« Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/210 » : différence entre les versions

Phe-bot (discussion | contributions)
m Zoé: split
(Aucune différence)

Version du 1 décembre 2011 à 15:07

Cette page n’a pas encore été corrigée

socialistes chrétiens. Le zèle de la maison du Seigneur le dévore; mais pourquoi faut-il que le zèle le plus pur soit quelquefois indiscret? pourquoi faut-il que M. Stocker, haranguant un soir une nombreuse assemblée, se soit avisé de remarquer qu’il y a 45,000 juifs à Berlin et de s’écrier : « En vérité, c’est trop, das ist zu viel?» Ce mot malencontreux a déchaîné les tempêtes et donné le signal d’une effroyable guerre de plume. Les brochures succèdent aux brochures; les ardens réquisitoires ont provoqué de vives répliques, suivies de dupliques et de tripliques, et les invectives se croisent dans l’air. Tout le monde s’en mêle, pasteurs, journalistes, chansonniers, auteurs dramatiques, et jusqu’à de graves historiens, qui ont trouvé bonne cette occasion de compromettre leur gravité. Depuis que l’empire germanique est fondé, il y a toujours eu en Allemagne un accusé, un bouc émissaire, à qui on impute tous les malheurs et qu’on charge de malédictions. Le bouc émissaire fut d’abord le catholique ; le catholique a été remplacé par le socialiste; aujourd’hui c’est le juif qui est assis sur la sellette. Il est dénoncé comme l’ennemi héréditaire de l’Allemagne, comme la cause de tous ses maux, comme le chancre qui la ronge, comme le termite qui la mine par le pied. — Le péril social, disent les uns, c’est le juif. — Le juif, dit M. de Treitschke, est notre malheur. — Le juif, s’écrie M. Ströcker, met en danger la civilisation germano-chrétienne. « il y a 45,000 juifs à Berlin, et c’est trop ; das ist zu viel. »

M. Stöcker, qui est un homme lettré, a sûrement lu une fois dans sa vie Tristram Shandy. Plût au ciel qu’il l’eût relu avant de laisser échapper le propos malheureux qui a produit de si grandes conséquences! L’oncle Tobie, ce brave militaire qui avait reçu une blessure dans l’aine au siège de Namur, était aussi philanthrope que M. Stocker. A la vérité, il ne se piquait pas d’abolir le paupérisme, il n’avait pas inventé le socialisme chrétien, mais il avait sucé avec le lait l’amour des faibles et des petits, il voulait du bien à toutes les créatures, et s’il en faut croire son biographe, il n’éprouva dans toute sa vie qu’un mouvement de colère. Un jour, pendant son dîner, une mouche importune et acariâtre, qui ne connaissait pas son monde, s’avisa de lui chercher chicane; elle bourdonnait sans cesse autour de sa tête, se posait sur son front ou sur son nez, l’agaçant, l’irritant et se dérobant à toutes ses poursuites. Il réussit enfin à la saisir, et sa colère tomba comme par enchantement. Heureux de sentir sa prisonnière dans sa main, il n’eut garde de la tuer; mais ayant ouvert la fenêtre, il lui donna la volée en lui disant : « Pauvre bête, le monde est assez grand pour nous contenir tous les deux. » M. Stöcker n’a ni l’humeur ni le tempérament de l’oncle Tobie, il n’est pas tendre pour les insectes qui bourdonnent autour de lui; il ne juge pas que le monde soit assez grand pour contenir à la fois un prédicateur de la cour et les enfans d’Israël. Assurément, on ne peut le soupçonner de vouloir exterminer