« Lord Minto aux Indes » : différence entre les versions

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: ''Life and Letters of Gilbert Elliot, first earl of Minto, from 1807 to 1814''; London, 1880.
 
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Ce volume, qui comprend les sept années pendant lesquelles lord Minto se consacra tout entier à ses hautes fonctions, conduit nécessairement la pensée à des rapprochemens fréquens entre la situation des Indes à l’époque où l’Angleterre avait encore tant de luttes à soutenir pour y affermir sa domination et les circonstances présentes au milieu desquelles, après plus d’un siècle d’occupation, il semble que sa politique n’ait pas cessé de se heurter contre les mêmes obstacles. Bien que les Anglais puissent aujourd’hui parler en maîtres et faire partout reconnaître leur droit de propriété ou de suzeraineté sur le sol indien, leurs magnifiques établissemens ne laissent pas que de leur coûter aussi cher que s’il s’agissait de colonies nouvellement fondées. Dix années ne s’écoulent pas sans
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que des révoltes partielles ensanglantent quelque contrée de l’Hindoustan. On voit rarement un traité passé avec des voisins ambitieux recevoir son exécution sans qu’il faille recourir aux armes pour l’imposer. La trahison a enveloppé, dès le début, les Anglo-Indiens et les enveloppe encore de tous côtés. Quand on étudie l’histoire de toutes ces rébellions qui ont armé les peuples indigènes contre la domination anglaise, on reste frappé d’y trouver les mêmes causes ramenant toujours les mêmes effets. Qui n’a présent à la mémoire ce cycle de combats et de massacres marqué tous les dix ans, de 1827 à 1867, par des dates néfastes comme par autant de jalons sinistres, et dont la désastreuse campagne de l’Afghanistan renouvelle aujourd’hui les sanglans épisodes? Lord Minto n’eut pas à triompher d’une de ces formidables insurrections, mais d’autres événemens aussi importans, dans lesquels sa responsabilité a été engagée, méritent d’attirer l’attention de l’histoire.
 
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On peut se rendre compte, jusqu’à un certain point, de ce que coûtent les guerres en Europe. On peut évaluer, presque à l’avance, les frais énormes qu’entraînent les grands mouvemens des armées; mais, dans les contrées lointaines où ces mouvemens rencontrent le plus souvent des difficultés inattendues, les chiffres prennent des proportions qui échappent à tout calcul. C’est par centaines de millions qu’au dire des plus optimistes se solderont les frais de la campagne que soutiennent actuellement les Anglais dans
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l’Afghanistan. Déjà le gouvernement des Indes semble hésiter à présenter à la fois le chiffre colossal des sommes dépensées jusqu’au règlement du budget de la guerre au mois de mars dernier, et celui des millions en plus qu’il lui faut demander pour mener à bonne fin ce qui n’était, à l’origine, qu’une expédition destinée, selon quelques-uns, à soutenir un droit politique. Aujourd’hui encore, une lutte obstinée retient les forces de l’armée anglaise cernées, en quelque sorte, dans une contrée livrée à l’anarchie, et le plus grand intérêt de l’Angleterre, après avoir englouti tant d’argent et tant d’hommes dans l’âpre sol de l’Afghanistan, serait d’en retirer ses troupes au plus vite. Si les chiffres ont leur éloquence, ils ont aussi leur tristesse. Combien de luttes sanglantes, d’efforts oppressifs, de sombres tragédies ne représentent-ils pas quand ils s’offrent à nous, même comme le bilan des conquêtes!
 
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Les instructions emportées par lord Minto lui recommandaient par-dessus tout la conciliation et le maintien de la politique de non-intervention, si fortement réclamée par les directeurs de l’honorable compagnie des Indes. Elles s’accordaient, en ce point, avec son esprit sage et naturellement animé des sentimens les plus généreux envers les populations indigènes. Il était en politique l’élève de Burke et son meilleur ami. Il avait siégé à ses côtés lors de ces magnifiques débats parlementaires où le grand orateur avait défendu la cause de l’humanité contre le système rigoureux par lequel le gouvernement anglais croyait bon alors de consolider sa puissance aux Indes. Lord Minto se souvenait encore de ces accens pleins d’une émotion communicative avec lesquels Burke avait reproché au ministère de n’avoir pas suffisamment protégé les princes indiens contre « cette compagnie de marchands, — ainsi disait-il, — qui ne considéraient les intérêts des peuples qu’au
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point de vue de leurs intérêts mercantiles. » L’éloquence de Burke s’appuyait sur des faits trop réels pour n’avoir pas exercé une action puissante sur ceux qui l’écoutaient, et, finalement, c’est au grand orateur que revient l’honneur d’avoir, le premier, éveillé dans le cœur de ses compatriotes le sentiment de leurs devoirs envers les nations, conquises. Ces principes éternels de justice et d’humanité devaient inspirer tous les actes de l’administration de lord Minto; chaque page de sa correspondance officielle ou privée en porte le témoignage, et l’on verra plus tard par quel effort de sa volonté il parvint à les concilier avec les intérêts de l’état.
 
Lord Minto, dès qu’il eut posé le pied sur le rivage indien, se trouva comme débordé par les occupations de toute nature qui l’assaillirent à son arrivée, et c’est à peine s’il eut, à partir de ce moment, le loisir de rendre compte aux siens de ses propres impressions. Avant de le suivre dans le mouvement des affaires auxquelles il allait se donner tout entier, pourquoi nous interdirions-nous de jeter un coup d’œil sur le pays étrange dont la singularité le frappa dès le premier abord, alors que l’habitude n’en avait pas encore émoussé, pour lui, les traits les plus saillans? Nous croyons d’ailleurs que, pour un Anglais, l’extrême Orient ne laisse pas de perdre quelque chose de son originalité par la fréquence des relations établies entre la mère patrie et ses lointaines possessions. Aux yeux du trafiquant ou de l’économiste qui vont en étudier les ressources, l’Inde ne doit pas apparaître avec la couleur locale, bizarre ou grandiose, qu’elle revêt pour un spectateur désintéressé. Pour nous, ces mêmes pays, entrevus dans un lointain mystérieux, restent le domaine des féeries dont notre enfance a été bercée. Bagdad, Candahar, Cachemyre demeurent toujours des noms magiques, évoquant les souvenirs des ''Mille et une Nuits'', dont le merveilleux nous donne peut-être une idée plus juste des mœurs orientales que ne le font les récits des plus graves historiens. N’est-ce pas, en effet, un monde tout à la fois fantastique et réel que ce berceau de l’humanité devenu peu à peu tellement étranger aux races qui en sont sorties qu’il n’existe plus la moindre affinité entre elles et les peuples primitivement implantés sur ce sol antique? Impénétrables à l’Européen, sinon par les travaux des savans, ces nations asiatiques parlent du moins à notre imagination un langage qu’elle peut comprendre à l’aide des fictions qui, au milieu des éblouissemens du surnaturel, nous retracent les scènes colorées et vivantes de l’existence ordinaire. De ce milieu se dégage ''l’esprit'' même des races orientales et il apparaît alors aussi clairement à notre intelligence que si le pouvoir du génie ''esclave de la lampe'' nous transportait au sein de l’antique Orient.
 
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Cependant, il y a plaisir encore à écouter de simples récits empreints du caractère propre à chaque voyageur et qui, donnent, pour ainsi parler, un corps à cette vague intuition. Quelques détails pittoresques, que nous allons détacher des premières lettres de lord Minto, nous représentent, dans toute leur vérité, certaines scènes de mœurs locales dans lesquelles le narrateur, contraint lui-même de figurer, se plaint avec bonne grâce et une pointe d’''humour'' des honneurs imposés par sa position officielle.
 
Je ne vous ai rien dit encore, écrit-il, de mon nabab du Carnatic, quoiqu’il ne se passe pas un jour que je ne reçoive de lui quelque message : le matin, pour s’informer si j’ai bien dormi, et dans la journée, pour m’envoyer quelque présent de fruits ou de fleurs. Il insiste pour que je reçoive ses messagers armés de grandes baguettes d’argent, et pour qu’ils lui rapportent directement mes complimens, ce qui ne laisse pas que de m’importuner. Après ma première visite, il m’a envoyé un dîner d’au moins cinquante plats, portés chacun sur la tête d’un noir serviteur. Ce festin a été placé à terre dans la galerie où j’ai dû venir pour admirer les riches étoffes brodées dont les plats étaient recouverts et la belle confection des mets qu’elles voilaient et qui ont été dévorés ensuite par les soldats de la garde de sir William. C’est une coutume orientale de faire ce présent d’un dîner complet. Ce nabab est un personnage d’une trentaine d’années, assez corpulent et porteur d’une barbe très noire. A ma première visite, il m’embrassa plusieurs fois, me disant à chaque accolade: «Comment vous portez-vous, gouverneur-général? » Ce qui était très à propos en me recevant, mais beaucoup moins lorsqu’en sortant il renouvela quatre fois ses embrassades en répétant chaque fois : « Comment vous portez-vous, gouverneur-général? » Durant la réception, il s’assit sur un sopha, dans la salle du ''musnud'' ou trône, ayant à sa gauche sir William et moi à sa droite. Alors notre interprète dut transmettre de l’un à l’autre l’expression réciproque de notre joie de nous trouver tous en si bonne santé, et le nabab rendit à Dieu des actions de grâces à propos de la santé du roi, de la reine, du prince de Galles, de tous les princes et princesses de la famille royale, du conseil des directeurs, des membres de la chambre des lords et de la chambre des communes, quand je l’eus assuré que je les avais tous laissés dans l’état le plus florissant... A près que ces graves questions et d’autres de même importance eurent été traitées entre nous et que vint le pénible moment du départ, son altesse jeta quelques gouttes d’essence de roses sur mon mouchoir et répandit de l’eau de roses à flots sur mon habit de cérémonie, tout en disant qu’elle savait bien qu’elle le tachait, — mais qu’est-ce qu’une tache à un habit, auprès des effusions de l’amitié? Ensuite, le nabab
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entoura mon cou d’une guirlande de fleurs et me remit entre les mains deux roses et un paquet de bétel...
 
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Ce fut de la famine, de ce fléau terrible si fréquent aux Indes, que lord Minto fut d’abord témoin à son arrivée à Madras. La stérilité des récoltes n’en est pas toujours l’unique cause, il faut aussi accuser l’incurie naturelle aux populations indigènes. Vivant en état de servage et ne possédant rien en propre, celles qui habitent la campagne ne prennent pas la peine de chercher d’autres ressources quand la terre desséchée leur refuse une maigre nourriture et meurent alors de misère et de faim sous l’empire de ce fatalisme inerte qui n’est pas la résignation. Quant aux troupeaux d’êtres indolens qui encombrent les palais en remplissant les faciles sinécures de porte-pipes ou de porte-éventails, ils obéissent à la loi de leur nature insouciante ou rebelle au travail. On sait de quelle quantité de serviteurs inutiles il faut s’entourer quand on séjourne aux Indes. Il est vrai que leurs gages sont des plus minimes et que, pour la plupart, ils ne sont ni logés ni nourris chez leurs maîtres. Lord Minto, frappé comme tout étranger de ce détail des mœurs
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indiennes, raconte plaisamment ce qui lui arriva le premier soir de son arrivée à Calcutta :
 
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<center>II</center>
 
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A peine lord Minto prenait-il en main la direction des affaires, qu’une complication des plus graves venait attirer toute son attention vers la politique extérieure. Il ne s’agissait de rien moins que d’une invasion des Français se préparant, sous la conduite d’un autre Alexandre, à faire la conquête des Indes. Ce projet, le plus vaste qui pût entrer dans la tête d’un conquérant, n’était peut-être pas aussi impraticable qu’il le paraît au premier abord. Non-seulement lord Minto admettait que le succès de l’entreprise n’était pas impossible, mais il en discuta sérieusement les chances avec le comité directeur siégeant à Londres, et dans une des dépêches
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adressées à sir R. Dundas et qui attestent un véritable sens politique, nous relevons cette réflexion dont l’événement a prouvé la justesse : « Aussi longtemps, écrivait-il, que Napoléon sera engagé dans une guerre sur le continent, le projet de porter ses armes du côté de l’Orient restera inexécutable, mais, dès que la paix avec la Russie et les autres puissances européennes aura rendu ses forces militaires disponibles, elles pourront pénétrer en Perse et ce n’est pas là une entreprise qui dépassât la forte volonté et l’énergie du maître de la France. »
 
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La situation isolée de l’Angleterre en Europe pouvait à ce moment donner quelques chances de succès à une entreprise contre sa puissance en Orient. Sauf la Suède, la Grande-Bretagne ne possédait plus une seule alliance sur le continent, et l’empereur Napoléon ne pouvait choisir un meilleur moment pour entrer en lutte avec son orgueilleuse rivale. Ce n’était à ses yeux qu’une juste représaille contre l’audace de l’Angleterre, qui, dans cette même année 1807, pour répondre au blocus continental si nuisible aux intérêts de. son commerce, n’avait pas hésité à bloquer le détroit du Sund, à attaquer les Danois nos alliés, à incendier leur flotte et à bombarder Copenhague. Le prétexte était donc au moins plausible et, bien qu’aventureuse, cette grande expédition avait l’approbation de quelques esprits politiques mis dans le secret et parmi lesquels il faut, dit-on, compter le prince de Talleyrand. Comment se représenter les conséquences, qu’auraient eues à cette distance le
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succès ou l’échec de nos armes? Cependant la politique de L’empereur était destinée dès le début à rencontrer des obstacles inattendus. Lord Minto l’avait bien prévu, et à l’heure même où la France croyait pouvoir compter sur l’adhésion de la Turquie, il écrivait, à Londres : « L’opposition de l’Angleterre à la marche d’une armée française ne commencera pas aux rives de l’Indus, mais à celles du Bosphore. » C’est de là, en effet, que surgirent les difficultés. La Turquie, lésée par le traité de Tilsitt, se montra tout d’abord récalcitrante, et il eût fallu de manière ou; d’autre vaincre sa résistance, si l’empereur, par un revirement soudain, n’eût renoncé au plan gigantesque qui avait plu à son imagination. Tournant ses armes d’un autre côté, il entamait cette campagne d’Espagne que M. de Talleyrand a justement appelée « une mauvaise guerre dans une mauvaise cause, » et l’Inde anglaise recouvrait sa sécurité après « une alarme si chaude. »
 
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Il avait fallu des circonstances aussi pressantes que celles où il se trouvait pour décider lord Minto à faire pénétrer ses agens
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diplomatiques dans des contrées alors presque inconnues aux Anglais. Il s’exposait sûrement au blâme de son gouvernement s’il échouait dans une tentative aussi hardie; mais, avec l’esprit d’initiative qui ne lui fit jamais défaut, et trouvant des hommes capables de le seconder, le gouverneur général ne se laissa pas arrêter par la simple prudence et n’hésita pas à accepter la responsabilité de ses actes en remettant aux deux ambassadeurs les instructions qui devaient servir de règle à leur conduite.
 
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Dès sa première audience, Metcalfe put entrevoir les difficultés de sa mission. Le despote mit pour condition préalable à tout engagement de sa part que l’Angleterre l’aiderait dans ses entreprises contre les Sikhs indépendans, et comme l’ambassadeur ne paraissait pas disposé à répondre favorablement à cette ouverture, il fit aussitôt lever le camp à ses troupes et traversa la rivière pour aller attaquer les territoires qu’il convoitait. Alors commença pour le jeune envoyé, obligé de le suivre, une série de marches, de contre-marches, de mouvemens stratégiques dirigés contre des peuples placés, en vertu d’anciens traités, sous la protection du gouvernement britannique. N’était-ce point débuter par un déplorable aveu de son impuissance? A force d’adresse et de persévérance, Metcalfe avait toutefois obtenu du rajah la promesse de s’opposer à la marche de l’invasion française lorsque lui parvint la nouvelle que l’empereur Napoléon renonçait définitivement à envahir les Indes. Prenant alors sa revanche, l’ambassadeur commença à poser à son tour ses conditions à Runjeet-Singh, lui déclarant, de la part de son gouvernement, qu’il eût désormais à se renfermer dans le royaume de Lahore sans attaquer des états alliés de l’Angleterre et ajoutant que, pour rendre la protection plus efficace, un poste militaire allait être placé sur les frontières du Penjab. Bien qu’au fond il désirât depuis longtemps faire alliance avec le gouvernement
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anglais, ces conditions étaient de nature à coûter beaucoup à l’orgueil de Runjeet-Singh, et il s’efforça de les éluder par d’habiles manœuvres. Cependant Metcalfe, à bout de patience, saisissant, au milieu des fêtes par lesquelles le maharajah se délassait des fatigues de ses dernières campagnes, le moment où ce dernier n’était qu’à moitié ivre, s’aventura à lui présenter de nouveau son ultimatum. « Le choc, dit-il dans ses dépêches, suffît pour le dégriser à l’instant. » Cette fois encore, pour toute réponse, le monarque indien ordonna les préparatifs du départ de sa cour, alors établie à Umritur, et rentra à Lahore. Plusieurs mois se passèrent ainsi dans des luttes incessantes pendant lesquelles l’ambassadeur ne voulut jamais céder, et le 25 avril 1809, il eut enfin l’honneur de vaincre l’obstination du despote en lui faisant signer ce traité qui avançait la frontière anglaise jusqu’au Sutledje. Bien que s’étant soumis avec tant de peine aux conditions qui lui étaient imposées, Runjeet-Singh les observa fidèlement jusqu’à sa mort, arrivée en 1839 ; mais, lié du côté des possessions anglaises, son ambition prit un autre cours, et l’on sait qu’à l’aide d’une armée disciplinée à l’européenne par un Français, le général Allard, il réunit le Penjab, le Cachemyre et l’Afghanistan en un seul royaume qui ne lui survécut pas.
 
Un intérêt autrement vif s’attache, à l’heure où nous sommes, à la mission confiée à Elphinstone, car elle forme en quelque sorte le prologue de ce grand drame de l’Afghanistan auquel nous assistons en simples spectateurs. Chose singulière! ce fut sur une menace de la France que l’Angleterre s’ouvrit, pour la première fois, l’accès de cet Afghanistan dont elle avait jusque-là redouté de franchir les frontières. La crainte de nos armes avait suffi pour déterminer le gouvernement des Indes à tenter l’aventure et, depuis le jour où l’envoyé de lord Minto les a traversées pour la première fois avec des intentions pacifiques, ces contrées n’ont jamais cessé d’être le théâtre des luttes les plus sanglantes. Aujourd’hui comme alors, les tribus indépendantes qui occupent les montagnes montrent la même ardeur pour en défendre les passes dangereuses avec une vaillance sauvage, et leurs soulèvemens s’étendent ainsi qu’une traînée de feu au milieu de ces défilés où elles s’efforcent de retenir les troupes anglaises. A toute domination étrangère elles opposent invariablement une indomptable résistance encore fortifiée par les féroces inspirations du fanatisme religieux; aujourd’hui. comme alors, l’état politique et moral du pays ressemble à ce qu’était l’état de l’Europe au XIIe siècle, et le pouvoir des despotes qui, le gouvernent est lui-même à chaque instant ébranlé par des révolutions militaires ou par des intrigues de palais. N’est-il pas singulier qu’après tant d’années d’efforts pour introduire la civilisation dans
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l’Afghanistan, après tant de combats, après avoir depuis trente années entouré ses frontières d’une ligne de postes militaires sur une longueur de plusieurs centaines de milles, les Anglais, par le seul fait d’avoir voulu établir un résident anglais à Caboul, se trouvent encore aux prises avec des difficultés non moins tragiques et dont le dénouaient est encore si incertain à l’heure où nous écrivons?
 
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Cette notification fut reçue avec surprise et débattue en conseil par l’émir et ses ministres, mais les conjonctures où se trouvait alors le gouvernement de Caboul étaient assez pressantes pour l’engager à écouter les propositions de l’Angleterre, dans l’espoir de s’assurer une alliance utile contre les attaques des peuples voisins et contre les dangers d’une guerre intestine dont il était menacé. L’émir fit savoir à M. Elphinstone qu’il le recevrait à Peshawer, et la mission, traversant l’Indus, se remit en marche par des contrées où le souvenir des guerres d’Alexandre se confond encore à chaque pas avec les traditions locales. A cette antique célébrité l’histoire pourra ajouter les faits tristes et glorieux du temps présent. Le sol foulé par les premiers pas des envoyés de lord Minto s’est depuis couvert des tombes de ces héros ignorés, la fleur de l’armée anglaise, qui naguère guidaient dans ces lieux leurs bataillons décimés. Sous les vieux sycomores, à, l’ombre desquels se reposa un instant la suite de M. Elphinstone, près des belles sources du Kurrum,
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comme à Kohat, de sinistre mémoire, campent aujourd’hui les troupes anglaises, perpétuellement assaillies par les descendons de ces montagnards qui sont restés aussi unis qu’au premier jour dans leur haine pour l’étranger. Rien ne change sur cette terre immobile. La nature de ses habitans reste toujours semblable à elle-même comme la nature extérieure : c’est ainsi que la vallée fraîche et charmante traversée par M. Elphinstone pour se rendre à Peshawer nous est dépeinte encore dans des correspondances récentes comme offrant, sous un soleil brûlant, une image verdoyante des campagnes de la brumeuse Angleterre et de leur riche végétation.
 
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L’envoyé anglais obtint fréquemment des entrevues particulières avec l’émir « dont les manières, dit-il, étaient celles d’un gentleman accompli. » Durant ces pourparlers arriva à M. Elphinstone, comme à M. Metcalfe, la nouvelle que la France avait abandonné le projet d’envahir les Indes, mais il n’en conclut pas moins le traité d’alliance, moyennant une somme exigée par l’émir et définitivement réduite à 3 lakhs de roupies (le lakh vaut 250,000 francs. ) Le souverain, qui venait d’étaler tant de richesses aux yeux de son peuple, n’en manquait pas moins d’argent pour solder les troupes qu’il lui fallait opposer à une armée considérable s’avançant sur Caboul, conduite par le rebelle Shah-Mohammed, son parent et son concurrent au trône. Ne croirait-on pas lire des bulletins par lesquels, l’année dernière, les Anglais annonçaient la marche de
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Mohammed-Jan contre Shere-Ali, attaquant Caboul à la tête de ses belliqueux montagnards? Prévoyant le conflit, M. Elphinstone s’était hâté de se retirer et quittait Peshawer le 14 juin. Peu de jours après, l’émir Shah-Soujah, vaincu et détrôné, en était réduit à chercher un refuge dans la montagne.
 
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Somme toute, les deux premières années de l’administration de lord Minto furent relativement assez paisibles, si l’on peut appliquer ce mot à un état de choses où, pour maintenir la sécurité intérieure, il fallait fréquemment, sur différens points du territoire, envoyer des corps de troupes destinés tantôt à maîtriser des révoltes partielles, tantôt à faire la chasse à des bandes de ''dacoïts'', sortes de brigands qui descendaient des frontières et jetaient la terreur dans tout le pays en attaquant aussi bien les indigènes que les
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Anglo-Indiens. Lord Minto, dans une de ses lettres, indique les causes de ce brigandage à main armée qu’il s’est constamment appliqué à réprimer :
 
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Lord Minto étendait sa sollicitude à toutes les branches de l’administration ; mais certaines plaies sociales sont incurables en tout pays et, aux Indes plus qu’ailleurs, une sorte de férocité instinctive renouvellera toujours le brigandage sous différentes formes. Les ''dacoïts'' ne marchent plus en bandes aujourd’hui, mais ils opèrent isolément, et s’il n’est pas question des ''thugs'' dans la correspondance de lord Minto, c’est que la ténébreuse association des ''étrangleurs'' ne se forma dans la province du Deccan que durant la dernière année de son séjour aux Indes. Cette horde infâme,
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composée en grande partie de mahométans et agissant dans l’ombre à l’aide de moyens mystérieux, était d’autant plus redoutable que son principal mobile était le fanatisme religieux et politique. Après avoir trop longtemps répandu la terreur dans les provinces qu’elle infestait, elle a fini par en disparaître presque complètement.
 
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Pendant le cours de l’année 1809, quelques troubles survenus parmi les tribus barbares qui occupaient encore les plateaux du Deccan soulevèrent la question de la politique de non-intervention que lord Minto s’était appliqué à pratiquer depuis qu’il occupait son poste. Le Deccan compte dans les présidences de Bombay et de Calcutta un certain nombre de provinces dont Aurungabad, la principale, est administrée par les Anglais pour le compte du ''nizam'' d’Hydérabad. Le protectorat de l’Angleterre rencontre rarement de l’opposition dans cette partie de la péninsule asiatique. Cette fois il était à craindre que la rébellion des tribus montagnardes ne s’étendît plus loin et ne détachât de l’alliance anglaise quelques-uns des états limitrophes. Le chef des insurgés, Emir-Khan, était un aventurier de la tribu des Pathans, bien connu par sa férocité, et
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l’on citait alors de lui un trait assez caractéristique pour mériter de trouver ici sa place :
 
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Comme gouverneur-général, lord Minto entreprit de signaler sa gestion par des actes d’une inspiration libérale qui avait fait défaut à ses prédécesseurs. Il s’informait avec soin des détails minutieux concernant les indigènes aussi bien que les Anglais résidant aux Indes. La bonne administration de la justice était une de ses plus grandes préoccupations. Il se montrait plein de zèle pour les intérêts commerciaux et non moins attentif aux progrès de l’instruction publique trop négligée par suite des événemens politiques. Les célèbres collèges de Bénarès, de Tirhout et de Nuddea, où les savans hindous et mahométans avaient coutume d’aller s’instruire dans les sciences, profanes et sacrées, étaient à peine
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fréquentés. Un collège européen, fondé récemment par lord Wellesley à Fort-William pour l’enseignement des langues du pays aux Européens, déclinait sensiblement faute des fonds nécessaires à son entretien. Lord Minto, qui avait l’esprit cultivé, prit d’autorité le titre d’inspecteur des études et trouva le temps, au milieu de ses occupations si multiples, d’en exercer les fonctions. Il alla jusqu’à fournir aux dépenses sur ses ressources personnelles afin d’encourager les études. Il prit soin de faire enseigner à Fort-William non-seulement tous les idiomes de la péninsule indienne, mais encore ceux des îles et des provinces éloignées qui pouvaient passer un jour sous le joug de l’Angleterre. On comprend l’avantage que les Anglais devaient trouver à se familiariser ainsi avec les langues du pays. Dans les administrations comme dans les tribunaux, dans les comptoirs du commerce comme dans l’armée, ils arrivaient à se passer d’interprètes, et les officiers n’étaient que mieux obéis en commandant à leurs cipayes dans leur propre langue. Sous l’impulsion de lord Minto, les presses de Fort-William mirent en circulation les grammaires et les livres d’étude à l’effet de populariser l’instruction en dehors des collèges. Ce sont de telles mesures qui servent les intérêts bien entendus d’une grande nation, et si nous ne pouvons, faute d’espace, donner une idée des vues élevées exposées par lord Minto dans les rapports adressés à son ministre, nous voulons du moins indiquer à quel point la sollicitude de ce sage et noble esprit s’étendait à tous les besoins de ses administrés. Les rapports insérés dans le volume qui nous occupe ont souvent trait à ce que lord Minto appelle ''l’équilibre des pouvoirs'', c’est-à-dire la balance égale et si difficile à établir entre les intérêts du gouvernement, représentés par le gouverneur général, et ceux de la compagnie des Indes. Dès lors, il regardait comme une des plus grandes entraves à la liberté du commerce le monopole dont cette compagnie jouissait depuis sa fondation. Ce fut sur son avis qu’en 1813 un nouveau bail passé avec ladite compagnie lui retira ce monopole, sauf en ce qui concernait son commerce avec la Chine. Le gouvernement anglais, lorsqu’il procédait ainsi, essayait déjà par degrés de se substituer à la compagnie, dont les pouvoirs politiques n’ont toutefois été abolis que depuis une vingtaine d’années. Outre ces soins accordés à l’administration intérieure, des faits d’un autre ordre obligèrent le gouverneur-général à déployer autant d’énergie que de décision. Des mesures rigoureuses qu’il dut prendre pour détruire la piraterie qui infestait les côtes du golfe Persique obtinrent un plein succès, mais il rencontra plus de difficultés à ramener dans les voies du devoir une partie de l’armée de Madras, qui venait de se révolter contre l’autorité civile. Ce n’était pas la première fois que de pareils soulèvemens avaient
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menacé la sécurité du gouvernement. A son arrivée aux Indes, lord Minto avait pu reconnaître les traces encore apparentes d’une rébellion à peine apaisée. Cette fois, les proportions en étaient beaucoup plus redoutables. Un corps de troupes indigènes, de trente mille hommes, commandé par des officiers anglais, s’avançait sur la présidence de Madras pour réclamer, les armes à la main, le rétablissement de certains privilèges qui venaient de leur être enlevés. Lord Minto se transporta de sa personne sur les lieux mêmes et ne demeura pas moins de huit mois à Madras pour se rendre compte de la situation, en laissant l’autorité apparente au gouverneur, sir George Barlow. « Jamais, écrivait-il une fois l’affaire terminée, jamais plus grand péril n’avait menacé l’empire britannique dans les Indes. » Après de longs pourparlers, le gouverneur-général réussit enfin à apaiser la mutinerie par la persuasion, et les officiers révoltés mirent bas les armes. Quelques-uns des plus compromis furent déférés à un conseil de guerre, qui usa d’indulgence. D’autres furent forcés de donner leur démission, et tout rentra dans l’ordre.
 
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Telle est la pénible vérité. Tandis que l’Angleterre s’agrandissait à nos dépens dans l’extrême Orient, la France s’agrandissait aux dépens de ses voisins, mais que devait-il nous rester plus tard de toutes nos conquêtes et que devions-nous recouvrer un jour de tant de biens perdus ? La tristesse de ces calculs, où les pertes
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excèdent les profits, n’est-elle pas encore aggravée quand l’imagination les évalue ? En pensant à cette île qui rappelait au marin voguant dans l’immensité de la mer des Indes, le doux nom de la France, ne croyons-nous pas voir flotter devant nos yeux la terre charmante dont les beautés n’ont pas été surfaites dans la ravissante création sortie de la plume d’un immortel romancier ? « C’est un véritable paradis, » nous disait un jour un de ses habitans qui aspirait au bonheur d’y retourner. Ce paradis, hélas ! nous n’y rentrerons jamais, car il est aux mains d’une nation trop bien avisée pour abandonner les conquêtes dont elle peut tirer si bon parti, et, quant aux autres points qu’elle nous a, plus tard, rétrocédés dans ces parages, elle s’est gardée d’y renoncer sans trouver ailleurs des compensations suffisantes.
 
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Sous notre gouvernement, écrit lord Minto, ils continuent à remplir les emplois principaux et particulièrement ceux qui appartiennent à la magistrature, parce que la capitulation a respecté la loi hollandaise... Les femmes âgées ont conservé le type néerlandais; les jeunes sont des
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beautés très brunes qui dansent, ''flirtent'' et s’habillent comme nos Européennes. Il n’y a d’Anglais ici qu’un commandant et quelques officiers à la tête de la petite garnison, composée des cipayes du Bengale... J’ai donné la liberté à tous les esclaves qui appartenaient au gouvernement, en leur laissant la faculté de rester dans leur premier état s’ils le préfèrent... L’esclavage est ici la source de monstrueux abus. Un débiteur insolvable devient l’esclave de son créancier et toute sa famille avec lui si la somme est considérable. Un homme peut mettre comme enjeu d’un pari sa femme, ses enfans et lui-même... La famille d’un condamné tombe en esclavage... J’espère arriver à mettre une entrave à ces horreurs.
 
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Il y avait là des Hindous et des musulmans venus de toutes parts. Les uns mangeaient comme des chiens, c’est-à-dire en lappant leur nourriture avec la langue; d’autres, dès qu’ils s’apercevaient qu’on les regardait, jetaient de côté leur manger et s’élançaient avec fureur contre l’indiscret... J’en ai vu qui s’attachaient un fil serré autour de la ceinture avant le repas et ne cessaient de manger que quand le fil, trop tendu, venait à se rompre. Il y en avait qui prenaient du sable rouge et blanc, s’en barbouillaient la poitrine et en mettaient trois petites plaques sur leurs bras et leur front, puis se saluaient les uns les
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autres et s’en allaient tout courant se plonger dans la mer. Là, ils adoraient le soleil et, revenant à terre, ils se cachaient pour manger derrière de grandes toiles tendues comme des écrans. Si, par accident, ils étaient aperçus, ils jetaient aussitôt leur nourriture au loin et cassaient leur vaisselle... Quelques-uns consentaient à manger en public, mais ils se croyaient tenus à garder le silence... La variété des costumes n’était pas moins grande que celle des usages.
 
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Le commodore chargé de diriger l’expédition, n’ayant pas le goût de s’exposer beaucoup lui-même, envoyait parfois, en avant la frégate qui portait le gouverneur-général. « Il sentait très sagement, écrit celui-ci, qu’il valait mieux que, moi, je fusse noyé à sa place, et, comme je suis, au fond, de son avis, j’ai accepté avec reconnaissance. »
 
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En approchant de l’île de Java, on apprit que trois navires français venaient d’y débarquer mille hommes de troupes. Les Anglais, de leur côté, opérèrent leur descente le 6 août, au village de Chillingching, dans la baie de Batavia, et l’attaque eut lieu le 26 du même mois, contre la forteresse de Cornelis, à une certaine distance de la ville, où les troupes françaises s’étaient concentrées. Disons simplement que la lutte fut acharnée et qu’après plusieurs brillans combats, le général français Janssens, qui commandait le fort, obligé de se rendre, fut fait prisonnier avec toute la garnison. L’île de Java, annexée à l’Angleterre et gouvernée dans les mêmes conditions que les autres possessions de l’Inde, ne fut rendue à la Hollande qu’au moment de la conclusion de la paix générale.
 
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Après avoir réglé l’administration de Java, qui a largement prospéré durant la courte domination de l’Angleterre, lord Minto se réembarqua pour retourner aux Indes. Dans les derniers temps de son séjour à Batavia, il avait reçu la triste nouvelle de la mort du plus jeune de ses fils, William Elliot, qui venait de succomber à une maladie de poitrine. A cette douleur si cruellement ressentie par son cœur. tout paternel, il faut ajouter la pénible surprise qu’éprouva lord Minto, lorsque, à son arrivée à Calcutta, il ouvrit les dépêches venues de Londres. Nulle mention n’y était faite des événemens considérables dont il pouvait justement s’attribuer l’honneur : la prise des îles Maurice et Bourbon et la répression de la sédition militaire. Un tel silence de la part du ministère lui était d’autant plus sensible qu’il avait conscience d’avoir, au prix de beaucoup de fatigues et de dangers, rendu tout récemment à son pays, par la prise de Java, un nouveau et plus signalé service. Il s’en plaint à lord Melville, et, malgré la modération du langage, on sent qu’il est profondément peiné de l’ingratitude du gouvernement. Voyant les choses de près, sa fille aînée essaie de lui expliquer ce désobligeant oubli par les divergences d’opinion qui régnaient entre les différens pouvoirs se partageant alors l’administration des Indes. Pour ne choquer personne, le ministère avait pris le parti du silence,
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c’est-à-dire de l’abstention, le refuge ordinaire des caractères faibles.
 
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Cependant il s’était promis de rester aux Indes six années complètes, temps au moins nécessaire pour mener à bien les projets d’amélioration qu’il avait conçus. Parvenu presque au terme qu’il s’était prescrit et satisfait de son œuvre, il avait enfin fixé le moment de son départ aux premiers jours de l’année 1814, lorsque, dans le courant de l’été de 1813, la nouvelle lui parvint qu’il était remplacé avant d’avoir donné sa démission. Ce n’est pas qu’il fût en disgrâce, mais le régent avait voulu donner à lord Moira, son ami particulier, une position largement rétribuée. Le titre de comte, qui accompagnait cette brusque notification, ne parut à personne
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une récompense suffisante pour en faire pardonner l’injustice. Lord Minto reçut des directeurs de la compagnie des Indes et de tous ceux qui l’avaient approché durant le cours de son administration des témoignages d’estime et de regret qui étaient de nature à lui faire oublier l’ingratitude du gouvernement anglais. Il dut, avant son départ, installer son successeur à sa place et s’achemina, plein d’espérance et en bonne santé, vers l’Angleterre, se promettant de jouir enfin d’un repos bien acquis à Minto, cette terre promise où, comme Moïse, il ne devait point lui être donné d’aborder. A Londres, joyeusement accueilli par ses enfans et ses amis, il avait prié sa femme, afin de donner plus de douceur à leur réunion, de l’attendre dans le château témoin de leur première affection, où devait s’écouler désormais le reste de leurs jours. Cependant, un refroidissement pris aux funérailles de lord Auckland, son beau-frère, devint bientôt une maladie si grave que, persistant à partir pour atteindre sa chère maison, lord Minto fut forcé de s’arrêter sur la route, dans une auberge. C’est là qu’il expirait avant même que l’épouse qui l’attendait impatiemment après sept années d’absence eût eu le temps d’arriver pour recevoir son dernier soupir.