« L’Économie politique et la justice » : différence entre les versions

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M. Baudrillart, professeur d’économie politique au Collège
de France, traitant généralement ''des principes de l’économie politique mis en rapport avec la morale en ce qui concerne le paupérisme'', et accessoirement du travail des femmes, énonçait dans une de ses dernières leçons que la moyenne des salaires des ouvrières est, à Paris, de 1 fa. 6ft par jour. Ce chiffre est donc en quelque sorte officiel. On sait d’ailleurs ce que vaut une moyenne : toute la portée de celle qui vient d’être signalée n’apparaîtra que si nous ajoutons qu’il y a, il est vrai, des salaires en fort petit nombre qui s’élèvent, pour les femmes, jusqu’à 3 francs et au-dessus ; mais qu’il y a, par contre, des salaires en assez grand nombre qui descendent au-dessous de la moyenne jusqu’à 1 franc, jusqu’à 0 fr. 60, et plus bas encore<ref>:112,891 ouvrières parisiennes ont été classées de la façon suivante :
ouvrières est, à Paris, de 1 fa. 6ft par jour. Ce chiffre est donc en quelque sorte officiel. On sait d’ailleurs ce que vaut une moyenne : toute la portée de celle qui vient d’être signalée n’apparaîtra que si nous ajoutons qu’il y a, il est vrai, des salaires en fort petit nombre qui s’élèvent, pour les femmes, jusqu’à 3 francs et au-dessus ; mais qu’il y a, par contre, des salaires en assez grand nombre qui descendent au-dessous de la moyenne jusqu’à 1 franc, jusqu’à 0 fr. 60, et plus bas
encore<ref>:112,891 ouvrières parisiennes ont été classées de la façon suivante :
;7,108 femmes, filles ou parentes de patrons, dont le salaire
n’a pas été relevé ;
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Les salaires très-bas sont toujours exceptionnels ; ils sont gagnés</ref>.
 
« Nous ne ferons suivre l’exposition de ces faits d’aucun commentaire, ajoutait le professeur : il n’y en aurait pas qui pussent atteindre à l’éloquence de pareils chiffres. » — Et le mal étant ainsi constaté, il s’efforçait d’en indiquer tout à la fois la cause et le remède. Nous imiterons cette réserve aussi digne de la sensibilité d’un homme de cœur que du sang-froid d’un philosophe. Il n’y a point de médecins ni de chirurgiens qui voyant des maladies ou des blessures se prennent à pleurer et à gémir ; s’il y en a, ce ne sont pas les meilleurs. Et de même, en présence des plaies de la société, l’économiste doit savoir rester calme, faire taire ses émotions au profit du succès de ses études, enfin quitter, quand une fois il l’a parcouru dans tous les sens, le champ de la réalité impressionnante, pour s’élever jusqu’au domaine de la froide abstraction qui est aussi celui de la science.
« Nous ne ferons suivre l’exposition de ces faits d’aucun
commentaire, ajoutait le professeur : il n’y en aurait pas qui
pussent atteindre à l’éloquence de pareils chiffres. » — Et le
mal étant ainsi constaté, il s’efforçait d’en indiquer tout à la
fois la cause et le remède. Nous imiterons cette réserve aussi
digne de la sensibilité d’un homme de cœur que du sang-froid d’un philosophe. Il n’y a point de médecins ni de chirurgiens
qui voyant des maladies ou des blessures se prennent à pleurer
et à gémir ; s’il y en a, ce ne sont pas les meilleurs. Et de
même, en présence des plaies de la société, l’économiste doit
savoir rester calme, faire taire ses émotions au profit du succès de ses études, enfin quitter, quand une fois il l’a parcouru dans tous les sens, le champ de la réalité impressionnante, pour s’élever jusqu’au domaine de la froide abstraction qui est aussi celui de la science.
 
Pour ces raisons, nous éviterons de faire un étalage emphatique de chiffres qui doivent être pour tous déplorables, mais qui ne sont, Dieu merci ! pour personne accusateurs. Nous nous contenterons d’affirmer que la moyenne des salaires des ouvrières n’est pas en province plus élevée qu’à Paris ; et que la situation des ouvriers hommes n’est guère, toute proportion gardée, beaucoup plus brillante que celle des femmes<ref>Voici des chiffres. La moyenne des salaires des ouvriers est, à
la situation des ouvriers hommes n’est guère, toute proportion
gardée, beaucoup plus brillante que celle des femmes<ref>Voici des chiffres. La moyenne des salaires des ouvriers est, à
Paris, de 3 fr. 80 par jour. ''Maximum'' : 35 francs. ''Minimum'' : 0 fr. 50.
;27,453 hommes ont un salaire inférieur à 3 francs ;
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;7,851 jeunes filles.
 
Ces chiffres et ceux cités plus haut sont empruntés à la Statis-Statistique de l’industrie à Paris en 1847.</ref>.
tique de l’industrie à Paris en 1847.</ref>.
 
Qu’on n’oublie pas non plus que l’impôt poursuit et sait toujours atteindre, si exigus qu’ils soient, tous les salaires.
 
Au nombre des causes du paupérisme, du moins en ce qui concerne les ouvrières, M. Baudrillart mettait en première ligne l'''absence d’instruction élémentaire et d’instruction professionnelle'', par des femmes travaillant à façon, dépourvues d’habileté, et ne donnant le plus souvent que peu de temps à l’ouvrage. Ainsi le minimum de 0 fr. 15 mentionné résulte de la déclaration de deux femmes âgées et infirmes, soutenues par la charité, et cousant cependant à l’occasion des pantalons de toile pour la troupe.
Au nombre des causes du paupérisme, du moins en ce qui
concerne les ouvrières, M. Baudrillart mettait en première ligne
Yabsence d’instruction élémentaire et d’instruction ’professionnelle,
 
par des femmes travaillant à façon, dépourvues d’habileté, et ne
donnant le plus souvent que peu de temps à l’ouvrage. Ainsi le mi-
nimum de 0 fr. 15 mentionné résulte de la déclaration de deux
femmes âgées et infirmes, soutenues par la charité, et cousant cepen-
dant à l’occasion des pantalons de toile pour la troupe.
 
 
 
J’accepte volontiers la démonstration qu’il a donnée de cette
proposition pour ce qu’elle était, c’est-à-dire sans réplique ; et
lui en laissant tout ensemble l’honneur et la responsabilité, j’en
tire une conséquence qui m’est propre.
 
J’accepte volontiers la démonstration qu’il a donnée de cette proposition pour ce qu’elle était, c’est-à-dire sans réplique ; et lui en laissant tout ensemble l’honneur et la responsabilité, j’en tire une conséquence qui m’est propre.
Si l’exiguïté pitoyable du salaire des ouvrières provient de
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mentaire et d’instruction professionnelle, le seul remède à cet
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remède n’est point entre leurs mains ; que l’exiguïté même de
leur salaire leur "défend toute instruction ; que par conséquent,
la misère les condamne, de mère en fille, à la misère.
 
Si l’exiguïté pitoyable du salaire des ouvrières provient de ce que ces ouvrières manquent tout à la_f ois d’instruction élémentaire et d’instruction professionnelle, le seul remède à état de choses serait qu’elles pussent acquérir cette double instruction dont elles sont privées. Or, il est évident que ce remède n’est point entre leurs mains ; que l’exiguïté même de leur salaire leur défend toute instruction ; que par conséquent, la misère les condamne, de mère en fille, à la misère.
Voilà pour ce qui concerne les ouvrières. Mais un seul fait
de cette nature n’est-il pas suffisant pour- ouvrir les yeux à
des philosophes ? Et ne se pourrait-il pas qu’il y eût, dans la
société, des classes ainsi vouées à la pauvreté de génération en
génération, de telle sorte qu’il fût impossible d’attendre l’ex-
tinction du paupérisme de la seule .initiative individuelle des
malheureux qu’il écrase, en dehors de toute intervention de
la science et de la loi, de toute action du progrès social ? .
 
Voilà pour ce qui concerne les ouvrières. Mais un seul fait de cette nature n’est-il pas suffisant pour- ouvrir les yeux à des philosophes ? Et ne se pourrait-il pas qu’il y eût, dans la société, des classes ainsi vouées à la pauvreté de génération en génération, de telle sorte qu’il fût impossible d’attendre l’extinction du paupérisme de la seule .initiative individuelle des malheureux qu’il écrase, en dehors de toute intervention de la science et de la loi, de toute action du progrès social ?
Allons au fait.—Y a-t-il, dans notre société, d’autre misère
que celle qui résulte logiquement de la paresse, de l’inintel-
ligence ou des revers de la fortune ? Y a-t-il d’autre richesse
que celle qui prend légitimement sa source, à quelque degré
que ce puisse être, dans le travail, dans le talent ou dans le
succès, et proportionnellement à ces causes ? Sans désordre,
en sauvegardant intégralement les droits naturels et sacrés de
la propriété, de la famille, ne pourrions-nous approcher davan-
tage de l’esprit de la justice sociale exprimé ’poétiquement par
ce mot admirable de Platon, principe de toute égalité vraie,
formule de toute démocratie rationnelle : —N’empêchez pas les
fils des esclaves de s’élever au rang des rots ; n’empêchez pas les
fils des rois de tomber au rang des esclaves ?
 
Allons au fait.—Y a-t-il, dans notre société, d’autre misère que celle qui résulte logiquement de la paresse, de l’inintelligence ou des revers de la fortune ? Y a-t-il d’autre richesse que celle qui prend légitimement sa source, à quelque degré que ce puisse être, dans le travail, dans le talent ou dans le succès, et proportionnellement à ces causes ? Sans désordre, en sauvegardant intégralement les droits naturels et sacrés de la propriété, de la famille, ne pourrions-nous approcher davantage de l’esprit de la justice sociale exprimé ''poétiquement'' par ce mot admirable de Platon, principe de toute égalité vraie, formule de toute démocratie rationnelle : ''—N’empêchez pas les fils des esclaves de s’élever au rang des rots ; n’empêchez pas les fils des rois de tomber au rang des esclaves ?''
C’est ainsi que se pose la Question sociale. On me rendra, je
l’espère, cette justice d’avouer que’ je la présente en termes
suffisamment abstraits de toute réalité brutale, pour dire le
mot, en termes suffisamment scientifiques. Je fais mon pos-
sible pour fermer tout accès aux exagérations du sentiment,
comme aux erreurs de l’empirisme, pour maintenir intacts les
droits de la raison et de la méthode. Comme précisément je
 
C’est ainsi que se pose la Question sociale. On me rendra, je l’espère, cette justice d’avouer que’ je la présente en termes
poursuis avant tout la certitude philosophique, on me permet-
suffisamment abstraits de toute réalité brutale, pour dire le mot, en termes suffisamment scientifiques. Je fais mon possible pour fermer tout accès aux exagérations du sentiment, comme aux erreurs de l’empirisme, pour maintenir intacts les droits de la raison et de la méthode. Comme précisément je poursuis avant tout la certitude philosophique, on me permettra de m’appesantir sur la valeur de ces précautions.
tra de m’appesantir sur la valeur de ces précautions.
 
En présence des faits déplorables constatés par l’observation, il s’est rencontré des socialistes pour conclure, en termes éloquents, du paupérisme à l’anéantissement, ou, tout au moins, au renouvellement complet de la société : Rousseau le premier
de tous, Rousseau le père du socialisme sentimental, Rousseau si sincère et si déraisonnable, si pathétique et si dangereux, Rousseau qu’on ne lit guère, avec un cœur chaud, à vingt ans, sans pleurer, ni plus tard, avec quelque expérience, à vingt-cinq ou trente, sans sourire ou sans frémir ; vingt autres après lui.—« De malheureuses créatures gagnent, en un jour
il s’est rencontré des socialistes pour conclure, en termes élo-
de travail, soixante centimes ! Plus d’état social ! Ou, tout au moins, que l’état social soit réorganisé de fond en comble ! »
quents, du paupérisme à l’anéantissement, ou, tout au moins,
au renouvellement complet de la société : Rousseau le premier
de tous, Rousseau le père du socialisme sentimental, Rous-
seau si sincère et si déraisonnable, si pathétique et si dan-
gereux, Rousseau qu’on ne lit guère, avec un cœur chaud, à
vingt ans, sans pleurer, ni plus tard, avec quelque expérience,
à vingt-cinq ou trente, sans sourire ou sans frémir ; vingt autres
après lui.—« De malheureuses créatures gagnent, en un jour
de travail, soixante centimes ! Plus d’état social ! Ou, tout au
moins, que l’état social soit réorganisé de fond en comble ! »
 
Ces exagérations sont puériles.Quant à ce qui serait d’abord de rompre le pacte social pour en revenir à l’état de nature.,
c’est uue fantaisie chimérique et irréalisable, parce qu’il n’y a point eu d’état de nature et qu’il n’y a point de pacte social. La société n’a point une origine constitutionnelle, mais une origine naturelle. La première de ces deux opinions, et la plus superficielle, fut celle des philosophes du siècle dernier qui tous aimèrent à se figurer la société comme un contrat librement consenti entre tous les citoyens, et ne manquèrent pas de rapporter à ce point de vue leurs essais de morale sociale. Les sciences en enfance ont une tendance.à se faire plutôt spéculatives qu’expérimentales. C’est avec raison qu’on reproche de nos jours aux théoriciens du xvnie siècle d’avoir émis une hypothèse aussi peu conforme à l’observation psychologique qu’à l’histoire de la civilisation.
de rompre le pacte social pour en revenir à l’état de nature.,
c’est uue fantaisie chimérique et irréalisable, parce qu’il n’y a
point eu d’état de nature et qu’il n’y a point de pacte social.
La société n’a point une origine constitutionnelle, mais une ori-
gine naturelle. La première de ces deux opinions, et la plus
superficielle, fut celle des philosophes du siècle dernier qui
tous aimèrent à se figurer la société comme un contrat libre*
ment consenti entre tous les citoyens, et ne manquèrent pas
de rapporter à ce point de vue leurs essais de morale sociale.
Les sciences en enfance ont une tendance.à se faire plutôt spé-
culatives qu’expérimentales. C’est avec raison qu’on reproche
de nos jours aux théoriciens du xvnie siècle d’avoir émis une
hypothèse aussi peu conforme à l’observation psychologique
qu’à l’histoire de la civilisation.
 
Les publicistes de notre époque voient dans l’état social un fait naturel ; et la sociabilité, suivant eux, est un trait caractéristique, essentiel de l’espèce humaine, comme la liberté.—
fait naturel ; et la sociabilité, suivant eux, est un trait caracté-
ristique, essentiel de l’espèce humaine, comme la liberté.—
« L’homme hors de la société, dit M. Vacherot, est un être
« imaginaire, une abstraction L’homme vrai, l’homme réel est