« Un prince de la bohème » : différence entre les versions

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[[Catégorie:1840|prince de bohème]]
 
 
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A HEINE.
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lon. L’un des auteurs les plus célèbres de ce temps est assis sur une causeuse auprès d’une très-illustre marquise avec laquelle il est intime comme doit l’être un homme distingué par une femme qui le garde près d’elle, moins comme un pis-aller que comme un complaisant petito.
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— Entre toutes ces personnes de connaissance que nous avons l’habitude de nommer nos amis, je compte le jeune homme dont il est question. C’est un gentilhomme d’un esprit et d’un malheur infinis, plein d’excellentes intentions, d’une conversation ravissante, ayant beaucoup vu déjà, quoique jeune, et qui fait partie, en attendant mieux, de la Bohême. La Bohême, qu’il faudrait appeler la Doctrine du boulevard des Italiens, se compose de jeunes gens tous âgés de plus de vingt ans, mais qui n’en ont pas trente, tous hommes de génie dans leur genre, peu connus encore, mais qui se feront connaître, et qui seront alors des gens fort distingués ; on les distingue déjà dans les jours de carnaval, pendant lesquels ils déchargent le trop plein de leur esprit, à l’étroit durant le reste de l’année, en des inventions plus ou moins drolatiques. A quelle époque vivons-nous ? Quel absurde pouvoir laisse ainsi se perdre des forces immenses ? Il se trouve dans la Bohême des diplomates capables de renverser les projets de la Russie, s’ils se sentaient appuyés par la puissance de la France. On y rencontre des écrivains, des administrateurs, des militaires, des journalistes, des artistes ! Enfin tous les genres de capacité, d’esprit y sont représentés. C’est un microcosme. Si l’empereur de Russie achetait la Bohême moyennant une vingtaine de millions, en admettant qu’elle voulût quitter l’asphalte des boulevards, et qu’il la déportât à Odessa ; dans un an, Odessa serait Paris. Là se trouve la fleur inutile, et qui se dessèche, de cette admirable jeunesse française que Napoléon et Louis XIV recherchaient, que néglige depuis trente ans la gérontocratie sous laquelle tout se flétrit en France, belle jeunesse dont hier encore le professeur Tissot, homme peu suspect, disait : « Cette jeunesse, vraiment digne de lui, l’Empereur l’employait partout,
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dans ses conseils, dans l’administration générale, dans des négociations hérissées de difficultés ou pleines de périls, dans le gouvernement des pays conquis, et partout elle répondait à son attente ! Les jeunes gens étaient pour lui les missi dominici de Charlemagne. » Ce mot de Bohême vous dit tout. La Bohême n’a rien et vit de ce qu’elle a. L’Espérance est sa religion, la Foi en soi-même est son code, la Charité passe pour être son budget. Tous ces jeunes gens sont plus grands que leur malheur, au-dessous de la fortune, mais au-dessus du destin. Toujours à cheval sur un si, spirituels comme des feuilletons, gais comme des gens qui doivent, oh ! ils doivent autant qu’ils boivent ! enfin, et c’est là où j’en veux venir, ils sont tous amoureux, mais amoureux ?… figurez-vous Lovelace, Henri IV, le Régent, Werther, Saint-Preux, René, le maréchal de Richelieu réunis dans un seul homme, et vous aurez une idée de leur amour ! Et quels amoureux ? Eclectiques par excellence en amour, ils vous servent une passion comme une femme peut la vouloir ; leur cœur ressemble à une carte de restaurant, ils ont mis en pratique, sans le savoir et sans l’avoir lu peut-être, le livre de l’Amour par Stendahl ; ils ont la section de l’amour-goût, celle de l’amour-passion, l’amour-caprice, l’amour cristallisé, et surtout l’amour passager. Tout leur est bon, ils ont créé ce burlesque axiome : Toutes les femmes sont égales devant l’homme. Le texte de cet article est plus vigoureux ; mais comme, selon moi, l’esprit en est faux, je ne tiens pas à la lettre. Madame, mon ami se nomme Gabriel-Jean-Anne-Victor-Benjamin-Georges-Ferdinand-Charles-Edouard Rusticoli, comte de la Palferine. Les Rusticoli, arrivés en France avec Catherine de Médicis, venaient alors d’être dépossédés d’une souveraineté minime en Toscane. Un peu parents des d’Est, ils se sont alliés aux Guise. Ils ont tué beaucoup de Protestants à la Saint-Barthélemy, et Charles IX leur a donné l’héritière du comté de la Palferine, confisqué sur le duc de Savoie, et que Henri IV leur a racheté tout en leur en laissant le titre. Ce grand Roi fit la sottise de rendre ce fief au duc de Savoie. En échange, les comtes de la Palferine qui portaient avant que les Medici eussent des armes, d’argent à la croix fleurdelysée d’azur (la croix fut fleurdelysée par lettres patentes de Charles IX), sommé d’une couronne de comte et deux paysans pour supports, avec IN HOC SIGNO VINCIMUS pour devise, ont eu deux Charges de la Couronne et un gouvernement. Ils ont joué le plus beau rôle sous
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la Palferine en devenant
la Palferine en devenant aussi Lauzun que Lauzun a jamais pu l’être, un instant, monsieur est-il né ? -- Comment, monsieur ? dit le bourgeois. -- Oui, êtes-vous né ? Comment vous nommez-vous ? -- Godin. -- Hein ? Godin ! dit l’ami de la Palferine. -- Un instant, mon cher, dit la Palferine en arrêtant son ami, il y a les Trigaudin. En êtes-vous ? (Etonnement du bourgeois.) -- Non. Vous êtes alors des nouveaux ducs de Gaëte, façon impériale. Non. Eh ! bien, comment voulez-vous que mon ami, qui sera secrétaire d’ambassade et ambassadeur, et à qui vous devrez un jour du respect, se batte ! Godin ! Cela n’existe pas, vous n’êtes rien, Godin ! Mon ami ne peut pas se battre en l’air. Quand on est quelque chose, on ne se bat qu’avec quelqu’un. Allons, mon cher, adieu ! -- Mes respects à madame, » ajouta l’ami. Un jour, la Palferine se promenait avec un de ses amis qui jeta le bout de son cigare au nez d’un passant. Ce passant eut le mauvais goût de se fâcher. -- « Vous avez essuyé le feu de votre adversaire, dit le jeune comte, les témoins déclarent que l’honneur est satisfait. » Il devait mille francs à son tailleur, qui, au lieu de venir lui-même, envoya un matin son premier commis chez la Palferine. Ce garçon trouve le débiteur malheureux au sixième étage au fond d’une cour, en haut du faubourg du Roule. Il n’y avait pas de mobilier dans la chambre, mais un lit, et quel lit ! une table, et quelle table ! La Palferine entend la demande saugrenue, et que je qualifierais, nous dit-il, d’illicite, faite à sept heures du matin. -- « Allez dire à votre maître, répondit-il avec le geste et la pose de Mirabeau, l’état dans lequel vous m’avez trouvé ! » Le commis recule en faisant des excuses. La Palferine voit le jeune homme sur le palier, il se lève dans l’appareil illustré par les vers de Britannicus, et lui dit :
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la Palferine en devenant aussi Lauzun que Lauzun a jamais pu l’être, un instant, monsieur est-il né ? -- Comment, monsieur ? dit le bourgeois. -- Oui, êtes-vous né ? Comment vous nommez-vous ? -- Godin. -- Hein ? Godin ! dit l’ami de la Palferine. -- Un instant, mon cher, dit la Palferine en arrêtant son ami, il y a les Trigaudin. En êtes-vous ? (Etonnement du bourgeois.) -- Non. Vous êtes alors des nouveaux ducs de Gaëte, façon impériale. Non. Eh ! bien, comment voulez-vous que mon ami, qui sera secrétaire d’ambassade et ambassadeur, et à qui vous devrez un jour du respect, se batte ! Godin ! Cela n’existe pas, vous n’êtes rien, Godin ! Mon ami ne peut pas se battre en l’air. Quand on est quelque chose, on ne se bat qu’avec quelqu’un. Allons, mon cher, adieu ! -- Mes respects à madame, » ajouta l’ami. Un jour, la Palferine se promenait avec un de ses amis qui jeta le bout de son cigare au nez d’un passant. Ce passant eut le mauvais goût de se fâcher. -- « Vous avez essuyé le feu de votre adversaire, dit le jeune comte, les témoins déclarent que l’honneur est satisfait. » Il devait mille francs à son tailleur, qui, au lieu de venir lui-même, envoya un matin son premier commis chez la Palferine. Ce garçon trouve le débiteur malheureux au sixième étage au fond d’une cour, en haut du faubourg du Roule. Il n’y avait pas de mobilier dans la chambre, mais un lit, et quel lit ! une table, et quelle table ! La Palferine entend la demande saugrenue, et que je qualifierais, nous dit-il, d’illicite, faite à sept heures du matin. -- « Allez dire à votre maître, répondit-il avec le geste et la pose de Mirabeau, l’état dans lequel vous m’avez trouvé ! » Le commis recule en faisant des excuses. La Palferine voit le jeune homme sur le palier, il se lève dans l’appareil illustré par les vers de Britannicus, et lui dit :
 
— « Faites attention à l’escalier ! Remarquez bien l’escalier, afin de ne pas oublier de lui parler de l’escalier. » En quelque situation que l’ait jeté le hasard, la Palferine ne s’est jamais trouvé ni au-dessous de la crise, ni sans esprit, ni de mauvais goût. Il déploie toujours et en tout le génie de Rivarol et la finesse du grand seigneur français. C’est lui qui a trouvé la délicieuse histoire sur l’ami du banquier Laffitte venant au bureau de la souscription nationale proposée pour conserver à ce banquier son hôtel où se brassa la révolution de 1830, et disant : Voici cinq francs, rendez-moi cent sous. On en a fait une caricature.
 
Il eut le malheur, en style d’acte d’accusation, de rendre une
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— Madame la marquise, répondit Nathan, vous ignorez la valeur
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d’aigri, de fermenté dans l’inoccupation croupissante des forces juvéniles, une tristesse vague et obscure.
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dans l’inoccupation croupissante des forces juvéniles, une tristesse vague et obscure.
 
— Assez ! dit la marquise, vous me donnez des douches à la cervelle.
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— Je me hâte, pour achever de vous peindre la Palferine, de me jeter dans ses régions galantes, afin de vous faire comprendre le génie particulier de ce jeune homme qui représente admirablement une portion de la jeunesse malicieuse, de cette jeunesse assez forte pour rire de la situation où la met l’ineptie des gouvernants, assez calculatrice pour ne rien faire en voyant l’inutilité du travail, assez vive encore pour s’accrocher au plaisir, la seule chose qu’on n’ait pu lui ôter. Mais une politique, à la fois bourgeoise, mercantile et bigote, va supprimant tous les déversoirs où se répandraient tant d’aptitudes et de talents. Rien pour ces poètes, rien pour ces jeunes savants. Pour vous faire comprendre la stupidité de la nouvelle cour, voici ce qui est arrivé à la Palferine. Il existe à la Liste civile un employé aux malheurs. Cet employé apprit un jour que la Palferine était dans une horrible détresse, il fit sans doute un rapport, et il apporta cinquante francs à l’héritier des Rusticoli. La Palferine reçut ce monsieur avec une grâce parfaite, et il l’entretint des personnages de la cour. -- « Est-il vrai, demanda-t-il, que mademoiselle d’Orléans contribue pour telle somme à ce beau service entrepris pour son neveu ? Ce sera fort beau. » La Palferine avait donné le mot à un petit savoyard de dix ans, appelé par lui le Père Anchise, lequel le sert pour rien et duquel il dit : -- « Je n’ai jamais vu tant de niaiserie réunie à tant d’intelligence, il passerait dans le feu pour moi, il comprend tout et ne comprend pas que je ne puis rien pour lui. » Anchise ramena de chez un loueur de carrosses un magnifique coupé derrière lequel il y avait un laquais. Au moment où la Palferine entendit le bruit du carrosse, il avait habilement amené la conversation sur les fonctions de ce monsieur, qu’il appelle depuis l’homme aux misères sans écart, il s’était informé de sa besogne et de son traitement. -- Vous donne-t-on une
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Assurément (toujours en nous servant du style macaronique de monsieur Sainte-Beuve), ceci surpasse de beaucoup la raillerie de Sterne dans le Voyage sentimental, ce serait Scarron sans sa grossièreté. Je ne sais même si Molière, dans ses bonnes, n’aurait pas dit, comme du meilleur de Cyrano : Ceci est à moi ! Richelieu n’a pas été plus complet en écrivant à la princesse qui l’attendait dans la cour des cuisines au Palais-Royal : Restez-y, ma reine,
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vez, vous plaît toujours, entraînée par ce regard vainqueur, par cet air profond et candide à la fois que sait prendre Charles-Edouard, elle se lève, accepte le bras de son cavalier forcé, descend et lui dit sur le seuil de la porte : -- « Monsieur, j’aime la plaisanterie… -- Et moi donc ! » dit-il. Elle rit. -- « Mais il ne tient qu’à vous que cela ne devienne sérieux, reprit-il. Je suis le comte de la Palferine, et je suis enchanté de pouvoir mettre à vos pieds et mon cœur et ma fortune ! » La Palferine avait alors vingt-deux ans. Ceci se passait en 1834. Par bonheur, ce jour-là, le comte était mis avec élégance. Je vais vous le peindre en deux mots. C’est le vivant portrait de Louis XIII, il en a le front pâle, gracieux aux tempes, le teint olivâtre, ce teint italien qui devient blanc aux lumières, les cheveux bruns, portés longs, et la royale noire ; il en a l’air sérieux et mélancolique, car sa personne et son caractère forment un contraste étonnant. En entendant le nom et voyant le personnage, Claudine éprouve comme un frémissement. La Palferine s’en aperçoit, il lui lance un regard de ses yeux noirs profonds, fendus en amande aux paupières légèrement ridées et bistrées qui révèlent des joies égales à d’horribles fatigues. Sous ce coup d’œil elle lui dit : -- « Votre adresse ! -- Quelle maladresse ! répondit-il. -- Ah ! bah ! fit-elle en souriant. Oiseau sur la branche ? -- Adieu, madame ; vous êtes une femme comme il m’en faut, mais ma fortune est loin de ressembler à mon désir… » Il salue et la quitte net, sans se retourner. Le surlendemain, par une de ces fatalités qui ne sont possibles que dans Paris, il alla chez un de ces marchands d’habits qui prêtent sur gages lui vendre le superflu de sa garde-robe, il recevait d’un air inquiet le prix, après l’avoir long-temps débattu, quand l’inconnue passe et le reconnaît. -- « Décidément, crie-t-il au marchand stupéfait, je ne prends pas votre trompe ! » Et il indiquait une énorme trompe bosselée, accrochée en dehors et qui se dessinait sur des habits de chasseurs d’ambassade et de généraux de l’empire. Puis, fier et impétueux, il resuivit la jeune femme. Depuis cette grande journée de la trompe, ils s’entendirent à merveille. Charles-Edouard a sur l’amour les idées les plus justes. Il n’y a pas, selon lui, deux amours dans la vie de l’homme ; il n’y en a qu’un seul, profond comme la mer, mais sans rivages. A tout âge, cet amour fond sur vous comme la grâce fondit sur saint Paul. Un homme peut vivre jusqu’à soixante ans sans l’avoir ressenti. Cet amour, selon une superbe expression de Heine, est peut-être la maladie secrète
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— Et ta Claudine ? -- Toujours Claudine ? chanté sur l’air de Toujours Gessler ! de Rossini, etc. -- Je vous souhaite, pour le mal que je vous veux, nous dit un jour la Palferine, une semblable maîtresse. Il n’y a pas de lévrier, de basset, de caniche qui lui soit comparable pour la douceur, la soumission, la tendresse absolue. Il y a des moments où je me fais des reproches, où je me demande compte à moi-même de ma dureté, Claudine obéit avec une douceur de sainte. Elle vient, je la renvoie, elle s’en va, elle ne pleure que dans la cour. Je ne veux pas d’elle pendant une semaine, je lui assigne le mardi suivant, à certaine heure, fût-ce minuit ou six heures du matin, dix heures ou cinq heures, les moments les plus incommodes, celui du déjeuner, du dîner, du lever, du coucher.. Oh ! elle viendra belle, parée, ravissante, à cette heure, exactement ! Et elle est mariée ! entortillée dans les obligations et les devoirs d’une maison Les ruses qu’elle doit inventer, les raisons à trouver pour se conformer à mes caprices nous embarrasseraient, nous autres ! .. Rien ne la lasse, elle tient bon ! Je le lui dis, ce n’est pas de l’amour, c’est de l’entêtement. Elle m’écrit tous les jours, je ne lis pas ses lettres, elle s’en est aperçue, elle écrit toujours ! Tenez, voilà deux cents lettres dans ce coffre. Elle me prie de prendre chaque jour une de ses lettres pour essuyer mes rasoirs, et je n’y manque pas ! Elle croit, avec raison, que la vue de son écriture me fait penser à elle. » La Palferine s’habillait en nous disant cela, je pris la lettre dont il allait se servir, je la lus et la gardai sans qu’il la réclamât ; la voici, car, selon ma promesse, je l’ai retrouvée :
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Non, je ne vous l’ai pas demandée, je crains trop de vous déplaire. Savez-vous une chose ? Bien que je sache cruellement que mes actions vous sont parfaitement indifférentes, je n’en deviens pas moins d’une extrême timidité dans ma conduite. La femme qui vous appartient, à quelque titre que ce soit et bien que très-secrètement, doit éviter d’encourir le plus léger blâme. En ce qui est des anges du ciel, pour lesquels il n’y a pas de secret, mon amour est égal aux plus purs amours ; mais partout
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« Tout ce que vous m’avez dit sur ma manière de me mettre m’a frappée et m’a fait comprendre combien les gens de race noble sont supérieurs aux autres ! Il me restait quelque chose de la fille d’Opéra dans la coupe de mes robes, dans mes coiffures. En un moment, j’ai reconnu la distance qui me séparait du bon goût. La première fois, vous recevrez une duchesse, vous ne me reconnaîtrez pas. Oh ! combien tu as été bon pour ta Claudine ! combien de fois je t’ai remercié de m’avoir dit tout cela ! Quel intérêt dans ce peu de paroles ! Tu t’es donc occupé de cette chose à toi qui se nomme Claudine ? Ce n’est pas cet imbécile qui m’aurait éclairée, il trouve bien tout ce que je fais, il est d’ailleurs bien trop pot-au-feu, trop prosaïque pour avoir le sens du beau. Mardi va bien tarder à mon impatience ! Mardi, près de vous pendant plusieurs heures ! Ah ! je m’efforcerai mardi de penser que ces heures sont des mois, et que je suis ainsi toujours. Je vis en espoir dans cette matinée comme je vivrai plus tard quand elle sera passée par le souvenir. L’espoir est une mémoire qui désire, le souvenir est une mémoire qui a joui. Quelle belle vie dans la vie nous fait ainsi la pensée ! je songe à inventer des tendresses qui ne seront qu’à moi, dont le secret ne sera deviné par aucune femme. Il me prend des sueurs froides qu’il n’arrive un empêchement. Oh ! je briserais net avec lui, s’il le fallait ; mais ce n’est pas d’ici que jamais viendra l’empêchement, c’est de toi, tu pourras vouloir aller dans le monde, chez une autre femme peut-être. Oh ! grâce pour ce mardi ! Si tu me l’enlevais, Charles, tu ne sais pas tout ce que tu lui vaudrais, je le rendrais fou. Si tu ne voulais pas de moi, si tu allais dans le monde, laisse-moi venir tout de même, te voir habiller, rien que te voir, je n’en demande pas davantage, laisse-moi te prouver ainsi combien je t’aime purement ! Depuis que tu m’as permis de t’aimer, car tu me l’as permis puisque je suis à toi ; depuis ce jour, je t’aime de toute la puissance de mon âme, et je t’aimerai toujours : car, après t’avoir aimé, on ne peut plus, on ne doit plus aimer personne. Et, vois-tu, quand tu te verras sous un regard qui ne veut que voir, tu sentiras qu’il y a chez ta Claudine quelque chose de divin que tu y as éveillé. Hélas ! je ne suis point coquette avec toi ; je suis comme une mère avec
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Il y a, vous le voyez, encore trois pages. Il me laissa prendre
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cette lettre où vis des traces de larmes qui me semblèrent encore chaudes ! Cette lettre me prouva que la Palferine nous disait vrai. Marcas, assez timide avec les femmes, s’extasiait sur une lettre semblable qu’il venait de lire dans son coin avant d’en allumer son cigare. -- « Mais toutes les femmes qui aiment écrivent de ces choses-là ! s’écria la Palferine, l’amour leur donne à toutes de l’esprit et du style, ce qui prouve qu’en France le style vient des idées et non des mots. Voyez comme cela est bien pensé, comme un sentiment est logique. » Et il nous lut une autre lettre qui était bien supérieure aux lettres factices tant étudiées que nous tâchons de faire, nous autres auteurs de romans. Un jour, la pauvre Claudine ayant su la Palferine dans un danger excessif, à cause d’une lettre de change, eut la fatale idée de lui apporter dans une bourse ravissamment brodée une somme assez considérable en or. -- « Qui t’a faite si hardie, de te mêler des affaires de ma maison ? lui cria la Palferine en colère. Raccommode mes chaussettes, brode-moi des pantoufles, si ça t’amuse. Mais… Ah ! tu veux faire la duchesse, et tu retournes la fable de Danaë contre l’aristocratie. » En disant ces mots, il vida la bourse dans sa main, et fit le geste de jeter la somme à la figure de Claudine. Claudine épouvantée, et ne devinant pas la plaisanterie, se recula, heurta une chaise, et alla tomber la tête la première sur l’angle aigu de la cheminée. Elle se crut morte. La pauvre femme ne dit qu’un mot, quand, mise sur le lit, elle put parler : -- « Je l’ai mérité, Charles ! » La Palferine eut un moment de désespoir. Ce désespoir rendit la vie à Claudine ; elle fut heureuse de ce malheur, elle en profita pour faire accepter la somme à la Palferine, et le tirer d’embarras. Puis ce fut le contrepied de la fable de La Fontaine où un mari rend grâce aux voleurs de lui faire connaître un mouvement de tendresse chez sa femme. A ce propos, un mot vous expliquera la Palferine tout entier. Claudine revint chez elle, elle arrangea comme elle le put un roman pour justifier sa blessure, et fut dangereusement malade. Il se fit un abcès à la tête. Le médecin, Bianchon, je crois, oui, ce fut lui, voulut un jour faire couper les cheveux de Claudine, qui a des cheveux aussi beaux que ceux de la duchesse de Berry ; mais elle s’y refusa, et dit en confidence à Bianchon qu’elle ne pouvait pas les laisser couper sans la permission du comte de la Palferine. Bianchon vint chez Charles-Edouard, Charles-Edouard l’écoute gravement, et quand Bianchon lui a lon-
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— « Mon ami, dit-elle avec un son de voix qui trahissait un tremblement intérieur et universel, c’est bien ! Tout cela sera fait, ou je mourrai… » Elle lui baisa la main et y mit quelques larmes de bonheur. -- « Je suis heureuse, ajouta-t-elle, que tu m’aies expliqué ce que je dois être pour rester ta maîtresse. -- Et, nous disait la Palferine, elle est sortie en me faisant un petit geste coquet de femme contente. Elle était sur le seuil de ma mansarde, grandie, fière, à la hauteur d’une sibylle antique. »
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— Parmi tous les auteurs dramatiques de Paris, un des mieux posés, des plus rangés, des plus entendus, était, en 1829, du Bruel, dont le nom est inconnu du public, il s’appelle de Cursy sur les affiches. Sous la Restauration, il avait une place de Chef de Bureau dans un Ministère. Attaché de cœur à la branche aînée, il donna bravement sa démission, et fit depuis ce temps deux fois plus de pièces de théâtre pour compenser le déficit que sa belle conduite occasionnait dans son budget des recettes. Du Bruel avait alors quarante ans, sa vie vous est connue. A l’exemple de quelques auteurs, il portait à une femme de théâtre une de ces affections qui ne s’expliquent pas, et qui cependant existent au vu et au su du monde littéraire. Cette femme, vous le savez, est Tullia, l’un des anciens premiers sujets de l’Académie royale de musique. Tullia n’est pour elle qu’un surnom, comme celui de Cursy pour du Bruel. Pendant dix ans, de 1817 à 1827, cette fille a brillé sur les illustres planches de l’Opéra. Plus belle que savante, médiocre sujet, mais un peu plus spirituelle que ne le sont les danseuses, elle ne donna pas dans la réforme vertueuse qui perdit le corps de ballet, elle continua la dynastie des Guimard. Aussi dut-elle son ascendant à plusieurs protecteurs connus, au duc de Réthoré, fils du duc de Chaulieu, à l’influence d’un célèbre directeur des Beaux-Arts, à des diplomates, à de riches étrangers. Elle eut, durant son
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apogée, un petit hôtel rue Chauchat, et vécut comme vivaient les anciennes nymphes de l’Opéra. Du Bruel s’amouracha d’elle au déclin de la passion du duc de Réthoré, vers 1823. Simple Sous-chef, du Bruel souffrit le directeur des Beaux-Arts, il se croyait le préféré ! Cette liaison devint, au bout de six ans, un quasi mariage. Tullia cache soigneusement sa famille, on sait vaguement qu’elle est de Nanterre. Un de ses oncles, jadis simple charpentier ou maçon, grâce à ses recommandations et à de généreux prêts, est devenu, dit-on, un riche entrepreneur de bâtiments. Cette indiscrétion a été commise par du Bruel, il dit un jour que Tullia recueillerait tôt ou tard une belle succession. L’entrepreneur, qui n’est pas marié, se sent un faible pour sa nièce, à laquelle il a des obligations -- « C’est un homme qui n’a pas assez d’esprit pour être ingrat, » disait-elle. En 1829, Tullia se mit d’elle-même à la retraite. A trente ans, elle se voyait un peu grasse, elle avait essayé vainement la pantomime, elle ne savait rien que se donner assez de ballon pour bien enlever sa jupe en pirouettant, à la manière des Noblet, et se montrer quasi nue au parterre. Le vieux Vestris lui dit, dès l’abord, que ce temps bien exécuté, quand une danseuse était d’une belle nudité, valait tous les talents imaginables. C’est l’ut de poitrine de la Danse. Aussi, disait-il, les illustres danseuses, Camargo, Guimard, Taglioni, toutes maigres, brunes et laides ne peuvent s’en tirer que par du génie. Devant de plus jeunes sujets plus habiles qu’elle, Tullia se retira dans toute sa gloire et fit bien. Danseuse aristocratique, ayant peu dérogé dans ses liaisons, elle ne voulut pas tremper ses chevilles dans le gâchis de Juillet. Insolente et belle, Claudine avait de beaux souvenirs et peu d’argent, mais les plus magnifiques bijoux et l’un des plus beaux mobiliers de Paris. En quittant l’Opéra, la fille célèbre, aujourd’hui presque oubliée, n’eut plus qu’une idée, elle voulut se faire épouser par du Bruel, et vous comprenez qu’elle est aujourd’hui madame du Bruel, mais sans que ce mariage ait été déclaré. Comment ces sortes de femmes se font épouser après sept ou huit ans d’intimité ? quels ressorts elles poussent ? quelles machines elles mettent en mouvement ? si comique que puisse être ce drame intérieur, ce n’est pas notre sujet. Du Bruel est marié secrètement, le fait est accompli. Avant son mariage, Cursy passait pour un joyeux compagnon ; il ne rentrait pas toujours chez lui, sa vie était quelque peu bohémienne, il se laissait aller à une partie, à un souper ; il sortait très
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bien pour se rendre à une répétition de l’Opéra-Comique, et se trouvait sans savoir comment, à Dieppe, à Baden, à Saint-Germain ; il donnait à dîner, il menait la vie puissante et dépensière des auteurs, des journalistes et des artistes ; il levait très-bien ses droits d’auteur dans toutes les coulisses de Paris, il faisait partie de notre société. Finot, Lousteau, du Tillet, Desroches, Bixiou, Blondet, Couture, des Lupeaulx le supportaient malgré son air pédant et sa lourde attitude de bureaucrate. Mais une fois mariée, Tullia rendit du Bruel esclave. Que voulez-vous, le pauvre diable aimait Tullia. Tullia venait, disait-elle, de quitter le théâtre pour être toute à lui, pour devenir une bonne et charmante femme. Tullia sut se faire adopter par les femmes les plus jansénistes de la famille du Bruel. Sans qu’on eût jamais compris ses intentions d’abord, elle allait s’ennuyer chez madame de Bonvalot ; elle faisait de riches cadeaux à la vieille et avare madame de Chissé, sa grand’tante ; elle passa chez cette dame un été, ne manquant pas une seule messe. La danseuse se confessa, reçut l’absolution, communia, mais à la campagne, sous les yeux de la tante. Elle nous disait l’hiver suivant : -- « Comprenez-vous ? j’aurai de vraies tantes ! » Elle était si heureuse de devenir une bourgeoise, si heureuse d’abdiquer son indépendance, qu’elle trouva les moyens qui pouvaient la mener au but. Elle flattait ces vieilles gens. Elle a été tous les jours, à pied, tenir compagnie pendant deux heures à la mère de du Bruel pendant une maladie. Du Bruel était étourdi du déploiement de cette ruse à la Maintenon, et il admirait cette femme sans faire un seul retour sur lui-même, il était déjà si bien ficelé qu’il ne sentait plus la ficelle. Claudine fit comprendre à du Bruel que le système élastique du gouvernement bourgeois, de la royauté bourgeoise, de la cour bourgeoise était le seul qui pût permettre à une Tullia, devenue madame du Bruel, de faire partie du monde où elle eut le bon sens de ne pas vouloir pénétrer. Elle se contenta d’être reçue chez mesdames de Bonvalot, de Chissé, chez madame du Bruel où elle posait, sans jamais se démentir, en femme sage, simple, vertueuse. Elle fut, trois ans plus tard, reçue chez leurs amies. -- « Je ne peux pourtant pas me persuader que madame du Bruel, la jeune, ait montré ses jambes et le reste à tout Paris, à la lueur de cent becs de lumières ! » disait naïvement madame Anselme Popinot. Juillet 1830 ressemble, sous ce rapport, à l’Empire de Napoléon qui reçut à sa cour une ancienne femme de chambre,
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dans la personne de madame Garat, épouse du Grand-Juge. L’ancienne danseuse avait rompu net, vous le devinez, avec toutes ses camarades : elle ne reconnaissait parmi ses anciennes connaissances personne qui pût la compromettre. En se mariant, elle avait loué, rue de la Victoire, un tout petit charmant hôtel entre cour et jardin où elle fit des dépenses folles, et où s’engouffrèrent les plus belles choses de son mobilier et de celui de du Bruel. Tout ce qui parut ordinaire ou commun fut vendu. Pour trouver des analogies au luxe qui scintillait chez elle, on doit remonter jusqu’aux beaux jours des Guimard, de Sophie Arnoult, des Duthé qui dévorèrent des fortunes princières. Jusqu’à quel point cette riche existence intérieure agissait-elle sur du Bruel ? la question, délicate à poser, est plus délicate à résoudre. Pour donner une idée des fantaisies de Tullia, qu’il me suffise de vous parler d’un détail. Le couvre-pieds de son lit est en dentelle de point d’Angleterre, il vaut dix mille francs. Une actrice célèbre en eut un pareil, Claudine le sut ; dès lors elle fit monter sur son lit un magnifique angora. Cette anecdote peint la femme. Du Bruel n’osa pas dire un mot, il eut ordre de propager ce défi de luxe porté à l’autre. Tullia tenait à ce présent du duc de Réthoré ; mais un jour, cinq ans après son mariage, elle joua si bien avec son chat qu’elle déchira le couvre-pieds, en tira des voiles, des volants, des garnitures, et le remplaça par un couvre-pieds de bon sens, par un couvre-pieds qui était un couvre-pieds et non une preuve de la démence particulière à ces femmes qui se vengent par un luxe insensé, comme a dit un journaliste, d’avoir vécu de pommes crues dans leur enfance. La journée où le couvre-pieds fut mis en lambeaux, marqua, dans le ménage, une ère nouvelle. Cursy se distingua par une féroce activité. Personne ne soupçonne à quoi Paris a dû le Vaudeville Dix-huitième siècle, à poudre, à mouches qui se rua sur les théâtres. L’auteur de ces mille et un vaudevilles, desquels se sont tant plaints les feuilletonistes, est un vouloir formel de madame du Bruel : elle exigea de son mari l’acquisition de l’hôtel où elle avait fait tant de dépenses, où elle avait casé un mobilier de cinq cent mille francs. Pourquoi ? Jamais Tullia ne s’explique, elle entend admirablement le souverain parce que des femmes. -- « On s’est beaucoup moqué de Cursy, dit-elle, mais, en définitif, il a trouvé cette maison dans la boîte de rouge, dans la houppe à poudrer et les habits pailletés du dix-huitième
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siècle. Sans moi, jamais il n’y aurait pensé, reprit-elle en s’enfonçant dans ses coussins au coin de son feu. » Elle nous disait cette parole au retour d’une première représentation d’une pièce de du Bruel qui avait réussi et contre laquelle elle prévoyait une avalanche de feuilletons. Tullia recevait. Tous les lundis elle donnait un thé ; sa société était aussi bien choisie qu’elle le pouvait, elle ne négligeait rien pour rendre sa maison agréable, On y jouait la bouillotte dans un salon, on causait dans un autre ; quelquefois, dans le plus grand, dans un troisième salon, elle donnait des concerts, toujours courts, et auxquels elle n’admettait jamais que les plus éminents artistes. Elle avait tant de bon sens qu’elle arrivait au tact le plus exquis, qualité qui lui donna sans doute un grand ascendant sur du Bruel ; le vaudevilliste, d’ailleurs, l’aimait de cet amour que l’habitude finit par rendre indispensable à l’existence. Chaque jour met un fil de plus à cette trame forte, irrésistible, fine dont le réseau tient les plus délicates velléités, enserre les plus fugitives passions, les réunit, et garde un homme lié, pieds et poings, cœur et tête. Tullia connaissait bien Cursy, elle savait où le blesser, elle savait comment le guérir. Pour tout observateur, même pour un homme qui se pique autant que moi d’un certain usage, tout est abîme dans ces sortes de passions, les profondeurs sont là plus ténébreuses que partout ailleurs ; enfin les endroits les plus éclairés ont aussi des teintes brouillées. Cursy, vieil auteur usé par la vie des coulisses, aimait ses aises, il aimait la vie luxueuse, abondante, facile ; il était heureux d’être roi chez lui, de recevoir une partie des hommes littéraires dans un hôtel où éclatait un luxe royal, où brillaient les œuvres choisies de l’Art moderne. Tullia laissait trôner du Bruel parmi cette gent où se trouvaient des journalistes assez faciles à prendre et à embucquer. Grâce à ses soirées, à des prêts bien placés, Cursy n’était pas trop attaqué, ses pièces réussissaient. Aussi ne se serait-il pas séparé de Tullia pour un empire. Il eût fait bon marché d’une infidélité, peut-être à la condition de n’éprouver aucun retranchement dans ses jouissances accoutumées ; mais, chose étrange ! Tullia ne lui causait aucune crainte en ce genre. On ne connaissait pas de fantaisie à l’ancien Premier Sujet ; et si elle en avait eu, certes elle aurait gardé toutes les apparences. -- « Mon cher, nous disait doctoralement sur le boulevard du Bruel, il n’y a rien de tel que de vivre avec une de ces femmes qui, par l’abus, sont revenues des passions. Les femmes comme Claudine
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ont mené leur vie de garçon, elles ont des plaisirs par-dessus la tête, et font les femmes les plus adorables qui se puissent désirer : sachant tout, formées et point bégueules, faites à tout, indulgentes. Aussi, prêché-je à tout le monde d’épouser un reste de cheval anglais. Je suis l’homme le plus heureux de la terre ! » Voilà ce que me disait du Bruel à moi-même en présence de Bixiou. -- « Mon cher, me répondit le dessinateur, il a peut-être raison d’avoir tort ! » Huit jours après, du Bruel nous avait priés de venir dîner avec lui, un mardi ; le matin j’allai le voir pour une affaire de théâtre, un arbitrage qui nous était confié par la Commission des auteurs dramatiques ; nous étions forcés de sortir ; mais auparavant, il entra dans la chambre de Claudine où il n’entre pas sans frapper, il demanda la permission. -- « Nous vivons en grands seigneurs, dit-il en souriant, nous sommes libres. Chacun chez nous ! » Nous fûmes admis. Du Bruel dit à Claudine : -- « J’ai invité quelques personnes aujourd’hui. -- Vous voilà ! s’écria-t-elle, vous invitez du monde sans me consulter, je ne suis rien ici. Tenez, me dit-elle en me prenant pour juge par un regard, je vous le demande à vous-même, quand on a fait la folie de vivre avec une femme de ma sorte, car enfin, j’étais une danseuse de l’Opéra…. Oui, pour qu’on l’oublie, je ne dois jamais l’oublier moi-même. Eh ! bien, un homme d’esprit, pour relever sa femme dans l’opinion publique, s’efforcerait de lui supposer une supériorité, de justifier sa détermination par la reconnaissance de qualités éminentes chez cette femme ! Le meilleur moyen pour la faire respecter par les autres est de la respecter chez elle, de l’y laisser maîtresse absolue. Ah ! bien, il me donnerait de l’amour-propre à voir combien il craint d’avoir l’air de m’écouter. Il faut que j’aie dix fois raison pour qu’il me fasse une concession. » Chaque phrase ne passait pas sans une dénégation faite par gestes de la part de du Bruel. -- « Oh ! non, non, reprit-elle vivement en voyant les gestes de son mari, du Bruel, mon cher, moi qui toute ma vie, avant de vous épouser, ai joué chez moi le rôle de reine, je m’y connais ! Mes désirs étaient épiés, satisfaits, comblés… Après tout, j’ai trente-cinq ans, et les femmes de trente-cinq ans ne peuvent pas être aimées. Oh ! si j’avais et seize ans, et ce qui se vend si cher à l’Opéra, quelles attentions vous auriez pour moi, monsieur du Bruel ! Je méprise souverainement les hommes qui se vantent d’aimer une femme et qui ne sont pas toujours auprès d’elle aux petits soins. Voyez-vous, du Bruel, vous êtes petit et chafouin,
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vous aimez à tourmenter une femme, vous n’avez qu’elle sur qui déployer votre force. Un Napoléon se subordonne à sa maîtresse, il n’y perd rien ; mais vous autres ! vous ne vous croyez plus rien alors, vous ne voulez pas être dominés. Trente-cinq ans, mon cher, me dit-elle, l’énigme est là…. Allons, il dit encore non. Vous savez bien que j’en ai trente-sept. Je suis bien fâchée, mais allez dire à tous vos amis que vous les mènerez au Rocher de Cancale. Je pourrais leur donner à dîner ; mais je ne le veux pas, ils ne viendront pas ! Mon pauvre petit monologue vous gravera dans la mémoire le précepte salutaire du Chacun chez soi qui est notre charte, ajouta-t-elle en riant et revenant à la nature folle et capricieuse de la fille d’Opéra. -- Hé ! bien, oui, ma chère petite minette, dit du Bruel, là, là, ne vous fâchez pas. Nous savons vivre. » Il lui baisa les mains et sortit avec moi ; mais furieux. De la rue de la Victoire au boulevard, voici ce qu’il me dit, si toutefois les phrases que souffre la typographie parmi les plus violentes injures peuvent représenter les atroces paroles, les venimeuses pensées qui ruisselèrent de sa bouche comme une cascade échappée de côté dans un grand torrent. -- « Mon cher, je quitterai cette infâme danseuse ignoble, cette vieille toupie qui a tourné sous le fouet de tous les airs d’opéra, cette guenipe, cette guenon de Savoyard ! Oh ! toi qui t’es attaché aussi à une actrice, mon cher, que jamais l’idée d’épouser ta maîtresse ne te poursuive ! Vois-tu, c’est un supplice oublié dans l’enfer de Dante ! Tiens, maintenant je la battrais, je la cognerais, je lui dirais son fait. Poison de ma vie, elle me fait aller comme un valet de volet ! » Il était sur le boulevard, et dans un état de fureur tel que les mots ne sortaient pas de sa gorge. -- « Je chausserai mes pieds dans son ventre ! -- A propos de quoi ? lui dis-je. -- Mon cher, tu ne sauras jamais les mille myriades de fantaisies de cette gaupe ! Quand je veux rester, elle veut sortir ; quand je veux sortir, elle veut que je reste. Ça vous débagoule des raisons, des accusations, des syllogismes, des calomnies, des paroles à rendre fou ! Le Bien, c’est leur fantaisie ! le Mal, c’est la notre ! Foudroyez-les par un mot qui leur coupe leurs raisonnements, elles se taisent et vous regardent comme si vous étiez un chien mort. Mon bonheur ?…. Il s’explique par une servilité absolue, par la vassalité du chien de basse-cour. Elle me vend trop cher le peu qu’elle me donne. Au diable ! Je lui laisse tout et je m’enfuirai dans une mansarde. Oh ! la mansarde et la liberté ! Voici cinq ans que je n’ose
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— Du Bruel, reprit-il, me ramena chez lui, nous y allâmes lentement. Il était trois heures. Avant de monter, il vit du mouvement dans la cuisine, il y entre, voit des apprêts et me regarde en interrogeant sa cuisinière. -- « Madame a commandé un dîner, répondit-elle, madame est habillée, elle a fait venir une voiture, puis elle a changé d’avis, elle a renvoyé la voiture en la redemandant pour l’heure du spectacle. -- Hé ! bien, s’écria du Bruel, que te disais-je ! » Nous entrâmes à pas de loup dans l’appartement. Personne. De salon en salon, nous arrivâmes jusqu’à un boudoir où nous surprîmes Tullia pleurant. Elle essuya ses larmes sans affectation et dit à du Bruel : -- « Envoyez au Rocher de Cancale un petit mot pour prévenir vos invités que le dîner a lieu ici ! » Elle avait fait une de ces toilettes que les femmes de théâtre ne savent pas composer : élégante, harmonieuse de ton et de formes, des coupes simples, des étoffes de bon goût, ni trop chères, ni trop communes, rien de voyant, rien d’exagéré, mot que l’on efface sous le mot artiste avec lequel se paient les sots. Enfin, elle avait l’air comme il faut. A trente-sept ans, Tullia se trouve à la plus belle phase de la beauté chez les Françaises. Le célèbre ovale de son visage était, en ce moment, d’une pâleur divine, elle avait ôté son chapeau ; je voyais le léger duvet, cette fleur des fruits, adoucissant les contours moelleux déjà si fins de sa joue. Sa figure accompa-
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gnée de deux grappes de cheveux blonds avait une grâce triste. Ses yeux gris étincelants étaient noyés dans la vapeur des larmes. Son nez mince, digne du plus beau camée romain, et dont les ailes battaient, sa petite bouche enfantine encore, son long col de reine à veines un peu gonflées, son menton rougi pour un moment par quelque désespoir secret, ses oreilles bordées de rouge, ses mains tremblantes sous le gant, tout accusait des émotions violentes. Ses sourcils agités par des mouvements fébriles trahissaient une douleur. Elle était sublime. Son mot écrasa du Bruel. Elle nous jeta ce regard de chatte, pénétrant et impénétrable qui n’appartient qu’aux femmes du grand monde et aux femmes du théâtre ; puis elle tendit la main à du Bruel. -- « Mon pauvre ami, dès que tu as été parti je me suis fait mille reproches. Je me suis accusée d’une effroyable ingratitude et je me suis dit que j’avais été mauvaise. Ai-je été bien mauvaise ? me demanda-t-elle. Pourquoi ne pas recevoir tes amis ? n’es-tu pas chez toi ? veux-tu savoir le mot de tout cela ? Eh ! bien, j’ai peur de ne pas être aimée. Enfin j’étais entre le repentir et la honte de revenir, quand j’ai lu les journaux, j’ai vu une première représentation aux Variétés, j’ai cru que tu voulais traiter un collaborateur. Seule, j’ai été faible, je me suis habillée pour courir après toi… pauvre chat ! » Du Bruel me regarda d’un air victorieux, il ne se souvenait pas de la moindre de ses oraisons contra Tullia. -- « Eh ! bien ! cher ange, je ne suis allé chez personne, lui dit-il. -- Comme nous nous entendons ! » s’écria-t-elle. Au moment où elle disait cette ravissante parole, je vis à sa ceinture un petit billet passé en travers, mais je n’avais pas besoin de cet indice pour deviner que les fantaisies de Tullia se rapportaient à des causes occultes. La femme est, selon moi, l’être le plus logique, après l’enfant. Tous deux, ils offrent le sublime phénomène du triomphe constant de la pensée unique. Chez l’enfant, la pensée change à tout moment, mais il ne s’agite que pour cette pensée et avec une telle ardeur que chacun lui cède, fasciné par l’ingénuité, par la persistance du désir. La femme change moins souvent ; mais l’appeler fantasque est une injure d’ignorant. En agissant, elle est toujours sous l’empire d’une passion, et c’est merveille de voir comme elle fait de cette passion le centre de la nature et de la société. Tullia fut chatte, elle entortilla du Bruel, la journée redevint bleue et le soir fut magnifique. Ce spirituel vaudevilliste ne s’apercevait pas de la douleur enterrée dans le cœur de sa femme. -- « Mon
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cher, me dit-il, voilà la vie : des oppositions, des contrastes ! -- Surtout quand ce n’est pas joué ! répondis-je. -- Je l’entends bien ainsi, reprit-il. Mais sans ces violentes émotions, on mourrait d’ennui ! Ah ! cette femme a le don de m’émouvoir ! » Après le dîner nous allâmes aux Variétés ; mais, avant le départ, je me glissai dans l’appartement de du Bruel, j’y pris sur une planche, parmi des papiers sacrifiés, le numéro des Petites Affiches où se trouvait la notification du contrat de l’hôtel acheté par du Bruel, exigée pour la purge légale. En lisant ces mots qui me sautèrent aux yeux comme une lueur : A la requête de Jean-François du Bruel et de Claudine Chaffaroux, son épouse, tout fut expliqué pour moi. Je pris le bras de Claudine et j’affectai de laisser descendre tout le monde avant nous. Quand nous fûmes seuls : -- « Si j’étais la Palferine, lui dis-je, je ne ferais jamais manquer de rendez-vous ! » Elle se posa gravement un doigt sur les lèvres, et descendit en me pressant le bras, elle me regardait avec une sorte de plaisir en pensant que je connaissais la Palferine. Savez-vous quelle fut sa première idée ? Elle voulut faire de moi son espion ; mais elle rencontra le badinage de la Bohême. Un mois après, au sortir d’une première représentation d’une pièce de du Bruel, il pleuvait, nous étions ensemble, j’allai chercher un fiacre. Nous étions restés, pendant quelques instants, sur le théâtre, et il ne se trouvait plus de voitures à l’entrée. Claudine gronda fort du Bruel ; et quand nous roulâmes, car elle me reconduisit chez Florine, elle continua la querelle en lui disant les choses les plus mortifiantes. -- « Eh ! bien, qu’y a-t-il ? demandai-je. -- Mon cher, elle me reproche de vous avoir laissé courir après le fiacre, et part de là pour vouloir désormais un équipage. -- Je n’ai jamais, étant Premier Sujet, fait usage de mes pieds que sur les planches, dit-elle. Si vous avez du cœur, vous inventerez quatre pièces de plus par an, vous songerez qu’elles doivent réussir en songeant à la destination de leur produit, et votre femme n’ira pas dans la crotte. C’est une honte que j’aie à le demander. Vous auriez dû deviner mes perpétuelles souffrances depuis cinq ans que me voici mariée ! -- Je le veux bien, répondit du Bruel, mais nous nous ruinerons. -- Si vous faites des dettes, répondit-elle, la succession de mon oncle les paiera. -- Vous êtes bien capable de me laisser les dettes et de garder la succession. -- Ah ! vous le prenez ainsi, répondit-elle. Je ne vous dis plus rien. Un pareil mot me ferme la bouche. » Aussitôt du Bruel
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de l’Éperon d’Or ; enfin, il porte toutes les petites croix, outre sa grande. Il y a trois mois, Claudine est venue à la porte de la Palferine, dans son brillant équipage armorié. Du Bruel est petit-fils d’un traitant anobli sur la fin du règne de Louis XIV, ses armes ont été composées par Chérin et la couronne Comtale ne messied pas à ce blason, qui n’offre aucune des ridiculités impériales. Ainsi Claudine avait exécuté, dans l’espace de trois années, les conditions du programme que lui avait imposé le charmant, le joyeux la Palferine. Un jour, il y a de cela un mois, elle monte l’escalier du méchant hôtel où loge son amant, et grimpe dans sa gloire, mise comme une vraie comtesse du faubourg Saint-Germain, à la mansarde de notre ami. La Palferine voit Claudine et lui dit : -- « Je sais que tu t’es fait nommer pair. Mais il est trop tard, Claudine, tout le monde me parle de la Croix du Sud, je veux la voir. -- Je te l’aurai, » dit-elle. Là-dessus, la Palferine partit d’un rire homérique. -- « Décidément, reprit-il, je ne veux pas, pour maîtresse, d’une femme ignorante comme un brochet, et qui fait de tels sauts de carpe qu’elle va des coulisses de l’Opéra à la Cour, car je te veux voir à la cour citoyenne. -- Qu’est-ce que la croix du Sud ? » me dit-elle d’une voix triste et humiliée. Saisi d’admiration pour cette intrépidité de l’amour vrai qui, dans la vie réelle comme dans les fables les plus ingénues de la féerie, s’élance dans des précipices pour y conquérir la fleur qui chante ou l’œuf du Rok, je lui expliquai que la Croix du Sud était un amas de nébuleuses, disposé en forme de croix, plus brillant que la voix Lactée, et qui ne se voyait que dans les mers du Sud. -- « Eh ! bien, lui dit-elle, Charles, allons-y ? » Malgré la férocité de son esprit, la Palferine eut une larme aux yeux ; mais quel regard et quel accent chez Claudine ! je n’ai rien vu de comparable, dans ce que les efforts des grands acteurs ont eu de plus extraordinaire, au mouvement par lequel en voyant ces yeux, si durs pour elle, mouillés de larmes ; Claudine tomba sur ses deux genoux, et baisa la main de cet impitoyable la Palferine ; il la releva, prit son grand air, ce qu’il nomme l’air Rusticoli, et lui dit : -- « Allons, mon enfant, je ferai quelque chose pour toi. Je te mettrai dans… mon testament ! »
 
— Eh ! bien, dit en finissant Nathan à madame de Rochefide, je me demande si du Bruel est joué. Certes, il n’y a rien de plus comique, de plus étrange que de voir les plaisanteries d’un jeune homme insouciant faisant la loi d’un ménage, d’une famille, ses
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