« L’Économie politique et la justice » : différence entre les versions

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M. Baudrillart, professeur d’économie politique au Collège
de France, traitant généralement ''des principes de l’économie politique mis en rapport avec la morale en ce qui concerne le paupérisme'', et accessoirement du travail des femmes, énonçait dans une de ses dernières leçons que la moyenne des salaires des ouvrières est, à Paris, de 1 fafr. 6ft63 par jour. Ce chiffre est donc en quelque sorte officiel. On sait d’ailleurs ce que vaut une moyenne : toute la portée de celle qui vient d’être signalée n’apparaîtra que si nous ajoutons qu’il y a, il est vrai, des salaires en fort petit nombre qui s’élèvent, pour les femmes, jusqu’à 3 francs et au-dessus ; mais qu’il y a, par contre, des salaires en assez grand nombre qui descendent au-dessous de la moyenne jusqu’à 1 franc, jusqu’à 0 fr. 60, et plus bas encore<ref>:112,891 ouvrières parisiennes ont été classées de la façon suivante :
;7,108 femmes, filles ou parentes de patrons, dont le salaire
n’a pas été relevé ;
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;65,541 sont payées aux pièces.
La moyenne de ces salaires est de 1 fr. 63 par jour. Il a été constaté un maximum de 20 francs et un minimum de 0 fr. 15.
;950 ouvrières ont un salaire inférieur à OfrO fr. 60 ;
;100,050 ont de 0 fr. 60 à 3 francs. Parmi ces salaires, ceux de 0 fr. 75, 1 franc, 1 fr. 25 sont les plus ordinaires ;
;626 femmes ont un salaire supérieur à 3 francs.
Les salaires très-bas sont toujours exceptionnels ; ils sont gagnés, par des femmes travaillant à façon, dépourvues d’habileté, et ne donnant le plus souvent que peu de temps à l’ouvrage. Ainsi le minimum de 0 fr. 15 mentionné résulte de la déclaration de deux femmes âgées et infirmes, soutenues par la charité, et cousant cependant à l’occasion des pantalons de toile pour la troupe.</ref>.
Les salaires très-bas sont toujours exceptionnels ; ils sont gagnés</ref>.
 
« Nous ne ferons suivre l’exposition de ces faits d’aucun commentaire, ajoutait le professeur : il n’y en aurait pas qui pussent atteindre à l’éloquence de pareils chiffres. » — Et le mal étant ainsi constaté, il s’efforçait d’en indiquer tout à la fois la cause et le remède. Nous imiterons cette réserve aussi digne de la sensibilité d’un homme de cœur que du sang-froid d’un philosophe. Il n’y a point de médecins ni de chirurgiens qui voyant des maladies ou des blessures se prennent à pleurer et à gémir ; s’il y en a, ce ne sont pas les meilleurs. Et de même, en présence des plaies de la société, l’économiste doit savoir rester calme, faire taire ses émotions au profit du succès de ses études, enfin quitter, quand une fois il l’a parcouru dans tous les sens, le champ de la réalité impressionnante, pour s’élever jusqu’au domaine de la froide abstraction qui est aussi celui de la science.
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;7,851 jeunes filles.
 
Ces chiffres et ceux cités plus haut sont empruntés à la Statistique de l’industrie à Paris en 1847.</ref>. Qu’on n’oublie pas non plus que l’impôt poursuit et sait toujours atteindre, si exigus qu’ils soient, tous les salaires.
Qu’on n’oublie pas non plus que l’impôt poursuit et sait toujours atteindre, si exigus qu’ils soient, tous les salaires.
 
Au nombre des causes du paupérisme, du moins en ce qui concerne les ouvrières, M. Baudrillart mettait en première ligne l'''absence d’instruction élémentaire et d’instruction professionnelle'',. parJ’accepte desvolontiers femmesla travaillantdémonstration àqu’il façon,a dépourvuesdonnée d’habileté,de etcette neproposition donnantpour lece plusqu’elle souvent que peu de tempsétait, c’est-à-dire l’ouvrage.sans Ainsiréplique le; minimumet delui 0en fr.laissant 15tout mentionnéensemble résulte de la déclaration de deux femmes âgéesl’honneur et infirmes, soutenues par la charitéresponsabilité, etj’en cousanttire cependantune àconséquence l’occasionqui des pantalons de toile pour lam’est troupepropre.
 
J’accepte volontiers la démonstration qu’il a donnée de cette proposition pour ce qu’elle était, c’est-à-dire sans réplique ; et lui en laissant tout ensemble l’honneur et la responsabilité, j’en tire une conséquence qui m’est propre.
 
Si l’exiguïté pitoyable du salaire des ouvrières provient de ce que ces ouvrières manquent tout à la_f ois d’instruction élémentaire et d’instruction professionnelle, le seul remède à état de choses serait qu’elles pussent acquérir cette double instruction dont elles sont privées. Or, il est évident que ce remède n’est point entre leurs mains ; que l’exiguïté même de leur salaire leur défend toute instruction ; que par conséquent, la misère les condamne, de mère en fille, à la misère.
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Allons au fait.—Y a-t-il, dans notre société, d’autre misère que celle qui résulte logiquement de la paresse, de l’inintelligence ou des revers de la fortune ? Y a-t-il d’autre richesse que celle qui prend légitimement sa source, à quelque degré que ce puisse être, dans le travail, dans le talent ou dans le succès, et proportionnellement à ces causes ? Sans désordre, en sauvegardant intégralement les droits naturels et sacrés de la propriété, de la famille, ne pourrions-nous approcher davantage de l’esprit de la justice sociale exprimé ''poétiquement'' par ce mot admirable de Platon, principe de toute égalité vraie, formule de toute démocratie rationnelle : ''—N’empêchez pas les fils des esclaves de s’élever au rang des rots ; n’empêchez pas les fils des rois de tomber au rang des esclaves ?''
 
C’est ainsi que se pose la Question sociale. On me rendra, je l’espère, cette justice d’avouer que’que je la présente en termes
suffisamment abstraits de toute réalité brutale, pour dire le mot, en termes suffisamment scientifiques. Je fais mon possible pour fermer tout accès aux exagérations du sentiment, comme aux erreurs de l’empirisme, pour maintenir intacts les droits de la raison et de la méthode. Comme précisément je poursuis avant tout la certitude philosophique, on me permettra de m’appesantir sur la valeur de ces précautions.
 
En présence des faits déplorables constatés par l’observation, il s’est rencontré des socialistes pour conclure, en termes éloquents, du paupérisme à l’anéantissement, ou, tout au moins, au renouvellement complet de la société : Rousseau le premier
de tous, Rousseau le père du socialisme sentimental, Rousseau si sincère et si déraisonnable, si pathétique et si dangereux, Rousseau qu’on ne lit guère, avec un cœur chaud, à vingt ans, sans pleurer, ni plus tard, avec quelque expérience, à vingt-cinq ou trente, sans sourire ou sans frémir ; vingt autres après lui.—« De malheureuses créatures gagnent, en un jour de travail, soixante centimes ! Plus d’état social ! Ou, tout au moins, que l’état social soit réorganisé de fond en comble ! »
de travail, soixante centimes ! Plus d’état social ! Ou, tout au moins, que l’état social soit réorganisé de fond en comble ! »
 
Ces exagérations sont puériles. Quant à ce qui serait d’abord de rompre le pacte social pour en revenir à l’''état de nature'', c’est uueune fantaisie chimérique et irréalisable, parce qu’il n’y a point eu d’état de nature et qu’il n’y a point de pacte social. La société n’a point une origine constitutionnelle, mais une origine naturelle. La première de ces deux opinions, et la plus superficielle, fut celle des philosophes du siècle dernier qui tous aimèrent à se figurer la société comme un contrat librement consenti entre tous les citoyens, et ne manquèrent pas de rapporter à ce point de vue leurs essais de morale sociale. Les sciences en enfance ont une tendance.à se faire plutôt spéculatives qu’expérimentales. C’est avec raison qu’on reproche de nos jours aux théoriciens du xvnieXVIIIe siècle d’avoir émis une hypothèse aussi peu conforme à l’observation psychologique qu’à l’histoire de la civilisation.
Ces exagérations sont puériles.Quant à ce qui serait d’abord de rompre le pacte social pour en revenir à l’état de nature.,
c’est uue fantaisie chimérique et irréalisable, parce qu’il n’y a point eu d’état de nature et qu’il n’y a point de pacte social. La société n’a point une origine constitutionnelle, mais une origine naturelle. La première de ces deux opinions, et la plus superficielle, fut celle des philosophes du siècle dernier qui tous aimèrent à se figurer la société comme un contrat librement consenti entre tous les citoyens, et ne manquèrent pas de rapporter à ce point de vue leurs essais de morale sociale. Les sciences en enfance ont une tendance.à se faire plutôt spéculatives qu’expérimentales. C’est avec raison qu’on reproche de nos jours aux théoriciens du xvnie siècle d’avoir émis une hypothèse aussi peu conforme à l’observation psychologique qu’à l’histoire de la civilisation.
 
Les publicistes de notre époque voient dans l’état social un fait naturel ; et la sociabilité, suivant eux, est un trait caractéristique, essentiel de l’espèce humaine, comme la liberté.—
« L’homme hors de la société, dit M. Vacherot, est un être<br />
« imaginaire, une abstraction L’homme vrai, l’homme réel est<br />
« celui qui vit en société et par la société. Aussi haut que re-<br />
« monte l’observation historique,elle découvre des races,desna des na-<br />
« tions,des peuplades, des tribus, jamais d’individus...Celad’individus…Cela posé,<br />
« l’individu n’entre pas dans la société avec la parfaite commisconnais-<br />
ce« sance de ses droits et de ses intérêts, comme une personne<br />
« libre qui stipule tout d’abord la garantie des uns et des<br />
« autres, en échange des sacrifices auxquels elle s’engage ; il y<br />
« entre comme un simple élément dans un tout naturel, selon<br />
« le mot de Bossuet. »
 
Il y a quelques années déjà, Bastiat avait dit : — « Pour<br />
« l’homme, l’isolement, c’est la mort. Or, si hors de la société<br />
« il ne peut vivre, la conclusion rigoureuse c’est que son état<br />
a« dénaturede nature c’est l’état social<ref>F. Bastiat, ''Harmonies économiques'', Échange.</ref>. »
 
Maintenant, s’il est vrai que la société soit un fait naturel dans son origine, ne s’ensuit-il pas qu’elle le doit être encore dans ses développements ? C’est donc le rêve d’une imagination grossière et orgueilleuse que de dire : — « Depuis cinq mille ans l’humanité fait fausse route ; il devient urgent de la replacer aujourd’hui dans une direction contraire et meilleure. »
 
La civilisation s’opère logiquement, sinon tout à fait suivanJLisuivant les lois exactes dêTade la logique hégélienne. Le progrès, de façon ou d’autre, est organique. Si défectueux que puisse parfois I nous paraître, notre jetaiétat social, il faut l’accepter sans révolte/ parce qu’il est nécessaire, sans regrets par££parce qu’il renferme en lui le principe indestructible de son amélioration normale. Ah ! certes, je le sais : quinze ou dix-huit heures de travail journalier payées par un salaire de 1 fr. 63, c’est pour une femme une triste récompense de son courage et de sa vertu ! Certes, il est poignant de songer que chez tel ou tel pauvre artisan courbé sur une besogne vulgaire se fussent développés, dans l’aisance et par l’instruction, sinon le génie d’un Leibnitz ou d’un Bichat, peut-être les aptitudes administratives ou industrielles d’un Turgot ou d’un Jacquart ! Mais quoi ! si chétive que soit l’existence de ces êtres obscurs, du moins ils vivent ; et leur subsistance, c’est à la société ; c’est à la société seule qu’ils la doivent : isolés, ils périraient d’inanition. C’est là ce qu’enseigne à tout esprit sage l’étude attentive de notre organisation sociale. Cette organisation n’est donc point à détruire, ni même à refaire en entier : elle n’est simplement qu’à perfectionner d’après les indications de l’histoire, de l’économie, politique, de la philosophie, de toutes les sciences.
 
Dans ces données, je ne crois pas m’abuser bien lourdement en estimant qu’aujourd’hui, à part une tourbe indifférente et corrompue, à part un petit nombre de gens en place obstinément satisfaits et optimistes quand même, tout le monde, publicistes, gens du monde et gens du peuple, et peut-être le pouvoir lui-même plus que personne, s’accorde à reconnaître qu’il existe une question qui n’est point la question d’Orient, ni la question romaine, ni la question de l’alliance anglaise, une question plus importante que tout cela et qui nous touche de beaucoup plus près : c’est à savoir la question sociale. Même dans le monde savant on est plus avancé. L’on sait que la liberté du travail et de l’échange est encore entravée, au grand détriment de la production, par une foule de restrictions et de prohibitions ridicules. L’on sait aussi, quant à la distribution de la richesse, que ni M. Thiers ni M. Proudhon n’ont pu donner une théorie du domaine personnel de l’homme sur les choses qui s’imposât dans la science avec l’autorité de l’évidence, et dans la pratique avec la sanction du sens commun ; et l’on avoue que le problème de la propriété n’est point définitivement éclairci. L’on convient de bonne grâce des iniquités du fisc dont les procédés ne se justifient que par la raison de nécessité ; et l’on n’a pas lieu de s’étonner que, même après les travaux de M. E. de Girardin, l’Académie des sciences morales et politiques ait mis au concours la théorie de l’impôt. Partout enfin l’on veut bien croire que des hommes intelligents et honnêtes, estimables et laborieux, puissent se dire, dans de certaines limites, socialistes, et n’adorent point d’un fétichisme aveugle ces mots sacramentels : ordre, propriété, famille, sans pourtant rêver pour cela ni la permanence de la guillotine, ni le partage égal des biens, ni la communauté des femmes.
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Quoi qu’il en soit, au reste, et quelque illusion que je puisse me faire sur le nombre des esprits qu’elle occupe, pour ceux qui prétendent la résoudre et pour ceux qui s’efforceraient de l’étouffer, la question sociale existe. La justice n’est pas satisfaite ; quelque dernier vestige de l’immoralité du pacte féodal souille la pureté de notre contrat révolutionnaire. Des cœurs sincères sont émus par les effets apparents du mal, des intelligences curieuses en recherchent l’origine et la portée ; -des volontés inébranlables ont résolu de le tarir dans sa source. Peut-être quelques-uns d’entre nous sont-ils avantagés ; pour sûr, d’autres sont frustrés. Trop souvent sans doute, faute de connaître la nature et l’étendue du privilège, les uns l’acceptent avec un égoïsme facile, les autres le subissent avec une pénible résignation. N’importe ! une compassion généreuse, une colère légitime, une ardeur infatigable se sont élevées chez quelques hommes au souffle des idées nouvelles ; ayant vu la Révolution, mère déjà de l’égalité civile, enfanter l’égalité politique, ceux-là sentent confusément qu’elle cache encore dans ses entrailles, comme un autre fruit fécond, l’égalité des conditions économiques ; ils l’en veulent arracher. C’est à ces hommes que je m’adresse.
 
D’après ma façon de présenter les choses, mon lecteur doit évidemment supposer à la fois et que, dans ma conviction, la question sociale n’a jusqu’à présent été résolue par personne, et que j’entreprends aujourd’hui la tâche étendue et difficile de la résoudre. AÀ cela je ne puis répondre que par deux observations : la première, c’est que la tâche que j’entreprends est singulièrement plus vaste et plus pénible encore qu’on ne peut se l’imaginer ; la seconde, c’est que je n’ai nullement l’ambition de l’accomplir à moi tout seul.
 
Dans un article publié il y a quelques mois*, M. Courcelle Seneuil exprime cette opinion que si l’on veut arriver à des conclusions véritablement scientifiques et fécondes en solutions solides sur les rapports de l’économie politique et de la morale, il faut, en revenant à la première conception de Quesnay, établir avec une méthode rigoureuse l’ensemble de la science sociale et de l’art social, lequel comprend, outre l’économie politique, la morale, le droit et même la politique proprement dite :—« Cette entreprise, ajoute l’auteur, prématurée il y a<br />
« un siècle, a presque cessé de l’être, et si elle présente encore<br />
« des difficultés qui en ajourneront probablement l’exécution,<br />