xa, où se trouve une nouvelle douane, le Fleuve-Rouge est large de 1,500 mètres environ; il se forme ici de deux cours d’eau : du Fleuve-Rouge proprement dit, que l’on commence à désigner sous le nom de Song-Thâo, et du Song-Bo, auquel les Chinois, selon leur déplorable habitude de baptiser trois ou quatre fois une ville, une rivière ou une contrée, ont encore donné le nom de Hê-ho ou Rivière-Noire, que l’on trouve un peu plus bas. Il se grossit en plus des eaux de la Rivière-Claire ou Song-Cà. De tous ces affluens, la Rivière-Noire semble le plus important. Sa largeur à l’embouchure dépasse 800 mètres ; à certaines époques, elle est double de celle du Fleuve-Rouge, dont les eaux laissent où nous nous trouvons un large banc de sable à découvert. La Rivière-Noire, loin de son embouchure, c’est-à-dire à quatre ou cinq jours de marche, voit sa navigation entravée, au dire des indigènes, par des rapides infranchissables. Il y a le long de ces berges un centre de population qui sert de marché à différentes tribus et principalement à celle des Muong-lâ-Koué. Ces Muong seraient très riches et nombreux. Ils forment treize tribus; chacune d’elles a son chef, mais ces treize chefs reconnaissent un chef suprême pour suzerain. Le pays des Muong comprend toute la partie située entre le Fleuve-Rouge et le Mékong, des possessions annamites à la province chinoise de Yunnan. La vallée de la Rivière-Noire forme à peu près le centre de leur domination. Les hommes sont, dit-on, grands, forts et assez bien faits. Leur couleur est celle des différens peuples de ces contrées, un peu bronzée. Au-dessus des Muong-lâ habitent les Muong-lô et les Muong-lou ; les Muong-taï habitent plus bas en descendant la Rivière-Noire. Ces tribus exploitent treize mines d’or d’une grande valeur : ce qui fait croire à la richesse de leurs filons, c’est l’abondance dans la contrée de sables
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aurifères. De Tuen-hia, il faut sept jours de marche pour arriver chez ces peuples. On voit dans cette région encore peu connue des éléphans sauvages marchant par groupes de cent et parfois davantage. Il n’est pas rare d’en rencontrer à une journée de Tuen-hia.
 
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Cette région du nord-est, placée entre le Fleuve-Rouge et le Yunnan, est habitée par diverses tribus qui ont chacune leur chef; en outre, elle reconnaît comme suzerain un petit roi qui a sa résidence dans les montagnes près de la Chine, dans la direction de Hô-Yang. Ce chef prétend descendre des souverains qui jadis gouvernaient le Yunnan avant la conquête du pays par les Chinois, c’est-à-dire au III0 siècle de notre ère. Il prétend même avoir des droits sur toutes les tribus sauvages et chinoises du Yunnan, du Koueï-tchebu et du Kouang-Si. Beaucoup de chefs l’ont en grand respect et lui font, quand ils le peuvent, des présens à titre d’hommage. Il a autour de lui une cour au milieu de laquelle il trône en se disant le roi légitime de ces contrées. Pour lui, les Chinois lui ont volé son royaume. L’endroit qu’il habite se nomme Shuien-tien. M. Dupuis avait pris beaucoup de notes sur les intéressantes populations de cette région, mais sa maison d’Hannoï ayant été livrée au pillage par suite du séquestre mis sur son expédition par M. le contre-amiral Dupré, ces notes ont été dispersées. Quoi qu’il en soit, on peut affirmer que, dans un avenir prochain, lorsque la France se
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sera annexé le Tonkin, les bassins de la Rivière-Glaire et de la Rivière-Noire verront peu à peu leur sol se peupler d’émigrans.
 
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Les jonques tonkinoises qui font ordinairement le trajet d’Han-noïà Lao-kaï, peuvent transporter vingt tonneaux environ; elles ont 20 mètres de long, 3 mètres de large et 1m, 20 de profondeur de cale; elles sont à fond entièrement plat, construites en planches de ce bois de ''cay-cho'' dont nous avons parlé; leur tirant d’eau en pleine charge ne dépasse pas 0m, 080 ou 0m, 090. Ces dimensions devront être observées pour les bateaux à vapeur que le gouvernement consacrera à l’usage du Fleuve-Rouge. Une solide toiture en bambou tressé, — le ''cayan'' des Malais, — reposant sur une charpente en bois, couvre le bateau de l’avant à l’arrière, à l’exception d’un espace de 8 mètres laissé libre en avant. Cette toiture, qui garantit la cargaison et sert la nuit d’abri à l’équipage, est en même temps la passerelle sur laquelle se tiennent les bateliers pour pousser la barque le long de la rive au moyen de longues perches en bambou de 5 à 6 mètres munies de pointes en fer. Souvent aussi, partout où il y a un chemin de halage, les jonques sont remorquées à la cordelle ; le pas uniforme des remorqueurs leur donne une vitesse de 3 kilomètres environ à l’heure. L’aviron ne sert qu’à la descente. Quand le vent est favorable, on établit, au moyen d’une mâture qui n’a pas moins de 15 mètres de haut, une immense voile en coton léger, à l’aide de laquelle la barque file trois nœuds par la moindre brise. L’équipage de chaque bateau se compose de douze hommes, en y comprenant le patron et le pilote qui sondent en avant. C’est parmi ces pilotes, qu’on appelle ''phât'', qu’on trouve les gens gui connaissent le mieux le fleuve, et on peut choisir parmi eux des Annamites dont les services seront très précieux. Après le patron et le pilote, on trouve encore dans chaque jonque un troisième batelier -qui a autorité sur l’équipage; c’est lui qui est chargé de diriger et d’activer à terre
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la manœuvre du halage. Les Annamites lui ont donné un nom original et expressif : ils l’appellent ''ong-si'', ou monsieur l’excitateur.
 
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Autour d’un centre administratif, installé dans une forteresse ou dans une simple enceinte, et placé le plus ordinairement, sur le tard d’un cours d’eau, s’agglomèrent des communes distinctes en plus ou moins grand nombre, suivant l’importance administrative et surtout commerciale du lieu. Là, pas de rues, pas de maisons à étages, peu d’habitations couvertes en tuiles. La population, très dense, dépassant quelquefois plusieurs milliers d’âmes, habite
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des maisons généralement en paille qui ont reçu de nos soldats la dénomination pittoresque et caractéristique de ''paillottes''. Cachées le plus souvent au milieu des vergers, entourées de haies de bambou ou d’agaves, elles sont disséminées au hasard et reliées l’une à l’autre par d’étroits et tortueux sentiers. Sur la berge du fleuve ou du canal qui avoisine la citadelle, la vie commerciale devient plus intense, les paillottes et les maisons s’alignent presque, et s’amoncellent au point de se toucher. Ici pas de quai; l’habitation bâtie, partie sur terre, partie sur pilotis, empiète sur le cours du fleuve. Un sentier circule le long des habitations du côté opposé à la berge et aboutit généralement en aval et en amont à une place rectangulaire où se trouve le marché, grand hangar couvert en tuiles ou en paille, dans lequel la population, chaque matin, se presse bruyamment. Il faut un guide indigène pour se reconnaître dans de pareils labyrinthes. La citadelle elle-même, quand il s’agit d’une enceinte méritant ce nom, — à part les portes et quelques pagodes ou édifices administratifs d’architecture bien modeste, — ne frappe nullement l’œil de l’Européen.
 
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Cette seconde région se distingue de la première par les inondations qui la couvrent chaque année presque en entier ; comme celles du Nil, elles fertilisent tout en agrandissant lentement le delta qu’elles arrosent. L’inondation fertilisante du Fleuve-Rouge, nous apprend M. Luro <ref> Décédé en 1876, victime du climat de la Cochinchine, où il occupait les fonctions d’inspecteur des affaires indigènes. </ref>, a lieu depuis la fin d’août jusqu’au commencement de février : le retrait des eaux à la période du changement des moussons est suivi de maladies et d’épidémies qui rendent ce moment redoutable à la population. L’opinion de tous ceux qui ont vécu longtemps au Tonkin est contraire à ce que dit ici le regretté M. Luro. Le climat de cette région, en toute saison, est beaucoup plus salubre que celui de la Cochinchine. Nous avons nous-même entendu à Manille des missionnaires espagnols parler de la salubrité de Tonkin avec le plus vif enthousiasme. La température y varie de 25 à 36 degrés pendant la saison des pluies, de mai à
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novembre, et de 6 degrés au-dessus de zéro jusqu’à 15 ou 20, pendant le reste de l’année. A Saigon et aux alentours, le thermomètre ne descend à 20 degrés que pendant quelques nuits de l’année. Les voies fluviales et les canaux appelés arroyos abondent dans cette fertile contrée, qui se trouve presque au niveau de la mer; la population y est d’une intensité extrême. On y compte de nombreux catholiques gagnés au christianisme par des missionnaires français et espagnols.
 
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D’Hannoï à la mer, le Fleuve-Rouge se divise en plusieurs branches dont la plus accessible est celle qui porte le nom de Cua-Loc. Quand le pays sera définitivement ouvert au commerce, la navigation s’effectuera de la mer à Hannoï par le Thaï-Bind et le Cua-Loc. La barre du Thaï-Bind, à marée haute, peut laisser passer des navires de 3m, 50 à 4 mètres pendant les huit mois des hautes eaux, de mai à décembre. Pendant la saison sèche ou les cinq autres mois, les navires de ce tonnage seront obligés de transborder dans le Cua-Loc, sur des bateaux de rivière à fond plat et calant de 1m, 80 à 2 mètres, pour remonter jusqu’à Hannoï. La navigation du
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Fleuve-Rouge est gênée par de nombreux bancs de sables mouvans qui se déplacent tour à tour chaque année. L’hydrographie complète du delta, faite en ces derniers temps par MM. Bouillet et Héraud, en fera connaître les principales difficultés.
 
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Nous sommes loin de nous faire illusion ; ce n’est pas sans avoir hésité beaucoup que le gouvernement français va sans doute se décidera intervenir au Tonkin. Il suffisait du reste que les ministres de la marine qui ont précédé le ministre actuel aient été
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longtemps ennemis d’une annexion pour que cette affaire se soit éternisée dans ces sépulcres qu’on appelle les cartons d’une administration publique.
 
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Il se publie à Londres et à Hong-kong deux organes importans de l’opinion anglaise, ''the London and China Telegraph'' et le ''China overland Trade Report''. Ces deux publications bimensuelles ont manifesté plusieurs fois leurs regrets et leur étonnement de nous voir hésiter si longtemps à occuper le Tonkin. « Plus la France, ont-ils dit déjà à diverses reprises, tardera à prendre possession de ce pays, et plus sa tâche sera difficile. Qu’elle se hâte ou qu’elle laisse à d’autres cette mission... » Pas un mot trahissant de
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l’aigreur, mais plutôt des paroles d’encouragement et de félicitation. Loin de nous bouder, les Anglais, comme on l’a vu, ont les premiers établi des rapports suivis entre Haï-Phong et Hong-kong, rapports qui atteindront une grande importance dès que de nouveaux comptoirs seront ouverts sur les côtes et dans l’intérieur.
 
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Il nous faut toutefois faire remarquer qu’au commencement de cette année une ambassade espagnole s’est rendue à Hué, où
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elle s’est présentée au roi Tu-Duc. Ce souverain, reconnaissant des hommages que lui rendaient au nom d’un roi d’Espagne les descendans de Fernand Cortez, a bien voulu signer un traité contenant une clause d’une grande importance : elle permet aux Espagnols de recruter des Annamites pour leur colonie de Cuba, où les Chinois commencent à ne plus vouloir aller. A cela nous n’avons rien à dire, et nous félicitons qui de droit du résultat obtenu; mais nous n’en avons pas moins été surpris de voir une nation amie envoyer une pompeuse ambassade à un roi comme Tu-Duc, ennemi de la France, et cela à la veille du jour où nous allons lui enlever une province, celle précisément que nous aidâmes Gia-Long, le prédécesseur de Tu-Duc, à conquérir à la fin du siècle dernier.
 
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Cette année même, il y a eu précisément un demi-siècle que notre flotte et notre armée, chargées d’infliger au dey d’Alger le châtiment que nous voudrions voir infliger à Tu-Duc, se présentaient devant la plage de Sidi-Ferruch. Notre conquête africaine constitue en définitive l’événement le plus heureux, le plus fécond, le plus plein d’avenir que l’on puisse inscrire à l’actif de la politique française depuis le commencement du XIXe siècle. Méconnue dans le principe par des esprits prévenus, l’importance de notre colonie algérienne n’est plus guère contestée aujourd’hui. Pour un total de 2 milliards au maximum qu’elle a coûté à nos budgets depuis 1830, elle a déterminé, au profit de nos ports du Midi, un mouvement commercial qui, chaque année, se chiffre par près de 400 millions de francs, tout en ajoutant au territoire national l’étendue de vingt-cinq départemens en terres de culture. Nos
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concitoyens y possèdent déjà en propriétés urbaines et rurales plus d’un million d’hectares, dont la valeur dépassera bientôt ces 2 milliards, si ce n’est déjà fait. La présence d’un gouverneur civil en Algérie accroîtra ces résultats magnifiques; elle peut surtout prévenir à jamais les insurrections qui périodiquement désolaient autrefois l’Afrique française. Sans doute beaucoup d’Arabes n’ont pas renoncé tout à fait à l’envie de faire parler la poudre. Mais cette envie leur passera, si l’on fait entendre en Algérie de hautes paroles de paix, si l’instruction est libéralement donnée à la jeunesse indigène, et nous savons qu’on ne la leur ménage pas.
 
C’est d’hier seulement, par l’arrivée à Saïgon d’un gouverneur civil, que la Cochinchine française se trouve en voie de devenir une possession importante. Jusqu’ici, gouvernée arbitrairement par des amiraux, elle a tenu éloignée d’elle les émigrans européens, soit parce que ces derniers ne voulaient pas vivre sous un régime militaire, soit parce que des étrangers, — les Chinois principalement, — y étaient mieux accueillis en réalité que nos compatriotes. « En Cochinchine, dit M. Léon Beugnot <ref> ''L’Administration de la Cochinchine française'', par M. Léon Beugnot, secrétaire des affaires indigènes en Cochinchine; Paris, 1879. </ref>, l’administration regarde les colons français comme ses plus redoutables adversaires; elle leur fait une guerre ruineuse et constante. On protège à outrance les vagabonds chinois, mais on est d’une grande sévérité pour les Français planteurs et commerçans. On donnera les travaux et les fournitures de préférence à des étrangers, puis on rendra des arrêtés pour tromper le ministre de la marine et la France. En résumé, un gouverneur militaire n’est utile ici qu’au point de vue de la sécurité de la colonie; son immixtion dans l’administration intérieure est presque toujours plus nuisible qu’utile. Cela tient au tempérament militaire et à l’inexpérience de l’administration civile. » Ces critiques, peut-être exagérées, n’empêchent pas que la conquête de la Cochinchine n’ait augmenté notre territoire d’une étendue de 56,244 kilomètres carrés et qu’elle ait placé sous notre pavillon une population d’un million huit cent mille individus. Ce n’est pas tout, les revenus des douanes suffisent à payer le nombreux personnel que nous avons en Cochinchine. La situation financière de cette possession est des plus prospères; son revenu annuel s’élève déjà à 20 millions de francs environ, et l’excédent des recettes sur les dépenses dépasse 700,000 francs. Le budget de 1880 a prévu pour l’exécution de travaux neufs une somme de près de 5 millions. Si, pendant dix ans, une somme égale est consacrée aux routes, aux canaux, aux phares, la Cochinchine deviendra une des plus belles colonies d’Asie. Elle fera dire d’elle ce qu’on a dit de
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la conquête de l’Algérie, qu’elle est une des idées les plus fécondes de notre siècle. En voyant notre gouvernement hésiter à la compléter par la prise de possession du Tonkin, nous sommes à regret obligés de rappeler que c’est grâce à l’heureuse insistance d’un ministre de l’empire, M. le marquis de Chasseloup-Laubat, — qui n’était pas un marin pourtant, — que nous la devons.
 
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Il ne nous reste qu’à chercher dans Quelles conditions la conquête du Tonkin peut se faire, et s’il nous faut, pour vaincre les armées de Tu-Duc, un grand déploiement de forces, en supposant toutefois que Tu-Duc montre des velléités de résistance. En avançant qu’il suffit pour cela de deux ou trois régimens d’infanterie et d’une douzaine de canonnières pouvant remonter jusqu’à
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Lao-kaï, nous croyons rendre un grand hommage à la bravoure des soldats ancamites ; encore ne faudrait-il pas trop se rappeler qu’avec cent cinquante hommes que secondaient quelques soldats chinois aux ordres de M. J. Dupuis, Francis Garnier s’est emparé de tout le Bas-Tonkin, de sa capitale, d’une forteresse défendue par sept ou huit mille hommes et deux cents bouches à feu.
 
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L’armée impériale est placée sous les ordres d’un maréchal ; elle est divisée en armée de la garde, dite vé, — et milice provinciale, appelée ''có''. Chaque régiment, ou plutôt chaque bataillon d’infanterie, se compose de cinq cents hommes chacun. Dix régimens forment une division de cinq mille hommes commandés par un général, ''thong ché'', ayant sous ses ordres dés brigadiers ou ''dê-doc''. A la tête de chaque bataillon est un commandant, ''chanh-vê-huy'', vulgairement appelé ''quan-vê'', lequel est assisté d’un lieutenant-commandant ''pho-quan-vê''. Chaque compagnie de cinquante hommes. a pour chef un ''cai-dôi'' ou ''suât-dôi'', ayant sous ses ordres des sous-officiers correspondant à nos sergens et caporaux. La milice nationale appelée ''có'' est fournie par chaque province; elle est proportionnée au chiffre de la population. Chaque régiment de cette garde nationale est commandé par un officier, — ''chanh-quan-có'', — lequel est encore assisté d’un commandant en second, — ''pho-quan-có''. Les uns ont la garde de la capitale, les autres font le service des provinces dans lesquelles ils sont recrutés. Les troupes de la marine, — il ne leur manque que des vaisseaux, — comptent, — sur le papier, — trente régimens. Elles paraissent placées sous les ordres d’un amiral et d’un vice-amiral. La cavalerie est nulle; mais, lorsqu’une colonne de dix régimens est en marche, elle est
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accompagnée de 160 éléphans et d’un train d’équipage. L’armée entière entretient huit cents éléphans environ, dont cent soixante sont toujours à Hué.
 
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Mais qu’attendre du soldat annamite lorsqu’on sait que, s’il est blessé, amputé d’une jambe, on lui donne, à titre de récompense, — et cela une fois pour toutes, — une ligature ou un franc? Aussi, à l’approche du danger, il ne songe qu’à une chose, se mettre à l’abri des projectiles. Nous n’avons donc rien à craindre d’une armée en pleine décadence depuis qu’elle a perdu toute notion des règles imposées par les officiers français qui, à la fin du siècle dernier, relevèrent le trône du prédécesseur de Tu-Duc et l’aidèrent à conquérir le Tonkin. Sauf les régimens de la garde royale, soit huit à
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dix mille hommes qui ont conservé le souvenir des traditions, le resta n’est qu’une masse sans valeur, sans cohésion. Nous n’en voulons pour preuve que le récent voyage de M. de Rhins, le commandant du ''Scorpion'', qui eut l’occasion d’assister aux exercices militaires de l’armée annamite, « L’armée, comme la marine, est en pleine décadence ; il est impossible de prendre au sérieux ces exercices qui ont la prétention pour les soldats de rappeler la charge en douze temps et l’école de peloton. Étant données l’instruction et la valeur de ces troupes, est-il bien important d’en connaître au juste le nombre? » C’est aussi notre avis ; il sera partagé par nos lecteurs lorsque nous aurons rappelé l’épisode de la prise de la citadelle de Ninh-Binh par un aspirant du ''Decrès'', M. Hautefeuille, quelques jours avant la mort de Francis Garnier, en 1873.
 
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Tout près des fossés, M. Hautefeuille aperçoit un mandarin à barbe blanche abrité par quatre parasols; c’est le gouverneur de
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Ninh-Binh. M. Hautefeuille court à lui, et, après quelque pourparlers, le saisit au collet et lui déclare que, si dans un quart d’heure il n’est pas, lui, Hautefeuille, dans la citadelle, ayant en sa présence les mandarins, les troupes à genoux et les armes à terre, il lui brûle la cervelle. Les miliciens accourent au secours de leur chef; les marins les mettent en joue. Les miliciens reculent. Il était sept heures trente minutes du matin. A sept heures quarante-quatre, M. Hautefeuille entrait dans la citadelle, sur laquelle flottait aussitôt le pavillon français. Lorsque l’infortuné gouverneur et ses mandarins furent enfermés dans une salle sous la garde de quatre matelots, M. Hautefeuille, simplement escorté du reste de sa troupe, — un marin et le chauffeur indigène, — inspecta la place. Il fit le tour de la citadelle, examina les remparts, éprouvant quelque pitié à voir les soldats et les miliciens se précipiter à genoux sur son passage. Lorsque, quelques heures après, la capitulation fut signée, quand il fut bien constaté que huit hommes en avaient mis en fuite dix-sept cents, M. Hautefeuille compta ses trophées. Ils consistaient en vingt-six canons en bronze, vingt canons en fonte, des pierriers, un grand nombre de lances, de fusils à pierre, à mèche, des pistolets, des sabres, des parasols, des palanquins, et quatre poudrières largement approvisionnées en. poudre et en boulets. Ce récit serait incomplet si nous ne disions que, pour conserver sa conquête, M. Hautefeuille arma fièrement l’ex-citadelle annamite du canon de II qui se trouvait à bord du canot désemparé! On le voit, dans leurs légendes de guerre au Mexique et aux Indes, les Espagnols et les Portugais n’ont rien de plus merveilleux que cette prise de la citadelle de Ninh-Binh par un adolescent. Il ne faut donc pas une armée, ni même deux ou trois régimens pour conquérir le Tonkin, mais quelques braves gens guidés par des héros de la trempe des Garnier et des Hautefeuille.