« L’Économie politique et la justice » : différence entre les versions
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4° Qu’enfin, par suite de l’ignorance complète où se trouve M. Proudhon de la théorie de la valeur d’échange, ses Balances économiques sont, pour la plupart, des utopies impraticables.
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L’autre chose dont je restai également convaincu, c’est que dans l’Economie politique, telle qu’il avait été donné aux fondateurs de la concevoir, la notion du droit n’entrait pour rien, les auteurs se bornant à exposer les faits de la pratique, j tels qu’ils se passaient sous leurs yeux, et indépendamment j de leur accord ou de leur désaccord avec la Justice.
/ Vous savez à présent dans quelle situation se trouve / M. Proudhon. Il est dans celle d’un juge qui, sachant ou croyant savoir qu’un crime aurait été commis dans un certain endroit, persisterait à accuser de ce crime un homme dont l’alibi serait parfaitement établi. Mais encore, le crime a-t-il été commis ?
L’économie politique, ou du moins la première et la plus importante des sciences économiques, la théorie de la valeur, est une science naturelle qui n’a pas à se préoccuper de la notion du droit ; on n’en saurait dire autant de la théorie de la propriété, de la distribution et de la consommation qui est une science morale. Si les fondateurs de l’économie politique ont repoussé la notion du droit de la théorie de la valeur, ils ont eu raison ; mais s’ils l’ont également repoussée de la théorie delà propriété et de ladistribution, ils ont eu tort. En serait-il ainsi, et se seraient-ils en effet bornés à exposer les faits de la pratique tels qu’ils se passaient sous leurs yeux, et indépendamment de leur accord ou de leur désaccord avec la justice ? Nullement. Les économistes n’ont point commis la faute que leur reproche si carrément M. Proudhon. Les fondateurs de la science, les physiocrates ont formulé la fameuse maxime : laissez fairej laissez passer, ce qui n’était rien moins, au XVIIIe siècle, que l’exposition d’un fait de la pratique. Us ont donné la théorie de Yimpôt unique, et cette théorie n’était rien moins que l’exposition de la pratique financière du xvnr siècle.
Par exemple,—cette observation est de Rossi,—il est démontré, et l’objet propre de l’économie politique est de faire cette démonstration, que la division du travail est le procédé le plus puissant de l’industrie, et la source la plus féconde de la richesse,—mais qu’elle tend en même temps à abrutir l’ouvrier, et conséquemment à créer une classe de serfs.
À cela je réponds :
1° Qu’il est possible que cette observation soit ou ne soit pas de Rossi, mais que M. Proudhon l’accueillant librement, je l’en fais responsable ;
2° Que l’objet propre de l’économie politique est de faire la théorie delà valeur d’échange, et nullement de démontrer le principe de la division du travail ;
3° Qu’il y a pour l’industrie des procédés plus
4° Que la division du travail n’abrutit point
Généralisant aussitôt l’observation de Rossi, je n’eus pas de peine à me convaincre que ce qu’il avait dit de la division du travail, de l’emploi des enfants dans les manufactures, des industries insalubres, on pouvait et l’on devait le dire de la concurrence, du prêt à intérêt ou crédit, de la propriété^ du gouvernement, en un mot de toutes les catégories économiques et par suite de toutes les institutions sociales.
j Je réponds :
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{ sont bien des catégories morales ;
6° Que la concurrence, le prêt à intérêt ou crédit ne sont pas plus coupables que la division du travail. Je soutiendrai ces objections tout à l’heure. Pour le moment, je vois M. Proudhon rouler sur une pente fatale, et je ne veux pas l’arrêter dans sa course. Où pourra-t-il en arriver avec de pareilles prémisses ?
Les deux phénomènes (de l’augmentation de la richesse et de l’abrutissement de l’ouvrier par la division du travail) sont aussi certains l’un que l’autre, intimement liés, à telle enseigne que, si l’industrie devait se soumettre à la loi du respect personnel, elle devrait, ce semble, abandonner ses créations, ce qui ramènerait la société à la misère...
Voilà qui est dit. Suivant M. Proudhon, si l’industrie se soumet à la loi du respect personnel, si la production se fait scrupule de violer la justice, nous tombons dans la misère. Telle est l’opinion de M. Proudhon. Mais la question se complique singulièrement ; car d’autre part les économistes, c’est M. Proudhon qui l’avoue,
...Les économistes démontrent que la Justice est elle-même une puissance économique, que partout où la Justice est
violée, soit par l’esclavage, soit par le despotisme, soit par le manque de sécurité, etc., la production est atteinte, la richesse diminue, et la barbarie se rencontre.
C’est encore entendu. Au dire des économistes, si la production viole la justice, si l’industrie ne se soumet pas à la loi du respect personnel, nous tombons encore dans la misère.
...Il s’ensuit que l’économie politique, c’est-à-dire la société tout entière, est en contradiction avec elle-même, ce que Rossi n’avait point aperçu, ou que peut-être il n’avait osé dire.
H est certain que si Rossi s’est aperçu d’une contradiction si peu consolante, il n’a pas eu tort de nous la dissimuler ; et M. Proudhon n’eût pas mal fait de suivre son exemple.
Devant cette antinomie.....quel parti prend le monde savant et officiel ?
Permettez ! Et quel parti voulez-vous donc qu’il prenne ? Vous prétendez, vous, Monsieur Proudhon, qu’à moins de violer la justice, nous demeurons plongés dans la misère. D’autre part les économistes, c’est vous qui le dites, démontrent qu’en violant la justice nous n’en serons que plus sûrement plongés dans une misère plus profonde ; d’où il suit que la société tout entière serait, selon vous, en contradiction avec elle-même. Sans être un personnage savant ni aucunement officiel, je vous répondrai que l’alternative est triste, mais qu’il faut nous résigner.
Les uns, disciples à outrance de Malthus, se prononcent bravement contre la Justice. Avant tout, ils demandent, coûte que coûte, la richesse, dont ils espèrent avoir leur part ; ils font bon marché de la vie, de la liberté, de l’intelligence des masses. Sous prétexte que telle est la loi économique, qu’ainsi le veut la fatalité des choses, ils sacrifient, sans nul remords, l’humanité àMammon. C’est par là que s’est signalée, dans sa lutte contre le socialisme, l’école économiste : que ce soit son crime et sa honte devant l’histoire !
Cette colère est bien ridicule ! Vous accusez les économistes d’opter pour une dépravation qui, suivant eux, les ruinerait. Vous reprochiez tout à l’heure aux fondateurs delà science d’avoir méconnu la notion du droit ; c’était un reproche sans fondement. Vous accusez leurs successeurs de l’avoir foulée aux pieds ; c’est une absurde calomnie. Les économistes modernes ont suivi l’exemple de leurs devanciers : ils ont applaudi à la moralité de certains règlements, flétri l’immoralité de certains autres ; ils ont démontré que la justice est elle-même une puissance économique.
Les- autres reculent effrayés devant le mouvement économique, et se retournent avec angoisse vers les temps de la simplicité industrielle, de la filature domestique, et du four banal : ils se font rétrogrades.
Franchement, dans les données qui sont les vôtres, ces braves gens mériteraient d’être moins persiflés et plus encouragés. Misère pour misère, que triomphe au moins la justice ! Soyons pauvres, mais honnêtes !
Ici encore je crois être le premier qui, avec une pleine intelligence du phénomène, ait osé soutenir que la Justice et l’économie devaient, non pas se limiter l’une l’autre, se faire de vaines concessions, ce qui n’aboutirait qu’à une mutilation réciproque et n’avancerait rien, mais se pénétrer systématiquement, la première servant de formule constante à la seconde ; qu’ainsi, au lieu de restreindre les forces économiques dont l’exagération nous assassine, il fallait les balancer les unes par les autres, en vertu de ce principe, peu connu et encore moins compris, que les contraires doivent, non s’entre-détruire, mais se soutenir, précisément parce qu’ils sont contraires.
Par exemple, voilà qui est du charlatanisme de
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Science sociale*
Quant à cette persistance de M. Proudhon à faire deRossi son compère, je laisse au lecteur le soin de l’apprécier.
Nous en sommes là. Le problème est difficile.....
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Je crois même qu’il est parfaitement insoluble ;
c’est ce que nous allons voir. En attendant, vous croyez peut-être M. Proudhon fort empêtré dans les difficultés qu’il se crée à plaisir. Il ne Test point. Il reste calme ; et il plaisante agréablement.
Le problème est difficile , dit-il, la situation périlleuse ; mais avouez, Monseigneur, que la théologie chrétienne n’eût jamais trouvé de pareilles choses.
Certes non, elle ne les eût point trouvées, et je de-
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une autre. Il détruit avec vigueur, avec rage ; il n’é-
difie rien sur les ruines qu’il accumule. Quant à moi, je préfère me rallier à ce principe de la philosophie positiviste qu’en fait de science, on détruit beaucoup, tout naturellement, en édifiant un peu.
Donc, à n’en croire que M. Proudhon, nous serions en présence du problème le plus fantastique. La société tout entière serait en contradiction avec elle-même : rien de moins que cela ! Fort heureusement, il n’y a que les nuages accumulés dans l’esprit de M. Proudhon qui se heurtent les uns contre les autres. Un rayon de saine philosophie va les dissiper.
M. Proudhon nous parle, sur un ton fort aisé, de
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l’équation algébrique de la ligne droite (y = aœ -\- b),
on se base sur l’application du théorème dit des
triangles semblables. Or la démonstration particulière,
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geons, n’est point une science mais bien un art, Fart
de vouloir et d’agir, à la méthode de calcul algébrique.
Cela dit, suivons l’analogie.
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cipe, comme immorale ; ou l’éthique aura tort. Et,
dans tous les cas, l’identité des résultats de la morale
et de l’économie ne saurait confirmer et justifier que
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nomie. On dit : — « Voici des faits : la division du
travail est le procédé le plus puissant de l’industrie,
et la source la plus féconde de la richesse ; mais elle
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quemment à créer une classe de serfs. »
Cette assertion est doublement inexacte. Il y a pour Vindustrie des procédés plus puissants et pour la richesse des sources plus fécondes que la division du travail : l’emploi des machines par exemple. Une presse d’imprimerie créera cent, deux cents, trois
cents fois plus de richesse que n’en créeront ensemble mille, deux mille, trois mille copistes divisant leur travail. Et l’étude de la production démontre que la pratique du principe de la division du travail mène droit à l’emploi des machines.
— t En même temps que la division du travail est le procédé le plus puissant de l’industrie et la source la plus féconde de la richesse, elle tend à abrutir l’ouvrier, et conséqueminent à créer une classe de serfs. Les deux phénomènes sont aussi certains l’un que l’autre. *
Les deux phénomènes sont aussi peu certains l’un
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nutes pour les employer comme il voudra, faire
d’autres cartes et augmenter «on salaire et son bien être, rentrer chez lui, causer avec sa femme, instruire ses enfants, s’instruire lui-même, s’initier aux intérêts de la société. Et nous l’asservissons !—« Mais, crierez vous, cela n’arrive point. Le travail se divise et l’ouvrier ne s’enrichit pas ; l’ouvrier s’exténue et il s’abrutit. » Cela est vrai, et je le déplore. Mais cela n’arrive point à cause de la division du travail ; cela arrive malgré la division du travail, et pour d’autres causes. Cherchez-les.
M. Proudhon n’a fait ici qu’abuser lourdement
d’une observation de J.-B. Say, qui m’a toujours paru d’une singulière impertinence. — « C’est un triste témoignage à se rendre, a dit quelque part J.-B. Say, que d’avoir passé sa vie à fabriquer la douzième partie d’une épingle. » Cette observation serait fondée si l’on passait effectivement sa vie à fabriquer la douzième partie d’une épingle. Personne n’y est contraint, grâce au ciel ! L’ouvrier peut avoir des moments de loisir ; après avoir exercé ses bras, il peut trouver des occasions d’exercer son intelligence et son cœur.
D’ailleurs, allons plus loin. L’observation de J.-B. Say, si elle était fondée, devrait aller atteindre jusque dans sa Racine et suivre dans toutes ses applications la division du travail, ou ce qu’on appelle d’un autre nom la spécialité des occupations. Si c’est un triste témoignage à se rendre que d’avoir fabriqué toute sa vie des têtes d’épingles, c’en est un également que d’avoir passé sa vie à coudre des souliers, à raboter des planches, à tailler des pierres, à labourer le sol. C’est un témoignage aussi peu flatteur à se rendre que d’avoir passé sa vie à enregistrer des actes, à plaider des procès d’héritage ou de séparation de corps, à guérir des fièvres ou couper des jambes. C’est encore un triste témoignage à se rendre qile d’avoir passé sa vie à appareiller des rimes, ou à raisonner la valeur et de l’échange* du capital et du revenu, de la rente et de Y impôt> comme a fait M. J.-B. Say qui peut-être ne s’est jamais soucié beaucoup de la botanique, de la médecine, de l’histoire, de la peinture* de la musique, ou de voyager en Italie.
Tout cela serait abrutissant, asservissant. Pas le moins du monde ; ce qui abrutit, ce qui asservit lie travailleur, ce n’est pas la spécialité, c’est l’excès du travail spécial auquel il est propre, c’est le salaire insuffisant parce qu’il est perpétuellement écorné, rogné par l’impôt, c’est la misère que ne peut vaincre l’excès du travail.
L’idéal de Tordre social, c’est que le travailleur, en se livant au travail auquel il est propre, réussisse à gagner sa vie, à satisfaire aux exigences du présent en se ménageant des ressources pour l’avenir, par une journée de huit ou dix heures de travail ; et qu’il ait ensuite le loisir de cultiver son esprit, d’intéresser son cœur, soit en oubliant un peu sa spécialité, soit en tendant à l’élargir. Nous entendons tous les plaintes qui s’élèvent dans toutes les classes delà société contre un travail abrutissant et asservissant, c’est-à-dire contre un travail excessif et mal rétribué. Or la morale et Téconomie politique s’accordent, ou, pour mieux dire, la morale appuyée sur une saine économie politique s’attache à poursuivre l’idéal où nous aspirons tous.
Et quant au fameux principe que les contraires doivent se balancer et non s’entre-détruire, précisément parce qu’ils sont contraires, peut-être sommes-nous moins incapables de le connaître et surtout de le comprendre qu’il ne plaît à M. Proudhon de l’affirmer. Par exemple, dans la question qui nous occupe, s’il fallait l’appliquer, je dirais ceci que M. Proudhon n’a pas su dire : — Dans l’état actuel des choses, le travail et l’oisiveté se détruisent, ou du moins se nuisent l’un à l’autre, les uns travaillant trop, les autres ne travaillant pas assez ; tandis que dans une société mieux ordonnée, il y aurait balance ou équilibre entre le travail et l’oisiveté, chacun ayant sa part d’occupation et de loisir.
Je me résume. Des observations qui précèdent, on doit conclure que la terrible antinomie de M. Proudhon s’écroule avec fracas. Il l’énonçait ainsi :
Ce dont il n’est pas permis de douter, c’est que sur le même phénomène l’économie semble dire oui, la Justice non.
I Cette assertion n’est admissible à aucun prix. Une économie politique qui dirait obstinément : oui, alors que la justice dirait avec évidence : non, serait une détestable économie politique ; disons mieux, ce ne serait pas de l’économie politique. Et réciproquement, il n’y aurait qu’une justice inique qui pût se mettre en contradiction soit avec la géométrie, soit avec l’optique, soit avec la physiologie végétale ou animale, soit avec la véritable économie politique.
Quant à la théorie de la propriété, de la distribution et de la consommation, quant à la partie des sciences économiques à l’élaboration de laquelle doivent concourir ensemble et la théorie de la valeur d’échange, véritable économie politique, et les principes de la justice, elle doit en effet résulter de l’application de la justice à l’économie politique comme ! l’analyse de Descartes résulte de l’application de l’algèbre à la géométrie -, c’est-à-dire que la justice doit se subordonner à l’économie politique. Il n’est pas permis délire, comme le fait M. Proudhon, que la justice servira de formule constante à l’économie politique ; c’est au contraire l’économie politique qui doit servir de formule constante à la justice. M. Proudhon intervertit l’ordre logique des idées ; il met la charrue devant les bœufs.
Cela vient de ce qu’il n’a pas une intelligence nette du rôle de la morale, non plus que de celui de l’économie. M. Proudhon semble croire que la justice est quelque chose d’immuable, qu’avant lui personne n’avait aucune idée des principes de la justice, qu’après lui, le monde pourra s’en tenir éternellement à ceux qu’il aura proclamés. H n’en est rien : l’art de penser, l’art de vouloir, l’art de sentir progressent et se transforment de siècle en siècle en suivant pas à pas le développement des facultés humaines. La justice doit reposer sur un principe fondamental en qui puisse se résumer l’essence non-seulement de l’économie politique, mais de toutes les sciences mathématiques, physiques, physiologiques, psychologiques. La morale bénéficie des découvertes de la science.
Et, la subordination des sciences morales aux sciences naturelles étant ainsi comprise, ce n’est point à faire miroiter de ridicules antinomies que le philosophe doit s’attacher, mais au contraire à faire resplendir dans leur simplicité logique des harmonies profondes, intimes, naturelles.
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