« L’Économie politique et la justice » : différence entre les versions
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« l’homme, l’isolement, c’est la mort. Or, si hors de la société
« il ne peut vivre, la conclusion rigoureuse c’est que son état
a dénature c’est l’état
Maintenant, s’il est vrai que la société soit un fait naturel dans son origine, ne s’ensuit-il pas qu’elle le doit être encore dans ses développements ? C’est donc le rêve d’une imagination grossière et orgueilleuse que de dire : — « Depuis cinq mille ans l’humanité fait fausse route ; il devient urgent de la replacer aujourd’hui dans une direction contraire et meilleure. »
La civilisation s’opère logiquement, sinon tout à fait suivanJLi les lois exactes dêTa logique hégélienne. Le progrès, de façon ou d’autre, est organique. Si défectueux que puisse parfois I nous paraître, notre jetai social, il faut l’accepter sans révolte/ parce qu’il est nécessaire, sans regrets par££ qu’il renferme en lui le principe indestructible de son amélioration normale. Ah ! certes, je le sais : quinze ou dix-huit heures de travail journalier payées par un salaire de 1 fr. 63, c’est pour une femme une triste récompense de son courage et de sa vertu ! Certes, il est poignant de songer que chez tel ou tel pauvre artisan courbé sur une besogne vulgaire se fussent développés, dans l’aisance et par l’instruction, sinon le génie d’un Leibnitz ou d’un Bichat, peut-être les aptitudes administratives ou industrielles d’un Turgot ou d’un Jacquart ! Mais quoi ! si chétive que soit l’existence de ces êtres obscurs, du moins ils vivent ; et leur subsistance, c’est à la société ; c’est à la société seule qu’ils la doivent : isolés, ils périraient d’inanition. C’est là ce qu’enseigne à tout esprit sage l’étude attentive de notre organisation sociale. Cette organisation n’est donc point à détruire, ni même à refaire en entier : elle n’est simplement qu’à perfectionner d’après les indications de l’histoire, de l’économie, politique, de la philosophie, de toutes les sciences.
Dans ces données, je ne crois pas m’abuser bien lourdement en estimant qu’aujourd’hui, à part une tourbe indifférente et corrompue, à part un petit nombre de gens en place obstinément satisfaits et optimistes quand même, tout le monde, publicistes, gens du monde et gens du peuple, et peut-être le pouvoir lui-même plus que personne, s’accorde à reconnaître qu’il existe une question qui n’est point la question d’Orient, ni la question romaine, ni la question de l’alliance anglaise, une question plus importante que tout cela et qui nous touche de beaucoup plus près : c’est à savoir la question sociale. Même dans le monde savant on est plus avancé. L’on sait que la liberté du travail et de l’échange est encore entravée, au grand détriment de la production, par une foule de restrictions et de prohibitions ridicules. L’on sait aussi, quant à la distribution de la richesse, que ni M. Thiers ni M. Proudhon n’ont pu donner une théorie du domaine personnel de l’homme sur les choses qui s’imposât dans la science avec l’autorité de l’évidence, et dans la pratique avec la sanction du sens commun ; et l’on avoue que le problème de la propriété n’est point définitivement éclairci. L’on convient de bonne grâce des iniquités du fisc dont les procédés ne se justifient que par la raison de nécessité ; et l’on n’a pas lieu de s’étonner que, même après les travaux de M. E. de Girardin, l’Académie des sciences morales et politiques ait mis au concours la théorie de l’impôt. Partout enfin l’on veut bien croire que des hommes intelligents et honnêtes, estimables et laborieux, puissent se dire, dans de certaines limites, socialistes, et n’adorent point d’un fétichisme aveugle ces mots sacramentels : ordre, propriété, famille, sans pourtant rêver pour cela ni la permanence de la guillotine, ni le partage égal des biens, ni la communauté des femmes.
Quoi qu’il en soit, au reste, et quelque illusion que je puisse me faire sur le nombre des esprits qu’elle occupe, pour ceux qui prétendent la résoudre et pour ceux qui s’efforceraient de l’étouffer, la question sociale existe. La justice n’est pas satisfaite ; quelque dernier vestige de l’immoralité du pacte féodal souille la pureté de notre contrat révolutionnaire. Des cœurs sincères sont émus par les effets apparents du mal, des intelligences curieuses en recherchent l’origine et la portée ; -des volontés inébranlables ont résolu de le tarir dans sa source. Peut-être quelques-uns d’entre nous sont-ils avantagés ; pour sûr, d’autres sont frustrés. Trop souvent sans doute, faute de connaître la nature et l’étendue du privilège, les uns l’acceptent avec un égoïsme facile, les autres le subissent avec une pénible résignation. N’importe ! une compassion généreuse, une colère légitime, une ardeur infatigable se sont élevées chez quelques hommes au souffle des idées nouvelles ; ayant vu la Révolution, mère déjà de l’égalité civile, enfanter l’égalité politique, ceux-là sentent confusément qu’elle cache encore dans ses entrailles, comme un autre fruit fécond, l’égalité des conditions économiques ; ils l’en veulent arracher. C’est à ces hommes que je m’adresse.
D’après ma façon de présenter les choses, mon lecteur doit évidemment supposer à la fois et que, dans ma conviction, la question sociale n’a jusqu’à présent été résolue par personne, et que j’entreprends aujourd’hui la tâche étendue et difficile de la résoudre. A cela je ne puis répondre que par deux observations : la première, c’est que la tâche que j’entreprends est singulièrement plus vaste et plus pénible encore qu’on ne peut se l’imaginer ; la seconde, c’est que je n’ai nullement l’ambition de l’accomplir à moi tout seul.
Dans un article publié il y a quelques mois*, M. Courcelle Seneuil exprime cette opinion que si l’on veut arriver à des conclusions véritablement scientifiques et fécondes en solutions solides sur les rapports de l’économie politique et de la morale, il faut, en revenant à la première conception de Quesnay, établir avec une méthode rigoureuse l’ensemble de la science sociale et de l’art social, lequel comprend, outre l’économie politique, la morale, le droit et même la politique proprement dite :—« Cette entreprise, ajoute l’auteur, prématurée il y a<br />
« un siècle, a presque cessé de l’être, et si elle présente encore<br />
« des difficultés qui en ajourneront probablement l’exécution,<br />
« nous pouvons cependant nous former une idée assez nette<br />
« de ce que devraient être la science et l’art qui ont pour objet<br />
« l’ensemble de l’activité libre de l’homme vivant en so-<br />
« ciété<ref>''Journal des Economistes'', septembre 1859.</ref>. »
De telles idées sont éminemment propres à réjouir tout à la fois les amis de l’économie politique et les amis du progrès. Les premiers, en effet, ne manqueraient pas de regretter que l’économie politique tendit à se renfermer dans les bornes de la statistique plutôt qu’à s’élever au niveau d’une théorie générale de l’activité sociale ; ils peuvent croire qu’elle est assez riche d’observations de détail pour se prêter un peu aux efforts de la spéculation d’ensemble, assez mûrie par l’expérience pour n’avoir que peu à craindre d’être pervertie par le commerce de la philosophie. D’autre part, s’il est un espoir qui doive être cher aux amis du progrès, et en général à tous les hommes qui savent se maintenir, à l’endroit des innovations, en dehors des terreurs exagérées et des aspirations chimériques, c’est celui de voir enfin le socialisme, pour rendre à un mot que l’empirisme a compromis et déshonoré sa signification scientifique, étayé sur l’économie politique, les réformes pratiques déduites de théories méthodiques, enfin le caprice des opinions irréfléchies céder devant l’empire des convictions raisonnées. Tous ces heureux résultats seraient l’effet de l’impulsion qu’on pourrait donner à l’économie politique dans le sens indiqué par M. Courcelle Seneuil : il est donc singulièrement à désirer que les tendances nouvelles ne tardent point à se manifester. Au point de vue où je me suis placé, à l’égard de l’objet propre de cette étude, j’ajoute qu’il n’est point douteux pour moi que la réalisation de l’entreprise annoncée par M. Courcelle Seneuil ne soit aussi le triomphe de la justice, que la constitution de la science sociale et de l’art qui s’y rattache n’implique la solution de la question sociale.
Unissons donc tous nos efforts pour fonder et construire la science sociale.
===§ 2. Constitution de la Science sociale.===
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