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{{Titre|L'Économie politique et la justice. <small><br /><br examen/>Examen critique et réfutation des doctrines économiques de M. P.-J Proudhon précédé<br /><br />Précédés d'une étude à l'étude de la question sociale</small>|[[Léon Walras]]|1860}}
 
*[[L’Économie politique et la justice - Introduction|Introduction à l'étude de la question sociale]]
== Titre ==
*[[L’Économie politique et la justice - 1|Section I — Rapports de coordination des lois de l'Économie politique avec les principes de Justice]]
 
*[[L’Économie politique et la justice - 2|Section II — Catégorie économique : l'Échange]]
L’ECONOMIE POLITIQUE
*[[L’Économie politique et la justice - 3|Section III — Catégorie morale : la Propriété]]
 
*[[L’Économie politique et la justice - 4|Section IV — De la Rente foncière]]
ET
 
LA JUSTICE
 
Tous droits réservés.
 
PARIS.—IMPRIME CHEZ BONAVENTURK ET DUCESSOIS, 55, QUAI HKS AUGUSTIN*.
 
0
 
L’ÉCONOMIE POLITIQUE
 
LA JUSTICE
 
EXAMEN CRITIQUE ET RÉFUTATION DES DOCTRINES ÉCONOMIQUES
 
l’RKCKDES D’UNE
 
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA QUESTION SOCIALE
 
LÉON WALRAS
 
^PARIS
 
LIBRAIRIE DE GUILLAUMIN ET O, ÉDITEURS
 
De la collection des principaux Économistes, des Économistes et Publicistes
 
contemporains
 
de la Bibliothèque des Sciences morales et politiques,
 
du Dictionnaire de l’Économie politique,
 
du Dictionnaire universel du Commerce et de la Navigation, etc.
 
Rue Richelieu , 14.
 
1860
 
 
 
 
 
== INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA QUESTION SOCIALE ==
 
=== § 1. Position de la Question sociale. ===
 
M. Baudrillart, professeur d’économie politique au Collège
de France, traitant généralement ''des principes de l’économie politique mis en rapport avec la morale en ce qui concerne le paupérisme'', et accessoirement du travail des femmes, énonçait dans une de ses dernières leçons que la moyenne des salaires des ouvrières est, à Paris, de 1 fr. 63 par jour. Ce chiffre est donc en quelque sorte officiel. On sait d’ailleurs ce que vaut une moyenne : toute la portée de celle qui vient d’être signalée n’apparaîtra que si nous ajoutons qu’il y a, il est vrai, des salaires en fort petit nombre qui s’élèvent, pour les femmes, jusqu’à 3 francs et au-dessus ; mais qu’il y a, par contre, des salaires en assez grand nombre qui descendent au-dessous de la moyenne jusqu’à 1 franc, jusqu’à 0 fr. 60, et plus bas encore<ref>:112,891 ouvrières parisiennes ont été classées de la façon suivante :
;7,108 femmes, filles ou parentes de patrons, dont le salaire
n’a pas été relevé ;
;4,157 payées à la semaine, au mois ou à l’année ;
;101,626 ayant un salaire appréciable par journée de travail.
Parmi ces dernières :
;35,085 sont payées à la journée ;
;65,541 sont payées aux pièces.
La moyenne de ces salaires est de 1 fr. 63 par jour. Il a été constaté un maximum de 20 francs et un minimum de 0 fr. 15.
;950 ouvrières ont un salaire inférieur à O fr. 60 ;
;100,050 ont de 0 fr. 60 à 3 francs. Parmi ces salaires, ceux de 0 fr. 75, 1 franc, 1 fr. 25 sont les plus ordinaires ;
;626 femmes ont un salaire supérieur à 3 francs.
Les salaires très-bas sont toujours exceptionnels ; ils sont gagnés, par des femmes travaillant à façon, dépourvues d’habileté, et ne donnant le plus souvent que peu de temps à l’ouvrage. Ainsi le minimum de 0 fr. 15 mentionné résulte de la déclaration de deux femmes âgées et infirmes, soutenues par la charité, et cousant cependant à l’occasion des pantalons de toile pour la troupe.</ref>.
 
« Nous ne ferons suivre l’exposition de ces faits d’aucun commentaire, ajoutait le professeur : il n’y en aurait pas qui pussent atteindre à l’éloquence de pareils chiffres. » — Et le mal étant ainsi constaté, il s’efforçait d’en indiquer tout à la fois la cause et le remède. Nous imiterons cette réserve aussi digne de la sensibilité d’un homme de cœur que du sang-froid d’un philosophe. Il n’y a point de médecins ni de chirurgiens qui voyant des maladies ou des blessures se prennent à pleurer et à gémir ; s’il y en a, ce ne sont pas les meilleurs. Et de même, en présence des plaies de la société, l’économiste doit savoir rester calme, faire taire ses émotions au profit du succès de ses études, enfin quitter, quand une fois il l’a parcouru dans tous les sens, le champ de la réalité impressionnante, pour s’élever jusqu’au domaine de la froide abstraction qui est aussi celui de la science.
 
Pour ces raisons, nous éviterons de faire un étalage emphatique de chiffres qui doivent être pour tous déplorables, mais qui ne sont, Dieu merci ! pour personne accusateurs. Nous nous contenterons d’affirmer que la moyenne des salaires des ouvrières n’est pas en province plus élevée qu’à Paris ; et que la situation des ouvriers hommes n’est guère, toute proportion gardée, beaucoup plus brillante que celle des femmes<ref>Voici des chiffres. La moyenne des salaires des ouvriers est, à
Paris, de 3 fr. 80 par jour. ''Maximum'' : 35 francs. ''Minimum'' : 0 fr. 50.
;27,453 hommes ont un salaire inférieur à 3 francs ;
;157,216 ont de 3 francs à 5 francs ;
;10,393 gagnent plus de 5 francs.
Ne sont pas compris dans ces tableaux :
;16,803 jeunes garçons âgés de moins de seize ans ;
;7,851 jeunes filles.
 
Ces chiffres et ceux cités plus haut sont empruntés à la Statistique de l’industrie à Paris en 1847.</ref>. Qu’on n’oublie pas non plus que l’impôt poursuit et sait toujours atteindre, si exigus qu’ils soient, tous les salaires.
 
Au nombre des causes du paupérisme, du moins en ce qui concerne les ouvrières, M. Baudrillart mettait en première ligne l'''absence d’instruction élémentaire et d’instruction professionnelle''. J’accepte volontiers la démonstration qu’il a donnée de cette proposition pour ce qu’elle était, c’est-à-dire sans réplique ; et lui en laissant tout ensemble l’honneur et la responsabilité, j’en tire une conséquence qui m’est propre.
 
Si l’exiguïté pitoyable du salaire des ouvrières provient de ce que ces ouvrières manquent tout à la_f ois d’instruction élémentaire et d’instruction professionnelle, le seul remède à état de choses serait qu’elles pussent acquérir cette double instruction dont elles sont privées. Or, il est évident que ce remède n’est point entre leurs mains ; que l’exiguïté même de leur salaire leur défend toute instruction ; que par conséquent, la misère les condamne, de mère en fille, à la misère.
 
Voilà pour ce qui concerne les ouvrières. Mais un seul fait de cette nature n’est-il pas suffisant pour- ouvrir les yeux à des philosophes ? Et ne se pourrait-il pas qu’il y eût, dans la société, des classes ainsi vouées à la pauvreté de génération en génération, de telle sorte qu’il fût impossible d’attendre l’extinction du paupérisme de la seule .initiative individuelle des malheureux qu’il écrase, en dehors de toute intervention de la science et de la loi, de toute action du progrès social ?
 
Allons au fait.—Y a-t-il, dans notre société, d’autre misère que celle qui résulte logiquement de la paresse, de l’inintelligence ou des revers de la fortune ? Y a-t-il d’autre richesse que celle qui prend légitimement sa source, à quelque degré que ce puisse être, dans le travail, dans le talent ou dans le succès, et proportionnellement à ces causes ? Sans désordre, en sauvegardant intégralement les droits naturels et sacrés de la propriété, de la famille, ne pourrions-nous approcher davantage de l’esprit de la justice sociale exprimé ''poétiquement'' par ce mot admirable de Platon, principe de toute égalité vraie, formule de toute démocratie rationnelle : ''—N’empêchez pas les fils des esclaves de s’élever au rang des rots ; n’empêchez pas les fils des rois de tomber au rang des esclaves ?''
 
C’est ainsi que se pose la Question sociale. On me rendra, je l’espère, cette justice d’avouer que je la présente en termes
suffisamment abstraits de toute réalité brutale, pour dire le mot, en termes suffisamment scientifiques. Je fais mon possible pour fermer tout accès aux exagérations du sentiment, comme aux erreurs de l’empirisme, pour maintenir intacts les droits de la raison et de la méthode. Comme précisément je poursuis avant tout la certitude philosophique, on me permettra de m’appesantir sur la valeur de ces précautions.
 
En présence des faits déplorables constatés par l’observation, il s’est rencontré des socialistes pour conclure, en termes éloquents, du paupérisme à l’anéantissement, ou, tout au moins, au renouvellement complet de la société : Rousseau le premier
de tous, Rousseau le père du socialisme sentimental, Rousseau si sincère et si déraisonnable, si pathétique et si dangereux, Rousseau qu’on ne lit guère, avec un cœur chaud, à vingt ans, sans pleurer, ni plus tard, avec quelque expérience, à vingt-cinq ou trente, sans sourire ou sans frémir ; vingt autres après lui.—« De malheureuses créatures gagnent, en un jour de travail, soixante centimes ! Plus d’état social ! Ou, tout au moins, que l’état social soit réorganisé de fond en comble ! »
 
Ces exagérations sont puériles. Quant à ce qui serait d’abord de rompre le pacte social pour en revenir à l’''état de nature'', c’est une fantaisie chimérique et irréalisable, parce qu’il n’y a point eu d’état de nature et qu’il n’y a point de pacte social. La société n’a point une origine constitutionnelle, mais une origine naturelle. La première de ces deux opinions, et la plus superficielle, fut celle des philosophes du siècle dernier qui tous aimèrent à se figurer la société comme un contrat librement consenti entre tous les citoyens, et ne manquèrent pas de rapporter à ce point de vue leurs essais de morale sociale. Les sciences en enfance ont une tendance.à se faire plutôt spéculatives qu’expérimentales. C’est avec raison qu’on reproche de nos jours aux théoriciens du XVIIIe siècle d’avoir émis une hypothèse aussi peu conforme à l’observation psychologique qu’à l’histoire de la civilisation.
 
Les publicistes de notre époque voient dans l’état social un fait naturel ; et la sociabilité, suivant eux, est un trait caractéristique, essentiel de l’espèce humaine, comme la liberté.—
« L’homme hors de la société, dit M. Vacherot, est un être<br />
« imaginaire, une abstraction L’homme vrai, l’homme réel est<br />
« celui qui vit en société et par la société. Aussi haut que re-<br />
« monte l’observation historique,elle découvre des races, des na-<br />
« tions,des peuplades, des tribus, jamais d’individus…Cela posé,<br />
« l’individu n’entre pas dans la société avec la parfaite connais-<br />
« sance de ses droits et de ses intérêts, comme une personne<br />
« libre qui stipule tout d’abord la garantie des uns et des<br />
« autres, en échange des sacrifices auxquels elle s’engage ; il y<br />
« entre comme un simple élément dans un tout naturel, selon<br />
« le mot de Bossuet. »
 
Il y a quelques années déjà, Bastiat avait dit : — « Pour<br />
« l’homme, l’isolement, c’est la mort. Or, si hors de la société<br />
« il ne peut vivre, la conclusion rigoureuse c’est que son état<br />
« de nature c’est l’état social<ref>F. Bastiat, ''Harmonies économiques'', Échange.</ref>. »
 
Maintenant, s’il est vrai que la société soit un fait naturel dans son origine, ne s’ensuit-il pas qu’elle le doit être encore dans ses développements ? C’est donc le rêve d’une imagination grossière et orgueilleuse que de dire : — « Depuis cinq mille ans l’humanité fait fausse route ; il devient urgent de la replacer aujourd’hui dans une direction contraire et meilleure. »
 
La civilisation s’opère logiquement, sinon tout à fait suivant les lois exactes de la logique hégélienne. Le progrès, de façon ou d’autre, est organique. Si défectueux que puisse parfois nous paraître notre état social, il faut l’accepter sans révolte parce qu’il est nécessaire, sans regrets parce qu’il renferme en lui le principe indestructible de son amélioration normale. Ah ! certes, je le sais : quinze ou dix-huit heures de travail journalier payées par un salaire de 1 fr. 63, c’est pour une femme une triste récompense de son courage et de sa vertu ! Certes, il est poignant de songer que chez tel ou tel pauvre artisan courbé sur une besogne vulgaire se fussent développés, dans l’aisance et par l’instruction, sinon le génie d’un Leibnitz ou d’un Bichat, peut-être les aptitudes administratives ou industrielles d’un Turgot ou d’un Jacquart ! Mais quoi ! si chétive que soit l’existence de ces êtres obscurs, du moins ils vivent ; et leur subsistance, c’est à la société ; c’est à la société seule qu’ils la doivent : isolés, ils périraient d’inanition. C’est là ce qu’enseigne à tout esprit sage l’étude attentive de notre organisation sociale. Cette organisation n’est donc point à détruire, ni même à refaire en entier : elle n’est simplement qu’à perfectionner d’après les indications de l’histoire, de l’économie, politique, de la philosophie, de toutes les sciences.
 
Dans ces données, je ne crois pas m’abuser bien lourdement en estimant qu’aujourd’hui, à part une tourbe indifférente et corrompue, à part un petit nombre de gens en place obstinément satisfaits et optimistes quand même, tout le monde, publicistes, gens du monde et gens du peuple, et peut-être le pouvoir lui-même plus que personne, s’accorde à reconnaître qu’il existe une question qui n’est point la question d’Orient, ni la question romaine, ni la question de l’alliance anglaise, une question plus importante que tout cela et qui nous touche de beaucoup plus près : c’est à savoir la question sociale. Même dans le monde savant on est plus avancé. L’on sait que la liberté du travail et de l’échange est encore entravée, au grand détriment de la production, par une foule de restrictions et de prohibitions ridicules. L’on sait aussi, quant à la distribution de la richesse, que ni M. Thiers ni M. Proudhon n’ont pu donner une théorie du domaine personnel de l’homme sur les choses qui s’imposât dans la science avec l’autorité de l’évidence, et dans la pratique avec la sanction du sens commun ; et l’on avoue que le problème de la propriété n’est point définitivement éclairci. L’on convient de bonne grâce des iniquités du fisc dont les procédés ne se justifient que par la raison de nécessité ; et l’on n’a pas lieu de s’étonner que, même après les travaux de M. E. de Girardin, l’Académie des sciences morales et politiques ait mis au concours la théorie de l’impôt. Partout enfin l’on veut bien croire que des hommes intelligents et honnêtes, estimables et laborieux, puissent se dire, dans de certaines limites, socialistes, et n’adorent point d’un fétichisme aveugle ces mots sacramentels : ordre, propriété, famille, sans pourtant rêver pour cela ni la permanence de la guillotine, ni le partage égal des biens, ni la communauté des femmes.
 
Quoi qu’il en soit, au reste, et quelque illusion que je puisse me faire sur le nombre des esprits qu’elle occupe, pour ceux qui prétendent la résoudre et pour ceux qui s’efforceraient de l’étouffer, la question sociale existe. La justice n’est pas satisfaite ; quelque dernier vestige de l’immoralité du pacte féodal souille la pureté de notre contrat révolutionnaire. Des cœurs sincères sont émus par les effets apparents du mal, des intelligences curieuses en recherchent l’origine et la portée ; -des volontés inébranlables ont résolu de le tarir dans sa source. Peut-être quelques-uns d’entre nous sont-ils avantagés ; pour sûr, d’autres sont frustrés. Trop souvent sans doute, faute de connaître la nature et l’étendue du privilège, les uns l’acceptent avec un égoïsme facile, les autres le subissent avec une pénible résignation. N’importe ! une compassion généreuse, une colère légitime, une ardeur infatigable se sont élevées chez quelques hommes au souffle des idées nouvelles ; ayant vu la Révolution, mère déjà de l’égalité civile, enfanter l’égalité politique, ceux-là sentent confusément qu’elle cache encore dans ses entrailles, comme un autre fruit fécond, l’égalité des conditions économiques ; ils l’en veulent arracher. C’est à ces hommes que je m’adresse.
 
D’après ma façon de présenter les choses, mon lecteur doit évidemment supposer à la fois et que, dans ma conviction, la question sociale n’a jusqu’à présent été résolue par personne, et que j’entreprends aujourd’hui la tâche étendue et difficile de la résoudre. À cela je ne puis répondre que par deux observations : la première, c’est que la tâche que j’entreprends est singulièrement plus vaste et plus pénible encore qu’on ne peut se l’imaginer ; la seconde, c’est que je n’ai nullement l’ambition de l’accomplir à moi tout seul.
 
Dans un article publié il y a quelques mois, M. Courcelle Seneuil exprime cette opinion que si l’on veut arriver à des conclusions véritablement scientifiques et fécondes en solutions solides sur les rapports de l’économie politique et de la morale, il faut, en revenant à la première conception de Quesnay, établir avec une méthode rigoureuse l’ensemble de la science sociale et de l’art social, lequel comprend, outre l’économie politique, la morale, le droit et même la politique proprement dite :—« Cette entreprise, ajoute l’auteur, prématurée il y a<br />
« un siècle, a presque cessé de l’être, et si elle présente encore<br />
« des difficultés qui en ajourneront probablement l’exécution,<br />
« nous pouvons cependant nous former une idée assez nette<br />
« de ce que devraient être la science et l’art qui ont pour objet<br />
« l’ensemble de l’activité libre de l’homme vivant en so-<br />
« ciété<ref>''Journal des Economistes'', septembre 1859.</ref>. »
 
De telles idées sont éminemment propres à réjouir tout à la fois les amis de l’économie politique et les amis du progrès. Les premiers, en effet, ne manqueraient pas de regretter que l’économie politique tendit à se renfermer dans les bornes de la statistique plutôt qu’à s’élever au niveau d’une théorie générale de l’activité sociale ; ils peuvent croire qu’elle est assez riche d’observations de détail pour se prêter un peu aux efforts de la spéculation d’ensemble, assez mûrie par l’expérience pour n’avoir que peu à craindre d’être pervertie par le commerce de la philosophie. D’autre part, s’il est un espoir qui doive être cher aux amis du progrès, et en général à tous les hommes qui savent se maintenir, à l’endroit des innovations, en dehors des terreurs exagérées et des aspirations chimériques, c’est celui de voir enfin le socialisme, pour rendre à un mot que l’empirisme a compromis et déshonoré sa signification scientifique, étayé sur l’économie politique, les réformes pratiques déduites de théories méthodiques, enfin le caprice des opinions irréfléchies céder devant l’empire des convictions raisonnées. Tous ces heureux résultats seraient l’effet de l’impulsion qu’on pourrait donner à l’économie politique dans le sens indiqué par M. Courcelle Seneuil : il est donc singulièrement à désirer que les tendances nouvelles ne tardent point à se manifester. Au point de vue où je me suis placé, à l’égard de l’objet propre de cette étude, j’ajoute qu’il n’est point douteux pour moi que la réalisation de l’entreprise annoncée par M. Courcelle Seneuil ne soit aussi le triomphe de la justice, que la constitution de la science sociale et de l’art qui s’y rattache n’implique la solution de la question sociale.
 
Unissons donc tous nos efforts pour fonder et construire la science sociale.
 
===§ 2. Constitution de la Science sociale.===
 
Il s’agit d’établir avec une méthode rigoureuse la science et l'art qui ont pour objet l’ensemble de l'activité libre de l'homme vivant en société ; voilà quel est le problème, et l’on doit convenir qu’il serait difficile de l’énoncer en des termes qui fussent à la fois plus généraux et plus précis. S’il est nécessaire et suffisant, pour qu’une science existe, qu’elle porte sur un vaste ensemble de faits d’un caractère spécial, la science sociale vivra. Cette science n’étudie pas les faits purement physiques, ceux qui se manifestent au sein de la nature extérieure ou ceux qui, tout en ayant l’homme pour théâtre, prennent leur origine et suivent leur développement dans la fatalité des lois naturelles,en dehors de la volonté libre : la vie physiologique, la maladie, etc. Il semble aussi qu’elle prétende s’occuper non des faits moraux qui ne se rapportent qu’à l’individu, mais de ceux qui intéressent tous les individus à la fois, je veux dire des faits sociaux.
 
La science sociale est, en un mot, la théorie de la société. J’abandonne à M. Courcelle Seneuil le mérite de l’avoir signalée. Quant à moi, je m’empresse, pour les besoins de ma cause, d’en préciser l’objet,d’en indiquer les divisions, d’en esquisser, si Ton veut, la philosophie en termes un peu plus explicites que M. Courcelle Seneuil n’a tenté de le faire. Et comme, en de pareilles entreprises, il importe avant tout d’agir méthodiquement, je commence par énoncer que, selon moi, pour constituer Ta science sociale et l’art social, il convient de s’attaquer directement au fait général de la société, d’en définir là nature, d’en montrer l’origine, d’en énumérer les espèces, d’en formuler la loi, d’en constater les effets. Je pense en effet que, le fait de la société étant de la sorte étudié scientifiquement dans sa généralité abstraite, tous les faits sociaux, individuels et concrets seraient connus par cela même ; c’est-à-dire qu’un phénomène social se produisant dans la réalité pourrait être immédiatement distingué, rattaché à une cause également individuelle et concrète, rapporté à un type spécial, soumis à des lois déterminées, etc., etc.
 
I. En conséquence, disons d’abord que le fait de la société consiste en ceci que les destinées individuelles de tous les hommes ne sont point indépendantes, mais solidaires les unes des autres. Ce n’est point à dire, ainsi que le soutient le communisme absolu, que chaque homme n’ait d’autre destinée que celle i d’organe d’un tout réel, individuel et concret, nommé société. Non : les destinées humaines ne sont point aussi complètement solidaires. Mais il est certain qu’elles ne sont pas non plus complètement indépendantes, que chacune d’elles n’est point à l’instar d’une sorte de monade isolée, ainsi que l’énoncerait l’absolu individualisme. « Quoi qu’il en soit, la politique oscille<br />
« encore aujourd’hui entre l’individualisme et le communisme,<br />
« exactement comme la philosophie entre l’empirisme et<br />
« l’idéalisme, faisant tour à tour la part trop large ou trop<br />
« étroite à l’un des deux principes dont l’équilibre fait la loi et<br />
« de toute société bien organisée<ref>Ét. Vacherot, La Métaphysique et la Science, t. II, p. 679.</ref>. » C’est donc précisément l’objet le plus direct de la science sociale que de dire au plus juste en quoi les destinées de tous les hommes sont indépendantes, en quoi elles sont solidaires les unes des autres. Toujours est-il que l’idée d’une certaine solidarité déterminable et définissable des destinées humaines constitue l’essence de l’idée de société.
 
II. Maintenant, s’il est à croire que le fait de la société puisse tirer son explication de quelque fait supérieur, et si l’on me demande quel est ce fait, je réponds sans hésiter : — La liberté.
 
S’il est un principe que les moralistes de tous les temps et les psychologues de notre époque soient parvenus à mettre en évidence, à soutenir contre les attaques de toute philosophie superficielle et dangereuse, c’est le principe de notre liberté psychologique, c’est cette vérité que, si les êtres inanimés et les animaux accomplissent fatalement et instinctivement leur destinée, l’homme, au contraire, poursuit librement la fin pour laquelle il est au monde.
 
Or, comme deux conséquences se rattachant au principe de liberté, apparaissent deux faits : la moralité et la société.
 
''L'homme est une personne libre'' ; c’est-à-dire un être raisonnable qui se connaît et qui se possède, qui se conçoit une destination, qui se sent obligé de rechercher sa fin et de la pour suivre volontairement. Tout ce qu’il fait ainsi librement lui est imputable. Il est responsable de tous ses actes volontaires : à lui seul en revient le mérite ou le démérite. Ce que fait librement l’homme en vue de l’accomplissement de sa destinée, c’est le bien ; le mal, c’est pour l’homme l’abandon volontaire de la poursuite de sa fin. Ainsi, c’est une vérité définitivement acquise à la science que la liberté est la source de toute moralité ; que les faits individuels ou généraux, abstraits ou concrets, dont l’ensemble constitue le monde se partagent en deux classes : les uns prenant leur source dans la fatalité des forces naturelles et n’étant jamais susceptibles d’être envisagés au point de vue du bien et du mal, les autres issus de la libre volonté de l’homme et nécessairement empreints du caractère de moralité ou d’immoralité. Le fait de la gravitation universelle et le fait de la maladie sont en dehors de la morale, parce que chacun d’eux est un fait fatal. Pour la même raison, il ne saurait être bien ou mal que les loups mangent les agneaux ou que même les loups se mangent entre eux. Au contraire, il n’est point indifférent à la morale que l’homme ,égorge son semblable pour le dévorer, car cela est mal ; ni que l’homme tue l’animal et s’en repaisse, car cela est bien.
 
Mais s’il est vrai de dire que tout homme est une personne libre, il l’est aussi d’ajouter que l’homme seul est une personne libre, et, par conséquent, que tout être qui n'est pas un homme est une chose. La chose est un être impersonnel, c’est-à-dire un être qui ne se connaît pas et qui ne se possède pas, qui n’est point responsable de sa conduite, ni susceptible de mérite ou de démérite. De par la raison, les choses sont à la discrétion des personnes. C’est tout à la fois pour celles-ci un droit et un devoir que de faire contribuer celles-là à la poursuite de leur fin, à l’accomplissement de leur destinée. C’est pourquoi nous brûlons le bois des forêts, pourquoi nous mangeons et les fruits de la terre et les animaux, pourquoi nous détournons les fleuves de leur cours. Et s’il nous était utile et possible de percer la terre de part en part, de dessécher l’océan, de rapprocher du soleil notre planète, cela nous serait permis sinon commandé, par cela seul que c’est tout à la fois un droit et un devoir pour nous que de subordonner la fin des choses à notre fin, leur destinée aveugle à notre destinée morale. Donc voilà d’un côté la nature impersonnelle ; voilà d’un côté l’''humanité''. La raison soumet l’une à l’autre… Du point où nous en sommes à montrer la solidarité de toutes les destinées humaines dans l’œuvre de leur accomplissement, il n’y a qu’un pas ; c’est affaire à la théorie de la société.
 
III. Si tout homme est une personne libre, ''tous les hommes, en tant que personnes libres, sont égaux dans la société''. Les hommes sont inégaux à d’autres points de vue : ils le sont au point de vue du développement de leurs facultés, au point de vue du mérite et du démérite. On conçoit qu’ici l’étude préalable et attentive de la nature et de l’origine de la société permettrait d’abord de définir et de déterminer l’égalité et l’inégalité, ensuite de formuler nettement la loi supérieure de la solidarité sociale de telle sorte et en des termes tels que cette loi contînt, dans son expression même, le principe conciliateur du communisme et de l’individualisme.
 
Cette loi étant enfin démontrée, oh pourrait considérer la science sociale comme engagée en pleine voie de constitution,
et la théorie de la société sinon comme complètement édifiée, du moins comme établie déjà sur de solides fondements. Cherchons à reconnaître le nombre et l’importance des opérations qui resteraient à faire.
 
IV. La loi qui régit le fait de la société, considéré dans sa plus haute généralité, le doit régir aussi dans ses espèces. Après le travail préliminaire que nous avons indiqué, il resterait donc à la science sociale à énumérer ces espèces, et à leur appliquer à chacune la loi supérieure. Peut-être cette analyse des diverses catégories sociales et la détermination des lois spéciales qui s’y rapportent est-elle la portion, sinon la plus élevée et la plus noble, du moins la plus directement intéressante de la théorie delà société. Quoi qu’il en soit, il est urgent de l’élaborer.
 
On reconnaît assez facilement à première vue que la société peut être envisagée tour à tour sous un certain nombre de côtés différents, les côtés ''civil'', ''politique'' , ''économique'', par exemple ; tout comme en psychologie l’âme humaine une et indivisible peut être considérée successivement sous les rapports intellectuel, sensible et volontaire. Ou bien, si les expressions dont je viens de me servir semblaient à quelques personnes insuffisantes, ou même à d’autres dangereuses, soit parce qu’on ne les trouverait pas assez explicites, soit au contraire parce qu’on leur attribuerait un sens déjà trop déterminé, je dirais que le fait général de la société semble pouvoir se décomposer assez aisément en un certain nombre de faits spéciaux tels que ceux de la ''famille'', du ''gouvernement'', de l'''échange''. Ce serait encore à la théorie de la société qu’il appartiendrait de distinguer et dénumérer ces catégories. Ce que j’en dis ici suffit à faire entrevoir que peut-être on pourrait reconnaître non une théorie unique et simple de la société, mais un ensemble de sciences sociales.
 
Ces catégories définies, comment devrait se comporter la science à leur égard ? C’est là une question grave et la plus neuve peut-être de toutes celles dont dépend la constitution de la science sociale : car elle n’est autre que la question de la méthode en ce qui concerne les sciences morales ; or la morale et surtout la morale sociale ayant toujours été jusqu’ici plutôt affaire de sentiment qu’œuvre de raison, tout est à faire pour les philosophes qui voudront aborder scientifiquement ces problèmes de la Justice.
 
La première idée qui se présente à l’esprit, c’est d’examiner de quelle façon procèdent les sciences naturelles, et de rechercher si leur méthode ne pourrait pas convenir aussi bien aux sciences morales. Or les sciences naturelles sont de deux sortes : les sciences à ''priori'' qui, partant de définitions et d’axiomes ou d’identités, se constituent par des séries de déductions logiques, et les sciences ''expérimentales'' qui, de l’observation des faits s’élèvent, par induction ou par hypothèse, à la connaissance de plus en plus approfondie des lois et des rapports.
 
La théorie de la société se rapproche évidemment de l’algèbre, de la géométrie et des sciences à priori, en ce qu’elle poursuit aussi la recherche d’un certain idéal rationnel, indépendant de toute réalité. Cela est vrai surtout pour la première partie de la science que nous avons déjà parcourue. Rien ne s’oppose à ce qu’on assimile le principe de liberté, le principe d’égalité aux axiomes géométriques. Rien non plus n’empêchera d’obtenir, en partant de ces principes, comme une loi inéluctable de la société, la formule platonicienne traduite ou exprimée en langage scientifique Mais tandis que les applications des vérités mathématiques se font à des nombres et à des figures que saisit immédiatement la raison, la loi de la société doit s’appliquer à des faits dont l’entendement n’obtient la notion que par le secours de l’expérience : ces faits sont ceux qui composent les diverses catégories sociales. La théorie de la société, commencée par la méthode à priori, ne saurait donc se compléter que par la méthode d’observation, d’induction et, s’il y a lieu, d’hypothèse.
 
Cette distinction peut s’établir en termes moius abstraits et plus intelligibles. En effet, d’une part, il est aisé de se figurer qu’on pourrait obtenir, par le raisonnement pur, un principe supérieur de solidarité sociale conciliant l’égalité et l’inégalité, l’individualisme et le communisme, une formule nécessaire et universelle de coordination des destinées de personnes libres, formule ou principe toujours applicable soit que ces personnes libres fussent des créatures de telle ou telle espèce, habitassent sous telle ou telle latitude, existassent même dans telle ou telle région de l’univers. Mais d’autre part, il est impossible de comprendre que les seules déductions théoriques fussent suffisantes à tirer d’une loi générale ainsi obtenue les lois spéciales d’une société d’''hommes'' qui penseraient, sentiraient, se résoudraient et agiraient dans les conditions et le milieu où nous vivons : car la seule expérience aidée de l’induction et de l’hypothèse nous initie à la connaissance de ces conditions et de ce milieu.
 
Il me paraît ainsi que la théorie de la société suppose deux choses. Envisagée dans sa portion théorique, elle suppose la condition que l’activité de l’homme soit libre ; et la loi sociale suprême peut s’asseoir sur le simple fondement du principe de liberté. Envisagée dans sa partie d’application qui est l'édification des lois sociales spéciales, la théorie de la société suppose d'abord la formule sociale supérieure, élucidée à priori, et ensuite la connaissance expérimentale des conditions physiques, physiologiques, économiques , au milieu desquelles se déploie l’activité libre de l’homme.
 
Achevons d’éclairer cette question par un exemple.
 
Au nombre des espèces sociales, il en est une qui se distingue aisément : c’est l’espèce des faits ^échange. Une portion notable de notre vie sociale se passe à vendre certaines choses, à en acheter d’autres. Il y a des hommes qui vendent l’usage du sol ; il y en a qui achètent l’usage des facultés personnelles des travailleurs ; l’on vend et l’on achète mille objets de toute nature, de première et de dernière nécessité, de prix infiniment varié. Tous les faits de cette espèce, tous les faits d’échange constituent l’objet des sciences économiques. Cherchons à définir les points communs, les points distincts, les points de jonction de l’économie politique et de la théorie de la société.
 
Quelles que puissent être les choses échangées, naturelles ou artificielles, matérielles ou immatérielles, durables ou éphémères, elles ont toujours, au point de vue particulier de l’échange, deux qualités communes : elles ont une certaine valeur et elles sont appropriées. Ainsi l’échange implique nécessairement la ''valeur'' et l'''appropriation''. Ce n’est pas tout encore : quelles que puissent être les choses valables, précieuses ou viles, elles ont aussi toujours deux qualités communes : elles sont utiles et elles sont rares. Ainsi la valeur implique nécessairement l'''utilité'' et la ''rareté''.
 
L’appropriation des choses par les personnes est un fait essentiellement libre, essentiellement susceptible d’être envisagé comme un fait moral. Il devient ainsi le fait de la propriété et tombe directement sous la juridiction de la loi sociale supérieure, de la formule suprême de la société. Il en est du fait delà valeur d’échange tout autrement. Le rapport d’utilité qu’il y a entre nous et les choses est un fait naturel en ce sens qu’il dépend de la nature que nos besoins soient de telle ou telle sorte, et que les choses puissent ou non les satisfaire plus ou moins. La rareté des choses est de même un fait fatal en ce sens qu’il ne dépend pas de nous que certaines choses se trouvent dans le monde en quantité limitée au lieu d’y être en quantité indéfinie, ou réciproquement. Il est vrai qu’en un autre sens, il nous est possible d’augmenter, de créer même l’utilité des choses, d’en diminuer la rareté par le travail. Mais cela est un autre point de vue que celui qui nous occupe : ce n’est ni le point de vue du vrai, ni celui du juste : c’est le point de vue de l'utile ; ce n’est plus le point de vue de la science : c’est le point de vue de l'art. Placés comme nous sommes, nous devons considérer le fait de la valeur d’échange comme un fait naturel qui échappe à la formule sociale.
 
Ces résultats, il me semble, sont assez clairs. Parmi les faits économiques, nous trouvons le fait de la valeur d’échange et le fait de l’échange qui sont, dans leur essence, des faits naturels tout comme les faits de la chaleur, de la maladie. Ceux-là sont l’objet primitif et direct de l’économie politique, science naturelle et tout aussi indépendante de la justice que la physique ou la pathologie. Nous trouvons ensuite le fait de l’appropriation ou de la propriété qui est un fait moral et dont la théorie spéciale, à ce titre, rentre jusqu’à un certain point dans la théorie générale de la société. La science sociale aura donc à se comporter, à l’endroit du fait de la propriété, de la façon que nous avons exposée ; c’est-à-dire que la formule sociale étant connue rationnellement, il reste à l’appliquer à la propriété telle que l’observation et l’expérience nous la révèlent ; c’est-à-dire, en d’autres termes, que les conditions purement morales de la propriété étant déterminées par le droit naturel, il reste à en énoncer les conditions sociales.
 
Ainsi, selon nous, devraient se déterminer les conditions sociales de la propriété. De la même façon se détermineraient les conditions sociales du gouvernement, de la famille. Ce serait affaire à des philosophes qui fussent aussi des historiens, des érudits, des philologues, des physiologistes, des psychologues, etc., etc.
 
V. Terminons rapidement cette esquisse de l’ensemble de la science sociale et de l’art social. L’effet le plus manifeste de la société, c’est le progrès. Placée en face de la nature impersonnelle qu’elle doit assujettir par des efforts solidaires, l’humanité la saisit par toutes les puissances de ses facultés. Elle la connaît par la science. Elle l’utilise par le travail et par les arts industriels. La société s’organise elle-même de jour en jour, et se rapproche de plus en plus du type idéal d’une société parfaite. De là l’infinie série des faits progressifs que Ton étudie dans le passé, que l’on cherche à provoquer dans le présent. Laissons ces soins pour une part à l’histoire, attribuons-les pour une autre part à l’art social. Seulement, pour compléter cette étude, voyons à reconnaître encore les limites communes à l’art social et à l’économie politique, ou, si l'on veut, la catégorie économique de l’art social.
 
Au nombre des faits économiques, nous avons déjà signalé le travail par lequel nous pouvons augmenter ou même créer l’utilité des choses, en diminuer la rareté. La recherche de ces moyens par lesquels une société donnée peut augmenter le plus possible son bien-être, constitue l’art de la production des richesses. C’est là précisément la catégorie économique de l’art social. L’art de la production déduit ses règles pratiques des lois théoriques de la valeur d’échange ; il se rattache à l’économie politique proprement dite comme l’hygiène à la physiologie, et il en ressort de la même façon. —La détermination des lois naturelles de la valeur d’échange et de l’échange n’est astreinte qu’à une seule condition : celle d’être exacte ou vraie. La détermination des conditions sociales de la propriété doit être morale ; autrement dit, la distribution de la richesse sociale entre les personnes en société doit être équitable. Que doit être la production de la richesse par le travail et l’industrie ? Elle doit être ''abondante''. Le vrai, le juste, l’utile, tels sont les trois points de vue à chacun desquels le philosophe doit pouvoir ramener scrupuleusement chacun des faits individuels ou généraux, abstraits ou concrets qui s’offrent à lui dans l’univers. Quand ou aura fait ce travail à l’égard de tous les faits sociaux, on aura fait la philosophie des sciences sociales. Je n’ai tenté de le faire ici qu’à l’égard des faits économiques. On dira si j’ai pu y réussir en quelques points.
 
Fausses ou vraies, mes conclusions sont simples et claires. J’ai reconnu d’abord et mis à part une ''théorie de la richesse sociale'', science naturelle. Ensuite j’ai distingué dans l’ensemble de la science sociale et de l’art social, dans la théorie générale et complète de la société, comme catégories économiques, comme catégories se rapportant aux biens, pour me servir du terme consacré par le Code civil : 1° une théorie de la propriété, science morale à soumettre à la loi rationnelle de la société pour en faire sortir la théorie sociale de la distribution de la richesse ; 2° une théorie de la production de la richesse ou ensemble des règles du travail social.
 
Qu’il nous suffise pour l’instant d’avoir ainsi tracé très sommairememt le programme complet de la théorie de la société considérée dans ce qu’elle a de plus abstrait et de plus ardu, d’avoir seulement indiqué avec un peu plus de précision le programme de la portion purement économique de cette théorie. Tel qu’il est, ce programme doit paraître assez vaste. 3e dis plus : je sais qu’il est immense. Est-ce une raison qui autorise ou qui commande l’abstention ? Je suis bien éloigné de le croire. Aborder résolument une tâche longue et difficile, après qu’on l'a d’abord froidement mesurée, ce n’est pas de la témérité. Reculer devant un pareil labeur, ce serait tout autre chose que de la modestie.
 
Quoi qu’il en soit, je ne suis point effrayé. Mais toutefois je n’ai pas résolu de prendre dès à présent ma part d’efforts et de recherches dans la constitution de la science sociale. Je veux seulement me préparer à ce travail en me rendant compte de la valeur des essais qui ont été jusqu’ici tentés par les publicistes. Nous trouverons d’un côté les ''socialistes'' : ce sont des hommes que de nobles aspirations démocratiques ont conduit sur le terrain des recherches sociales, qu’un vif instinct révolutionnaire y a guidés. Mais l’enthousiasme ne supplée "point la méthode, ni le sentiment la raison. Les efforts des socialistes ont été trahis en partie par leur insuffisance et leur inexpérience scientifiques. Disons tout de suite qu’il y aurait injustice à ne pas reconnaître chez eux, en même temps que beaucoup de présomption, la plus évidente sincérité. D’un autre côté nous serons en présence des ''économistes'', personnages considérables, pour la plupart, par la science et l’autorité, mais timides quelquefois et se laissant troubler par les redoutables aspects de la question sociale. Nous interrogerons les uns et les autres. Que si quelques-uns avaient découvert et mis en évidence des vérités importantes, nous en ferions notre profit. Et dans le cas où, tout au contraire, nous en rencontrerions chez tous qu’utopies et contradictions, nous serions à môme de trouver dans nos principe» un sûr critérium pour reconnaître, pour expliquer ces erreurs, et pour nous instruire par ces exemples.
 
===§ 3. Le Socialisme empirique.===
 
M. Louis Blanc cherche à prouver : ''que la concurrence est pour le peuple un système d’extermination ; — que la concurrence est une cause de ruine pour la bourgeoisie''. D’autre part, il s’efforce de démontrer : qu’''il n’est de salut pour les campagnes que dans l'adoption du système de la grande culture'' ; — que ''c’est à l’application du système de la petite culture, au morcellement excessif du sol, que doit être attribué le dépérissement de l’agriculture en France'' ; — qu'''il faut établir en France le système de la grande culture, en le combinant, non pas avec le principe de l’individualisme, mais au contraire avec celui de l'association et de la propriété collective''.
 
En conséquence, M. Louis Blanc propose la formation d’''ateliers sociaux'' commandités par l’État, et destinés à monopoliser entre les mains de l’État l’industrie et l’agriculture.
 
Ce n’est pas tout encore : M. Louis Blanc s’élève contre l’application du principe de la propriété individuelle aux œuvres littéraires. Il énonce aussi : que ''l’intérêt des capitaux, en principe, n’est pas légitime'' ; mais que ''dans le régime d’individualisme et de concurrence, supprimer l’intérêt des capitaux est impossible, et que la gratuité du crédit pour tous, ou organisation démocratique du crédit, n'est réalisable que par l’association''.
 
Et, en conséquence, M. Louis Blanc demande qu’on substitue à la Banque de France une Banque nationale d’État<ref>Louis Blanc, ''Organisation du Travail''.</ref>.
 
J’ai résumé tout exprès la doctrine socialiste de M. Louis Blanc, d’après le titre même des chapitres de son ouvrage. Je n’ai point agi de la sorte sans raison. Ayant en effet beaucoup moins l’intention de discuter les idées de M. Louis Blanc que de critiquer sa méthode, je tenais essentiellement à lui laisser résumer, pour ainsi dire, à lui-même l’exposition de sa doctrine.
 
Il m’avait toujours semblé que, dans la voie des réformes, on devait procéder de la façon suivante : 1° constater les inconvénients de la pratique actuelle ; 2° chercher la source des inconvénients de la pratique dans les vices de la théorie ; 3° substituer à la théorie défectueuse une théorie plus complète et préférable ; 4° conclure de la théorie nouvelle à une pratique différente et meilleure. M. Louis Blanc se comporte tout autrement : il conclut immédiatement des inconvénients de la pratique actuelle à l’excellence d'une pratique opposée, des inconvénients de la concurrence à l’excellence du monopole. Cette façon de procéder n’est pas nouvelle. Cette façon de proposer hardiment des réformes sans prendre la peine de les étayer d’aucune considération théorique est connue. Cette méthode porte un nom : c’est la méthode empirique. M. Louis Blanc nierait ce que j’avance, qu’il me serait facile de prouver mon assertion ; et quiconque voudra prendre la peine d’examiner sa doctrine à ce point de vue particulier sera de mon avis, et se convaincra que le système des ateliers sociaux et de la Banque d’État manque absolument de base scientifique. En cela M. Louis Blanc est d’autant plus inexcusable que, s’il a toujours évité de discuter ses théories, il ne s’est pas fait faute de les énoncer. On connaît à ce sujet les idées de l’auteur :
 
« Trois grands principes se partagent le monde et l’his-<br />
« toire : l’autorité, l’individualisme, la fraternité…<br />
« L’autorité a été maniée par le catholicisme avec un éclat<br />
« qui étonne ; elle a prévalu jusqu’à Luther.<br />
« L’individualisme, inauguré par Luther, s’est développé<br />
« avec une force irrésistible ; et, dégagé de l’élément religieux,<br />
« il a triomphé en France par les publicistes de la Consti-<br />
« tuante. Il régit le présent ; il est l’àme des choses.<br />
« La fraternité, annoncée par les penseurs de la Mon-<br />
« tagne, disparut alors dans une tempête, et ne nous apparaît<br />
« aujourd’hui encore que dans les lointains de l’idéal ; mais<br />
« tous les grands cœurs l’appellent, et déjà elle occupe et illu-<br />
« mine la plus haute sphère des intelligences<ref>1 Louis Blanc, Histoire de la Révolution française, pp. 9 et 10. Il faut plus de métaphysique que n’en a M. Louis Blanc à sa disposition pour tenter, avec quelques chances de succès, l’aventure de ces grandes hypothèses historiques. Les hommes qui parlent la langue de la philosophie et qui sont au fait des efforts de l’école allemande pour expliquer l’histoire des sociétés et des religions seront quelque peu surpris de voir accolés dans leur ordre ces trois mots : autorité, individualisme, fraternité, et d’apprendre que le monde commence au catholicisme. L’autorité, que je sache, ne prévalait point dans la république démocratique d’Athènes. Voilàl’une des plus belles époques de la civilisation à rayer de l’histoire de l’humanité parce qu’elle ne s’explique point dans le système de la philosophie communiste.</ref>. »
 
En s’aidant de la connaissance de ces idées, on comprend que M. Louis Blanc rattache la pratique de la concurrence à la théorie de l’individualisme. D’autre part, au delà de la pratique particulière des ateliers sociaux et de la Banque d’Etat, laquelle n’est qu’un acheminement à une pratique générale, on entrevoit sans trop de difficultés : l’État entrepreneur industriel et agricole, l’État capitaliste, sans doute aussi l’État propriétaire foncier. C’est le communisme le plus complet, le plus absolu. L’État possède tous les capitaux ; il en distribue les revenus aux individus suivant la formule de fraternité : —''De chacun suivant ses moyens ; à chacun suivant ses besoins''. Travaillez tant que vous voudrez ; mangez tant que vous pourrez. Certes c’est là bel et bien une théorie : c’est celle du communisme fraternitaire.
 
Que devait donc faire M. Louis Blanc ? Pensant avoir constaté les mauvais effets de la concurrence, il devait en montrer l’origine au sein de ce qu’il nomme l’individualisme. Ensuite, et c’était assurément la portion capitale de son œuvre, il devait nous définir, nous développer, nous démontrer théoriquement le système du communisme fraternitaire. Et comment ? En nous en faisant apercevoir la conformité avec les lois de la nature et les axiomes de la morale. Enfin, ce travail achevé,il eût pu conclure sans inconvénient aux ateliers sociaux et à la Banque d’État.
 
Que répondriez-vous à quelqu’un qui vous tiendrait ce langage : — « Tous nos maux viennent de la monogamie. Essayez de la bigamie comme d’un acheminement à la polygamie laquelle est, croyez-moi, un régime excellent ?» — « Il est possible. diriez-vous, que la polygamie soit un excellent régime. Démontrez-le en me faisant voir qu’elle s’accorde avec les lois physiologiques et morales. Jusque-là, veuillez permettre que je ne me livre point à de si dangereux essais. » Ce qu’on répondrait à M. Louis Blanc s’il avait essayé de réglementer, d’après son système, le mariage et la famille, il faut le lui répondre au sujet de ses propositions de réforme économique. La situation, dans l’un et l’autre cas, est identiquement la même.
 
Nulle part M. Louis Blanc ne prend la peine de nous exposer scientifiquement son communisme fraternitaire ; partout il s’évertue à nous affirmer les avantages de ses ateliers sociaux et de sa Banque d’État. Affirmer est au reste le fort des empiriques. M. Louis Blanc, par une chance qui le met au premier rang et lui donne une importance unique entre tous les socialistes, a eu le pouvoir ; il a pu réaliser ce système qu’il s’était contenté de développer imparfaitement. Il affirme que, si le succès n’a pas couronné ses essais, la faute n’en fut qu’aux circonstances ; il affirme que le système reste à l’ordre du jour de la République ; il affirme que la théorie trouvera dans la pratique une éclatante justification, etc., etc<ref>Louis Blanc, ''Organisation du Travail'', p. 121.</ref>.
 
Pour dire le fond de ma pensée, je suis aussi loin que possible de me rallier au communisme fraternitaire, non par une répugnance de sentiment, mais par suite de déductions rationnelles. J’ai quelques motifs excellents de considérer comme monstrueuse cette absorption de l’individu dans l’État par le communisme absolu, cette immolation de la réalité à l’abstraction. J’en aiquelques autres non moins excellents de douter que le principe de fraternité puisse être substitué à celui de la justice, à celui du droit et du devoir,quand il s’agit de trouver une base à la société, et que l’axiome de M. Louis Blanc se prête à l’organisation du travail. Ces motifs, je ne demande qu’à les donner. Que M. Louis Blanc développe sa thèse économiquement et philosophiquement, elle sera discutée. Quant à lui fournir souvent l’occasion de faire des expériences comme celle du Luxembourg, je désire vivement que personne plus que moine soit tenté de le lui permettre.
 
M. Proudhon est un homme qui a au plus haut point le sentiment de sa personnalité : aussi a-t-il combattu violemment le communisme. — Alors, penserez-vous, il a défendu énergiquement le principe de la propriété individuelle. — Tout au contraire : il l’a foulé aux pieds. — Mais, direz-vous si M. Proudhon n’est partisan ni de la propriété collective, ni de la propriété individuelle, que peut-il être ? C’est ce qu’il serait assez malaisé d’expliquer.
 
Ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’aperçois combien les doctrines socialistes sont difficiles, je ne dirai pas à expliquer, mais à exposer. Cela se conçoit. L’essence de l’empirisme étant de ne se baser sur aucun principe fondamental, de ne jamais déduire, mais d’affirmer toujours à ''priori'', il est tout naturel que ses élucubrations soient contradictoires, vagues et rebelles à toute exposition logique et rationnelle. Que font à M. Proudhon l’individualisme et le communisme ? Ce sont des systèmes ; donc il lui convient de les ignorer. Tout au plus l’entendrez-vous agiter les lieux communs de l’égalité et de l’inégalité. Et comment alors rattacher les doctrines de M. Proudhon soit à l’un de ces systèmes, soit à l’autre, à moins de les interpréter, à moins de les traduire en quelque sorte en un langage scientifique et philosophique ?
 
Si tout au moins l’empirisme était logique, la tâche du critique serait encore assez facile. Il n’aurait que la peine de rattacher lui-même à des principes rationnels les assertions des publicistes de cette école malencontreuse. Il n’en est point ainsi malheureusement. Tel empirique que vous surprenez, à certain moment, en flagrant délit de communisme vous apparaît, un peu plus loin, comme fortement imprégné, à son insu, d’individualisme. Il faut alors de toute nécessité négliger certaines contradictions, rechercher autant que possible une tendance à peu près générale, accuser cette tendance en termes techniques, tâche délicate et qui demande autant de patience que d’impartialité.
 
Je vais essayer d’interpréter de cette façon la doctrine de M. Proudhon. Mais que si, par hasard, l’auteur se trouvait incompris, il ne s’en prenne qu’à lui seul de cette mésaventure.
 
C’est M. Proudhon qui a dit : — ''La propriété, c’est le vol'', phrase absurde qui dénote chez l’auteur la plus profonde ignorance de la philosophie et du droit naturel : car l’idée de M. Proudhon consiste en ceci, que l’appropriation des choses par les personnes est un phénomène en dehors de la moralité ne pouvant pas plus être légitime qu’illégitime, indifférent à la justice, tout au plus légalisable par des contrats. Quel pathos ! Enlever à la juridiction du droit l’acte le plus capital de la libre volonté de l'homme ! Vouloir légaliser par contrat ce qui serait instinctif et fatal ! La paresse la plus profonde à remonter aux principes, l’impuissance la plus honteuse se dévoilent indécemment ; l’empirisme le plus éhonté s’étale avec impudeur. Quoi qu’il en soit, M. Proudhon accepte la propriété individuelle comme un fait, sinon comme un droit.—Mais alors en quoi et pourquoi M. Proudhon se trouve-t-il en désaccord avec la pratique actuelle ?
 
M. Proudhon est convaincu qu’au fond, chez tous les hommes, les besoins sont égaux et les moyens équivalents ; qu’en conséquence, l’égalité absolue des biens et des fortunes est dans l’intention de la nature, et devrait se réaliser d’elle-même sous un régime économique convenable. Le régime le plus hostile à la réalisation du vœu de la nature, c’est, selon M. Proudhon, le régime de la liberté économique, le régime de la concurrence et du laissez-faire qui se déduit de ce principe que la valeur des choses se détermine par le rapport de la demande à l’offre, sur le marché. Le régime le plus favorable, selon M. Proudhon, serait un régime de taxes et de maximums qui se déduirait de ce principe que la valeur d’échange se mesure sur les frais de production ou sur le prix de revient.
 
En conséquence, la doctrine de M. Proudhon se résume dans une série de propositions tendant toutes au tarif des espèces diverses de la richesse, conformément aux frais de leur production. M. Proudhon tarife le prix du travail ou le salaire ; il tarife le prix des marchandises ; il tarife l’escompte ; il tarife le crédit ; il tarife les loyers ; il tarife les fermages, la rente foncière, l’impôt. Tel est le socialisme de M. Proudhon, ni plus ni moins. La concurrence est sa bête noire, comme elle est aussi celle de M. Louis Blanc. Mais alors que l’un se réfugie dans le monopole de l'État, l’autre invoque uniquement le droit de l’État à taxer la valeur des choses au prorata de leur prix de, revient. Ce n’est pas plus difficile que cela.
 
On voit qu’il serait peut-être hasardé de signaler dans un pareil système une tendance, même inconsciente, au communisme ou à l’individualisme. Ce qu’il est aisé d’y montrer, c’est le triomphe de l’empirisme.
 
N’est-il pas évident, en effet, que logiquement la méthode de M. Proudhon lui devait être tracée d’avance ? Que le vœu de la nature soit ou ne soit pas l’égalité absolue des biens et des fortunes, que nous importe de le savoir dès à présent ? Que les besoins soient égaux et les moyens équivalents chez tous les hommes, que nous fait cela ? S’il est vrai que les intentions de la nature ou de la Providence soient conformes à ces principes, ces principes devront se réaliser par la force des choses sous un régime économique naturel.
 
Donc, quel est le régime économique le plus naturel du régime de la liberté ou du régime de l’autorité ? Voilà la question capitale. Sur quoi se mesure la valeur d’échange ? Sur le rapport de la demande à l’offre ou sur le prix de revient ? Voilà le nœud du problème tel qu’il convient à M. Proudhon lui-même de le poser.
 
Qu’avait donc à faire M. Proudhon ? Il avait à énoncer simplement le premier point comme un pressentiment de sa foi, et à réunir tous ses efforts pour démontrer le second point comme une conviction d'expérience. Que fait au contraire M. Proudhon ? Il s'acharne ridiculement à soutenir sa thèse de l’égalité absolue des biens et des fortunes, et néglige aussi complètement que possible d’apporter la moindre preuve à l’appui de sou principe économique.
 
« Les jours de Tannée sont égaux, les années égales ; les<br />
« révolutions de la lune, variables dans une certaine limite, se<br />
« ramènent toujours à l’égalité. La législation des mondes est<br />
« une législation égalitaire. Descendons sur notre globe : est-ce<br />
« que la quantité de pluie qui tombe chaque année de tout pays<br />
« n’est pas sensiblement égale ? Quoi de plus variable que la<br />
« température ? Et cependant, en hiver, en été, de jour, de nuit,<br />
« l’égalité est encore sa loi. L’égalité gouverne l’Océan, dont<br />
« le flux et le reflux, dans leurs moyennes, marchent avec la ré-<br />
« gularité du pendule. Considérez les animaux et les plantes,<br />
a chacun dans son espèce : partout vous retrouvez, sous des<br />
« variations restreintes, causées par des influences extérieures, la<br />
« loi d’égalité. L’inégalité, pour tout dire, ne vient pas de l’es-<br />
« sence des choses, de leur intimité ; elle vient du dehors. Otez<br />
« cette influence de hasard, et tout rentre dans l’égalité absolue.<br />
« etc., etc.<ref>P.-J. Proudhon, ''De la Justice dans la Révolution et dans l’Eglise'', t. Ier, p. 274.</ref>. » Il y en a comme cela indéfiniment ; et c’est ainsi que M. Proudhon pense trouver dans la mécanique universelle la démonstration du principe de l’égalité des besoins, de l’équivalence des moyens, principe qui reste, ainsi qu’on peut voir, fort hypothétique.
 
Au contraire : — « Si c’est une conséquence de la Justice<br />
« que le salaire soit égal au produit, c’en est une autre que,<br />
« deux produits non similaires devant être échangés, l’échange<br />
« doit se faire en raison des valeurs respectives ; c’est-à-dire<br />
« des frais que chaque produit coûte<ref>Idem p. 285.</ref>.» Voilà la base du système établie. Tous les efforts de l’auteur se réduisent à ce ''c’est-à-dire'', en ce qui concerne le principe du prix de revient. Or, il se trouve malheureusement que ce principe si facilement admis est complètement erroné.
 
Après avoir critiqué les deux types les plus intéressants du socialisme contemporain, je ne me sens pas, je l’avoue, le courage de descendre à l’examen des doctrines de sectes accessoires ou d’individualités de second ordre : cette besogne serait d’ailleurs inutile. Par les chefs du socialisme on en peut juger les soldats : de bonnes intentions, une fâcheuse ignorance de la philosophie et de l’économie politique, l’absence la plus complète de méthode ; pour tout dire, un empirisme dangereux, tel est le résumé fidèle des résultats à obtenir<ref>Peut-être aurais-je dû discuter encore le système exposé par M. Considérant dans sa Théorie du droit de propriété et du droit au travail. Voyant dans la propriété foncière un privilège, M. Considérant réclame le droit au travail comme une compensation. Pour juger cette idée, un mot suffira. L’organisation de la propriété doit obéir aux lots morales de la science de la distribution ; l’organisation du travail ne saurait dépendre que des règles d’utilité de la production, laquelle est l’objet d’un art, et n’a rien à faire avec la justice. La théorie de la propriété et la théorie du travail sont donc deux théories différentes et par leur caractère et par leur portée. Cela posé, s’il y a, comme le croit M. Considérant, des imperfections dans le mode actuel de répartition de la richesse sociale , il faut les réformer, et non pas conclure de ces imperfections à des compensations en matière de régime industriel. Cette dernière méthode n’a point de sens philosophique ; les résultats en sont empiriques.</ref>.
 
La plupart des sectes inférieures abandonnent plus ou moins complètement les régions économiques pour se renfermer dans le domaine d’une morale de sentiment. Là on s’occupe assez peu d’élucider le problème de la concurrence ou du monopole, le problème de la propriété individuelle ou de la propriété collective ; on veut rendre les hommes doux, laborieux, charitables, les orner de toutes les vertus domestiques. On ne s’en prend pas aux lois, mais aux mœurs : cette besogne est affaire à des prédicateurs, non à des législateurs.
 
Quant aux individualités indépendantes du socialisme, on les rencontre, en nombre infini, tantôt sur le terrain de la morale, tantôt sur celui de l’économie, toujours y déployant avec une assurance fâcheuse une grande ignorance et des ressources imprévues d’empirisme. Parlerai-je du dernier de ces publicistes qui ait ainsi trompé mon attente ? Je trouve d’abord qu’il demande à grands cris que l’État soit exclusivement commerçant, l’individu exclusivement industriel. Peut-être serais-je tenté d’accorder quelque attention à cette proposition tout administrative, si plus loin je ne voyais apparaître un système de crédit social basé sur ce principe que le numéraire n’a qu’une valeur conventionnelle, qu’il convient de démonétiser les métaux et de leur substituer du papier<ref>R. Venisse, ''De l’Économie sociale dans l’Échange et le Crédit''.</ref>. Que répondre aux inventeurs de pareilles théories ? Que leur dire, sinon qu’ils veuillent bien consentir à s’instruire des éléments de la science économique, avant d’en tirer des applications ?
 
Je n’ose guère exprimer de pareils dédains à l’endroit d’un publiciste aussi populaire que M. E. de Girardin ; et pourtant Dieu sait si plus que personne il peut se reprocher d’avoir porté dans la science les habitudes relâchées et le dogmatisme superficiel du journalisme contemporain. Quoi qu’il en soit, après avoir offert à mes lecteurs un type de communiste aussi complet que M. Louis Blanc, je leur dois un échantillon d’individualiste le plus pur qu’il soit possible de se procurer.
 
Examinons donc en particulier les idées et le travail de M. de Girardin sur l’impôt. Tout d’abord il est facile de se convaincre que, s’il s’agit pour nous de trouver la solution de la question sociale dans la constitution de la science sociale, le problème de l’impôt est éminemment à l’ordre du jour : car il touche tout à la fois à la distribution de la richesse en déterminant le fonds de la fortune commune, les sources du revenu de l’État, et à la production de la richesse, en limitant la propriété individuelle de la rente foncière, des profits, des salaires. Comment donc M. de Girardin a-t-il essayé d’opérer cette conciliation entre les droits de la communauté et les droits de l’individu ?
 
M. de Girardin consacre d’abord plus de la moitié de son ouvrage<ref>LES 52, par Emile de Girardin. XIII, ''Le Socialisme et l’Impôt''.</ref> à critiquer l’assiette actuelle de l’impôt, ce qui, du
reste, est une tâche aisée. Enfin il dit :
 
« Tel que nous le. comprenons, l’impôt doit être la prime<br />
« d’assurance payée par ceux qui possèdent, pour s’assurer<br />
« contre tous les risques de nature à les troubler dans leur<br />
« possession ou leur jouissance<ref>Idem, p. 120.</ref>; … »
 
Et pourquoi l’impôt doit-il être une prime d’assurance ? M. de Girardin ne le dit point. Pourtant son principe est assez gros de conséquences énormes. Parmi ces conséquences, on entrevoit nettement la suppression de toute initiative collective en ce qui.n’est point répression de quelque désordre, et la fusion de tous les ministères, grands et petits, en un seul : le ministère de la Sécurité. Comment l’auteur établit-il cette
définition qui fait de l’État un entrepreneur de police à bon marché, avec brevet et monopole ? L’auteur ne démontre rien, et passe immédiatement à ses conclusions.
 
« Cette prime doit être proportionnelle, et d’une exactitude<br />
« rigoureuse<ref>Idem, p. 120.</ref>. »
 
Proportionnelle à quoi ? Non pas au revenu, suivant M. de Girardin, mais au capital. Et pour quel motif ?<br />
« En effet, cette base est la seule qui soit immuable la même<br />
« pour tout et pour tous-<br />
« Partout et toujours 1,000 francs sont 1,000 francs, mais<br />
« partout et toujours 1,000 francs ne produisent pas la même
ce rente.<br />
« La rente varie, et selon l’emploi qui a été fait du capital,<br />
« et selon le pays, et selon le temps.<br />
« La tente est relative, le capital est absolu<ref>Idem, p. 129.</ref>. »
 
Voilà bien des affirmations très-hardies, mais très-gratuites.
Que veut dire ceci :—''La rente est relative, le capital est absolu ?''—S’il s’agit de variations, le capital en subit autant que le revenu, et ''selon le pays, et selon le temps''. Partout et toujours 1,000 francs ne produisent pas la même rente, cela est vrai. Mais partout et toujours 1,000 francs ne sont pas 1,000 francs. À qui donc serait-il besoin d’enseigner cela ?
 
« Dès que l’impôt se transforme en assurance, il en doit<br />
« accepter la base ; or, la base de l’assurance, c’est le<br />
« capital<ref>''Le Socialisme et l’Impôt'', p. 130.</ref>. »
 
Cette raison vaut mieux que la précédente. Elle est même
sans réplique. Toutefois, j’en reviens à ma première interrogation : — Pourquoi l’impôt doit-il se transformer en assurance ?
 
Seconde conclusion. Non-seulement, suivant M. de Girardin,
l’impôt doit être proportionnel au capital, mais encore, —point
essentiel ! — il doit être volontaire. En effet,
« Tout impôt doit être aboli<ref>''Idem'', p. 127.</ref> »<br />
Tout impôt doit être transformé en assurance. Or,<br />
« Le propre de l’impôt, c’est d’être forcé.<br />
« Le caractère de l’assurance, c’est d’être volontaire<ref>''Idem'', p. 128.</ref>. »
A merveille ! Mais encore une fois, — pour l’amour de Dieu !
— pourquoi l’impôt doit-il être une prime d’assurance ?
 
En cherchant bien je n’ai rien, absolument rien trouvé dans
l’ouvrage de M. de Girardin, qui pût passer pour une réponse
à cette question. En fait de principes fondamentaux, voici tout
ce que j’ai pu découvrir :
 
« La société est un vaste amphithéâtre où Ion est libre de<br />
« ne pas entrer ; mais si l’on veut s’y asseoir, le moins qu'on<br />
« lui doive, n’est-ce pas le remboursement de sa quote-part de
« frais<ref>''Idem'', p. 134.</ref>? »
 
Je me dispense de discuter cette philosophie. Je ne m’en
réserve pas moins la faculté de penser que l’impôt ne saurait
avoir rien de commun avec une assurance ; que la société n’est
point un amphithéâtre où Von est libre de ne pas entrer ; que
l’impôt doit être non facultatif, mais obligatoire, non volontaire, mais forcé ; qu’enfin l’impôt ne doit pas être proportionnel.
 
Il y aurait une observation à faire en faveur du projet d’impôt de M. de Girardin : c’est qu’il cherche à épargner les facultés personnelles et le travail, et à peser de tout son poids sur la propriété foncière et sur le capital artificiel. Je ne juge pas les systèmes que j’expose : je tâche seulement d’en faire apprécier la méthode ; d’ailleurs, la question de l’impôt est beaucoup trop vaste et considérable pour qu’il me soit permis de ne l’aborder que superficiellement ; je dirai cependant que l’idée de M. de Girardin semble éminemment libérale, et même démocratique. Que répondrait pourtant l’auteur si je lui faisais remarquer que le capitaliste trouvera toujours moyen de faire payer l’impôt parle travailleur ? Mais comment le pourrait-il ? En vendant plus cher l’usage de son capital. Ainsi cet impôt, proportionnel au capital foncier ou artificiel, serait meilleur que l’impôt actuel, proportionnel au revenu ; toutefois, il ne serait pas parfaitement juste.
 
Cela dit, j’emprunte à M. de Girardin les éléments d’un jugement sur l’impôt tel qu’il le comprend. Il en dit lui-même, avec quelque sévérité :
« S’il n’est pas parfaitement juste, il est absolument faux.<br />
« S’il n’est que meilleur, il ne vaut rien<ref>''Le Socialisme et l’Impôt'', p. 124.</ref>. »
 
=== § 4. L’École économiste et la Production de la richeste.===
 
Quittons, quittons les régions malsaines de l’empirisme, et courons respirer l’atmosphère salubre de la science. En présence de la question sociale, nous ne voyons plus qu’un parti d’hommes plus consciencieux à vrai dire que hardis, mais peu jaloux d’affecter le fanatisme et le farouche orgueil des dictateurs en disponibilité, la turbulence des tribuns, ou la suffisance des hommes d'État incompris. Ce sont les économistes : M. Louis Blanc les dédaigne, M. Proudhon les injurie ; le plus grand nombre des socialistes se borne à les ignorer ; et ils ne sont guère connus de la foule peu curieuse de principes en général, et ne s’inquiétant guère que d’applications, fussent-elles utopiques. Les économistes n’en poursuivent pas moins, malgré ces mécomptes, leurs investigations scientifiques ; et les vérités qu’ils atteignent laborieusement les vengent assez en ruinant les résultats douteux préconisés par tous les empiriques.
 
En parlant ainsi des économistes, j’entends parler surtout de l’économie. Il m’importe assez peu que dans l’œuvre souvent considérable de tel ou tel auteur il se trouve, à côté de théories vastes et profondes, quelques lacunes. Je ne suis pas non plus dérouté si je vois, au sujet d’une question capitale, tel ou tel professeur hésiter ou se fourvoyer. Au-dessus des savants, il y a la science elle-même qui, de sa naissance à l’apogée de sa gloire, grandit peu à peu, suivant sa voie, persistant dans ses tendances. L’économie politique n’est point dans le dernier ouvrage publié sous le nom de Cours ou de Manuel ; elle est dans la somme des vérités qui se sont imposées en son nom, elle est dans la tradition fidèlement maintenue depuis le jour où on l’a fondée jusqu’au moment présent. C’est là qu’elle est, aussi fière de ses défaites passagères que de ses triomphes définitifs. J’appelle économistes les hommes qui préfèrent l’honneur de se rallier à cette tradition à la gloriole douteuse de paraître apporter au monde de prophétiques révélations.
 
L’utilité des choses qui peuvent concourir à la satisfaction des besoins des hommes les fait généralement demander ; la rareté relative de ces mêmes choses ne permet de les offrir à la demande générale qu’en quantité limitée. D’où la valeur d’échange et l’échange nous apprend l’économie politique. La valeurs donc son origine dans la limitation en quantité des utilités qui les fait rares. Il suit de là qu’elle a sa mesure dans les circonstances respectives de l'offre et de la demande qui se produisent sur le marché.
 
Lorsque les objets marchands résultent de l’application du travail à quelque matière première, la somme de la valeur vénale de la matière première, du loyer des instruments de travail, du salaire des travailleurs, constitue le prix de revient ou les frais de production des objets. La valeur vénale de ces mêmes objets ainsi produits se déterminant ensuite naturellement sur le marché, peut être inférieure, égale, ou supérieure au prix de revient. Dans le premier cas, la différence constitue une perte ; dans le dernier, elle constitue un bénéfice, lequel s’ajoute au profit du capital d’entreprise ou au salaire du travail de l’entrepreneur.
 
Le système de la liberté du travail ou de la libre concurrence, est celui qui consiste à n’apporter aucune entrave soit à la demande qui se fait en vue de la consommation, soit à l’offre qui se fait par suite de la production. La liberté de la production surtout a toujours été chaudement réclamée par les adhérents à ce système dont la formule, célèbre dans l’histoire de l’économie politique, est celle-ci : — Laissez faire, laissez pas-ter ; ce qui veut dire : — laissez produire et laissez échanger.
 
La formule du laissez-faire et du laissez-passer n’est point nouvelle. Nous la tenons des physiocrates. Le principe de la liberté du travail fut proclamé solennellement en même temps qu’appliqué par Turgot dans l’édit de 1776. Ainsi Ton peut dire que le système de la liberté de la production est né avec l’économie politique.
 
On peut dire aussi que la libre concurrence et la science économique ont grandi côte à côte. Aujourd’hui, dans la pratique, nous nous acheminons vers la liberté de plus en plus absolue du marché ; et cette marche nous est tracée par les économistes, fidèles, en cela du moins, aux premières inspirations des physiocrates. Cette tendance est caractéristique de l’école.Tous les économistes en renom combattent sans relâche, en tout et partout, les monopoles, les privilèges et les prohibitions. Liberté est leur devise. Il en est quelques-uns qui se défendent de vouloir étendre leur principe à la morale, à la politique, à la religion ; mais tous le soutiennent en matière de production, et tous revendiquent avec orgueil la qualification d’école libérale que certains démocrates leur rejettent avec colère ou avec mépris, que d’autres, il faut le dire, prétendent leur contester.
 
« Si l’école du laisser faire et du laisser passer, dit M. Va-
« cherot, aboutit à la consécration de tous les privilèges et de
« toutes les servitudes économiques, n’est-elle pas convaincue
« d’être aussi contraire à la liberté qu’à la justice ? Les intentions
« de cette école sont excellentes : elle veut la liberté, la dignité,
« le bonheur de tous, et se flatte toujours que la libre concur-
« rence amènera cet âge d’or. Mais, en attendant, ses adver-
« saires lui font le reproche de se résigner trop facilement à la
« misère, à la dégradation, à la servitude actuelle des classes
« populaires,… L’école libérale a horreur de tout ce qui res-
« semble à une gêne, aune entrave, à une sujétion quelconque ;
« elle ne veut pas entendre parler de l’organisation du travail ;
« elle tient en grande défiance l’association des travailleurs. Le
« salariat, que le socialisme veut détruire à tout prix, est pour
« elle le travail libre par excellence ; et comme cet état de choses
« entretient la misère des masses, cette école ne voit pas que sa
« manière d’entendre la liberté n’engendre que servitude. »—
Cette accusation est cruelle : il faut y répondre : et puisque
c’est un philosophe à qui nous parlons, il nous sera bien permis
de fonder notre réponse sur les prémisses que nous avons
établies.
 
Nous avons distingué, dans l’économie politique, une science de la nature et des causes de la richesse des nations, un art des moyens par lesquels une société donnée peut augmenter le plus possible son bien-être. Conformément à cette définition, nous avons fait sortir la théorie du travail du domaine des faits naturels soumis à des lois, pour le faire entrer dans le domaine des faits actifs soumis à des règles. Faut-il, en vue de la plus grande augmentation possible de richesse, opter pour la concurrence ou pour les monopoles et les privilèges, pour les prohibitions ou pour le libre-échange ? Telle est la question qui nous est posée ; et c’est une question qui rentre dans l'art de la production.
 
Disons donc d’abord que nous ne sommes point ici au point de vue du juste, mais à celui de l’utile. Est-ce à dire que nous immolons la morale, à l’intérêt ? Nullement ; mais nous cherchons la richesse ; je ne dis pas le bien-être de quelques privilégiés, je dis le bien-être de tous ; et nous pensons que la justice n’aura point à s’en plaindre, car nous ne croyons point aux antinomies.
 
Disons ensuite que s’il est quelque chose d’assuré et d’incontestable, c’est que les règles de l’art doivent être fondées uniquement sur les lois de la science, c’est que la théorie de la production doit sortir tout entière de la théorie de la valeur d’échange, c’est que le principe soit de la concurrence, soit du monopole ne saurait avoir de base que dans l’étude et la connaissance des faits dont la richesse sociale est le théâtre. Cette méthode seule est scientifique, toute autre serait empirique. Cette méthode seule est sûre, toute autre n’aboutirait qu’à l’erreur. Si la théorie de la liberté du travail et de la concurrence est en conformité incontestable avec les faits naturels, la pratique de cette théorie est excellente, excellente au point de vue du bien-être, excellente au point de vue de la justice ; et les socialistes qui l’attaquent l’auront peu, ou point, ou mai examinée. Qui sait ? Ils auront peut-être accusé la liberté de la production et de l’échange d’une misère et d’une servitude qui sont le seul fait du privilège et du monopole ?
 
C’est un fait que la somme des choses utiles que nous pouvons appliquer à la satisfaction de nos divers besoins est limitée dans sa quantité. Ce fait est le premier que constatent les économistes : ils le constatent sans s’émouvoir ; des empiriques impatients et superficiels ont pu leur reprocher de ne pas en même temps le déplorer ; mais aucun philosophe ne saurait leur en vouloir d’énoncer simplement et sans regrets puérils un fait qui nous condamne au travail et au progrès.
 
Quoi qu’il en soit, ce fait établi, il en découle une conséquence immédiate et bien évidente : c’est que l’économie politique doit assigner pour tâche à la production d’augmenter la somme des utilités, et pour but de pourvoir aussi complètement que possible à la satisfaction des besoins des hommes. Créer intelligemment de la richesse, telle est la règle générale de la production. Cette richesse une fois produite, on s’occupera de la distribuer entre les membres de la société conformément aux principes de la morale ; mais cela est une question bien caractérisée et bien différente. Si la distribution doit être équitable, la production n’est tenue qu’à être : 1° abondante, et 2° proportionnée : abondante de telle sorte que chaque besoin particulier soit amplement satisfait, proportionnée afin que tels ou tels besoins ne demeurent pas totalement inassouvis, tandis que tels ou tels autres seraient comblés outre mesure.
 
Si les hommes vivaient isolés, il n’y aurait évidemment qu’à s’en remettre à chacun d’eux du soin de pourvoir individuellement à ses besoins. Mais les hommes ont l’instinct social, et d’ailleurs l’observation démontre qu’en s’associant, et en se divisant entre eux le travail, ils obtiennent des résultats incomparablement plus féconds ; par où l’on voit comment concordent la nécessité des faits naturels et notre intérêt d’utilité. Pour deux raisons dont une au moins est une nécessité, il convient donc que la théorie de la production parte du fait de la société et du principe de la division du travail. Reste à déduire les règles particulières de ce principe général :—Qu’il faut que les hommes en société, se divisant le travail, poursuivent une production de richesse abondante et proportionnée.
 
Quant à ce qui est de la première condition, celle de l’abondance, il est certain que les faits de la société et de la division du travail n’en compliquent nullement l’exécution. Car pour remplir cette condition, il n’y a qu’à s’en rapporter, à l’état social avancé comme à l’état censé naturel et primitif, à l’intérêt privé des hommes qui leur commande de travailler d’autant plus qu’ils veulent jouir davantage ; et il suffit seulement que la société, en imposant à chacun la division du travail, lui assure, par l’équité des lois de la propriété et de la distribution, l’entier bénéfice des résultats de sa peine. Par où l’on voit comment la justice vient à l’appui du bien-être.
 
Passons à la seconde condition, celle de la proportion dans la production. Celle-là semble surtout d’intérêt général, et l’exécution en paraît plus difficile à poursuivre avec la seule ressource de l’intérêt individuel.
 
Il s’agit d’arriver à ce but que tel ou tel objet de consommation venant relativement à manquer, tandis que tel ou tel autre abonde relativement, la production se détourne de celui-ci pour se porter sur celui-là. La première idée et la plus simple, mais, il faut le dire, la plus superficielle en même temps que la plus facile, c’est de faire intervenir l’autorité. Les souliers abondent, le pain manque. Vite ! un éditpour enrôler des boulangers, en les allant chercher parmi les cordonniers. Cette pratique qui répond à la théorie des politiques à courte vue et des réformateurs ignorants de notre temps fut celle de notre société à son bas àjçe. L’expérience Ta condamnée en démontrant que l’autorité était incapable non-seulement de prévoir, mais de terminer même,*quand elles se produisaient, les crises de la production.
 
À défaut de l’autorité, nous adresserons-nous à la fraternité ? Cène serait guère que tomber de Charybde en Scylla ; car c’est en de pareilles circonstances que le socialisme fraternitaire aime à produire, comme un ''deus ex machina'', quelque dictateur, quelque père suprême, ou quelque pontife.
 
Récusant l’autorité sous toutes ses formes, invoquerons nous la liberté politique ? L’expérience qui a condamné l'intervention de l’autorité en matière d’économie, l’a, me dit-on, condamnée aussi sur bien d’autres chefs. On la considère en général aujourd’hui comme un principe tutélaire pour les peuples adolescents, funeste aux peuples mûrs. On reconnaît, paraît-il, qu’il est un grand nombre de questions où l’action d’un pouvoir central quelque peu despotique est avantageusement remplacée par l’initiative des majorités locales. Soumettons en conséquence les questions de production à la libre discussion de la presse et de l’opinion ; confions-en la solution à la commune agissant par elle-même ou par ses fondés de pouvoirs.
 
Non ; tout cela serait inutile : il y a beaucoup mieux. Il ne suffit pas, par le fait, d’empêcher toute intervention de l’autorité politique en matière d’économie ; il convient aussi de soustraire la production à toute espèce d’action administrative, ou plutôt il est parfaitement superflu de l’y soumettre. Les difficultés politiques fussent-elles même remises à l’autorité, les questions économiques y échapperaient encore ; ici en effet l’intérêt privé concourt naturellement et de lui-même à la satisfaction de l’intérêt général. Et, pour tout dire, la proportion dans la production s’établit, comme on va voir, à la seule condition qu’on veuille bien seulement prendre la peine de ne rien faire. Tant il est vrai que nous sommes, en traitant de la production, aux seuls points de vue harmoniques de la vérité et de l’utilité, et que nous avons eu pleine raison d’écarter le point de vue moral.
 
La valeur d’échange des choses utiles a son origine dans leur limitation en quantité, elle a sa mesure dans leur rareté relative, ou dans le rapport de la demande à l’offre. C’est là le second fait énoncé par la science économique. Par conséquent les choses qui sont relativement le plus demandées et le moins offertes seront aussi celles qui auront, sur le marché, la valeur la plus haute ; et réciproquement, celles qui seront relativement le plus offertes et le moins demandées auront, sur le marché, la valeur la plus basse. Que les souliers abondent et que manque le pain, le prix vénal du pain augmentera, le prix vénal des souliers diminuera dans le rapport de leur rareté respective<ref>« La valeur du blé monte au double du moment où la quantité<br />
« livrable est affaiblie d’un cinquième, et au triple quand cette<br />
« quantité est affaiblie d’un quart. » (H. Passt, Valeur. Dictionnaire de l’Économie politique, T. II, p. 811.) Le rapport dont nous parlons n’est donc pas simple ; il n’en est pas moins mathématique.</ref>.
 
D’autre part, il est certain que, dans une société où le principe de la division du travail est appliqué, chacun travaillant en vue de l’échange de ses produits, l’intérêt privé du travailleur ne lui commande pas seulement de produire beaucoup, mais qu’il lui commande aussi de produire les objets marchands qui sont relativement très-demandes et peu offerts ; car la vente de ces objets se faisant à un prix vénal fort élevé, il restera pour le producteur, déduction faite du prix de sa matière première et du loyer de ses instruments, une part considérable représentant le salaire de son travail.
 
Ainsi, d’une par», les objets acquièrent une valeur plus ou moins haute ou basse suivant qu’il manquent ou qu’ils abondent : et d’autre part, l’intérêt privé des producteurs les pousse à produire les objets qui ont la plus grande valeur d’échange. Il se trouve donc en définitive qu’ils s’empresseront de produire les objets dont le besoin se fait sentir, et de combler les vides dont peut souffrir et se plaindre la consommation. Leur intérêt privé est donc en conformité parfaite avec l’intérêt général.
 
La production des souliers va diminuer, et elle ne diminuera pas au delà des limites convenables, sans quoi elle augmenterait bien vite. La production du pain augmentera, et elle augmentera d’une façon raisonnable, sans quoi elle viendrait bientôt à diminuer. Ce que nous disons ici du pain et des souliers pouvant s’appliquer à toute espèce d’objets de consommation, il en résulte que la fatalité providentielle des lois naturelles suffit à réglementer la production sous le rapport de la condition de proportion.
 
De quoi il ressort que îa division du travail étant pratiquée, et que la théorie de la distribution étant constituée de façon à satisfaire intégralement aux droits individuels de propriété du travailleur sur le fruit de son travail, le principe de la liberté absolue du travail et de l’échange, ou le principe du ''laissez faire, laissez passer'', est le principe souverain de la production, vu qu’il est tout à la fois nécessaire et suffisant à l’existence d’une production, de richesse abondante et proportionnée.
 
Qu’opposent à ces raisonnements nos adversaires ?
 
« La question est donc celle-ci : La concurrence est-elle un
« moyen d’assurer du travail au pauvre ? Mais poser la
« question de la sorte, c’*est la résoudre<ref>Louis Blanc, ''Organisation du Travail'', p. 26.</ref>. »
 
C’est la résoudre empiriquement ; car c’est la poser en la mutilant. Nous discutons des principes ; c’est-à-dire que nous devons opérer rationnellement. Or, au point de vue d’une société idéale, le mot de pauvre n’a point de sens économique : car un homme, dans une pareille société, est toujours riche au moins de ses facultés personnelles, lesquelles constituent un capital dont le travail est le revenu. Il n’y a de pauvres que les malades, les infirmes, les paresseux ; et tous ces gens sont sous la juridiction de la charité, en dehors du droit économique. La société n’a pas à leur assurer du travail plus particulièrement qu’à personne. La question véritable est donc celle-ci : — La concurrence est-elle un moyen d’empêcher le travailleur de jouir intégralement du revenu de ses facultés ?
 
« Qu’est-ce que la concurrence relativement aux travailleurs ?
« C’est le travail mis en enchères. »
 
Évidemment ! c’est-à-dire que c’est l’assimilation du travail, revenu d’un capital, aux autres revenus des autres capitaux. La concurrence, c’est la détermination de la valeur d’échange du travail sur le marché, où se déterminent également la valeur d’échange de la rente foncière, du loyer des capitaux ; c’est l’uniformité régulière dans la fixation du salaire, du fermage, du profit.
 
« Un entrepreneur a besoin d’un ouvrier : trois se présentent.<br />
« — Combien pour votre travail ? — Trois francs : j’ai une<br />
« femme et des enfants. — Bien. Et vous ? — Deux francs et<br />
« demi : je n’ai pas d’enfants, mais j’ai une femme. — A<br />
« merveille. Et vous ? — : Deux francs me suffiront : je suis<br />
« seul.— A vous donc la préférence. C’en est fait : le marché<br />
« est conclu. Que deviendront les deux prolétaires exclus ?<br />
« Ils se laisseront mourir de faim, il faut l’espérer. Mais s’ils<br />
« allaient se faire voleurs ? Ne craignez rien, nous avons des<br />
« gendarmes. Et assassins ? Nous avons le bourreau. Quant au<br />
« plus heureux des trois, son triomphe n’est que provisoire.<br />
« Vienne un quatrième travailleur, assez robuste pour jeûner<br />
« de deux jours l’un, la pente du rabais sera descendue<br />
« jusqu’au bout : nouveau paria, nouvelle recrue pour le<br />
« baigne, peut-être ! »
 
Voilà pourtant comme on se jette parfois dans une question avec toute la furie du sentiment, au lieu d’y pénétrer avec le calme de la raison. Au nom de la démocratie, et dans l’intérêt de la question sociale, je proteste contre une pareille méthode qui ne peut avoir pour résultats que d’obscurcir la vue des publicistes et de troubler l’âme des lecteurs. Encore une fois, abordons la science froidement, et surtout maintenons-nous toujours dans des régions qui soient inaccessibles aux passions populaires.
 
Écartons donc ce cortège fantasmagorique de femmes et d’enfants, de voleurs et d’assassins, de gendarmes et de bourreaux ; et voyons ce qu’il peut y avoir d’arguments économiques derrière les excès d’empirisme de M. Louis Blanc.
 
L’auteur met en scène trois ouvriers et un entrepreneur. Qu’est-ce qu’un entrepreneur ? Que sont des ouvriers ? Pour produire la plupart des objets marchands, il faut, comme nous l’avons dit, trois choses : 1° de la matière première, 2° des instruments de travail, 3° du travail. Un entrepreneur est un capitaliste qui possède les deux premiers de ces éléments ; les ouvriers disposent seuls du troisième.
 
Que l’entrepreneur ait une tendance à restreindre les salaires, cela est évident. Il l’aura dans un double but : et pour grossir d’autant le loyer de son capital, et pour diminuer ses prix de revient et de vente et s’attirer la clientèle. Il est encore évident que c’est la concurrence qui lui inspire cette tendance, au moins pour le second motif. Mais la concurrence qui le pousse à diminuer les salaires lui permet-elle de les abaisser indéfiniment ? voilà la question. Or si la passion superficielle tranche le problème affirmativement, le raisonnement approfondi le résout par la négative. La science impartiale constate une tendance des ouvriers à élever les salaires, tendance favorisée par la concurrence des entrepreneurs, et capable de balancer la première et de maintenir le taux des salaires à l’équilibre normal de leur valeur naturelle. Pour mettre ce fait en lumière, il nous suffira de compléter la peinture du marché, et d’achever le tableau dont M. Louis Blanc n’a reproduit que la moitié.
 
« Un ouvrier cherche un entrepreneur : trois se présentent. —Combien pour mon travail ?—Deux francs : je désire abaisser mes prix de revient et de vente, et grossir le profit de mon capital.—Bien. Et vous ?—Deux francs et demi : les produits sont demandés par les consommateurs ; en abaissant mes prix de vente et en vendant beaucoup, je trouverai encore moyen de réaliser de beaux bénéfices.—A merveille. Et vous ?—Trois francs : j’abaisserai mes prix de vente, je vendrai beaucoup, et je me contenterai d’un moindre profit de mon capital.—A vous donc la préférence, etc., etc. »
 
Interrogez la réalité. Vous apprendrez qu’en effet, par l’application du principe de la concurrence, les prix de vente baissent à l’avantage de tous les consommateurs, travailleurs et autres, le chiffre des affaires s’élève, et le profit des capitaux se réduit. C’est l’intérêt privé qui pousse les entrepreneurs à diminuer les salaires ; c’est l’intérêt privé qui pousse les ouvriers à les faire augmenter. C’est la concurrence des ouvriers qui soutient les entrepreneurs ; c’est la concurrence des entrepreneurs qui protège les ouvriers. La concurrence fait l’équilibre. Et pour troubler cet équilibre dans le sens accusé par M. Louis Blanc, que faudrait-il ? Une coalition d’entrepreneurs que la loi peut réprimer ou qu’elle peut rendre inoffensive en ne défendant pas les coalitions d’ouvriers.
 
« Dira-t-on que ces tristes résultats sont exagérés ; qu’ils ne<br />
« sont possibles, dans tous les cas, que lorsque l’emploi ne<br />
« suffit pas aux bras qui veulent être employés ? Je demande-<br />
« rai, à mon tour, si la concurrence porte par aventure en elle-<br />
« même de quoi empêcher cette disproportion homicide ? »
 
Demandez, et l’on vous répondra que non-seulement la concurrence porte en elle-même de quoi prévenir les crises dont vous parlez, mais qu’il n’y a même que le seul système de la liberté du travail et de la production qui puisse empêcher cette disproportion homicide, et cela non par aventure, niais par nécessité de nature et de logique.
 
« Si telle industrie manque de bras, qui m’assure que, dans<br />
« cette immense confusion créée par une compétition univer-<br />
« selle, telle autre n’en regorgera pas ? »
 
Qui vous en assure ? L’harmonie tout à la fois fatale et providentielle des lois naturelles, et la certitude des principes et, des déductions, si vous vouliez bien consentir à les examiner. Vous sauriez alors que ce qu’il vous plaît de nommer une immense confusion est un ordre immense.
 
« Or, n’y eût-il, sur trente-quatre/mil lions d’hommes, que
« vingt individus réduits à voler pour vivre, cela suffit pour
a la condamnation du principe. »
 
Oui, s’il est bien établi que c’est l’application du principe qui pousse au vol ces individus. Mais aussi, sur trente-quatre millions d’individus, y eût-il trente-trois millions de voleurs, cela ne suffirait pas pour la condamnation d’un principe, si le principe est bon, parce qu’alors il serait impossible que ce principe pût être considéré comme étant la cause du désordre. Or le principe de la concurrence repose logiquement sur des faits inattaquables ; sur ce fait que la somme des choses utiles est limitée dans sa quantité ; sur cet autre fait que la valeur d’échange a son origine dans cette limitation et sa mesure dans les circonstances comparatives de la somme des besoins à la somme des provisions, dans le rapport de la demande à l’offre. Le principe de la concurrence repose encore sur le fait de la division du travail. Pour ces raisons, le principe de la concurrence est absolu. Si donc il y a dans notre société misère des masses, privilège, servitude ; s’il y a désordre, en un mot, ce que je ne songe point à nier, il est également vrai qu’il faut chercher la cause de ce désordre dans un autre principe que celui de la liberté du travail et de la production. Et môme il la faudrait voir peut-être avant tout dans ce fait que nous sommes loin d’en avoir encore fini avec tous les règlements plus ou moins autoritaires, avec les systèmes dits : mercantile, protecteur, colonial ; avec les lois des pauvres, la limitation du travail ; avec les lois de maximum, les lois sur l’usure ; avec les altérations des monnaies/ le travail des prisonniers, l’organisation de certaines industries en monopole, etc., etc.
 
=== § 5. L’école économiste et la Distribution de la richesse. ===
 
« Une révolution sociale ! suffit-il de la vouloir pour l’ac-<br />
« complir ?… Ah ! vous êtes jaloux de la gloire d’accomplir<br />
« une révolution sociale, eh bien ! il fallait naître soixante ans<br />
« plus tôt, et entrer dans la carrière en 1789… Dans ce temps-<br />
« là en effet tout le monde ne payait pas l’impôt. La noblesse<br />
« n’en supportait qu’une partie, le clergé aucune,…<ref>M. A. Thiers, ''De la Propriété'', p. 11.</ref>»<br />
 
Qui parle ainsi ? C’est M. Thiers s’exprimant dans son ''langage libre, véhément, sincère, comme il a toujours été, comme il sera toujours''<ref>Idem, p.6.</ref>.
 
« …Ce qui est fait n’est plus à faire… Y a-t-il, en effet,<br />
« quelque part un four ou un moulin banal à supprimer ?<br />
« Y a-t-il du gibier qu’on ne puisse tuer quand il vient sur<br />
« votre terre ?... Y a-t-il d’autre inégalité que celle de l’es-<br />
« prit, qui n’est pas imputable à la loi, ou celle de la fortune,<br />
« qui dérive du droit de propriété<ref>Idem, p.13.</ref> ? »
 
Eh ! mon Dieu, peut-être bien, monsieur Thiers. Et si cette inégalité existe, nous la voulons découvrir ; et si tout au contraire elle n’existe pas, nous voulons nous en convaincre. Et si les socialistes se sont trompés, nous le leur ferons voir. Pourquoi tant de véhémence ? — Mais laissons M. Thiers voler à la défense de la propriété : car aussi bien son impétuosité naturelle est si grande qu’on a de la peine à le contenir.
 
Comment procède M. Thiers ? Il ne cherche, croyez-le bien, l’origine et le fondement de la propriété ni dans le droit divin, ni dans le droit du plus fort, ni dans le droit du premier occupant. Non ; mais où donc le cherche-t-il ? Dans l'''instinct'' ! Ainsi, dès le premier pas qu’il fait, voilà M. Thiers embourbé, côte à côte avec M. Proudhon, dans les marais de l’empirisme. Tous deux de concert confondent la propriété qui est un droit avec l’appropriation qui est un fait. La propriété n’est plus ni pour l’un ni pour l’autre un pouvoir moral, apanage exclusif des personnes raisonnables et libres ; la propriété est un fait instinctif. Mais, à ce compte, les animaux sont aussi susceptibles d’être propriétaires que l’homme ? — Évidemment, selon M. Thiers.
 
« Les naturalistes en voyant un animal qui, comme le castor<br />
« ou l’abeille, construit des demeures, déclarent sans hésiter<br />
« que l’abeille, le castor sont des animaux constructeurs. Avec<br />
« le même fondement, les philosophes, qui sont les naturalistes<br />
« de l’espèce humaine, ne peuvent-ils pas dire que la propriété<br />
« est une loi de l’homme, qu’il est fait pour la propriété,<br />
« qu’elle est une loi de son espèce ! Et ce n’est pas dire assez<br />
« que de prétendre qu’elle est une loi de son espèce, elle est<br />
« celle de toutes les espèces vivantes. Est-ce que le lapin n’a<br />
« pas son terrier, le castor sa cabane, l’abeille sa ruche ?<br />
« Est-ce que l’hirondelle, joie de nos climats..... etc., etc.<ref>''De la Propriété'', p. 27.</ref> ?»
 
Oui, monsieur Thiers, le lapin a son terrier ; mais, faut-il donc vous l’apprendre ? il en est possesseur et non propriétaire. Le castor a sa cabane ; mais il n’a pas sur elle un droit de propriété. L’abeille a sa ruche ; mais elle en est si peu propriétaire que vous avez, vous, sans le savoir et sans savoir pourquoi, le droit de la lui ravir, et que vous la lui ravissez. Que répondriez-vous donc à Tabeille si, quand vous vous emparez tout à la fois de sa ruche et de son miel, elle vous traitait de voleur ou de socialiste ? Sauriez-vous lui dire qu’elle n’est qu’un animal dominé par l’instinct, et que vous êtes un homme raisonnable et libre ? qu’elle est une ''chose'' et que vous êtes une ''personne'' ? qu’elle n’a ni droits ni devoirs, que vous avez, vous, le droit et le devoir d’accomplir votre destinée, de l’accomplissement duquel votre liberté vous fait responsable ? Le sauriez-vous ? J’ai tout lieu d’en douter. Mais heureusement les abeilles ne lisent point M. Thiers ; et elles ignorent ses doctrines subversives et plus que démagogiques.
 
Telle est la philosophie de M. Thiers ; nous aurons occasion de juger tout à l’heure son économie politique ; l’une et l’autre se valent. Toutefois, pour être juste, il faut bien reconnaître que l’auteur, malgré sa médiocrité scientifique, et tout en n’unissant à une grande pauvreté d’idées qu’une platitude assez remarquable de style, parvient à constituer une apparence de théorie de la propriété. Nous avons constaté par avance que la base en était tout empirique ; constatons aussi que cette théorie, par elle-même, n’est rien moins que philosophique.
 
M. Thiers établit : — ''Que V homme a dans ses facultés personnelles une première propriété incontestable, origine de toutes les autres.'' (Chapitre iv.)
 
Cette première propriété est incontestable , je le veux bien. Le fait est pourtant qu’elle a été contestée. M. Thiers le nie ; je l’affirme.
 
« Ces pieds, ces bras, ces mains sont à moi, incontesta-
« blement à moi.... Si quelqu’un y touchait, si quelqu’un mar-
« chait méchamment sur f un de mes pieds, je m’irriterais, et
« si j’étais assez fort je me jetterais sur l’offenseur pour me
« venger…
 
« C’est là une première propriété incontestable,......pour la-
ce quelle on peutm’envier, me haïr ; mais dont on ne songera ja-
« mais à m’enlever une partie pour la donnera d’autres,.....*>
 
Et qu’était-ce un peu que l’esclavage dans l’antiquité ? qu’est-ce encore que l’esclavage dans les temps modernes, sinon l’appropriation légale des facultés de certains hommes par d’autres hommes ? Et d’où vient donc qu’en ce chapitre iv si favorable, il n’y a pas un traître mot, dans le livre de M. Thiers, au sujet de l’esclavage ? Est-ce faiblesse de raison, impuissance de logique pour le condamner ? Est-ce manque de cœur, absence de foi pour le flétrir ?
 
M. Thiers établit encore : — Que de l’exercice des facultés de l’homme, il naxt une seconde propriété, qui a le travail pour origine, et que la société consacre dans Vintérêt universel. (Chapitre v.)
 
Et ici encore quelques lignes touchant le servage n’eussent-elles point fait un bon effet ? Dans un ouvrage de la propriété réellement scientifique , l’historique de la question n’en eût-il pas merveilleusement complété l’élaboration rationnelle ? Mais ces deux éléments, chez M. Thiers, font absolument défaut l’un et l’autre.
 
M. Thiers s’occupe ensuite, en plusieurs chapitres, de définir très-imparfaitement le droit de propriété ; puis il conclut : —Qu’il résulte de tout ce qui précède, que le travail est le vrai fondement du droit de propriété. (Chapitre xxi.)
 
Arrêtons - nous ici ; et laissons l’auteur foudroyer tour à tour le communisme et le socialisme , puis enfin élaborer l’impôt. 11 ne se peut rien imaginer de plus superficiel, de plus incohérent, de plus.faible que cette seconde partie du livre sinon la première. Mais que nous servirait-il de réfuter ces déductions, si nous parvenons à dévoiler la complète nullité des principes ?
 
N’ayant point épargné les socialistes, je ne ménagerai pas M. Thiers. Aussi bien, dans leur empirisme, les socialistes sont-ils cent fois plus excusables que M. Thiers dans le sien.
 
4 De la Propriété, pp. 31, 33.
 
S’égarer quand seul et sans guide on s’aventure dans l’obscurité d’une science pressentie , mais à peine entrevue, cela est après tout, peut-être honorable. Mais promettre de démontrer j l’évidence, entreprendre une démonstration lente, méthodique des
 
l- |^ vérités jusqu’ici les plus reconnues i ,• puis n’aboutir qu’à com-
 
*y promettre ces vérités, qu’à obscurcir cette évidence, cela serait
 
*’ .. infiniment ridicule si ce n’était encore plus dangereux.
 
L’exemplaire du livre : Dr la propriété, par M. A. Thiers. que j’ai sous les yeux, est un exemplaire d’une édition populaire à un franc, publiée sous les auspices du Comité central de l’Association pour la Défense du Travail national. La couverture invite le lecteur par un N. B. à voir, à la première page, la circulaire de VAssociation. Pénétrous-nous des intentions de cette circulaire.
 
« Un livre, y est-il dit, qui vient de paraître, nous a semblé
« éminemment propre à remplir le but que nous poursuivons,
« c’est celui que M. Thiers a publié sous le titre : De la Propriété,
« Ce livre, déjà traduit et tiré en Angleterre à cent mille exem-
/ a plaires, que l’Allemagne et l’Espagne se sont également
/ « empressées de traduire, et dont la Belgique a fait une édition
« populaire , a été considéré partout comme la meilleure
^ « réponse à ces attaques systématiques dirigées par difîérentes
« sectes contre l’ordre social.
« L’œuvre de M. Thiers ne laisse en effet subsister aucun
« des paradoxes à l’aide desquels on a essayé de pervertir le
« bon sens des masses :....
 
a .....H importe que cet ouvrage reçoive la plus grande
 
« publicité, qu’il se répande dans les écoles et dans les ateliers,
« et que des lectures publiques habilement ménagées fassent
« descendre de l’instituteur à l’élève, du contre-maître à l’ou-
« vrier, les excellentes doctrines du livre de M. Thiers. Ce sera
« le meilleur moyen de dissiper les funestes impressions qu’ont
« pu laisser les prédications du Luxembourg, et nous raffermi-
« rons ainsi nos populations laborieuses dans la pratique du
a bon et du juste. »
 
Puis donc que M. Thiers se pose en défenseur de l’ordre social et se fait accepter pour tel, c’est à lui seul qu’il faut s’attaquer. Et il faut faire voir combien cet Achille conservateur a compromis l’Ilion qu’il s’était chargé de défendre.
 
1 De la Propriété, p. 3.
 
 
Le travaiLest le vrai fondement du droit de propriété.— Soit ! L’idée que M. Thiers s’efforce ainsi d’exprimer est aussi la mienne. J’admets donc ce principe, sauf à protester encore uoe fois contre la démonstration matérialiste, par le besoin, qu’en a donnée l’auteur, sauf à faire encore une observation très-importante.
 
Le droit de propriété est un ; mais l’exercice de ce droit est complexe. La propriété est individuelle ou collective. D’où vient donc qu’il n’y a pas non plus, chez M. Thiers, la moindre trace de cette distinction ?
 
M. Thiers ne connaît absolument et uniquement qu’une forme de la propriété, la propriété individuelle. M. Thiers qui voit et qui conçoit les lapins propriétaires ne voit pas, ne conçoit pas les communautés propriétaires. N’est-ce point une lacune énorme et impardonnable ? car enfin, en fait et endroit, la propriété, collective existe. En fait, certaines congrégations, les hospices, un grand nombre de communes, des sociétés industrielles, l’État lui-même sont propriétaires. En droit, ils le peuvent être parfaitement : car il est aussi vrai que les congrégations, les hospices, les communes, les sociétés industrielles, l’Etat sont des personnes morales qu’il est vrai que les lapins n’en sont pas.
 
Où cela nous mène-t-il ? Je supplie le Comité central de l’Association pour la Défense du Travail national, si tant est que cette
honorable association existe encore, de vouloir bien y réfléchir très sérieusement. Etant admise la fanaille, il faut la doter. Étant admis l’État, il lui faut un revenu, une fortune. Sous le régime féodal, constitué sur le modèle de la famille, le chef de l’État était propriétaire de la fortune de l’État : c’était encore la propriété individuelle, c’en était au moins la forme. De nos jours, le régime féodal étant proscrit, le droit de propriété de l’État ne peut pas être autre chose qu’un droit de propriété collective. Il faut alors de deux choses Tune : affirmer l’État ou le nier ; doter l’Etat ou le ruiner. Dans le premier cas, la propriété individuelle étant garantie, il faut immédiatement faire la part de la propriété collective. Dans le second cas, si l’on veut anéantir l’État et le dépouiller, il faut faire ce que fait M. Thiers.
 
M. Thiers constitue la propriété individuelle ; il se donne garde de souffler mot de la propriété collective. Il enfle sa voix
 
 
fait les yeux ronds, appelle Croquemitaine le communisme et Croquemitaine le socialisme. Après quoi vient une soi-disant théorie de l’impôt d’un ridicule impayable. Que signifient ces malices de sophiste ? Et qui trompe-t-on ici ? Quelque niais !
 
Hâtons-nous d’en finir.
 
Le travail est le vrai fondement du droit de propriété individuelle, dirons-nous. Très-bien ; maintenant je dirai tout de suite à M. Thiers que la propriété ne porte que sur la richesse sociale, et qu’elle porte sur toute la richesse sociale. Or la richesse sociale, objet du droit de propriété, se partage en trois espèces : les facultés personnelles, le capital artificiel, la terre.
 
Le principe de l’auteur contient évidemment renonciation du droit de propriété des facultés personnelles.
 
Il contient également renonciation du droit de propriété du capital artificiel, fruit du travail et de l’épargne.
 
Reste la terre. Si la valeur de la terre a son origine et sa mesure dans la valeur du travail accumulé sur elle et du capital enfoui dans son sein ou réuni sur sa surface, la terre, économiquement parlant, est fille des facultés personnelles de l’homme ; et le principe de M. Thiers consacre la propriété foncière individuelle. Mais si la terre a. par elle-même, une valeur intrinsèque de capital, elle reste en dehors du principe de propriété tel que M. Thiers l’établit.
 
M. Thiers et M. Proudhon, toujours inséparables, se donnant la main sur le terrain de l’économie politique comme sur celui de la morale, disent : — « La terre ne vaut que par le travail et le capital artificiel. » Mais tous les économistes, Bastiat et ses disciples exceptés, répondent avec unanimité : — c< Erreur ; la terre a, par elle-même, une valeur intrinsèque de capital. »
 
Donc : l°le principe du droit de propriété, tel que M. Thiers Ta donné, basé sur l’instinct, est empirique ; 2° Il est incomplet, néglige la communauté, détruit l’Etat ; 3° Fût-il exact en partie, en tant que principe de la propriété individuelle, il n’expliquerait et ne justifierait point la propriété foncière.
 
N’en parions plus.
 
M. Thiers n’est pas un économiste ; et ce n’est point avec lui qu’il convient de discuter la doctrine économique sur laquelle repose sa théorie de la propriété. Toute cette doctrine est contenue dans ce principe énoncé par Frédéric Bastiat : —
 
 
« Tout homme jouit gratuitement de toutes les utilités fournies
a ou élaborées par la nature, à la condition de prendre la peine
« de les recueillir ou de restituer un service équivalent à ceux
« qui lui rendent le service de prendre cette peine pour lui1. »
 
En langage économique, cela veut dire :—a II n’y a de
richesse sociale que la richesse produite ; » ou bien encore ; —
« Le travail seul vaut et s’échange, »
 
C’est donc à Basliat que je dois m’adresser. Ici, je l’avoue,
je me trouve dans un certain embarras. Je suis en présence
d’un homme dont les intentions furent excellentes, les convic-
tions sincères, les efforts soutenus. Cet homme a de chauds
amis et des disciples nombreux. D’autre part, sa philosophie me *y/
semble mesquine, sa science fausse ; tout me commande de le /
dire et de le montrer. Vais-je tenter de faire descendre cet éco-
nomiste convaincu et laborieux de son piédestal pour le ren-
verser au niveau des socialistes et des conservateurs ? Quelle
tâche ingrate 1 Je ne parle point des accusations de présomption
et de témérité que je ne puis manquer dem’attirer : c’est un de-
voir facile pour moi que de braver ces légers désagréments si je
crois posséder la vérité. Mais convient-il d’assimiler aux empi-
riques de toutes les catégories un homme qui s’est donné tant de
mal pour obscurcir à ses propres yeux la lumière, qui a dépensé
tant et de si douloureux efforts pour s’ériger à lui-même Ter-
reur en théorie raisonnée ? Honnête et malheureux Bastiat, tes
idées n’ont jamais séduit qui que ce soit autant que ta candeur
et ton courage me touchent ! Mais il s’agit ici de quelque chose
de plus considérable que la réputation scientifique d’un
homme de bien ; il s’agit des intérêts de la vérité, il s’agit de
la gloire de ces harmonies providentielles que tu as pressen-
ties et compromises ; et rien ne saurait m’empêcher de com-
battre ces doctrines que tu proposais à la franchise et à l’ar-
deur de la jeunesse française, en appelant sur elles, de tous tes
vœux, un impartial examen.
 
Nous parlons de propriété. Où Bastiat va-t-il en chercher l’origine. Voit-il, d’une part, l’humanité tout entière avec le couronnement supérieur de chacune de ses facultés : l’amour sympathique et esthétique, la raison, la liberté ? Voit-il, d’autre part, la nature impersonnelle ? Entrevoit-il la subordination
 
i F. Bastiat, Hwrmonies économiques. Propriété, Communauté.
 
morale de l’accomplissement des destinées aveugles et fatales
 
à l’accomplissement des destinées clairvoyantes et libres, la
 
réalisatfon du progrès économique par le travail et la pro-
 
. priété ? Non ; Bastiat fonde la propriété, comme M. Proudhon,
 
\j comme M. Thiers, sur Y intérêt personnel. Il voit, d’une part, des
 
/ besoins ; il voit, d’autre part, des satisfactions ; il constate des
 
/ efforts ; il reconnaît de Yutilité ; et voilà le champ stérile et
 
! borné sur lequel il nous faut édifier la théorie de la distribution
 
des richesses.
 
« Si l’on donne le nom à’Utilité à tout ce qui réalise la satis-
« faction des besoins, il y a donc des utilités de deux sortes.
tf Les unes nous ont été accordées gratuitement par la Pro-
« vidence ; les autres veulent être, pour ainsi parler, achetées
« par un effort.
 
« Ainsi, l’évolution complète embrasse ou peut embrasser
a ces quatre idées :
 
besoin { ïffi ££* } Satisfaction..,
 
La théorie de la propriété va sortir de co petit tableau.
 
« Propriété, communauté, sont deux idées corrélatives à
« celles à’onérosiié et de gratuité d’où elles procèdent.
 
« Ce qui est gratuit est commun, car chacun en jouit et est
« admis à en jouir sans conditions.
 
« Ce qui est onéreux est approprt^, parce qu’une peine à
« prendre est la condition de la satisfaction, comme la satis-
« faction est la raison de la peine prise *. »
 
Où sommes-nous ? Et quelle langue parlons-nous là ? Ai-je entre les mains l’œuvre d’un économiste, d’un savant, d’un philosophe, ou l’élucubration hâtive et superficielle de quelque médiocrité politique ? Et combien de pages me faudra-t-il pour signaler les erreurs dont fourmillent ces quelques lignes ?
 
Ce qui est onéreux est approprié, dit Bastiat. Certes, cela est vrai. Mais aussi ce qui est approprié est onéreux, voilà qui n’est pas moins vrai. De telle sorte qu’il serait inexact d’énoncer que l’appropriation procède de l’onérosité, ou que Tonérosité procède de l’appropriation. Ce qu’il serait exact de dire, c’est que l’appropriation et l’onérosité procèdent Tune etl’auire
 
1 Harmonies économiques, Besoins, Efforts, Satisfactions.
 
2 Idem. Propriété, Communauté.
 
d’un même fait antérieur. Ce fait, que Bastiat ignore aussi complètement qu’il est possible, c’est la Hmitation dans la quantité des utilités, limitation qui rend du même coup les choses utiles : 1° valables et échangeables, 2° appropriables.
 
C’est là une première erreur. Elle est de peu d’importance à la rigueur. Mais que dire de la confusion que fait Bastiat entre l’appropriation et la propriété ? La propriété n’est point l’appropriation, c’est l’appropriation légitimée par la raison, par la justice. En confondant ces deux faits si différents, Bastiat anéantit d’un mot l’élément moral de la propriété, c’est-à-dire son élément essentiel, constitutif. En énonçant que la propriété procède de l’onérosité, il supprime le droit, foule aux pieds la personnalité, dégrade l’homme, avec M. Thiers, pour le rejeter au rang des brutes. Non, malgré M. Proudhon, malgré M- Thiers, malgré Bastiat, la propriété ne procède point de la nécessité, de l’instinct ; elle procède de la liberté.
 
Enfin, pense-t-on que j’aie oublié ma langue maternelle,
pour venir me dire que l’utilité gratuite est le domaine
de la communauté ? J’avais pensé jusqu’ici que le droit de
propriété, simple dans son principe , s’exerçait sous deux
modes : sous le mode de la propriété individuelle, et sous le
mode de la projpriété collective ou de la communauté. Je
savais bien que des héritiers sont propriétaires en commun de
meubles et d’immeubles avant licitation ; que des congréga-
tions, que les hospices, que les communes, que certaines
sociétés industrielles possèdent en commun des biens d’es-
pèces diverses. Je n’ignorais point que tous les Français possè- ^
dent en commun des routes, canaux, édifices publics, etc., etc.
L’on vient aujourd’hui m’apprendre que nous sommes pro-
priétaires en communauté de l’air atmosphérique, que nous ne 7
saurions posséder collectivement que de la richesse ainsi gra- *
tuite. Quelle ignorance profonde de la nature et du fondement
du droit de propriété !
 
La propriété, dit Bastiat, c’est le droit de s’appliquer à soi’ ^même ses propres efforts, ou de ne les céder que moyennant la cession en retour d’efforts équivalents1.—V*oilà donc ce qu’est, pour Bastiat, le principe de la propriété ! Mais passons ; ce n’est point la question morale qui nous occupe ici, c’est le problème
 
1 Harmonies économiques, Propriété, Communauté.
 
 
 
économique. Tout mutilé qu’il est, ce principe s’applique-t-il à l’ensemble de toute la richesse sociale ? Voilà ce qu’il s’agit d’éclaircir.
 
Selon Bastiat,—la. valeur, c’est le rapport db deux services échangés1. L’invention de cette phrase avec celle du mot de services est, au dire des élèves de Bastiat, son plus beau titre de gloire. Reste à savoir ce que signifient le mot et la phrase.
 
S’il est un don que l’auteur n’ait point, c’est celui du stvje \ scientifique ; s’il est un talent qui lui manque, c’est celui d’énoncer une fois pour toutes son idée en termesjsuffisamment clairs et précis. Pour résumer en deux lignes quelques centaines de pages, je dirai que Bastiat nomme service l’effort fait par un individu pour la satisfaction du besoin d’un autre individu.
 
Maintenant je demande ;—Comment s’évaluent les services dans l’échange ? Appelons le premier de nos deux individus vendeur ; appelons acheteur le second. La valeur du service, tel qu’il est défini, doit se mesurer soit sur l’effort du vendeur, soit sur le besoin de l’acheteur et sur la satisfaction de ce besoin. La valeur du service se mesure-t-elle sur l’effort du vendeur ? Nous arrivons tout simplement à cette hypothèse de l’école anglaise que la valeur se fonde sur le travail, se mesure sur les frais de production et ïe prixjle revient. L’observation des faits contredit formellement cette hypothèse, et l*ldée des économistes anglais n’est point celle de Bastiat. La valeur du service se mesure-t-elle sur le besoin de l’acheteur et sur la satisfaction de ce besoin ? Nous retombons ni plus ni moins dans la théorie de J.-B. Say qui met l’origine et la mesure de la valeur dans l’utilité ; et la réalité des phénomènes économiques s’oppose encore ici radicalement à cette conclusion que d’ailleurs Bastiat n’a point admise.
 
Enfin, que répond Bastiat ?—C’est que la valeur des services est proportionnelle non point à l’effort fait par le vendeur, mais à l’effort évité par l’échange à l’acheteur.
 
Simple question. Si nous sommes quinze cents personnes écoutant au Conservatoire, les unes moyennant 10 francs, les autres moyennant 6 francs, d’autres enfin moyennant 4 francs,
 
1 Harmonies économiques, De la Valeur.
 
 
la symphonie en la de Beethoven, quel est l’effort que nous évite à tous la société des concerts ? L’effort de construire nous-mêmes une salle disposée dans des conditions d’acoustique favorables comme celle du Conservatoire ? L’effort d’écrire nous-mêmes la partition de la symphonie en la ? Ou l’effort de nous l’exécuter à nous-mêmes, comme le font MM. Alard, Franchomme et autres ?
 
La thèse de Bastiat n’est pas soutenable. Pourtant il fau-
drait voir à s’entendre- Cherchons, chez l’auteur même, un
exemple. Un opulent et vaniteux banquier veut faire entendre
dans ses salons une grande cantatrice* — « Quelles sont les
« limites extrêmes entre lesquelles oscillera la transaction ?
« Le banquier ira jusqu’au point où il préfère se priver de la >
« satisfaction que de la payer ; la cantatrice jusqu’au point où
« elle préfère la rémunération offerte à n’être pas rémunérée
« du tout. Ce point d’équilibre déterminera la Valeur de ce
« service spécial, comme de tous les autres<ref>''Harmonies économiques'', De la Valeur.</ref>. »—A merveille !
Le banquier est très-opulent et très-vaniteux : il ira jusqu’à
10,000 francs ; il aimerait mieux se priver de la satisfaction j
qu’il recherche que de la payer plus cher. La cantatrice est |
gênée d’argent : elle acceptera bien 200 francs ; mais elle pré- j
férerait n’être point payée du tout plutôt que d’être payée
moins cher. La transaction va donc osciller entre un maxi- ;
mum de 10,000 francs et un minimum de 200 francs ? Où j
s’arrêtera-t-elle ? Et de quel point d’équilibre nous parle- • !
t-on ?
 
Ce point ne se trouvera pas ; la transaction ne s’opérera jamais dans les seules données établies par Bastiat. Si par hasard elle s’opérait, ce serait en dehors de toutes les circonstances ordinaires de l’échange.—C’en est je pense assez pour montrer qu’avec la seule ressource de la définition donnée par Bastiat de ses services, toute détermination de valeur est impossible.
 
Dans cette étude, je me propose plutôt, ainsi qu’on l’a pu reconnaître, de constater les erreurs de mes adversaires que de les redresser. Dans le cas présent, je ne puis guère me dispenser de compléter ma critique en comblant les lacunes de la théorie de Bastiat : c’est presque le seul moyen d’achever de les montrer.
 
Voici donc ce que Bastiat n’a point vu et ce qu’il n’a point raconté. Il n’y a point qu’une cantatrice : il y en a dix de la même force ; et il n’y a point qu’un seul banquier opulent et vaniteux : il y a cent autres personnes aussi vaniteuses, aussi I opulentes. Cela dit, le service de l’artiste vaut 500 francs, ni I plus ni moins -, parce que cette valeur est une ''fonction algébrique des variables'' qui sont : 1° le nombre des artistes, 2° le nombre des riches dilettantes. Et la transaction s’opère tout de suite au taux de 500 francs ; parce que d’une part, si la cantatrice ne veut point chanter pour ce prix, le banquier trouvera neuf autres cantatrices disposées à y consentir ; et parce que d’autre part, si le banquier refuse de donner la somme, la cantatrice trouvera quatre-vingt-dix-neuf autres personnes qui la lui donneront.
 
C’est tout simplement la loi de l'''offre'' et de la ''demande'' que Bastiat a négligé de signaler, parce qu’il ne l’a jamais étudiée ni comprise. S’il n’y avait au monde qu’une seule et unique cantatrice, on la rémunérerait peut-être à raison de 20,000 francs la séance. Et s’il y avait des cantatrices en nombre indéfini, on les aurait pour rien. Dune façon générale, les services valent suivant qu’ils sont plus demandés et moins offerts, ou proportionnellement à leur rareté relative, sur le marché. Et si les services valent quelque chose, c’est que le nombre en est restreint. D’une façon plus générale encore, la valeur naît de la limitation dans la quantité des choses utiles, et elle se mesure sur leur rareté relative, c’est-à-dire sur le rapport de la demande à l’offre en fonction de l’une et de l’autre.
 
En possession de la loi de l’offre et de la demande, nous pouvons reconnaître combien est vide et creuse la théorie de Bastiat.
 
Bastiat invente le mot de ''services'' et le voilà dans l’enchantement. — « Une foule de circonstances extérieures influent<br />
« sur la valeur sans être la valeur même : — Le mot ''service''<br />
« tient compte de toutes ces circonstances dans la mesure<br />
« convenable<ref>''Harmonies économiques'', De la Valeur.</ref>. »—C’est ce qu’il faut voir. ''Service'', au dire de Bastiat, implique : 1° l’effort fait par un individu, 2° la satisfaction du besoin d’un autre individu, 3° l’effort évité par le vendeur à l’acheteur. Très-bien ; mais encore comment s’apprécient, s’évaluent les services ? Ce n’est ni par l’effort fait, ni par la satisfaction du besoin : ces deux théories du ''prix de revient'' et de l'''utilité'' sont ruinées. Est-ce par l’effort évité ? Cette troisième théorie est simplement ridicule : quel effort m’est évité quand j’achète un tableau de Raphaël ? Encore une fois, comment se détermine la valeur des services ? — Par la libre compassion répond enfin Bastiat.
 
Cette quatrième théorie n’est autre que la théorie du ''jugement'' de Storch. Elle est aussi erronée que les trois premières. Pour juger, il faut avoir les bases du jugement ; pour comparer, il faut avoir les éléments de la comparaison. Quelles sont ces bases ? Quels sont ces éléments ? Ce ne peut être dans tous les cas ni l’effort fait, ni l’utilité, ni l’effort évité. Mais qu’est-ce donc ? — Toutes ces considérations réunies, s’écrie Bastiat, et discutées ''librement'' entre les deux contractants de l’échange. — Est-ce bien là votre dernière ressource ? Elle est encore insuffisante ; car : 1° le raisonnement prouve que vous n’avez que de mauvais éléments de discussion : et 2° l’expérience démontre que la valeur ne dépend point de la liberté des échangeants, mais qu’elle s’impose, la même pour tous, à leur volonté.
 
Si j’achète aujourd’hui sur le marché une paire de souliers, quels que soient les efforts qu’a faits le cordonnier, quel que soit le besoin que j’aie de chaussures, quelle que put être l’effort que j’aurais à faire pour me confectionner moi-même une paire de souliers, quelle que soit ma ''vanité'' mon ''opulence'', etc., etc., je paye mes chaussures 20 francs, comme tout le monde, si les souliers valent 20 francs. Pourquoi ? Parce que la valeur des souliers résulte de la comparaison entre la somme des besoins et la somme des provisions, du rapport de la demande à l’offre, de la rareté relative ; et qu’en dehors de cette circonstance précise, indépendante de mon libre arbitre , toute détermination de la valeur est fausse ou impossible.
 
Bastiat a rencontré sur son chemin la théorie de la rareté ; il lui a fait un reproche et une concession. Examinons l’un et l’autre.
 
Le reproche consiste en ceci que les économistes qui voient dans la rareté des choses l’origine et la mesure de leur valeur subissent le ''joug de la matérialité''. Que signifie ce barbarisme ? Au dire de l’auteur, si l’on prétend que le rapport du chiffre de la demande au chiffre de l’offre peut donner aux objets leur valeur, on se représente la valeur comme matérielle. Se plaisant alors à prêter aux économistes qui ne sont point satisfaits du ''rapport des services'' les idées les plus stupides, Bastiat ose affirmer que, dans leur opinion, les physiciens devront constater la rareté entre la pesanteur et l’impénétrabilité des corps, que les chimistes devront la retrouver par l’analyse… Je m’arrête : il est, je pense, inutile de réfuter cette métaphysique ; et je suis, je l’avoue, quelque peu honteux d’avoir à constater chez un auteur en renom de si tristes étourderies.
 
Quant à la concession, voici quelle elle est :—« ''Rareté''.<br />
« J’admets avec Senior que la rareté influe sur la ''valeur''. Mais<br />
« pourquoi ? Parce qu’elle rend le ''service'' d’autant plus pré-<br />
ce cieux.<ref>''Harmonies économiques'', De la Valeur.</ref> »
 
La rareté, telle que l’entend ici Bastiat, n’est pas la rareté ; ''scientifique'', c’est la rareté que le vulgaire oppose à l’abondance, comme il oppose le froid au chaud sans connaître les limites de l’un et de l’autre, sans même vouloir accuser implicitement l’existence de limites semblables. Pour le physicien, il n’y a ni chaud ni froid, il n’y a que des températures. Aux yeux de l'économiste, la rareté vulgaire n’est qu’une moindre abondance, comme l’abondance vulgaire n’est qu’une moindre rareté. Si Bastiat eût été réellement un penseur, il ne s’en fût jamais tenu à cet aperçu sommaire. Il eût distingué scientifiquement, d’une part, l'abondance des choses utiles qui se trouvent dans le monde en quantité illimitée, et, d’autre part, la rareté des choses qui ne se trouvent dans le monde qu’en quantité limitée. Alors, en possession du sens économique du mot ''rareté'', il fût convenu que la ''rareté'' ne rend pas seulement les choses en général et les services en particulier ''plus précieux'', mais qu’elle les rend ''précieux'', c’est-à-dire qu’elle leur donne leur valeur.
 
La concession de Bastiat est donc l’aveu de son erreur.<br />
« L’abbé Genovesi disait, il y a cent ans, dans son cours<br />
« d’économie civile, fondé pour lui à Naples par Intieri : Les<br />
« seules choses qui n’aient pas de valeur sont celles qui ne<br />
« satisfont pas nos besoins, ou celles qui, tout en les satisfai-<br />
« sant, ne manquent à personne. (''Lezioni di economia civile'',<br />
« II* partie, chap. 1er)<ref>Joseph Garnier, ''Éléments de l’Économie politique'', 3e édit. p. 58.</ref>. » Le principe économique de la rarreté est tout entier dans ces mots. Ce principe a été repris par Senior ; il a été développé avec une grande rigueur philosophique en 1831 par M. Auguste Walras qui l'a victorieusement opposé à la théorie de Ri car do sur les frais de production et à celle de J.-B. Say sur l'utilité<ref>M. Auguste Walras, ''De la nature de la Richesse et de l’origine de la Valeur''.</ref>. En vertu de ce principe, toutes choses utiles, naturelles ou artificielles, matérielles ou immatérielles : matière première, travail, produits, qui se
trouvent autour de nous en quantité limitée sont valables et appropriables. Nos facultés personnelles sont dans ce cas ; c’est-à-dire que les efforts, les peines, les services, comme dit Bastiat, s’y trouvent. Mais la terre y est de m A me ; elle a de la valeur et elle est l’objet de la propriété, individuelle ou commune.
 
Le principe économique commun à M. Thiers et à Bastiat est donc faux qui dit que :—Tout homme jouit gratuitement de toutes les utilités fournies ou élaborées par lanature, L’homme ne jouit gratuitement des utilités fournies ou élaborées par la nature que si ces utilités sont dans le monde en quantité indéfinie. Bastiat s’est évertué à soutenir qu’en thèse absolue nous ne payons pas les dons de Dieu. Il prouve que si nous achetons de l’eau, nous ne payons point le liquide, mais le travail du porteur d’eau. Il affirme que nous ne payons point la lumière du jour, la chaleur du soleil. Tout cela est incontestable. Mais il en conclut que nous ne saurions acheter la terre et que nous ne pouvons payer que les services des hommes qui l’ont défrichée, ensemencée, etc., etc. En cela il se trompe grossièrement, faute d’attention. La terre est utile comme l’eau, comme l’air respirable, comme la lumière et la chaleur solaires ; elle est limitée dans sa quantité comme le travail des facultés personnelles. Elle est possédée ; elle se vend et s’achète. Si donc la théorie de la propriété de M. Thiers et de Bastiat, ne justifie point la propriété foncière, c’est que cette théorie est mauvaise, insuffisante ou fausse.
 
Frédéric Bastiat est mort : je puis me permettre de porter sur son œuvre et sur lui un jugement général dont je me suis abstenu à l’égard des vivants. Il fut un homme de bonne volonté ;
 
mais il eut le malheur de faire de la science,sans- génie scientifique. Il était de ces hommes dominés par une sensibilité trop vive qui ont dans l’esprit deux catégories d’idées : les unes qu’ils abandonnent à la discussion et qu’ils ne craigne al point d’examiner Jibrement eux-mêmes, les autres auxquelles ils se sont pris par la foi et qu’ils ne songent point à éprouver. La science est une jalouse maîtresse qui ne souffre point de tels partages.
 
Bastiat avait d’avance donné son intelligence en même temps que son cœur à quelques convictions arrêtées et définies touchant la société, touchant la famille, touchant la propriété. Sa religion et sa philosophie ne lui interdisaient point formellement de les mettre"en doute et de les scruter : ce fut son génie borné qui le lui défendit ; le coup de balai de Descartes était au-dessus de ses forces. Au lieu de refaire la théorie de la propriété, j>our la théorie de la valeur, il voulut refaire la théorie de la valeur pour la théorie de la propriété. Il fit de la science de parti pris en vue d’une morale de sentiment.
 
Quand on exécute un pareil travail dans un iritërfct de fortune ou d’amour-propre, on mérite les plus cruelles, les plus impitoyables rigueurs de la critique. Bastiat fut sincère, et paya sa tentative de sa sauté et de sa vie. Paix donc à sa mémoire ! Mais pourtant qu’il soit permis de regretter pour lui, qu’il ait dépensé tant d’efforts à poursuivre une besogne aride et funeste. Qu’il soit permis surtout de regretter pour la science qu’il l’ait entravée, et qu’en rompant la grande tradition économique, il ait peut-être retardé l’avènement de la science sociale *.
 
Je ne me dissimule point qu’un jugement aussi sévère porté sur la valeur et le rôle scientifiques de l’auteur des Harmonies économiques pourra froisser quelques personnes. J’aurai du moins la satisfaction de penser que je n’ai rien négligé pour motiver mon arrêt. Maintenant l’on doit avouer que, si le principe de la rareté est le principe fondamental de la théorie de la valeur
 
* Il convient de dire qu’à un autre point de vue que celui de la constitution de la science sociale, Bastiat est digne de sérieux éloges. Il fut un pamphlétaire brillant au service du libre-échange. Ce n’est pas tout encore : la grâce de son esprit et les charmes littéraires de son style ont singulièrement contribué a populariser l’économie politique.
 
d’échange ou de l’économie politique, la tendance de Bastiat et de ses disciples n’est qu’une dissidence dans l’école économiste. C’est ce qu’il était, je crois, très-important d’établir nettement à l’heure qu’il est.
 
Le principe de la rareté se formule ainsi : — La valeur d’échange est un fait naturel qui a son origine dans la limitation en quantité des utilités, et sa mesure dans les circonstances comparatives de Voffre et de la demande.
 
Et si l’on appelle richesse sociale l’ensemble des choses qui sont tout à la fois : 1° valables, et 2° appropriables parce qu’étant utiles elles sont aussi limitées dans leur quantité, on tire du principe de la rareté la conséquence suivante : —La richesse sociale se divise en trois esphes : 1° La tbrrb, 2° Les facultés personnelles de s hommes, richesse naturelle ; 3° Le capital artificiel, richesse produite.
 
La première de ces deux propositions, aujourd’hui nettement formulée, permet de formuler immédiatement la seconde. Il faut dire à la gloire de l’école économiste que si elle a pour suivi longtemps infructueusement l’analyse philosophique du fait de la valeur et renonciation rationnelle du principe de la rareté, elle n’en a pas moins pour cela toujours trouvé dans l’observation consciencieuse, patiente et approfondie des faits une ressource suffisante pour constater la valeur d’échange de la terre et de son usage. Les physiocrates en premier lieu ; ensuite Adam Smith, David Ricardo, Scrope, Senior, MacCulloch, J.-B. Say ; MM. Auguste Walras, Blanqui, Joseph Garnier, Hippolyte Passy, se sont tous accordés à reconnaître que la fécondité productive du sol est appropriée, qu’elle se vend et s’achète ou qu’elle s’échange. La terre, richesse naturelle, don de Dieu, fait partie de la richesse sociale. Il s’agit donc enfin de constituer une théorie de la propriété qui concorde avec l’économie politique, et non de mutiler les faits naturels et de défigurer la science pour l’accommoder à l’étroitesse des principes moraux de M. Thiers.
 
Dans cette voie de sincérité et de courage, les économistes que je viens de mentionner, tous ceux qui, selon moi, ont su se transmettre l’un à l’autre les meilleures traditions scientifiques, nous précèdent encore.
 
Mac-Culloch. « Ce qu’on nomme proprement la rente,<br />
« c’est la somme payée pour l’usage des forces naturelles et<br />
« de la puissance inhérente au sol… ''La rente est donc toujours <br />
« un monopole.'' »
 
SCROPE. « La valeur de la terre et la faculté d’en tirer une
« rente sont dues à deux circonstances : 1° à l’appropriation
« de ses puissances naturelles ; 2° au travail appliqué à son
« amélioration… Sous le premier rapport ''la rente est un
« monopole''. »
 
SENIOR. « Les instruments de la production sont le travail<br />
« et les agents naturels. Les agents naturels ayant été appro-<br />
« priés, les propriétaires s’en font payer l’usage sous forme de<br />
« rente, ''qui n’est la récompense d’aucun sacrifice quelconque…'' »
 
Enfin aujourd’hui, un certain nombre de publicistes s’auto-
risent de ces précédents :—« La terre a révélé, dit M. Dupont-
« White, son caractère de ''monopole''<ref>M. Dupont-White, L’''Individu et l'État'', 2e édit. p. 56.</ref>. »
 
Il serait inutile de multiplier indéfiniment ces citations. Il y en a suffisamment pour justifier une conclusion touchant la situation de l’école économiste à l’égard du problème de la distribution de la richesse sociale. Cette école s’est bornée jusqu’ici à constater scientifiquement en toute impartialité, les faits économiques. Quant aux faits moraux elle ne les a jamais abordés que très-incidemment, s’empressant toujours en quelque sorte de décliner sa compétence, et se bornant à justifier très, sommairement la propriété foncière par les raisons de ''prescription, d’utilité générale, de nécessité'', etc., etc.<ref>Dans les ouvrages des publicistes tout à fait contemporains, j’entends de ceux qui jouissent d’une certaine réputation et de quelque autorité, on trouve autre chose que l’audace irréfléchie des socialistes ou la réserve exagérée des savants. Au nombre de ces économistes philosophes, je dois citer en première ligne M. Baudrillart, auteur des Études de philosophie morale et d’économie politique et d’un livre tout récent : Des rapports de la morale et de l’économie politique. M. Baudrillart fonde le droit de propriété sur la personnalité ; et généralement il porte dans l’étude des problèmes les plus grâves de la justice sociale une profondeur, une sincérité, disons même une hardiesse peu communes. La discussion de semblables idées qui sont également scientifiques et avancées est en dehors du plan de cette Introduction, et les tentatives de M. Baudrillart demeurent à examiner comme les premières qui aient été faites en vue de la constitution méthodique de la théorie de la société.</ref>. C’est à nous à procéder méthodiquement à l’élaboration de cette question ; à voir si ces raisons sont suffisantes pour combler les lacunes de la théorie actuelle de la propriété ; si les propositions empiriques des socialistes, communisme, association, droit au travail, etc., etc., ont quelque fondement sérieux ; ou si plutôt, en séparant nettement la théorie de la richesse sociale de la théorie de la distribution des richesses, l’économie politique de la morale, et en cherchant dans une philosophie réellement humanitaire un plus large principe de propriété, nous n’aurions pas des chances presque certaines de rencontrer du même coup la solution de la question sociale.
 
=== § 6. Conclusion ===
 
Cette étude n'a pour but de mettre en lumière aucune des vérités sociales qui pourraient être des plus neuves et des plus fécondes. Elle tend uniquement à convoquer quelques esprits à la recherche de ces vérités en leur indiquant autant que possible la direction générale, qu’ils auraient à suivre. Je crois pourtant que sans excéder les limites de mon programme, et sans quitter le rôle critique pour le dogmatique, je pourrais, au point où j’en suis, déduire des observations qui précèdent un certain nombre de considérations importantes sur la méthode à conserver dans l’élaboration de la question sociale. Mais peut-être, en ces matières, vaut-il mieux se contenter d’éveiller l’attention publique, sans trop prétendre à la diriger. Je me borne donc à résumer en quelques propositions les principaux résultats que je serais heureux d’avoir non pas atteints, mais approchés.
 
I. La solution de la question sociale dépend de la constitution de la science sociale. L’amélioration et le perfectionnement pratiques de notre état social actuel : l’extinction du paupérisme, l’assiette de l’impôt, l’organisation définitive du travail et de la propriété impliquent la connaissance théorique des conditions normales économiques d’une société idéale, et, plus généralement, l’étude rationnelle de toutes les conditions sociales : civiles, politiques, etc.
 
II. Le socialisme contemporain a eu sa raison d’être dans le malaise d’une société en voie d’organisation, mais encore éloignée du terme de ses efforts. Enflammés d’une ardeur hâtive par la contemplation des misères sociales, les réformateurs n’ont jamais songé à s’élever jusqu’à l’abstraction scientifique. Ignorant tout à la fois la philosophie et l’économie politique, ils n’ont demandé qu’à leur imagination des remèdes aux maux dont s’était émue leur sensibilité. Avec beaucoup de bon vouloir ils ont fait beaucoup de mal en substituant l’empirisme à la méthode.
 
III. Exempte d’empirisme, mais dénuée de philosophie, l’école économiste n’a jusqu’à présent résolu que le problème de la production. Quant au problème de la distribution et à toutes les questions exigeant le concours simultané de l’économie politique et de la morale, de l’expérience et de la raison, elle commence seulement à en aborder sérieusement l’examen approfondi.
 
De ces trois propositions, la première est capitale. Elle renouvelle et transforme le socialisme en le faisant d’empirique scientifique. Elle circonscrit l’économie politique dans ses limites naturelles, et montre à la pensée les plus vastes horizons en lui ouvrant le champ de la science et de l’art qui ont pour objet l’ensemble de l’activité libre de l’homme vivant en société.
 
Cela dit, je n’aurais plus à la rigueur qu’à me taire après avoir appelé sur un point si singulièrement important l’attention de mes lecteurs. Mais peut-être, après avoir demandé aux seules exigences de la vérité mes inspirations, ne me sera-t-il pas défendu de chercher, en forme de péroraison, dans des circonstances moins sévères et plus directement saisissantes, d’autres motifs de détermination et d’encouragement pour le travail que j’entreprends.
 
S’il est consolant de songer qu’un jour la théorie de la société sera constituée ; que la connaissance du bien et du juste arrachée au caprice du sentiment individuel sera remise à l’inflexibilité de la raison ; s’il est enivrant d’espérer que les grandes lois sociales seront établies sur un principe supérieur évident, comme déjà les lois astronomiques le sont toutes sur le principe de l’universelle gravitation, c’est assurément quand on examine dans quel chaos d’opinions superficielles, contradictoires, désordonnées, cette espèce de religion nouvelle portera l’ordre et la lumière. Et pour apprécier l’urgence qu’il y a, de nos jours, à constituer la science sociale, il suffirait peut-être d’un coup d’œil jeté rapidement sur la confusion des idées à l’endroit de la question sociale.
 
Interrogeons-nous à ce sujet l’esprit public, nous enquérons-nous des dispositions de la foule à l’endroit du progrès économique, nous trouvons d’abord au dernier degré de l’échelle intellectuelle et morale, une tourbe innombrable de gens aussi dénués d’aspirations généreuses que d’idées originales. Ceux-là ne se doutent pas qu’il existe une question sociale. Et comment le sauraient-ils ? Indifférents à tout ce qui ne se rapporte pas directement au train-train de leur besogne, ignorants de tout ce qui sort du cercle de leur routine, un ramassis de lieux communs suffit à leur constituer une morale à la hauteur de leurs facultés. Toute idée qui, née d’hier, n’a pour garant que le génie d’un penseur est à leur sens une utopie ; toute ineptie qui s’étaye de la pratique universelle est à leurs yeux un axiome. Ils voient le droit dans la légalité, non par calcul et par astuce, mais par insouciance et par sottise. Ils ont ouï dire qu’il y avait des philosophes et des savants ; ils ne savent point qu’il y a une science et une philosophie. Le progrès matériel les étonne et les confond ; mais ils n’en admirent que les résultats sans en rechercher les origines. Ils ignoreront toujours que la pratique industrielle naît de la théorie scientifique, que la théorie scientifique naît elle même des spéculations de la philosophie, que la locomotive et le télégraphe électrique procèdent en ligne directe du ''Novum Organum'' de Bacon. Ils ne se persuaderont jamais non plus que les réformes politiques et sociales sont l’accompagnement obligé du développement du bien-être. Ils ont des opinions : les uns les ont reçues en dot de leur beau-père, les autres les ont prises en même temps qu’un faux titre de noblesse.
 
Tels ils sont lorsque leur personnalité n’est point en jeu, lorsque les intérêts de leur fortune, de leur vanité, de leur ambition ne sont point directement froissés ou seulement mis en péril par les efforts du progrès. Supposez-les en place, influents, leur sottise insouciante devient une méchanceté tout agressive ; ils sont moins indifférents et plus égoïstes, moins ignorants.et plus sceptiques ; en somme toujours immoraux et dangereux. Une grande étroitesse d’esprit, quelque bassesse dans les sentiments, voilà ce qui les caractérise. C’est l’un d’eux sans doute qui, fatigué des agitations politiques de son temps, s’écriait avec colère : — « Ah ! çà, quand tout cela finira-t-il ? » On lui répondait : — « Jamais. » Lancés dans ce courant de mécontentement, d’aigreur et de haine, ils deviennent aisément féroces, et feraient volontiers, pour assurer leur tranquillité, quelque Saint-Barthélémy d’idéologues.
 
Je crois n’être que juste à l’égard des ennemis delà question sociale ; mais comme je ne veux pas être suspect de partialité ; je serai plutôt sévère qu’indulgent pour les amis qui la compromettent. Il est certain d’ailleurs qu’il existe une démocratie de mauvais aloi, née du socialisme empirique, plus funeste peut-être et plus dangereuse pour le progrès que l’apathie ou l’hostilité systématiques des conservateurs de toute espèce. S’il y a d’une part sottise et ignorance, il y a de l’autre ignorance et folie ! Lequel vaut mieux ? — « Toutes les substances de première nécessité devraient être gratuites, » me disait-on un jour. Qui donc proférait cette énormité ? Quelque manœuvre ignare ? Nullement, c’était un médecin qui passait pour instruit. L’agitation de ces prétendus démocrates est encore moins un empressement hâtif qu’une turbulence bavarde et stérile. Ils proclament la question sociale ; ils prétendent y chercher l’équilibre de tous les droits et de tous les devoirs ; mais en réalité qu’y peuvent-ils trouver ? La satisfaction, je ne dirai pas de leur cupidité, non, mais celle de leur amour-propre. En effet, le droit pour eux n’est pas la légalité, c’est l’application de leurs systèmes. Qu’il faille avant tout élaborer les
principes ; que, pour être mise en pratique, la théorie doive avoir été sanctionnée par la discussion, c’est ce qu’ils ignorent. Écoutez-les : ils ne défendent point des idées, ils attaquent des personnes. Ils ne se préoccupent pas, disent-ils, de construire, ils veulent ''démolir, préparer le terrain, faire la place nette'', phraséologie vide de sens, grosse de désordre et de misère. Il y en a qui vont plus loin, mais qui, pour être plus précis, n’en sont pas moins égarés. Je passe leurs propos sous silence : ils font frémir ; on entrevoit derrière ces folies en paroles des folies en actions, des luttes, des haines, des vengeances, et les cinq cent mille têtes que demandait Marat pour assurer le salut du peuple. Les conservateurs traitent ces démocrates de démagogues ; eux nomment les conservateurs réactionnaires. Ils s'expliquent les uns les autres. Les conservateurs refusent de se mêler au mouvement social ; les démocrates en question se retirent sciemment de la société ; ils s’en isolent de parti pris. Tous sont également condamnables ; tous sont également en dehors des voies du progrès.
 
Fort heureusement il se trouve, en dehors de ces faiblesses et de ces exagérations, à un degré supérieur de l’échelle des
idées et des sentiments, un ensemble de dispositions meilleures et d’opinions plus sages. Il est un parti d’hommes intelligents et surtout généreux, ennemis du trouble, mais par cela même amis du progrès, craignant les utopies, mais conquis d’avance
à toutes les réformes qui se présenteront au nom de la science, de la vérité, du bon sens. Ce parti sans doute ne constitue pas la majorité ; mais s’il n’est pas considérable par le nombre, il l’est par l’autorité morale : l’expérience de l’histoire le prouve. Je pense qu’à toutes les époques les classes supérieures de la société ont été généralement corrompues par le luxe, je pense également que dans tous les temps les classes inférieures ont été dépravées parla misère. Mais je sais aussi qu’il y a toujours eu des exceptions et que ces exceptions ont fait à elles seules l’histoire et le progrès. S’est-on demandé quelquefois chez combien d’individus s’était opéré, dans tous les siècles, le développement régulier des facultés humaines ? Chez bien peu très probablement. Que d’êtres en l’âme de qui la nature avait déposé les germes de la liberté, de la raison, de l’amour sont restés au rang des brutes ! que d’autres y sont retombés ! faute par eux d’avoir pu ou su cultiver ces germes précieux ! Ah ! certes, à qui veut y regarder de près, l’humanité apparaît comme réduite à quelque chiffre bien exigu de personnes morales voulant, pensant et sentant ! Il n’importe : ce petit nombre de privilégiés toujours grossissant a suffi de toute antiquité à maintenir la destinée humaine à la hauteur d’une destinée morale. Il y suffit encore : il y suffira toujours, même à ces heures d’affaissement des passions, d’abaissement des mœurs où la civilisation semble concentrée dans le travail industriel, où les sciences et les arts se taisent, où tout entière aux intérêts matériels, la société ne désire qu’un repos inerte, ne veut ni se souvenir ni prévoir, où comme fatigués de liberté les hommes sembleraient vouloir retourner à l’instinct.
 
Qui pourrait m’en vouloir d’énoncer que nous subissons une crise de cette nature ? Tout le monde le dit : je ne fais que le répéter. Qui ne s’associerait volontiers à mon espérance si j’ajoutais que, dans ma conviction, nous ne sommes pas éloignés d’en sortir ? Le moment est proche où contre le développement de l’activité purement matérielle 1’esprit réagira. Depuis cent ans et plus les sciences accumulent des faits ; bientôt elles trouveront des lois et des rapports. L’immense quantité de matériaux réunie par les efforts de l’observation n’attend plus, pour être organisée, qu’un de ces élans de l’imagination qui saisit une féconde hypothèse, qu’un de ces éclairs du génie qui de tant de matériaux confus fait sortir un édifice. Que paraisse un de ces hommes en qui se trouvent réunies au même degré la patience scrupuleuse du savant et l’impétuosité du philosophe ; que vienne une génération d’érudits métaphysiciens, et les sciences seront organisées.
 
Enfin, agitée depuis trente ans en tous sens, pressentie, niée, affirmée, attaquée, défendue, la question sociale est mûre. Elle trouvera sa solution dans la constitution de la science sociale. Dans les rangs de ce groupe d’hommes dévoués. prudents, étrangers aux succès comme aux revers des partis, qui se transmettent les traditions du vrai, du bien, quelques esprits se rencontreront qui, se trouvant occupés des mêmes recherches, s’associeront entre eux pour le succès de ridée. Ils ne seront pas entendus de la foule ; ils le seront des hommes de leur entourage. Ceux-là recevront le dépôt des vérités nouvelles, et sauront peu à peu les faire triompher de l’apathie des indifférents, du mauvais vouloir des égoïstes et de la turbulence des étourdis.
 
== Titre ==
 
 
L’ÉCONOMIE POLITIQUE
 
ET
 
LA JUSTICE
 
EXAMEN CRITIQUE ET REPUTATION
 
DES DOCTRINES ÉCONOMIQUES
 
DB
 
M. P.-J. PROUDHON.
 
1
 
== SECTION I. Rapports de coordination des lois de l’Économie politique avec les principes de la Justice. ==
 
=== § 1. ===
 
La lecture des économistes, dit M. Proudhon<ref>De la justice dans la révolution et dans l’église, Nouveaux Principes de philosophie pratique, par P.-J. Proudhon. Troisième étude, chapitres v et vi.</ref>, m’eut bientôt convaincu de deux choses, pour moi d’une importance capitale :
 
La première que, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, une science avait été signalée et fondée en dehors de toute tradition chrétienne et de toute suggestion religieuse, science qui avait pour objet de déterminer, indépendamment des coutumes établies, des hypothèses légales, des préjugés et routines régissant la matière, les lois naturelles de la production, de la distribution et de la consommation des richesses.
 
J’arrête dès ici M. Proudhon. Sa définition de l'Economie politique semble rédigée sur la table des matières d’un manuel : elle n’a rien de philosophique. Il y a plus : elle est inexacte et dangereuse. Et je tiens d’autant plus à la réfuter, que je puis y faire voir la source des erreurs que j’entreprends de signaler.
 
L’économie politique est une science. Qu’est-ce qu’une science ?
 
Il y a dans le monde deux ordres de manifestations réelles de la substance : des corps et des phénomènes, ou, si Ton veut, des êtres et des faits. On * fait la science non point des corps, mais des phénomènes dont les corps sont le .théâtre. Des faits, des lois, des rapports, voilà l’objet de la science.
 
En présence d’une série de faits individuels qui se ressemblent et qui diffèrent, l’esprit scientifique élimine toutes les qualités particulières à chacun de ces faits, il recueille les qualités communes à tous ou à plusieurs, et il en forme une espèce. En opérant sur un certain nombre d’espèces comme il a déjà opéré sur un certain nombre d’individus, l’esprit scientifique s’élève au genre. Et ainsi de suite.
 
Lorsqu’on est arrivé à la notion d’un genre irréductible, on a ce qu’on appelle un fait général. Les phénomènes ou faits généraux sont les abstractions irréductibles desquelles les phénomènes ou faits individuels sont des manifestations réelles. Exemples : la végétation, fait naturel ; la propriété, fait moral ; la civilisation, fait historique.
 
Toute science est la théorie d’un fait général. Il y a des sciences naturelles, des sciences morales, des sciences historiques.
 
Le fait général est universel et permanent : il peut se manifester individuellement dans la réalité, dans tous les lieux, en tous temps. Il est un. A tous ces titres, il peut et doit devenir l’objet d’une science. La science sera faite quand on aura posé, puis résolu les cinq questions suivantes :
 
1° Quelle est la nature de ce fait ?
 
2° D’où vient ce fait ? En d’autres termes : quelle en est la cause ?
 
3° En combien d’espèces principales se divise-t-il ?
 
4° Quelles sont les lois suivant lesquelles il s’accomplit, soit dans sa plus haute généralité, soit dans ses principales espèces ?
 
5° Quelles sont les conséquences qu’il entraine ?
«autrement dit : quels en sont les effets ?
 
A chacune de ces cinq questions correspondent des procédés méthodiques qui conduisent à leurs solutions. Toutes ces questions résolues, la science c*st faite, on possède la théorie du fait général, et l’on connaît d’avance tous les êtres de l’univers, gh tant qu’ils participent de ce fait et qu’ils sont le tléâtre de ses manifestations individuelles et réelles. Que l’on fasse la science de tous les faits généraux, et le monde est connu.
 
L’observation, Y expérience, Yinduction, Y hypothèse..., tels sont les principaux procédés méthodiques qui conduisent à la solution des questions posées1.
 
1 Il est aisé de comprendre qu’une théorie de la science en général est indispensable pour constituer la théorie de la science sociale, la théorie de l’économie politique, ou la théorie de toute autre science particulière. En l’absence d’une philosophie de la science à la fois expérimentale et rationnelle qui n’existe point encore à vrai dire, il est sans doute permis d’en esquisser quelques
 
Cela dit, cherchons à reconnaître avec précision s’il est un fait général dont la théorie puisse et doive être l’objet de Y Économie politique ; et quel est ce fait.
 
Pour peu qu’on se soit pris un jour à réfléchir sur le rôle et l’objet de la science, on se sera fort aisément aperçu qu’il y a bien des points de vue différents où l’on peut se mettre, en présence de la réalité, pour l’étudier ; c’est-à-dire, en d’autres termes plus exacts, que bien des faits généraux se partagent le champ de la réalité pour s’y manifester individuellement. Sans perdre de temps en efforts d’abstraction et de généralisation, nous pouvons dire immédiatement qu’un de ces faits généraux est Xéchange. Je m’explique. Envisagée d’un certain point de vue parfaitement caractérisé, la vie sociale se présente comme une série d’échanges, et le monde apparaît comme un marché où s’accomplit une succession de ventes et d’achats. Le fait de l’échange se manifeste en ceci que certaines choses, en très-grand nombre, ne sont point gratuites, et ne peuvent être obtenues par ceux qui en ont besoin qu’en retour et moyennant cession d’autres choses.
 
Cet ensemble d’utilités non gratuites et susceptibles de participer du fait général de rechange constitue la richesse sociale. D’une façon générale on pourrait donc énoncer que l’économie politique est traits dans un cas donné. Sans doute aussi l’on est en droit d’espérer du lecteur qu’il voudra bien juger plutôt par ses applications que dans son principe une théorie fort incomplète et dans laquelle il était nécessaire de mettre plus de simplicité que de rigueur métaphysique.
 
la théorie de la richesse sociale, ou la science du fait général de l’échange : ce serait la Chrématistique d’Aristote. Toutefois ne nous pressons point d’être satisfaits : car une analyse judicieuse va nous convaincre que le fait général de l’échange est complexe, at qu’il implique deux autres faits généraux plus simples : le fait général de la valeur d échange, et le fait général de la propriété.
 
En effet, 4° si l’on échange deux choses l’une contre l’autre, cela suppose qu’elles sont équivalentes ou qu’elles ont la même valeur. Ces choses out donc une valeur propre, et généralement on reconnaît que certaines choses, en très-grand nombre, ont en effet une valeur d’échange qui leur e6t propre.
 
Et 2° pour que deux choses puissent être échangées l’une contre l’autre, il faut bien que chacune d’elles soit en la possession de quelqu’un. Pour échanger une chose, tout comme pour en user, il faut l’avoir appréhendée, la détenir à part soi, se l’être appropriée.
 
Analysons consciencieusement les deux faits généraux de la valeur d’échange et de la propriété.
 
I. Analyse du fait général de la valeur d’échange. — Pour que le fait général de la valeur d’échange se manifeste dans la réalité des choses ; en termes plus accessibles , pour que les choses aient une valeur et puissent être échangées, il faut qu’il se rencontre en elles deux qualités : \ ° l’utilité, 2° la rareté. Mais l’utilité et la rareté sont deux mots qu’il faut prendre ici dans une acception plus large et plus scientifique que l’acception vulgaire.
 
Au point de vue de la science économique, une chose est utile dès que l’on peut s’en servir (uti) pour n’importe quoi, et qu’elle est généralement demandée. Une chose est rare, dès qu’il n’y en a point dans le monde en quantité indéfinie, et qu’elle n’est offerte à la demande générale qu’en quantité limitée. Ajoutons encore qu’il ne s’agit pour nous en ce moment que de la demande et de l’offre absolues et nullement de la demande et de l’offre effectives. L’offre effective peut être inférieure, égale ou supérieure à la demande effective. La demande absolue d’une chose utile, supposée rare, est toujours supérieure à l’offre absolue.
 
Dans ces données, la valeur se trouve rigoureusement et philosophiquement définie par l’emploi du genre prochain et de la différence propre : le genre prochain de la valeur, c’est l’utilité ; sa différence propre, c’est la rareté. Les choses qui n’ont point de valeur et qui ne peuvent être échangées sont celles qui sont inutiles, et celles qui, tout en étant utiles, se trouvent dans le monde en quantité indéfinie, comme l’air atmosphérique, la chaleur solaire, les • forces de la nature, etc., etc.
 
De la rareté et de l’utilité naît ainsi la valeur : d’échange. A proprement parler, l’utilité est la condition de la valeur, la rareté seule en est la cause. Voici comment :
 
Pour qu’un fait puisse être considéré comme la cause d’un autre fait, il faut : 1° que le premier fait se produisant, le second se produise toujours infailliblement à sa suite ; 2° que le premier fait se produisant avec une certaine intensité , le second se produise toujours avec une intensité proportionnelle. Ainsi : concomitance perpétuelle des deux faits, proportionnalité constante de l’un à l’autre, telles sont les conditions d’un rapport de causalité qu’on puisse admettre.
 
A ces conditions l’utilité toute seule ne satisfait point : 1° Il y a des choses utiles qui n’ont point de valeur d’échange : l’air atmosphérique, la lumière solaire, etc. ; 2° Il y a des choses notoirement plus utiles que d’autres et qui ont cependant une valeur moindre, Et toutefois, sans utilité, pas de valeur possible.
 
Au contraire, toutes les fois qu’une chose utile, et par conséquent demandée, se trouve limitée dans la quantité offerte à la demande, et par conséquent rare, 1° elle a une valeur d’échange ; 2° elle a d’autant plus de valeur qu’elle est plus rare, c’est-à-dire plus demandée et moins offerte. Et le rapport mathématique de la demande à l’offre est l’expression, en son quotient, de la valeur.
 
De ces observations, il ressort avec une pleine évidence que le fait général de la valeur d’échange prend sa source dans la limitation en quantité des utilités qui les fait rares. Il y a cependant encore une remarque à faire. On pourrait analyser l’utilité, et la considérer successivement dans son intensité, suivant qu’elle est plus ou moins sérieuse ou médiocre ; dans son extension, suivant qu’elle est plus ou moins répandue ou restreinte ; dans sa direction, suivant qu’elle est plus ou moins médiate ou immédiate. On trouverait alors qu’à certains de ces points de vue, l’utilité influe sur la rareté, et, par suite, sur la valeur des choses. Il n’en resterait pas moins établi que la valeur d’échange a son origine dans le fait de la limitation en quantité des utilités ; sa mesure, dans le rapport de la demande à l’offre absolues ; l’une et l’autre, en un mot, dans la rareté des choses utiles.
 
IL Analyse du fait ge’néral de la propriété. Pour considérer d’abord le fait de la propriété dans sa nature, remarquons qu’il faut le distinguer avec soin du fait de Y appropriation qui n’en est que l’élément brut.
 
La propriété n’est pas simplement l’appropriation, c’est l’appopriation sanctionnée par la raison ou par la loi. L’appropriation est un fait simple, la propriété est un fait composé. A la rigueur, pour appréhender, détenir, s’approprier les choses, il n’y a qu’à étendre la main, et tout est dit. Pour se considérer et se faire considérer comme propriétaire des choses, pour établir qu’on a sur les choses un droit de propriété, il est nécessaire de prouver qu’on a pu les appréhender, les détenir, se les approprier conformément à la justice.
 
Quant à ce qui est dé l’origine du fait de la propriété, s’il la faut chercher quelque part, c’est encore dans le fait de la limitation en quantité des choses utiles d ;où naît déjà, comme nous l’avons vu, le fait de la valeur d’échange.
 
En effet, qui dit propriété, dit propriété à l'exclusion, et l’exclusion se fonde sur lajimitation des choses propres. Qui dit valeur d’échange, dit sacrifice à faire en échange, et le sacrifice que Ton fait ne se motive que par l’impossibilité où l’on est de se procurer autrement l’objet de ses désirs. Si tous les objets dont nous pouvons avoir besoin étaient naturellement illimités dans leur quantité, il n’y aurait pas de propriété, il n’y aurait pas de valeur ; sans propriété ni valeur, il n’y aurait pas d’échange. Ce n’est que par la limitation dans la quantité des choses utiles qu’on peut expliquer la propriété, la valeur d’échange, et l’échange.
 
Cette communauté d’origine, cette simultanéité d’apparition des deux faits généraux’ de la valeur d’échange et de la propriété est essentielle à signaler. Toutefois sans rien ôter à notre observation de son importance, il ne faut pas non plus lui en donner plus qu’elle n’en comporte. Or, à tout prendre, l’échange n’implique, et la limitation en quantité des utilités n’explique que la valeur d’échange et l’appropriation ; mais nullement la propriété , c’est-à-dire l’appropriation légitime et conforme à la justice. La question de droit reste entière. Cela n’empêche point qu’il ne puisse et doive y avoir, comme en effet il y a, matière à faire une théorie du fait de la propriété, en partant du fait de l’appropriation pure et simple pour le soumettre aux principes de la justice, tout aussi bien qu’il peut et doit y avoir matière à faire une théorie du fait de la valeur d’échange indépendante de la justice.
 
 
Tels sont les résultats d’une analyse sévère du phénomène de l'échange. Il demeure acquis que l’échange implique l’existence de deux faits généraux : la valeur et la propriété. La théorie de chacun de ces deux faits constitue une science ; tâchons d’assigner à chacune de ces deux sciences qui s’offrent à nous son caractère et ses limites.
 
La théorie de la valeur d’échange et la théorie de la propriété se touchent en raison de l’identité de leur objet. Ce sont les mêmes choses utiles qui, par le fait de leur limitation en quantité, deviennent : 1° valables et échangeables, 2° appropriables. Ce qui constitue la valeur d’échange constitue aussi la propriété ; ce qui constitue la propriété constitue aussi la valeur d’échange.
 
La théorie de la valeur d’échange et la théorie de la propriété diffèrent en raison du caractère respectif de leur point de vue. L’une est une science naturelle, parce qu’elle est la théorie d’un fait naturel ; l'autre est une science morale, parce qu’elle est la théorie d’un fait moral : c’est ce qu’il faut établir.
 
M. Proudhon, qui est grand ennemi de l’absolu, ne me contestera pas, je l’espère, que le fait de la liberté de l’homme est bien la source de toute moralité. De ce que l’homme délibère et se résout librement, il résulte : 1° que ses actes lui sont imputables ; 2° qu’il en est responsable, que sur lui rejaillit l’idée du mérite et du démérite ; 3° qu’il y a donc pour l’homme à se préoccuper du bien ou du mal dont il répond.
 
Les faits naturels se distingueront donc des faits moraux en ce que les premiers auront leur origine dans la fatalité des forces naturelles, les seconds dans la volonté libre de l’homme. Il est une troisième catégorie de faits, les faits historiques, qui s’accomplissent ! au sein de l’humanité exactement comme les faits naturels au sein de la nature, et qui sont empreints, comme les faits naturels, d’un caractère fatal, ou, sinon veut, providentiel. Le fait naturel et le fait historique se distinguent autrement : le premier est toujours identique à lui-même, le second est varié et progressif. Cela posé, il est aisé de se convaincre :
 
1° Que le fait de la valeur d’échange est un fait naturel et fatal ; car, s’il se produit en partie par suite de la présence de l’homme sur la terre ; il se produit surtout par suite de la limitation en quantité des choses utiles, et doit être considéré comme aussi indépendant de notre liberté psychologique que le sont aussi les faits de la pesanteur, de la végétation , etc. ;
 
2° Que le fait de la propriété est un fait moral et libre ; car s’il se produit en partie, en tant que fait de l’appropriation, par suite de la limitation en quantité des choses utiles, il se produit surtout, en tant que fait de la propriété, comme caractère moral de l’appropriation, en considération de la double qualité de moralité ou d’immoralité dont l’appropriation peut être revêtue ou entachée.
 
Ainsi donc au seuil de l’étude de la richesse sociale, et derrière le phénomène de l’échange, se présentent à nous deux théories de deux faits généraux distincts, deux sciences bien caractérisées : la science naturelle de la valeur d’échange, la science morale de la propriété.
 
Remarquons alors qu’il n’y a pas plus à l'économie politique pour le philosophe qu’il n’y a pour lui de mathématiques, de physique, de médecine. Ce sont là des expressions dont il faut tolérer l’usage chez les gens du monde sans jamais en user soi-même, pour peu qu’on prétende à l’esprit scientifique. Et même on voit qu’il ne faut pas s’avancer bien loin dans la métaphysique des faits pour s’apercevoir que, comme il y a des sciences mathématiques (géométrie, algèbre, etc.)r, des sciences physiques (acoustique, thermologie, optique, etc.), des sciences médicales (anatomie, pathologie, etc.), de même il y a des sciences économiques : une théorie de la valeur d’échange, et une théorie de la propriété.
 
Poursuivons. Il arrive que, par le fait de l’activité humaine, souvent, sinon toujours, une science se complète par un art. Ainsi la pathologie médicale se double de la thérapeutique ; ainsi la mécanique rationnelle se complète par la théorie de la construction des machines. L’art est l’application pratique, en vue de Y utile y des résultats delà spéculation scientifique qui s’attache au vrai. La science a des lois, l’art a des règles : cela dit tout. C’est ainsi qu’on doit naturellement faire suivre la théorie de la valeur d’échange d’une théorie de la production, et la théorie de la propriété, qui n’est autre que celle de la distribution, d’une théorie de la consommation.
 
1* Théorie de la valeur d’échange, de l’échange et de la production ; 2* théorie de la propriété, de la distribution et de la jconsommation, voilà, ce me semble, une division de la science économique qui ne laisse rien à désirer sous le rapport philosophique ; je ne vois pas non plus quels reproches on pourrait lui faire au point de vue pratique. Elle a été inaugurée% ; je ne m’attache ici qu’à la justifier.
 
Elle n’est point celle adoptée par M. Joseph Garnier dans ses Éléments de l’Économie politique ; mais M. Garnier semble avoir appelé lui-même la discussion sur sa méthode quand il a pris soin de dire* :
 
€ 11 ne faut pas attacher aux divisions que nous
c avons adoptées plus d’importance philosophique
c qu’elles n’en doivent avoir. »
 
Il faut tenir grand compte à M. Garnier de cette réserve. Je pense néanmoins que, sentant l’insuffisance philosophique de ses divisions, il eût dû s’efforcer d’y remédier ; et je ne doute pas qu’il n’y fût arrivé.
 
« Les classifications scientifiques les plus commo-<br />
« des, les plus élémentaires, ne sont pas toujours les<br />
« plus naturelles.....Les sections, les partages sont<br />
« donc forcés, mais ils aident l’esprit. »
 
J’en demande pardon à M. Garnier ; mais il me semble, quant à moi, que les sections et partages forcés, et non point naturels, sont plus propres à égarer l’esprit qu’à l’aider. J’en ai pour preuve ce qui est arrivé à M. Garnier lui-même.—« On peut admettre,
 
1 M. Walras, Théorie de la Richesse sociale ou Résumé des principes
ondamentau& de l’Économie politique.
 
* Joseph Garnier, Eléments de l’Economie politique.—Noie 1. Sur
es Divisions générales de la science.
 
 
« dit-il., avec J.-B. Say trois grandes phases dans le<br />
« rôle de la Richesse, à la création de laquelle tout le<br />
« monde concourt, et dont chacun doit avoir une part<br />
« équitable. Elle est d’abord Produite, ensuite Distri-<br />
« buée dans la société, et finalement Consommée, c’est-<br />
« à-dire utilisée ou employée. »
 
Il m’est impossible d’admettre cela, même avec J.-B. Say. D’abord, Monsieur Garnier, je vous affirme que tout le monde ne concourt pas à la création de la richesse. Il y a, croyez-moi, des gens qui se contentent parfaitement du rôle de consommateur sans envier celui de producteur. Mais ce n’est rien encore ; et l’erreur est bien plus grave.
 
Il y a des richesses à la création desquelles personne ne concourt : c’est à savoir les richesses naturelles. Entre toutes les choses si diverses et si nombreuses qui ont de la valeur, les unes nous sont données par la nature sans le secours du travail de l’homme ; les autres sont le fruit du travail, ou de l’application du travail de nos facultés aux dons gratuits de la nature. Il y a donc une richesse naturelle et une richesse produite. En énonçant comme l’ont fait Adam Smith, Eicardo, J.-B. Say et M. Garnier, d’une façon générale, que la richesse est d’abord produite, puis distribuée, etc., on semble chasser du domaine delà science toute une catégorie de valeurs des plus importantes ; car elles sont précisément l’objet le plus direct de la théorie de la valeur et de la théorie de la propriété : je parle des richesses naturelles. M. Garnier veut-il que je lui cite un premier exemple de richesse naturelie ? En voici un : nos facultés personnelles. M. Garnier en veut-il un second ? En voici un autre : la terre.
 
Il y aurait une ressource pour M. Garnier : ce serait de méconnaître les valeurs naturelles, de nier que nos facultés personnelles, que la terre eussent une valeur intrinsèque. Mais M. Garnier ne saurait avoir recours à cette erreur. Sa théorie de la valeur est la nôtre : il en met l’origine dans la limitation en quantité des utilités, la mesure dans le rapport de la demande k l’offre. Dans ces données, il ne saurait nier que la terre, que les facultés personnelles des hommes ne soient : 1° utiles, 2° limitées en quantité, que par conséquent elles ne soient demandées et offertes dans des conditions propres à leur donner de la valeur et une valeur précise. Elles font donc partie de la richesse
sociale.
 
Quant à M. Proudhon, je pense qu’il n’hésitera point à nier les valeurs naturelles ; c’est ce que nous verrons plus tard, et nous le réfuterons en conséquence. Au moment de n’admettre que des richesses produites, M. Proudhon ne sera certes point arrêté, comme M. Garnier, par l’heureux inconvénient d’avoir laissé derrière luiéune bonne théorie de la valeur.
 
M. Proudhon est pleinement convaincu, lui, que la science économique a pour objet de déterminer les lois naturelles de la production, de la distribution , et de la consommation des richesses. La distribution surtout semble résumer, aux yeux de M. Proudhon, toute la science, si j’en juge par la façon tonte particulière dont il souligne ce mot : distribution. De la valeur d’échange, pas un mot. On voit si j’ai eu tort ou raison \ de repousser avec énergie la définition que donne M. Proudhon de l’économie politique : elle est exacte I à cela près que la production et la consommation obéissent à des règles et non point à des lois, et que les lois qui régissent la distribution sont des lois morales et non point naturelles.
 
Ce sont les lois de la valeur d’échange qui sont des lois naturelles ; c’est la théorie de la valeur d’échange qui est une science naturelle, la première des sciences économiques. La théorie de la distribution, science morale, est la seconde. Je commence à croire que peut-être M. Proudhon n’a pas soupçonné le fait général de la valeur d’échange, ni sa théorie ; qu’il a passé à côté de l’économie politique sans en distinguer la portion la plus essentielle. Ce serait assez important à constater.
 
L’autre chose dont je restai également convaincu, c’est que dans l’Economie politique, telle qu’il avait été donné aux fondateurs de la concevoir, la notion du droit n’entrait pour rien.....
 
C’est à merveille ! et me voilà fixé. Il est à présent pour moi hors de doute que M. Proudhon n’a su voir des sciences économiques que la seconde, la science morale, la théorie de la propriété ou de la distribution. La première, la science naturelle, la théorie de la valeur d’échange lui a complètement échappé ; il ne l’a pas soupçonnée. J’aime à croire que M. Proudhon ne songerait jamais à s’étonner que des mathématiciens ou des physiciens ne fussent point préoccupés de la notion du droit. L’idée ne lui viendrait jamais de combler cette lacune. Il est bon de s’inquiéter du droit ; il ne faut pas l’invoquer à tout propos. Le binôme de Newton n’a que faire d’être juste ou injuste, et l’hypothèse des deux électricités n’est pas astreinte aux règles delà morale. La théorie de la valeur d’échange non plus, croyez-le bien, Monsieur Proudhon. C’est une science naturelle et indépendante de la justice.
 
Cette science, M. Proudhon ne la connaît pas. Bien mieux, il en ignore l’existence. M. Proudhon est un médecin qui fait de la pratique médicale, je ne dirai pas sans savoir l’anatomie ni la pathologie, mais sans se douter même qu’il existe une science nommée anatomie, une autre appelée pathologie. M. Proudhon va tout à l’heure ^efforcer de réglementer la production, la distribution, la consommation, et il ne sait pas le premier mot de la théorie de la valeur d’échange ; il en méconnaît implicitement le caractère ; il n’en soupçonne pas l’existence.
 
C’est ce que je voulais démontrer. A présent, sachons au juste ce que c’est que la théorie de la valeur d’échange ; sachons les grandes divisions de cette science naturelle, la première des sciences économiques ; sachons quelles questions principales elle agite : nous saurons quelles questions ignore M. Proudhon.
 
Voici les divisions et questions dont il s’agit<ref>M. Walras, Théorie de la Richesse sociale.</ref> :
 
I. De la nature et de l'origine de la valeur.
 
De la richesse en général et de la richesse sociale en particulier. — De Xutilité et de la valeur échangeable.
 
II. De la mesure de la valeur.
 
Première fonction des métaux précieux.
 
III. Théorie de Y échange et de la monnaie.
 
Deuxième fonction des métaux précieux.
 
IV et V. Des espèces principales et des lois de la valeur.
 
Du capital et du revenu. — Différentes espèces de capitaux. — Rapport entre la valeur du capital et la valeur du revenu.
 
Triple élément de la richesse sociale : la terre, les facultés personnelles* le capital artificiel. — Trois espèces de revenus.—Loi particulière de chaque revenu.
 
VI. Des conséquences et effets de la valeur.
 
De l'industrie ou de la production. — De la production qui transforme et delà production qui multiplie.
 
Ce programme rempli, dans un cours complet d’économie politique, on devrait aborder ensuite la théorie de la propriété et de la distribution.
 
Pour en revenir à M. Proudhon, qu’on me permette cette figure épique, revêtu de mon armure et sachant quelles pièces manquent à la sienne, je vais l’attaquer. Convaincu qu’il ignore la théorie de la valeur et pensant, quant à moi, la connaître, je crois être en mesure de prouver :
 
1° Que M. Proudhon n’a pas une intelligence vraie des rapports de coordination ou de subordination qui lient les sciences économiques et la morale ;
 
2° Que M. Proudhon n’a que des idées fausses sur l’origine de la valeur d’échange, et par suite, sur l’échange, sur la monnaie :
 
3° Que M. Proudhon ne sait pas distinguer nettement un capital d’un revenu ; à fortiori, qu’il ignore les rapports qui existent entre la valeur du capital et la valeur du revenu, et les lois des différents revenus.
 
4° Qu’enfin, par suite de l’ignorance complète où se trouve M. Proudhon de la théorie de la valeur d’échange, ses Balances économiques sont, pour la plupart, des utopies impraticables.
 
=== § 2. ===
 
<small>L’autre chose dont je restai également convaincu, c’est que dans l’Économie politique, telle qu’il avait été donné aux fondateurs de la concevoir, la notion du droit n’entrait pour rien, les auteurs se bornant à exposer les faits de la pratique, tels qu’ils se passaient sous leurs yeux, et indépendamment de leur accord ou de leur désaccord avec la Justice.</small>
 
Vous savez à présent dans quelle situation se trouve M. Proudhon. Il est dans celle d’un juge qui, sachant ou croyant savoir qu’un crime aurait été commis dans un certain endroit, persisterait à accuser de ce crime un homme dont l’alibi serait parfaitement établi. Mais encore, le crime a-t-il été commis ?
 
L’économie politique, ou du moins la première et la plus importante des sciences économiques, la théorie de la valeur, est une science naturelle qui n’a pas à se préoccuper de la notion du droit ; on n’en saurait dire autant de la théorie de la propriété, de la distribution et de la consommation qui est une science morale. Si les fondateurs de l’économie politique ont repoussé la notion du droit de la théorie de la valeur, ils ont eu raison ; mais s’ils l’ont également repoussée de la théorie delà propriété et de la distribution, ils ont eu tort. En serait-il ainsi, et se seraient-ils en effet bornés à ''exposer les faits de la pratique tels qu’ils se passaient sous leurs yeux, et indépendamment de leur accord ou de leur désaccord avec la justice ?'' Nullement. Les économistes n’ont point commis la faute que leur reproche si carrément M. Proudhon. Les fondateurs de la science, les physiocrates ont formulé la fameuse maxime : ''laissez faire, laissez passer'', ce qui n’était rien moins, au XVIIIe siècle, que l’exposition d’un fait de la pratique. Us ont donné la théorie de l'''impôt unique'', et cette théorie n’était rien moins que l’exposition de la pratique financière du XVIIIe siècle.
 
<small>Par exemple, ―cette observation est de Rossi,―il est démontré, et l’objet propre de l’économie politique est de faire cette démonstration, que la division du travail est le procédé le plus puissant de l’industrie, et la source la plus féconde de la richesse,―mais qu’elle tend en même temps à abrutir l’ouvrier, et conséquemment à créer une classe de serfs.</small>
 
À cela je réponds :
 
1° Qu’il est possible que cette observation soit ou ne soit pas de Rossi, mais que M. Proudhon l’accueillant librement, je l’en fais responsable ;
 
2° Que l’objet ''propre'' de l’économie politique est de faire la théorie delà valeur d’échange, et nullement de démontrer le principe de la division du travail ;
 
3° Qu’il y a pour l’industrie des procédés plus puissants, et pour la richesse des sources plus fécondes que la division du travail ;
 
4° Que la division du travail n’abrutit point l’ouvrier.
 
<small>Généralisant aussitôt l’observation de Rossi, je n’eus pas de peine à me convaincre que ce qu’il avait dit de la division du travail, de l’emploi des enfants dans les manufactures, des industries insalubres, on pouvait et l’on devait le dire de la ''concurrence'', du ''prêt à intérêt'' ou ''crédit'', de la ''propriété'', du ''gouvernement'', en un mot de toutes les catégories économiques et par suite de toutes les institutions sociales.</small>
 
Je réponds :
 
5° Que la propriété et le gouvernement ne sont pas à proprement parler des catégories économiques. Ce sont bien des catégories morales ;
 
6° Que la concurrence, le prêt à intérêt ou crédit ne sont pas plus coupables que la division du travail. Je soutiendrai ces objections tout à l’heure. Pour le moment, je vois M. Proudhon rouler sur une pente fatale, et je ne veux pas l’arrêter dans sa course. Où pourra-t-il en arriver avec de pareilles prémisses ?
 
Les deux phénomènes (de l’augmentation de la richesse et de l’abrutissement de l’ouvrier par la division du travail) sont aussi certains l’un que l’autre, intimement liés, à telle enseigne que, si l’industrie devait se soumettre à la loi du respect personnel, elle devrait, ce semble, abandonner ses créations, ce qui ramènerait la société à la misère...
 
Voilà qui est dit. Suivant M. Proudhon, si l’industrie se soumet à la loi du respect personnel, si la production se fait scrupule de violer la justice, nous tombons dans la misère. Telle est l’opinion de M. Proudhon. Mais la question se complique singulièrement ; car d’autre part les économistes, c’est M. Proudhon qui l’avoue,
 
...Les économistes démontrent que la Justice est elle-même une puissance économique, que partout où la Justice est
 
 
violée, soit par l’esclavage, soit par le despotisme, soit par le manque de sécurité, etc., la production est atteinte, la richesse diminue, et la barbarie se rencontre.
 
C’est encore entendu. Au dire des économistes, si la production viole la justice, si l’industrie ne se soumet pas à la loi du respect personnel, nous tombons encore dans la misère.
 
...Il s’ensuit que l’économie politique, c’est-à-dire la société tout entière, est en contradiction avec elle-même, ce que Rossi n’avait point aperçu, ou que peut-être il n’avait osé dire.
 
H est certain que si Rossi s’est aperçu d’une contradiction si peu consolante, il n’a pas eu tort de nous la dissimuler ; et M. Proudhon n’eût pas mal fait de suivre son exemple.
 
Devant cette antinomie.....quel parti prend le monde savant et officiel ?
 
Permettez ! Et quel parti voulez-vous donc qu’il prenne ? Vous prétendez, vous, Monsieur Proudhon, qu’à moins de violer la justice, nous demeurons plongés dans la misère. D’autre part les économistes, c’est vous qui le dites, démontrent qu’en violant la justice nous n’en serons que plus sûrement plongés dans une misère plus profonde ; d’où il suit que la société tout entière serait, selon vous, en contradiction avec elle-même. Sans être un personnage savant ni aucunement officiel, je vous répondrai que l’alternative est triste, mais qu’il faut nous résigner.
 
Les uns, disciples à outrance de Malthus, se prononcent bravement contre la Justice. Avant tout, ils demandent, coûte que coûte, la richesse, dont ils espèrent avoir leur part ; ils font bon marché de la vie, de la liberté, de l’intelligence des masses. Sous prétexte que telle est la loi économique, qu’ainsi le veut la fatalité des choses, ils sacrifient, sans nul remords, l’humanité àMammon. C’est par là que s’est signalée, dans sa lutte contre le socialisme, l’école économiste : que ce soit son crime et sa honte devant l’histoire !
 
Cette colère est bien ridicule ! Vous accusez les économistes d’opter pour une dépravation qui, suivant eux, les ruinerait. Vous reprochiez tout à l’heure aux fondateurs delà science d’avoir méconnu la notion du droit ; c’était un reproche sans fondement. Vous accusez leurs successeurs de l’avoir foulée aux pieds ; c’est une absurde calomnie. Les économistes modernes ont suivi l’exemple de leurs devanciers : ils ont applaudi à la moralité de certains règlements, flétri l’immoralité de certains autres ; ils ont démontré que la justice est elle-même une puissance économique.
 
Les autres reculent effrayés devant le mouvement économique, et se retournent avec angoisse vers les temps de la simplicité industrielle, de la filature domestique, et du four banal : ils se font rétrogrades.
 
Franchement, dans les données qui sont les vôtres, ces braves gens mériteraient d’être moins persiflés et plus encouragés. Misère pour misère, que triomphe au moins la justice ! Soyons pauvres, mais honnêtes !
 
Ici encore je crois être le premier qui, avec une pleine intelligence du phénomène, ait osé soutenir que la Justice et l’économie devaient, non pas se limiter l’une l’autre, se faire de vaines concessions, ce qui n’aboutirait qu’à une mutilation réciproque et n’avancerait rien, mais se pénétrer systématiquement, la première servant de formule constante à la seconde ; qu’ainsi, au lieu de restreindre les forces économiques dont l’exagération nous assassine, il fallait les balancer les unes par les autres, en vertu de ce principe, peu connu et encore moins compris, que les contraires doivent, non s’entre-détruire, mais se soutenir, précisément parce qu’ils sont contraires.
 
Par exemple, voilà qui est du charlatanisme de haute école ! M. Proudhon interprétant à sa façon la science économique y découvre qu’elle est de tout point en contradiction avec la justice, c’est-à-dire qu’il fait nuit en plein midi. D’autre part les économistes démontrent, M. Proudhon ne se fait pas faute de le constater, que l’économie est en parfait accord avec la morale, autrement dit qu’il fait jour en plein midi. Alors, — en vertu de ce principe, peu connu et encore moins compris^ que les contraires doivent, non s’entre-détruire, mais se soutenir, précisément parce qu’ils sont contraires, — M. Proudhon s’en va, non pas limiter le jour par la nuit ni la nuit par le jour, ni obtenir du jour et de la nuit de vaines concessions qui n’aboutiraient qu’aune mutilation réciproque, etn’avanceraient rien ; mais les faire se pénétrer systématiquement.....
 
Bref, il va nous faire voir qu’il fait jour et nuit, tout à la fois, en plein midi.
 
C’est ce que j’appellerais volontiers l’application de la Justice à l’économie politique , à l’imitation de Descartes qui appelait son analyse application de l’algèbre à la géométrie. En cela, ditRossi, consiste la Science nouvelle, la véritable Science sociale*
 
Quant à cette persistance de M. Proudhon à faire deRossi son compère, je laisse au lecteur le soin de l’apprécier.
 
Nous en sommes là. Le problème est difficile.....
 
Je crois même qu’il est parfaitement insoluble ;
 
c’est ce que nous allons voir. En attendant, vous croyez peut-être M. Proudhon fort empêtré dans les difficultés qu’il se crée à plaisir. Il ne Test point. Il reste calme ; et il plaisante agréablement.
 
Le problème est difficile , dit-il, la situation périlleuse ; mais avouez, Monseigneur, que la théologie chrétienne n’eût jamais trouvé de pareilles choses.
 
Certes non, elle ne les eût point trouvées, et je demande qu’il me soit permis de l’en féliciter. La théologie chrétienne est une œuvre qui repose logiquement sur des hypothèses simples. Ces hypothèses sont plus ou moins plausibles ; et la théologie chrétienne elle-même plus ou moins d’accord avec l’observation nouvelle ; mais elle est essentiellement métaphysique ; et jamais elle n’eût soulevé comme à plaisir de pareilles contradictions, de si extravagantes antinomies, pour se donner la satisfaction de paraître les résoudre. Il fallait pour cela le génie particulier de M. Proudhon. M. Proudhon n’est pas un métaphysicien ; il n’est pas même un philosophe ; je veux dire par là qu’il méconnaît à tout instant l’esprit de la science et sa méthode. Les idées générales lui font absolument défaut. 11 excelle à mettre en relief, pour les opposer ] les uns aux autres, des faits particuliers ; il ne sait | pas coordonner les points de vue et les subordonner les uns aux autres. Faire naître les antinomies, tel est son but, et il y court à tout prix, dût-il se contredire cent fois lui-même. L’antinomie obtenue, elle ne se résout pas, dit-il, et le voilà satisfait : il en cherche une autre. Il détruit avec vigueur, avec rage ; il n’édifie rien sur les ruines qu’il accumule. Quant à moi, je préfère me rallier à ce principe de la philosophie positiviste qu’en fait de science, on détruit beaucoup, tout naturellement, en édifiant un peu.
 
Donc, à n’en croire que M. Proudhon, nous serions en présence du problème le plus fantastique. La société tout entière serait en contradiction avec elle-même : rien de moins que cela ! Fort heureusement, il n’y a que les nuages accumulés dans l’esprit de M. Proudhon qui se heurtent les uns contre les autres. Un rayon de saine philosophie va les dissiper.
 
M. Proudhon nous parle, sur un ton fort aisé, de l’application de l’algèbre à la géométrie de Descartes. J’aime à croire qu’il la connaît ; mais comme quelques-uns de mes lecteurs pourraient n’être pas d’aussi robustes mathématiciens que M. Proudhon, je demande la permission de leur exposer en quelques mots le mécanisme de cette analyse qui bien compris facilitera singulièrement mes explications.
 
Par l’application de l’algèbre à la géométrie, on se propose de retrouver par le calcul algébrique les démonstrations et solutions des théorèmes et problèmes de la géométrie. Je dis retrouver et non pas trouver ; voici pourquoi : c’est qu’au début même de l’analyse, on doit établir une formule algébrique laquelle résume en elle toute l’essence de la géométrie. Pour représenter sous une forme algébrique le premier des types géométriques, en termes techniques, pour obtenir l’équation algébrique de la ligne droite (y = aœ -\- b), on se base sur l’application du théorème dit des triangles semblables. Or la démonstration particulière, en géométrie, du théorème des triangles semblables implique la démonstration générale de tous les théorèmes de la géométrie plane. C’est-à-dire que la première formule d’analyse implique la géométrie tout
entière.
 
Il n’y aura personne alors qui ne comprenne tout de suite avec facilité que, dans ces données, l’analyse de Descartes doit nécessairement rendre en détail ce qu’on lui a donné, dès le début, tout d’une fois. En fournissant la démonstration et la solution algébriques de tous les théorèmes et problèmes de la géométrie, l’analyse remonte à sa source.
 
Il y a, dans tous les cas, quelque choge qm est très-certain : c’est que si, par hasard, les résultats de l’analyse ne s’accordaient point avec ceux de la géométrie, ce ne serait point à la géométrie mais à la méthode de calcul algébrique qu’il faudrait s’en prendre. Et l’identité des résultats de la géométrie et de l’analyse ne confirme et ne justifie que l’excellence de la méthode de calcul algébrique, et nullement l’exactitude des faits géométriques qui sont des faits rationnels au-dessus de toute confirmation et justification postérieures.
 
Pour tirer de cet exemple très-heureusement choisi toute la clarté qu’il peut donner, il faut assimiler l’économie politique, science naturelle, à la géométrie, et la morale qui, dans les conditions où nous l’envisageons, n’est point une science mais bien un art, Fart de vouloir et d’agir, à la méthode de calcul algébrique.
 
Cela dit, suivons l’analogie.
 
Cherchons d’abord un principe fondamental de morale qui renferme nécessairement en lui l’essence, non pas seulement de la science économique , mais de toutes les sciences naturelles Par exemple, admettons celui-ci ; — je le prends très-large à dessein : — Que l'homme accomplisse librement sa destinée, sans entraver taccomplissement libre de la destinée de ses semblables.
 
Maintenant, je veux savoir, dans un cas donné, si je puis et si je dois donner des coups de bâton aux personnes qui m’entourent. Je consulte la physiologie, et elle m’apprend que les coups de bâton sont nuisibles à la santé. D’autre part la morale énonce implicitement que ce serait entraver l’accomplissement libre de la destinée de mes semblables que de les rendre malades et peut-être de les tuer. La physiologie et la morale sont donc parfaitement d’accord pour me défendre de donner des coups. Mais s’il était au contraire établi physiologiquement que les coups de bâton provoquent le sommeil, facilitent la digestion et guérissent les rhumatismes, la morale devrait m’encourager à frapper mes parents et mes amis ; ou, la morale
aurait tort.
 
Et ainsi de suite. Si la science économique établit, par exemple, que la guerre est absurde, économiquement parlant, parce qu’elle n’est autre chose que l’anéantissement stérile d’une portion de la richesse sociale, l’éthique devra proscrire la guerre, en principe, comme immorale ; ou l’éthique aura tort. Et, dans tous les cas, l’identité des résultats de la morale et de l’économie ne saurait confirmer et justifier que l’excellence de la morale et nullement celle de l’économie.
 
Ainsi, la théorie très-ingénieuse de l’application de l’algèbre à la géométrie et les deux exemples cités ci-dessus, auxquels on en pourrait ajouter mille autres, démontrent assez que c’est à la morale qu’il appartient de se subordonner aux sciences naturelles, sinon dans son principe, au moins dans ses applications, et que toute morale qui se permettrait de contredire le théorème du carré de l’hypoténuse, les lois de la réfraction, le fait de la circulation du sang, ou les résultats de la théorie de la valeur d’échange, serait une morale ridicule et caduque. Il y en a comme cela.
 
Veuillez pour un instant, vous, Monsieur Proudhon, vous élever au-dessus de ces considérations de détails qui vous passionnent et vous égarent. Sachez embrasser d’un regard calme et lucide un plus large horizon ; et vous verrez que, dans l’histoire de l’humanité, ce sont les crises de la science qui déterminent les révolutions dans la morale. Dans l’incessant cortège des intelligences vigoureuses, rénovatrices, progressives, Thaïes, Leucippe, Anaxagore, précèdent Socrate , Zenon, Epicure, comme aussi Galilée , Copernic, Kepler, précèdent Voltaire, Rousseau, Condorcet.
 
N’est-ce pas alors le fait d’une étourderie maladroite que d’allermettrel’éthique, une éthique logique et saine, en contradiction avec les déductions de l’économie. On dit : — « Voici des faits : la division du travail est le procédé le plus puissant de l’industrie, et la source la plus féconde de la richesse ; mais elle tend en même temps à abrutir l’ouvrier, et conséquemment à créer une classe de serfs. »
 
Cette assertion est doublement inexacte. Il y a pour Vindustrie des procédés plus puissants et pour la richesse des sources plus fécondes que la division du travail : l’emploi des machines par exemple. Une presse d’imprimerie créera cent, deux cents, trois
cents fois plus de richesse que n’en créeront ensemble mille, deux mille, trois mille copistes divisant leur travail. Et l’étude de la production démontre que la pratique du principe de la division du travail mène droit à l’emploi des machines.
 
— t En même temps que la division du travail est le procédé le plus puissant de l’industrie et la source la plus féconde de la richesse, elle tend à abrutir l’ouvrier, et conséqueminent à créer une classe de serfs. Les deux phénomènes sont aussi certains l’un que l’autre. *
 
Les deux phénomènes sont aussi peu certains l’un que Vautre. Comment ! Voilà par exemple un ouvrier qui dans une journée de dix heures, ne divisant point son travail, fait deux cartes a jouer. Il vit de son salaire, plus ou moins confortablement. Nous, économistes, nous lui donnons les moyens, par le principe de la division du travail, de faire en une journée de dix heures six cents cartes à jouer, ou de faire ses deux cartes à jouer en deux minutes. Et nous l’abrutissons ! Il lui reste neuf heures cinquante-huit minutes pour les employer comme il voudra, faire d’autres cartes et augmenter «on salaire et son bien être, rentrer chez lui, causer avec sa femme, instruire ses enfants, s’instruire lui-même, s’initier aux intérêts de la société. Et nous l’asservissons !—« Mais, crierez vous, cela n’arrive point. Le travail se divise et l’ouvrier ne s’enrichit pas ; l’ouvrier s’exténue et il s’abrutit. » Cela est vrai, et je le déplore. Mais cela n’arrive point à cause de la division du travail ; cela arrive malgré la division du travail, et pour d’autres causes. Cherchez-les.
 
M. Proudhon n’a fait ici qu’abuser lourdement d’une observation de J.-B. Say, qui m’a toujours paru d’une singulière impertinence. — « C’est un triste témoignage à se rendre, a dit quelque part J.-B. Say, que d’avoir passé sa vie à fabriquer la douzième partie d’une épingle. » Cette observation serait fondée si l’on passait effectivement sa vie à fabriquer la douzième partie d’une épingle. Personne n’y est contraint, grâce au ciel ! L’ouvrier peut avoir des moments de loisir ; après avoir exercé ses bras, il peut trouver des occasions d’exercer son intelligence et son cœur.
 
D’ailleurs, allons plus loin. L’observation de J.-B. Say, si elle était fondée, devrait aller atteindre jusque dans sa Racine et suivre dans toutes ses applications la division du travail, ou ce qu’on appelle d’un autre nom la spécialité des occupations. Si c’est un triste témoignage à se rendre que d’avoir fabriqué toute sa vie des têtes d’épingles, c’en est un également que d’avoir passé sa vie à coudre des souliers, à raboter des planches, à tailler des pierres, à labourer le sol. C’est un témoignage aussi peu flatteur à se rendre que d’avoir passé sa vie à enregistrer des actes, à plaider des procès d’héritage ou de séparation de corps, à guérir des fièvres ou couper des jambes. C’est encore un triste témoignage à se rendre qile d’avoir passé sa vie à appareiller des rimes, ou à raisonner la valeur et de l’échange* du capital et du revenu, de la rente et de Y impôt> comme a fait M. J.-B. Say qui peut-être ne s’est jamais soucié beaucoup de la botanique, de la médecine, de l’histoire, de la peinture* de la musique, ou de voyager en Italie.
 
Tout cela serait abrutissant, asservissant. Pas le moins du monde ; ce qui abrutit, ce qui asservit lie travailleur, ce n’est pas la spécialité, c’est l’excès du travail spécial auquel il est propre, c’est le salaire insuffisant parce qu’il est perpétuellement écorné, rogné par l’impôt, c’est la misère que ne peut vaincre l’excès du travail.
 
L’idéal de Tordre social, c’est que le travailleur, en se livant au travail auquel il est propre, réussisse à gagner sa vie, à satisfaire aux exigences du présent en se ménageant des ressources pour l’avenir, par une journée de huit ou dix heures de travail ; et qu’il ait ensuite le loisir de cultiver son esprit, d’intéresser son cœur, soit en oubliant un peu sa spécialité, soit en tendant à l’élargir. Nous entendons tous les plaintes qui s’élèvent dans toutes les classes delà société contre un travail abrutissant et asservissant, c’est-à-dire contre un travail excessif et mal rétribué. Or la morale et Téconomie politique s’accordent, ou, pour mieux dire, la morale appuyée sur une saine économie politique s’attache à poursuivre l’idéal où nous aspirons tous.
 
Et quant au fameux principe que les contraires doivent se balancer et non s’entre-détruire, précisément parce qu’ils sont contraires, peut-être sommes-nous moins incapables de le connaître et surtout de le comprendre qu’il ne plaît à M. Proudhon de l’affirmer. Par exemple, dans la question qui nous occupe, s’il fallait l’appliquer, je dirais ceci que M. Proudhon n’a pas su dire : — Dans l’état actuel des choses, le travail et l’oisiveté se détruisent, ou du moins se nuisent l’un à l’autre, les uns travaillant trop, les autres ne travaillant pas assez ; tandis que dans une société mieux ordonnée, il y aurait balance ou équilibre entre le travail et l’oisiveté, chacun ayant sa part d’occupation et de loisir.
 
Je me résume. Des observations qui précèdent, on doit conclure que la terrible antinomie de M. Proudhon s’écroule avec fracas. Il l’énonçait ainsi :
 
Ce dont il n’est pas permis de douter, c’est que sur le même phénomène l’économie semble dire oui, la Justice non.
 
I Cette assertion n’est admissible à aucun prix. Une économie politique qui dirait obstinément : oui, alors que la justice dirait avec évidence : non, serait une détestable économie politique ; disons mieux, ce ne serait pas de l’économie politique. Et réciproquement, il n’y aurait qu’une justice inique qui pût se mettre en contradiction soit avec la géométrie, soit avec l’optique, soit avec la physiologie végétale ou animale, soit avec la véritable économie politique.
 
Quant à la théorie de la propriété, de la distribution et de la consommation, quant à la partie des sciences économiques à l’élaboration de laquelle doivent concourir ensemble et la théorie de la valeur d’échange, véritable économie politique, et les principes de la justice, elle doit en effet résulter de l’application de la justice à l’économie politique comme ! l’analyse de Descartes résulte de l’application de l’algèbre à la géométrie -, c’est-à-dire que la justice doit se subordonner à l’économie politique. Il n’est pas permis délire, comme le fait M. Proudhon, que la justice servira de formule constante à l’économie politique ; c’est au contraire l’économie politique qui doit servir de formule constante à la justice. M. Proudhon intervertit l’ordre logique des idées ; il met la charrue devant les bœufs.
 
Cela vient de ce qu’il n’a pas une intelligence nette du rôle de la morale, non plus que de celui de l’économie. M. Proudhon semble croire que la justice est quelque chose d’immuable, qu’avant lui personne n’avait aucune idée des principes de la justice, qu’après lui, le monde pourra s’en tenir éternellement à ceux qu’il aura proclamés. H n’en est rien : l’art de penser, l’art de vouloir, l’art de sentir progressent et se transforment de siècle en siècle en suivant pas à pas le développement des facultés humaines. La justice doit reposer sur un principe fondamental en qui puisse se résumer l’essence non-seulement de l’économie politique, mais de toutes les sciences mathématiques, physiques, physiologiques, psychologiques. La morale bénéficie des découvertes de la science.
 
Et, la subordination des sciences morales aux sciences naturelles étant ainsi comprise, ce n’est point à faire miroiter de ridicules antinomies que le philosophe doit s’attacher, mais au contraire à faire resplendir dans leur simplicité logique des harmonies profondes, intimes, naturelles.
 
{{TextQuality|75%}}=== § 3. ===
 
Ou je me fais illusion, ou mes lecteurs, doivent être à peu près convaincus qu’il serait inutile d’attendre M. Proudhon sur le terrain de la véritable économie politique, je veux dire de la première et de la plus importante des sciences économiques, la théorie de la valeur : il ne s’y rendra pas. Nous n’avons en conséquence qu’un parti à prendre, c’est de le suivre où il veut aller, sur le terrain de la morale. Il était indispensable d’établir que la théorie de la valeur d’échange ne pouvait consentir à se subordonner à la justice. Quant à la théorie de la distribution, elle ne saurait, elle, s’y refuser ; et toutefois, sous toute réserve dé discussion. Voyons donc quels sont les principes de justice d’après lesquels M. Proudhon se proposerait de procéder à la répartition de la richesse sociale.
 
Nous savons, dit-il, ce qu’est la Justice relativement aux personnes, ''Respect égal et réciproque''. Mais nous ne voyons pas pour cela ce qu’elle peut devenir quant aux propriétés, fonctions, produits et échanges. Comment l’égalité ''personnelle'', qui est l’essence de la Justice, deviendra-t-elle une égalité réelle ? Est-il seulement à présumer que celle-ci puisse et doive être une conséquence de celle-là ?… Tel est le problème qui se pose, comme un piège, devant les théologiens, les philosophes, les légistes, les économistes, les hommes d’État, et que tous, jusqu’à ce jour, se sont accordés à trancher négativement.</small>
 
Vous comprenez que les théologiens, les philosophes, les légistes, les économistes, les hommes d’État s’étant tous accordés jusqu’à ce jour à trancher le problème négativement, M. Proudhon, qui tient à être toujours seul de son opinion, ne perdra pas une si belle occasion de se distinguer. Lui, tranche aujourd’hui le problème affirmativement, et il conclut à l'''égalité des biens et des fortunes''. Il me semble qu’il serait aisé de faire voir à M. Proudhon combien cette solution n’est point aussi originale qu’elle en a l’air. Mais je ne lé chicanerai pas pour si peu, d’autant plus qu’il va mettre ses adversaires ''en contradiction avec les lois de la mécanique universelle'', qu’il va ''serrer la difficulté, porter sur elle le flambeau de l’analyse''.
 
<small>Les lois de l’économie, publique et domestique, sont, par leur nature objective et fatale, affranchies de tout arbitraire humain ; elles s’imposent inflexiblement à notre volonté. En elles-mômes, ces lois sont vraies, utiles : le contraire impliquerait contradiction.</small>
 
Il est difficile d’abonder plus complètement dans mon sens que ne le fait ici M. Proudhon. Pourquoi faut-il qu’il ne sache point se maintenir constamment à ce point de vue qui est le vrai ?
 
<small>Elles ne nous paraissent nuisibles, ou, pour mieux dire, contrariantes, que par le rapport que nous soutenons avec elles, et qui n’est autre que l’opposition éternelle entre la nécessité et la liberté.</small>
 
Elles ne paraissent telles qu’au seul M. Proudhon.
 
Je proteste encore une fois qu’il ne m’est jamais arrivé, quant à moi, de croire que le théorème des triangles semblables, les lois de Képler ou les résultats de la théorie de la valeur pussent me nuire ou me contrarier.
 
<small>Toutes les fois qu’il y a rencontre entre l’esprit libre et la fatalité de la nature, la dignité du moi en est froissée et amoindrie ; elle rencontre là quelque chose qui ne la respecte pas, qui ne lui rend pas justice pour justice et ne lui laisse que le choix entre la domination et la servitude. Le moi et le non-moi ne se font pas équilibre. Là est le principe qui fait de l’homme le régisseur de la nature, sinon son esclave et sa victime.</small>
 
L’antinomie reparaît. Au reste, nous devions bien nous douter, en suivant M. Proudhon sur le terrain de la morale, que nous l’y retrouverions caracolant sur son grand dada de bataille. L’opposition entre la nécessité et la liberté n’est point aussi profonde que la fait M. Proudhon. Disons mieux : la nécessité et la liberté s’opposent moins l'une à l’autre qu’elles ne se corrigent, au contraire, qu’elles ne se font valoir l’une par l’autre, qu’elles ne s’harmonisent ensemble. Où irons-nous, grand Dieu ! s’il n’y avait dans ce monde que de la liberté et point de nécessité, si les plus fougueux élans de la volonté de l’homme ne rencontraient une infranchissable barrière dans la fatalité de la nature ! Il a pu se trouver un jour un despote capable de souhaiter que son peuple n’eût qu’une tête, pour la trancher d’un coup : De tels monstres sont rares ; mais es fous ne le sont-ils pas beaucoup moins ? Et demain peut-être il s’en trouverait un capable d’anéantir la haleur du soleil et la lumière du jour, pour le bonheur de l’humanité !
 
Quel déplorable esprit de sophistique ! Le moi, seul dépositaire de la liberté, de la justice et du respect, froissé, amoindri dans sa dignité parce que la nature extérieure et fatale ne le respecte pas, ne lui rend pas justice pour justice ! Une force s’indignant de ce qu’on lui fournit un point d’appui résistant ! La vapeur et le piston ne se faisant pas équilibre ! Et pour ne laisser au moi vis-à-vis de la fatalité extérieure que le choix entre la domination et la servitude, pour faire de l’homme le régisseur de la nature sinon son esclave et sa victime, fallait-il ignorer et dénaturer l’admirable formule de Bacon : ''L'homme ne commande à la nature qu’en lui obéissant ?''
 
<small>Ceci établi, le problème de l’accord entre la Justice et l’économie se pose en ces termes, je reprends l’exemple cité plus haut de la division dn travail :
 
Étant donnée une société où le travail est divisé, on demande qui subira les inconvénients de cette division.</small>
 
À mon tour, je demande à M. Proudhon : ― Étant donnée une société où le travail est divisé, et la division du travail ayant plus d’avantages que d’inconvénients, ou, pour mieux dire, la division du travail n’ayant que des avantages et point d’inconvénient, on demande qui profitera des avantages de cette division.
 
Nous voilà bien avancés ! Et il importait bien de mettre le feu aux antinomies pour ne pas éclairer, pour ne pas même poser la question. Non, la question n’est point posée, je ne l’accepte pas dans ces termes. Et tant qu’il me restera un souffle de voix, je crierai à M. Proudhon : ― Je n’admets point que la division
 
du travail abrutisse les ouvriers. Je n’admets point que les lois naturelles : mathématiques, physiques, astronomiques, physiologiques, économiques, scient entachées d’un caractère nuisible ou contrariant. Je n’admets point que nous soyons placés vis-à-vis de la nature dans l’alternative de la servitude ou de la domination : nous lui obéissons, et nous lui commandons tout ensemble ; nous ne lui commandons qu’en lui obéissant. C’est un plat de votre métier que vous me servez là : c’est le dogme du ''péché originel'' accommodé à une sauce hypocrite. Remportez ce plat ; je le connais, je ne l’aime point, et j’en suis bien aise,…
 
Et puisque vous ne pouvez venir à bout de poser tout seul la question delà distribution, je la pose moi-même :
 
Étant données, d’une part : 1° des valeurs naturelles ; 2° des valeurs produites dont l’ensemble constitue, en capitaux et revenus, la richesse sociale ;
 
Étant données, d’autre part, des personnes en société ;
 
On demande en vertu de quels principes de justice il sera procédé à la répartition de la richesse, dans la société, entre les personnes.
 
Telle est la question de la distribution des richesses ; et bien avant que M. Proudhon se fût donné la peine de l’obscurcir, il s’en était présenté deux solutions opposées :
 
PREMIÈRE SOLUTION. C’est la solution de M. Proudhon et de tous les égalitaires. Le principe qui doit présider à la répartition de la richesse sociale est le suivant :― Les hommes sont absolument et naturellement égaux. Qu’on leur distribue donc la richesse sociale par portions égales. Égalité des conditions et des positions.
 
DEUXIÈME SOLUTION. C’est la solution des inégalitaires. Les hommes sont absolument et naturellement inégaux. Qu’on leur distribue la richesse sociale par portions inégales. Inégalité des conditions et des positions.
 
Telles sont les deux solutions qui depuis longtemps se sont offertes à vider la question de la distribution des richesses, la seconde soutenue par tous les hommes qu’enchaîne l’habitude d’une pratique immémoriale, la première se ralliant les sympathies des esprits plus ou moins intelligemment progressifs.
 
Maintenant, qu’on me permette d’en proposer une troisième.
 
En tant qu’êtres libres et personnels, tous les hommes sont égaux. Les personnes s’opposent aux choses ; mais toute personne, en tant que personne, en vaut une autre. Ce principe sert de base à une première forme de la justice, la justice commutation qui a pour attribut une ''balance''.
 
En tant qu’ils accomplissent librement leur destinée d’une manière plus ou moins heureuse ou plus ou moins méritoire, il se révèle chez les hommes des différences d’aptitudes, de talent, d’application, de persévérance, de succès qui les font inégaux ; et cette inégalité est le fait sur qui se fonde la justice ''distributive'', laquelle a pour symbole une ''couronne''.
 
Les hommes sont donc égaux et inégaux à la fois, égaux en tant que personnes, inégaux en tant qu’ils prennent un rôle plus ou moins brillant ou effacé, généreux ou funeste dans la société.
 
Alors, qu’ils jouissent tous des mêmes conditions, c’est-à-dire qu’en débutant dans l’accomplissement de leur destinée, ils trouvent tous à leur disposition les mêmes ressources et moyens d’action ; qu’ils arrivent à des positions différentes suivant qu’ils auront fait de leurs ressources et moyens d’action un usage plus ou moins heureux ou déplorable.
 
Voilà quelles conclusions ressortent du principe des deux justices. L’état normal de la société ne peut être mieux défini que par une comparaison empruntée au jeu de la course. Que tous les concurrents partent du même point, qu’aucun d’eux ne prenne au début une avance sur les autres. C’est le vœu de la justice commutative. Que les plus agiles passent les premiers, arrivent au but avant les autres ; qu’ils reçoivent les prix destinés aux vainqueurs. Ainsi le réclame la justice distributive.
 
''Égalité des conditions ; inégalité des positions'', telle est alors la véritable formule sociale ; tel est le principe fondamental qui devrait présider à la répartition de la richesse sociale entre les personnes en société. Ici, nous n’avons point à tirer de ce principe ses déductions pratiques et rigoureuses, nous n’avons point à faire une théorie de la distribution et de la propriété. Nous n’avons absolument qu’à défendre le principe lui-même ; et cette défense se fait toute seule.
 
On peut dire, en effet, des deux» théories de l’égalité absolue et de l’inégalité absolue ce qu’a si bien dit Jouffroy du matérialisme et du spiritualisme philosophiques. Il n’y a pas de meilleure réfutation de la théorie égalitaire que la théorie inégalitaire, ni de la théorie inégalitaire que la théorie égalitaire. M. Proudhon confond perpétuellement les deux formes de la justice, ou plutôt avec tous les égalitaires, il tend à faire rentrer la justice distributive dans la justice commutative. Avouons aussi qu’il n’a pas, en effet, manqué de théologiens, de philosophes, de légistes, d’économistes, d’hommes d’État disposés à faire rentrer la justice commutative dans la justice distributive. On conçoit que tous ces théoriciens ennemis se trouvent, en présence les uns des autres, dans la même position où étaient aussi les matérialistes décidés à expliquer les phénomènes de la conscience par les sens, et les spiritualistes décidés à expliquer les phénomènes des sens par la conscience.
 
Les égalitaires, ayant constaté l’égalité primitive et naturelle des êtres personnels, en concluent à l’égalité absolue. Les inégalitaires, observant l’inégalité résultante, éventuelle, des citoyens, en concluent à l’inégalité absolue. Alors les uns s’attachent à l’égalité, les autres se cramponnent à l’inégalité, oubliant tous que l’égalité et l’inégalité sont deux faits aussi certains, aussi nécessaires, aussi indestructibles l’un que l’autre, et méconnaissant que le problème moral consiste à leur faire la part à chacun à leur tracer la limite hors de laquelle ils ne doivent point s’étendre. Il faut veiller à ce que l’inégalité ne pénètre pas dans le domaine de l’égalité ; il faut veiller à ce que l’égalité ne vienne point s’imposer là où doit régner l’inégalité. Il faut, en un mot, les concilier, en vertu de ce principe peu connu de M. Proudhon, et ― puis-je le dire sans sourire ? ― de moins en moins compris par lui :—que les contraires doivent non s’entre-détruire, mais se soutenir, précisément parce qu’ils sont contraires.
 
Malheureusement, la plupart des hommes sont exclusifs. Les démocrates égalitaires font sonner bien haut l’égalité des êtres personnels, et ils abondent dans le sens de la justice commutative. Les aristocrates inégalitaires relèvent à leur tour les droits de l’inégalité de mérite, et ils ne connaissent rien que la justice distributive. Encore faut-il ajouter, pour être quitte avec eux, qu’ils n’arrivent en définitive, les uns et les autres, qu’à mutiler toute espèce de justice.
 
Au premier abord, pour en revenir à M. Proudhon, il semble, si l'on n’est pas informé de la confusion, qu’entre lui et ses adversaires, lés ténèbres soient aussi complètes que possible. Les § § XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI de sa troisième étude fatiguent l’attention en la promenant à travers tih chaos d’idées confuses , d’erreurs et de contradictions. Une fois au courant de la question, il suffit de les laisser tous aller, ses adversaires et lui, pour les voir se réfuter les uns les autres le mieux du monde.
 
<small>L’égalité des biens et des fortunes, dit-on, n’est pas la Justice ; on va même jusqu’à dire qu’elle est contre la Justice.</small>
 
Assurément, l'égalité des biens et des fortunes provoquée violemment est injuste. Nous ajouterons, par exemple, comme correctif, que l’inégalité des biens et des fortunes favorisée frauduleusement n’est pas moins injuste. Égalité des conditions ; inégalité des positions : voilà la loi du monde social. L’État pour tous, et chacun pour soi.
 
<small>« C’est en rompant l’égalité que la société naquit, dit M. Blanc-Saint-Bonnet ; c’est pourquoi la charité est la dernière loi de la terre…
 
« Vous répétez que l’Evangile a proclamé l’égalité des hommes : c’est faux. L’égalité est un faux nom de la Justice. L’Évangile savait si bien l’inégalité qui résulte de notre liberté, qu’il institua la charité pour ce monde, la réversibilité pour l’autre. L’égalité est la loi des brutes ; le mérite est la loi de l’homme. » (''De la Restauration française'', p. 90 et 124).</small>
 
Il est certain que M. Blanc-Saint-Bonnet a parfaitement raison, quand il déclare qu’il résulte une certaine inégalité de notre liberté, que le mérite est la loi de l’homme. Faute de connaître l’égalité naturelle et la justice commutative, il fait à l'Évangile le plus sanglant outrage. M. Proudhon, lui, voit bien l’égalité naturelle, mais non la loi du mérite, Chacun des deux adversaires s’enfonce clans son point de vue exclusif : le partisan de l’égalité nie impertinemment l’inégalité, le partisan de l’inégalité blasphème l’égalité.
 
<small>L’année 1789 a sonné. Toutes les anciennes hypothèses légales, admises jusqu’alors comme l’expression pure de la Justice et sanctionnées par la religion, sont reprochées par le nouveau législateur : droits seigneuriaux, hiérarchie de classes, noblesse, tiers-état, vilainie, corporations, maîtrise, privilèges de fonctions, de clochers, de provinces, bancocratie et prolétariat.</small>
 
M. Proudhon s’en donne à cœur-joie contre l'inégalité des conditions : il a raison, on peut lui abandonner la féodalité.
 
<small>À la place de cette inégalité systématique, créée par l’orgueil et la force, la Révolution affirme, comme propositions identiques, 1. l’égalité des personnes ; 2. l’égalité politique et civile ; 3. l’égalité des fonctions, l’équivalence des services et des produits, l’identité des valeurs, l’équilibre des pouvoirs, l’unité de loi, la communauté de juridiction ; d’où résulte, sauf ce que les facultés individuelles, s’exerçant en toute liberté, peuvent y apporter de modifications. 4. l’égalité des conditions et des fortunes.</small>
 
1. L’égalité des personnes, c’est très-bien. 2. L’égalité politique et civile, c’est encore très-bien. 3. L’égalité des fonctions, l’équivalence des services et des produits, l’identité des valeurs, c’est beaucoup moins heureux. Tous les services et produits ne sont pas équivalents, toutes les valeurs ne sont pas identiques. La Révolution a-t-elle jamais affirmé cette absurdité ? Cela ne m’est point démontré. Dans tous les cas, peu m’importerait : la Révolution n’a pas soupçonné la théorie de la valeur.
 
Quant à 4. l’égalité des conditions et des fortunes, distinguons. L’égalité des conditions est l’idéal de la justice commutative, et cet idéal, l’humanité Ta poursuivi, le poursuit, et le poursuivra toujours avec une invincible obstination à travers toutes les iniquités de l’esclavage, du servage, du prolétariat. L’égalité dles fortunes est une chimère en contradiction avec le vœu de la nature, qui est que la position de chacun soit une conséquence de son génie, de ses vertus, ou de sa nullité et de ses vices. Au reste, M. Proudhon n’a pas manqué de se contredire. Cette restriction : ''sauf ce que les facultés individuelles, s'exerçant en toute liberté, peuvent y apporter de modifications'', renverse tout son échafaudage, repousse l’égalité des fortunes, consacre l’inégalité des positions et rétablit tous les droits de la justice distributive.
 
<small>J’arrive à l’argument des théoriciens de, l’inégalité. La Justice, disent-ils, est égalitaire ; la nature ne Test pas.</small>
 
C’est ici qu’interviennent les lois de la mécanique universelle. Très-inutile fantasmagorie ! Il n’y avait besoin que de dire :―La justice et la nature sont égalitaires et inégalitaires l’une et l’autre. C’est parce qu’il y a des égalités et des inégalités dans la nature, que la justice doit consacrer à la fois l’égalité et l’inégalité ; et que la tâche du philosophe consiste à tracer la limite du domaine de l’égalité et de l’inégalité, au point de vue du droit.
 
<small>Les phénomènes économiques appartiennent à la fatalité objective ; prétendre les plier aux convenances de la Justice, ce serait vouloir mettre la nature sur le lit de Procuste, faire violence à la nécessité, une folie monstrueuse.</small>
 
Évidemment ! et c’est précisément pour ne pas mettre la nature sur le lit de Procuste, et pour ne point faire violence à la nécessité qu’il convient de faire la part à l’égalité et à l’inégalité. Les théoriciens de l’inégalité absolue mettent la nature sur le lit de Procuste quand ils nient l’égalité des personnes et repoussent l’égalité des conditions. Les égalitaires absolus font violence à la nécessité quand ils dissimulent l’inégalité des mérites et proscrivent l’inégalité des positions. M. Jobard l’inégalitaire, et M. Proudlion Tégalitaire mettent également la nature sur le lit de Procuste et font une égale violence à la nécessité quand ils s’acharnent avec la même fureur à ne permettre à la réalité, à ne voir dans la mécanique universelle, l’un que l’inégalité, l’autre que l’égalité ''en tout, partout et pour tout''. C’est insensé !
 
<small>L’égalité qu’on entend nier est celle des êtres semblables.</small>
 
Alors, pourquoi ne vous suffit-il pas de la défendre ?
 
<small>Tous les individus dont se compose la société sont, en principe, de même essence, de même calibre, de même type, de même module…</small>
 
Certes, cela est vrai : ce passage est excellent. Toutefois pour ne pas me laisser entraîner avec vous jusqu’à méconnaître les droits de la justice distributive, je veux relire encore la phrase non moins excellente de M. Blanc-Saint-Bonnet :― « L’égalité est la loi des brutes ; le mérite est la loi de l’homme. »
 
<small>La Révolution…, partant du principe que l’égalité est la loi de toute la nature, suppose que l’homme par essence est égal à l’homme, et que si, à l’épreuve, il s’en trouve qui restent en arrière , c’est qu’ils n’ont pas voulu ou pas su tirer parti de leurs moyens. Elle considère l’hypothèse de l’inégalité comme une injure gratuite… C’est pour cela qu’elle déclare tous les hommes égaux en droits et devant la loi… afin de réaliser de plus en plus dans la société cette Justice égalitaire, que tous les citoyens jouissent de moyens égaux de développement et d’action.</small>
 
…''Cette justice égalitaire, que tous les citoyens jouissent de moyens égaux de développement et d’action'', mais c’est la justice commutative ! À merveille !
 
Égalité des conditions ! Qu’aviez-vous besoin, pour en venir là, d’invoquer sottement l’équivalence des produits, l'identité des valeurs ? Mais ce n’est pas tout ; et si vous constatez en même temps qu’un certain nombre de citoyens ''restent en arrière parce qu’ils n’ont pas voulu ou pas su tirer parti de leurs moyens'', vous consacrez implicitement le principe de la justice distributive, et les droits de l’inégalité. Inégalité des positions ! Touchez-là : nous sommes d’accord !
 
Je crois, par exemple, que vous avez tort si vous pensez que ''ce n’est pas en vertu de cette inégalité, singulièrement exagérée d’ailleurs, que la société se soutient, mais que c’est malgré cette inégalité''. Il ne serait pas difficile, je crois, de prouver à posteriori que l’inégalité des positions est favorable au maintien de la société. ''A priori'', c’est encore plus aisé : si cette inégalité, exagérée ou non, a sa source dans un fait naturel, comme cela est, il ne peut y avoir que tout profit pour la société à lui faire sa part. Je ne veux plus d’antinomies.
 
Il y a cependant une remarque à faire tout en faveur de M. Proudhon, et que je fais avec plaisir. Je pense, en effet, que cette inégalité, dans la société telle qu’elle est aujourd’hui constituée, est exagérée, La cause de cette exagération est évidente : elle gît dans ce fait que nous n’avons pas encore conquis l’égalité des conditions. Au jeu de la course sociale, les concurrents, au début, ne sont pas en ligne, ce qui donne aux uns une avance, aux autres un retard considérables. Tous les citoyens, en entrant dans la vie, ne jouissent pas de moyens égaux de développement et d’action. À mesure que le principe de l’égalité des conditions s’inscrit peu à peu dans la loi, on voit effectivement diminuer l’inégalité des positions. Cela n’empêche pas que cette inégalité ne soit inévitable, favorable au maintien de la société et que le philosophe n’en doive tenir compte.
 
Autre remarque purement historique. M. Proudhon oppose le système de l’égalité absolue au système de l’inégalité absolue, et, sans restrictions, fait responsables du premier la Révolution, du second l’Église. Cette double assertion n’est-point exacte. Le système de l’inégalité absolue est moins le système de l’Eglise que celui de la société féodale. Au christianisme appartiendra toujours l’honneur d’avoir proclamé hautement le principe d’égalité. En disant les hommes ''frères'', l’Évangile les disait ''égaux'' : car la fraternité n’est que l’expression orientale et figurée de l’égalité, deux frères étant ce qu’il y a de plus égal au monde. Que, plus tard, obligé de s’implanter dans un sol ensemencé, de s’organiser en société civile et politique, le christianisme ait repoussé les instincts si profondément justes de son début pour subir les iniquités de la féodalité, qu’il soit devenu le catholicisme, je ne puis ni ne veux songer à le dissimuler ; son excuse, c’est qu’il ne pouvait faire autrement. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas à l’Église, ce n’est pas au catholicisme, ce n’est pas surtout au christianisme qu’il faut reprocher d’avoir méconnu l’égalité des personnes : c’est à la constitution féodale. L’Église n’a pas été libre de ne pas oublier la belle maxime de Cicéron : ''Una omnes continet definitio, ut nihil sit uni tant simile tam par quam nosmet inter ipsos sumus''.
 
En ce qui concerne la Révolution, certes je l’admire comme un grand et magnifique élan vers l’égalité. Mais mon admiration ne m’aveugle point. Les hommes qui la dirigèrent ne surent jamais distinguer nettement les droits de l’égalité des droits de l’inégalité. Il y a plus : le dogme de l’égalité des conditions une fois inscrit dans toutes les constitutions, ils n’en surent guère poursuivre la réalisation : il leur manquait surtout pour cela des connaissances économiques.
 
''Égalité devant la loi'', telle est la formule révolutionnaire ; et, dans sa généralité, elle est exacte. Mais il faut en venir à l’application, et l’on ne tarde pas à se convaincre que l’égalité devant la loi implique nécessairement :
 
L’égalité devant la loi ''civile''.
 
L’égalité devant la loi ''politique''.
 
L’égalité devant la loi ''économique''.
 
La tâche que nous avons à poursuivre, c’est d’organiser ces diverses sortes d’égalité, de faire ainsi passer le dogme révolutionnaire dans toutes les parties de l’organisme social.
 
Ce travail sera long ; M. Proudhon peut y prendre, s’il le veut, une part active ; la première chose qu’il ait à faire, par exemple, c’est de renoncer complètement à sa théorie de l’égalité absolue devant ce qu’il appelle les ''servitudes de la nature, à cette théorie si nette, si rationnelle, si bien fondée en fait et en droit…qui affranchit l’homme du fatalisme économique''. En premier lieu, il n’y a point, il n’y aura jamais de théorie assez nette, assez rationnelle pour affranchir l'homme du fatalisme économique, pas plus que pour l’affranchir du joug de la nécessité mathématique, physique, astronomique, physiologique. En second lieu, la servitude que nous impose la nature est aussi bien un triomphe pour nous, et l’univers n’est point peuplé d’antinomies irréconciliables ; il est constitué par un ensemble de faits harmoniques se limitant, il est vrai, les uns les autres, mais s’entr’aidant au lieu de se nuire, et concourant tous au développement de leur ensemble.
 
En conséquence il serait inutile, si ce n’était impossible, d’affranchir l’humanité du fatalisme économique. Il y a tout simplement à conquérir l’égalité devant la loi économique, c’est-à-dire à répartir la richesse sociale entre les personnes en société conformément aux principes de l’égalité des conditions, de l’inégalité des positions, aux lois de la justice commutative et de la justice distributive.
 
Je répète que je n’ai point ici à formuler une théorie de la propriété et de la distribution. Et cependant s’il fallait faire comprendre comment on peut, dans un cas donné, passer aisément d’une bonne théorie à une saine application, je dirais dès à présent, sous toute réserve d’un examen plus approfondi :
 
En ce qui touche à la distribution de la richesse sociale entre les personnes en société,
 
La justice commutative, fondée sur le principe de l'égalité des conditions, réclame que tous les individus possèdent chacun une part égale des valeurs que la nature a données à tous, ou si Ton veut, que tous les individus possèdent en commun les valeurs que la nature a données à tous en commun.
 
La justice distributive appuyée sur le principe de l’inégalité des positions exige que chaque individu possède en propre les valeurs que la nature n’a données qu’à lui ou qu’il s’est données à lui-même par le développement libre, persévérant, heureux de ses facultés.
 
==SECTION II. Catégorie économique : — l’Échange. ==
 
=== § 1. ===
Mon lecteur sait-il bien où il en est ; et se rend-il
un compte exact du chemin parcouru ? Pour le cas
où il eût perdu de vue l’ensemble de la discussion, je
la résume en quelques mots. Au début de cette étude,
je me suis attaché à lui faire distinguer dans la science
économique deux questions bien distinctes : 1° la ques-
tion de la valeur d’échange et del’échange, 2°laques-
tion de la propriété et delà distribution des richesses. Il
n’a pas dépendu de moi de suivre l’ordre logique des
choses et d’aborder en premier lieu la première de ces
questions : M. Proudhon tenait à vider préalablement
la seconde. Il est convenable, pour expliquer cet en-
têtement, de dire qu’aux yeux de M. Proudhon les
deux questions n’en font qu’une, ou, mieux encore,
que M. Proudhon ne soupçonne pas la question de la
 
valeur d’échange et de réchange. Quoi qu’il en soit, il
a résolu la question de la distribution par cette for-
mule : Egalité des conditions et des positions ; moi par
cette autre formule : Egalité des conditions ; inégalité
des positions. Il a donné ses raisons, moi les miennes ;
que Ton juge entre nous. Et, toutefois, je tiens à ce
que M. Proudhon soit déchiré par le regret d’avoir eu
presque entre les mains le fil qui l’eût conduit à la
vraie solution, sans avoir su le retenir.
 
En abordant son chapitre des Balances économiques f
M. Proudhon juge à propos de se laisser aller à quel-
ques récriminations contre la théorie de la justice di-
vine, et il dit :
 
C’est elle qui produit ce système de privilèges, de mono-
poles, de concessions..... où les biens du prince sont con-
fondus avec ceux de la nation, la propriété individuelle avec
. la propriété collective.
 
....La propriété individuelle avec la propriété collée-’
tive, tout est là : ces quelques mots renferment l’idée la
plus nette et la plus précise du problème social tel que
j’ai tenté de le poser, et, si l’on s’en souvient, de le
résoudre. Mais cette idée passe comme un éclair devant
les yeux de M. Proudhon, quand sa thèse est établie ;
puis elle s’efface et ne renaît plus. S’il avait pu songer
à s’appesantir sur cette distinction, sans doute
M. Proudhon n’eût pas manqué de chercher au moins,
sinon de trouver, le moyen de concilier la propriété
et la communauté, l’égalité et l’inégalité, la justice
commutative et la justice distributive. N’est-il pas
étonnant qu’ici, pour la première fois, M. Proudhon
s’avise de signaler une propriété individuelle et une
 
propriété collective, sans songer encore à leur faire la
part à chacune ? N’est-il pas triste qu’il ait passé sa
vie à déblatérer contre la propriété et contre le com-
munisme, sans jamais faire attention à ce que l’indi-
vidualisme et le communisme pouvaient avoir chacun
de légitime et de fondé ?
 
Maintenant, abandonnons la question de la distri-
bution et de la propriété pour en venir à celle de la
valeur d’échange et de l’échange. Je demande la per-
mission d’exposer en premier lieu mes idées : car celles
de M. Proudhon sont tellement obscures qu’il me faut
avoir l’intelligence la plus claire du problème, afin de
compléter en quelque sorte la théorie de mon adver-
saire, pour la réfuter ensuite.
 
De l’échange.—L’échange, ai-je dit déjà, consiste
en ceci que certaines choses, en très-grand nombre,
n’étant point gratuites, ne peuvent être obtenues par
ceux qui les désirent de ceux qui les détiennent qu’en
retour et moyennant cession d’autres choses équiva-
lentes.
 
C’est là ma définition, et je tiens à faire voir tout
ce qu’elle comporte.
 
I. Ainsi défini, l’échange implique l’appropriation ;
et nous laissons tout à fait de côté, pour en faire une
théorie distincte, une théorie morale, la questiqp de
légitimité ou d’illégitimité de l’appropriation.
 
IL L’échange implique la valeur d’échange ; et
nous constatons tout de suite que la théorie particu-
lière de l’échange rentre dans la théorie générale de
la valeur d’échange, théorie naturelle. En élaborant
 
 
méthodiquement la question de la valeur d’échange,
on est conduit à en décrire les effets et les conséquen-
ces ; par suite, à faire l’analyse des transactions sociales
qui toutes se ramènent à l’échange : entreprises* ventes
et achats, circulation* escompte* prêts et emprunts, fer-
mages, intérêts* salaires.... La théorie générale delà
valeur d’échange et la théorie particulière de l’échange
n’en font donc qu’une seule et unique ; et l’on doit
considérer le travail de l’économiste analysantl’échange
comme analogue, par exemple, à celui du chimiste qui
prendrait soin de placer une nomenclature minéralo-
giquedans un traité de chimie générale.
 
III. Mais pour ne retenir de la théorie générale de
la valeur d’échange que ce qui se rapporte plus spécia-
lement à l’échange, et pour tirer tout le fruit de ma
définition, je ferai encore une observation fondamen-
tale. Tel que je l’ai défini, l’échange implique l’équi-
valence des objets échangés ; c’est-à-dire que je n’ap-
pelle point échange l’obtention ou la cession gratuite
d’objets ayant une certaine valeur, non plus que l’ob-
tention ou la cession d’objets ayant une certaine valeur
contre d’autres objets non équivalents ; c’est-à-dire
que, pour moi, l’équivalence ou l’égalité de valeur
entre les objets échangés est, par définition, l’essence,
l’âme et la loi de l’échange.
 
« C’est donc par là, pour le dire en passant, que
« l’échange se distingue profondément de la donation
€ et du vol, aussi bien que au jeu. Dans la donation,
« le donateur ne reçoit rien àla place de ce qu’il donne ;
« le donataire ne donne rien à la place de ce qu’il
 
 
t reçoit. La même chose arrive dans le vol entre le
 
« spoliateur et sa victime. Dans le jeu il n’y a que des
 
t chances échangées. Au commencement de la partie,
 
« chaque joueur court la chance de perdre et la chance
 
t de gagner ; mais lorsque la partie est terminée, un
 
t seul gagne et un seul perd. Celui qui a gagné n’a
 
« donné, en échange de son gain, que la chance qu’il
 
t a courue de perdre autant qu’il a gagné ; et celui qui
 
t a perdu n’a reçu, en retour de sa perte, que la
 
t chance qu’il a courue de gagner précisément autant
 
t qu’il a perdu. Tout cela en rejetant le cas de la
 
« friponnerie, et en admettant que le jeu ait été loyal
 
t de part et d’autre. Dans l’échange proprement dit,
 
t chaque contractant vend et achète ; chaque con-
 
« tractant donne et reçoit. Il y a, de part et d’autre,
 
« un sacrifice égal, et une compensation égale au sa-
 
« crifice1. »
 
Cette condition d’équivalence dans l’échange est
donc une loi naturelle, tout comme la théorie de la
valeur d’échange est une théorie naturelle. Les échan-
ges, sous toutes les formes que nous avons énumérées,
s’opèrent au sein de la société comme sur un marché.
On veut acheter, on veut vendre. On demande, et l’on
offre d’échanger. La valeur effective s’établit en rap-
port de la demande effective à l’offre effective ; et les
échanges se font en raison des valeurs, entre objets
équivalents, aussi nécessairement, aussi fatalement
que fatalement et nécessairement aussi se combinent,
en équivalents chimiques, une base et un acide pour
 
1 M. Walras, De la Richesse sociale»
 
 
former un sel. L’échange est régi par la situation du
marché ; autrement dit, rechange se régit lui-même,
indépendamment de tout arbitraire humain. Que- la
police veille à la loyauté des transactions comme elle
doit veiller à ce qu’un chimiste, avec ses substances,
n’empoisonne pas ses voisins, rien de mieux ; mais
l’éthique n’a rien à faire ici.
 
Le rôle de la justice vis-à-vis de l’échange est un
rôle négatif : tout ce qu’on peut lui demander c’est de
s’abstenir, c’est de respecter la liberté du marché, de
telle sorte que l’offre et la demande effectives se rap-
prochant de plus en plus de l’offre et de la demande
absolues, la valeur effective se rapproche aussi de
plus en plus de la valeur absolue. Liberté d’échange !
Laissez demander, laissez offrir. Laissez produire,
laissez entrer ; ou, pour en revenir à l’excellente
formule des physiocrates : — Laissez faire ; laissez
passer.
 
En résumé, je conclus : 1° que le fait de l’échange
se produit par définition entre valeurs égales, les va-
leurs étant déterminées par le rapport de la somme
des besoins à la somme des provisions, sur le marché ;
2° que le fait de l’échange se produit ainsi spontané-
ment et naturellement, comme un fait naturel qui se
régit lui-même ; 3° que le rôle complètement négatif de
la justice vis-à-vis de l’échange consiste à s’abstenir et
à respecter la liberté du marché.
 
Et, en conséquence, je borne mon rôle d’écono-
miste naturaliste à tenter d’exposer, pour les analyser
ensuite, le plus exactement possible, les diverses ma-
 
 
nifestations du fait de l’échange : entreprises, ventes
et achats, etc., etc.
 
Cette façon d’entendre l’échange n’est point celle de
M. Proudhon. Il aborde autrement la question : lui,
tout au contraire, en cherche précisément les origines
dans la morale.
 
Toute la moralité humaine, dit-il, dans la famille, dans la
cité, dans l’État, dans l’éducation, dans la spéculation, dans
la constitution économique, et jusque dans l’amour, dépend
de ce principe unique : Respect égal et réciproque de la di-
gnité humaine, dans toutes les relations qui ont pour objet
soit les personnes, soit les intérêts.
 
TQut cela est assurément dit en fort mauvais ter-
mes. Peut-être est-ce très-neuf ; mais, à coup sûr, c’est
très-vague. On comprend cependant que M. Proudhon
pose, comme un principe de morale, le respect réci-
proque delà dignité de l’homme. Comment de là va-t-
il passer à l’échange ? En concluant de la réciprocité
du respect à la réciprocité du service.
 
La théorie de la Justice humaine, dans laquelle la récipro-
cité de respect se convertit en réciprocité de service, a pour
conséquence de plus en plus approchée l’égalité en toutes
choses. Elle seule produit la stabilité dans l’État, l’union dans
les familles, l’éducation et le bien-être pour tous, d’après
l’axiome 5, la misère nulle part.
 
Voyons un peu l’axiome 5. Le voici :
 
5. Rien ne peut être balancé par rien :—principe d’BGAUTÉ et
de stabilité.
 
L’axiome 5 est séduisant, la perspective de voir se
produire la stabilité dans l’État, l’union dans les fa-
milles, etc., plus séduisante encore, s’il est possible.
Avec tout cela quel rapport philosophique ou moral,
 
 
théorique ou pratique, y a-t-il du respect au service ?
Et de quoi nous sert-il de conclure plutôt de la réci-
procité du respect à la réciprocité du service, que de la
réciprocité du service à la réciprocité du respect ou à
telle autre réciprocité qu’on pourrait imaginer ? C’est
ce que je ne saurais dire, en vérité.
 
Pourquoi changer les termes admis dans la science,
quand d’ailleurs ils sont excellents et que de plus on ne
sait les remplacer que par d’autres vagues et mal dé-
finis ? C’est ainsi qu’on ouvre la porte aux sophismes,
aux équivoques, aux discussions interminables. La
justice se fonde sur la réciprocité du droit et du de-
voir. N’est-ce point assez clair ? Pourquoi le respect ?
Pourquoi le service ?Respect ne dit point assez ; service
dit beaucoup trop, le service est un mot qui implique
une foule de choses en dehors du droit et du devoir.
Qu’on me permette ici de ramener encore une fois la
question dans ses véritables termes.
 
Il y a trois ordres de services, ou trois principes
différents de relations entre les hommes : 1° la justice
ou le droit et le devoir ; 2° l’association ou l’assurance
mutuelle ; 3° la charité ou le dévouement. A ces trois
principes se rapportent trois catégories de rapports
sociaux ou de services bien distincts et qu’à tout prix
on ne doit jamais confondre. Le devoir qui correspond
à un droit, c’est l’obligation stricte et rigoureuse,
c’est ce qu’on ne peut pas ne pas faire. L’association
ou l’assurance mutuelle est un fait parfaitement légi-
time, mais libre et qui ne peut s’imposer. La charité
ou le dévouement est un fait plus libre encore et qui
 
peut encore moins s’imposer ; car l’imposer c’est le
détruire, c’est lui ravir la spontanéité qui l’explique
et qui le glorifie.
 
La justice fondée sur la réciprocité du droit et du
devoir, telle est la base de la société, la base de granit
sur laquelle repose tout l’édifice social ; l’association
etla charité en sont le couronnement et le faîte. L’as-
sociation, l’assurance mutuelle sont des principes de
relations avantageuses autant que légitimes et qu’il est
bon d’encourager. Pour tous les cas que la loi n’a pas
réglés, pour toutes les éventualités que l’association
n’a pas pu ou pas su prévoir, reste le dévouement ou
la charité qui ne procède ni d’un droit reconnu, ni
d’un engagement préalablement consenti, mais qui
jaillit d’un élan sympathique de l’homme pour
l’homme. C’est ainsi que toutes les applications con-
courent au bien général ; mais il ne faut rien interver-
tir ; il faut laisser à chaque principe son caractère, sa
portée, ne les jamais substituer l’un à l’autre.
 
C’est parce qu’ils ignoraient la justice que les pre-
miers chrétiens firent de la charité une obligation,
chose qui répugne essentiellement à la nature de la
charité ; c’est encore par ignorance du droit et du de-
voir que nos modernes philanthropes préconisent si
hautement l’association et l’assurance mutuelle. A
Dieu ne plaise que je repousse l’association et que je
méprise le dévouement ; je reconnais volontiers toute
l’efficacité de l’assurance mutuelle, toute la puissance
de la charité ; mais je tiens avant tout, par-dessus
tout, à la justice fondée sur la récfprocité du droit et
 
 
du devoir parce qu’elle ne laisse rien à l’arbitraire,
parce qu’elle commande impérieusement, parce que
l’association et la charité n’ont le droit d’intervenir
que lorsque la justice a prononcé son dernier mot.
 
Est-ce bien entendu ? Eh bien donc ! je ne me
soucie, Monsieur Proudhon, ni de votre respect, ni
de vos services subordonnés ou réciproques. Je veux
parler toujours la langue de la philosophie et de la
science, et je vous demande encore une fois,—mais
c’est pour la dernière :—Pouvez-vous nous définir net-
tement, en bons termes, le rôle de la justice fondée sur
la réciprocité du droit et du devoir, vis-à-vis de l’é-
change ? Si vous ne le pouvez point, cessez de l’essayer.
Et quant à ce rôle, voici quel il est.
 
Je me trouve avoir entre les mains une certaine
portion de richesse sociale ; et je me propose de l’é-
changer.
 
Première question. Ài-je eu, oui ou non, le droit
de m’approprier ces valeurs ? En suis-je, oui ou non,
le légitime propriétaire ? En vertu de quels principes
généraux de justice le puis-je être ? C’est la question
de propriété et de distribution.
 
Deuxième question. Si j’engage mes valeurs en :
entreprises> ventes et achats, circulation, escompte,
 
prêts et emprunts....., qui sont les formes variées de
 
l’échange, suivant quelles lois générales régissant la
valeur d’échange et quelles lois particulières régissant
l’échange, ces phénomènes vont-ils s’accomplir ? C’est
la question de la valeur d’échange et de l’échange.
 
C’est la question naturelle, où la justice fondée sur
 
la réciprocité du droit et du devoir n’a rien à faire.
Les lois générales delà valeur sont des lois naturelles,
la loi particulière de l’échange, la loi d’équivalence
une loi naturelle. M. Proudhon ne soupçonne ni
celle-ci, ni les autres. Il s’ingénie à bouleverser à la fois
la morale divine et le dictionnaire français pour en
arriver à conclure qu’il a le droit d’échanger ses va-
leurs contre des valeurs équivalentes. Il en a le droit,
en effet, comme de tomber dans la rue s’il se jette par
la fenêtre, ou, quand il respire, de respirer par le
poumon. Mais M. Proudhon n’est pas un homme
comme un autre : il lui faut conclure de la réciprocité
du respect à la réciprocité de respiration ; c’est alors
seulement qu’il est satisfait.
 
Vous pensez que je plaisante ? Vous vous trompez.
L’économie politique de M. Proudhon est, comme
vous allez voir, pleine de déductions de cette force.
Quoi d’étonnant ? Il va traiter de l’échange ; il a refait,
Dieu sait comme ! la théorie de la justice, et n’a rien
négligé qu’une chose : c’est de s’instruire de la théorie
de la valeur d’échange et de l’échange.
 
Ouvriers et Maîtres.
 
De temps immémorial la classe des producteurs s’est
divisée en deux sections, les ouvriers et les maîtres.
 
Il n’y a plus de maîtres aujourd’hui : il n’y a que
des travailleurs parmi les producteurs. La Révolution
a aboli les maîtrises ; il ne faut pas parler de choses
surannées. Il y a, il est vrai, des entrepreneurs et des
ouvriers, mais les entrepreneurs ne sont pas des
maîtres.
 
Égalité du produit et du salaire, telle est ici la traduction.
exacte de la loi de réciprocité.....
 
La traduction est vicieuse et ne peut que nous
égarer. Entre l’entrepreneur et l’ouvrier, il y a échange
d’un salaire contre un travail. Équivalence du travail
et du salaire, voilà la traduction exacte de la loi
d’égalité des valeurs dans l’échange, en même temps
que l’analyse du fait spécial, du fait d’échange.
 
Or la valeur du travail, comme la valeur du salaire,
s’établit par le rapport de la demande à l’offre, sur le
marché. L’ouvrier qui donne son temps et sa peine
pour un certain prix ne le fait que parce qu’il ne
peut obtenir un prix plus élevé. L’entrepreneur qui
donne un salaire en échange ne consent à le donner
que parce qu’il n’en peut donner un moins élevé. C’est
la libre concurrence qui fait la situation du marché,
qui détermine toutes les valeurs, et qui fait que les
échanges s’opèrent entre valeurs égales. — « C’est la
concurrence qui met un juste prix aux marchandises, »
a dit Montesquieu.
 
..... Il est évident, aujourd’hui, que la Justice ne préside
 
point à la condition de l’immense majorité des ouvriers, les-
quels n’ont pas la liberté du choix, et pour qui le salaire
alloué par les compagnies ou entrepreneurs est loin d’expri-
mer une réciprocité.
 
Est-ce que jamais personne peut avoir la liberté de
choisir le prix qu’il retirera de sa chose ? Les ouvriers
et les entrepreneurs sont placés sur le même pied :
la loi du marché les domine tous tant les uns que les
autres, et les compagnies ne peuvent pas plus abaisser
outre mesure les salaires que les ouvriers ne pourraient
 
le faire monter au-dessus de ce que comporte le rap-
port de la demande h l’offre.
 
L’exemple cité par M. Proudhon ne signifie abso-
lument rien. Si l’ouvrier supporte un escompte, c’est
«que la concurrence l’y oblige, c’est que, d’après la si-
tuation du marché, son travail ne vaut pas un salaire
plus élevé. Mais pourquoi son travail ne vaut-il pas un
salaire plus élevé ? Ah ! voilà. Et pourquoi ma maison
ne vaut-elle que dix mille francs quand l’hôtel de
mon voisin vaut un million ? Et pourquoi tel médecin
ne gagne-t-il que mille écus, quand tel autre en gagne
cinquante mille ?
 
Non, la justice, en effet, ne préside point aujour-
d’hui à la condition del’immense majorité des ouvriers.
Oui, les ouvriers sont lésés ; les entrepreneurs le sont
aussi ; tous les travailleurs le sont. Je le sais ; mais à
priori et à posteriori, j’affirme que l’échange est en
dehors de la question, qui est une question de distri-
bution.
 
Vendeurs et Acheteurs.
 
Si c’est une conséquence de la Justice que le salaire soit
égal au produit, c’en est une autre que, deux produits non
similaires devant être échangés, l’échange doit se faire en
raison des valeurs respectives.....
 
Dites^moi, Monsieur Proudhon, vous tenez donc
essentiellement à ce que ce soit une conséquence de la
jt£<stice que, deux produits non similaires devant être
éoliangés, l’échange doive se faire en raison des valeurs
respectives ? Et, s’il vous plaît, au cas où il n’y aurait
ja-xnais eu, où il ne devrait jamais y avoir de justice
du.ns le monde, en raison de quoi pensez-vous que
 
réchange pourrait bien se faire, sinon en raison de la
valeur d’échange ? — En raison du poids spécifique,
sans doute, ou en raison de la température ? Et
encore, je vous prie, ne consentiriez-vous pas à vous
apercevoir que dire valeur, c’est dire échange, et dire
équivalence dans réchange ; car, de grâce, comment
définissez-vous la valeur d’échange, sinon comme une
propriété qu’ont les choses de pouvoir être échangées
contre d’autres choses équivalentes ?
 
..... Deux produits non similaires devant être échangés,
 
l’échange doit se faire en raison des valeurs respectives,
c’est-à-dire des frais que chaque produit coûte.
 
Par frais de production ou prix de revient on entend.....
 
Permettez, Monsieur Proudhon ! En raison des va-
leurs respectives, dites-vous, c’est-à-dire des frais que
chaque produit coûte. Ainsi la valeur des produits vient
des frais de production, selon vous, et se mesure sur
eux ? Vous énoncez cela incidemment, sans explica-
tions, sans développements, sans démonstration, et
comme chose aussi certaine, aussi notoire qu’il est no-
toire et certain que deux et deux font quatre ?
 
Il ne vous est pas venu à l’esprit que les frais de
production pussent ne pas régler toujours la valeur
vénale ? Vous n’avez point imaginé qu’on pût dépenser
beaucoup pour produire une chose inutile, même nui-
sible, commune et sans valeur, ni qu’on pût dépenser
très-peu pour produire une chose très-utile, très-
recherchée, et dont la production pût être très-lu-
crative jusqu’à ce que la concurrence en eût diminué
la valeur et fait baisser le prix ?
 
Jamais non plus, sans doute, vous n’eûtes occasion
de reconnaître qu’il n’y avait pas dans le monde que
de la richesse produite, qu’il y avait aussi de la ri-
chesse naturelle ; qu’il pouvait se faire que la valeur
de la richesse naturelle et la valeur de la richesse pro-
duite eussent la même origine, la même mesure,
ayant la même nature ; ce qui interdisait par consé-
quent à la richesse produite d’avoir sa mesure comme
son origine dans un fait qui ne lui fût pas commun
avec la richesse naturelle, dans les frais de production,
par exemple ?
 
Cette occasion, vous ne l’avez jamais rencontrée ?
— Non ? Eh bien ! d’honneur, cela est fâcheux, parce
que de généralisation en généralisation, vous fussiez
arrivé peut-être à concevoir dans son abstraction
scientifique le fait général de la valeur d’échange ;
vous eussiez plus ou moins clairement senti la néces-
sité d’en étudier la nature, d’en rechercher la cause,
d’en énumérer les espèces, d’en décrire les lois, d’en
expliquer les effets, en un mot, d’en constituer la
théorie ; — et vous eussiez eu beau jeu pour faire de
l’économie politique, ce qui, je vous le jure, depuis
que je vous suis pas à pas, ne vous est pas encore
arrivé.
 
M. Proudhon prend la peine de nous informer que,
sur la fin de 1838, il vint à Paris pour y suivre ses
études, et qu’en feuilletant le catalogue de la Biblio-
thèque de l’Institut, il tomba sur cette division :
Économie politique. Il se mit au travail. Je suis
loin de vouloir insinuer que M. Proudhon nous en
 
* impose, ou d’avancer qu’il se soit contenté de feuil-
leter le catalogue. Je ne doute pas qu’il n’ait lu les
ouvrages des économistes, mais ce dont je suis assuré
et ce que j’affirme, c’est qu’il n’a pas tiré de cette
lecture tout le fruit désirable. Je ne saurais en vouloir
à M. Proudhon de ce qu’il n’a pas l’esprit plus tourné
vers la généralisation et l’abstraction, vers la synthèse,
que vers l’analyse : cela ne dépend pas de lui. Mais
je suis en droit de lui reprocher une grande inatten-
tion, et de faire ressortir ici combien de choses la
lecture des économistes ne lui a pas apprises.
 
« La richesse sociale se compose de trois éléments.
« En d’autres termes, il y a trois valeurs capitales à
« considérer pour l’économiste ; et ici je ne fais que
« suivre l’opinion des écrivains les plus éminents et
« les plus justement renommés.
 
« Ces trois éléments sont la terre, les facultés de
« l’homme et le capital artificiel ou le capital propre-
« ment dit. La terre et les facultés de Vhomme forment
« nos richesses sociales naturelles ; les capitaux arti-
« ficiels de toute nature, fruits de l’épargne et de l’é-
« conomie, forment nos richesses sociales artificielles.
 
« La terre donne lieu à un revenu qu’on appelle la
« rente foncière ou le loyer du sol.
 
« Les facultés humaines donnent lieuà un revenu qui
« s’appelle le travail.
 
« Les capitaux proprement dits, les capitaux arti-
« ficiels donnent lieu à un revenu qui s’appelle le
« profit*. »
 
1 M. Walras, l’héorie de la Richesse sociale.
 
Le fait général commun à la terre, aux facnltés hu-
maines, aux capitaux artificiels, comme aux trois re-
venus de ces trois capitaux : rente foncière, salaires,
profits, c’est le fait delà valeur d’échange. Bechercher
la nature de la richesse sociale et l’origine de la va-
leur d’échange, tel a été le but constant de l’économie
politique, au point de vue philosophique.
 
H n’est pas donné à la science d’atteindre du pre-
mier coup la solution des questions qu’elle se pose ;
il ne lui est même pas donné toujours de poser du
premier coup les questions dans leur netteté scientifi-
que. Cela est tout simple, les objets des questions ne
se produisant que peu à peu dans la réalité, et la na-
ture ne prenant point la peine de généraliser ni d’ab-
straire. 11 vient un jour où d’observations en obser-
vations, la science en arrive à pouvoir résoudre, en
même temps qu’à pouvoir énoncer philosophiquement
les problèmes qui depuis longtemps la préoccupaient
incessamment. Alors, on peut se rendre un compte
exact des progrès lentement opérés, des incertitudes
du début, des clartés du résultat, des efforts des
écoles. Ce jour est venu pour la science économique ;
mais ce jour-là n’éclaire pas M. Proudhon.
 
En résumant, au point de vue de la question de la
valeur d’échange, les travaux de Quesnay, Dupont de
Nemours, Letrosne, et de l’école dite des physiocrates,
on, peut conclure que des trois éléments de la richesse
sociale : terre, facultés personnelles, capitaux artifi-
ciels, ils en négligèrent deux ; et que pour les phy-
siocrates, toute valeur venait de la terre. Mais com-
 
 
ment s’expliquer leur erreur ? Par cette considération
qu’ils ne comprirent point le rôle ni la puissance de
l’épargne ; et que le travail leur parut n’être jamais
occupé qu’à combler un vide toujours béant, la pro-
duction nous rendant incessamment les richesses dé-
truites par la consommation. C’est ainsi que tous, y
compris Turgot, nommèrent stériles mais non pas
inutiles toutes les classes autres que la classe agricole.
Au sein d’un peuple industriel, en Angleterre,
les économistes virent au contraire dans le travail
la source de toute richesse. Du travail naissaient, à
leur dire, non-seulement les capitaux artificiels» mais
en quelque sorte la terre elle-même qui n’avait à leurs
yeux de valeur que celle qui lui était donnée par le
travail. Les économistes anglais ne surent pas recon-
naître que la terre possède une valeur d’instrument,
une valeur de capital, et que la rente ou loyer du sol
en est le revenu1. Au reste, cette vérité n’a été complè-
tement mise en lumière que depuis quelques années,
par M. Passy %, et l’erreur de l’école anglaise est en-
cor e# aujourd’hui celle de plusieurs économistes : celle
de M. Thierset celle de M. Proudhon. 11 faut dire
que, dans cette voie malheureuse, le second de ces
 
1 Ce sont Smith et Ricardo qui ont mis dans le travail l’origine de
la valeur. Mais, toutefois, ils n’ont pas conclu de ce principe à la
négation de la valeur du sol. Par une inconséquence heureuse,
Smith et Ricardo reconnurent que la rente foncière payait l’usage
des facultés productives de la terre. Ce sont MM. Carey et F. Bastiat
qui, plus logiques, mais moins bien inspirés, ont déduit du principe
incomplet de l’école anglaise touchant l’origine de la valeur, des
conséquences erronées touchant la valeur du sol. (Voir F. Bastiat,
Harmonies économiques.)
 
* Dictionnaire d’Economie politique.
 
deux publicistes a sur le premier l’avantage de la lo-
gique. Ne reconnaissant à la terre aucune valeur de
capital, M. Proudhon en nie le revenu ; il ne se rend
pas lui-même un compte exact de sa doctrine, mais
c’est ainsi qu’on s’explique qu’il considère le fermage
comme une exaction du propriétaire. M, Thiers vou-
lant légitimer le revenu d’un capital qu’il méconnaît,
n’a d’autre ressource que d’intervertir à plaisir le
rôle du propriétaire et celui de l’agriculteur pour
nous représenter le fermage comme un salaire de tra-
vailleur.
 
Les physiocrates et les économistes anglais peuvent
ainsi passer pour avoir entrevu successivement l’une
et l’autre moitié de la vérité touchant la question de
l’origine de la valeur d’échange. Seulement on eût pu
demander aux premiers :—Si toute valeur vient de la
terre, d’où vient la valeur de la terre ? Et l’on pouvait
aussi bien demander aux autres : —Si toute valeur
vient du travail, d’où vient la valeur du travail ?
 
J.-B. Say s’efforça de trouver un fait commun qui
pût expliquer et la valeur de la terre et la valeur du
travail ; et il crut le trouver, avec Mac-Culloch, dans
Futilité. C’était encore un pas vers la vérité vraie. Le
malheur est que l’utilité n’est que la condition de la
valeur, et qu’il faut y joindre le fait de la limitation
dans la quantité pour avoir enfin, dans le fait de la
rareté, la cause et la mesure de la valeur d’échange qui
constitue, dans la terre, les facultés personnelles et les
capitaux artificiels, en capitaux et revenus, la richesse
sociale,
 
x En 1838, ces résultats étaient obtenus déjà dans la
I science, et la théorie de J.-B. Say ruinée1. M. Prou-
j dhon eût pu s’en convaincre, et, à défaut d’en être.
^instruit, il est inexcusable de s’en être tenu, après les
travaux de J.-B. Say, à la théorie de Ricardo.
M. Thiers ne Test pas moins.
 
J’abandonne les généralités de la science, et j’en
reviens aux richesses produites. Elles obéissent à la
loi générale. La valeur des produits vient de leur ra-
reté relative ; leur prix vénal s’établit sur le marché
par la comparaison de la somme des besoins à la
somme des provisions, en quotient de la demande à
l’offre. Un industriel serait mal venu à nous youloir
vendre un objet 12 francs sous prétexte qu’il lui en a
coûté 12 francs pour l’établir, si le même objet se
vend ailleurs 10 francs ; qu’il vise plutôt à l’établir pour
8 francs dans les mêmes conditions : il s’attirera la
clientèle. Et c’est ainsi que la suppression des mono-
poles, la liberté de l’industrie et du commerce, la con-
currence loyalement pratiquée chassent du prix vénal
tous les éléments parasites, ramènent la valeur des
choses au prix de revient le plus modéré, augmentent
la somme des richesses sociales et font le bien-être
des consommateurs, c’est-à-dire de tout le monde.
 
Par frais de ’production ou prix de revient on entend en
général la dépense en outils et matières premières, la con-
sommation personnelle du producteur, plus une prime pour
les accidents et non-valeurs dont est semée sa carrière, ma-
ladies, vieillesse, paternité, chômages, etc.
 
i M. Auguste Walras, De la Nature de la Richesse et de l’origine de
la Valeur. 1831.
 
Soit, je veux bien qu’il y ait des frais de production,
quoique M. Proudhon ne les énumère que très-inexac-
tement. Mais je n’accorde pas que le prix de revient
détermine le prix vénal : celui-ci n’obéit qu’à la loi du
marché. H faut ajouter que si le prix vénal surpasse
le prix de revient, l’entrepreneur touche le profit de
son capital et le salaire de son travail. S’il est au-des-
sous, l’entrepreneur peut fermer boutique et chercher
un meilleur emploi de sa peine et de son argent.
Ici M. Proudhon se prend à crier contre toute addi-
tion au prix de revient, contre les frais parasites,
contre les intermédiaires entre les producteurs et les
consommateurs ; et il se lance dans une diatribe contre
le commerce dont il ne connaît ni la nature ni le ca-
ractère. L’industrie agricole et manufacturière est un
changement de forme ; l’industrie commerciale ou le
commerce est un simple déplacement ; c’est un dépla-
cement nécessaire et coûteux, et dont les frais doivent
s’ajouter au prix de revient. L’abus du commerce
c’est l’agiotage ou le déplacement stérile. Que M. Prou-
dhon déclame, s’il le veut, contre l’agiotage, ’et qu’il
conseille d’en réduire l’extension, c’est fort bien. Mais
qu’il ne prétende point qu’ici, à Paris, ni les frais de
production, ni le prix vénal du sucre de canne ou des
cotons puissent être les mêmes qu’aux Antilles et à
New-York ; et qu’au reste, pour ce qui est de chasser
du prix de revient tous les frais parasites, il s’en re-
mette à la concurrence.
 
l’égalité dam l’échange, voilà donc encore un principe hors
duquel point de Justice. Or ce principe, l’Église et l’antiquité
 
tout entière Font méconnu ; de nos jours les économiste s
conservateurs du privilège s’efforcent de l’étouffer sous lst
mystification de leur libre-échange.
 
Si Tégalité dans le commerce était réalisée, un nouveau
progrès, un progrès immense serait accompli vers l’égalité
des fortunes.... Mais, en persévérant dans cette direction éga-
litaire, que deviendrait tout à l’heure la hiérarchie, le système
de subordination et d’autorité ?
 
Oui, je vous le demande : que deviendrait-il, le sys-
tème d’autorité ? N’allez pas croire que nous jouirons
enfin de la liberté économique ;—non. Mais l’autorité
passerait aux mains de M. Proudhon qui nous initie-
rait aux douceurs de l’égalité des fortunes, qui sans
doute aussi saurait nous imposer l’égalité des forces
physiques, l’égalité des intelligences, l’égalité des
tempéraments, l’égalité des longévités. Quel rêve
enchanteur ! et combien n’est-il pas regrettable que
les économistes conservateurs du privilège s’efforcent
de l’étouffer sous la mystification de leur libre-échange !
 
Le reste de ce paragraphe n’offre rien d’intéressant.
11 faut laisser de côté M. Delamarre et son bazar :
cela n’a rien à voir avec la science. Il faut aussi né-
gliger tout ce qui, chez M. Proudhon, n’est que décla-
mation pure.
 
=== §2.===
 
rculation et Escompte.
 
marquez que toutes les opérations de l’économie rou-
ir deux termes : ouvriers—patron*, vendeurs—acheteurs,
iers—débiteurs, circulateurs—escompteurs, etc.
 
est déplorable que M> Proudhon ne puisse se
dre à faire de la science digne et sérieuse, et
se pense obligé, dès qu’il aborde une question,
mettre en frais de charlatanisme. Il est certain
out échange se résolvant en une double vente et
;>uble achat suppose l’existence d’un vendeur-
eur et d’un acheteur-vendeur. Il serait enfantin
nstater cela simplement, mais il est tout à fait
île d’enfler les mots ou de les dénaturer pour
mer en termes barbares une vérité de M, de la
e, comme fait M. Proudhon. D’abord, l’échange
pas l’économie, et les opérations d’échange ne
pas toutes les opérations de l’économie. Et puis,
I. Proudhon a-t-il rencontré l’animal inconnu
appelle un circulateur ? La circulation n’est
ne forme particulière de l’échange : c’est plutôt
 
80 l’économie politique
 
réchange sous toutes ses formes, et considéré au point
de vue du mouvement général des valeurs vénales
qui vont de main en main du producteur au consom-
mateur. L’économie se borne à énoncer qu’elle doit
être aussi rapide que possible pour qu’il n’y ait aucune
perte de temps. Au contraire l’escompte est bien une
forme de rechange ; il n’est à vrai dire qu’un cas par-
ticulier du prêt à intérêt : c’est l’évaluation au mo-
ment présent d’une valeur qui n’est payable que dans
un temps donné. Il n’y a guère de collégien à qui
l’arithmétique n’ait enseigné cela.
 
C’est un dualisme perpétuel, systématique, traînant à sa
suite une équation inévitable. L’économie est par essence.
par son principe, par sa méthode, par la loi de ses oscilla-
tions, par son but, la science de l’équilibre social, ce qui veut
dire de l’égalité des fortunes.
 
L’économie est la théorie de la richesse sociale,
voilà ce qu’elle est par son objet. Dire que par
essence, par son principe, par sa méthode, par la loi
de ses oscillations ( !), l’économie est la science de
l’égalité des fortunes, c’est dire une monstrueuse
absurdité dans les termes d’un boniment de mauvais
goût.
 
Cela est aussi vrai que les mathématiques sont la science
des équations entre les grandeurs.
 
Vous ne savez point les mathématiques, Monsieur
Proudhon ; ne vous donnez point les airs de 1»
savoir. Laissons de côté ces’fanfaronnades., et venons
au fait qui nous occupe.
 
Tout le monde sait que la masse de numéraire qui circula
dans un pays est fort loin de représenter l’importance de^
 
ET LA JUSTICE. 81
 
échanges qui, à un jour donné, s’effectuent dans ce même
pays.
 
De toutes les sciences naturelles, l’économie est
celle assurément où l’observation est le plus pénible.
Il n’y en a pas où il soit plus facile de voir des phé-
nomènes qui n’existent point, de ne point voir des
phénomènes qui existent, et de se figurer les phéno-
mènes comme s’accomplissant précisément au rebours
de la façon dont ils s’accomplissent. L’économie,
plus que toute autre science naturelle, réclame donc
chez ses adeptes une grande sincérité d’esprit et des
principes fondamentaux solidement assis. Ces deux
éléments de recherches manquent absolument à
M. Proudhon qui n’y supplée que par un bon vouloir
très-insuffisant.
 
Cette insuffisance se trahit par une fatalité persé-
vérante qui ne permet jamais à M. Proudhon de poser
nettement les questions. Il commence par invoquer
des principes erronés ; il tire de là des déductions
improbables ; en fin de compte, il se trouve toujours
que ces tristes préliminaires n’ont aucun rapport
direct ni indirect avec la question qui n’est pas plus
abordée qu’elle ne Tétait auparavant. Ne faut-il pas
vraiment que M. Proudhon soit bien riche de so-
phismes pour les prodiguer en toute occasion avec
une générosité si gratuite ? Les vingt lignes que je
Tais examiner sont un des plus remarquables échan-
tillons de l’impuissance déplorable où se trouve
IM. Proudhon de présenter sous leur vrai jour les
problèmes les plus simples de l’économie.
 
82 l’économie politique
 
Le début est assez incohérent, et j’avoue ne pas
saisir clairement l’idée de M. Proudhon. Voyons pour-
tant à nous entendre. Et d’abord, Monsieur Proudhon,
quel peut être au juste le sens et la portée du fait
que vous mentionnez ? Quel rapport y a-t-il entre
la masse du numéraire circulant et l’importance des
échanges qui, à un jour donné, s’effectuent dans un
pays ? J’ignore, à vrai dire, quant à moi, quelle est
la masse du numéraire qui circule en France ; j’ignore
également qu’elle est l’importance des échanges qui
s’effectuent en France à un jour donné. Comment
savez-vous qu’à un jour donné, la masse du numéraire
ne représente pas l’importance des échanges ?
 
Cela se voit par la Banque de France, dont rencaisse, au
10 juillet 1856, était de 232 millions, et les obligations de 632.
 
Ceci devient une mauvaise plaisanterie. Une
banque qui aurait pour 632 millions d’obligations, et
qui n’aurait qu’un encaisse de 232 millions serait
dans un état facile à définir : elle serait en faillite.
Telle n’était pas, permettez-moi de vous le dire, la
situation de la Banque de France au 10 juillet 1856 :
elle avait à son actif 232 millions de numéraire, plus
son portefeuille contenant pour 400 millions de
valeurs qu’elle avait à recouvrer, plus son capital de
90 millions. Ses obligations représentées par 632 mil-
lions de billets de banque étaient donc garan-
ties par un actif s’élevant au moins à la même
somme.
 
Telle était au 10 juillet 1856 la situation de la
Banque de France. Ne nous en rapportons point à
 
ET LA JUSTICE. 83
 
M. Proudhon, et cherchons par nous-mêmes ce qu’oh
voit par là. On voit par là :
 
1° Qu’à un jour donné, des échanges se faisant
dans le commerce, un certain nombre de ces échanges
ne se font pas au comptant, contre numéraire, mais
à terme, contre effets de commerce.
 
2° Qu’au même jour, la Banque de France se
livre à l’opération suivante. Elle échange quelques
millions de billets de banque contre quelques mil-
lions d’effets de commerce, papier contre papier, en
balançant le tout fort exactement, et en nourrissant
l’intention d’échanger de nouveau, à 45 jours delà,
ses quelques millions d’effets de commerce contre
autant de millions de billets de banque, papier contre
papier, ou, à défaut de rentrer dans ses billets,
contre du numéraire qui réponde de ces billets restés
en circulation.
 
J’énonce les faits, je ne les explique pas encore.
Il est essentiel pourtant de faire remarquer que,
dans l’intervalle des 45 jours, les billets de banque
ont passé de main en main pour le plus grand agré-
ment et la plus grande utilité des citoyens ; et que
c’est principalement dans ce fait que git tout le sens
de l’opération ci-dessus décrite.
 
Voilà ce que nous fait voir la situation de la
Banque de France au 10 juillet 1856. Le second fait
qui est un fait de circulation implique le premier
qui est un fait de crédit. Au lieu donc de nous dire
comme quoi la masse de numéraire qui circule dans
un pays est fort loin de représenter l’importance des
 
84 l’économie politique
 
échanges qui, à un jour donné, s’effectuent dans ce
même pays, M. Proudhon devait ne pas dénaturer
les faits et se contenter d’énoncer, comme nous, qu’à
un jour donné, des échanges se faisant dans le com-
merce, un certain nombre de ces échanges ne se fai-
saient point au comptant contre numéraire, mais à
terme contre effets de commerce. Il eût mis la main
sur le problème du crédit.
 
Seulement, attendez ! voici où la position de mon
économiste devient excessivement embarrassante :
c’est qu’il n’a que faire du crédit, ni de la circulation ;
il court après l’escompte, qui lui échappe s’il ne
dénature les faits en vue de ses idées. Mais, dira-t-
on, qu’est-ce que l’escompte ?
 
3° C’est un détail tout à fait épisodique enté sur
le second des phénomènes que nous avons énoncés,
celui de la circulation. Le jour où la Banque de
France échange ses billets destinés à circuler contre
des effets de commerce destinés à rester en portefeuille
pendant 45 jours, elle prélève sur le montant des
effets un escompte.
 
Quel doit être le taux de cet escompte ? Voilà ce
qui préoccupe M. Proudhon. Mais c’est là une ques-
tion bien différente des questions de crédit et de
circulation qu’il aborde. L’escompte, qu’on l’admette
ou qu’on le réprouve, est l’intérêt du capital que la
Banque met en circulation, ou du moins la Banque
le donne pour tel. Est-ce tort ? Est-ce raison ?Nous
le verrons plus tard ; ce n’est pas l’heure encore à
* présent de nous en inquiéter. Le crédit et la circu-
 
ET LA JUSTICE. 85
 
lation d’une part, l’escompte d’autre part, sont des
faits éminemment distincts ; ils ne se confondent pas,
ils se ressemblent à peine aux yeux d’un observateur
attentif. Et je défie bien M. Proudhon d’arriver à
l’escompte par le chemin qu’il a pris : je veux l’en-
fermer sur le terrain de la circulation et du crédit
de telle sorte qu’il n’en puisse pas sortir d’ici à bien
longtemps.
 
C’est pourquoi j’y reviens avec lui. Nous consta-
tons ensemble, d’après la situation mieux examinée
de la Banque de France au 10 juillet 1856, qu’à un
jour donné, des échanges se faisant, un certain
nombre de ces échanges ne se font pas au comptant
contre numéraire, mais à terme contre effets de com-
merce. Pour quelle cause ? Comment ? Dans quel but ?
Que M. Proudhon nous explique cela : il nous aura
fait la théorie de la circulation et du crédit.
 
M. Proudhon voit dans ce fait une insuffisance
du numéraire, regrettable sans doute à ses yeux,
une de ces fatalités économiques dont sa doctrine
nous affranchit si bien ; et cherchant d’abord les
sources du mal, pour les tarir, M. Proudhon veut
bien nous apprendre, au sujet ds cette insuffisance,
et ; par parenthèse, qu’elle ne peut pas ne pas exister
puisque :
 
.....Le numéraire n’a de valeur qu’autant qu’il forme, comme
 
métal, une fraction proportionnelle de la richesse totale du pays.
 
C’est parfait : nous examinerons tout à l’heure
le plus ou moins de convenance du rapport de eau-
 
86 l’économie politique
 
salité qu’il y a entre ce principe et l’effet, quant au
principe lui-même il est inattaquable.
 
Inattaquable du moins quant au fond ; car il ne
l’est pas assurément dans les termes, comme on va
voir.
 
D’abord, puisqu’on donne le nom de richesse sociale
à l’ensemble des choses utiles qui ont une valeur
d’échange, il est assez ridicule d’énoncer que le
numéraire n’a de valeur qu’autant qu’il forme une
fraction de la richesse du pays : il faut dire au con-
traire qu’il ne fait partie de la richesse du pays
que parce qu’il a de la valeur.
 
Et pourquoi le numéraire a-t-il de la valeur ? Selon
nous, parce qu’il est utile et rare ; selon M. Proudhon,
parce qu’il coûte à produire. Il est urgent, en effet,
de le rappeler à M. Proudhon lui-même qui semble
l’oublier : selon lui le numéraire ne vaut que ce
qu’il coûté à produire ; selon lui, l’or que recueille
un mineur, en un jour, en lavant les sables d’allu-
vion de la Californie ne doit payer que le travail
de la journée ; selon lui, 100 francs en or ne
valent pas 100 francs, ils valent 5 francs, et ils ne
devraient pas s’échanger, par exemple, contre 2501*,
mais contre 12kg,5 de pain. Pourquoi donc n’en
est-il pas ainsi ? Assurément la valeur du numé-
raire n’est pas plus qu’une autre faussée par le
monopole et l’arbitraire. Pourquoi 100 francs en or
valent-ils ce qu’ils valent, et non pas ce que valent
5 francs. Je puis vous le dire : c’est que la théorie
de M. Proudhon est radicalement inexacte.
 
ET LA JUSTICE. 87
 
isuite, je prierai M. Prondhon qui fait profession
bhousiasme pour les mathématiques de m’ex-
1er ce que vient faire dans sa phrase le mot
rrtionnelle. Est-ce à dire que la valeur totale du
Sraire est proportionnelle à sa quantité ? Est-ce
e que la valeur totale du numéraire par rapport
quantité est proportionnelle à la valeur totale
, richesse du pays par rapport à sa quantité ?
:e à dire que la valeur totale du numéraire par
:>rt à la valeur totale de la richesse est propor-
elle à la quantité du numéraire par rapport à
Lantité de la richesse ?
 
s trois assertions qui n’en font qu’une auraient
3rite d’être également en contradiction avec
 
théorie suivant laquelle la valeur du numéraire
lique et s’apprécie par la rareté, et avec la
ie de M. Prondhon qui met l’origine et la mê-
le la valeur du numéraire dans ses frais de pro-
on. Énoncer, en effet, que le numéraire ou toute
espèce de la richesse du pays nJa qu’une valeur
rtionnelle à la fraction qu’il forme de la richesse
ysy cela reviendrait à dire aussi que toutes les
es de la richesse du pays, en même fraction, à
ités égales, ont la même valeur, ce qui serait
de puisqu’elles ne coûtent pas toutes les mêmes
de production, puisqu’elles ne sont pas toutes
)lus également utiles ni rares, demandées ni
>s.
 
surplus, comment M. Proudhon apprécie-
fraction proportionnelle, et la quantité du numé-
 
88 l’économie politique
 
raire ?— et par quelle unité ? Et sa phrase a-t-elle
réellement quelque sens ? Je ne le crois pas, décidé-
ment. Voilà pourtant où mènent les grands mots
qu’on lâche à tort et à travers, sans en connaître ni
le sens ni la portée !
 
En toute sincérité, je pense que M. Proudhon a
voulu simplement rappeler quel’or et l’argent avaient
une valeur de métaux précieux, avant d’avoir une
valeur de numéraire, que leur valeur de numéraire
n’était autre que leur valeur de métaux précieux,
c’est-à-dire une valeur naturelle et non point conven-
tionnelle ; qu’en conséquence la valeur totale du nu-
méraire ne pouvait être forcément qui !une fraction de la
valeur totale de la richesse du pays.
 
Les enfants au maillot savent cela. Cette obser-
vation est tellement élémentaire qu’elle en est presque
naïve. Quoi qu’il en soit, elle est parfaitement exacte.
Encore eût-il fallu savoir l’énoncer !
 
Il s’agit, maintenant, de reconnaître s’il y a réelle-
ment entre les deux propositions de M. Proudhon
une corrélation satisfaisante ; si cette dernière obser-
vation explique ce que M. Proudhon appelle l’insuf-
fisance du numéraire ; s’il est vrai qu’à un jour
donné, un certain nombre d’échanges ne se faisant
point au comptant, contre numéraire, mais à terme,
contre effets de commerce, cela vient de ce que la va-
leur totale du numéraire n’est et ne peut être qu’une
fraction de la valeur totale de la richesse du pays.
 
Or il n’en est rien : l’explication est fausse, la
corrélation est imaginaire, et le rapport de causalité
 
ET LA JUSTICE. 89
 
entre les deux faits n’a pu satisfaire que l’attention
superficielle de M. Proudhon.
 
Supposons que la valeur totale du numéraire cir-
culant dans un pays ne fût que la moitié de la valeur
totale de la richesse du pays, ce n’en serait qu’une
fraction ; or tous les échanges pourraient encore se
faire, non pas seulement à un jour donné, mais à
un instant donné, entre la richesse du pays, non
compris le numéraire, d’une part, et le numéraire de
l’autre. Supposons que la valeur totale du numéraire
ne fût que le tiers de la valeur totale de la richesse ;
à un jour donné, toute la richesse, moins le numé-
raire, pourrait encore s’échanger contre numéraire :
il faudrait seulement pour cela que la même quantité
de numéraire servît à faire, au jour donné, deux échan-
ges à quelques instants d’intervalle. Supposons enfin
que la valeur totale du numéraire n’équivalût qu’au
dixième de la valeur totale de la richesse, on peut con-
cevoir encore que dans le pays, au jour donné, toute
la richesse sociale entrât pour ainsi dire en échange,
et que le numéraire servît d’intermédiaire pour tous
les échanges : cela supposerait simplement qu’une
même quantité de numéraire dût servir, le même
jour, à faire neuf échanges ; ce qui n’a rien en soi
d’impossible. Et généralement, si l’on considère que,
d’une part, toute la richesse d’un pays n’entre pas,
tant s’en faut, en échange à un jour donné ; que,
d’autre part, la circulation du numéraire en multi-
plie considérablement les services, on ne permettra
pas à M. Proudhon, sous aucun prétexte, de nous
 
90 l’économie politique
 
affirmer aussi cavalièrement qu’il le fait, sans preuve
aucune, que si tous les échanges ne se font pas à un
jour donné contre numéraire, cela vient uniquement
de ce que la valeur totale du numéraire circulant dans
un pays n’est qu’une fraction de la valeur totale de
la richesse du pays.
 
Pour subvenir à cette insuffisance (de la masse du numé-
raire),.... les commerçants sont dans l’usage, en attendant leur
tour de remboursement en espèces, de tirer les uns sur les
autres des lettres de change, ou bien, ce qui est la même chose,
mais en sens inverse, de se souscrire réciproquement des
billets à ordre, dont la circulation fait, jusqu’à un jour dési-
gné qu’on nomme échéance, office de monnaie.
 
Précisément, c’est là ce qu’il va falloir nous ex-
pliquer : comment les effets de commerce font office
de monnaie, comment les lettres de change et billets
à ordre subviennent à Y insuffisance de la masse du nu-
méraire. Cette insuffisance n’a pas été démontrée le
moins du monde ; cependant j’admets qu’elle existe, et
j’attends que M. Proudhon m’expose comment y sub-
viennent les effets de commerce.
 
A priori, je pense que ce sera fort difficile, et je
m’imagine que mon adversaire ici encore, suivant sa
terrible habitude, se propose de résoudre une anti-
nomie non moins insoluble que fantastique. Et, en
effet, soyons logiques. La cause du mal est connue :
s’il y a insuffisance de la masse du numéraire, celau—
 
vient, dit M. Proudhon de ce que la valeur totale du___-
 
numéraire n’est qu’une fraction de la valeur totale^*
de la richesse sociale, ou du moins n’en est qu’unes^
fraction trop minime. Sublata causa, tollitus effectus^m-
supprimons la cause nous aurons supprimé l’effet.
 
ET LA JUSTICE. <M
 
Donc augmentons la valeur totale de la masse du
numéraire.
 
Pour ce faire, remarquons d’abord qu’il serait
inutile d’augmenter la masse elle-même, soit réelle-
ment, soit fictivement par émission de papier : cela
n’arriverait qu’à faire baisser la valeur intrinsèque
du numéraire, et la valeur totale ne varirait pas.
S’il y avait deux fois plus d’or et d’argent qu’il n’y
en a, il en faudrait deux fois plus pour effectuer le
même achat.
 
Dans la théorie de M. Proudhon sur l’origine et
la mesure delà valeur, la solution est aisée. Élevons’
les frais de production des métaux précieux ; soumet-
tons-les à des travaux à1 ateliers nationaux ; leur
valeur s’élèvera sans diminution de leur quantité ;
la masse du numéraire circulant dans le pays attein-
dra bien vite ujie valeur totale égale ou supérieure
à la valeur totale du reste de la richesse du pays.
Mai ?, par malheur, la théorie de M. Proudhon n’est
point exacte.
 
Dans la théorie de la valeur qui est la nôtre, le ,
problème ne pourrait se résoudre que par une aug-
mentation du chiffre de la somme des demandes ;
mais il faudrait, pour obtenir ce résultat, découvrir
aux métaux précieux quelque inappréciable utilité,
comme par exemple une utilité nutritive, hygiénique,
thérapeutique.
 
Tout cela me paraît assez impraticable ; surtout,
il me semble bien peu probable que les lettres de
change et billets à ordre soient l’équivalent de pà-.
 
92 l’économie politique
 
reilles mesures. Voyons donc comment M. Proudhon
pourra nous expliquer que les effets de commerce
subviennent à l’insuffisance de la valeur totale de la
masse du numéraire !
 
Voilà ! —M. Proudhon ne l’explique point ; et je
vous jure que vous ne le connaissez guère si vous
espériez qu’il en fût autrement. M. Proudhon aban-
donne atout jamais la circulation et le crédit, pour
entreprendre l’escompte. Résignons-nous ; et voyons
la théorie de l’escompte !
 
Le banquier est l’industriel qui se charge , moyennant
intérêt et commission, d’opérer en temps et lieu la liqui-
dation de toutes ces créances ; par suite, de faire aux com-
merçants, en échange de leurs titres, l’avance des sommes
dont ils ont besoin.
 
Cette opération a nom escompte.
 
Ce morceau est court, mais il est bon. Ce n’est
pas par suite de l’avance qu’il fait, que le banquier
retient intérêt et commission ; c’est par suite de l’in-
térêt et commission, honoraires de liquidation, qu’il
fait une avance. Ce par suite est impayable : permet-
tez-moi de vous en faire sentir toutte la beauté.
 
Vous avez entre les mains un effet de commerce ;
mais surtout vous avez grand besoin d’une somme
d’argent. Vous allez trouver un banquier et vous lui
proposez d’abord de se charger tout simplement,
moyennant intérêt et commission, d’opérer en temps
et lieu la liquidation de cette créance. Cet industriel
vous fait observer que si le temps pour vous ne fait
rien à l’affaire, le lieu n’y doit rien faire de plus ;
qu’il n’y a pas plus loin peut-être de chez vous chez
 
ET LA JUSTICE. 93
 
"votre créancier que de chez vous chez lui. Vous insis-
tez. Le banquier consent à vous rendre ce léger
service moyennant commission ; mais il proteste qu’en
retenant intérêt, il vous volerait comme dans un bois.
Alors seulement vous insinuez qu’ayant tout espéré
de sa complaisance, vous comptiez que par suite il ne
ferait aucune difficulté de vous avancer, en échange
de votre titre, la somme dont vous avez besoin. Bil-
boquet, qu’en dis-tu ? Pour moi, je l’avoue, une
chose manque à mon bonheur : je voudrais savoir de
quelle façon le banquier paye la somme, si c’est en
papier ou si c’est en métal ? Dans ce dernier cas, quelle
imprévue solution de la théorie de M. Proudhon sur
l’insuffisance de la masse du numéraire ! Mais aussi
quel beau cercle vicieux !
 
Après avoir aussi brillamment exposé la circulation,
le crédit, l’escompte, en vingt lignes, M. Proudhon
consacre au redressement du bilan de la Banque de
France cent cinquante lignes dont quelques mots
feront justice.
 
Auparavant , je veux essayer de présenter sous
leur vrai jour les problèmes dont il a dénaturé l’objet,
mutilé l’énoncé. Je ne saurais examiner toujours
avec la même patience et le même soin toutes les
argumentations de M. Proudhon : l’idée seule d’un
pareil travail me fait dresser les cheveux sur la tête.
Puisqu’une fois j’ai tant fait que d’entreprendre
phrase par phrase une de ces expositions saugrenues,
je veux parfaire ma tâche en mettant mon lecteur
à même de voir quel abîme il y a entre de si témé-
 
94 l’économie politique
 
raires divagations et les scrupules de la vérité. Je
n’ai du reste, pour ce faire, qu’à développer en les
expliquant les faits que j’ai pu constater en exar
minant avec sincérité, et en rétablissant dans sa
réalité contre les falsifications de M. Proudhon, la
situation de la Banque de France au 10 juillet 1856.
 
I. Problème du crédit.—Pour quelle cause, dans
quel but des échanges se faisant, à un jour donné,
dans le commerce, un certain nombre de ces échanges
ne se font-ils point au comptant contre numéraire,
mais à terme contre effets de commerce ?
 
11 y a une chose qui est évidente pour moi de
prime-abord, c’est que le fait qui a si exclusivement
préoccupé M. Proudhon, le fait de l’absence ou de la
présence du numéraire dans les échanges n’a pas,
dans l’espèce, la moindre importance.
 
Tout échange se fait, par définition, entre deux
valeurs, et, de plus, entre deux valeurs égales. Que
l’une de ces valeurs soit un métal précieux, de la
monnaie, du numéraire, c’est un cas particulier dans
la pratique mais très-général en théorie. L’utilité
et la commodité du numéraire dans les échanges
sont des détails fort intéressants pour la théorie de
la monnaie, mais fort épisodiques pour la théorie
de l’échange. Pourvu qu’il y ait échange entre deux
valeurs, entre deux valeurs égales, cela est l’essentiel.
En quoi importe-t-il que l’une des valeurs échangées
soit un métal plutôt qu’une terre, plutôt qu’une
maison, plutôt qu’un travail ? Dans le commerce, à
supposer qu’il y eût insuffisance de numéraire pour
 
ET LA JUSTICE. 95
 
servir d’intermédiaire dans les échanges, il n’y aurait
qu’une chose à faire : ce serait de se passer d’inter-
médiaire ; et, à défaut de pouvoir échanger des mar-
chandises contre de l’argent pour échanger ensuite
de l’argent contre des marchandises, il faudrait échan-
ger des marchandises contre des marchandises, en
balançant les comptes.
 
Aussi l’absence du numéraire n’est-elle nullement le
feit capital dans le problème du crédit tel que je l’ai
présenté. Écartons ce fait ; reste ceci que l’échange
soit fait à terme au lieu d’être fait au comptant. Voilà
le fait capital, caractéristique, anormal dans l’échange,
qu’il faut expliquer et motiver.
 
L’insuffisance de la masse du numéraire, qu’elle
existe ou non, ne saurait être un obstacle insurmon-
table ni même une difficulté sérieuse pour l’échange ;
cela est certain : on échangerait des marchandises
contre des marchandises , des valeurs contre des
valeurs. Mais supposez que Ton n’ait point de numé-
raire , point de marchandises , ni aucune valeur à
donner en échange ; voilà une circonstance qui serait
plus grave, et qui rendrait l’achat difficile. Enten-
dons-nous : je dis aucune valeur circulante ou dispo-
nible ; car il est bien certain que si le dénûment était
absolu, l’achat ne serait pas seulement difficile : il
serait impossible. Là donc où le problème de l’échange
se complique, c’est alors qu’on veut faire entrer en
échange des valeurs fixes ou engagées. C’est la solu-
tion de cette difficulté qui est aussi celle du pro-
blème du crédit.
 
96 l’économie politique
 
Cette solution consiste à représenter les valeurs
fixes et engagées par leurs titres de propriété, et à
lancer ces titres dans la circulation. L’existence des
valeurs fixes et engagées, attestée par des titres de
propriété circulants et disponibles, justifie la confiance
du vendeur qui les accepte en échange, et qui fait
crédit jusqu’au jour fixé d’avance par l’acheteur où,
les capitaux étant dégagés, il pourra, muni des titres
de propriété, rentrer dans ses avances. C’est donc
avec pleine raison que M. Joseph Garnier d’après
M. Cieszkowski définit le crédit :—« La transfor-
mation des capitaux fixes et engages en capitaux
circulants ou dégagés. »
 
Telle est la théorie du billet à ordre, de la lettre
de change. Il faut les considérer comme des titres
de propriété circulants et dégagés de valeurs fixes et
engagées. Et voilà pourquoi, des échanges se faisant,
à un jour donné, un certain nombre de ces échanges
se font à terme, contre effets de commerce, au lieu de
se faire au comptant, contre numéraire.
 
IL Problème de la circulation.—La Banque est
l’instrument de circulation des titres ; la théorie du
billet de banque est la même que celle des effets
de commerce.
 
En échange de leurs effets de commerce qui sont
à échéance déterminée, la Banque remet aux négo-
ciants des billets qui sont à échéance indéterminée,
qui sont toujours échus et toujours à échoir, qui
sont à échéance immédiate ou reculée au gré des
porteurs.
 
ET LA JUSTICE. 97
 
Il est triste qu’on soit obligé d’apprendre à M. Prou-
Uion que ni les effets de commerce, ni les billets de
banque ne peuvent suppléer à aucune insuffisance de
numéraire, qu’ils ne sont que des titres de propriété
et nullement des valeurs échangeables. Lorsque j’ai
dans ma poche un billet de banque de 500 francs,
cela veut dire qu’il y a dans la caisse de la Banque
500 francs en argent qui sont à moi et que je puis aller
y chercher quand il m’en prendra fantaisie. Les 500
francs d’argent et le billet de banque ne constituent pas
une richesse de 1000 francs. Si les 500 francs existent
réélisent dans la caisse de la Banque, mon billet
est bon ; sinon il ne vaut rien. Je puis signer des
effets de commerce pour plusieurs millions, mais
si je ne possède pas un centime, engagé ou circu-
lant, fixe ou dégagé, mes billets sont des chiffons.
Une maison située à Paris et le contrat de vente
déposé chez un notaire ne constituent pas deux
valeurs échangeables ; seulement le contrat atteste
que la maison est à Pierre ou à Paul qui peut en
disposer.
 
S’il n’y a point dans la caisse de la Banque assez
de numéraire pour garantir le payement de tous les
billets, il y a au moins dans son portefeuille des
effets de commerce à échéance déterminée qui sont,
eux aussi, des titres de propriété représentant le
uuméraire engagé. Caisse et portefeuille constituent
Y actif qui couvre exactement la valeur des billets,
ou le passif de la Banque.
• Le billet de banque est payable au porteur ; il est
 
98 l’économie politique
 
à échéance ad libitum. Ces deux propriétés justifie/3*
la confiance publique. Les négociants se passent le
billet de banque de main en main, et c’est ainsi qu’il
peut faire office de monnaie, tant qu’on a la certitude
qu’il sera payé»
 
III. Problème de l’escompte.—Supposons d’abord
qu’en échange de leurs titres, la Banque remette
aux négociants du numéraire, l’opération s’analyse
avec facilité. La Banque fait aux négociants l’avance
d’une somme de monnaie dont elle ne sera remboursée
qu’au jour de l’échéance des titres : c’est un prêt.
Qu’en conséquence elle retienne l’intérêt du capital
prêté, rien de plus simple. L’escompte ainsi compris
reste à discuter comme prêt à titre onéreux.
 
Supposons, au contraire, que la Banque paye en
billets ; il est certain qu’en retenant l’escompte, elle
assimile à du numéraire de simples titres de pro-
priété. Sa défense est aisée : ses billets sont toujours
échus et toujours à échoir, payables au porteur ; ils
ont toutes les propriétés du numéraire. Dans ce
deuxième cas comme dans le premier, l’escompte
se présente encore comme une forme du prêt à in-
térêt.
 
Alors, quel sera létaux de l’escompte ?—Tous
les économistes vous répondront :—Le taux même
de l’intérêt de l’argent, déterminé par la situation
du marché, 5 0/0 par exemple si le le taux de l’in-
térêt de l’argent est à 5 francs.
 
Et que dit M. Proudhon ?
 
M. Proudhon suppose le capital circulant repré-
 
ET LA JUSTICE. 99
 
nté par rémission des "billets de banque de 600 mil-
>ns, l’échéance moyenne du papier reçu à l’escompte
3 45 jours, le renouvellement s’opérant 9 fois dans
innée, et la masse des opérations de 5 milliards
)0 millions.
Il propose une retenue de 1/8 0/0 soit 0 fr. 125 ;
 
produit de la Banque, pour l’année sera de
750,000 francs.
C’est-à-dire, en dernier résumé, que M. Proudhon
 
son autorité privée, fixe à tout jamais le taux
l’intérêt de l’argent, et le taux de l’escompte à
8, soitlfr. 125.
 
A cela, je n’ai qu’une chose à répondre.
M. Proudhon écrit des ouvrages de morale et d’é-
momie politique, soi-disant ; et il me les vend à
ison de 5 francs le volume. Aujourd’hui je prétends
’il ne doit plus les vendre que 1 fr. 125. M. Prou-
on veut que l’échange se fasse en raison des valeurs
ipectives* c’est-à-dire des frais que chaque produit
île. 11 nous a dit ce qu’il entend par frais de pro-
ction : la dépense en outils et matières premières* la
isomniation personnelle du producteur* plus une
imepour les accidents et non-valeurs dont est semée sa
rrière, maladies* vieillesse* paternité, chômages* etc.
estime qu’en raison de ce prix de revient les
ivrages de M. Proudhon valent 1 fr. 125 le vo-
mie. Qu’il me prouve le contraire. Ou s’il con-
nue à vendre, comme par le passé, ses livres au
rix que leur attribue la situation du marché, je
emande qu’il ne s’oppose plus à ce que la compa-
 
100 l’économie politique et la justice.
raison de la demande et de l’offre, et la loi du marcsfc
régissent également le taux de l’intérêt et le ta,ix :
de l’escompte.
 
Je n’entrerai pas plus avant dans l’examen de*
idées pratiques de M. Proudhon en matière d’es-
compte ; car, aussi bien, je ne prétends pas soutenir
qu’il n’y ait point à redresser le bilan de la Banque
de^France. Il est certain que la Banque de France
jouit d’un privilège onéreux pour le public ; que tout
le monde devrait avoir, aussi bien que cette com*
pagnie, le droit d’escompter la confiance générale.
Cela est vrai. Mais, d’une part, je pense que laquestion
n’est pas d’une solution difficile, puisqu’il n’y a là
qu’à limiter par la concurrence des taux d’intérêt et
d’escompte surfaits par le monopole ; et, d’autre part,
je pense aussi que cette solution n’est point des plus
urgentes.
 
Une banque du peuple, une banque quelconque
peuvent nous rendre à meilleur marché le même
service que nous rend la Banque de France, j’eu
conviens. Mais il y a bien autre chose à faire que
de poursuivre l’escompte à prix réduit, et l’intérêt
limité ; ou du moins, si ce sont là des améliorations
désirables, elles ne sont rien de plus qu’affaire d’ad-
ministration. Nous autres, faisons de la science ; et
cherchons à voir s’il n’y aurait pas quelques réformes
radicales qu’il faudrait préparer, accomplir, dans le
régime économique de la société.
 
=== §3. Préteurs et Emprunteurs. ===
 
La balance de l’escompte mène droit à celle du crédit ou
iu prêt.
 
Ce n’est point la balance de l’escompte qui mène
i celle du prêt ; c’est celle du prêt qui mène à celle
de l’escompte, et ces deux balances découlent de la
théorie générale du crédit. M. Proudhon lui-même
n’a pas pu, quoi qu’il en dise, aborder la balance de
l’escompte, sans effleurer la théorie générale du crédit,
et quand il rejette après la balance de l’escompte la
balance du prêt, mon adversaire commet une erreur
de méthode qui s’explique encore par son insuffisance
scientifique. Mais ici, nous abordons une série d’ex-
plications nouvelles.
 
Les phénomènes d’échange tels qu’ils se passent
-ntre ouvriers et entrepreneurs, entre vendeurs et
acheteurs, ne diffèrent pas essentiellement des phéno-
mènes d’échange tels qu’ils s’accomplisent entre
prêteurs et emprunteurs, entre propriétaires et loca-
taires. Mais toutefois, si les faits se ressemblent, les
théories se distinguent profondément en ceci quel’ex-
 
102 l’économie politique
 
plication des prêts et locations implique la notion
claire d’une distinction très-nette entre le capital et
le revenu, notion que ne suppose pas aussi nécessai-
rement la théorie des entreprises et des ventes. Enfcre
les considérations qui précèdent et celles qui vont
suivre, il existe donc une limite que M. Proudhoii
n’a de sa vie jamais entrevue, et que je dois accuser.
 
Les §§2 et 3 de la section I de mon travail ont eu
pour objet de relever dans la doctrine que je réfute j
des erreurs de déduction qui se rattachaient à une
erreur de principe touchant l’objet de l’économie et
les rapports de l’économie avec la morale. Dans les I
§§ 1 et 2 de la section II, je me suis efforcé de re- I
pousser des applications utopiques d’un principe er- I
roué sur l’origine et la mesure de la valeur d’échange. I
Le § 3 sera consacré à mettre en évidence chez J
M. Proudhon des erreurs qui proviennent d’une igno- I
rance absolue de la théorie du capital et du revenu. I
 
Cette théorie, M. Proudhon ne la soupçonne seu- I
lement pas plus qu’il ne soupçonne du reste toute la I
théorie de la richesse sociale. M. Proudhon n’a I
jamais songé à distinguer, au point de vue du rôle I
qu’ils ont en économie, l’arbre de son fruit, la vache I
de son lait, le médecin de sa consultation. 11 ne se I
doute pas que certaines valeurs sont des capitaux, cer- I
taines autres des revenus. A fortiori n’a-t-il jamais !
 
pensé que le capital pût se distinguer du revenu,
 
le
 
revenu du capital ; qu’il y eût enfin à rechercher l*5
caractère du capital, celui du revenu. On comprendr**
donc qu’avant d’entrer dans l’examen de ses idée^
 
ET LA JUSTICE. 103
 
ir le prêt, sur la location, je sois obligé de combler
ir quelques définitions rapides une lacune énorme
; qui laisserait toute une catégorie de faits d’échange
ns explication possible.
 
Du capital et du RETENU.—Nous avons trouvé,
mme on sait, l’origine de la valeur d’échange dans
 
fait de la limitation en quantité des choses qui
ms sont utiles. Or parmi les choses qui nous sont
aies, il y en a beaucoup qui ne sont pas limitées
i quantité seulement, mais qui sont également limi-
es en durée : elles se consomment. Quelques-unes
 
consomment lentement, d’autres plus rapidement,
autres instantanément. C’est le fait de la limitation
i durée qui va nous permettre de faire la distinction
ître le capital et le revenu.
 
Il faut appeler capital toute valeur qui ne se con-
imme point ou qui ne se consomme qu’à la longue,
1 qui se consomme plus ou moins rapidement, mais
ni ne se consomme point instantanément, toute
fciHté qui survit au premier service qu’elle nous rend,
n fonds de terre, une maison d’habitation, un talent
’avocat sont des capitaux.
 
H faut nommer revenu toute valeur qui se con-
)mme instantanément, toute utilité limitée en quan-
ité qui disparaît au premier usage qu’on en fait.
dnsi une ration de pain, l’agrément et la sécurité
[u’il y a à dormir une nuit sous un toit, un plai-
loyer prononcé pour la défense d’un client : voilà
les revenus.
 
Cette définition ne permet pas de confondre avec
 
104 l’économie politique
 
le capital Y approvisionnement qui est une accunrn
tion prévoyante de revenus.
 
Telle est la définition rigoureuse du capital et c51u
revenu. La théorie qui en découle embrasse les qu^ss-
tions les plus importantes de la science économique.
Mais dans les données restreintes de mon travail,
je ne puis tout au plus qu’ajouter à la définition
même quelques développements complémentaires.
 
I. Il y a des valeurs naturellement inconsommables,
des utilités qui, quoi qu’on fasse, survivent néces-
sairement aux services qu’elles rendent. Ainsi d’un
fonds de terre. Ces choses-là ne peuvent jamais
jouer qu’un rôle : celui de capitaux.
 
11 y a des valeurs qui par nature veulent être con-
sommées instantanément, des utilités qui néces-
sairement disparaissent au premier usage qu’on en
fait. Ainsi d’une ration de pain. Ces choses-là ne
peuvent jamais être considérées que comme des
revenus.
 
Il y a enfin, et cela en très-grand nombre, des
valeurs qui sont ou ne sont pas instantanément con-
sommables, qui survivent ou disparaissent après te
service ou l’usage, suivant l’usage ou le service ?
même qu’on en exige. Un arbre planté dans un
verger et qui, tous les ans, donne des fruits est un
capital. Ce même arbre, si on l’abat pour en faire
du bois à brûler, est un revenu. Il dépend donc
très-souvent de nous de considérer les choses comme
des capitaux ou comme des revenus, et d’en user en
conséquence. Il est essentiel de se rappeler que les
 
ET LA JUSTICE. 105
 
a.leurs sont ou des capitaux ou des revenus suivant
^ rôle qu’on leur fait jouer.
 
II. Le propre du capital, c’est d’engendrer, le
evenu , le propre du revenu, c’est de naître du
capital.
 
Lorsque le capital est plus ou moins rapidement
consommable, il se reproduit, il s’entretient, il
s’augmente par le sacrifice intelligent du revenu.
Quant au revenu, il s’accroît par l’accroissement
même du capital.
 
Mais, en général, on peut dire que le capital est
destiné à produire et que le revenu est destiné à
être consommé. Le capital forme ce qu’on appelle le
fonds productif, le revenu forme de son côté ce qu’on
appelle le fonds de consommation.
 
Il suit de là : 1° qu’t7 ne faut pas laisser les capitaux
oisifs ; 2° qu’tï faut éviter autant que possible de consom-
mer les capitaux. Ces deux propositions sont pour
ainsi dire évidentes : en laissant le capital oisif, on
se prive du revenu qu’il pourrait donner ; en con-
sommant le capital, on tarit par cela même la source
du revenu.
 
III. Il arrive très-souvent que par ce mot : le
capital, on désigne proprement le numéraire. Si l’on
ne veut par là que reconnaître simplement au numé-
raire, comme une importante propriété, celle de re-
présenter aisément tous les capitaux sans distinction,
la désignation est parfaitement légitime. Mais si
3ette appellation tendait à conférer au numéraire
les propriétés spéciales de capital, elle serait vicieuse.
 
106 l’économie politique
 
Le revenu du numéraire consiste dans la commod :3_-fe
qu’il y a à s’en servir comme d’instrument d’échangée ;
le revenu propre de la terre, le revenu d’une maison,
le revenu d’un grand talent de chanteur, tous les
revenus, quels qu’ils soient, peuvent se comparejt à
celui-là.
 
A défaut de reconnaître au numéraire des p pro-
priétés de capital particulières, on pourrait tomlaer
dans l’erreur opposée qui serait d’en méconnaîtra le
revenu : cela ne serait pas plus raisonnable.
 
J’ai cent mille francs à moi en numéraire ; je les
échange contre un fonds de terre qui me fournit ~un
revenu : c’est l’énergie de sa fécondité naturel-le.
Mon vendeur échange à son tour les cent mille
francs contre une maison dont le revenu consiste en
l’abri journalier qu’elle procure. Ainsi de suite. -A&
bout d’un certain temps, considérez le travail des
différents capitaux qui sont entrés en échange. Tous
ont fourni leur revenu, et le numéraire a donné le
sien, c’est-à-dire l’avantage qu’ont trouvé tous les
vendeurs et acheteurs à s’en servir comme d’instm^’
ment d’échange. Il ne faudrait pas méconnaître c^et
avantage parce qu’il n’a rien de matériel, ni généra-
lement le revenu du numéraire parce qu’il naît pré-
cisément du passage de ce numéraire d’une main d*^s
une autre, ou, pour employer le mot propre, de la
circulation.
 
De tout cela, il résulte qu’il ne faut pas plus chas^r
le numéraire du nombre des capitaux qu’il ne tët*^
lui attribuer parmi eux une place prépondérante. I’
 
ET LA JUSTICE. 107
 
ie faut voir dans le numéraire ni plus ni moins qu’un
capital ; et surtout, il faut aborder la question du
>rêt ou de la location au point de vue général,
somme toute autre question. Ainsi vais-je faire.
 
On peut aliéner le capital de deux manières : par
La vente ou par la donation. Il en est de même du
revenu, il en est ainsi de toutes les valeurs.
 
Sans aliéner le capital, on peut encore le louer ou
le prêter. Au contraire, le revenu n’est pas suscep-
tible de location : il se vend ou il se donne, mais il
ne se prête pas. La différence du capital et du revenu
se trahit ici par la différence des transactions aux-
quelles ils peuvent donner lieu.
 
Je dis que le capital peut se louer ou se prêter. On
conçoit que cette opération ait un sens et une raison
d’être : elle procure à l’emprunteur ou au locataire
la jouissance du revenu. On conçoit même qu’elle
n’a pas d’autre sens ni d’autre raison d’être que ceux-
là. D’ailleurs on comprend encore que le prêt ou la
location se distinguent et de la vente et de la dona-
tion, puisque le capital n’est pas aliéné.
 
J’ai dit aussi que le revenu n’est pas susceptible
d’être loué ou d’être prêté. Cela ne pourrait se faire,
en effet, sans que le revenu fût aliéné, puisqu’il ne
survit point à l’usage que l’on en fait.
 
Donc on ne peut louer ou prêter que des capitaux ;
et, ce faisant, on aliène le revenu, autrement dit :
 
Le prêt ou la location d’un capital est l’aliénation
du revenu de ce capital.
 
Suivant que cette aliénation du revenu est une
 
108 l’économie politique
 
vente ou une donation, le prêt ou la location soirf
dits : à titre onéreux ou à titre gratuit. Le prêt à titr^
onéreux, c’est la vente du revenu. Le prêt à titra
gratuit, c’est la donation du revenu
 
Ces deux transactions sont aussi légitimes Tune
que l’autre. On ne peut pas empêcher un homme de--
donner son revenu pour l’obliger à le vendre. On
ne peut pas empêcher un homme de vendre son
revenu pour l’obliger à le donner : autant vaudrait
lui interdire la vente de son capital et lui en imposer
la donation. Je ferai simplement observer qu’en défi-
nissant l’échange^ j’ai pris soin d’empêcher qu’on ne
pût confondre avec lui la donation. Dans l’examen
des formes de l’échange qui nous préoccupent, on ne
saurait donc admettre le prêt gratuit ; seul le prêt à
titre onéreux peut être compté parmi les faits d’é-
change.
 
Le prêt à titre onéreux est la vente du revenu.
J’ajouterai tout de suite que cette vente ne peut
qu’obéir aux conditions de toute autre vente ; c’est-
à-dire que la valeur vénale du revenu ne s’établit
que par le rapport de la demande à l’offre sur le
marché.
 
Je reviens à M. Proudhon. Ses idées sont connues :
il n’autorise que le prêt gratuit et il réprouve le
prêt à titre onéreux. Il ne reconnaît comme fait d’é-
change que la donation et jamais la vente du revenu.
Cette opinion ainsi énoncée est ruinée d’avance. Tou-
tefois, j’en vais poursuivre patiemment la réfutation
à travers les assertions de mon antagoniste. Et qu’on
 
ET LA JUSTICE. 109
 
ne s’étonne point des pauvretés qu’on va lui voir
accumuler. Qu’on s’en souvienne : M. Proudhon
ignore la théorie de la valeur d’échange, la théorie
lu capital et du revenu, toute l’économie politique ;
i’est par des considérations de morale qu’il entend
églementer l’échange sous toutes ses formes. Encore
es principes de morale sont-ils bien loin d’être satis-
aisants ! Qu’on se figure un professeur en train d’ana-
jrser des courbes, ou d’expliquer la fécondation des
dantes, ou de traiter de la phthisie pulmonaire au
►oint de vue de la justice ; qu’on se représente un
nathématicien, un naturaliste, un médecin obligés
l’argumenter contre de pareilles élucubrations ; et
l’on aura quelque idée de la situation de M. Proudhon,
et de la mienne vis-à-vis de Jui.
 
M. Proudhon commence par entreprendre l’Église
sur la question du prêt.
 
S’il est une question sur laquelle l’Eglise, communiste par
son dogme, patricienne par sa hiérarchie, tirée en sens con-
traires, par le double esprit de sa constitution, a varié, divagué,
et prévariqué, c’est sans contredit celle-là.
 
Cela est vrai. Mais si l’Eglise a divagué sur la
question du prêt, ce n’est pas précisément qu’elle fût
communiste par son dogme, patricienne par sa hiérar-
chie, c’est plutôt qu’elle ignorait la théorie de la
richesse sociale. C’est un malheur pour lequel
M. Proudhon devrait être plein d’indulgence : il le
partage avec l’Église.
 
C’est un/fart que toute l’antiquité, païenne et juive, s’est
accordée à réprouver le prêt à intérêt, bien que ce prêt ne
fût qu’une forme de la rente universellement admise ; bien
 
110 l’économie politique
 
que le commerce tirât de grands avantages du prêt, et ne j> -At
aucunement s’en passer ; bien qu’il fût impossible, injus^. te
même, d’exiger du capitaliste qu’il fit l’avance de ses foi*^ <ls
sans émoluments.
 
J’ajouterai : bien qu’il ne fût autre chose que la
vente du revenu ; c’est la seule chose que M. Proni-
dhon ne sait pas dire, elle le dispenserait d’énoncéer
les autres.
 
Tout cela a été démontré par les casuistes de notre siè- <3Ïe
aussi bien que par les économistes ; et l’on sait que je ne M^ais
aucune difficulté de reconnaître la légitimité de l’intérêt, dans
les conditions d’économie inorganique et individualiste où J
a vécu l’ancienne société. j
 
Je prends acte, M. Proudhon, de cette condesceu- 1
dance. I
 
Puisque l’Eglise.....a cru devoir se rétracter..... elle avait m
 
donc tort, elle était inique et insensée..... #
 
Je n’ai point à défendre l’Eglise contre les varia- 1
 
tions, divagations, prévarications et rétractations que 1
 
lui reproche M. Proudhon. Que M. Proudhon et 1
 
l’Église s’arrangent ensemble : c’est leur affaire. Je ]
ne m’occupe, moi, que des divagations de M. Prou-
dhon.
 
L’Eglise, direz-vous, n’a point changé de maximes ; com-
prenant la nécessité des temps, elle ne fait qu’y adapter sa
discipline, elle use de tolérance....
 
Si l’Église fait cela, je lui en sais gré. Elle com-
prend au moins que la morale ne régit point la science,
mais lui obéit ; en particulier, elle sait réformer sa
casuistique conformément aux découvertes de l’éco-
nomie ; c’est très-louable.
 
L’Eglise joue de malheur on vérité : elle proscrit le prêta
 
ET LA JUSTICE. 1H
 
1^térêt quand le monde en a le plus besoin et qu’il n’y a pas
possibilité de prêt gratuit ; elle l’autorise quand on peut se
Passer de lui.
 
Et qu’il y a possibilité, nécessité même de prêt
gratuit ? C’est là votre opinion ? Très-bien ! mais il
va falloir la justifier. Or je vous attends là : car en
me reportant immédiatement aux faits dont vous êtes
tombé d’accord tout à l’heure avec les casuistes de
notre siècle aussi bien qu’avec les économistes, je
trouve que vous vous êtes préparé bien des fatigues.
 
Il va falloir, en effet, nous expliquer d’abord en
quoi les conditions d’économie où a vécu l’ancienne
société étaient des conditions d’économie inorganique
et individualiste, ce que je ne comprends pas bien,
et en quoi les conditions d’économie où vit la société
raoderne sont des conditions d’économie organique
et communiste, ce que je ne comprends pas du tout.
 
Il va falloir nous démontrer comme quoi le prêt
n’est plus une forme de la rente, ou comme quoi la
rente n’est plus universellement admise. Je ne sais
trop quelles considérations vous vous proposez de
développer à ce sujet ; mais ce que je sais fort bien,
c’est que l’intérêt du capital est toujours le prix de
ta Tente du revenu, et que cette vente est universel-
lement admise. Il est universellement admis que rien
ne m’oblige, si je suis propriétaire foncier, à vous
prêter un bon fonds de terre très-fertile sans percevoir
u** fermage ; si je possède une belle maison, à vous
7 offrir l’hospitalité sans exiger de loyer ; si je me
SI*is acquis un grand talent de médecin, à vous pro-
diguer des consultations sans attendre d’honoraires.
 
H 2 l’économie politique
 
Il va falloir établir que le commerce ne tire plus mj"i
de grands avantages du prêt, et qu’il peut s’en pas- ^«s
ser. Quant à moi, je pense qu’aujourd’hui plus qu^-«ui
jamais le travail en général a besoin du capital e1*~ ^»
trouve de grands avantages à l’emprunter. Les agri—irn
culteurs n’ont pas encore trouvé, que jesache, le moyenne : su
de semer dans les airs ni de récolter sur l’océan. Les^^s
constructeurs et leurs ingénieurs ont besoin de bois et*~-st
de fer pour établir leurs voies, pour mettre sur piecKEz^d
leurs locomotives et leurs wagons. Les tailleurs, le*g=s ^s
bottiers ne peuvent faire ni habits ni chaussures sani==s js
matière première et sans outils.
 
H va falloir enfin nous faire toucher du doigt com—-ra-
ment et pourquoi il est aujourd’hui possible, just^^e
même, d’exiger du capitaliste proprement dit qu’f^ijj
fasse l’avance de ses fonds sans émoluments, et à\m- u
capitaliste en général qu’il donne gratuitement fc^stf
qu’il ne vende point le revenu de son capital.
 
Voyons comment vous viendrez à bout de tonsmt
cela. Oh ! je le sais d’avance : l’examen que je pou* :—- .
suis de vos doctrines m’a depuis longtemps enseigr^-é
comment vous saviez trancher le nœud des questions
au plus sérieux moment, par un sophisme. Mais ^^ I
même temps j’ai pu apprendre à poser lentement l^s I
problèmes, de telle sorte qu’enfin, sur le point d*^*1
exiger de vous la solution, je ne pusse me pay"eT ]
d’aucune équivoque.
 
En 1848 et 1849, j’ai prouvé, dans de nombreuses publi^5^"
tions, que, le principe de la Justice étant la réciprocité **
respect.....
 
Nous nous en tiendrons, si vous le permettez, ^/iX
 
ET LA JUSTICE. M3
 
principe de la réciprocité du droit et du devoir.
 
.....Le principe de l’organisation du travail, dans vnt
 
société bien constituée, la réciprocité du service ;.....
 
Non pas. Nous considérerons l’organisation du
travail comme une face de la question de la répartition
les richesses, question dont la solution repose, non
sur la réciprocité du service, mais sur le principe de
’égalité des conditions , de l’inégalité des positions,
ît sur la distinction entre la justice commutative et
a justice distributive.
 
.....Le principe du commerce, la réciprocité de rechange ;.....
 
Nous mettrons l’égalité des valeurs échangées, ce
jui va sans dire, par définition, et en dehors de
soute intervention de la justice.
 
.....Le principe delà Banque, la réciprocité de l’escompte,.....
 
Je commence à ne pas comprendre. Parce que vous
n’escomptez un effet de commerce, je dois vous en
escompter un autre ?
 
.....Le principe du prêt devait être la réciprocité de presta-
 
ion,....
 
Complètement inintelligible ! Est-ce à dire que si
e vous emprunte un cheval il faudra que je vous
>rête un cabriolet ? Mais si vous n’avez que faire de
non cabriolet, et si d’autre part je ne vous emprunte
rotre cheval que pour l’atteler à ce même cabriolet ?
ùa réciprocité de prestation me paraît une grande
tbsurdité.
 
.....D’autant mieux que le prêt n’est au fond qu’une forme
 
le l’escompte......
 
8
 
114 L’ECONOMIE PÔLtîIQUË
 
Pardon ! C’est l’escompte qui est Une foriiie du
prêt.
 
.....Comme l’escompte est une forme de l’échange , et
 
l’échange une forme de la division du travail même.
 
te |frêt et l’escompte sont deé formés de YêcMhgë,
ëvîdemmeiit, fet c’est bien sur c^ttoi je me fonde ; niais
TëcHatigé n’est point du toiit iiiie fbrïne delà dîH-
êiott dil travail : c’ëii est une Bbitéé^Uëncë.
 
Organisons, disais-je, d’après ce principe, le crédit fonde**’
le crédit mobilier, et toute espèce de crédit.
 
C’est cela même. Organisez lin peu tout cela d’apte^
le principe de la réciprocité de prestatioh t iiotià vou^^
regardons faire.
 
Dès lors plus d’usure, plus d’intérêt ni légal ni illégal ^^^«
une simple taxe, des plus modiques, pour frais de vérification-^^^
et d’enregistrement, comme à l’escompte.
 
Àh bah ! vraiment ! Plus d’intérêt ni légal ni illégal : ^
une simple taxe, des plus modiques* pour frais de véri- —’
fication et d’enregistrement, comme à l’escompte !... —
 
Àittsi réciprocité de l’escotri^të, cela veut dire es-------
 
compte gratuit ? Réciprocité de prestation, cela veut
ditfe prêt gratuit ? La gratuité dit Crédit en constitue
là réciprocité ?
 
L’abolition de l’usure, si longtemps et si vainement pour—
suivie par l’Eglise, s’accomplit toute seule.
 
Comme par enchantement, aux seuls accents de 1^
voix de M. Proudhon. Quel aplomb !
 
Le prêt réciproque ou crédit gratuit n’est pas plus difficiL ^
à réaliser que l’escompte réciproque, l’échange réciproque
le service réciproque. îe respect réciproque, la justIcb.
 
ET LA JUSTICE. Ho
 
L’échange réciproque, le respect réciproque, la
justice, soit ! ce ne sont à tout prendre que des ex-
pressions barbares d’idées incomplètes. Quant au ser-
vice réciproque, à l’escompte réciproque, au prêt réci-
proque ou crédit gratuit, ils ne sont pas plus difficiles
à réaliser l’un que l’autre ; ils sont également impos-
sibles.
 
Tout ce qu’on peut distinguer dans cet amas d’inep-
ties, c’est que M. Proudhon conclut d’abord de la
réciprocité, du respect à la réciprocité de prestation ;
et ensuite de la réciprocité de prestation, ou prêt réci-
proque, au prêt gratuit.
 
Quelle etivèrgure de syllogisme ! La réciprocité du
respect est iiri principe de morale ; la réciprocité de
prestation, quelle que puisse être cette chose indéfinie,
se rattache à des faits d’échange de l’ordre naturel.
[1 n’y a donc aucun rapport possible ou impossible,
réel ou imaginaire, de la majeure à la mineure. Mais
ie la mineure à la conclusion quel gouffre insoh-
lable ! De la réciprocité du respect à la réciprocité
le prestation il y a loin comme du Kamschatka
lu cap de Bonne-Espérance ; cela est certain. Mais s’il
allait mesurer la distance qui sépare le prêtréci-
>roque du prêt gratuit, ce ne serait point assez que
l’appeler en comparaison l’éloignement du soleil et
le la lune. Jugez-en !
 
Je suis capitaliste ; un travailleur vient me trouver ;
;et homme n’a en tout et pour tout qu’un talent
nanuel : c’est un menuisier, si vous voulez. J’ai, moi,
it je lui fournis, à lui, un atelier, des outils de toutes
 
Mft L’éC’OXOMIE POLITIQUE
 
aorte*. Il fait des meubles et il les vend. Il a fourr
mm travail, moi mon capital. Vous pensez que, sur ]
prix de la vente, déduction faite du prix de reviex*1
le travail doit toucher son salaire, le capital son px-o
fit ? Erreur. Que le menuisier retire, sur le marché
un certain prix de sa marchandise ; qu’il rembourse
ses dépenses de matière première ; qu’il s’empare de h
totalité du surplus comme salaire de son travail ; qu’il
ne me rende rien pour le loyer et le profit du capital
que je lui ai prêté, il y aura réciprocité !
 
Je m’aperçois, au reste, qu’il est bien naïf à moi
d’essayer de comprendre quelque chose à la récipro-
cité de prestation : prestation et réciprocité sont deux
mots accolés de vive force dans le but unique d’esca-
moter ici le problème du prêt au bénéfice de la morale,
à défaut de savoir le résoudre par la théorie du capital
et du revenu et les données de la science économique
C’est une ignoble rouerie de procédé qu’il faut
traîner au grand jour.
 
Vous voulez conclure de la réciprocité du respect
au prêt gratuit. Vous prenez, d’une part, l’idée de
réciprocité, de l’autre, l’idée de prestation. Si ce der-
nier mot n’existe pas en français d’économie politique,
vous Vinventez. Vous accouplez vaille que vaille les
deux idées, et vous déduisez comme suit :
 
« Qui dit réciprocité du respect dit réciprocité de
« prestation ou prêt réciproque. Qui dit prêt réci-
« proque ou réciprocité de prestation dit prêt gratuit.
« Donc qui dit réciprocité du respect dit prêt gra-
€ tint.
 
ET LA JUSTICE. 117
 
t Prêt gratuit, escompte gratuit, crédit gratuit,
3tc,, etc. El voilà pourquoi votre fille est muette. »
Ui ça ! Monsieur Proudhon, pour quel triple sot me
nez-vous donc, moi lecteur ? Et vous pensiez qu’il
irait de me délayer cette jonglerie de mots dans
re galimatias !...
 
! !roirait-on bien qu’en 1848 et 1849 cette théorie
crédit gratuit n’ait su conquérir à son auteur les
tpathies ni de l’Église ni des socialistes ? L’Église
le plus grand tort assurément : M. Proudhon se
nait la peine de défendre la tradition catholique.
s les socialistes surtout sont inexcusables. Chose
mge ! Ils n’ouvrirent pas les bras à M. Proudhon !
e devaient cependant au dire de celui-ci.
 
l’est-ce en effet que la réciprocité du crédit, sinon la
mandite du travail substituée à la commandite du capital ?
 
it qu’est-ce un peu, dites-moi, que la commandite
travail substituée à la commandite du capital ? Qui
$t capere captât : comprenne qui pourra. Substi-
• la commandite du travail à la commandite du
ital, ne serait-ce pas offrir à manger aux gens qui
soif ? Si je suis travailleur et si je manque d’instru-
its, de quoi ai-je affaire d’être commandité sinon
struments ou de capital ? Voilà sans doute ce que
îront dit les socialistes : ils ne sont pas si fous
m veut bien le dire.
 
lais quoi ! Les dédains de l’Église et l’ingratitude
socialistes ont bien pu déchirer le cœur de M. Prou-
n ; ils n’ont point ébranlé ses convictions. Ne faut-
is qu’elles soient robustes pour qu’il ajoute :
 
H 8 l’économie politique
 
Que le pouvoir, à défaut de l’action spontanée des citoyens,
donne le branle , et en un jour ( !), en une heure ( ! !), toutes
ces réformes, toutes ces révolutions peuvent s’accomplir ?
 
L’égalité,—ou la mort ! Nous connaissons cela.
 
Quand on a si solidement démontré sa thèse, quand
on Ta de plus si substantiellement résumée, que reste-
t-ilàfaire ? A la défendre. Et si la démonstration
s’opère par prestidigitation, comment peut se faire la
défense sinon par invective ? Ainsi procède M. Prou-
dhon qui, dans son genre, est vraiment complet. Lisez
le passage qui suit ; je cite le morceau sans commen-
taires, comme un modèle.
 
Mais voyez le malheur ! cette large application de la Justice
à l’économie, déplaçant le foyer des intérêts, intervertissant
les rapports, changeant les idées, ne laissant rien à la force,
rien à l’arbitraire, rien au hasard, soulevait contre elle tous
ceux qui, vivant de privilèges et de fonctions parasites, se
refusaient à quitter une position anormale à laquelle ils
étaient faits, pour une autre plus rationnelle, mais qu’ils ne
connaissaient point. Elle confondait l’ancienne école des soi-
disant économistes ; elle saisissait à Pimproviste les vieux de
la république, dont l’éducation était à refaire ; qui pis est, elle
annulait les décisions récentes de l’Église sur la question de
l’intérêt, et par l’enchaînement des idées, tuait son dogme.
 
Trop d’intérêts et d’amours-propres se trouvaient compro-
mis : je devais, en cette première instance, perdre ma cause.
 
La vérité m’oblige à dire qu’au contraire, en cette
première instance, M. Prou dhon ne perdit point tout
à fait sa cause.
 
Un homme se trouva pour défendre, au nom de la liberté
individuelle et de la félicité générale, le travail subalterne
contre le service réciproque , le commerce agioteur contre
l’égalité de l’échange, l’escompte à 15 p. 0/0 contre l’escompte
à 1/8 p. 0/0, l’usure homicide contre la commandite gratuite,
agricole et industrielle.
 
M. Proudhon rappelle ici la controverse ardente
 
ET LA JUSTICE. 119
 
«p s’éleva en 1849 entre lui et Frédéric Bastiat au
«ujet du prêt à intérêt. Cette polémique ne jeta pas
le moindre jour sur la question ; elle n’amena aucune
inclusion. Elle fut stérile par la raison bien simple
que les deux contendants étaient plongés l’un et
Vautre dans la même ignorance sur la nature du
capital et la nature du revenu. Bastiat n’avait qu’un
mot à dire pour triompher de M. Proudhon : il devait
lui représenter que le prêt à intérêt du capital est la
vente du revenu de ce capital. Ce mot, Bastiat ne sut
jamais le prononcer ; et voilà pourquoi il ne put
jamais venir à bout de son adversaire. Ce n’est donc
pas en première instance que M. Proudhon perdit sa
cause ; seulement il ne la gagna point. Aujourd’hui,
avec de meilleurs éléments de discussion, avec les
ressources d’une plus satisfaisante philosophie de l’é-
conomie politique, grâce à des théories plus complètes
de la valeur d’échange, du capital et du revenu, je
pense avoir fait justice du service réciproque, de l’es-
compte à 1/8 /). 0/0, et de la prétendue commandite
gratuite* agricole et industrielle.
 
En terminant, M. Proudhon reproche encore une
fois à F Église ses variations et ses apostasies. Il la
somme de s’expliquer une fois pour toutes, de se
prononcer ou pour le prêt gratuit ou pour le prêt à
intérêt. H lui demande :
 
.....Où va le progrès ? Est-ce à l’égalité, ou à l’inégalité ? à
 
l’égalité par le crédit mutuel, ou à l’inégalité par la préliba-
tion de l’intérêt ?
 
L’Eglise ne répondra point à de pareilles questions :
 
120 l’économie politique
 
elle n’a pas qualité pour cela. Mais je puis répondre
à sa place, et dire à M. Proudhon : — Votre crédit
mutuel est un mot creux et vide auquel vous n’avez
pu donner aucun sens. L’intérêt du capital est le prix
delà vente du revenu. Nous allons, par le progrès,
et à l’égalité et à l’inégalité, à l’égalité des conditions,
à l’inégalité des positions et des fortunes.
 
J’avais annoncé l’intention de garder ma neutra-
lité entre l’Église et M. Proudhon. Mais au surplus je
trouve bien singulier que M. Proudhon s’en vienne
ressusciter au XIXe siècle des erreurs qui ont été com-
battues et par le bon sens de plusieurs centaines de
générations, et par le talent des esprits les plus com-
pétents, et, somme toute, parla force fatale des choses
naturelles ; puis qu’ensuite il le prenne de si haut
avec l’Église.
 
Un seul fait peut expliquer cette concordance dans
l’erreur : c’est que la doctrine de M. Proudhon prend
sa source, comme la doctrine catholique, dans l’igno-
rance de l’économie politique. A ce point de vue
l’Église fut assurément plus excusable que ne l’est
aujourd’hui M. Proudhon. Les théologiens du moyen
âge n’étaient pas tenus d’avoir approfondi la théorie
delà richesse sociale ; M. Proudhon qui ne vit point
au moyen âge et qui n’est pas théologien devrait la
connaître.
 
Il le devrait, et j’ai, moi, le droit de lui reprocher
avec sévérité tant d’orgueil uni à tant de faiblesse.
Je suis de ceux qui n’avaient point quitté le collège,
comme dit M. Proudhon ,
 
ET LA JUSTICE. 121
 
Quand apparut la République
Dans les éclairs de février ,
 
Je suis de ceux à qui M. Proudhon demande :
 
.....Croyez-vous que j’aie mérité Tanathème pour avoir dit
 
qu’il n’y avait pas d’avantage pour le commerce à payer 4, 5,
©t 6 fr. un service que nous pouvons nous procurer à 90 cent.,
et même au-dessous ?
 
Eh bien ! je lui réponds :
 
Oui vous l’avez mérité pour n’avoir élucubré que
de pareilles niaiseries quand vous aviez à fonder
l’ordre social. Vous l’avez mérité pour n’avoir su
proposer que de ridicules utopies enfantées par la
paresse, alors que vous deviez fournir à la démocra-
tie les résultats d’un travail ardent et d’une science
loyale. Vous avez mérité l’anathème pour avoir eu
sous vos pieds la tribune d’où la vérité devait rayonner
sur le monde, et pour en avoir fait le tréteau d’un
empirique et d’un vendeur d’orviétan.
 
 
<PAGES MANQUANTES>
 
 
 
ET LA JUSTICE. 125
 
dhon peut-il espérer jamais de nous démontrer par
ime analyse rigoureuse qu’au point de vue hygiénique
min verre d’eau sucrée est de même nature* quant au
fondy qu’une dissolution d’arsenic ? On est pétrifié
cl’étonnement en voyant un homme d’esprit se com-
plaire dans une pareille gymnastique.
 
Ou bien serait-ce à dire que M. Proudhon considère
l’appropriation et la possession comme des faits de
Tordre naturel et fatal, n’ayant aucun rapport direct
ni indirect avec le droit et le devoir, ne ressortant en
aucune façon de la justice, inaptes à se trouver en
aucun cas ou légitimes ou illégitimes suivant les
circonstances ? Alors seulement on pourrait concevoir
que propriété et vol pour lui fussent une même
chose. En vérité, ce serait curieux ! Et il ne manque-
rait plus à M. Proudhon qui introduit de vive force
la notion du droit et du devoir dans la théorie des
faits économiques de l’ordre naturel, que d’exiler
violemment cette même notion de la théorie des faite
économiques de Tordre moral ! Il ne manquerait plus à
Ut. Proudhon qui traite de la valeur d’échange et de
l’échange au point de vue moral, au point de vue de
la justice, que de traiter de la propriété au point de vue
naturel, au point de vue de la nécessiété !—Il y aurait
compensation.
 
Le croirait-on ? c’est ce qui arrive effectivement ;
comme cette étude le fera voir. Par exemple, ce
qu’il m’a fallu déployer de patience et poursuivre de
suppositions différentes, avant de soupçonner, avant
de reconnaître distinctement cette erreur, c’est ce
 
iâB l’économie politique
 
que personne ne saura jamais. Il fallait deviner que
M. Proudhon prenait à la fois les vessies pour des
lanternes et les lanternes pour des vessies ; je ne con-
nais pas d’exemple de plus singulière aberration scien-
tifique. Et quand j’essaye de comprendre comment
il a pu se faire que M. Proudhon construisît, dans
de pareilles données, une apparence quelconque de
théorie qui le satisfît, en vérité, ma tête se trouble :
je songe à un artiste qui s’obstinerait à peindre avec
un ciseau, et à sculpter avec une palette.
 
Je fais à présent abstraction de ce préambule ; et je
poursuis mon examen critique, en arrêtant, pour
l’interroger, mon adversaire au moment où, quittant
ses tristes préliminaires, il se décide à venir au fait.
 
Ce que je cherchais, dèsl840, en définissant la propriété, ce
que je veux aujourd’hui, ce n’est pas une destruction,...
ce que je demande pour la propriété est une balance.
 
Entendons-nous bien, d’abord. Établissons-nous
là balance des locations, ou constituons-nous la théo-
rie de la propriété ? J’ai beau chercher, je ne vois pas
que vous vous soyez expliqué ; de telle sorte que je
me vois ici dans la situation de maître Jacques.
 
Si nous cherchons, comme je devais le croire fen
abordant ce paragraphe, la balance des locations pour
faire suite à la balance du prêt, nous faisons besogne
d’économistes. De même qu’on prête de l’argent, de
même on peut louer un fonds de terre, une maison. Un
fonds déterre, une maison sont des capitaux d’espèces
particulières. La location de ces capitaux sera tou-
jours d’une façon générale la vente de leurs revenus ;
 
fet LA JUSTICE. iâ7
 
mais il peut être intéressant de fixer les conditions
particulières, spéciales, de chacune de ces ventes con-
formément aux lois de rechange. Par exemple, nous
m’avons, pour ce faire, nul besoin de nous enquérir
âe la théorie de la propriété, dont au reste nous nous
sommes fort bien passés quand nous avons établi la
"bàlaiice du prêt, la balance de l’escompte. Les con-
ditions de la vente d’un revenu, de quelque espèce
qu’il puisse être, peuvent bien dépendre jusqu’à un cer-
tain point de la nature du capital, mais jamais, en
aucun cas, des circonstances de possession légitime
où illégitime de ce capital.
 
Si, au contraire, comme il semble d’après votre
façon d’entrer en matière et de vous exprimer, nous
élucidons la théorie de la propriété, c’est affaire à
des moralistes. Nous quittons la théorie du capital
et dit rèVemi et le domaine de l’économie politique
proprement dite.
 
Donc, pottrsuivons-nous la théorie de l’échange ;
ou Pabàndonnons-nous, sans rime ni raison, pour eti
revenir à la théorie de la distribution des richesses ?
Ces deux questions diffèrent autant l’une de l’autre
que les attributions d’un cocher de celles d’une cui-
sinier*
 
Qu’est-ce que la balance de la propriété ?
 
Décidément, nous ne faisons point la balance de la
location, mais la balance de la propriété même. Soit !
changeons de casaque. Laissons la théorie de l’échange,
et tevenons au problème de la répartition des ri-
chesses.
 
128 l’économie politique
 
Avant de répondre à cette question, il faut savoir ce qu’est
la propriété elle-même.
 
Je me charge de vous le dire si vous voulez.
 
La propriété, c’est la possession légitime. La pos-
session consiste à jouir d’une chose, à l’exploiter à
son profit, à la consommer pour son usage, à en dis-
poser suivant sa volonté. La possession est légitime
quand elle se fonde sur une appropriation naturelle.
Voilà ce que c’est que la propriété.
 
Et qu’est-ce que la balance de la propriété ?
 
C’est la détermination des conditions dans lesquelles
le droit de propriété de chacun peut s’exercer sans
porter atteinte aux droits d’autrui.
 
Je vous prie, Monsieur, de bien distinguer toujours
l’une de l’autre ces deux questions que tout d’abord
vous séparez si nettement.
 
Première question.—De l’appropriation naturelle
et de la possession légitime. C’est la première partie du
problème. C’est la question de l’origine et du fon-
dement de la propriété. C’est une question de droit
naturel.
 
Deuxième question.—Des conditions dans lesquelles
le droit de propriété de chacun peut s’exercer sans
porter atteinte au droit d’autrui. C’est la seconde
partie du problème que vous entreprenez de résoudre,
en si grande pompe. C’est proprement la balance de
la propriété que vous réclamez à cor et à cris, que
vous annoncez avec tant de fracas. C’est la question
de la distribution des richesses. C’est une question
de droit économique ou social.
 
ET LA JUSTICE. i29
 
Cela dit, à l’œuvre ! Je vous laisse développer la
crémière question, la question de droit naturel.
 
Si j’interroge sur l’origine et l’essence de la propriété les
îxéologiens, les philosophes, les jurisconsultes, les écono-
mistes, je les trouve partagés entre cinq ou six théories dont
îliacune exclut les autres et se prétend seule orthodoxe.
i^ule morale.
 
Avez-vous interrogé réellement tant d’auteurs que
îela ? Quel travail ! Mais aussi comme la question doit
fous être familière !
 
En 1848, lorsqu’il s’agissait de sauver la société, les défini-
tions surgirent de toutes parts : M. Thiers avait la sienne, com-
battue aujourd’hui par M. l’abbé Mitraud ; M. Troplong avait
la sienne ; M. Cousin, M. Passy, M. Léon Faucher, comme
autrefois Robespierre, Mirabeau, Lafayette, chacun la sienne.
 
Cette énumération est pleine d’intérêt. Mais sans
doute vous avez aussi la vôtre. Ne pourriez-vous
nous la faire moins attendre ?
 
Droit romain, droit féodal, droit germanique, droit amé-
ricain, droit canon, droit arabe, droit russe, tout fut mis à
contribution sans qu’on pût parvenir à s’entendre. Une chose
ressortait seulement de cette macédoine de définitions, c’est
qu’en vertu de la propriété , que chacun du reste s’accordait
à regarder comme sacrée, et à moins qu’un autre principe
n’en vînt corriger les effets, on devait regarder l’inégalité des
conditions et des fortunes comme la loi du genre humain.
 
Vous raillez de la façon la plus aimable. Je trouve
seulement que nous perdons un temps précieux..Nous
savons à présent que ni l’inégalité ni l’égalité des
conditions et des fortunes ne sont la loi du genre
humain. La loi du genre humain, c’est l’égalité des
conditions et l’inégalité des fortunes. Nous applique-
rons ce principe à la balance de la propriété quand
 
y
 
Î30 L’ECONOMIE POLÎflQUE
 
il en sera témfs. Mais noiis sonltiies loin dfeti être
encore là : nous en sommes sur feoti oHgine.
 
Certes, il y avait là pour l’Église une tâche digne dé sa
haute mission, et des souffles dé cet Esprit qui ne l’aBan-
 
donne jamais..... Quel service l’Eglise eût rendu au Inonde
 
si elle avait su définir ce principe d’économie sociale, cbihme
elle a défini ses mystères !
 
Et quel service aussi, Monsieur, l’Égliëë ëûî tendu
âti mondé si elle avait Su décotKtffr l’Àiflériqué,
démontrer la loi d’attraction universelle , et Mie
fonctionner le télégraphe électrique ! L’Église roulait
f ôtis réserver à vous seul ulie gloiïe égale à ôfellefe
Christophe Colomb, des Newton, des Arago. Tous
avez mauvaise grâce à vous en plaindre.
 
Chose étrange, qu’après avoir fait quinze ans durant la
guerre à la propriété, je sois peut-être destiné à la sauver des
mains inhabiles qui la défendent,....
 
Je ne dis pas non ; mais il me semble que vous
vous pressez un peu trop de chanter victoire. Vous
n’avez pas encore dit un mot de la question, et voilà
qtie déjà vous commencez à vous congratuler, à vous
ëlicënsel* vous-même. De grâce, au fait !
 
Dites-moi, Monseigneur, ce que vous fumez ou respirez
dans le tabac, que vous dégustez dans le kirsh, que vous
mangez dans le vinaigre, ne sont-ce pas des poisons, et les
plus violents de tous les poisons ?.... Eh bien ! il en est ainsl
de certains principes que la nature a mis en nos âmes, et q}**
sont essentiels à la constitution de la société : nous ne poa*"~
rions exister sans eux ; mais pour peu que nous en étendio**s
ou concentrions la dose, que nous en altérions l’économie
 
nous périssons infailliblement par eux..... Comme l’amen^-e
 
(sic) amère, réduite par l’analyse chimique à la pureté de s^**
élément, devient acide prussique, ainsi la propriété, réduite a
la pureté de sa notion, est la même chose que le vol.
 
ET LA JUSTICE. 431
 
Vous y revenez. Apparemment vous tenez à nous
faire savoir que vous êtes aussi bon chimiste que
iiiathétriàticien distingué. Cela se voit ; mais malgré
tout je tous jure n’avoir jamais rencontré d’idée qui
fût une plus grande fadaise que celle-là. Dites-moi :
je suppose que vous eussiez à faire un traité de chi-
rurgie , vous commenceriez par établir longuement
qu’un chirurgien qui m’opère et un assassin qui me
perce la poitrine me tirant du sang Vun et l’autre, la
chirurgie réduite à la pureté de sa notion est la même
chose qtie l’assassinat. Quand vous auriez tourné et
retourné jusqu’à satiété cette belle assertion daitè
tous les sens, pensez-vous réellement que vous auriez
appris quelque chose à des gens sérieux ?
 
La propriété ; réduite à la pureté dé sa notion, c’est
la possession légitime. Vous ne sauriez réduire là
propriété à ufie plus grande pureté de notion : en
enlevant encore à la propriété l’idée de légitimité,
vous n’auriez plus que la possession qui n’est pas la
propriété. Donc la propriété, même réduite à la pureté
de sa notion, est tout le contraire du vol qui est
l’appropriation illégitime.
 
Toute la question, pour l’emploi de cet élément redoutable
est. je le répète, d’en trouver la formule, en stj’le d’écono-
miste la balance :.....
 
Permettez : je maintiens ma distinction. La ques-
tion, la question qui nous occupe, c’est de rechercher
les conditions naturelles de justice ou d’injustice sur
lesquelles peuvent se fonder la légitimité ou l’illégi-
timité de l’appropriation et de la possession. Pour
Dieu ! nous n’avançons guère.
 
132 l’économie politique
 
.....Chose qu’entend à merveille le dernier des commi ^ .
 
mais qui dépasse la portée d’une religion.
 
Qu’est-ce à dire ? Il pourrait bien se faire, m_«
vous en déplaise, que la chose dépassât également*
le génie d’un pamphlétaire.
 
La question d’appropriation naturelle et de pos-
session légitime est une question si simple que le
dernier des commis l’entend à merveille ! Cette asser-
tion inattendue me paraît tellement étrange que je ne
saurais me dispenser de poser moi-même le problème.
Sa gravité qui est sérieuse apparaîtra dans tout son
jour ; et peut-être la question fera-t-elle un pas.
 
De l’origine et du fondement de la propriété
—I. Rappelons d’abord que le fait de l’appropriation
pure et simple a son origine et sa cause dans le fait
de la limitation en quantité des utilités. On ne s’ap-
proprie pas les choses utiles qui sont en quantité illi-
mitée et qui n’ont point de valeur :. on ne s’approprie
pas l’air respirable ni la chaleur solaire. La possession
légitime, la possession fondée sur une appropriation
naturelle, la propriété, ne saurait donc s’exercer que
sur les utilités limitées en quantité, sur les valeurs ;
elle ne saurait avoir pour objet que la richesse sociale.
 
II. Du fait de la liberté résulte comme une con-
séquence capitale la distinction entre les personnes
et les choses. Les personnes sont les êtres doués d’une
volonté libre ; les choses sont les êtres qui ne vivent
qu’instinctivement ou même n’existent qu’incon-
sciemment. L’homme est libre : il est une personne.
L’homme seul est libre : seul il est une personne.
 
ET LA JUSTICE. 133
 
Du fait de la liberté découle aussi, par imputa-
"bilité et responsabilité, la moralité. L’accomplisse-
ment de sa destinée qui n’est, chez l’être impersonnel,
qu’instinct ou fatalité inconsciente se résout, pour
l’homme, en une série de droits et devoirs.
 
Alors, 1° toute manifestation de la volonté libre
de l’homme participe du caractère de moralité. Elle
tombe immédiatement sous l’appréciation delà justice.
Elle peut et doit être dite bonne ou mauvaise. Le
droit et le devoir sont inhérents à la personnalité hu-
maine.
 
Et 2° l’homme, seul être libre et personnel, peut
seul avoir des droits à faire valoir, des devoirs à
remplir. Le droit et le devoir sont spéciaux à l’hu-
manité.
 
III. L’appropriation est une manifestation de la
volonté libre de l’homme ; elle participe donc néces-
sairement du caractère de moralité. Elle tombe, dès
l’instant qu’elle se produit, sous l’appréciation de la
justice. Elle est pour ou contre le droit et le devoir.
La possession est légitime ou illégitime, propriété ou
vol.
 
La propriété possession légitime, pouvoir moral,
est un droit.
 
Par où Ton voit que l’homme, seul être libre et
personnel, peut seul être sujet du droit de propriété.
H faut se moquer de M. Thiers et de ses animaux
propriétaires : les animaux accomplissent leur des-
tinée sous l’empire et la direction de leur instinct ;
l’appropriation est pour eux une nécessité, non un
 
134 l’économie politique
 
droit. La possession ne peut’jamais être dite, à leur
sujet, légitime ou illégitime, propriété ou vol.
 
IV. Nous pénétrons dans le vif de la question.
 
Du fait de la liberté, il résulte logiquement que le -«
premier objet de propriété, pour l’homme, c’est lui- —
mêjue. Mon corps et mon âme, adhérents et identiques «s
à mon moi libre, personnel et moral, m’appartierç- —
nent. Je me les approprie ; et cette appropriation que ^e.
j’appelle naturelle est le principe de toute possession ~m\
légitime, de toute propriété.
 
En général l’homme, qui peut seul être sujet du os
 
drpit de propriété, n’en peut jamais êtye l’objet. ___
 
L’homme s’appartient à lui-même. J/esclavage pt le^^
servage sont iniques : i}s se basent sur une ffipro -
priation antinaturelle.
 
V. Resteiyt, comme objets du droit de prppripté,^- ,
les choses. C’est ici qu’il faut analyser Tappropriatioicr- !
des choses par les personnes.
 
Cette appropriation est naturelle. C’pst un drqi~—t
 
et un devoir pour l’homme que de snbordpnner Tac------
 
cppaplissement des destinées ^yeugles à l’açcpmplis-------
 
sèment de sa destinée libre. Envisagée surtout comipa—c
 
w(x devoir, cette poursuite §’appel}e trqvq,il. Consi-------
 
dérée plutôt comme un droit, elle constitua le 4rQJ__-*
 
4’appropriation naturelle, de possession l^gijime, d —«
propriété de l’homme sur les choses. TrayaiJ e{ juro* ?0"
prjété sont deux faces d’une même idée, cpunue aus^^
droit et devoir. A ce poiut de vue, on peut dire, ^^l
l’on veut, que la propriété se fonde sur le travail. ^^
me semble plus philosophique de remonter ptys ha»—-*
 
ET LA JUSTICE. 130
 
et de voir l’origine et le fondement de toute appro-
priation naturelle, de toute possession légitime, de
toute propriété dans le f&it d’appropriation et 4s V9S’
session des facultés personnelles, physiques, intellec-
tuelles et morales de l’homme par luL-n)ême.
 
Teus ces faits sont à développer, à expliquer, à 4«k
montrer. Ainsi l’on pourrait assepir lp. théorie 4§
l’prigine et du fondement de la propriété sur de§
T)a$es inébranlables. Resterait entière la question
d’exercice du drpit de propriété de ch$pim s&ns ppér
judjpe des droits d’autrui, la question de lft distribu-
tion dp la richesse sociale entre Ips perspupes ep sfl-*
cifté, la ? balance de la propriété, si l’on vgut«
 
Si je ne pie trompe, Monsieur Proudhon, vous
vene ? de nous dire que cela est fort $isé, que le depiipr
des commis s’en tirerait à merveille. Ef vous-même,
ne nous livrerez-nous point vos idées ? Je les ignqj-§
epcQrp.
 
Est-il donc si difficile de comprendre que la propriété con-
sidérée en elle-même, se réduisant à un simple phénomène
de psychologie, à une faculté de préhension, d’appropriation,
de possession, de domination, comme il vous plaira, est
éfr^ngère par sa nature, ou, pour me servir d’un terme plus
doux, indifférente à la Justice ;.....
 
ISfy ! Monsieur, qu’avez-vous affaire de chercher
des tenues qui soient doux ? Ai-je pris des précau-
tions et me suis-je préoccupé de la douceur de$
tenues quand je vous ai dit, moi, que le fait do 1$
ytffiW d’échange était un fait de Tordre naturel ?
fytal, oùja justice n’avait rien à voir. Que n’pu ftjtes-
ttos autant ?
 
136 l’économie ; politique
 
C’est que vous avez beau faire, vous n’arrivez
point à vous convaincre vous-même. Malgré tout,
vous êtes le premier à sentir qu’il est très-difficile,
qu’il est impossible de comprendre qu’une manifes-
tation positive, caractéristique, solennelle du moi
libre, personnel et moral demeure un seul instant
-étrangère ou seulement indifférente à la justice, qu’elle
ne puisse pas et ne doive pas être immédiatement
qualifiée, déclarée juste ou injuste suivant les cir-
constances dans lesquelles elle se produit.
 
Il est impossible de comprendre que la préhension,
l’appropriation, la possession, la domination, comme
il vous plaira, ne puisse pas et ne doive pas être na-
turelle ou antinaturelle ; par conséquent et sans
retard, la possession légitime ou illégitime, propriété
ou vol, soit l’un, soit l’autre, mais non pas tous les
deux à la fois, ni l’un ou l’autre indifféremment.
 
Il est en un mot tout aussi impossible de concevoir
l’appropriation, la possession et la propriété comme
des faits de Tordre naturel et fatal indépendants de
la justice, que de concevoir la valeur d’échange et Té-
change comme des faits de Tordre libre et moral
soumis à la justice,
 
Et, par conséquent, je vous répète que ni la pro-
priété considérée en elle-même, ni le vol considéré en
lui-même ne se réduisent à la préhension, à l’appro-
priation. Leurs qualités de légitimité ou d’illégitimité
sont leurs éléments constitutifs, essentiels, que vous
ne pouvez leur ôter. Puis je me permettrai de vous
faire observer que pour un homme qui avez interrogé
 
F
 
ET LA JUSTICE. 137
 
tant de théologiens, de philosophes, de jurisconsultes,
d’économistes, vous parlez un langage singulièrement
incorrect. La propriété ne saurait se réduire à être à
la fois un phénomène de psychologie et une faculté
psychologique. Elle n’est au surplus ni l’un ni l’autre :
elle est une manifestation qualifiée de l’activité hu-
maine ; elle n’est surtout ni étrangère ni indifférente
à la justice.
 
.... Que si elle résulte de la nécessité où se trouve l’homme,
sujet intelligent et libre, de dominer la nature, aveugle et
fatale, à peine d’en être dominé ;.....
 
Brtablissons les faits dans leur sincérité. L’homme
sujet intelligent et libre n’est point dans la nécessité
de daniner la nature aveugle et fatale à peine d’en
être cominé. L’homme est dominé par la nature et il
la donine tout ensemble : il est dominé fatalement,
et il dunine librement. C’est en cette lutte victorieuse
que serésume pour l’homme l’accomplissement de sa
destine qui est libre, qui est tout à la fois un droit
et un œvoir, non une nécessité.
 
.....Si,comme fait ou produit de nos facultés, la propriété
 
est antéreure à la société et au droit,....
 
Kectilons encore cette assertion. La propriété peut
être antrieure à la société et elle l’est réellement ;
triais ellene saurait être antérieure au droit. La pro- >
priétéc’e* le droit ; le droit et la propriété se con-
fondent ; Is se produisent ensemble antérieurement à
"tout pacte social. Avant toute association avec les \
hommes, jai droit de posséder, je suis propriétaire.
J ’ai droit dhser de mes bras, de mes jambes, de toutes
 
138 l’économie politique
 
mes facultés personnelles, physiques, intellectwUeà
et morales, pour me mouvoir, pour me jxoi^rir, ppi«
défemjre jet pour améliorer mon existerçpe. J’ai le droi^t
dp subordonner les destinées qvexjglps de la n$flr~ <
fatale à ma destinée libre, par le travail et la p ?(^3|-
projeté.
 
Il y a deux erreurs dans lps deux lignes citées cfe
dessus. La propriété n’est pas antérieure m df Qif • ’
propriété et le droit sont antérieurs à la société.
 
.....Elle ne tire cependant sa moralité que du 4rRit, fVÙ\WË&^x
 
applique la balance, et hors duquel elle peut tpujquirs ^r^^*e
reprochée ?
 
J^e droit qui naît avec la société, le droit qui anc^p"
plique à la société la balance, c’est le droit sociaKT-1 ?
économique, politique et civil. Mais pe n’est p^s d^ Ju
droit social que la propriété tire sa moralité. LedrpS^ **
qui, dès l’instant que l’appropriation et la poss3ssior-^n
se produisent, les juge légitimes ou illégitimes, le^ss
déclare propriété ou vol, c’est le droi^ natura.
 
C’est par la Justice que la propriété se conditionne, s* e
 
purge, se rend respectable, qu’elle se détermine civJemen-------l»
 
et par cette détermination, qu’eue ne tient pas dp staatur^^^’
devient un élément éconqmique et sqcjal.
 
La justice dont vous parlez, cette justice jpi cgi
ditionne, purge, rend respectable, détermina civile
 
ment la propriété, la justice qui sanctionni la pro------
 
priété comme un élément-économique et soqal, c’es’-"^’
la justice civile, économique et sociale. A vrai d^re -^
cette justice sociale ne fait qu’imposer ai droit d^^
possession, à la propriété de chacun , la conditior^
de ne porter aucune atteinte au droit depossessiop ^
 
ET LA JUSTICE. 139
 
à la propriété d’autrui. Antérieurement à ce condi-
tionnement, à cette sanction, la propriété, quoique
vous en puissiez dire, est déterminée naturellement en
tant que possession légitime fondée sur une apppp :
priation naturelle.
 
Tant que la propriété n’a pas reçu l’infusion du droit, elle
 
reste..... un fait vague, contradictoire, capable de produire
 
indifféremment du bien et du mal, un fait par conséquent
d’une moralité équivoque, et qu’il est impossible de distin-
guer théoriquement des actes de préhension que la mqrale
réprouve.
 
Erreur, erreur complète. Avant toute intervention
du droit social, de la justice commutative et distribu-
tive, ni la propriété ni le vol ne sont des faits vagues,
contradictoires, d’une moralité équivoque. Ce sont
des faits précis, distincts, d’une moralité certaine en
bien ou en mal : l’un, comme possession légitime
fondée sur ]ine appropriation naturelle,l’autre, comme
possession illégitime fondée sur une appropriation
antinaturelle.
 
Les principes sur lesquels se fonple cette distinct t
tion sont les principes du droit naturel antérieur au /
pacte social. Ces principes, vous les ignorez. Vous mé-J
connaissez la théorie de V origine et du fondement de\
la propriété. Après avoir interrogé tant d’auteurs si
nombreux ef ; si divers, vous vous comportez avec cette
théorie cqmme avec celle de la valeur d’échange :—
vous n’en soupçonnez pas l’existence.
 
L’erreur de ceux qui ont entrepris de venger la propriété
des attaques dont elle était l’objet a été de ne pas voir
qu’autre chose est la propriété, et autre chose la légitimation
par le droit de la propriété ;.....
 
140 l’économie politique
 
Et que peut être, s’il vous plaît, la légitimation par
le droit delà propriété ? Que peut être la légitimation,
par le droit, du droit de possession, de la possession
légitime ?
 
Votre erreur à vous est de ne pas voir qu’autre
chose est le conditionnement, par la justice sociale,
par le droit économique, politique et civil, de la pro-
priété, droit naturel, autre chose une absurdité comme
la légitimation de la propriété.
 
.....C’est d’avoir cru, avec la"théorie romaine et la philoso-
phie spiritualiste, que la propriété, manifestation du moi, était
sainte par cela seul qu’elle exprimait le moi ;.....
 
Vous voulez vous ménager le facile plaisir de ré-
futer des inepties. Il serait ridicule de déclarer la
propriété une chose sainte par cela seul qu’elle exprime
le moi. Ce qui est éminemment sensé et scientifique,
c’est d’énoncer que l’appropriation et la possession,
par cela seul qu’elles sont des manifestations du moi
libre, personnel et moral, ne sauraient demeurer un
seul instant étrangères ou seulement indifférentes à la
justice ; qu’au contraire, dès qu’elles se produisent,
il appartient au droit naturel, antérieur à la société,
de les déclarer naturelles ou antinaturelles, légitimes
ou illégitimes, propriété ou vol.
 
..... Qu’elle était de droit, parce qu’elle était de besoin ;....-
 
Ni la théorie romaine, Monsieur, ni la philosophie
spiritualiste, ni moi n’avons fondé le droit sur le
besoin.
 
J’ai fondé le droit sur la personnalité. Ces deu^c
idées sont connexes. On ne peut avoir l’idée d’u»
 
ET LA JUSTICE. \k\
 
être personnel, intelligent et libre, sans avoir l’idée
qu’il est responsable et moral, qu’il a des droits et
des devoirs. On ne peut avoir l’idée du droit et du
devoir sans avoir l’idée de la responsabilité, de l’im-
putabilité, de la liberté.
 
La propriété, possession légitime, basée sur une
appropriation naturelle, est sainte parce qu’elle ex-
prime la sainteté du moi personnel. C’est parce que
mon âme et mon corps sont identiques au moi qu’ils
m’appartiennent, que j’en suis propriétaire. C’est la
possession la plus légitime, la propriété la plus sacrée.
Quant aux choses, c’est encore en vertu de ma per-
sonnalité que j’ai droit sur elles. La chose imperson-
nelle n’étant ni libre ni responsable, n’a ni droits ni
devoirs. La raison met les êtres impersonnels à la dis-
position des personnes. La personnalité de l’homme
est donc l’origine et le fondement de la propriété de
L’homme sur les choses.
 
.....Que le droit lui était inhérent, comm e il l’est à l’humanité
 
même.
 
Précisément. Le droit est inhérent à la propriété
comme la personnalité à l’humanité même. Vous êtes
en présence d’un dilemme terrible pour vous.
 
Ou l’homme est un être personnel, libre, moral,
ayant des droits et des devoirs. Et alors la moralité
3st inhérente à toute manifestation de cette person-
nalité responsable. L’appropriation et la possession
ne demeurent en aucun cas indifférentes à la justice.
Elles sont naturelles ou antinaturelles , légitimes ou
Lllégitimes, propriété ou vol. La propriété est sainte :
 
U2 L’ÉCONOMIE POLITIQUE
 
le droit lui est inhérent. Elle est un fait moral. ___
 
Oii bien la propriété est un faii fatal. Et «1™^__
 
propriété, vol, possessiori, c’est tout Un. Là propriétaire
éfet de tout point, en tous cas, complètement indit— zz-
férente à la justice. Toute manifestation dé la volontifc ^
 
de Thômme est étrangère au droit, comriïë tout fai____t
 
nâtùfel. La volonté de l’homme n’est qu’un instinc=t
beugle ; l’homme lui-même une brute. Justice <=-*
droit sont des mots que l’humanité prononce dao^s
lfe délire d’un orgueil ridicule.
 
Vous qui prétendez trouver dans le cœur même <3B*e
l’homme et dahs sa raison la règle de sa volonté Ifet
de sa conduite, vous qui fondez la morale individueLUe
et sociale sur le sentiment qu’a l’homme de sa dignr~*é
eu lui-même et en autrui, sur la justice immanent^e,
—choisissez.
 
Mais il est est clair qu’il n’en peut être ainsi, puisqu’auti— *~
ment le moi devrait être réputé juste et saint dans tous ss- ^s
actes, dans la satisfaction quand même de tous ses besoii—^s*
de toutes ses fantaisies ; puisque, en un mot, ce serait i— a*
mener la Justice à l’égoïsme, comme le faisait le vieux dr^^i*
romain par sa conception unilatérale de la dignité.
 
La doctrine qui fonde le droit sur le besoin ét^»^
aussi bien inutile à réfuter qu’à citer. Cette façon ^e
pourfendre des moulins à vent imaginaires est puérL^-e-
 
Il faut, pour que la propriété entre dans la société, qu’elle en
reçoive le timbre, la légalisation, la sanction.
 
Ôr, je dis que sanctionner, légaliser la propriété, lui dc^n"
ner le caractère juridique qui seul petit la rendre resj^^r*
table, cela ne se peut faire que sous la condition à’wuMMe
balance ; et qu’en dehors de cette réciprocité nécessaire -* D*
les décrets du prince, ni le consentement des masses, ni ^es
licences de l’Eglise, ni tout le verbiage des philosophes «ur
le moi et le non-moi, n’y servent de rien.
 
ET LA JUSTICE. M3
 
Fort bien dit ; mais ceci est une autre question
que celle qui nous occupe. Que la société timbre,
légalise et sanctionne la propriété, soit ! Mais elle ne
saurait la fonder.
 
La propriété existe comme un droit sacré de pos-
session antérieurement à la société. Rechercher l’ori-
gine et le fondement de ce droit dans la personnalité
ie l’homme, c’est un premier problème, un problème
de droit naturel.
 
Vous ignorez et vous méconnaissez le droit naturel.
 
La société sanctionne le droit de propriété. Elle
équilibre les droits et balance les devoirs. Rechercher
les conditions dans lesquelles le droit de propriété de
chacun peut s’exercer en s’astreignant au devoir de
respecter le droit de propriété d’autrui, c’est uû se-
cond problème. Le drpit social, économique, civil et
politique se fonde. La justice commutative et la
justice distributive interviennent par le principe de
l’égalité de conditions, de l’inégalité des positions et
les fortunes.
 
Vous défigurez le droit social en le basant sur le
principe de l’égalité absolue.
 
Ainsi vous ignorez, vous méconnaissez le droit na-
turel, et vous défigurez le droit social. Votre justice
est mutilée et elle est inique. Votre balance est un
ustensile détraqué, et elle est fausse.
 
Qu’on me ramène à l’échange !
 
=== §2. Propriétaires et Locataires (suite). ===
 
Citons des faits.
 
On sait quelle hausse sur les loyers a eu lieu, principal^^^e-
ment à Paris, depuis le coup d’État.
 
A la bonne heure ! Voilà que/nous en revenoirms
au loyer des capitaux. Endossons de nouveau noti—^e
casaque d’économiste. Laissons à de plus habiles ^Kte
soin de résoudre le problème de l’origine et du fonde^S-
ment de la propriété, le problème de la distribution-n
des richesses : il est prouvé surabondamment qi^^tf
vous n’entendrez jamais rien ni à l’un ni à l’autre*-
Cherchons la balance des locations ; aussi bien, poc=tf
ce faire, la balance de la propriété même nous es^*-
elle parfaitement inutile, et sans doute c’est ici qi—^e
votre science va briller d’un éclat merveilleux.
 
S’agit-il de la location des maisons, comme il resso* ^
de votre début ? Rien de mieux : sur ce sujet, vom. <a
mon opinion.
 
Une maison est un capital. Le revenu de ce capi*^I
est l’abri journalier que procure ia maison. Le loyer
 
l’économie politique et la justice. 145
de la maison est le prix de ce revenu : il est dû par
le locataire qui achète le revenu au propriétaire qui
loue le capital. Voilà les seules données que nous
ayons besoin d’emprunter à. la théorie de la propriété.
 
Voici maintenant des considérations particulières
que nous fournit exclusivement la théorie du capital
et du revenu.
 
Une maison est un capital soumis à des circon-
stances de consommation qui apparaissent avec le ca-
ractère d’une certitude quand on considère que
toutes les maisons, même les plus solides, finissent par
tomber sur les habitants, à moins qu’on ne les abatte
en temps opportun, ou qu’on ne les entretienne de
réparations. Une maison est aussi un capital soumis
à des chances de perte ou d’anéantissement subit par
incendie ou par tout autre accident. En conséquence
le prix du loyer, en outre d’une part représentant
l’usage du sol sur lequel est bâtie la maison, devra se
composer comme suit :
 
1° Du prix net du revenu, du service même du
capital.
 
2° D’une prime d’amortissement représentant le
sacrifice incessant qu’il faut faire pour conserver la
maison, ou le sacrifice en bloc qu’exigera, au bout
d’un certain temps, sa reconstruction.
 
3° D’une prime d’assurance contre les accidents
subits.
 
Ces trois éléments devant entrer naturellement
dans la composition du taux des loyers, il en résulte
que ce taux devra se trouver plus élevé que le taux
 
10
 
]
 
116 l/ricONOMtE POLITIQUE
 
de location de capitaux inconsommables. Au reste,
quant à la détermination précise et naturelle du taux
lui-même et du prix du revenu des maisons, c’est au —
marché à la fournir en rapport de la demande à l’offre.
Il ne saurait y avoir d’autre loi.
 
Pour vous, Monsieur Proudhon, s’il m’est permis <^s
d’en juger d’après vos précédents, voici sans doute ^^
ce que vous allez nous dire :
 
<r J’ai prouvé que le principe de la justice étant ^1
« la réciprocité du respect, le principe du loyer devait-^rM
« être la réciprocité de location. Organisons d’après -^s
« ce principe, etc., etc. Dès lors plus de loyer nfiËz i
« légal ni illégal : une simple taxe des plus modiques^^ss
« pour frais de vérification et d’enregistrement, etc.^ ,
« etc. Bref, loyer gratuit. La location réciproqu^^^e
« ou loyer gratuit n’est pas plus difficile à jéalisei^K : r
« que l’escompte réciproque, l’échange réciproqus^-e
« etc., etc. »
 
Nest-ce point cela ? Ce procédé n’a-t-il pas déj^^ à
produit les plus étonnants résultats ? Que peut-i -SI
gagner à se compliquer de la balance de la propriété F" ?
Un certain vernis de philosophie sans doute ; mais -is
en même temps ne perd-il pas quelque chose de mr^tm
élégante simplicité ? Croyez-moi j traitons la questioi^r-n
sans emprunter rien au droit naturel ou social.
 
Le scandale est allé si loin qu’un jour le Constitutionnel, aprè -«—^s
une sortie virulente contre les propriétaires, annonça î’iii^ *"
tention d’examiner le droit de l’État d’intervenir dcms iafixatio ^ m
des loyers, et qu’une brochure a paru il y a six mois, avec L-^ÉHe
laissez-passer de la police, sous ce titre : Pourquoi des ptum o-
priétaires à Paris ? J’ignore ce que peut cacher ce ballo-^^n
d’essai ; mais il ne peut que m’être agréable de voir ]^^^s
 
i
 
ET LA JUSTICE. 147
 
Feuilles de l’empire rivaliser, à propos du terme, avec le
Représentant du Peuple.
 
Certes, cela est excessivement flatteur pour vous,
juant à moi j’aurais désiré que vous m’eussiez fait
*râce de l’autorité du Constitutionnel. Il appartenait
i cette feuille d’une nullité proverbiale de pressentir
ras idées économiques, et à vous de prêter main-
Ebrte au Constitutionnel dans sa lutte en faveur de la
protection contre la liberté. [Le Constitutionnel et
vous, vous avez les plus excellentes raisons pour
être également partisans de la plus brutale autorité
en matière d’économie : ni l’un ni l’autre vous n’en-
tendez rien à l’échange. Je ne doute pas non plus que
vous ne pussiez être tous les deux en parfait accord,
vous en ayant Tair d’attaquer la propriété, et le Con-
stitutionnel en paraissant la défendre.
 
Je vous aurais également su bon gré de ne pas
bomber dans le commérage et le fait divers, et de
nous épargner toutes ces histoires ridicules de pots-
;le-vin, de pourboires exigés de locataires, de pro-
priétaires jetés par les fenêtres ou écrasés contre les
murs. Je proteste d’abord, en thèse générale, contre
’introduction dans les discussions scientifiques de sem-
jlables anecdotes dont l’authenticité n’est jamais ga-
rantie. Vous n’êtes sans doute pas homme, vous en
particulier, Monsieur Proudhon, à vous priver des res-
sources de l’imagination alors que l’observation serait
pénible pour vous ou fatale pour vos doctrines. J’ad-
mets cependant que les faits allégués se soient passés
comme vous les racontez,et j’affirme ensuite que les uns
 
148 L’ÉCONOMIE POLITIQUE
 
s’expliquent à merveille par la nécessité des conditions
naturelles de rechange, et les autres par le concours
de circonstances exceptionnelles et des passions des
hommes qui en ont été les acteurs. Or les passions indi-
viduelles peuvent bien compliquer, dans la pratique,
l’exercice du droit de propriété, mais elles ne sau-
raient en ébranler la théorie.
 
Un négociant remet son fonds : naturellement son acqué-
reur continue le loyer. Mais le propriétaire : Vous n’avez
pas lo droit, ditril à son ancien locataire, de céder votre bail
sans mon consentement ; et il exige, à titre de dédommage-
ment, un pot^de-vin de 5,000 fr., plus 100 fr. par an pour son
portier. Et force fut aux deux contractants d’en passer par là.
—Vol.
 
La clause indiquée se trouvait-elle réellement dans
les conditions du bail stipulées librement de part et
d’autre ?—Oui. Alors de deux choses Tune : ou bien
cette clause, défavorable pour le locataire, était com-
pensée pour lui par d’autres avantages, et alors le
pot-de*vin de &,000 francs pour le propriétaire et celui
de 100 francs par an pour le portier payaient ces
avantages ; ou bien la clause était absurde, le loca-
taire un imbécile et le propriétaire un homme de
mauvaise foi. Dans ce cas, je dis avec vous :—vol.
Mais reinarquei que si des vexations imposées par
des hommes de mauvaise foi à des imbéciles, en
matière de transactions commerciales» il fallait con-
clure à rinsuffisance des lois naturelles de la valeur
déchante et de rechange, il u V aurait pas de raisons
pour ne pas conclure de même à Hnstilhé de la mé-
decine ou a rimpuksanee de la philosophie de ce que
 
ET LA JUSTICE.
 
149
 
des niais se font estropier par des charlatans ou duper
par des utopistes.
 
Un autre, établi sur le boulevard, occupait un magasin de
4,000 fr. Ilpassait pour faire d’excellentes affaires ; la maison
était connue, achalandée. La fin du bail venue, le propriétaire
porte le loyer de 4,000 à 15,000 fr., plus un pourboire de
40,000 fr. Et force fut encore à l’industriel de subir la loi.
—Vol.
 
Vous avez, Monsieur, le double défaut de lancer
beaucoup trop facilement les gros mots et de faire
trop difficilement l’analyse des faits que vous qualifiez
si cavalièrement.
 
Lorsqu’une maison de commerce arrive à être
connue, achalandée, une part du succès, sans contre-
dit, revient à l’activité du travail, une autre part à la
situation favorable des magasins dans un beau quar-
tier, riche et fréquenté. La différence annuelle de
\ l ,000 francs dans le prix duloyer et les 40,000 francs
qu’il vous plaît de nommer drôlatiquement un pour-
boire rémunéraient, dans le cas qui nous occupe,
cette seconde part. Et, malgré l’énormité des chiffres,
rien ne prouve qu’ils fussent exagérés, si la maison de
commerce en question, établie surleboulevard, passait
pour faire d’excellentes affaires.
 
Quand vous dites : «Force fut à l’industriel de subir
la loi, » vous attendez beaucoup trop de notre naïveté
et beaucoup trop peu de notre intelligence. S’il arrive
qu’un négociant, son bail expiré , préfère payer
15,000 francs le loyer qu’il payait 4,000 francs, et
consent même à donner en sus un pot-de-vin de
40,000 francs, plutôt que s’en aller ailleurs, rien ne
 
150 l’économie politique
 
l’y force absolument,—que son intérêt. Il ne conti-
nuerait pas son négoce dans des conditions qui de-
vraient le ruiner infailliblement ou ne lui laisser
même qu’un bénéfice insignifiant. En quoi donc est-
ce qu’il est volé ? En ce que son gain se trouve dimi-
nué , direz-vous. Mais je ne vois pas pourquoi le
propriétaire devrait renoncer à son profit légitime à
seule fin de grossir le bénéfice du négociant.
 
Des faits pareils, il en fourmille.
 
Ce qui tendrait à prouver qu’ils sont naturels et
nécessaires.
 
Un père de famille loue un appartement, convient de prix
avec le propriétaire : les meubles emménages, il arrive avec
deux enfants. Le propriétaire se récrie : Vous ne m’avez
point averti que vous aviez des enfants, vous n’entrerez pas ;
vous allez enlever vos meubles. Et il se met en devoir de
chasser cette famille et de fermer les portes. Le père essaye
d’abord quelques représentations, se fâche à son tour : on se
querelle. Le propriétaire se permet des injures accompagnées
de voies de fait, tant et si bien que le locataire, dans un accès
de rage, le saisit à bras-le-corps, et le jette d’un troisième
étage par la fenêtre ; il en fut quitte pour quelques contu-
sions. Dans un autre quartier, la chose ne se passa pas si
heureusement : le propriétaire, ayant voulu, et pour le même
motif, colleter un locataire, fut jeté contre le mur avec tant
de violence que sa tête s’y brisa, il périt sur le coup.
 
Ici je ne dirai pas comme tout à l’heure : vol ; je dis : Bri-
gandage.
 
Dites : vol, ou dites : brigandage. Dites même, si
cela vous fait plaisir : parricide, ou dites : inceste.
Mais n’espérez point que je descende à discuter de
pareilles preuves à l’appui de vos théories. Je n’ai
qu’une chose à dire, c’est que vos histoires sont
 
ET LA JUSTICE. loi
 
médiocrement amusantes : j’en ai lu de plus gaies
dans le Charivari.
 
Si l’on a jeté bas, dans Paris, un nombre considé-
rable de maisons ; si, en même temps, le chiffre de la
population parisienne s’est accru sensiblement, si
de plus, par le fait de la découverte des mines d’or
de la Californie, par la mise en valeur d’un grand
nombre d’actions industrielles, en un mot par la créa-
tion d’un capital artificiel nombreux, la valeur vénale
du numéraire a baissé, le taux des loyers s’est élevé
nécessairement. Tout cela confirme la théorie naturelle
de la valeur d’échange et de l’échange. Mais toutes
ces circonstances se sont produites concurremment ;
une crise passagèrq et accidentelle s’est manifestée ;
quelques butors se sont injuriés et colletés. Aussitôt
M. Proudhon part de là pour méconnaître le droit de
propriété dans son principe et dans ses applications !
 
Du reste, il est juste de remarquer que tous les propriétaires
ne ressemblent pas à ceux-là ; on m’en a cité qui, depuis 1848
n’ont pas voulu augmenter leurs loyers. Cette modération est
fort louable, mais elle ne peut faire règle, et nous avons à
déterminer ce qui dans la propriété constitue le droit et le
non-droit.
 
Ce qui, dans l’exercice de la propriété, constitue
un droit, c’est de vendre le revenu de son capital
suivant sa valeur, c’est-à-dire au prix fixé par la
situation du marché. Les propriétaires qui n’ont pas
voulu augmenter leurs loyers depuis 1848, où des
circonstances particulières avaient diminué ces loyers,
se conduisent vis-à-vis de leurs locataires comme s’ils
les rassemblaient, au jour de l’échéance du terme,
 
152 l’économie politique
 
pour leur distribuer de l’argent. Cette modération
qui consiste à vendre son revenu au-dessous de sa
valeur n’est point louable : elle est complètement
ridicule. Le jour où je serai propriétaire, je croirai
faire de mes fonds un très-mauvais usage en les em-
ployant à combler de cadeaux mes locataires, et tant
que je resterai simple locataire, j’entends n’accepter
aucun don de mon propriétaire. En vendant ou en
achetant les choses au prix que leur attribue le rap-
port de la demande à l’offre, je reste dans le domaine
du droit ; en achetant ou en vendant les choses au-
dessus ou au-dessous du taux de leur valeur, je me
place sur le terrain de la charité où il peut me con-
venir de ne point aller, ni pour la faire, ni pour la
recevoir.
 
Remarquez qu’en thèse générale la loi protège le proprié-
taire. Le bail expiré, il est maître de laisser ou de reprendre
sa chose.
 
Le beau malheur, en vérité, que la loi permette axv
propriétaire d’un capital de vendre ou de ne pa^
vendre son revenu, suivant que cela lui convient oig-
non. Veuillez donc, Monsieur Proudhon, vous infor—
mer un peu de la définition du droit de propriét^^
que, par parenthèse, vous avez toujours négligé d^S
nous donner.
 
L’ancien droit romain,.... le justifie. L’école malthusienne —«
fataliste et aléatoire, y donne les mains : hausse et baisse, dit——
elle ; c’est la loi de Voffre et de la demande. L’Église,.... l’Églis^^
approuve : son silence du moins équivaut à une approbation—*’
 
Laissons de côte l’Église et le droit romain—
 
ET LA JUSTICE. 1S3
 
L’école économiste, malthusienne ou non, est, en fait
d’échange, fataliste. Je ne sais ce que veut dire
aléatoire. L’école économiste affirme que la valeur
d’échange a son origine et sa mesure dans la rareté
des choses utiles ; et elle le prouve. Elle est fataliste
et s’en rapporte, pour la détermination des valeurs
vénales, au rapport de la demande à l’offre, à la loi
du marché. Par contre, l’école économiste est, en fait
de propriété, moraliste.
 
Tout cela est logique, et si, de votre côté, vous
énoncez, sans démonstration, que la valeur a son
origine comme sa mesure dans les frais de production ;
si vous repoussez la notion du droit de la théorie de
la propriété pour l’introniser dans la théorie de
l’échange ; si vous ajoutez à ces erreurs et à cette con-
fusion de vulgaires déclamations contre les proprié-
taires, ce n’est pas à beaucoup près une raison pour
que l’école économiste songe à changer d’avis.
 
Et d’ailleurs, j’ai bien mieux à dire : c’est que
l’école économiste ne donne point les mains à la hausse
des loyers ; elle conçoit au contraire que le taux des
loyers pourrait s’abaisser. L’école économiste affirme
âeulement que si la valeur des loyers est surfaite,
cela doit venir ou de ce que le marché n’est pas
Libre, de ce qu’il est régi par le monopole et non par
La concurrence, ou de ce que la répartition de la ri-
chesse sociale n’est pas faite peut-être, de tout point,
conformément aux principes de la justice. En cela,
l’école économiste, malthusienne, fataliste, aléatoire,
etc., etc., a parfaitement raison : l’une des deux
 
1&4 l’économie politique
 
causes indiquées contribue à la hausse des loye^c-s
concurremment avec les autres que j’ai citées. Je kq
dispense de vous dire laquelle et comment.
 
Or, vous comprendrez encore que s’il vous. plaLSt,
au Constitutionnel et à vous, de vous en prendre à
l’échange de la hausse des loyers, de voir là un pré-
texte à faire peser sur les transactions économiques
le poids de votre inintelligente autorité, de votre
absurde arbitraire , d’appuyer ces utopies non de
preuves, mais d’invectives grossières contre le tiers
et le quart, l’école économiste n’aura pas lieu de
s’en émouvoir.
 
Quoi ! il y a à Paris trente mille maisons, possédées par
douze ou quinze mille propriétaires et servant à loger plus
d’un million d’âmes ; et il dépend de ces quinze mille pro-
priétaires, contre rime et raison, de rançonner, pressurer,
sinon mettre hors, un million d’habitants !
 
Ces exclamations sont enfantines. Il ne dépend de
personne, propriétaire foncier, travailleur ou capi-
taliste, de vendre hors de prix le revenu de son capi-
tal, pas plus que de garder ce capital oisif en refusant
la vente du revenu. L’intérêt du capitaliste lui corn*
mande de louer son capital, et la concurrence lui
défend d’en vendre hors de prix le revenu. Les quinze
mille propriétaires parisiens ne peuvent pas ptas
s’entendre pour rançonner, pressurer un million d’ha-
bitants qu’ils ne songent à mettre ce million d’habi-
tants hors Paris.
 
Non, cela n’est pas possible : le code et la tradition n’y ont
rien compris, les économistes ont menti, l’Église est absurde.
 
Franchement, ce sont là, pour le fond et dans la
 
ET LA JUSTICE. 165
 
Forme, des théories économiques comme il ne s’en
élabore que dans les cabarets des barrières*
 
Comment sortir de cette souricière ?
 
Analysons, s’il vous plait, et nous aurons bientôt trouvé
une issue.
 
Que blâme-t-on chez le propriétaire ?
 
Estr-ce le fait de préhension, je veux dire l’acte par lequel il
se fait payer un loyer ?
 
Non, puisque, comme il a été reconnu plus haut, la pré-
hension, ou le fait simple d’appropriation . est de sa nature
indifférent au droit ;.....
 
Il n’a rien été reconnu plus haut qu’une chose, à
savoir que vous ignoriez de tout point le droit naturel
et que vous n’entendiez rien au droit social. N’invo-
quez point toutes vos considérations de fantaisie ro-
manesque sur l’origine et sur le fondement de la
propriété qui, d’ailleurs, sont ici parfaitement super-
flues. Si la maison qui est un capital appartient au
propriétaire, le loyer qui est le prix de la vente du
revenu lui en est dû, et si des circonstances normales
ou exceptionnelles ont fait hausser sur le marché le
taux des loyers, c’est tant mieux pour lui : d’autres
circonstances eussent pu le faire baisser.
 
Or, le prix du bail représente la préhension que le pro-
priétaire a faite d’une certaine partie du sol, sur laquelle il a
élevé ou fait élever un bâtiment, dont il s’est ensuite dessaisi
en faveur du locataire.
 
Cela est déplorablement énoncé. Le propriétaire a
fait préhension d’une certaine partie du sol, soit. Sur
le sol appréhendé, le propriétaire a élevé ou fait élever
un bâtiment, très :bien. Mais ensuite le propriétaire
ne s’est dessaisi en faveur du locataire ni du sol, ni du
bâtiment. La location d’un capital n’en est point l’a-
 
156 L’ÉCONOMIE POLITIQUE
 
liénation, c’est la vente du revenu de ce capital. Le
propriétaire ne s’est dessaisi en faveur du locataire que
de la jouissance de son terrain et de sa maison. Le prix
du bail représente cette jouissance et non point la pré-
hension que le propriétaire a faite d’une partie du sol.
 
En soi, le prix du loyer peut paraître un fait naturel, normal,
et comme tel légalisable.
 
Aussi naturel, normal et légalisable que le prix de
vente du revenu de toute espèce de capital, évidem-
ment. Je vous conjure seulement de vouloir bien dis-
tinguer ici la location du bâtiment de la location du
sol. Nous traitons ici ou du moins nous essayons de
traiter du loyer des maisons. Vous n’avez pas trop,
croyez-moi, de toutes vos ressources pour vous tirer
de cette question que vous n’avez point encore abor-
dée ; et il est inutile de vous attaquer à deux pro-
blèmes à la fois, quand vous n’arrivez point à en
poser un seul convenablement. ^Revenons au loyer
des maisons.
 
Ce que l’on blâme et contre quoi l’opinion se soulève est
la quotité de la préhension, que l’on trouve exorbitante.
 
Et, s’il vous plaît, qui est-ce qui trouve cette
quotité des loyers exorbitante ? Le Constitutionnel et
vous. Quelle opinion se soulève ? L’opinion du Consti-
tutionnel et la vôtre. Mais des personnes dont l’opi-
nion est aussi de quelque poids trouvent au contraire
que cette quotité n’a rien d’exorbitant ; elles consi-
dèrent qu’il est tout naturel que le taux des loyers
s’élève quand les maisons sont relativement en pch*
nombre, quand il se présente des demandeurs reW"
vement en grand nombre, quand la valeur du nume-
 
ET LA JUSTICE. 437
 
•aire diminue. Enfin, d’autres hommes peuvent,
nalgré tout, penser encore qu’il y a effectivement
quelque exorbitance dans la quotité des loyers ; mais
ses hommes-là songent à montrer cette exorbitance,
ît il ne leur suffit point pour qu’elle soit prouvée des
tailleries de la plèbe ignorante, des rodomontades
Tune feuille publique ou des insolences d’un faux
socialiste. Et dans tous les cas , ces économistes,
puisqu’il faut les appeler par leur nom, protestent
que, si le mal existe, jamais l’arbitraire, jamais
aucune taxe, jamais, en un mot, l’autorité n’y remé-
diera.
 
D’où Tient donc cette exorbitance ?
 
C’est évidemment qu’il n’y a pas compensation entre la
somme exigée et le service rendu ; en autres termes, que le
propriétaire est un échangiste léonin.
 
Encore une fois, qu’en savez-vous ? Et si vous le
savez, comment le démontrez-vous ? Où voyez-vous
qu’il n’y ait pas compeusation entre la somme exigée
et le service rendu ? Et quand avez-vous seulement
essayé d’établir que la valeur du service ne s’est pas
élevée comme la somme dont on le paye ?
 
Est-ce que, d’aventure, nous devrions nous pros-
terner devant les oracles que vous rendez, le Consti-
tutionnel et vous ? En ce cas, soyez au moins consé-
quent avec vous-même. Ayant proclamé, de par
votre infaillibilité, la quotité des loyers évidemment
exorbitante, concluez-moi tout simplement et sans
Têtard de la réciprocité du respect à la location gra-
tuite ; et n’en parlons plus. Il nous restera la res-
source de nous moquer du Constitutionnel et de vous,
 
158 l’économie politique
 
de ne reconnaître pour juge, entre les prétentions en
sens inverse du propriétaire et du locataire, que la
situation du marché, s’il est libre de toute espèce de
protection. Il nous restera même la faculté de croire
que le taux des loyers est surfait, de prouver notre
opinion, de la faire prévaloir, et de remédier au mal
dans la mesure de nos forces. Mais, de grâce, évitez
surtout de compliquer le problème des locations du
caprice de vos errements touchant l’origine et le fon-
dement, touchant la balance de la propriété. Votre
théorie de la propriété et de la distribution est erronée,
votre théorie de l’échange ne l’est pas moins : de la
combinaison violente de ces deux éléments sophis-
tiqués, il ne peut résulter qu’un amalgame plus mal-
sain.
 
Le propriétaire a pris la terre t....
 
Ah ! ça, décidément, quel nouveau lièvre levez-vous
là ? Il s’agit ici du loyer des maisons que nous
n’avons point encore analysé ni réglementé, et voilà
que vous semblez vous obstiner à entreprendre d’ana-
lyser et de réglementer le loyer des terres ? Les deux
questions ne se confondent point : la terre est un—
capital naturel et inconsommable ; les maisons sont^
des capitaux artificiels et consommables. Distingue^
la maison du terrain sur lequel elle est bâtie ; n’assi—-
milez point le propriétaire capitaliste au propriétaire^
foncier ; ne rangez point dans la même catégorie le^
terres et les maisons. Par hasard, en seriez-voua^
encore à la distinction du code civil entre les meuble-^
 
ET LA JUSTICE. i89
 
et les immeublesy audacieux novateur ? Ce serait, en
vérité, de l’économie rudimentaire et antédiluvienne.
Mais ma réclamation vous étonne peut-être. En ce
cas, je vais vous étonner bien d’avantage en la justi-
fiant par une série de considérations que vous parais-
sez n’avoir jamais soupçonnées, et qu’il est temps
d’effleurer.
 
J’ai dit à l’instant que la terre était un capital
naturel et inconsommable par opposition aux maisons
qui sont un capital artificiel et consommable. On pour-
rait ajouter que la terre et le capital artificiel en
général sont transmissibles. Les facultés personnelles
sont un capital naturel, consommable et intransmis-
sible : cette dernière qualité étant caractéristique.
 
Les expressions : naturel et artificiel, consommable
et inconsommable, transmissible et intransmissible se
définissent d’elles-mêmes et se comprennent immédia-
tement. Les qualités qu’elles expriment pourraient
servir à distinguer à priori les trois espèces de capi-
taux, mais une différence bien plus caractéristique de
ces capitaux se révèle à posteriori par la différence des
lois de variation de leur valeur. Ce sont ces lois que
je vais énoncer en regrettant bien vivement que les
dimensions de mon travail ne me permettent point de
les exposer en détail : car elles sont des plus intéres-
santes, des plus neuves et des plus fécondes dans la
"théorie naturelle delà valeur d’échange. On trouvera
d’ailleurs, si l’on veut, cette exposition détaillée au
chapitre V de la Théorie de la Richesse sociale de
ixion père, que je me borne à résumer.
 
160 l’économie politique
 
Des lois de variation de la valeur du capital
et de la valeur du revenu. —I. La première des
lois en question est celle qui exprime le rapport
qu’il y a généralement entre la valeur du capital
et la valeur du revenu de ce capital. Cette loi, com-
mune aux trois espèces de capitaux, s’énonce dans
les termes suivants :
 
—Dans une société qui prospère, la valeur du ca-
pital s’élève par rapport à la valeur du revenu ; dans
une société qui décline, la valeur du revenu s’élève
par rapport à la valeur du capital. En d’autres termes,
les revenus s’achètent plus ou moins cher, suivant que
la société est plus pauvre ou plus riche.
 
IL Si maintenant nous voulons connaître les lois
d’augmentation ou de diminution simultanée de la
valeur du capital et de la valeur du revenu, considé-
rons successivement les trois espèces de capitaux
isolément, en commençant par la terre.
 
La terre ou le sol cultivable duquel dispose un^
société qui prospère ou qui décline n’a qu’une étendu.^
déterminée : l’offre dans aucun cas n’en peut doiu-^
augmenter. La demande du sol au contraire ou de se ■ -*
produits augmente si la société prospère, et diminu —*e
si la société décline. Dans le premier cas, en effefc^^
c on a, dit M. Joseph Garnier, le plus grand besoir—**
c des produits de la terre, en même temps qu^"~ie
t chaque individu a plus de moyens pour les achc^1 ?
t ter1. » Et réciproquement si la société décline, s* si
la population devient de plus en plus rare et pauvr^^ fy
 
i Joseph Garnier, Éléments âe l’Économie politique,
 
ET LA JUSTICE. 461
 
on a moins besoin du sol et de ses produits en même
temps que chaque individu a moins de ressources
pour les acheter, moins d’équivalents en valeurs arti-
ficielles à donner en échange.
 
La conclusion est aisée et la loi d’augmentation ou
de diminution simultanée de la valeur du capital
foncier et de la valeur du revenu foncier est évidente.
 
—Dans une société qui prospère, la valeur totale
du sol et le montant total du revenu foncier s’élevant, la
valeur individuelle des terres et de leurs revenus s’élève.
 
Par contre, dans une société qui décline, la valeur
totale du sol et le montant total du revenu foncier Ra-
baissant, la valeur individuelle des terres et de leurs
revenus s’abaisse.
 
Faisons une remarque essentielle : c’est qu’il ne
faut pas confondre le montant du revenu avec le taux
ou le tant 0/0. Dans une société qui prospère, le
taux du revenu foncier diminue en vertu de la loi I,
tandis que le montant augmente en vertu de la loi II,
et réciproquement dans une société qui décline. —
Les deux faits ne sont point contradictoires. Un ter-
ritoire qui vaut 30 milliards rapporte, à raison de
5 0/0,1,500 millions. Lorsque la valeur du territoire
s’élève à 40 milliards et que le taux du revenu s’a-
baisse à 4 0/0, la somme des fermages s’élève à
1,600 millions. Enfin si la valeur totale du territoire
arrive à 50 milliards et que le taux du revenu des-
cende à 3 1/2 0/0, le montant total des fermages
produira 1,750 millions, somme supérieure à tout ce
 
qu’il produisait auparavant.
 
il
 
162 L^CONOMIE POLITIQUE
 
III. « La conclusion qui se présente d’elle-même,
« c’est que, dans une société progressive, la condition
« du propriétaire foncier devient de plus en plus
« commode, de plus en plus avantageuse. Sans se
« donner la moindre peine, sans avoir le moindre
« sacrifice à faire, par le simple efiet de la loi que jfc
€ viens de signaler, le propriétaire foncier a le rare
« avantage de voir s’accroître la valeur échangeable
« du capital qu’il possède, et le montant du revenu
« que li4 assure cette possession1. »
 
IV. Passons au capital artificiel.
 
Les capitaux artificiels d’une société en progrès on
en rétrogradation : édifices publics, maisons, meubles,
voies de fer, navires, machines, instruments de toutes
sortes, bestiaux, marchandises, objets d’art, etc.,
etc., sont le fruit du travail et de l’épargne. Or, si la
société prospère, avec le progrès de la civilisation, le
travail devient toujours de plus en plus habile et
productif, l’épargne de plus en plus aisée et attrayante ;
et, bref, l’expérience comme la théorie prouve qu’alors
l’offre des capitaux artificiels tend à s’élever plus vite
que la demande. Le contraire arrive si la société
décline.
 
Mais ce n’est pas tout encore. En môme temps que
l’offre des capitaux artificiels augmente plus que la
demande, le taux ou le tant 0/0 du revenu de ces
capitaux diminue en vertu de la loi I ; — ou récipro-
quement. Donc pour une double raison :
 
—Dans une société qui prospère, la valeur totale du
 
l M. Walras, Théorie de la Richeise tociaU, p. 77, ïmé
 
ET LA JUSTICE. 163
 
capital artificiel et le montant total du revenu de ce
capital s9 élevant, la valeur individuelle des capitaux
artificiels et de leurs revenus s’abaisse.
 
Et par contre, dans une société qui décline, la valeur
totale du capital artificiel et le montant total du revenu
de ce capital s abaissant, la valeur individuelle des
capitaux artificiels et de leurs revenus, s’élève.
 
V. « La conclusion qui se présente d’elle-même,
€ c’est que la position d’un capitaliste (j’appelle ainsi
« le possesseur d’un capital artificiel) devient de plus
€ en plus difficile, de moins en moins avantageuse,
« dans une société progressive. Le revenu sur lequel
« il fonde son existence, ou une partie de son exis-
« tence, diminue par une double raison. Il diminue
« par la baisse absolue de la valeur du capital ; il di-
« minue par la baisse dans le taux du profit. L’oisi-
« veté devient déplus en plus onéreuse au capitaliste.
« Il est obligé d’en appeler constamment au travail
« et à l’économie pour conserver sa position et pour
« maintenir son revenu à la hauteur de ses besoins1. »
 
VI. Venons enfin au travail.
 
Tout homme naît à la fois producteur et consom-
mateur ; tout homme, en venant au monde, y apporte
une bouche et deux bras ; la bouche occupe les bras,
les bras nourrissent la bouche ; la bouche et les bras
se font équilibre. Il suit de là que, la société pros-
pérant ou déclinant, l’offre et la demande du travail
augmentent ou diminuent proportionnellement, et
que le rapport de la seconde à la première ne varie
 
* M. Walras, Théorie de la Richesse sociale, p. 79.
 
164 l’économie politique et la justice.
 
pas. Donc entre la terre qui a sa loi et le capital ai —rt/.
ficiel qui a la sienne, les facultés personnelles ou,
si Ton peut s’exprimer ainsi, le capital humain, se
distinguent par une loi qui leur est propre.
 
— Dans une société qui prospère ou qui décline^ la
valeur totale du capital humain et le montant du rev ^nu
de ce capital s9élevant ou s’abaissant^ ta valeur i*r*di-
viduelle des facultés personnelles et de leur revenu
reste stationnaire.
 
VII. Conclusion : La position du travailleur en
tant que travailleur n’est ni plus facile, ni plus diffi-
cile, ni plus avantageuse, ni plus pénible quand la
société prospère ou quand elle décline.
 
M. Proudhon s’apprête à nous donner encore un
éclatant exemple de son inexpérience à dégager les
questions, à poser les problèmes. Je l’engage à méditer
les considérations précédentes : elles lui feront com- J ï
prendre combien peu il y a lieu de confondre les I p
terres et les maisons, sous le nom à1 immeubles, dans 1 «
une même catégorie économique. I *
 
=== S 3. Propriétaires et Locataires (fin). ===
 
Le propriétaire a pris la terre : soit.
 
Permettez, Monsieur Proudhon. C’est vous qui
dites ainsi : soit. Quant à moi, je puis songer à me
demander si le propriétaire foncier, puisqu’il s’agit
ici des terres et de leur propriété, a pu ou n’a pas pu
prendre la terre. Je veux savoir très-exactement si
cette prise était naturelle ou anti-naturellç, si la pos-
session demeure légitime ou illégitime.
 
Il la possède par conquête, travail, prescription, concession
formelle ou tacite : on n’en fera pas la recherche.
 
On, cela veut dire M. Proudhon. C’est vous
seul qui n’en ferez pas la recherche. On n’en fera
pas la recherche, sans doute parce qu’on est plus fort
pour battre la campagne, pour invectiver à tout
propos, sans rime ni raison, que pour aller au fin fond
des choses et vider avec soin les questions. Pour
nous, nous en ferons, s’il vous plaît, la recherche.
Nous rechercherons si la possession individuelle des
 
166 l’économie politique
 
terres se fonde sur conquête, travail, concession
formelle ou tacite, si elle est légitime, si elle est pro-
priété ; ou si elle est illégitime, si elle est vol ; dans
ce dernier cas, s’il y a prescription. Nous recherche-
rons tout cela.
 
La Révolution, il est vrai, a aboli le droit d’épaves, et la
plus vulgaire probité oblige à rapporter au commissaire de
police tout objet perdu sur la voie publique : n’importe ;.....
 
En vérité, je pense qu’il est difficile de se souffleter
soi-même des deux mains de meilleure grâce. Eh
quoi ! tout votre verbiage sur le tabac, le kirsch, le
vinaigre, les poisons, l’amande amère, l’acide prus-
sique, la préhension, la possession, la domination, la
propriété, le vol devait faire si peu de dupes que vous
n’y croyez pas vous-même. Votre conviction est la
première qui résiste à vos sophismes bavards. Après
avoir vainement tenté, à dix reprises, de nous faire
admettre l’appropriation comme un fait fatal, vous
en venez à dire que la plus vulgaire probité peut, dans
certains cas, le régir, et, par exemple, devait com-
mander à l’individu de ne pas s’emparer de la terre
comme d’une épave. Quelle palinodie !
 
Et quand vous en arrivez,—par quelles raisons, je
l’ignore,—à nous représenter comme un vol d’une
immoralité flagrante cette possession, qui peut être
aussi bien une propriété sacrée, mais qu’en tout cas,
vous nous aviez précédemment dépeinte comme de
tout point étrangère, indifférente à la justice, quand
votre conscience intellectuelle proteste, et quand
votre conscience morale se révolte, vous imposez
 
ET LA JUSTICE. 167
 
silence à Tune et à l’autre en disant : — n’importe !
Comment, n’importe ? Il importe essentiellement *
ne vous en déplaise* Et je me permettrai de vêôs
dire à mon tour que, dans tous les cas, qu’il importe ou
non, la plus simple pudeur défend de se conspuer ainsi
soi-même, et que la plus vulgaire probité scientifique
exige que Ton ne fasse point d’énormes concessions à
la paresse aux dépens de la vérité.
 
.....On accorde que le propriétaire terrien pouvait s’em-
parer de ce qui n’était occupé, en apparence, par personne.
 
On9 c’est toujours M. Proudhon. C’est vous seul
qui accordez cela. Et certes, il y a tout lieu de croire
que si l’on accorde que le propriétaire terrien pouvait
s’emparer de la terre, c’est que l’on serait fort embar-
rassé d’expliquer ce que récèle l’insidieux en appa-
rence, de dire en quoi la terre était occupée en réalité
par quelqu’un, de refuser, en un mot, au propriétaire
terrien ce qu’on lui accorde. Je ne me dispense, moi
d’aucun travail pénible, je n’accorde rien, et j’entends
soumettre à la juridiction du droit naturel et du droit
social, l’acte par lequel le propriétaire terrien s’est
emparé de la terre. Je considère l’appropriation comme
un fait moral, ressortant de la justice comme toute
autre manifestation de la personnalité responsable de
l’homme. Je veux savoir si l’appropriation de la terre
par le propriétaire terrien est naturelle ou antinatu-
relle, la possession légitime ou illégitime, propriété
sacrée ou vol flagrant.
 
Ce qu’on lui demande est de de pas exiger ensuite de sa
propriété, quand il la présente à l’échange, plus qu’elle ne
vaut,.....
 
168 l’économie politique
 
Dites : avais-je tort, tout à l’heure, d’annoncer
que vous alliez nous donner encore un éclatant
exemple de votre persistance à ne jamais poser les
questions que vous entreprenez de résoudre ? Nous
devions, en abordant le g 1 de la section III, traiter
de la location des maisons, et voici qu’il s’agit de la
vente des propriétés foncières. Les maisons ne sont
pas des capitaux fonciers, et la location d’un capital
n’en est pas la vente.
 
Soit une maison bâtie sur un fonds de terre. On
peut vendre à la fois et la maison et le terrain ; on
peut louer à la fois et le terrain et la maison. On peut
vendre la maison et louer le terrain... etc. Je pensais
n’avoir à m’occuper avec vous que la location de la
maison. Mais s’il vous plaît, cependant, que nous
songions à sa vente, que nous ne négligions pas non
plus la vente ni la location du terrain, j’y consens de
grand cœur. Eh bien donc ! que vaut le terrain ? que
vaut la maison ? que valent aussi les revenus de ces
capitaux : maison , terrain ? Voilà quelles sont les
questions qui se présentent. Elles sont des plus élé-
mentaires dans la théorie de la valeur d’échange et
de l’échange. Vous plairait-il de m’en donner la solu-
tion ?
 
Sans doute, cela vous est aisé. À vous voir en effet
souligner précieusement le mot vaut, qui ne jurera tout
de suite, Dieu me pardonne ! que vous avez pris la
peine d’élaborer longuement le problème du fait de la
valeur ? Evidemment vous vous en êtes à vous-même
défini la nature, expliqué la cause, énuméré les es-
 
ET LA JUSTICE. 169
 
pèces, démontré les lois, exposé les effets avec une
patience infatigable en vue d’une certitude mathéma-
tique. Et, pour sûr, la question s’est illuminée à vos
regards d’un jour éblouissant. Je n’en doute point ;
mais je trouve que vous eussiez dû nous faire part
du résultat de ces heureux labeurs en termes plus
explicites que vous ne l’avez fait. Je regrette que
toute votre théorie de la valeur d’échange tienne
pour nous dans ces quatre lignes que j’ai recueillies
et citées :—c C’est une conséquence de la justice que,
c deux produits non similaires devant, être échangés,
c l’échange doit se faire en raison des valeurs res-
c pectives, c’est-à-dire des frais que chaque produit
€ coûte. » Je le regrette, et je m’en plains, en vé-
rité. Quoi qu’il en soit, pour n’être pas développée,
la théorie n’en est pas moins complète. La valeur d’é-
change se fonde et se mesure sur les frais de produc-
tion ou prix de revient. Je retiens ce principe sans
chercher à soulever le voile épais dont vous avez cru
devoir en couvrir à nos yeux l’exposition détaillée et
la démonstration rationnelle.
 
En conséquence, que vaut une maison ? Ce qu’il
en a coûté pour la construire ; c’est-à-dire que, géné-
ralement, la valeur d’une maison dépend de l’inexpé-
rience d’un architecte, de la maladresse d’un gâcheur
de plâtre, ou de n’importe quel fâcheux accident ; soit.
 
Et que vaut le terrain ? Eien du tout, n’ayant rien
coûté à produire. C’est à merveille ; nous recherche-
rons tout à l’heure ce que, dans le même système,
peuvent valoir les revenus.
 
\
 
170 L’ECONOMIE POLITIQUE
 
.....Une telle prétention impliquant double vol, vol k ~^*
 
deuxième puissance, ce que la société ne saurait tolérer.
 
De mieux en mieux. Que la société tolère le y— o\
simple, le vol à la première puissance, nous ri’y voyo^Mns
 
aucun inconvénient, et nous y consentons ; mais le y------ol
 
double, le vol à la deuxième puissance, tion pas. Cet ~te
morale me satisfait ; cette justice m’enchante.
 
Seulement, où voyez-vous qu’il y ait double vol, et
feur quels indices vous mettez-vous à crier au vol à
la deuxième puissance, dans le cas où le prix de veifc—te
d’une propriété foncière est à vos yeux d’une quotEl—té
exorbitante ? Voilà ce que je me permettrai de vo—«s
demander. Et en quoi donc consiste le premier de c^ es
deux vols que vous dénoncez à la fois ? C’est ce qu— ’il
faut éclaircir.
 
Vous ne faites, si je ne me trompe, qu’énonce ^r
enfin ici, en termes clairs, l’accusation qui se présen-
tait à nous, tout à l’heure, comme une insinuaticrM
perfide, alors que vous nous parliez du droit d’éparwe
aboli par la Révolution et de cette probité vulgaire
qui oblige à rapporter au commissaire de police tout
objet perdu sur la voie publique. Après avoir déve-
loppé longuement une théorie suivant laquelle le fait
d’appropriation de la terre ou des maisons devait être
considéré comme indifférent, étranger au droit, vous
bafouez vous-même ce système en déclarant nette-
ment ce même fait d’appropriation directement con-
traire au droit, puisque vous le flétrissez du nom
odieux de vol.
 
C’est très-bien ; et, sans contredit, les injures sont
 
ET LA JUSTICE. 171
 
plus estimables que les sous-entendus ironiques et
cauteleux ; mais encore, à tout prendre, une injure
ne prouve rien, et il s’agit de savoir jusqu’à quel
point vous pourrez maintenir la vôtre. Je signale à la
moquerie de tous les hommes qui ont une fois ouvert
un livre d’économie politique la méprise énorme que
vous commettez en rangeant dans la même catégorie,
sous le nom d’immeubles, les terres et les maisons.
Je distingue, pour mon compte, les unes et les autres ;
je laisse de côté, pour un moment, les maisons et leurs
propriétaires ; et je me propose, quant à présent, de
vous montrer assez correctement de combien il s’en
faut que vous, Monsieur Proudhon, vous soyez en
droit de traiter de voleur le propriétaire foncier qui
s’est approprié la terre.
 
D’abord la probité, même la plus vulgaire, n’oblige
point à rapporter au commissaire de police des objets
trouvés sur la voie publique, si ces objets sont abso-
lument sans aucune espèce de valeur. Si vous trouvez
sur la voie publique un chiffon de papier, quelque
caillou, vous êtes autorisé à les mettre dans votre
poche sans en prévenir le commissaire ’de police. On
n’est pas voleur pour s’approprier quelque chose qui
ne vaut rien du tout. L’homme qui respire l’air at-
mosphérique, l’homme qui conduit dans sa chambre
les rayons du soleil, l’homme qui puise de l’eau à la
rivière ne sont pas et ne peuvent pas être des voleurs.
L’homme qui s’approprie un fonds de terre ne l’est pas
davantage selon vous, puisque la valeur venant, selon
vous, des frais de production, la terre ne vaut rien
 
172 l’économie politique
 
selon vous, non plus que l’air respirable, la lumière
et la chaleur solaires, l’eau des fleuves. Donc pour que
vous pussiez, avec quelque apparence de raison, traiter
le propriétaire terrien de voleur, il faudrait que vous
prissiez la peine de réformer toute votre théorie de
la valeur d’échange ; que vous consentissiez à recon-
naître qu’elle est fausse en tout point, qu’il n’y a pas
que le travail qui vaille, que la terre a, par elle-même,
quelque valeur ; que généralement la valeur ne se
mesure pas plus qu’elle ne se fonde sur les frais de
production, mais qu’elle se fonde et se mesure, au con-
traire, sur la rareté des choses utiles ; il faudrait
qu’enfin vous eussiez le courage de vous instruire des
éléments de cette question de la valeur, la première
des questions économiques. Premier point.
 
En second lieu, l’être végétal ou animal, irrespon-
sable, qui s’approprie des objets de valeur n’est point
voleur ; et il ne Test point parce qu’il n’est ni libre, ni
responsable. Le renard qui mange une poule dans un
poulailler n’agit ni pour ni contre le droit. L’homme
qui s’approprie la terre est dans le même cas, selon
vous, puisque, selon vous, le fait d’appropriation n’est
pour l’homme comme pour la brute qu’une manifesta-
tion fatale de son autonomie. Donc, vous auriez encore
à modifier ici très-essentiellement votre manière d’en-
visager les choses. Vous auriez à convenir que l’appro-
priation est de la part de l’homme une manifestation
libre et intelligente d’une personnalité responsable,
qu’elle est donc un fait moral, soumis, dès l’instant
qu’il se produit, à l’examen et à l’autorité de la justice.
 
ET LA JUSTICE. 173
 
Vous auriez à renoncer complètement à votre théorie
fantasmagorique de l’origine et du fondement de la pro-
priété pouren chercher unemeilleure.Deuxième point.
 
En troisième lieu, étant admis alors d’une part
que la terre a par elle-même quelque valeur, et
d’autre part que l’homme, en se l’appropriant, doit
immédiatement répondre de cet acte devant l’inquisi-
tion du droit, pour établir que la propriété foncière
individuelle mérite d’être flétrie du nom odieux de
vol ou d’usurpation, il faudrait faire voir que l’appro-
priation de la terre par l’homme est anti-naturelle,
par conséquent, la possession illégitime. Ou bien,
l’appropriation étant reconnue naturelle, il faudrait
mettre en évidence que néanmoins la possession qui
s’y fonde va contre les droits de l’égalité économique
et contre les principes de la justice commutative ;
partant qu’elle est encore illégitime. Pour ce faire, il
y aurait lieu, je pense, à vous de prendre quelque
teinture de droit naturel, et de perfectionner considé-
rablement vos idées touchant le droit social, d’aban-
donner par exemple votre système d’égalité absolue
des positions et des fortunes, d’égalité absolue devant
ce qu’il vous plaît de nommer les servitudes de la
nature. Troisième point.
 
Enfin, toute cette besogne accomplie,—et vous ne
l’avez point seulement entreprise,—et tous ces pro-
blèmes élucidés,—et ils sont loin de l’être encore,—
je ne vous en dénierais pas moins le droit de mettre
dans votre langage la même violence en qualifiant de
voleur le propriétaire foncier. Car pour être voleur
 
il A l’économie politique
 
il ne suffit pas encore d’être une personne respon-
sable et de commettre un acte d’appropriation et de
possession illégitimes d’une chose valable et échan-
geable , il faut commettre cet acte sciemment. En
supposant, ce qui n’est point fixé, que la propriété
foncière individuelle soit une usurpation, en admet-
tant que le propriétaire terrien se soit emparé du
bien d’autrui, qu’il en jouisse au détriment de la
société, s’il ne se doute pas du tort qu’il nous fait,
son ignorance le rend excusable. Error communis facit
jus, dit le droit romain dans lequel vous me paraissez
être si fort versé. Là où tout le monde se trompe,
la vérité et la justice attendent des jours meilleurs ;
en attendant, l’opinion générale fait le droit. Qua-
trième point.
 
Ainsi, retirez vos insultes. Renoncez définitivement
à compliquer la question qui nous occupe, la question
du loyer des maisons, de vos erreurs et de vos invec-
tives à propos de l’origine, du fondement et de la ba-
lance du droit de propriété. Fermons cette parenthèse,
et retournons à la balance des locations.
 
Que vaut le revenu d’une maison ? Que vaut le re-
venu d’un terrain ? Je m’en rapporte, quant à moi,
je l’ai dit depuis longtemps, au rapport de la somme
des besoins à la somme des provisions se traduisant en
quotient de la demande effective à l’offre effective, à
la loi du marché. Et vous ? Consentirez-vous donc enfin
à nous renseigner sur votre opinion ?
 
Allons-nous donc taxer les loyers, comme on a taxé le pain
et la viande ?
 
ET LA JU8TICE. 175
 
Précisément, Monsieur. Ou je me trompe fort ou
vous allez taxer les loyers, non pas comme on a taxé
le pain et la viande d’après la situation du marché,
mais comme vous avez, vous-même, taxé déjà les
salaires, les produits, l’escompte, l’intérêt de i’argent :
—en vertu de votre autorité transcendante.
 
Nous connaissons le résultat de semblables taxes : il n’est
pas assez brillant pour qu’on y persiste, encore moins pour
qu’on le généralise.
 
On ne saurait mieux dire. Et, malgré tout, vous
qui protestez à la page 311 que vous ne taxerez point
les loyers, vous les taxerez, ne vous en déplaise, à la
page 312, si vous êtes conséquent. Vous ne sauriez
faire autrement. La détermination des valeurs, fondée
sur le prix de revient, ne peut être qu’arbitraire. En
dehors de la détermination naturelle fournie par le
marché, on va droit à la taxe, droit au maximum.
 
11 faut en revenir à la balance, seul mode de détermination
des valeurs.
 
Eh ! pour Dieu ! revenons-y donc à cette balance :
il y a de beaux jours que nous devrions y être retour-
nés. Il serait à présent évident depuis longtemps que
-e que vous nommez balance, je l’appelle à plus juste
titre maximum.
 
Hemarquez que tout fait d’appropriation d’une chose inoc-
~"Upée, qu’il s agisse de la terre ou de ses produits , d’un
instrument de travail, d’un procédé industriel, d une idée, est
Primitif, antérieur à la Justice, et qu’il ne tombe sous l’empire
^u. droit, que du moment où il entre dans la sphère des trans-
actions sociales.
 
Encore ! Mais cette théorie est en poussière. Je l’ai
 
176 L’ECONOMIE POLITIQUE
 
ruinée, moi premier ; vous Pavez vilipendée, vous
deuxième. Nous ne sommes point des imbéciles, vous
devez le croire : eh bien ! vous nous avez dit, en
termes précis, que la terre n’était inoccupée qu’en
apparence. Sans doute, il en est de même de ses pro-
duits. Je vous défie de me faire voir un instrument
de travail, un procédé industriel, une idée qui soient
restés un seul instant inoccupés du moment qu’ils
étaient valables et échangeables. Vous ne fonderez
jamais le droit de propriété sur la préhension des
choses inoccupées : il n’y a rien qui ne soit occupé.
Cette théorie est d’ailleurs aussi complètement in-
utile ici qu’elle est partout ridicule.
 
La préhension, l’usurpation, la conquête, l’appropriation,
tout ce qu’il vous plaira, ne constitue donc pas un droit ; mais
comme tout, dans l’économie sociale, a son commencement
dans une préhension préalable, on est convenu de reconnaître
pour légitime propriétaire le premier qui a saisi la chose :
c’est ce qu’on appelle, par une pure fiction de la loi, le droit
de premier-occupant.
 
Eh donc ! que ne le disiez-vous tout de suite en
commençant ? Que n’avouiez-vous que vous vous payez
de fictions, et que vous entrepreniez la défense du
droit de premier occupant. Parbleu ! je n’eusse perdu
ni mon temps ni ma peine à l’attaquer contre vous.
Je vous eusse renvoyé tout droit à Jean Lapin qui,
voici de cela deux cents ans, disait :
 
Le premier occupant, est-ce une loi plus sage ?
 
Ce n’est que plus tard, lorsque ce premier-occupant entre
en rapport d’économie avec ses semblables, que la propriété
tombe définivement sous le coup de la Justice.
 
11 fallait à toute force que M. Proudhon revînt
 
ET LA JUSTICE. 177
 
une dernière fois sur le terrain de la morale, qu’il
poussât une dernière pointe vers la question de V ori-
gine et du fondement de la propriété. C’était pour
résumer ainsi sa doctrine ; je la résume à mon tour.
Emparez-vous, si vous en trouvez un, d’un terrain
qui soit, en réalité ou en apparence, inoccupé : ce fait
est indiffèrent au droit. Sur ce terrain construisez, en
y consacrant tout votre travail, toutes vos épargnes,
une maison : cet acte demeure étranger à la justice.
!La maison, capital artificiel que vous avez créé, s’élève
sur le sol, capital naturel que vous vous êtes appro-
prié : vous n’êtes ni voleur ni propriétaire, ni voleur
du terrain, ni propriétaire de la maison. Vous n’êtes
rien. Mais offrez à l’échange, louez ou vendez terrain
et maison, la justice intervient, le droit se produit,
la moralité apparaît. Vous êtes sacré propriétaire !
En d’autres termes, la propriété est un fait fatal,
la valeur d’échange est un fait libre. La théorie de la
propriété, s’il y en avait une, serait une science na-
turelle ; la théorie de la valeur d’échange une science
morale. Telle est, en dernière analyse, l’épouvantable
confusion de principes, annoncée depuis longtemps,
démontrée maintenant, sur laquelle repose la doc-
trine économique de M. Proudhon, envisagée au
point de vue métaphysique. Quant à la doctrine
même, dans ses détails, qu’on l’apprécie : je crois
avoir fourni les éléments d’un jugement rationnel à
posteriori tout aussi bien que les motifs d’une condam-
nation à priori.
 
J’ajoute seulement qu’avec tout cela nous n’avons
 
12
 
178 L’ifaONOMïE POLITIQUE
 
pas, en définitive, fait un pas vers la balance des lo-
cations pour faire suite à la balance du prêt. Nctos
avons simplement déclaré la quotité des loyers évi-
demment exorbitante, et voilà tout. Nous n’avons
rien dit qui pût prouver le mal ni qui pût y remédier.
Mais patience ! nous y venons. Nous allons contem-
pler enfin cette balance admirable et féconde d’où
naît entier et complet le droit de propriété.
 
Or, si nous avons su trouver déjà la balance de l’ouvrier et
du patron, du producteur et du consommateur, du financier
escompteur et du négociant qui circule, du prêteur et de
l’emprunteur,.....
 
Mais vous n’en avez su trouver aucune de ces
balances, ni celle de l’ouvrier et du patron, ni celle
du producteur et du consommateur, ni celle du finan-
cier escompteur et du négociant qui circule, ni celle
du prêteur et de l’emprunteur.
 
.....Pourquoi ne trouverions-nous pas de même la balance,
 
nôn-seulement de propriétaire à propriétaire, non-seulement
de propriétaire à commune, mais de propriétaire à locataire ?
 
Pourquoi ? Par la raison qui vous a toujours em-
pêché de trouver les autres balances que vous avez
tôtites vainement cherchées, et que vous n’avez pas
pu découvrir. Pourquoi ? Parce que vous ignorez tota-
lement ce que c’est que la richesse sociale et ce que
c’est que la propriété. Pourquoi ? Parce que vous
n’êtes fort qu’en sophismes et en invectives dont
vous couvrez la plus profonde ignorance de l’économie
polUiqiie et du droit naturel et social.
 
Que dis-je ? il est indispensable que nous la trouvions, cette
balance ;.....
 
ET LA JUSTICE. 479
 
Certes, cela est indispensable, ne fftt-ce encore
jue pour justifier l’outrecuidance de vos prétentions.
Mais vous ne l’avez point trouvée et vous ne la trou-
verez point, parce que vous ne savez point la cher-
cher ; parce que vous la voulez trouver là où elle n’est
3oint, là où elle ne peut pas être.
 
Faisons silence ! Et toi, lecteur, attention ! Voici
/infaillible balance où va se peser le droit et le devoir.
Voici le poids, le nombre et la mesure. Voici l’oracle
qui va sanctionner la propriété en conditionnant re-
change. Voici le souverain baume et l’universelle
panacée. Écoutons !
 
Donc, que ledit propriétaire fournisse ses comptes ; que
Ton sache ce que lui coûte la propriété, en capital, entretien,
surveillance, impôt, intérêt même et rente, là où la rente et
l’intérêt se payent.
 
Quel pot-pourri de prix de revient ! Quelle olla-
podrida de frais de production ! Capital, entretien,
surveillance, impôt, intérêt, rente ! Quels comptes à
faire frémir !
 
Le prix du loyer, égal à une fraction du total,.....
 
À quelle fraction du total, s’il vous plaît ?
 
.....Sera considéré, selon la convenance des parties et la
 
nature de l’immeuble, soit comme annuité portée en rem-
boursement, soit comme équivalent des frais d’entretien et
amortissement, plus une rémunération pour garde, service
et risques de l’entrepreneur.
 
Quel entassement incohérent de grands mots vagues !
La convenance des parties, la nature de l’immeuble !
Annuité portée en remboursement, entretien, amortis-
sement,garde, service et risques !
 
180 l’économie politique
 
Tel est le principe, je ne dis pas du fait de propriété, qui
par lui-même n’a rien de juridique, mais de la consécration
de la propriété par le droit, et conséquemment de sa balance.
 
Vous moquez-vous du monde ? C’est un principe
cela :—Que le propriétaire fournisse ses comptes ; que
Von sache ce que lui coûte la propriété... Le prix du
loyer, égal a une faction du total, sera considéré
selon la convenance des parties ?... Que prétendez-vous
donc nous apprendre ? Que le prix vénal du revenu
est une fraction du prix total du capital ? Nous n’en
doutions guère. Que le prix du revenu contient :
V le service du capital, 2° une prime d’amortissement,
3° une prime d’assurance ? Nous le savions, parbleu !
mieux que vous depuis longtemps ; et en supposant
que nous l’eussions ignoré, votre effroyable galima-
tias ne nous l’eût pas appris.
 
Mais ces comptes de prix de revient et de frais de
production, comment les établira-t-on , et qui les
établira ? Et quelle garantie aura-t-on de leur sincé-
rité ? A les supposer exacts, en vertu de quels prin-
cipes devraient-ils déterminer la valeur vénale de la
maison et de son loyer ?
 
Et puis ce loyer, quelle fraction sera-t-il du prix
de revient ? la moitié ? le quart ?, le vingtième ?
le trentième ?... Qui le taxera ? Vous ? Pourquoi ?
quand ? où ? c omment ?
 
Nous ne savons rien ; expliquez-vous ; vous n’avez
rien dit.
 
Je ne m’étendrai pas sur l’exécution ; affaire de police et de
comptabilité, dont le modo peut varier à l’infini.
 
ET LA JUSTICE. 181
 
C’est bien le cas de s’écrier :
 
Il dit fort posément ce dont on n’a que faire,
Et court le grand galop quand il est à son fait.
 
Il ne s’étendra pas sur l’exécution ! La déterminar
tion de l’origine et du fondement de la propriété
n’est plus un problème de droit naturel : c’est un pro-
blème de comptabilité, et le dernier des commis l’en-
tend à merveille. La balance de l’égalité et de l’in-
égalité, de la propriété commune et de la propriété
individuelle, n’est plus une question de droit écono-
mique et social, c’est une question de police, et le
premier sergent de ville venu la réglera. La réalisa-
tion pratique des théories scientifiques n’est plus une
œuvre de législation, c’est une affaire de police et de
comptabilité ; quatre hommes, et M. Proudhon pour
caporal, effectueront cette opération dont le mode* re-
marquez-le bien, peut varier à l’infini. L’arbitraire,
en effet, n’a pas de limites.
 
Mais c’en est assez ;—c’en est même déjà beaucoup
trop.
 
L’application de la Justice à la propriété n’a jamais été faite,
si ce n’est par cas fortuit et d’une manière irrégulière. Ni le
droit romain, ni le droit canon , ni aucun droit ancien ou mo-
derne , n’en ont reconnu la théorie exacte. De là ces innom-
brables antinomies, que la jurisprudence est demeurée jus-
qu’ici impuissante à résoudre, et qui sont la honte de l’école.
La Révolution appelait une réforme radicale ; ses légistes,
étrangers à la science économique, et qui définissaient la
Justice comme le préteur, nous ont donné le Code Napoléon.
 
Tout cela est fort bien dit, mais ne nous avance
guère. Vous invectivez bien, mais vous réformez mal.
Les légistes de la Révolution étaient étrangers à l’éco-
 
182 l’économie politique et la justice.
 
nomiepolitique ; vous Têtes autant, sinon davantage.___
 
Tout est à faire.
 
C’est fort possible, mais ce qui est sûr c’est qn<==^
tous n’avez rien fait. Vous avez frappé à droite, ^^B
gauche, sur les théologiens, les philosophes, lès écono- <*.
mistes, leslégislateurs, les hommes d*État ; vous n’avesr ^z
 
rien ôté ni rien ajouté à leur œuvre. Vous avez tou__«t
 
secoué, tout ébranlé, vous n’avez rien démoli, rier— n
édifié. Même après vos élucubrations,—surtout aprè^ss
elles,—tout est à faire*
 
irn]
est
poi
eû1
 
== SECTION IV. De la Rente foncière. ==
 
=== Impôt et Rente. ===
 
Il existe, en dehors oe la série fiscale* une matière iingç-
sable, la plus imposable de toutes, et qui ne Ta jamais été ;
dent la taxation, poussée jusqu’à l’absorption intégrale dg la
matière, ne saurait jamais préjudicier en rien ni au travail ni
à l’agriculture, ni à l’industrie, ni au commercé, ni au crédit}
ni au capital, ni à la consommation, ni à la richesse 4 qui, sans
grever le peuple, n’empêcherait personne de vivre selon s^
facultés, dans l’aisance, voire le luxe, et de jouir intégrale-
ment du produit de son talent et de sa scienee ; un imp^t qui
dé plus serait l’expression de l’égalité même.
 
—Indiquez cette matière : vous aurez bien mérité de T^u^
manité.
 
—La rente foncière.
 
11 est certain que la rente foncière est une matière
imposable, peut-être la plus imposable de toutes. Il
est possible que la taxation delà rente foncière, même
poussée jusqu’à l’absorption intégrale de la matière,
eût tous les avantages énumérés par M. Proudhon.
 
184 l’économie politique
 
Il est faux que cette matière existe en dehors de la
série fiscale : la rente foncière est comprise dans la
série fiscale depuis plus de soixante ans. La Consti-
tuante, en 1790, établit un impôt de 240 millions
sur la rente fonoière évaluée alors à 1200 millions,
et qui s’élève de nos jours à 2 milliards ou 2 milliards
200 millions pour le moins. Il me semble que 240 mil-
lions sont une somme dont le chiffré n’eût pas sans
doute échappé à mon adversaire, s’il l’eût cherché.
Ce n’est pas tout : l’impôt sur les successions n’épargne
point, que je sache, la rente foncière. Que M. Prou-
dhon propose d’augmenter l’impôt foncier, libre à lui,
pourvu qu’il justifie cette motion. Mais que vient-il
nous dire, que la rente foncière ne fut jamais im-
posée ? M. Proudhon ignore-t-il ce que c’est que
l’impôt ? M. Proudhon ignore-t-il ce que c’est que la
rente foncière ? C’est infiniment probable.
 
Allons, faux philanthrope,.... imposez la rente de tout ce
dont vous voudriez dégrever les autres impôts : persone n’en
ressentira de gêne. L’agriculture demeurera prospère ; le com-
merce n’éprouvera jamais d’entraves : l’industrie sera au
comble de la richesse et de la gloire. Plus de privilégiés, plus
de pauvres : tous les hommes égaux devant le fisc comme
devant la loi économique...
 
Démontrer cette proposition, c’est faire tout à la fois la
théorie -de la rente et de l’impôt, et, après en avoir expliqué la
nature, en opérer la balance.
 
Faire tout à la fois la théorie de la rente et de
l’impôt, en expliquer la nature, en opérer la balance
est une généreuse entreprise. Démontrer que l’impôt
doit absorber toute la rente foncière, et rien que la,
rente foncière , est une entreprise peut-être aussi
bonne, au moins tout aussi légitime. Mais ce n’est
 
ET LA JUSTICE. 185
 
pas tout de vouloir, il faut pouvoir. M. Proudhon
3st-il réellement capable de venir à bout de ce qu’il
entreprend ? J’affirme que non.
 
Qu’est-ce que la rente foncière ? C’est le loyer du
sol ou le prix du revenu de ce capital, que nous ap-
pelons la terre.
 
Qu’est-ce que faire la théorie de la rente foncière ?
C’est indiquer le rapport de la valeur de la rente à la
valeur de la terre. C’est rechercher les lois d’augmen-
tation ou de diminution de la valeur de la rente, les
lois de variation du rapport de la valeur de la rente
à la valeur de la terre, dans une société qui prospère
ou qui décline.
 
La théorie de la rente foncière est une face de la
théorie du capital et du revenu, qui n’est elle-même
ju’une question particulière dans la théorie générale
le la valeur d’échange, de l’échange et de la pro-
luction. M. Proudhon qui méconnaît la théorie de la
râleur d’échange, qui fait naître la valeur du travail
;t la mesure sur le prix de revient, qui refuse à la
:erre toute valeur intrinsèque, M. Proudhon qui,
amais de sa vie, ne soupçonna la théorie du capital
ît du revenu, à telles enseignes que le mot de revenu
l’est pas une seule fois prononcé par lui, et que le mot
le capital ne l’est jamais que pris dans une acception
intiscientifique, a-t-il quelques chances de se tirer
Honorablement de la théorie de la rente ? Pas une.
 
Qu’est-ce que l’impôt ? C’est le revenu de l’État,
5’est le fonds des dépenses communes.
 
Qu’est-ce que faire la théorie de l’impôt ? C’est
 
186 i/riCONOMIE POLITIQUE
 
énumérer les sources où Ton peut puiser le fonds de ?
dépenses à faire en commun par la société. C’est pour-
suivre, dans le sens philosophique du mot, la critique
des différente moyens que l’État peut employer pour
se créer un revenu.
 
La théorie de l’impôt est une question particulière
dans la théorie générale de la propriété, de la distri-
bution et de la consommation des richesses. M. Prtftt-
dhon qui méconnaît le droit naturel, qui ne sait rien
de l’origine et du fondement de la propriété, qui
considère l’appropriation comme un fait de Tordre
fatal, M. Proudhon qui défigure le droit social, qui
fait rentrer la justice distributive dans la justice oom-
mutative par son principe de l’égalité absolue des
conditions, des positions et des fortunes, qui ne se
doute point qu’on puisse et qu’on doive faire la part
à l’égalité et la part à l’inégalité, concilier l’indivi-
dualisme et le communisme, peut-il espérer de mener
à bien la théorie de l’impôt ? Jamais.
 
Et, s’il est prouvé surabondamment que M. Prou-
dhon est incapable de faire tout à la fois la théorie
de la rente et de l’impôt, comment espérer qu’il pour-
rait en opérer la balance en prouvant que l’impôt
peut et doit consister dans la taxation de la rente
foncière poussée jusqu’à l’absorption intégrale de la
matière ?
 
Les économistes ne sont pas d’accord sur la nature de la
rente.....
 
A n’en croire que M. Proudhon. Mais voyons par
nous-mêmes.
 
ET LA JUSTICE. 187
 
Opinion de M. H. Passy :
 
t RENTE DU SOL (De la). C’est la dénomina-
t tion admise en Économie politique pour désigner
t le produit net de la terre, c’est-à-dire la portion
t du produit total qui, déduction faite de celle qui
€ sert à couvrir les charges de la production, demeure
€ libre et constitue un surplus. C’est aux possesseurs
c du sol que revient naturellement le surplus : ils le
€ recueillent eux-mêmes quand ils exploitent leurs
« propres champs ; ils le reçoivent des mains des fer-
« miers ou des métayers quand ils laissent à d’autres
€ le soin de les faire valoir ; dans tous les cas, la rente
« forme la part de la propriété1. »
 
Opinion de M. Joseph Garnier :
 
t II y a cinq éléments à considérer dans le résultat
€ d’une production agricole :
 
t 1° La part afférente au sol, à l’instrument-Terre
t que Ton a désignée sous le nom de rente foncière
 
€ OU RENTE ;
 
t 2° La part afférente au Capital fixé sur le sol,
« non confondu avec lui, c’est-à-dire détaché d’une
« manière apparente, tels que bâtiments et construc-
« tions distinctes, part qui prend le nom de Loyer du
c capital engagé ;
 
« 3° La part du Capital d’exploitation plus ou
t moins engagé ou roulant, qui prend plus particu-
t lièrement le nom d’Intérêt ;
 
€ 4° Le Salaire des travailleurs, y compris la rétri-
t bution.de l’entrepreneur en tant que travailleur ;
 
1 H. Passy, Dictionnaire de l’Économie politique. T. II, p. 508.
 
188 l’économie politique
 
« 5° Le Profit ou bénéfice de ce dernier, tous frais
t d’exploitation, contribution publique, fermage de
t propriétaire payés.
 
« .....Quand le possesseur du sol n’en dirige pas
 
c lui-même l’exploitation , il en tire, en le louant,
« un revenu qui porte le nom de Fermage1. »
 
Opinion de M. Walras :
 
« La terre donne lieu à un revenu qu’on appelle
c la rente foncière ou le loyer du sol.
 
« .....Le prix débattu, le prix à forfait de la rente
 
« foncière ou du loyer du sol s’appelle le fermage*. »
 
MM. Passy, Garnier, Walras me semblent être
ainsi parfaitement d’accord sur la nature de la rente.
Elle est pour eux trois le prix du loyer du sol, dû
au propriétaire.
 
Ce qu’il faut dire à présent, c’est que ces écono-
mistes qui s’entendent si bien entre eux, ne s’entendent
point avec d’autres économistes, disciples peu adroits
de l’école anglaise, qui savent tirer des principes in-
complets d’A. Smith et de Ricardo sur la valeur
d’échange, des déductions erronées que ni Smith ni
Eicardo n’en tirèrent point eux-mêmes, touchant la
rente.
 
« Un Economiste américain fort distingué , dit
« M. Passy, M. Carey a nié que la fertilité naturelle
€ au sol fût au nombre des causes productives de la
« rente. A son avis, la rente n’a d’autre source que les
 
1 Joseph Garnier, Éléments de l’Économie politique, pages 406 et
414.
* M. Walras, Théorie de la Richesse sociale, p. 71.
 
ET LA JUSTICE. 189
 
t dépenses accomplies successivement dans l’intérêt
t de sa production. »
 
« Tel est aussi le point de vue sous lequel la rente a
« été envisagée par un homme dont la science ne sau-
« rait trop déplorer la perte prématurée. M. Bastiat,
c dit encore un peu plus loin M. Passy, redoutant les
€ conséquences de toute doctrine qui semblerait auto-
« riser à admettre qu’il pût exister des richesses qui
« ne fussent pas exclusivement le produit de services
« ou d’efforts humains, est parti de la même idée que
« M. Carey. Suivant lui, la rente n’est et ne peut
€ être autre chose que l’intérêt des capitaux absorbés
« par les frais de défrichement et d’appropriation du
« sol aux exigences de la culture !. »
 
MM. Carey et Bastiat s’entendent donc, entre eux,
parfaitement. Au dire de ces économistes, dans le re-
venu total du travail agricole, il ne saurait y avoir
aucune part représentant le loyer de l’instrument-
terre, comme dit M. Garnier, le prix de la vente du
revenu du sol qui est sa fertilité naturelle. En faisant
à M. Tkiers l’honneur de le prendre pour un écono-
miste, et en mettant dans sa doctrine sur la propriété
la logique qu’il s’est toujours efforcé de n’y pas mettre
lui-même, on pourrait l’adjoindre à MM. Carey et
Bastiat. Nous allons voir tout à l’heure que M. Prou-
dhon ne fait point autre chose que de suivre aussi,
très-maladroitement, la thèse de ces Messieurs.
Les physiocrates, au contraire, J.-B. Say, ainsi
que Smith et Eicardo par une heureuse inconsé-
 
4 H. Passy, Dictionnaire de VÉconomie politique, T. II, p. 510.
 
190 L’ECONOMIE POLITIQUE
 
quence, se rallient positivement à la thèse opposée.
 
En résumé, voici quel est le fond du débat. Consi-
dérant le résultat total des exploitations agricoles,
une école d’économistes le divise en trois parts affé-
rentes à trois éléments productifs :
 
1° La rente foncière ou le prix du loyer du sol.
 
2° Le profit des capitaux artificiels engagés dans
Y exploitation.
 
3° Le salaire des travailleurs.
 
Je ne fais que simplifier Ténumération de M. Gar-
nier. Une autre école d’économistes repoussant cette
répartition n’admet que la suivante :
 
1° Le profit des capitaux.
 
2° Le salaire des travailleurs.
 
On pourrait énoncer que tandis que les premiers
affirment la rente foncière, les autres la nient. Le dis-
sentiment est profond ; mais le point en litige est
précis et défini ; la question est nette ; la solution
intéressante. La rente foncière existe-t-elle ou non ?
Éclairons tout à fait la discussion en faisant voir
quelle en est l’origine, quelle en est la portée, quels
en doivent être les termes.
 
Admettre la première répartition, c’est reconnaître
et consacrer trois espèces de revenus : rente, profits,
salaires, et partant trois espèces de capitaux : terref
capital artificiel, facultés personnelles, comme élé-
ments de la richesse sociale. C’est donc attribuer à-
la terre une valeur de capital comme aux facultés
humaines, et comme au capital fruit du travail et>
de l’épargne. C’est enfin mettre et l’origine et la me—
 
ET LA JUSTICE. 191
 
étiré de la valeur dans la rareté des choses utiles.
 
Repousser cette répartition pour n’admettre que la
seconde, c’est ne reconnaître comme élément de la
richesse que le travail ; c’est voir l’origine de la valeur
dans le travail, c’est mettre la mesure de la valeur
dans les frais de production. Or, il y a dans cette
doctrine une pétition de principe qu’on a signalée
depuis longtemps et qui ne sera jamais évitée.
 
« Que la valeur des produits soit due aux frais de
é production, je le veux bien. Mais d’où viennent les
c frais de production ? L’idée de la valeur est dans
 
• l’idée de frais. Car qu’est-ce que les frais d’un
 
• produit, si ce n’est ce qu’on a payé, ou la valeur
 
• qu’on a donnée, pour avoir ce produit ? On n’a donc
t pas tout dit, en avançant que la valeur vient des
é frais de production. Cela revient à dire que la va-
i leur des produits vient de la valeur du travail. Mais
i la valeur du travail, d’où vient-elle donc ? Pourquoi
i le travail a-t-il une valeur ? Telle est la question
t que Ricardo n’a pas résolue, qu’il n’a pas même
i posée, qui n’en existe pas moins, malgré sa négli-
i gence, et qu’on ne résoudra jamais qu’à l’aide de
i la rareté. Et, en effet, si le travail a de la valeur,
i c’est parce qu’il est rare ; et 6i les produits valent
i quelque chose, c’est parce qu’ils représentent la
i valeur et la rareté du travail qui les a produits1. »
 
Si l’on se rend a la force de cet argument, si l’on
idopte la théorie de la valeur d’échange la plus philo-
 
1 M. Walras, De la nature de la richesse et de Vorigine de la valeur,
>. 185.
 
192 l’économie politique
 
sophique et la seule vraie, celle qui en met l’origine
dans la limitation en quantité des choses utiles, la
mesure dans les circonstances comparatives de la
somme des besoins à la somme des provisions, on
aurait beau redouter, comme le timide Bastiat, les
conséquences d’une telle doctrine, on est forcé de con-
venir : 1° que la terre est utile, 2° qu’elle est limitée
dans sa quantité ; donc qu’elle est rare, valable et
échangeable. Le sol, l’instrument-terre, étant admis
au nombre des capitaux qui constituent la richesse
sociale, le revenu de ce capital doit être admis lui-
même à s’offrir à la demande sur le marché.
 
Le prix du loyer du sol, c’est la rente foncière, et
ce prix devra se retrouver dans le produit total d’une
exploitation agricole. On peut le dire à priori. A pos-
teriori nous démontrerons tout à l’heure qu’il s’y
trouve en effet. Donc nier la rente foncière, en tant
que loyer du sol, c’est vouloir ne constater qu’impar-
faitement les faits réels, et c’est aussi s’obstiner à ne
donner de ces faits mal examinés qu’une explication
dérisoire.
 
.....Je vais, en disant moi-même ce qu’elle est, montrer la
 
cause de ce dissentiment.
 
L’assurance dans la discussion est, dans de cer-
taines limites, légitime, si elle est soutenue par la
force de la vérité ; elle est risible, si elle est trahie
par la faiblesse et par l’erreur. M. Proudhon a pour
tactique de mettre toujours tous dans le même sac,
soit les philosophes, soit les légistes, soit les écono-
mistes, puis de se poser, lui, dans l’isolement de sa
 
ET LA JUSTICE. 493
 
glorieuse personnalité. 11 dit :—« L’école économiste
a menti ;... les économistes divaguent... > Ensuite il
ajoute :— <* Moi, je vais faire voir... moi je prouve... *
Cette outrecuidance m’est intolérable.
 
Les économistes ne sont point d’accord sur la nature
de la rente. Et quand cela serait ? Les médecins sont-
ils d’accord sur la nature de toutes les maladies ? Un
homme se livre à l’étude de l’économie ; touchant
certaines questions controversées, il se range à l’opi-
nion de tel ou tel économiste, il combat l’opinion de
tel ou tel autre. Si l’opinion des uns ne le satisfait
pas mieux que l’opinion des autres, il se fait une opi-
nion particulière et la soutient envers et contre tous
les économistes. Du conflit des opinions sort la
vérité. Ainsi font les médecins laborieux, sincères et
savants : il n’y a que les arracheurs de dents de carre-
four pour dire :—«La médecine est une duperie, les
c médecins sont des ignorants. Moi je guéris toutes
c les maladies... »
 
Je vais, en disant moi-même ce qu’elle est, montrer
la cause de ce dissentiment. Voilà la science et tous
Les savants, sans exception, d’un côté. Voilà M. prou-
dhon, tout seul, de l’autre. Et M. Proudhon va con-
fondre la science et pulvériser les savants.
 
Point. L’opinion de M. Proudhon quelle qu’elle
soit aura la valeur d’une opinion économique bonne
ou mauvaise, mais non l’autorité transcendante d’une
révélation prophétique supérieure à la science. Voilà
<* que je tenais à dire à M. Proudhon au sujet de la
ridicule attitude qu’il se donne perpétuellement.
 
13
 
\9l t/ECONOMÎË POLITIQUE
 
Cette unique, cette originale, cette imprévue* cette
incomparable opinion de M. Proudhon, d’ailleurs, est
connue d’avance. M, Proudhon, avec Smith etRicardo,
met l’origine de la valeur et de la richesse dans le tra-
vail, sa mesure dans les frais de production. C’est
delà qu’il partira. Donc M. Proudhon avec MM.Carey,
Bastiat, Thiers, ne saura distinguer tout au plus dans
le résultat de la production agricole qu’un salaire
du travail et un profit des capitaux. Je dis tout au
plus : car sans doute M. Proudhon qui nie même
le revenu du capital artificiel, et qui prêche dans le
désert la réciprocité de prestation et la gratuité du
crédit, ne consentira pas à reconnaître le profit des
capitaux engagés dans l’exploitation. Il ne verra
partout que salaire de travail. Voilà où arrivera
M. Proudhon.
 
M. Proudhon est un économiste comme un autre,
et c’est de plus un économiste plus arriéré qu’aucun
autre. Sa place est à la queue de l’école anglaise
dont l’école française moderne a déjà dépassé la tête.
J’ajoute donc que les quelques bribes d’économie po-
litique empruntées par M. Proudhon à Kicardo non-
seulement ne l’autorisent point à trahir en public les
faiblesses des savants pour s’en faire croire exempt,
mais ne lui permettront pas davantage de montrer la
cause d’aucun dissentiment. M. Proudhon ne mon-
trera rien que son ignorance.
 
Point de richesse sans travail, ne fût-ce que celui de 1*
simple appréhension : tout le monde est d’accord de cepre"
raier principe.
 
ET LA JUSTICE. 493
 
Tous les savante trébuchent, dit M. Proudhon.
Moi seul je marche droit. Voyez comme je m’y
prends. Il fait un pas et se laisse choir de son long.
 
Point de richesse sans travail. Tout au contraire :
beaucoup de richesse sans travail. Beaucoup de ri-
chesse primitive d’abord : Pair atmosphérique, la
lumière et la chaleur solaires, l’eau des fleuves, toutes
les forces de la nature, la terre, nos facultés, etc., etc.
Beaucoup de richesse sociale ensuite, à savoir celles
des richesses primitives qui sont : 1° valables et éehan*
geables ; 2° appropriables, parce qu’étant utiles elles
sont aussi limitées en quantité : la terre, les facultés
personnelles des hommes.
 
Ne fût-ce que celui de la simple appréhension* Bé-
serve de sophiste. La simple appréhension n’est pas un -
travail : cela n’est pas même à discuter.
 
Tout le monde est d’accord de ce premier principe.
Illusion malheureuse d’une candeur qu’on pourrait
taxer d’ignorance. On peut dire sans trop d’ea»géra-i
tion qu’en économie politique aujourd’hui tout \t
monde est d’accord du principe contraire. Pourtant
n’exagérons rien. Donc, en tout cas, cène sont guère
que les disciples d’Adam Smith et deEicardo qui s’ac-
cordent tant bien que mal à voir dans le travail la
source, dans le prix de revient la mesure de toute
richesse. Mais l’étude de l’économie politique aurait
appris à M. Proudhon qu’il n’y a pas qu’Adam Smith
et Ricardo qui aient tenté de rechercher l’origine de
la valeur. Les physiocrates l’avaient cru trouver au-
paravant dans la terre. Mac Culloch et J.-B. Say la
 
19fr l’économie politique
 
virent ensuite dans l’unité. MM. Walras, depuis plus.
de vingt-cinq ans, et Joseph Garnier, depuis long—
temps aussi, la montrent dans la rareté des chose^^
utiles. Ces économistes énumèrentaujourd’hui, l’un e*= ;
l’autre, trois espèces de papitaux, sources de revenus-^
 
instruments de production, éléments de richesse so------
 
ciale : la terre, les facultés humaines, capitaux natu—
rels, le capital artificiel.
 
Point de travail sans dépense de forces, laquelle dépens —e
peut se ramener k quatre catégories : nourriture, vétemen^^^t,
habitation, frais généraux , comprenant l’éducation du sujet, l— a
pension de retraite, les chômages, maladies, sinistres. U—~ e
second point n’offre de même aucune difficulté.
 
Autre illusion d’une grande innocence économique .
Ce second point offre, à mon sens, deux difficulté ^s
capitales :
 
Première difficulté. — Elle consiste en ce que jt e
n’arrive pas à comprendre Ce que signifie une dépen^^e
de forces qui se ramène à quatre catégories : nourritur^^,
vêtement, habitation, frais généraux... Il fallait dire •
point de travail sans exercice de facultés persort»
nelles, dont les frais d’éducation, entretien, asse*
rance, amortissement se rattachent à quatre catégo —
ries, etc.
 
Le principe étant ainsi rétabli dans des termes8
acceptables, jfc fais une observation fondamentale. L^^s
facultés personnelles sont le capital dont le trava- -A
est le revenu. Énoncer qu’il faut instruire, entretenir** ?
etc., etc., les facultés personnelles pour les exercer^**
c’est constater l’application particulière à cesfacult^ss
d’une loi générale à tous les capitaux, à la terre, r» w
 
ET LA JUSTICE. 197
 
capital artificiel comme aux facultés personnelles des
hommes.
 
Le capital artificiel est créé par nous. Les capitaux
naturels nous sont donnés par la munificence de la na-
ture. Les uns et les autres, une fois existants, veulent
être entretenus. La nourriture, le vêtement, l’habi-
tation, les frais généraux ne produisent donc pas, à
proprement parler, le travail : ils entretiennent le ca-
pital naturel dont le travail est le revenu. Tel est le
principe exact ; il était essentiel de le rétablir.
 
Seconde difficulté. — Le deuxième point de
M. Proudhon, acceptable sous bénéfice des réserves
faites, contredit doublement son premier point qui
ne Test à aucun prix. En premier lieu, le capital dont
le travail est le revenu est un capital qui ne vient
point du travail ; les facultés humaines sont une ri-
chesse naturelle. En second lieu, pour travailler, il
faut en effet se nourrir, se vêtir, se loger,... mais pour
ce qui est d’appréhender simplement les choses, on
peut fort bien se livrer à cette occupation en étant à
jeun, nu, et en état de vagabondage. Ceci démontre
fort bien que la simple appréhension n’est point un
travail.
 
Prenant# un travail quelconque, le coût de ce travail sera
donc égal à la moyenne de ce que dépense un travailleur
moyen pour se nourrir, se vêtir, se loger, etc., pendant tout
le temps du travail.
 
Qu’est-ce à dire ? M. Proudhon nous énumère les
catégories des frais de production : nourriture, vête-
ment, etc., il nous donne les moyens d’apprécier ma-
thématiquement le prix de revient d’un travail quel-
 
198 l’économie politique
 
conque ; puis il veut ensuite que le coût de ce travail
soit égal à la moyenne de ce que dépense un travailleur
moyen ! Mais cette assertion est une monstrueuse
énormité ! Prenant un travail quelconque, le coût de
ce travail sera égal au coût de ce travail. Et voilà !
Je suppose, par exemple, que mon père ait dépensé
pour m’élever, pour m’instruire jusqu’àl’âge de vingt-
quatre ans, pour me racheter de la conscription, etc.,
etc., une trentaine de mille francs : c’est une chose
qu’il doit savoir fort exactement. Mon travail coûte
déjà A francs par jour, clair et net. Je suppose qu’avec
cela, pour me nourrir, me vêtir, me loger, etc., etc.,
je dépense encore 6 francs, chiffre qu’il ne tient qu’à
moi de vérifier. Le coût total de mon travail par jour
est de 10 francs sans un centime de plus ni de moins.
Et si le même calcul, établi scrupuleusement au sujet
du fils de mon voisin, prouve que le coût de son tra-
vail, à lui, n’est que de 5 francs par jour, pourquoi
vouloir que mon travail et le sien coûtent chacun
7 fr. 50 et non pas l’un 10 francs et l’autre 5 francs ?
Pourquoi vouloir que mon travail, à moi,’ que son
travail, à lui, qu’un travail quelconque’, ne coûte
pas ce qu’il coûte en réalité, mais la moyenne de
ce que dépense un travailleur moyen ? Je n’ai pta8
alors une taille de lm60, ni mon voisin une taifle
de lm65 : nous avons tous les deux la même taittc
égale à la moyenne de la taille de tous les hommes-
Il ne faisait pas, il y a huit jours, 26° de chaletf*"
et aujourd’hui 32° : la température, à chaque jo>°
de Tannée, est égale à la moyenne des tempe*"*
 
ET LA JUSTICE. 199
 
tures de tous les jours de Tannée. Voilà par exemple
une théorie des moyennes qui est une façon tout à fait
insidieuse de lire la loi d’égalité absolue dans la méca-
nique universelle, et de nous l’imposer en douceur.
 
Cette assertion de M. Proudhon, en effet, n’est pas
simplement du dernier ridicule, elle est encore extrê-
mement dangereuse.
 
M. Proudhon ne l’émet bien évidemment que pour
en arriver ensuite à taxer tous les salaires d’après ce
fameux coût moyen. Et, le coût d’un travail quel-
conque étant considéré comme égal au coût d’un autre
travail quelconque, les salaires des deux travaux
seront égaux. Le travail d’un premier président delà
cour de cassation et le travail d’un cocher de fiacre
coûtant également la moyenne de ce que dépense ua
travailleur moyen, nous allouons à ces deux person-
nages le même traitement. Égalité des fonctions, équi-
valence des services et des produits, identité des va-
leurs... égalité des positions et des fortunes. Et nous
voguons à pleines voiles vers la théorie du g 3 de la
section qui s’éclaire comme un phare merveilleux.
 
Non pas, s’il vpus plaît ! etpour deux bonnes raisons.
 
D’abord, parce que prenant un travail quelconque,
le coût de ce travail est égal au coût de ce travail, et
non pas au coût moyen des travaux ; parce que le
coût de mon travail reste de 40 francs, celui de mon
voisin de 5 francs, et qu’ils ne sont point l’un et
l’autre de 7 fr. 50.
 
Ensuite , et ceci est très-important, parce que je
•efuse péremptoirement, et dans tous les cas, aux coût,
 
200 l’économie politique
 
prix de revient, frais de production du travail, la pos-
sibilité d’en déterminer la valeur. Si je suis un pares-
seux et un sot, mon travail qui coûte bel et bien
10 francs peut ne pas valoir à beaucoup près 5 francs.
Et si le fils de mon voisin est un garçon intelligent et
laborieux , son travail qui coûte S francs peut en
valoir bien plus de 10. Quoi qu’il en soit, son travail
et le mien auront la valeur que leur attribuera sur le
marché le rapport de la demande à l’offre, la loi de la
rareté. Les prix de revient, fussent-ils égaux, n’y fe-
ront ni chaud ni froid.
 
D’une façon générale, je refuse d’admettre comme
éléments de détermination des valeurs et comme
chiffres scientifiques les chiffres de frais de produc-
tion. En particulier, touchant le travail agricole, je
ne m’occuperai jamais de son coût moyen ou non
moyen, mais uniquement du salaire fixé sur le mar-
ché.
 
Ceci posé, il peut se présenter trois cas :
 
Si le produit obtenu par le travail en rembourse les frais, ii
y a compensation : l’homme est dit vivre en travaillant, vivre
 
au jour (ajournée, nouer les deux bouts..... Cette condition,
 
pendant quelque temps, peut paraître tolérable ; avec le temps,
elle est insuffisante.
 
Si le produit, après avoir remboursé le travail de ses
avances, donne un excédant, cet excédant est dit profit ou
bénéfice ; entendu de la terre et des immeubles, il prend le
nom de rente.
 
Si le produit ne couvre pas les frais du travail, il y a déficit :
le travailleur se ruine, et, s’il s’obstine, il se consume infailli-
blement et meurt. Quand le travail ne se rembourse pas par
le produit, il se rembourse par le sang, ce qui ne peut
mener loin.
 
Le ce qui ne peut mener loin touche au sublime, et
 
ET LA JUSTICE. 20Î
 
tout ce passage peut être magnifique d’éloquence,
mais il est d’une faiblesse déplorable au point de vue
de l’exposition des faits ; et pour tirer de là l’idée de
la rente foncière, il faut travailler davantage et y
mettre plus du sien que pour faire un potage avec un
caillou.
 
I. Je persiste d’abord à ne point vouloir admettre
comme élément, en économie, le prix de revient, ni
comme résultat les frais de production. Le coût d’un
travail est à la disposition, à la convenance du travail-
leur qui se nourrit, se vêtit, se loge, etc., comme il
l’entend et comme bon lui semble. Je n’admets comme
un élément que la valeur du travail, et comme : un
résultat que le salaire, déterminé sur le marché, qui
paye cette valeur.
 
Il n’y a rien qu’on puisse, économiquement, ap-
peler profit, bénéfice ou rente dans le sens du texte
cité. Il n’y a, en économie politique, que des revenus ;
trois espèces selon nous : la rente pour la terre, le
profit pour les capitaux, le salaire pour le travail des
facultés personnelles ; selon les économistes qui nient
la valeur de la terre, deux espèces seulement : le profit
et le salaire ; selon M. Proudhon qui nie également la
valeur du capital, une seule espèce de revenu : le
salaire. Pour tout le monde, le salaire doit être fixé
par le rapport de la demande à l’offre du travail, et,
une fois déterminé, doit rester le salaire, sans considé-
rations de remboursement d’avances d’une part, et
debénéfice de l’autre. Ces considérations-là sont du
domaine de l’économie domestique.
 
202 i/ftîONOMJE POLITIQUE
 
Chassons donc de la phrase de M. Proudhon les
mots de profit et de bénéfice. Expulsons-en égale-
ment les immeubles dont la présence ici me fait rougir
pour l’ignorance de mon adversaire. Ces premières
modifications introduites, et la définition de M. Prou-
dhon commençant à s’éclaircir, la rente serait consi-
dérée comme l’excédant du produit agricole sur le
salaire agricole.
 
II. Maintenant, disons tout de suite à M. Prou-
dhon que cet excédant se présente toujours dans le
résultat des exploitations agricoles. Il n’arrive jamais
que le produit total agricole rembourse strictement la
valeur du travail, à plus forte raison qu’il manque à
la couvrir. Il l’excède toujours. Débarrassons-nous
donc des éventualités que M. Proudhon s’est donné
la peine de prévoir dans son premier et dans $on
troisième cas. Le salaire des travailleurs agricoles
loyalement payé au taux du marché, il reste tou-
jours un excédant du produit total agricole sur oe
salaire.
 
III. Ensuite, cet excédant étant ainsi parfaitement
constaté, nous en déduirons, qu’il plaise ou non à
M. Proudhon, une portion destinée à payer le service
des capitaux artificiels : bâtiments, instruments, ani-
maux, argent, etc., etc., engagés dans l’exploitation»
Je pense avoir suffisamment réduit à néant les diverses
réciprocités de prestation et gratuités de crédit, pour
qu’on m’accorde ce que j’exige ici. Donc, ayant rem-
boursé d’abord, avec M, Proudhon, le service du tra-
vail des facultés personnelles, je rémunère à présent,
 
ET LA JUSTICE. " Î03
 
avec MM. Çarey, Bastiat, le service du capital arti-
ficiel, quoi qu’en puisse dire M. Proudhon qui de
cette rémunération ne semble point s’occuper.
 
IV. Enfin, j’accorde à M. Proudhon que salaire
et profit payés, une part d’excédant restant encore,
nous donnerons à cette part le nom de rente. Ce que
j’affirme, en outre, avec MM. Passy, Garnier, Walras,
c’est que cette rente paye le concours du sol dans
l’œuvre de la production agricole,
 
Cet excédant se présente toujours.—« Affirmer que
€ cet excédant ne se réaliserait pas sans la peine
« prise pour l’obtenir, c’est dire peu ; car cela n’est
« pas contesté. Ce qu’il faudrait prouver, c’est que,
« sans le concours prêté par la terre, il serait possible
« de le recueillir, et qu’il y a des industries non
« rurales ou extractïves qui ont aussi le privilège de
« produire la rente. Or, cette preuve manque et certes
« ne sera jamais donnée...
 
« Vainement chercherait-on à se faire illusion. La
« terre seule rend plus de produit qu’il n’en faut pour
« payer les salaires, l’intérêt et le profit des capitaux
« dont elle requiert l’emploi, et comme il n’est aucune
« autre sorte d’application du travail qui obtienne
« pareil excédant, il faut bien reconnaître, dans
« l’existence de la rente, le résultat d’une action
« coopérative exercée par la terre elle-même1. »
 
Telle est la démonstration à posteriori que nous
avions annoncée de la valeur de la terre comme ca-
pital, de la valeur de son revenu ; de l’existence de
 
1 H. Passy, Dictionnaire de l’Économie politique. T. II, p. 513.
 
204 l’économie politique
 
la rente. Telle est aussi l’explication à posteriori de
la nature de la rente comme prix de ce revenu de la
terre, comme prix du loyer du sol.
 
Quant à ce qui est de M. Proudhon, cette argu-
mentation établit nettement la situation vis-à-vis de
la rente.
 
Si Fauteur la considérait au moins comme l’excé-
dant du produit agricole sur le salaire agricole, il
serait simplement dans une double erreur :
 
1° Sur sa mesure et sa détermination , puisqu’il
grossirait la rente de tout le chiffre du profit des
capitaux artificiels engagés dans l’exploitation.
 
2° Sur sa nature, puisqu’il s’obstinerait à consi-
dérer le prix du loyer du sol et du loyer du capital
comme un salaire du travail.
 
Mais M. Proudhon ne cherche point la rente fon-
cière dans l’excédant du produit agricole sur 1&
salaire agricole. Il la cherche dans l’excédant dupro—
duit agricole sur les frais du travail agricole : nour—
riture, vêtement, habitation, etc. des travailleurs—
Et comme ces frais sont un élément aléatoire qu’au-—
cune observation ne saurait préciser, dont aucun^^
statistique ne pourrait même fournir la moyenne^
qu’aucune théorie ne doit, en conséquence, considérer^
il se trouve en définitive que la rente, telle que l’en-^
tend M. Proudhon, n’est pas seulement mal définie et>
mal déterminée,—mais complètement indéfinissable
et indéterminable.
 
Ce n’était guère la peine de le prendre de si haut>
avec tous les économistes, pour en venir à se four—
 
ET LA JUSTICE. 205
 
voyer ainsi tout seul. Mais il y a mieux : M. Prou-
dhon va tout à l’heure injurier l’école, précisément
parce qu’elle définit et détermine ce que M. Proudhon
altère, dénature, anéantit.
 
=== §2. Impôt et Rente (suite). ===
 
Mais, en partant de l’hypothèse d’une dépense moyenne e
 
d’un travailleur moyen, nous sommes partis d’une hypoth^^^se
essentiellement variable : qui dit moyenne suppose variatic^^n»
à l’infini. On conçoit donc que la rente, quelque nette qu en
 
soit l’idée , est au fond indéterminable : il est impossible de
 
la séparer distinctement et avec précision du salaire.
 
Il n’y a que des philosophes de l’espèce de M. Proc^u’
dhon qui soient capables d’avoir une idée nette ^e
choses qui sont, au fond, indéterminables. Nousavonr^s>
nous autres, de la rente foncière une idée nette : no^^1^
la considérons comme le prix du loyer du sol. Enmên^*16
temps cette rente foncière est, ainsi définie, parfai#f~te’
ment déterminable. La rente foncière se détermi :—*ne
d’elle-même, naturellement et fatalement, sur le m^^^ar"
ché, par le rapport de la somme des besoins qui i^*"e~
clament la possession ou la jouissance des terres à *a
somme des terres, par le rapport de la demand^^^ a
l’offre de location du sol. Et donc il est très-possi*^We
de séparer distinctement et avec précision la re«^e
foncière, non-seulement du salaire du travail, nk_ &ù
 
L’ECONOMIE POLITIQUE ET LA JUSTICE. 207
 
encore du profit des capitaux, salaire et profit se dé*
terminant aussi naturellement que la rente foncière
sur le marché, et la distinction précise se faisant
d’elle-même entre les trois revenus des trois capitaux :
terre, capital artificiel, facultés personnelles.
 
M. Proudhon qui ne croit ni à la valeur de la terre,
ni même à la valeur du capital artificiel, qui, de tout
point, ignore la distinction entre les trois capitaux,
la distinction entre le capital et le revenu, qui repousse
la loi du marché, est, on le conçoit, fort embarrassé
pour définir et pour déterminer sa rente, pour définir
et déterminer son salaire, pour séparer distinctement
et avec précision sa rente de son salaire. À qui la
faute ?
 
M. Proudhon croit pouvoir définir sa rente sans
pouvoir la déterminer ; il se trompe : il ne la définit
pas plus qu’il ne la détermine. Il se figure avoir une
idée nette de la rente ; il s’abuse : il n’en a qu’une
idée vague. Elle est pour lui l’excédant du produit
agricole sur les frais du travail. Or, qu’est-ce que
les frais du travail ? Où s’arrête le salaire normal ?
Où commence le bénéfice ?
 
Pour tenter de déterminer sa rente ainsi définie,
M. Proudhon a recours au coût moyen. Mais, qu’est-
ce que le coût moyen ? Qu’est-ce qu’un travailleur
moyen ? A combien se montent les dépenses d’un tra-
vailleur moyen ? Qui sera chargé de taxer les frais
moyens du travail agricole ?
 
La rente est aussi indéterminable qu’indéfinissable
pour M. Proudhon. En partapt de l’hypothèse d’une
 
208 l’économie politique
 
dépense moyenne et d’un travailleur moyen, il est
parti d’une hypothèse, non pas essentiellement va-
riable, mais essentiellement insensée, fantastique et
impossible. Sa théorie n’existera jamais. Et dans la
pratique, où M. Proudhon arrivera-t-il ? À la taxe,
comme toujours, à la taxe transcendante. Eh bien !
»oit ; je ne me lasserai jamais de repousser l’arbi-
traire, et de protester contre la pratique autoritaire
d’une théorie fausse, absurde, impuissante.
 
En effet, si le travail est plus demandé, le produit plus of-
fert, la rente baisse et tend à s’éteindre ; tout passe au salaire,
il ne reste rien pour la rente. Si au contraire il y a de—
mande des produits et offre du travail, la rente renaît et se»
multiplie ; le rentier s’engraisse pendant que le travaiUeur—
n’étiole.
 
L’ai-je bien entendu ? C’est M. Proudhon qui
met à parler offre et demande pour la première foi
de sa vie ! C’est lui qui commence à invoquer les
riations des valeurs sur le marché, ni plus ni moins^^s
qu’un disciple de l’école économiste, malthusienne,—^_J^
fataliste, aléatoire ! Et ce coût moyen du travail, cet^^t
ingénieux coût moyen, qu’en faisons-nous flonc ?
faut opter : la valeur ne peut pas se mesurer tout i
k fois sur le prix de revient et sur le rapport de la
demande à l’offre. Les frais de production sont-ils
présent dédaignés, définitivement abandonnés ? En <
 
«sas, encourageons les premiers bégayements écono------
 
iniques de M. Proudhon, en redressant avec com------
 
plaisance ce qu’ils ont d’inexpérimenté.
 
Quand la société prospère, c’est-à-dire quand la po-
pulation est nombreuse^ riche, quand la somme des
 
ET LA JUSTICE. 209
 
altés personnelles et des capitaux artificiels s’élève,
produits agricoles sont plus demandés. Quand les
duits agricoles sont plus demandés, l’usage du sol
e travail agricole sont aussi plus demandés. Mais
ne part, l’usage du sol n’est pas plus offert ; et
utre part, au contraire, le travail agricole est plus
art, lui, par le fait de l’augmentation de la popu-
on.1 La rente foncière s’élève, et le salaire agricole
te stationnaire.
 
îuand la société décline, c’est-à-dire quand la po-
ation est rare et pauvre, quand la somme des
altés personnelles et du capital artificiel s’abaisse,
produits agricoles sont moins demandés. Quand
produits agricoles sont moins demandés, l’usage
sol et le travail agricole sont moins demandés
si. Mais d’une part, l’usage du sol n’est pas moins
>rt, et d’autre part, au contraire, le travail agri-
3 est, par le fait de la diminution de la population,
ins offert en même temps que moins demandé. La
te foncière s’abaisse et le salaire agricole ne varie
 
Linsi l’énoncent les lois de la valeur.
i’il arrive qu’en dehors d’un progrès de la société,
des circonstances exceptionnelles, les produits
icoles soient extraordinairement demandés, l’usage
sol et le travail agricole sont demandés. On voit
Itre, du même coup, la rente foncière et le salaire
icole.
 
Et de même, sans que la société rétrograde, si,
ne manière anormale, les ^produite agricoles sont
 
14
 
2UI L liONoMIE POLITIQUE
 
ufferte, l’usage du sol et le travail agricole s’offrent
eux-mêmes. La rente foncière et le salaire agricole
décroissent ensemble.
 
L’élévation de la rente foncière et celle du salaire
agricole, l’abaissement du salaire et celui de la rente
sont des faits connexes, liés intimement, se produi-
sant de concert en raison de la demande ou de l’offre
relative des produits agricoles. Les deux hypothèses
de M. Proudhon, Tune d’un travail demandé en même
temps que d’un produit offert, l’autre d’une offre du
travail en même temps que d’une demande des pro-
duits, sont inadmissibles. Elles accusent, chez Fau-
teur, le plus complet défaut d’observation des faits, efc
n’ont d’excuse que sa grande jeunesse en matière de
valeur d’échange.
 
Si les hypothèses sont inadmissibles, leurs consé-
quences ne le sont pas moins. Que le travailleur agri-
cole et le propriétaire foncier, solidaires, se réjouissent
ensemble d’une demande de produits qui fait le dé-
plaisir du consommateur ; ou que le consommateur
s’applaudisse de voir s’offrir les produits au détriment
du propriétaire et du travailleur ; que le salaire agri-
cole et la rente foncière s’élèvent ou s’abaissent en-
semble, ils existent toujours, et peuvent toujours se
séparer distinctement et avec précision l’un de l’autre.
Dans tous les cas, il y a dans le résultat des exploi-
tations agricoles : 1° un salaire pour le travailleur,
2° une rente pour le propriétaire du sol, sans compter
qu’il y a : 3U un profit pour le possesseur du capital
agricole. C’est le consommateur des produits agricoles
 
ET LA JUSTICE. 211
 
qui paye nécessairement ce triple élément de leur
production.
 
En termes plus simples, si par quelque moyen le travailleur
réduit ses frais ou est forcé de les réduire, la part regardée
comme bénéfice sera plus grande, soit qu’elle aille tout entière
à un maître ou propriétaire, soit qu’une partie reste aux mains
du travailleur. Si les frais augmentent, la rente y passe ; il n’y
a de surplus, de profit pour personne.
 
Toutes ces suppositions de causes, toutes ces con-
sidérations d’effets sont émises gratuitement, pour la
plus grande gloire de la théorie de l’auteur sur la rente,
et en dehors de toute étude de la réalité des phéno-
mènes économiques.
 
Que le travailleur, d’abord, réduise ses frais ou.
qu’il les augmente, encore une fois cela le regarde et
nous importe peu ; l’existence et le phiffre de la rente
ne peuvent pas dépendre de la façon plus ou moins
exagérée ou restreinte dont le travailleur trouvera bon
de se nourrir, de se vêtir, etc., etc. Nous n’admettons
à s’inscrire au nombre des résultat» de la production
agricole que le salaire. Nous ne nous occupons que
de la rente et du salaire ; ni le salaire, ni la rente ne
sont déterminés par aucune circonstance de frais de
production.
 
Maintenant, si le travailleur agricole se contente
ou est forcé de se contenter d’un moindre salaire, ie
propriétaire foncier se contentera d’une moindre rente.
Ou bien, si le salaire du travailleur s’élève, la rente du
propriétaire s’élèvera du même coup.
 
On pourrait concevoir cependant qu’en dehors
des circonstances indiquées ci-dessus d’une demande
 
212 l’économie politique
 
ou d’une offre de produits agricoles plus ou moins
considérables, le salaire vînt à diminuer sans la rente
ou la rente sans le salaire : ce serait, par exemple, si
les travailleurs agricoles se faisaient concurrence sans
que les propriétaires fonciers en fissent autant, ou ré-
ciproquement.
 
Dans tous les cas possibles, dans toutes les éven-
tualités imaginables, il y aura toujours et toujours un
salaire pour le travailleur et une rente pour le pro-
priétaire. Et jamais ni jamais il n’arrivera, qu’une
portion de la rente reste aux mains du travailleur,
ni qu’une portion du salaire tombe dans celles du
propriétaire.
 
Alors même qu’un seul individu cumulerait les
fonctions d’agriculteur et de propriétaire du sol, au-
quel cas il devrait toucher rente et salaire, le salaire
et la rente se distingueraient naturellement l’un de
l’autre.
 
Et jamais ni jamais non plus il ne pourra se
faire que la rente s’annihile, non plus que le salaire,
par la raison que les motifs qui empêcheront tou-
jours le travailleur de donner gratuitement son temps
et sa peine empêcheront toujours aussi le proprié-
taire foncier de prêter gratuitement le sol cul-
tivable.
 
En dernier résumé, ce n’est donc absolument et
uniquement qu’au seul point de vue où s’est placé
M. Proudhon pour envisager la rente, qu’elle peut
se confondre avec le salaire. Dans la réalité des faits
cette confusion est impossible.
 
ET LA JUSTICE. 213
 
C’est donc en soi quelque chose d’éminemment variable,
arbitraire et aléatoire que la rente ;.....
 
Entenduemh votre façon, certes. Mais non pas assu-
rément à la nôtre. Considérée comme le prix du loyer
du sol, la rente peut être variable ; elle n’a rien
d’arbitraire ni d’aléatoire. La rente foncière, comme
elle existe et comme nous l’expliquons, vient de ce
que la terre, étant une chose utile et limitée dans sa
quantité, constitue un élément de la richesse sociale
appropriable, valable et échangeable, et de ce que la
terre étant un capital produit un revenu que peut
vendre le propriétaire. La rente est variable assuré-
ment, comme toutes les valeurs sont variables, comme
toutes les températures sont variables ; la rente s’élève
ou s’abaisse sur le marché ; mais elle n’en est pas
moins un fait distinct et spécial, comme le profit,
comme le salaire.
 
.....Quelque chose dont nous avons le concept, mais qui ne
 
se définit que par le contrat, c’est-à-dire par un acte juridique
étranger à la chose ; comme nous avons vu que la propriété
se définit par la loi.
 
A peu près autant, en effet. La rente est un fait
naturel, antérieur à toute espèce de contrat, comme
anssi la propriété est un fait moral, un droit naturel
antérieur à toute espèce de loi. Cette façon de refaire
l’univers avec des lois et des contrats est bouffonne.
 
Dans cette définition qu’opère seule la volonté des parties,
le chiffre qui sert à désigner la rente peut n’être pas exact ; le
fût-il d’ailleurs, à un moment donné, que le moment d’après il
ne le serait plus.
 
Toujours dans votre système, assurément. Mais il
 
214 l’économie politique
 
est souverainement absurde de confier des définitions
à la volonté des parties, plutôt que de les tirer de
la nature des choses. Dans de pareilles données, il ne
suffit même pas d’énoncer que le chiffre de la rente
peut n’être pas exact, il faut dire qu’il ne peut
jamais être exact à aucun prix. La détermination de
la rente se ressentira toujours du vice de la définition
qui ne définit rien. Au contraire, alors que l’on définit
la rente le prix du loyer du sol, et qu’on s’en rapporte
pour sa détermination au rapport de la somme des
besoins à la somme des provisions, à la loi du marché,
le chiffre ainsi obtenu ne peut pas ne pas être toujours
exact. La rente est variable, et néanmoins peut se
vendre et s’acheter pour un certain temps à forfait ;
c’est une transaction parfaitement naturelle, et le prix
de la rente foncière ainsi débattu est toujours exact.
 
Par le contrat, au contraire, en supposant la liberté et la
bonne foi égales des deux parts, ce chiffre est réputé juste ;
ce qui tombe au delà ou en deçà de la moyenne n’affecte pas
le droit. c’est de la matière.
 
De la matière tant que vous voudrez, mais de la
matière précieuse, affectant tout à la fois la réalité
des faits, la vérité des théories, et le droit. Nous vou-
lons des chiffres qui soient justes et non point réputés
justes. Nous dénions aux contrats, en supposant
même la liberté et la bonne foi égales des deux parts»
la propriété souveraine de fonder la science, et à vous
le droit de vous substituer à la nature pour créer à
nouveau le monde sur papier timbré.
 
C’est cette variabilité propre de la rente, que la volonté des
deux contractants est seule capable par une fiction de droit
 
ET LA JUSTICE. 215
 
de fixer, qui fait tant divaguer les économistes, la plupart,
pour ne pas dire tous, s’efforçant de donner unt définition
fixe d’une chose qui de sa nature n’en comporte pas, et de
subordonner à une pareille définition la soience tout entière.
( Voir au Dictionnaire de l’Économie politique l’opinion de
MM. Ricardo, Carey, Passy, Bastiat. )
 
Nous nous opposons ii l’introduction du droit dans la
théorie de réchange, et à l’introduction de toute fiction
de droit dans toute espèce de théorie naturelle ou mo-
rale. La variabilité de la rente ne lui est point propre :
elle lui est commune avec toutes les valeurs. Cette
variabilité de la rente n’est point un obstacle à ce
qu’on la définisse, non plus qu’à ce qu’elle soit déter-
minée comme toutes les valeurs. Il est faux, absolu-
ment faux, que la plupart des économistes, pour ne pas
dire tous, se soient efforcés de subordonner la science
économique tout entière à la définition de la rente fon-
cière qui d’ailleurs comporte une définition précise et
une détermination naturelle. (Voir au Dictionnaire
de F Économie politique l’opinion de M. Passy ; voir
aux Éléments de VÉconomie politique l’opinion de
M. Joseph Garnier ; voir à la Théorie de la Richesse
sociale l’opinion de M. Walras ; voir etc., etc.)
 
Voir tout ce que M. Proudhon n’a jamais vu.
 
Mais il est encore une autre cause de division pour les éco-
nomistes, et qui a son principe dans la première : elle con-
siste en ce que, la rente étant par elle-même indéterminable
et ne pouvant se distinguer nettement du salaire, il est impos-
sible, à priori et de par la théorie pure, de dire à qui doit ôtre
attribuée la rente, du propriétaire ou du travailleur.
 
S’imaginer que la théorie pure ne peut dire à priori
h qui doit être attribuée la rente foncière, et que sans
doute il faut s’en rapporter à la pratique pour la dis-
 
216 l’économie politique
 
tribuer à posteriori, c’est encore une de ces idées
baroques dont M. Proudhon a le monopole, et qu’avec
toute son audace de paradoxe il ne soutiendra jamais.
Le prix de vente d’un revenu quel qu’il soit
est dû par le locataire au propriétaire du capital.
C’est là une règle de théorie pure qui ne soufire
aucune exception dans la pratique. Si l’on adopte
l’opinion des économistes qui voient dans la rente
foncière le prix du loyer du sol, la rente payée parle
consommateur des produits agricoles est due par
l’agriculteur au propriétaire foncier. J’ajoute que la
pratique à posteriori a toujours confirmé et confirme
encore cette théorie. Si l’on se range à la conviction
de M. Proudhon qui voit dans la rente un salaire du
travail, la rente payée par le consommateur des pro-
duits agricoles doit rester aux mains de l’agriculteur,
propriétaire des facultés personnelles desquelles son
travail constitue le revenu. La pratique ne justifie
pas cette combinaison ; mais si M. Proudhon est assuré
de l’excellence de sa théorie, il n’a qu’un but à pour-
suivre, c’est d’y conformer la pratique : la seule excuse
de l’erreur, c’est d’être logique à priori et à posteriori,
jusqu’à l’absurde inclusivement.
 
M. Blanc Saint-Bonnet voit dans la rente la source des
capitaux : « La propriété, dit-il, çst le réservoir du capital. »
 
Il n’est pas impossible que M. Blanc Saint-Bonnet
soit assez avancé en économie politique pour avoir
rejoint les physiocrates. Je ne me donnerai certaine-
ment pas la peine de chercher ce qu’a pu vouloir dire
au juste M. Blanc Saint-Bonnet, dont les opinions
 
ET LA JUSTICE. 217
 
sont dépourvues de toute espèce d’autorité. M. Prou-
dhon aura voulu se donner le plaisir de frapper
sur un ignare plus ignare qu’il n’est lui-même : je
ne lui envie pas cette satisfaction. Mais je ne puis
m’empêcher de dire à M. Proudhon qu’il est
assez étrange qu’il fasse à M. Blanc Saint-Bonnet
l’honneur d’une citation et d’une réfutation dont
il s’abstient avec soin vis-à-vis de MM. Bicardo,
Carey, Passy, Bastiat, Garnier, Walras, etc., etc. Si
quelqu’un a tenté de montrer en quoi consistait le
dissentiment des économistes sur la question de la
rente foncière, c’est moi seul et non M. Proudhon.
Mais non, cela n’a rien d’étrange : cela est le fait
d’une ignorante étourderie.
 
Au fond, et à considérer le fait dans sa primitivité, la rente
est la récompense du travail ; elle est son salaire légitime,
elle lui appartient..
 
Elle est son salaire... elle lui appartient. Si elle
est son son salaire, elle lui appartient en effet ; mais,
par contre, elle ne lui appartient point si elle n’est
point son salaire. Donc ce qu’il fallait nous démonter,
c’était que la rente foncière était un salaire du travail
agricole. 11 s’ensuivait directement que la rente ap-
partenait au travailleur. Mais ce qu’il fallait démon-
trer, vous vous êtes strictement contenté de l’énoncer
simplement, sans aucune démonstration, et pour
cause. L’on vous a répondu, l’on vous répond encore
que la rente foncière demeure en excédant une fois
le travail rémunéré, une fois même le service des ca-
pitaux artificiels rétribué, alors qu’il n’y a plus à
 
218 l’économie politique
 
payer que le service du sol, le concours de la terre
dont théoriquement et pratiquement, à priori et à
posteriori\ elle est le prix. H s’ensuit donc que la
rente foncière appartient au propriétaire foncier.
 
Il ne vient pas à l’esprit du sauvage, quand il a tué un daim
et qu’il se dispose à le manger avec sa famille, de faire deux
parts de sa chasse et de dire : Ceci est ma rente, ceci est mon
salaire.
 
Le sauvage n’est pas un économiste, il n’est pas
un membre de l’Académie des sciences morales et poli-
tiques. On ne peut donc pas raisonnablement exiger
qu’il lui vienne à l’esprit de faire l’analyse dont parle
M. Proudhon. Mais le sauvage le plus sauvage ne
doute point qu’il n’y ait pour lui, comme pour tout le
monde, un grand avantage à chasser le daim dans des
forêts giboyeuses plutôt que sur des montagnes arides.
Il sait à merveille que si son activité personnelle et
son adresse sont pour quelque chose dans le résultat
de sa chasse, il doit cependant attribuer une partie de
son succès à la munificence de la nature qui nourrit
dans les forêts les daims dont il se nourrit lui-même
ainsi que sa famille. Il sait encore qu’il n’y a point
des forêts partout, ni des daims pour tout le monde
en quantité illimitée, et qu’il est plus favorisé que
d’autres. Et le plus sauvage des sauvages sent tout
cela si vivement, et le comprend si nettement, qu’il
n’est aucunement désireux de voir des étrangers venir
chasser sur les territoires qui forment son domaine ou
le domaine de sa tribu, et qu’il applique ses soins à se
réserver la jouissance exclusive de ses forêts, jouis-
 
ET LA JUSTICE. 219
 
sance qui constitue sa rente foncière, sans qu’il s’en
rende compte et sans qu’il sache en faire le départ.
 
Le sauvage, s’il accordait à des étrangers le droit
de chasser sur ses terres, ne le ferait point sans exiger
qu’ils prissent la peine de tuer pour lui quelques-uns
de ces daims dont il a besoin pour subsister ; et c’est
alors qu’en se disposant à manger sa nourriture en
famille, il pourrait dire, en montrant les daims qu’il
aurait tués lui-même :—ceci est mon salaire, et en
parlant de ceux qu’on aurait tués pour lui :—ceci
est ma rente.
 
Ce que je dis ici du chasseur peut se dire également
du pasteur nomade pour lequel les bons pâturages
sont, au point de vue du concours de la terre, ce que
sont, pour le sauvage, les forêts giboyeuses. Sans
doute, la rente foncière se dessine plus nettement dans
Tétat agricole que dans l’état pasteur ou l’état chas-
seur ; mais il n’en est pas moins vrai que, quel que
soit le régime économique d’une société, il y a tou-
jours dans la valeur des produits demandés au sol une
portion représentant le concours du sol.
 
Il ne faut pas oublier, d’ailleurs, que la terre n’est
pas le seul bien qui témoigne de la générosité de la
Providence à notre égard. Elle nous a donné l’air, le
vent, l’eau des fleuves et des mers, la lumière et la
chaleur solaires, les forces de la pesanteur, de r élec-
tricité, qui sont aussi des agents de production puis-
sants et considérables. Mais ces derniers biens nous
sont donnés à profusion, ils sont illimités dans leur
quantité ; dès lors ils sont sans valeur et ne peuvent
 
220 l’économie politique
 
être l’objet de la propriété. La terre, qui leur ressemble
à tous égards sous le rapport de l’utilité, s’en distingue
profondément au point de vue de la rareté, par la
limitation dont elle est frappée. Il n’y en a pas pour
tout le monde à discrétion ; dès lors, elle est appro-
priable, elle est valable et échangeable. Elle constitue
d’ailleurs un capital qui donne lieu à un revenu ; et
le revenu de la terre, autrement dit l’énergie poduc-
tive de sa fécondité naturelle, s’achète par la rente
foncière dont le fermage est le prix débattu, le prix
à forfait pour un certain temps.
 
Les facultés personnelles aussi sont analogues à
toutes les forces naturelles de production sous le rap-
port de l’utilité, et analogues à la terre sous le rapport
de la rareté. Les facultés personnelles nous sont dis-
tribuées gratuitement, et elles sont limitées par le
nombre des hommes et par la mort pour chacun
d’eux. C’est pourquoi personne de nous n’est disposé
à mettre gratuitement ses facultés personnelles à la
disposition de ses semblables ; et pourquoi nous nous
en faisons payer les uns aux autres la jouissance, le
service, le travail, le revenu, sous le nom de salaire.
 
Et si, en raison du conflit économique et de l’exercice de la
propriété, la coutume s’est établie parmi les propriétaires et
entrepreneurs de réduire à la plus mince expression le sa-
laire de l’ouvrier, afin de grossir d’autant leur rente, il ne faut
pas s’imaginer pour cela que la rente soit donnée dans la na-
ture des choses, au point que Ton puisse sans difficulté la
reconnaître, comme on reconnaît un noyer au milieu d’une
vigne.
 
Ne tournons point indéfiniment daps le même
cercle. D’après les faits que j’ai opposés à mon adver-
 
ET LA JUSTICE. 221
 
saire, et d’après l’analyse que mes maîtres ont donnée
de ces faits avant moi, je lui réponds qu’il ne faut pas
s’imaginer, mais qu’il faut croire, et croire de toutes
ses forces, que la rente est donnée dans la nature
des choses, et qu’avec un esprit net on peut sans
difficulté la distinguer des salaires et des profits,
comme on reconnaît, avec des yeux sains, un noyer
au milieu d’une vigne, un cheval au milieu d’un trou-
peau de moutons, comme on distingue un arbre d’un
minéral et d’un végétaL
 
Il n’est pas vrai, d’ailleurs, que, grâce au conflit
économique et à l’exercice de la propriété, les pro-
priétaires et entrepreneurs soient libres d’augmenter
la rente ou le profit aux dépens du salaire, si le mar-
ché où se déterminent naturellement toutes les va-
leurs demeure libre de tout arbitraire.
 
En fait, salaire et rente, à l’origine se confondent ;.....
 
Jamais. Le salaire se distingue de la rente, la rente
du salaire ; la rente et le salaire se distinguent aussi
du profit des capitaux artificiels dont vous ne parlez
jamais, parce que vous ne les connaissez point. Rien
ne se confond, tout se distingue, à l’origine et dans
les résultats, théoriquement et pratiquement, àpriori
et à posteriori.
 
.....Et s’il fallait, àpriori, décider à qui cette dernière,
 
dans le cas où elle existe, doit être adjugée, la présomption
serait acquise au travailleur.
 
La rente existe toujours dans le résultat du tra-
vail agricole ; elle n’existe que là. Retenez cela. Puis,
Hé faisons point de la science par présomption : le
 
/
 
/
 
222 l’économie politique
 
géomètre ne présume point que les trois angles d’un
triangle sont égaux à deux angles droits, ou que le
triangle équilatéral est en même temps équiangle. Il le
démontre et il l’énonce. Nous démontrons que la rente
est le prix du concours de la terre, et nous énonçons
qu’elle est due au propriétaire foncier. Démontrez
qu’elle est le salaire du travail, vous énoncerez qu’elle
appartient à l’agriculteur.
 
En effet, on admet en principe que tout travail entrepris
dans de bonnes conditions doit laisser au travailleur, en sus
d’une consommation modérée, un excédant, une rente.
 
Je ne connais, en économie politique, rien qui soit
un excédant. L’excédant du produit agricole sur le
salaire n’en est pas un : c’est la somme de la rente
^foncière et du profit des capitaux qui sont deux
’ revenus, comme le salaire lui-même est un revenu.
Je nç çQflpais, en économie poUtique ; (me des revenus.
Je comprends qu’on puisse estimer les fraiscIe~pro-
duction d’un travail ; et je conçois qu’il puisse y avoir,
dans le taux du salaire déterminé sur le marché, un
excédant sur les frais de production ; mais comme il
dépend uniquement du travailleur de réduire ses frais,
et notamment ses frais d’entretien personnel, pour
augmenter le chiffre de l’excédant en question, ce
chiffre et toute la question d’excédant sont du ressort
non de l’économie politique, mais de l’économie
domestique.
 
Qu’au point de vue de Y intérêt du travailleur, ou
de la morale privée, ou de l’hygiène, on lui conseille
en principe de modérer sa consommation, de réduire
 
ET LA JUSTICE. 223
 
ses frais d’entretien personnel, de se nourrir suffisam-
ment sans excès, de se loger confortablement sans
luxe, de s’habiller proprement sans extravagance de
toilette, etc., etc., tout cela peut fournir matière à
des sermons de prédicateur, à des préceptes de mo-
raliste, jamais à des principes scientifiques de théorie
de la valeur d’échange.
 
On n’admet donc, en principe d’économie, la néces-
sité d’aucun excédant, non pas seulement de l’excé-
dant du produit agricole sur le salaire au bénéfice du
travailleur, mais même de l’excédant du salaire sur
le prix de revient du travail. M. Proudhon est le seul
qui admette cela : c’est de sa part, une de ces pré-
somptions qui se substituent si commodément aux
théorèmes. Le travail n’est lui-même qu’un revenu :
c’est le revenu de nos facultés personnelles, c’est l’ap-
plication journalière dé nos forces physiques et mo-
rales. Le prix du travail c’est le salaire, et le salaire
payé loyalement, conformément à la loi du marché,
satisfait aux droits du travailleur et aux exigences
de la justice. Si le travailleur a le bon esprit de faire
des économies sur son salaire, il pourra devenir pro-
priétaire foncier ou capitaliste, il touchera une rente
ou des profits. Cela dépend uniquement de la volonté
et du plus ou moins de sagesse et de prévoyance des
individus : on ne peut, à ce sujet, poser aucun principe,
fixer aucun chiffre. Il y a des salaires très-élevés qui
ne donnent lieu à aucun excédant, grâce à l’appétit
insatiable des travailleurs ; il y a des salaires
très-modiques qui permettent des économies no-
 
224 l’économie politique
 
tables, grâce à la sobriété de ceux qui les gagnent.
 
La raison en est que la consommation elle-même est varia-
ble ; que, les premiers besoins satisfaits, il s’en manifeste
d’autres, de plus en plus raffinés et coûteux, dont la satisfac-
tion exige par conséquent qu’il puisse être largement pourvu
aux autres.
 
M. Proudhon confond de plus en plus l’économie
politique avec l’économie domestique. Eh bien donc !
en me plaçant sur le même terrain, j’avouerai que les
besoins de l’homme deviennent effectivement plus
nombreux, plus raffinés et plus coûteux de jour en
jour. Pour ce qui est de les satisfaire, c’est affaire à
lui-même à y pourvoir, et non pas à la morale sociale,
ni à la science économique. A mesure que le travail-
leur avance en âge, son travail devient plus expéri-
menté ; ce travail est plus rare, il a plus de valeur,
il doit suffire à la consommation de l’homme. Si cette
plus-value ne suffit pas à pourvoir à la satisfaction
des besoins nouveaux, si ces nouveaux besoins sont
par trop raffinés, que le travailleur travaille davan-
tage ; ou s’ils sont tout à fait coûteux, et si la car-
rière du travailleur ne lui semble définitivement et
malgré tout pas assez lucrative, qu’il en cherche une
autre. Cela ne nous regarde au bout de compte en
aucune façon.
 
L’excédant de produit est donc tout à fait conforme à la di-
gnité humaine, à notre faculté de prévision, de spéculation,
d’entreprise ; en un mot, cet excédant est de notre droit.
 
Cela est faux. Voilà de ces sophismes empoisonnés
qui égarent la plèbe, et donnent le change à ses in-
stincts. C’est un devoir que d’écraser de si détestables
théories pour tous les hommes sensés qui ne veulent
 
ET LA JUSTICE. 225
 
point voir compromettre par des fous les intérêts
vrais du peuple travailleur qui sont aussi les leurs.
Avant de répondre à M. Proudhon toutefois, et pour
qu’il n’y ait aucune confusion possible dans l’esprit
du lecteur, je déclare une fois de plus mettre hors
de cause l’excédant du produit agricole sur le salaire
agricole. Cet excédant n’en est pas un : il est la
somme de la rente foncière et du profit des capitaux.
Je dédaigne de répéter encore une fois que le tra-
vailleur n’y saurait avoir aucun droit. Maintenant,
quant à l’excédant du salaire déterminé par la loi du
marché sur le prix de revient du travail, lequel est
au gré du travailleur, j’affirme que cet excédant ne
saurait être l’objet d’un droit.
 
Nous vivons à une époque plus que toute autre
féconde en confusions d’idées, en interversions de
mots. Tous les principes sont aujourd’hui détournés
au profit des terreurs les plus superstitieuses ou des
plus audacieuses ambitions. Ici, au dire de prétendus
hommes d’État qni ne furent jamais des philosophes,
le propriétaire foncier se présente à nous comme
exerçant un véritable sacerdoce, et la propriété n’est
plus généralement un droit, c’est un devoir. Là des
journalistes s’improvisant tribuns déclarent que le
travail n’est plus un devoir mais un droit ; et, à les
entendre, la République ne saurait se dispenser de
fournir à quelques milliers d’amateurs l’occasion de
promener des cailloux.
 
L’erreur de M. Proudhon n’a point d’autre origine,
et n’est point d’autre nature ; elle ne trouble pas
 
15
 
2â8 l’économie politique
 
moins l’harmonie des vérités premières de la morale.
La création d’un excédant du salaire sur les frais de
production, par la diminution des frais d’une part,
parle perfectionnement du travail de Vautre, est pour
le travailleur un devoir individuel, jamais un droit
social. En acceptant la discussion sur le terrain de la
morale privée, j’admets que cet excédant soit en effet
conforme à la dignité humaine, à notre faculté de
prévision, de spéculation, d’entreprise. J’ajoute que
sa création dépend de la volonté, de l’expérience, du
talent, de la modération, de la prévoyance du travail-
leur. Comment oserait-on prétendre que la société
doit un excédant au travailleur inhabile, paresseux,
dissipateur ? L’équilibre social une fois trouvé,le tra-
vailleur n’a plus rien à demander à toute cette phi-
lanthropie de bas étage. Il doit tout attendre de lui et
de l’harmonie des lois naturelles de l’économie.
 
Le rentier présumé, ce serait donc, je le répète, à ne con-
sulter que le fait brut, le travailleur.
 
Cette thèse avorte honteusement. En nous parlant
d’un excédant conforme à la dignité de l’homme, vous
ne parliez, à tout prendre, que de l’excédant du
salaire sur les frais de production ; mais vous espériez,
du même coup, vous attribuer l’excédant du produit
agricole sur le salaire. Cette opération est manquée.
La création d’un excédant du salaire sur les frais de
production est un devoir à la disposition libre du tra-
vailleur ; elle est du ressort de Véconomie domestique
et de la morale privée. Quant à l’excédant du résultat
total agricole sur le salaire, Véconomie politique dé-
 
KT LA JUSTICE. 4£f
 
montre qu’il Se compose de deux éléments : du profit
des capitaux artificiels engagés dans l’exploitation
agricole, et de la rente foncière du sol exploité,
 
En économie, d’ailleurs, il n’y a pas de rentier
présumé. Partout il n’y a que des rentiers effectifs :
ce sont le capitaliste et le propriétaire foncier. Le
propriétaire foncier a son revenu spécial, le capitaliste
a le sien ; si ces revenus sont assez élevés, le capi-
taliste et le propriétaire foncier peuvent vivre sans
travailler : c’est en ce sens qu’on les’appelle habituel-
lement, parmi le vulgaire, des rentiers. Le travailleur
n’est pas rentier ; il a son revenu propre, c’est son
travail dont le salaire est le prix. Et il faut que
chacun, travailleur ou rentier, s’arrange pour vivre
de son revenu, sans toucher au revenu des autres,
en créant un excédant de ce revenu sur sa dépense,
si bon lui semble, en faisant des économies, s’il y à
moyen. Le travailleur, en tant que travailleur, lie
peut avoir aucun droit sur la rente foncière.
 
Cependant la pratique sociale n’a pas voulu qu’il en fût
ainsi ; et, quelque lésée que la classe travailleuse puisse
se dire aujourd’hui, quelque revendication qu’elle ait droit
d’élever, oe n’est pas sans une raison sérieuse que s’est faite
cette distinction fondamentale de la rente et du salaire. C’est
ce que je ferai toucher du doigt.
 
Ce n’est pas sans une raison sérieuse que s’est faite
cette distinction fondamentale de la rente et du salaire.
Parbleu ! je le crois bien ! Cette raison sérieuse et
très-sérieuse, c’est que la distinction est naturelle,
c’est que la rente est une chose et que le salaire en
est une tout autre, c’est que la rente foncière repre*-
 
228 l’économie politique
 
sente le concours du sol, et que le salaire représente
 
le concours de l’homme dans l’œuvre de la production
 
agricole.
 
C’est ce que je ferai toucher du doigt. Quelle condes-
cendance ! En vérité, nous ne savions comment ni par
quelle raison distinguer la rente du salaire ; qu’allions-
nous devenir si M, Proudhon ne se fût offert à nous
mettre le doigt sur cette raison ? Hélas ! notre raison
qui est excellente est aussi la seule bonne. Et M. Prou-
dhon qui, pour cent motifs, ne peut pas faire la part
du concours de la terre dans le travail agricole, ne
distinguera rien du tout, ne fera rien toucher du
doigt,
 
La terre, pour M. Proudhon, n’a pas de valeur ;
son revenu n’en a pas davantage. La rente sort du
travail ; elle est indéfinissable et indéterminable ;
elle ne se distingue pas du salaire. Très-bien ! alors,
elle se confond avec lui, et elle appartient au travail-
leur : toute distinction entre la rente et le salaire est
impossible, inutile, funeste. Les profits des capitaux
sont également le fruit du travail et le salaire du tra-
vailleur.
 
Que veut distinguer, à présent, M. Proudhon ? La
rente et le salaire ? Je ne le souffrirai point. J’interdis,
à présent, à M. Proudhon de revenir sur la confusion
qu’il a faite : s’il s’est jusqu’ici fourvoyé dans Terreur,
qu’il y reste.
 
Selon M. Proudhon, la classe travailleuse est au-
jourd’hui lésée de tout l’excédant du produit total
agricole sur le salaire ; la classe travailleuse est en
 
I
 
ET LA JUSTICE. 229
 
droit de revendiquer, outre son salaire, le profit des
capitaux engagés dans l’exploitation et la rente du
sol exploité. Je ne sors plus delà. Je me suppose agri-
culteur dans la république de M. Proudhon : la pro-
fession me paraît éminemment agréable et lucrative.
M. Proudhon m’affirme que le résultat total agricole
est le fait de mon travail ; que je n’ai pas plus à payer
l’usage du sol que le service de mes instruments
ou que les pluies du ciel ; que le prix des produits
m’appartient en intégrité. Je le prends au mot. Je
m’oppose à toute distinction fondamentale entre mon
salaire et le profit, entre mon salaire et la rente.
 
Mais que signifient donc, au fait, et ces remords
tardifs de l’auteur, et cette conversion subite et inat-
tendue ! J’y suis.—C’est que M. Proudhon, je m’en
souviens à présent, débutait en annonçant l’intention
d’établir comme quoi la rente foncière devait être
absorbée intégralement par l’impôt. C’est qu’après
avoir arraché la rente au propriétaire foncier pour
l’attribuer au travailleur, il veut à présent la re-
prendre au travailleur pour la donner à l’État.
 
Suivez la chaîne du raisonnement :
 
// est impossible de séparer distinctement et avec
précision la rente du salaire (p. 317).
 
Donc, au fond, la rente est la récompense du travail ;
elle est son salaire légitime, elle lui appartient (p. 319).
 
En conséquence, la rente est le revenu naturel de
l’État (p. 324).
 
Voilà, par exemple, une façon de raisonner, ou
plutôt de déraisonner, qui serait trop commode1
 
$3Q L’ECONOMIE POLITIQUE ET LA JUSTICE.
 
Que la rente soit ou bien qu’elle ne soit pas le revenu
naturel de l’État, je n’en sais rien et n’en veux rien
savoir pour le moment, Mais ce que je défends parti-
culièrement à M. Proudhon, c’est de nous prouver
cela.
 
M. Proudhon nous disait :—Larenteest une chose
éminemment arbitraire et aléatoire, un concept indé-
finissable et indéterminable. Salaire et rente se con-
fpndent. Et, dans le cas où elle existe, la rente doit
être adjugée au travailleur. Et maintenant cette fiction
dont la définition et la détermination sont impossibles,
dont l’existence même est hypothétique, il l’attribue
à la communauté pour couvrir d’innombrables charges,
exécuter des travaux, entretenir une police, une admi-
nistration, des écoles ! (p. 323.)
 
Non pas. Fictive ou réelle, le travailleur a la rente
et la gardera, ne vous en déplaise ; ou bien il se
hâtera de la rendre au propriétaire foncier. Soyons
logiquement absurde, ou rétractons-nous tout de
suite, et faisons litière de nps théories.
 
=== § 3. Impôt et Rente (fin). ===
 
Pour que le travail soit fécond et puisse laisser une rente.
bien des conditions sont requises, dont plusieurs ne dépen -
dent pas de J ?Quyrier, ne résultent ppiut de son libre arbitre :
 
lo Conditions dans le travail : choix des instruments, mé-
thode, talent, diligence ;
 
2» Conditions dans le sol et le climat ;
 
3° Condition^ dans la société : demande des produits, faci-
lité de transport, sécurité du marché, etc.
 
De eette classification il résulte que, si la condition prOr
mière , nécessaire , de toute rente est le travail, une, autre.
série de conditions dépend de la nature, et une troisième ap-
partient à la société.
 
D’où il suit que Ja rente, en supposant tpujours qu’elle.
existe, appartient, pour une part au travailleur, qui la rend
perceptible ; pour une seconde part \ la nature, et pour usf
troisième part k J& société qui y contribue par ses, institutions,
ses idées, ses instruments, ses marchés.
 
Tout ceci, lecteur, n’est autre pfco$p, vou» l’avex
sans doute parfaitement compr^ de yoi^s-mêioe,
qu’une tout h fait nouvelle et tout à ftit impréyijç
théorie de M. P. -J. Proudhon sur la rente foncière ;
ou* si vous voulez, c’est une seconde édition revue
 
et corrigée de la première théorie de la rente du même
M. P.-J. Proudhon.
 
Tout à l’heure, suivant M. Proudhon, la rente
était le fruit du travail et devait être sa récompense ;
la rente ne se distinguait pas du salaire et appartenait
au travailleur. A présent, au dire de M. Proudhon,
la rente naît du triple concours du travail, de la
nature et de la société ; elle appartient pour une part
à la société, pour une part à la nature, pour une part
au travailleur.
 
Mais notre auteur s’indigne, et proteste qu’on tra-
vestit son œuvre. On prend pour une théorie nouvelle
ce qui n’est que le développement régulier de la
théorie première.—En effet ! Tout à l’heure M. Prou-
dhon, avec une imperturbable assurance, émettait
ce principe sur lequel il voulait s’appuyer :—Point
de richesse sans travail ; — et voici qu’à présent la na-
ture crée de la richesse ; et c’est le nouveau principe
dont nous allons partir ! La différence est minime et
presque inappréciable, en vérité !
 
Il n’en faut point douter : la théorie change et se
renouvelle, et se transforme bel et bien. Il n’y a
qu’un seul point sur lequel M. Proudhon n’ait pas
varié : c’est qu’il n’est pas très-sûr encore de l’exis-
tence de cette rente dont il nous aura donné bientôt
deux théories opposées.
 
M. Proudhon est assurément le seul homme de
France qui soit d’un esprit aussi inventif et d’une
conscience scientifique assez indépendante du respect
humain pour se réfuter lui-même sans plus de façons.
 
Cette absence de méthode poussée jusqu’à l’impu-
dence n’est-elle point une qualité bien précieuse chez
un ignorant ? Que, dans une troisième théorie delà
rente foncière, M. Proudhon veuille bien modifier de
plus en plus son opinion ; qu’il consente enfin à ne
reconnaître pour seul auteur de la rente que la nature,
en renvoyant le travail à ses occupations, et la so-
ciété n’importe où, et nous commencerons à nous
entendre, lui et moi, sur la question de la nature et
de l’origine de la rente. Nous pourrons aussi chercher
alors de concert à qui attribuer cette rente. J’ai bien
peur malheureusement que M. Proudhon n’ait vidé
son sac ; ou, s’il ne l’a pas vida, je crains qu’il ne
s’y trouve guère rien de meilleur que ce qui en a
été tiré jusqu’ici.
 
Quoi qu’il en soit, je vais procéder courageusement
à l’examen et à la réfutation de la théorie nouvelle
qui se produit.
 
Pour que le travail soit fécond et puisse laisser une
rente, bien des conditions sont requises, dont plusieurs
ne dépendent pas de l’ouvrier, ne résultent point de
son libre arbitre. Il est d’abord évident, par ce début,
que M. Proudhon de sa première théorie retient la
définition même de la rente : il faut protester encore
une fois, contre cette définition.
 
La rente foncière est toujours pour l’auteur l’excé-
dant du produit agricole sur lesfrais du travailagricole.
 
En premier lieu, refusons encore, refusons tou-
jours aux frais de production le droit d’intervenir
dans les questions vitales de l’économie. En ce qui
 
concerne le rôle du travail, ses résultats et ses droite,
ne donnons accès dans la science qu’au salaire. Le
salaire est Iç prix débattu sur le marché du revenu
des facultés personnelles $ il est définissable et déter-
minable ; les frais de production ne sont ni l’un ni
l’autre scientifiquement. En particulier, dans la théo-
rie de la rente foncière, substituons à l’excédant
dont s’occupe M. Proudhon celui du produit agricole
sur le salaire agricole.
 
En second lieu, de cet excédant déduisons le prix
du revenu du matériel d’exploitation également
débattu sur le marché, je veux dire le profit des
capitaux artificiels engagés dans l’exploitation agri-
cole. Ayant ainsi diminué le résultat total de la pro-
duction agricole du salaire des travailleurs et du
profit des capitalistes, nous appellerons rente ce qu’il
en restera.
 
En troisième lieu , rassurons définitivement
M. Proudhon sur l’existence de la rente. Que le
travail agricole soit fécond ou infécond, la rente
existe toujours en théorie et en pratique. La fécon-
dité naturelle du sol fait naître des herbes et des
arbres, des fleurs et des fruits, là même où le travail
agricole ne s’est jamais exercé. Là où le travailleur a
passé, pour tant ou si peu qu’il ait fait, la nature
s’est unie à lui pour féconder son travail. Les travail-
leurs et les capitalistes rémunérés, il reste toujours
un excédant du produit total agricole sur la somme
des salaires et des profits : c’est cet excédant qui e ?t
la rente foncière,
 
Nous attribuions, nous, tout à l’heure , avec
MM. Passy, Garnir, Walras, la création de cette
rente au concours du sol dans Y œuvre de la produc-
tion agricole, sa propriété conséquemment au proprié-
taire du sol. Notre opinion n’a point varié. Défen-
iojis-la contre l’opinion nouvelle de M. Proudhon
(jui réclamait tout à l’heure cette propriété pour le
travailleur, et qui maintenant y veut faire participer
la nature et la société*
 
l* Conditions dans le travail : choix des instru-
ments, méthode, talent, diligence. Ces conditions
seraient, au dire de M. Proudhon, un des éléments
le création de la rente foncière : c’est une erreur.
lie sophisme est habile mais restera sans succès,
kxi premier abord , il semble qu’en effet choix
les instruments, méthode^ talent, diligence, ce soient
[à des conditions en dehors du travail normal. Un
3xamen plus approfondi nous fera reconnaître qu’il
l’en est rien. Tout cela représente seulement le
travail de l’entrepreneur de culture, du propriétaire
•ai&ant valoir ou du fermier, par opposition au
travail du simple manouvrier. Or, travail d’en-
trepreneur ou travail de manouvrier, c’est toujours
fcrava^ L’expérience, l’habileté de l’entrepreneur
sont le revenu de ses facultés personnelles : tout cela
se paye par un salaire. Le travail est rémunéré, les
salaires sont mis à part : l’entrepreneur n’a plus
rien à réclamer. Le choix des instruments, la mé-
thode, le talent, la diligence n’ont aucune part à
la création de la rente. Et ces conditions dans le
 
travail, imaginées après coup par M. Proudhon,
ne peuvent que faire monter le chiffre des salaires.
 
2° Conditions dans le sol et dans le climat. À la
bonne heure ! ceci est un élément sérieux de création
de la rente foncière. M. Proudhon commence à
s’apercevoir enfin qu’on ne sème pas sur la mer,
qu’on ne plante pas dans les airs, que la terre est un
instrument indispensable de toute production agri-
cole. Un peu plue, et peut-être consentirait-il à s’aper-
cevoir aussi que la terre qui est utile a de la valeur,
parce qu’elle est limitée dans sa quantité. Mais non ;
M. Proudhon est encore bien loin de connaître ces
vérités. Que nous parle-t-il, en effet, de conditions
dans le sol et dans le climat, au lieu de nous parler
généralement de la force naturelle de fécondité pro-
ductive du sol, de la puissance coopérative du sol
dans l’œuvre de la production agricole ? Que le sol
soit plus ou moins fécond, il est toujours fécond, sous
un climat rigoureux comme sous le climat le plus fa-
vorable. Dans le premier cas, la rente foncière et le
salaire agricole peuvent être aussi élevés, plus élevés
même que dans le second cas, si la terre et ses pro-
duits sont demandés par une population nombreuse,
industrielle, commerçante et riche. Dans l’un et
l’autre cas, il y a rente, comme il y a salaire, comme
il y a profit.
 
3° Conditions dans la société : demande des produits,
facilité de transport, sécurité du marché, etc. Pour
qu’il y ait valeur, échange, richesse sociale, il
faut qu’il y ait société ; il ne faut pas que l’huma-
 
nité se réduise à un seul homme ou à une seule
famille. Cette condition ne s’applique point exclusi-
vement à l’agriculture, elle s’applique à tous les
travaux, elle intéresse également l’industrie et le
commerce. Il faut refuser à la demande des produits,
à la facilité de transport, à la sécurité du marché,
etc., toute action coopérative directe dans la
création de la rente, puisque toute ces conditions
ont la même influence vis-à-vis des salaires et des
profits.
 
De cette classification il résulte que, si la condition
première, nécessaire, de toute rente est le travail, une
autre série de conditions dépend de la nature, et une
troisième appartient à la société. Cette classifica-
tion est vicieuse. La condition première, la con-
dition nécessaire , j’ajoute la condition suffisante
de toute rente foncière, c’est la terre ; c’est qu’il
y ait un sol utile et limité, susceptible d’appro-
priation et de valeur échangeable, dont le propriétaire
nous fasse payer la location au prix fixé par le rap-
port de la demande à l’offre. Si l’atmosphère était
limitée comme le sol, il y aurait des propriétaires de
l’air, comme il y a des propriétaires fonciers, et
nous payerions au prix d’une rente la respiration ;
et si les rayons du soleil pouvaient aussi s’enfer-
mer sous clef avec le soleil lui-même, nous en paye-
rions également la jouissance et la consommation.
 
D’où il suit que la rente, en supposant toujours
qu’elle existe* appartient pour une part au travailleur
qui la rend perceptible ; pour une seconde part à la
 
nature, el pour une troisième part à la société, qui y
contribue par ses institutions, ses idées, ses instruments,
ses marchés. La rente existe réellement, elle existe
toujours et dans tous les cas : il ne faut donc pas s’obsti-
ner à la considérer comme une hypothèse, comme
une fiction, comme un concept. Cela posé, la rente
appartient au propriétaire du sol. Il ne faut pas dire
que le travailleur seul rend la rente perceptible : on
conçoit très-bien qu’une terre sans culture pût pro-
duire quelques fruits naturels dont la cueillette don-
nât lieu à un revenu, par conséquent à un loyer, à
une rente. Là où le travailleur unit ses efforts à ceux
de la nature, il n’a nul droit sur la rente : il est payé
de son travail par son salaire.
 
La nature n’a rien à prétendre sur la rente. C’est
la nature qui nous a donné la terrre ; elle nous l’a
donnée gratuitement et ne nous en fait point payer
l’usage ; nous ne connaissons ni son collecteur ni son
trésorier.
 
Quant à la société qui contribue par son existence,
par ses institutions, par ses lois, par ses marchés au
développement de l’agriculture, du commerce et de
l’industrie, et par cela même au développement de la
rente, du salaire et du profit, il ne lui revient aucune
part de la rente plus spécialement que du salaire ou
du profit.
 
En résumé, la rente foncière se réduit à Une part
unique qui représente le concours du sol dans l’œuvre
de la production agricole, et qui, dès lors, doit appar-
tenir tout entière au propriétaire du sol. Ni le travail-
 
leur, ni la nature, ni la société ne sauraient avoir
aucun droit sur elle.
 
La part de rente revenant au travailleur lui sera donc payée
avec le salaire, duquel, dans la pratique, elle ne se distingue
pas ;
 
Bans la pratique, comme dans la théorie, la rente
se distingué très-bien du salaire ; et le fermier ne fait
pas la moindre confusion entre le fermage qu’il paye
à son propriétaire et le salaire qu’il paye à ses ma-
nouvriers ou qu’il touche pour son compte. Le salaire
rémunère le travail ; le fermage rémunère le concours
de la terre. C’est la situation du marché qui fixe le
chiffre de l’un et de l’autre ; et la loi du marché n’a
jamais attribué et n’attribuera jamais une part de la
rente au travailleur, non plus qu’une part du salaire
au propriétaire foncier.
 
La part revenant à la nature est payée au propriétaire fon-
cier, qui est censé le créateur et Tayant-droit du sol.
 
Ah ! par exemple, ceci est différent ! La nature est
représentée par le propriétaire foncier ! La nature a
donné sa procuration au propriétaire foncier ! Le pro-
priétaire foncier est censé le créateur et l’ayant droit
du sol ! Cette idée est trop ingénieuse ; et M. Prou-
dhon qui n’aime pas les mystères eût bien dû nous
faire grâce de celui-là. Malheureusement, M. Prou-
dhon ne connaît ni capital ni revenu. Il ne sait donc
pas qu’en principe le prix d’un revenu est dû par
le locataire au propriétaire du capital. La rente est
le prix du loyer du sol ; et elle est due par le fermier,
locataire du sol, au propriétaire foncier qui perçoit la
 
 
rente et la doit percevoir tout entière. Voilà ce qu’il
eût fallu dire.
 
La part revenant à la société lui arrive, partie par l’impôt,
partie par la réduction du prix des choses, résultant de la
facilité des relations et de la concurrence des producteurs.
 
S’il revient à la société quelque fraction delà rente
par la réduction du prix des choses, cette fraction
lui revient avant la détermination précise du chiffre
de la rente sur le marché : nous n’avons donc pas à
nous en occuper. Nous n’avons à nous occuper que
de la rente déterminée sur le marché.
 
De cette rente, une part, en effet, arrive à l’État ou
à la société par l’impôt ; mais cette part, l’État la
demande au propriétaire foncier comme il demande
au travailleur une part de son salaire, au capitaliste
une part de son profit. Tout impôt tombe en définitive
sur le revenu du contribuable, capitaliste, travailleur
ou propriétaire foncier. Cet impôt, l’Etat peut l’aug-
menter ou le diminuer ; l’État peut se faire sa part
de rente plus ou moins grosse en augmentant ou en
diminuant l’impôt foncier. Tout cela prouve surabon-.
damment que l’impôt foncier payé à l’État n’est pas
le prix du concours de la société dans l’œuvre de la
production agricole, mais la quote-part du propriétaire
foncier dans la somme des dépenses communes et des
charges de la société.
 
Toute la question est donc de régulariser cette répartition,
en faisant une balance exacte du doit et de Yavoir de chaque
partie.
 
La rente appartient tout entière au propriétaire du
sol. Il n’y a pas de répartition à faire là où il n’y a
 
qu’une seule part. L’unique chance qu’ait à présent
M. Proudhon de régulariser le partage de la rente,
c’est que son inconséquence le pousse à jeter au
panier sa seconde théorie avec sa première, et qu’il
se décide à éliminer de la distribution de la rente
foncière le travailleur et la société. Mais c’est préci-
sément le contraire qu’il va faire : il va s’empresser
d’oblitérer le propriétaire foncier en ne conservant
pour parties prenantes de la rente que la société et le
travailleur qui n’y ont aucun droit, dans les données
de la question. Soit ! mais je ne suis pas peu désireux
de voir alors quelle balance exacte il va nous faire du
doit et de l’avoir de chaque partie. Balance exacte !
je retiens le mot ; lecteur, ne l’oubliez pas non plus.
 
D’abord, il est un de ces comptes qui tend à disparaître :
c’est le second, cette fiction légale par laquelle une part de la
rente est assignée au sol, représenté par le tenancier ou pro-
priétaire.
 
Si M. Proudhon n’était pas infatué de sa triste
justice au point de se complaire dans la plus profonde
ignorance de la science ; si, une fois dans sa vie,
M. Proudhon avait pu songer à s’inquiéter de la
théorie de la valeur d’échange, il se serait préoccupé
d’abord de savoir si la terre a de la valeur ou n’en a
pas, si elle est un capital, et si la rente est le prix du
revenu de ce capital. Ensuite il se douterait peut-être
aujourd’hui qu’il y a des lois qui lient en général la
valeur du revenu à la valeur du capital ; en particu-
lier le montant de la rente foncière à la valeur de la
terre. Il saurait enfin qu’en pratique la rente fon-
cière n’existe point hypothétiquement,mais très-
 
 
réellement, et, loin de tendre à disparaître, s’élève
continuellement dans une société progressive, eu
raison de la rareté croissante du sol, par suite de la
multiplicité des usages pour lesquels on en réclame
l’emploi, Reportons-nous à trois ou quatre siècles en
arrière, le montant de la rente foncière en France
était peut-être de 300 ou 400 millions ; il y a cent
ans, elle pouvait atteindre 700 ou 800 million». En
1790, lorsque l’Assemblée constituante établit l’impôt
foncier, la rente fut évaluée à 4200 millions. Per-
sonne, excepté M, Proudhon, n’ignore que la rente
foncière atteint aujourd’hui si elle ne dépasse 2 mil-
liards ou 2 milliards 200 millions ; et tout le monde,
e^epté M. Proudhon, peut prévoir le jour où le
revenu annuel du sol de la France vaudra 2 milliards
et demi ou 3 milliards, si le pays continue à prospérer,
si la population augmente, si les différents arts se
développent.
 
Que peut donc vouloir prétendre M. Proudhon
quand il affirme avec une assurance écrasante que la
part de rente assignée au solj représentéparle tenancier
ou propriétaire tend à disparaître ? Cette part consti-
tue la rente tout entière, et cette part grossit de jour
en jour. N’est-ce pas une bien pauvre économie poli-
tique que celle de M. Proudhon ?
 
La propriété, avons-nous dit, est l’acte de préhension par
lequel l’homme, antérieurement à toute justice, établit sgn
domaine sur la nature, à peine d’être dominé par elle. Mais
pa ? cela même il implique contradiction que cet aofe de
préhension lui devienne un titre de redevance perpétuelle
vis-à-vis du travailleur qu’il se substitue sur le sol, puisque
ce serait lui attribuer vi»-à-vie de celui-ci une action juridi-
 
que en vertu d’un titre qui n’a de rien de juridique, la pré-
hension j puisqu’en outre ce serait subordonner de fait le
travailleur à la terre, tandis que le propriétaire qui renonce
à l’exploiter obtiendrait sur elle un domaine métaphysique,
ou, comme disent les légistes, éminent, qui primerait l’action
effective du travailleur : ce qui répugne. La société autorise
la préhension, dans certains cas elle l’encourage, la récom-
pense même ; elle ne la pensionne pas.
 
Ce pompeux galimatias ne dit rien ou il dit trop.
Si vous croyez vous-même à votre théorie de la
fatalité de la propriété, de la légitimation par le droit
de la préhension, du conditionnement de la possession
par les contrats, laissez une bonne fois tranquille le
propriétaire foncier, et ne lui arrachez point ce qu’il
s’est approprié. Si vous vous moquez vous-même de
vos sophismes, attaquez directement et positivement
la propriété foncière individuelle ; étudiez le droit
naturel, prouvez-nous que la propriété individuelle
du sol est antinaturelle ; informez-vous du droit so-
cial, établissez que la propriété individuelle des terres
lèse le travailleur, va contre l’égalité, qu’elle est
usurpatrice.
 
Au surplus, non. Cette attaque devait être faite
ailleurs : elle est ici déplacée. Nous sommes sur le
terrain de l’économie politique et nous ne devons pas
en sortir. La science de la richesse peut éclairer la
question de la propriété, elle ne peut pas la résoudre.
Nous décrivons des faits naturels, nous n’analysons
pas des faits moraux. La rente foncière ou le loyer du
sol est, quoique vous en puissiez dire, un fait naturel.
Démontrez le contraire. Démontrez aussi que. la
valeur vient des frais de production, que la terre n’*
 
pas de valeur ; ou convenez que la rente foncière
existe fatalement et nécessairement comme un revenu
distinct du salaire et du profit. Nous l’attribuerons en-
semble au légitime propriétaire du sol, quel qu’il
puisse être, comme nous attribuons le salaire au tra-
vailleur et le profit au capitaliste. Voilà tout ce que
nous pourrions vouloir établir en ce moment. Hors
de là vous m’entraîneriez sur le terrain de la morale
où je ne veux pas vous suivre.
 
Ajoutons qu’en suite de la balance qui a été faite entre le
maître et le fermier, d’après les solutions précédentes,....
 
Oui, parlons-en de vos solutions précédentes ! Elles
sont bonnes ! Elles jettent un beau jour sur les rela-
tions du maître et du fermier !
 
.....Le propriétaire est devenu un producteur sut generis,
 
dont les intérêts et les droits se confondent, vis-à-vis de la
rente, avec ceux du fermier.
 
Non, jamais les intérêts et les droits du propriétaire
ne pourront se confondre avec ceux du fermier. Le fer-
mier est un travailleur et peut être un capitaliste,
mais il n’est pas un propriétaire. Et le fermier fût-il
propriétaire du sol qu’il cultive, cumulât-il les trois
fonctions de propriétaire, de capitaliste et de travail-
leur, que ces trois fonctions n’en resteraient pas moins
distinctes et parfaitement irréductibles, et que le cul-
tivateur jouirait de trois revenus : rente, profit,
salaire.
 
La rente foncière, le loyer du sol est un revenu
sut generis comme le profit, comme le salaire -, et ce
revenu, comme les deux autres , doit aller tout
 
entier au propriétaire légitime du capital qui l’en-
gendre et d’où il naît.
 
Resteraient donc en présence deux parties prenantes : l’ex-
ploitant, et la société.
 
Le propriétaire du sol une fois évincé, il est évi-
dent qu’il ne resterait plus qu’à se partager son lot.
C’est ici le moment de dévoiler la balance exacte que
vous devez nous montrer. Moi, je pense que voici
l’heure où la taxe va paraître, le maximum se pro-
duire, l’arbitraire se donner carrière.
 
Quelle sera d’abord la part de l’un et de l’autre ?
 
Si d ?abord, vous disiez un peu quel sera la base du
partage ?
 
Et le partage fait, qui percevra pour la société ?
 
Oh ! cela importe peu. Eépondez plutôt à ma ques-
tion. Dites-moi dans quel rapport le choix des instru-.
ments, la méthode, le talent, la diligence d’une part,
la demande des produits, la facilité de transport, la
sécurité du marché, etc., d’autre part, contribuent à
la création de la rente, en supposant qu’elle existe.
Dites-moi comment vous estimez les droits respectifs
du travailleur et de l’État sur la rente foncière, tou-
jours en supposant qu’elle existe. Ce n’est pas tout
cle faire un partage ; il faut le justifier. Ce n’est pas
tout d’affirmer que votre balance est exacte : j’aime-
rais à ce que l’exactitude m’en fût démontrée.
 
La rente étant définie conventionnellement Ce qui excède la
moyenne des frais d’exploitation, mon opinion est que, cette
moyenne étant connue, ou autant que possible approximée,
l’exploitant doit prélever, en sus du remboursement de ses
avances, une part de rente, variable, selonles circonstances.....
 
Selon quelles circonstances ?
 
.....De 25 à 50 p. 0/0 de la rente, et le surplus appartenir
 
à la société.
 
A merveille, en vérité ! Taxe, maximum, arbitraire,
je vous attendais ! Mais où allons-nous, grand Dieu
du ciel ? Voilà une rente foncière dont l’existence
n’est pas à beaucoup près démontrée. Passons. Ce
qu’il y a de sûr, c’est qu’elle est parfaitement indéfinis-
sable et indéterminable. N’importe : nous la définis-
sons conventionnellement et nous la déterminons
approximativement. Très-bien. Nous nous retournons,
en cette occurrence vers M. Proudhon qui, de par son
omniscience, et dans sa transcendante sagesse, adjuge
au travailleur une part de ce fantôme, de cette ombre,
de cette apparence de rente, variable, suivant des
.circonstances mystérieuses que le seul M. Proudhon
peut connaître et doit apprécier, de 28 à 50 p. 0/0.
Le surplus appartiendra à l’État.
 
Pourquoi cette réserve de circonstances impéné-
trables à l’œil des simples mortels ? Et tandis que
vous étiez en train de prophétiser l’absolu, que ne
précisiez-vous davantage ? Pourquoi ne pas dire 37,1/2
p. 0/0 ? Auriez-vous quelques préventions contra le
chiffre 37, 1/2 ? Ou bien, si vous craigniez de vous
compromettre, pouquoi ne disiez-vous pas de 5 à
95 p. 0/0, ou de 0 à 100 p. 0/0 ?—Du tout ; c’est
bien de 25 à 50 p. 0/0.—Mais encore, dans quelle
balance, honnête fabricant de balances exactes, avez-
vouspesé ces chiffres ? Vous les aurez trouvés appa-
remment un beau matin, en vous promenant ; ou
 
peut-être vous sont-ils apparus en rêve, comme les
numéros gagnants des loteries apparaissent aux
bonnes femmes ?
 
-—Point, dit M. Proudhon : c’est mon opinion.—
Vous ne sauriez vous figurer, Monsieur, combien je
suis ravi de la connaître. Mais je me vois forcé de
vousdire qu’une opinion, fût-ce la vôtre, ne fait pas de
la science. Dites-moi, si votre opinion n’est pas celle
de Pierre, ni celle de Paul, ni la mienne, que ferons-
nous ? Nous nous battrons ensemble probablement ?
Avouez, avouez plutôt qu’à votre investigation, le
travailleur et l’État, comme deux bandits, s’en vont
attendre le propriétaire foncier au coin d’uh boi* pour
l’égorger, et se partager sa défroque amicalement,
l’un prenant sa montre, l’autre s’adjugeant sa bourse,
et la tabatière se tirant à la courte*paille. *.
 
Il n’est pas possible de donner une formule absolue de par-
tage pour un compte dont les éléments peuvent varier à l’infini.
 
Il est tout à fait impossible à vous, Monsieur, pour
ne pas dire ridicule de vouloir faire la balance exacte
et donner une formule quelconque de partage de la
rente telle que vous l’entendez. Comment partager
exactement, à quoi bon même partager d’une façoh
quelconque une pure hypothèse, une fiction fugitive,
un concept insaisissable ?
 
Tout ce qu’il importe de dire, quant à présent, c’est que
l’exploitant doit être servi le premier, conformément au prin-
cipe du salaire ; et que le revenu social, ou l’impôt, doit se
trouver principalement dans la rente.
 
Cela importe essentiellement. Mais alors ce qui
ferait également assez important, ce serait de noué ;
 
dire aussi pourquoi cela importe tant, et de nous
justifier votre double assertion.
 
Pourquoi l’exploitant doit-il être servi le premier ?
Pourquoi la société ne viendrait-elle qu’après lui ?
Est-ce que d’abord la société n’est pas plus considé-
rable que l’individu ? Ensuite, remarquez que l’exploi-
tant perçoit son salaire, dans votre système, avant
de toucher à la rente. Avec son salaire, il a déjà de
quoi vivre ; ses frais sont remboursés ; sa part de
rente est pour lui quelque chose comme un superflu.
Mais la société, si vous lui défendez de prélever l’im-
pôt sur le salaire, n’a plus pour toute ressource que la
rente. Il me semble donc au contraire à moi que la
société devrait être servie la première.
 
Enfin, pour que le revenu social ou l’impôt se
trouve principalement dans la rente foncière, il serait
désirable que la rente foncière fût quelque chose de
réel et de palpable et non pas un spectre fantasmago-
rique. Remarquez encore que, selon vous, la rente
pourrait être nulle, dans le premier des cas que vous
avez prévus, ou même négative, dans le troisième.
Que ferait l’État, le cas échéant ? H se passerait de
revenu, ou peut-être même il rapporterait à la masse ?
 
C’était la pensée des physiocrates que la rente foncière
devait acquitter sinon la totalité, au moins la majeure partie
de l’impôt ; c’est cette môme pensée qui a fait commencer le
cadastre.
 
M. Proudhon qui dit :—« Point de richesse sans
travail. »—invoquant l’opinion des physiocrates me
fait l’effet de vouloir nous jeter de la poudre aux
 
yeux sans trop savoir ce qu’il dit. Les physiocrates
étaient des gens qui considéraient la rente foncière
comme la seule et unique richesse. Us eussent dit :—
« Point de richesse hors de la rente. *—Us pensaient
que la rente nourrissait l’État, les propriétaires fon-
ciers et les classes laborieuses, ce qu’ils appelaient les
salariés. Us s’imaginaient que tous les impôts de .
quelque nature qu’ils fussent et qu’ils pussent être,
de cascade en cascade, de ricochet en ricochet, tom-
baient toujours en définitive sur la rente foncière,
sur la seule richesse que les hommes eussent à leur
disposition. Voilà pourquoi ils pensaient que, pour
constituer le revenu public, il valait mieux s’adresser
directement à la rente que d’y arriver par mille
chemins détournés et par cela même plus onéreux.
Voilà pourquoi ils proposaient de remplacer tous les
impôts par un impôt unique prélevé sur la rente fon-
cière, laquelle n’était certes rien moins pour eux qu’un
concept indéfinissable, indéterminable et insaisis-
sable.—Les idées de M. Proudhon sur la rente au-
raient paru singulièrement étranges aux physiocrates
de l’opinion desquels il s’autorise avec tant d’assu-
rance
 
Il n’y a point que les physiocrates qui aient cru
trouver dans la rente foncière le revenu naturel de
l’État. M. Proudhon aurait pu faire aussi l’honneur
de les citer à ces réformateurs socialistes dont parle
M. Joseph Garnier1, qui sont hostiles au principe de
la propriété foncière individuelle, mais—« qui ne
 
* Joseph Garnier, Éléments de l’Économie politique, p. 114.
 
350 l’économie politique
 
t concluent pas au communisme, à l’expropriation du
« sol sans indemnité, et qui ne proposent pas que
« TÉtat cultive, mais seulement qu’il loue le sol lui-
« même, à l’avantage du trésor public. »—Toutefois
M. Proudhon n’aurait pas lieu non plus de s’autoriser
de cette doctrine, bonne ou mauvaise, que réfute
M. Garnier. Dire que TÉtat louera le sol lui-même,
à l’avantage du trésor public, c’est énoncer implici-
tement que l’État sera propriétaire des terres et en
percevra la rente. Ou bien, en d’autres termes, trois
espèces de capitaux étant définies comme éléments
de la richesse sociale, c’est procéder à la répartition
de la richesse sociale entre les personnes en société,
en attribuant la terre à la communauté, les facultés
personnelles et le capital artificiel à l’individu. Pour
démontrer une pareille thèse il ne faudrait certes mé-
connaître ni la théorie de la valeur, ni la théorie du
capital et du revenu, ni le droit naturel, ni la justice
sociale. M. Proudhon ne doit pas plus être rangé
parmi l’école d’économistes dont il est ici ques-
tion, qu’il ne mérite d’être accepté comme un disciple
des physiocrates.
 
Toutefois, il ne me semblerait pas bon que l’État absorbât
chaque année pour ses dépenses la totalité delà rente, et cela
pour plusieurs raisons : d’abord parce qu’il importe de res-
treindre toujours, le plus possible, les dépenses de TÉtat ;.....
 
Quand est-ce donc que M. Proudhon voudra bien
consentir à corroborer ses oracles d’autre chose que
d’affirmations gratuites ? Et pourquoi pense-t-il donc
qu’il importe si fort de restreindre toujours le plus
possible les dépenses de l’État ? Les dépenses de l’État,
 
ne sont-ce pas les dépenses faites en commun dans
l’intérêt de la société ? Alors que les individus et les
familles ne cherchent qu’à étendre la sphère de leurs
jouissances et de leur bien-être, en quoi importe-t-41
de réduire la société à la portion congrue ? S’il importe
de restreindre le plus possible les dépenses de l’État,
Tidéal du système serait de les réduire à séro, ce qui
nous ramène à l’enfance de la civilisation et de l’hu-
manité. — Pour moi, je voudrais au contraire que
l’État fût aussi riche qu’il pourrait l’être sans nuire à
la richesse des particuliers fondée sur leur travail, et
que l’État dépensât largement son revenu dans l’in-
térêt commun de tous les membres dont il se compose,
 
...... En second lieu, parce que ce serait reconnaître dans
 
l’Etat, seul rentier désormais et propriétaire, une souveraineté
transcendante, incompatible avec la notion révolutionnaire de
Justice, et qu’il est meilleur pour la liberté publique de laisser
la rente à un certain nombre de citoyens, exploitant ou ayant
exploité, que de la livrer tout entière à des fonctionnaires ;....
 
C’est-à-dire qu’au lieu de reconnaître dans l’État
un domaine éminent, une souveraineté transcendante,
il vaut mieux placer ce domaine et cette souveraineté
sur la tête d’un certain nombre de particuliers. Et cela
dans l’intérêt de la liberté publique, et sans doute
aussi de l’égalité économique ? Quelle philosophie !
Quelle politique î M. Proudhon ne tient pas compte
de ce que, en fait, si les citoyens sont propriétaires
d’une partie du sol, l’État touche également une part
de la rente foncière. Il y a aussi des communes, des
établissements publics, des communautés qui sont
propriétaires fonciers. Et je ne sache pas que des per-
 
sonnes collectives comme l’Etat, comme les com-
munes , comme les hospices abusent du domaine
éminent, de la souveraineté transcendante qu’on leur
reconnaît, d’une façon nuisible à la liberté publique ;
ni que ces personnes collectives pussent être justement
dépouillées des terres qu’elles possèdent du moment
que le domaine et la souveraineté qui s’attachent à
une telle possession peuvent aussi bien reposer sur la
tête de personnes individuelles. Quelle singulière
idée M. Proudhon entend-il nous donner de la justice
révolutionnaire ?
 
.....Enfin, parce qu’il est utile à l’ordre économique de con-
server ce ferment d’activité qui, dans les limites et sous les
conditions qui viennent d’être déterminées, ne parait pas
susceptible d’abus , et fournit au contraire, contre les en-
vahissements du fisc, le plus énergique contre-poids.
 
Quelles conditions ? Quelles limites ? Qu’avez-vous
déterminé ? Puis sans compter les contradictions qui
vous échappent à chaque ligne, et sans qualifier le
galimatias dont vous couvrez votre ignorance, que
venez-vous nous dire encore ?
 
Conservez tous les ferments d’activité qu’il vous
plaira, mais arrangez-vous pour que la société sub-
siste, et pour que l’Etat fasse honneur à ses affaires.
 
Vous repoussez l’impôt, et vous dites que le re-
venu public doit se trouver principalement dans la
rente. Mais il ne vous semble pas bon que l’État
absorbe toute la rente, et vous désirez que les citoyens
en conservent une bonne partie, ne fût-ce que pour
opposer aux envahissements du fisc un énergique
contre-poids. Savez-vous bien ce que vous voulez ?
 
Savez-vous bien ce que vous dites ? En quoi con-
sistent en définitive les envahissements du fisc ? En
ce qu’il s’empare d’une portion de nos revenus
privés pour former le revenu public. Or, de revenus
privés, combien en connaissez-vous d’espèces ? J’en
sais trois pour ma part : la rente foncière, le salaire,
le profit. Tout vient de là : il n’y en a pas une qua-
trième ressource pour les consommations privées ou
publiques. Ce que l’État demande au salaire, il ne le
demande pas à la rente ; ce qu’il demande à la
rente, il ne le demande pas au salaire. Si vous pré-
tendez diriger son choix, il demandera d’autant plus
à l’un qu’il demandera moins à l’autre, et réciproque-
ment. Avez-vous songé seulement à vous demander
où le fisc retrouverait et pourrait reprendre la portion
de la rente foncière que vous prétendez dérober à ses
envahissements ? Avez-vous essayé de constituer cette
théorie de l’impôt que vous nous aviez annoncée et
promise ? Non : vos conditions et vos limites sont illu-
soires ; vos envahissements sont des fantômes ridicules ;
vos contre-poids ont l’efficacité de vos balances.
 
Sur les 50 ou 75 p. 0/0 restants de la rente, une part sera
donc prélevée pour le budget ; l’autre appartiendra au pro-
priétaire.
 
Bon ! voilà le propriétaire revenu sur l’eau. Nous
l’avions noyé tout à l’heure. Il a, paraît-il, la vie dure.
Une part pour le budget, une part pour le propriétaire.
Soit ! Et quelle part, je vous prie, pour chacun d’eux ?
La question est assez grave et mérite d’être résolue.
Où sont à présent vos chiffres ? Qu’avez-vous fait de
vos balances ?
 
Que l’on dise, si Ton veut, que la proportion suivant laquelle
je propose de répartir la rente manque de précision,....
 
Vous me rendrez cette justice d’avouer que je n’ai
pas attendu, pour dire cela, votre permission.
 
..... C’est un inconvénient que je reconnais d’autant plus
 
volontiers qu’il exprime le fait fondamental sur lequel repose
toute la théorie, à savoir l’indéfinissahilité de la rente.
 
À d’autres ! Ce que Ton dirar que vous y consentiez
ou non, avec juste raison, c’est que vous n’avez su ni
définir ni déterminer la rente, mais il ne s’ensuit pas
que la rente soit indéfinissable et indéterminable. La
rente foncière est la chose du monde la plus facile à
définir : elle est le prix du loyer du sol. La rente se
détermine tout naturellement sur le marché par le
rapport de la demande à l’offre de location des terres.
La rente appartient tout entière au propriétaire légi-
time du sol. Et la part de rente qui tombe dans les
caisses du trésor public y arrive par les mêmes
moyens, et s’y trouve au même titre que la portion
des salaires et des profits prélevés par les contribu-
tions publiques. Quant au travailleur, il n’a théori-
quement aucun droit sur la rente ; et pratiquement
il n’en touche pas un soL
 
Mais ce que l’on ne me fera jamais regarder comme juste,
c’est que, tandis que l’Etat n’accorde aux brevetés d’invention
qu’une jouissance de quatorze ans, il livre à perpétuité la
rente du sol ; c’est qu’il n’en réserve rien pour le fermier ;
c’est qu’il écrase d’impôts l’industrie, le commerce, le travail,
pendant qu’il se prosterne devant une prélibation trop souvent
parasite, et qui ne peut invoquer en sa faveur que le préjugé
des siècles, le silence de la multitude et la mythologie du
culte.
 
Cette prélibatwn trop souvent parasite n’est autre
 
chose que la propriété foncière individuelle. On com-
prend à présent pourquoi M. Proudhon s’est dispensé
de nous donner le chiffre ou le montant de la part de
la rente qu’il attribue au propriétaire. Mais qu’a fait
M. Proudhon pour montrer qu’en quoi que ce fût le
propriétaire pouvait être considéré comme un préli-
bateur parasite ? Kien, rien,—et rien. Le propriétaire
foncier sort des mains de M. Proudhon fort injurié,
mais physiquement et moralement sain et sauf.
 
Ce dernier passage couronne l’œuvre. Il est infini-
ment précieux et instructif : il est caractéristique
de l’argumentation de M. Proudhon, laquelle est un
mélange de principes erronés, de suppositions gra-
tuites, de contradictions fatigantes, de vanteries de
fausse érudition, d’invectives de mauvais goût. Cela
est de l’insolence de tribun, si Ton veut ; de la science,
—jamais.
 
Mon opinion est qu’il serait meilleur pour l’avenir
de la démocratie et pour le triomphe de l’égalité que
les socialistes voulussent bien s’abstenir de dénoncer
des abus qu’ils ne savent ni prouver ni redresser ; que
les empiriques ne fissent point saigner à tous les
regards, aux applaudissements de l’ignorance , de la
sottise et de la cupidité, les plaies du corps social que
leurs onguents enveniment et que guériront plutôt un
jour les soins assidus et discrets de la science.
 
FIN.