« Voyages en France en 1787, 1788 et 1789 » : différence entre les versions
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Les beaux travaux d’amélioration d’un marais salant, exécutés par M. Mourlon ( de cette ville ), m’avaient fait faire sa connaissance, il y a quelque temps, et je l’avais trouvé si bien renseigné sur plusieurs objets importants, que c’est avec le plus grand plaisir que je l’ai revu. J’ai passé chez lui une soirée agréable et instructive. — 165 milles
Le 17.
Boulogne n’est pas désagréable ; des remparts de la ville haute, on embrasse un horizon magnifique, quoique les eaux basses de la rivière ne me le fissent pas voir à son avantage. On sait généralement que Boulogne est depuis fort longtemps le refuge d’un grand nombre d’Anglais à qui des malheurs dans le commerce ou une vie pleine d’extravagances ont rendu le séjour de l’étranger plus souhaitable que celui de leur propre patrie. Il est facile de s’imaginer qu’ils y trouvent un niveau de société qui les invite à se rassembler dans un même endroit. Certainement, ce n’est pas le bon marché, car la vie y est plutôt chère. Le mélange de dames françaises et anglaises donne aux rues un aspect singulier ; les dernières suivent leurs modes, les autres ne portent pas de chapeaux ; elles se coiffent d’un bonnet fermé et portent un manteau qui leur descend jusqu’aux pieds. La ville a l’air d’être florissante ; les édifices sont en bon état et soigneusement réparés ; il y en a quelques-uns de date récente, signe de prospérité tout aussi certain, peut-être, qu’aucun autre. On construit une nouvelle église sur un plan qui nécessitera de grandes dépenses. En somme, la cité est animée, les environs agréables ; une plage de sable ferme s’étend aussi loin que la marée. Les falaises adjacentes sont dignes d’être visitées par ceux qui ne connaissent pas déjà la pétrification de la glaise ; elle se trouve à l’état rocheux et argileux que j’ai décrit à Harwich. ( Annales d’Agriculture )
Le 18.
Longé près de Montreuil des tourbières semblables à celles de Newbury. La promenade autour des remparts de cette ville est très jolie ; les petits jardins des bastions sont curieux. Beaucoup d’Anglais habitent Montreuil ; pourquoi ? Il n’est pas aisé de le concevoir ; car on n’y trouve pas cette animation qui fait le charme du séjour dans les villes. Dans un court entretien avec une famille anglaise retournant chez elle, la dame, qui est jeune et, je crois, agréable, m’assura que je trouverais la cour de Versailles d’une splendeur surprenante. Oh ! qu’elle aimait la France ! Comme elle aurait regretté son voyage en Angleterre, si elle ne se fût pas attendue à en revenir bientôt ! Comme elle avait traversé tout le royaume, je lui demandai quelle en était la partie qui lui plaisait le mieux ; la réponse fut telle qu’on la devait attendre d’aussi jolies lèvres : « Oh ! Paris et Versailles ! » Son mari, qui n’est plus si jeune, me répondit : « La Touraine. » Il est très probable qu’un fermier approuvera plutôt les sentiments du mari que ceux de la femme, malgré tous ses attraits.
Le 19.
Abbeville passe pour contenir 22,000 âmes ; c’est une ville ancienne et mal bâtie ; beaucoup de maisons sont en bois et me paraissent les plus antiques que je me souvienne avoir vues ; il y a longtemps qu’en Angleterre leurs sœurs ont été démolies. J’ai visité la manufacture de Van-Robais, établie par Louis XIV, et dont Voltaire et d’autres ont tant parlé. J’avais à prendre ici beaucoup d’informations sur la laine et les lainages, et, dans mes conversations avec les manufacturiers, je les ai trouvés grands faiseurs de politique et très violents contre le nouveau traité de commerce avec l’Angleterre.
Le 21.
Le 22
Une affaire remarquable dont Picquigny a été le théâtre fait le plus grand honneur à l’esprit tolérant des Français. M. Colmar, qui est juif, a acheté, du duc de Chaulnes, la seigneurie et les terres comprenant la vicomté d’Amiens, en vertu de quoi il nomme les chanoines de la cathédrale. L’évêque s’est opposé à l’exercice de ce droit ; un appel a porté la discussion devant le Parlement de Paris, qui s’est prononcé pour M. Colmar. La seigneurie immédiate de Picquigny, sans ses dépendances, a été revendue au comte d’Artois.
Vu la cathédrale d’Amiens, que l’on dit bâtie par les Anglais ; elle est très grande et magnifique de légèreté et de richesse d’ornementation. On y disposait une tenture noire avec baldaquin et des luminaires pour le service du prince de Tingry, colonel du régiment de cavalerie en garnison dans la ville. Ce spectacle était une affaire pour les bourgeois, il y avait foule à chaque porte. On me refusa l’entrée ; mais, quelques officiers ayant été admis, donnèrent des ordres pour laisser passer un monsieur anglais ; je me trouvais déjà à une certaine distance lorsqu’on me rappela, en m’invitant, avec beaucoup de politesse, à entrer, et me faisant des excuses sur ce qu’on ne m’avait pas d’abord reconnu pour Anglais. Ce ne sont là que de bien petites choses, mais elles montrent un esprit libéral et doivent être notées. Si un Anglais reçoit des attentions en France, parce qu’il est Anglais, point n’est besoin de dire la conduite à tenir envers un Français en Angleterre. Le Château-d’Eau, ou machine hydraulique qui alimente Amiens vaut la peine d’être vu, mais on n’en pourrait donner une idée qu’au moyen de planches. La ville contient un grand nombre de fabriques de lainages. Je me suis entretenu avec plusieurs maîtres, qui s’accordaient entièrement avec ceux d’Abeville pour condamner le traité de commerce.
Le 23.
Le 24. — Campagne plate, crayeuse et ennuyeuse presque jusqu’à Clermont, où elle s’améliore, s’accidente et se boise. Jolie vue de la ville et des plantations du duc de Fitzjames, au débouché de la vallée.
Le 25.
C’est, je crois, lord Kaimes qui dit que la portion du jardin contiguë au château doit participer à la régularité des bâtiments ; dans un endroit, si somptueux, cela est presque indispensable. L’effet, ici, est amoindri par le parterre devant la façade, dans lequel les carrés et les petits jets d’eau ne correspondent pas à la magnificence du canal. La ménagerie est très jolie et montre une variété prodigieuse de volailles de toutes les parties du monde ; c’est un des meilleurs objets auxquels une ménagerie puisse être consacrée ; ceci et le cerf de Corse prit toute mon attention. Le hameau renferme une imitation de jardin anglais ; comme ce genre est nouvellement introduit en France, on ne doit pas user d’une critique sévère. L’idée la plus anglaise que j’aie rencontrée est celle de la pelouse devant les écuries : elle est grande, d’une belle verdure et bien tenue, preuve certaine que l’on peut avoir d’aussi beaux gazons dans le nord de la France qu’en Angleterre. Le labyrinthe est le seul complet que j’aie vu, et il ne m’a pas laissé de désir d’en voir un autre : c’est le rébus du jardinage. Dans les sylvae, il y a des plantes très rares et très belles. Je souhaite que les personnes qui visitent Chantilly et qui aiment les beaux arbres n’oublient pas de demander le gros hêtre ; c’est le plus, beau que j’aie vu, droit comme une flèche, n’ayant pas, à vue d’œil, moins de 80 à 90 pieds de haut, 40 jusqu’à la première branche, et 12 de diamètre à 5 pieds du sol.
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A Luzarches, ma jument m’a paru incapable d’aller plus loin ; les écuries de France, espèces de tas de fumier couverts, et la négligence des garçons d’écurie, la plus exécrable engeance que je connaisse, lui ont fait prendre froid. Je l’ai laissée, en conséquence, jusqu’à ce que je l’envoie chercher de Paris, et j’ai pris la poste pour cette ville. J’ai trouvé ce service plus mauvais, et même, en somme, plus cher qu’en Angleterre. En chaise de poste, j’ai voyagé comme on voyage en chaise de poste, c’est-à-dire, voyant peu, ou rien. Pendant les dix derniers milles, je m’attendais à cette cohue de voitures qui près de Londres arrête le voyageur. J’attendis en vain ; car le chemin, jusqu’aux barrières, est un désert en comparaison. Tant de routes se joignent ici, que je suppose que ce n’est qu’un accident. L’entrée n’a rien de magnifique ; elle est sale et mal bâtie. Pour gagner la rue de Varenne, faubourg Saint-Germain, je dus traverser toute la ville, et le fis par de vilaines rues étroites et populeuses.
A l’hôtel de Larochefoucauld, j’ai trouvé le duc de Liancourt et ses fils, le comte de Larochefoucauld et le comte Alexandre, ainsi que mon excellent ami, M. de Lazowski, que tous j’avais eu le plaisir de connaître dans le Suffolk. Ils me présentèrent à la duchesse d’Estissac, mère du duc, et à la duchesse de Liancourt. L’agréable réception et les attentions amicales que me prodigua toute cette généreuse famille étaient de nature à me laisser la plus favorable impression…
Le 26.
Je n’ai qu’un jour à passer à Paris, et il est employé à faire des achats. A Calais, ma trop grande prévoyance a causé les désagréments qu’elle voulait empêcher : j’avais peur de perdre ma malle si je la laissais à l’hôtel Dessein ; pour qu’on la mît à la diligence, je l’envoyai chez Mouron. Par suite, je ne l’ai pas trouvée à Paris, et j’ai à me procurer de nouveau tout ce qu’elle renfermait, avant de quitter cette ville pour les Pyrénées. Ce devrait être, selon moi, une maxime pour les voyageurs, de toujours confier leurs bagages aux entreprises publiques du pays, sans recourir à des précautions extraordinaires.
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Le palais de Versailles, dont les récits qu’on m’avait Ils avaient excité en moi la plus grande attente, n’est pas le moins du monde frappant. Je l’ai vu sans émotion ; l’impression qu’il m’a laissée est nulle. Qu’y a-t-il qui puisse compenser le manque d’unité ? De quelque point qu’on le voie, ce n’est qu’un assemblage de bâtiments, un beau quartier pour une ville, non pas un bel édifice, reproche qui s’étend à la façade donnant sur le parc, quoiqu’elle soit de beaucoup la plus remarquable. La grande galerie est la plus belle que je connaisse, les autres salles ne sont rien ; on sait, du reste, que les statues et les peintures forment une magnifique collection. Tout le palais, hors la chapelle, semble ouvert à tout le monde ; la foule incroyable, au travers de laquelle nous nous frayâmes un chemin pour voir la procession, était composée de toutes sortes de personnes, quelques-unes assez mal vêtues, d’où je conclus qu’on ne repoussait qui que ce soit aux portes. Mais à l’entrée de l’appartement où dînait le roi, les officiers firent des distinctions, et ne permirent pas à tous de s’introduire pêle-mêle.
Les voyageurs, même de ces derniers temps, parlent beaucoup de l’intérêt remarquable que prennent les Français à ce qui concerne leurs rois, montrant par la vivacité de leur attention non seulement de la curiosité, mais de l’amour. Où, comment et chez qui l’ont-ils découvert ? C’est ce que j’ignore.
Dîné à Paris ; le soir, la duchesse de Liancourt, qui paraît être la meilleure des femmes, m’a mené à l’Opéra, à Saint-Cloud, où nous avons aussi visité le palais que la reine fait bâtir ; il est grand, mais je trouve beaucoup à redire dans la façade.
Le 28.
Pendant dix milles nous n’avons pas rencontré une diligence ; rien que deux messageries et des chaises de poste en petit nombre ; pas la dixième partie de ce que nous aurions trouvé près de Londres à la même heure.
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Connaissant la grandeur, la richesse et l’importance de Paris, ce fait m’embarrasse beaucoup. S’il se confirmait plus tard, il y aurait abondance de conclusions à en tirer.
Pendant quelques milles on voit de tous côtés des carrières, dont on extrait la pierre au moyen de grandes roues. La campagne est variée ; il y faudrait une rivière pour la rendre plus agréable aux yeux. On a, en général, des bois en vue ; la proportion du territoire français, couvert par cette production en l’absence de charbon de terre, doit être considérable, car elle est la même depuis Calais. A Arpajon, petit château du duc de Mouchy, rien ne le recommande à l’attention.
Le 29.
Le 30.
Du clocher de la cathédrale d’Orléans, la vue est fort belle. La ville est grande ; ses faubourgs, dont chacun se compose d’une seule rue, s’étendent à près d’une lieue. Le vaste panorama qui se déroule de toutes parts est formé par une plaine sans bornes, à travers laquelle la magnifique Loire serpente majestueusement ; c’est un horizon de quatorze lieues parsemé de riches prairies, de vignes, de jardins et de forêts. Le chiffre de la population doit être élevé ; car, outre la cité, qui contient près de 40,000 habitants, le nombre de villes plus petites et de villages qui se pressent dans cette plaine est assez grand pour donner au paysage beaucoup d’animation. La cathédrale, d’où nous observions cette scène grandiose, est un bel édifice ; le chœur en fut élevé par Henri IV. La nouvelle église est jolie, le pont de pierre superbe ; c’est le premier essai en France de l’arche plate, qui y est maintenant en vogue. Il a neuf arches et mesure 410 yards de long sur 45 pieds de large. A entendre certains Anglais, on supposerait qu’il n’y a pas un beau pont dans toute la France ; ce n’est, je l’espère, ni la première, ni la dernière erreur que ce voyage dissipera. On voit amarrés aux quais beaucoup de barges et de bateaux construits sur la rivière, dans le Bourbonnais, etc. ; chargés de bois, d’eau-de-vie, de vin et d’autres marchandises, ils sont démembrés à leur arrivée à Nantes et vendus avec la cargaison. Le plus grand nombre est en sapin. Entre Nantes et Orléans, il y a un service de bateaux partant quand il se trouve six voyageurs à un louis d’or par tête ; on couche à terre ; le trajet dure quatre jours et demi. La rue principale conduisant au pont est très belle, pleine d’activité et de mouvement, car on fait ici beaucoup de commerce. On doit admirer les beaux acacias épars dans la ville.
Le 31. En la quittant, on entre dans la misérable province de Sologne, que les écrivains français appellent la triste Sologne. Les gelées de printemps ont été fortes partout dans le pays, car les feuilles de noyers sont noires et brûlées. Je ne me serais pas attendu à ce signe certain d’un mauvais climat de l’autre côté de la Loire ; la Ferté-Lowendahl, plateau graveleux couvert de bruyères. Les pauvres gens qui cultivent ici sont métayers, c’est-à-dire que, n’ayant pas de capital, ils reçoivent du propriétaire le bétail et la semence, et partagent avec lui le produit ; misérable système qui perpétue la pauvreté et empêche l’instruction.
Rencontré un homme employé sur le chemin, qui est resté quatre ans prisonnier à Falmouth ; il ne semble pas garder rancune aux Anglais, bien qu’il n’ait pas été satisfait de la façon dont on l’avait traité. Le château de la Ferté, appartenant au marquis de Coix, est très beau ; on y trouve de nombreux canaux, de l’eau en abondance. A Nonant-le-Fuzellier, singulier mélange de sables et de flaques d’eau ; clôtures nombreuses, maisons et chaumières en bois, à murs d’argile ou de briques, couvertes, non pas en ardoises, mais en tuiles, quelques-unes en bardeaux, comme dans le Suffolk ; rangées de tétards dans les haies, excellente route, sol sableux. L’aspect général du pays est boisé ; tout concourt à produire une ressemblance frappante avec plusieurs parties de l’Angleterre ; mais la culture en est si différente, que la moindre attention suffit à détruire cette apparence.
Le 1er Juin.
Le 2.
Vierzon.
La petite ville de Vatan s’occupe surtout de filature. Nous y avons bu d’excellent vin de Sancerre, généreux, haut en couleur, d’une saveur riche, à 20 sous la bouteille ; dans la campagne, il n’en coûte que 10. Horizon étendu aux approches de Châteauroux. Vu les manufactures.
Le 3.
Argenton.
Les vénérables ruines d’un château, situées près du spectateur, sont bien faites pour éveiller les réflexions sur le triomphe des arts de la paix sur les ravages barbares des âges féodaux, alors que chacune des classes de la société était plongée dans le désordre, et les rangs inférieurs dans un esclavage pire que celui de nos jours.
De Vierzon à Argenton, plaine unie et semée de bruyères. Pas d’apparence de population, les villes mêmes sont distantes. Pauvre culture, gens misérables. Par ce que j’ai pu voir, je les crois honnêtes et industrieux ; ils paraissent propres, sont polis et ont bonne façon. Je pense qu’ils amélioreraient volontiers leur pays, si la société dont ils font partie était réglée par des principes tendant à la prospérité nationale.
Le 4
De beaux bois, des accidents de terrain, mais peu de signes de population. On voit aussi des lézards pour la première fois. Il semble y avoir une corrélation entre le climat, les châtaigniers et ces innocents animaux. Ils sont très nombreux, quelques-uns ont près d’un pied de long. Couché à la Ville-au-Brun.
La campagne devient plus belle. Passé un vallon où les eaux d’un petit ruisseau, retenues par une chaussée, forment un lac, principal ornement de ce tableau délicieux. Ses rives ondulées et les éminences couvertes de bois sont pittoresques ; de chaque côté, les collines sont en harmonie ; l’une d’elles, couverte maintenant de bruyères, peut se transformer en une pelouse pour l’œil prophétique du goût. Rien ne manque, pour faire un jardin charmant, qu’un peu de soin.
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Pendant seize milles, le pays est de beaucoup le plus beau que j’aie vu en France. Bien clos, bien boisé ; le feuillage ombreux des châtaigniers donne aux collines une éclatante verdure, comme les prairies arrosées ( que je vois ici pour la première fois aujourd’hui ) la donnent aux vallées. Des chaînes de montagnes lointaines forment l’arrière-plan du tableau dont elles rehaussent l’intérêt. La pente qui mène à Bassines offre une superbe vue ; et, à l’approche de la ville, le paysage présente un mélange capricieux de rochers, de bois et d’eaux.
Le long de notre route vers Limoges, nous avons rencontré un second lac artificiel entre deux collines ; puis des hauteurs plus sauvages coupées de jolis vallons ; un autre lac plus beau que le précédent, avec une belle ceinture de bois ; nous avons ensuite passé une montagne revêtue d’un taillis de châtaigniers, d’où se découvrait un horizon comme je n’en avais pas encore vu, soit en France, soit en Angleterre, très accidenté, tout couvert de forêts, et bordé de montagnes éloignées. Pas une trace d’habitation humaine ; ni village, ni maison, ni hutte, pas même une fumée indiquant la présence de l’homme ; scène vraiment américaine, où il ne manquait que le tomahawk du sauvage. Halte à une exécrable auberge, appelée Maison-Rouge, où nous projetions de passer la nuit ; mais, après examen, les apparences furent jugées si repoussantes, et il nous vint de la cuisine un rapport si misérable, que nous reprîmes le chemin de Limoges. La route, pendant tout ce trajet, est vraiment superbe, bien au delà de ce que j’ai vu en France ou autre part.
Le 6.
Le plus bel édifice public est une fontaine dont l’eau, amenée de trois quarts de lieue par un aqueduc voûté, passe à soixante pieds sous un rocher pour arriver à l’endroit le plus élevé de la ville, d’où elle tombe dans un bassin de quinze pieds de diamètre, taillé dans un seul bloc de granit ; de là elle se rend dans des réservoirs garnis d’écluses, que l’on ouvre pour l’arrosage des rues ou en cas d’incendie.
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La place d’intendant ici a été illustrée par un ami de l’humanité, Turgot, dont la réputation, bien gagnée dans cette province, le fit mettre à la tête des finances du royaume, comme on le peut voir dans son intéressante biographie, écrite par le marquis de Condorcet avec autant d’exactitude que d’élégance. La renommée laissée ici par Turgot est considérable. Les magnifiques chemins que nous avons suivis, si fort au-dessus de tout ce que j’ai vu en France, comptent parmi ses bonnes œuvres ; on leur doit bien ce nom, car il n’y employa pas les corvées. Le même patriote éminent a fondé une société d’agriculture ; mais dans cette direction, où les efforts de la France ont presque toujours été malheureux, il n’a rien pu faire, des abus trop enracinés lui barraient le chemin. Comme dans les autres sociétés, on s’assemble, on fait la conversation, on offre des prix et on publie des sottises. Il n’y a pas grand mal à cela ; le peuple, ne sachant pas lire, est bien loin de consulter les mémoires qu’on écrit. Il peut voir cependant, et si une ferme lui était présentée digne d’être imitée, il pourrait apprendre. Je demandai, entre autres choses, si les membres de cette société avaient des terres, d’où l’on pût juger s’ils connaissaient eux-mêmes ce dont ils parlaient ; on m’en assura, cependant la conversation m’éclaira bientôt là-dessus. Ils ont des métairies autour de leurs maisons de campagne, et se considèrent comme faisant valoir, se faisant justement un mérite de ce qui est la malédiction et la ruine du pays. Dans toutes mes conversations sur l’agriculture depuis Orléans, je n’ai pas trouvé une personne qui sentît le mal dérivant de ce mode de fermage.
Le 7.
Le 8.
La beauté du pays, dans les 34 milles qui séparent Saint-Georges de Brives, est si variée, et sous tous les rapports si frappante et de tant d’intérêt, que je n’entreprendrai pas une description minutieuse ; je remarquerai seulement, d’une manière générale, que je doute qu’il y ait en Angleterre ou en Irlande quelque chose de comparable. Ce n’est pas que, dans le Royaume-Uni, une belle vue ne rompe çà et là l’uniformité ennuyeuse de tout un district, et ne récompense le voyageur ; mais il n’y a pas cette rapide succession de paysages, dont bon nombre seraient fameux en Angleterre par la foule de curieux qu’ils attireraient. Le pays est tout en collines et en vallées ; les collines sont très hautes, elles seraient chez nous des montagnes si elles étaient désertes et revêtues de bruyères ; la culture, qui s’étend jusqu’au sommet, les amoindrit à l’œil. Leurs formes sont très variées : elles se renflent en dômes superbes ; elles se dressent en masses abruptes, enserrant des gorges profondes ( glens ) ; elles s’étendent en amphithéâtres de cultures que l’œil suit de gradin en gradin ; à de certains endroits se trouvent amoncelées mille et mille inégalités de terrain ; dans d’autres, la vue se repose sur des tableaux de la plus douce verdure. Ajoutez à ceci le riche vêtement de châtaigneraies que la main prodigue de la nature a jeté sur les pentes. Soit que les vallées ouvrent leur sein verdoyant pour que le soleil y fasse resplendir les rivières qui s’y reposent, soit qu’elles se resserrent en sombres gorges, livrant à peine passage aux eaux qui roulent sur leurs lits de rochers, éblouissant l’œil de l’éclat des cascades, toujours le paysage est rempli d’intérêt et de caractère. Des vues, d’une beauté singulière, nous rivaient au sol ; celle de la ville d’Uzarche, couvrant une montagne conique surgissant du milieu d’un amphithéâtre de forêts, les pieds baignés par une magnifique rivière, n’a point d’égale en son genre. Derry ( Irlande ) y ressemble, mais les traits les plus beaux lui manquent. De la ville elle-même, et un peu après l’avoir passée, on jouit de délicieuses scènes formées par les eaux. A la descente de Douzenac, on a également un horizon immense et magnifique. Il faut y joindre le plus beau chemin du monde, parfaitement construit, parfaitement tenu : on n’y voit pas plus de poussière, de sable, de pierres, d’inégalités que dans l’allée d’un jardin ; solide, uni, formé de granit broyé, tracé toujours tellement de façon à dominer le paysage, que si l’ingénieur n’avait pas eu d’autre but, il ne l’eût pas fait avec un goût plus accompli.
La vue de Brives, prise des hauteurs, est si attrayante, que l’on s’attend à trouver une charmante petite ville ; l’animation des alentours confirme cet espoir ; mais en entrant le contraste est tel, qu’il vous en dégoûte entièrement. Les rues étroites, mal bâties, tortueuses, sales, puantes, empêchent le soleil et presque l’air de pénétrer dans les habitations ; il faut en excepter quelques-unes sur la promenade.
Le 9.
En descendant à Souillac, on jouit d’une vue qui doit plaire à tout le monde : c’est une échappée sur un délicieux petit vallon, encaissé entre des collines très abruptes ; de sauvages montagnes font ressortir la beauté de la plaine couverte de cultures, ombragée çà et là de noyers. Rien ne semble pouvoir surpasser l’exubérance de ce fonds.
Souillac est une petite ville florissante, qui compte quelques gros négociants. Par la Dordogne, rivière navigable huit mois de l’année, on reçoit du merrain d’Auvergne qu’on exporte à Bordeaux et Libourne, ainsi que du vin, du blé et du bétail ; on importe du sel en grande quantité. Impossible pour une imagination anglaise de se figurer les animaux qui nous servirent à l’hôtel du Chapeau-rouge : des êtres appelés femmes par la courtoisie des habitants de Souillac, en réalité des tas de fumier ambulants. Mais ce serait en vain qu’on chercherait en France une servante d’auberge proprement mise.
Passé Payrac, rencontré beaucoup de mendiants, ce qui ne m’était pas encore arrivé. Partout le pays, filles et femmes n’ont ni bas, ni souliers ; les hommes à la charrue n’ont ni sabots, ni bas à leurs pieds. Cette pauvreté frappe à sa racine la prospérité nationale, la consommation du pauvre étant d’une bien autre importance que celle du riche : la richesse d’un peuple consiste dans la circulation intérieure et sa propre consommation ; on doit donc regarder comme un mal des plus funestes, que les produits des manufactures de lainage et de cuir soient hors de la portée des classes pauvres. Cela nous rappelle la misère de l’Irlande. Traversé Pont-de-Rodez et gagné un terrain élevé, d’où nous jouissons d’un immense panorama de chaînes de montagnes, de collines, de pentes douces, de vallées, s’échelonnant l’une derrière l’autre dans toutes les directions ; peu de bois, mais de nombreux arbres disséminés. On embrasse distinctement au moins quarante milles, sur lesquels pas un acre n’est de niveau ; le soleil, sur le point de se coucher, en éclairait une partie et montrait un grand nombre de villages et de fermes éparses. Les monts d’Auvergne, à une distance de cent milles, ajoutaient à l’effet.
Passé près de plusieurs chaumières, fort bien bâties en pierre et couvertes en tuiles ou ardoises, cependant sans vitres aux fenêtres : y a-t-il apparence qu’un pays soit florissant quand la préoccupation principale est d’éviter la consommation des objets manufacturés ? Un autre signe de misère que je remarque, pendant tout le chemin, depuis Calais jusqu’ici, ce sont ces femmes qui vont ramasser dans leur tablier de l’herbe pour leurs vaches.
Le 11.
Ville laide ; les rues ne sont ni larges ni droites ; la nouvelle route est une amélioration. Le principal objet du commerce d’ici sont les vins et les eaux-de-vie. Le vrai vin de Cahors, dont la réputation est grande, provient d’une suite d’enclos très rocailleux, situés sur une chaîne de collines en plein sud ; on l’appelle vin de Grave, parce qu’il vient sur un sol de gravier. Dans les années d’abondance, le prix du bon vin ici ne dépasse pas le prix du fût ; l’année dernière, il se vendait 10/6 la barrique, ou 8 d. la douzaine. On nous en servit, aux Trois-Rois, de trois à dix ans ; ce dernier à raison de 30 sous ( 2/3 ) la barrique ; excellent, généreux, montant, sans être capiteux, et, à mon goût, bien meilleur que nos Porto. Il me plut tellement que j’établis une correspondance avec M. Andoury, l’aubergiste. [ Je lui en demandai depuis une barrique ; mais, soit que ( ce que je ne veux pas croire ) il m’en ait envoyé de mauvais, soit que ce vin soit tombé en de mauvaises mains ; je n’en sais rien ; mais je compte l’argent qu’il m’a coûté comme un gaspillage. ] La chaleur de ce pays suffit à la production de ce vin très fort. Voici le jour le plus brûlant que nous ayons encore eu.
Après Cahors la montagne s’élève si brusquement qu’on la croirait près de culbuter dans la ville. Les feuilles de noyers ont été noircies par les gelées d’il y a quinze jours. En questionnant, j’ai appris que les mois de printemps sont sujets à ces gelées, et, quoique les seigles en soient quelquefois brûlés, on connaît à peine la rouille du froment ; preuve décisive contre la théorie qui fait des gelées la cause de ce fléau. Il est rare qu’il tombe de la neige. Couché à Ventillac.
Le 12.
Le 13.
Partout la détresse ; les belles moissons de blé sont tellement couchées, que je doute qu’elles se relèvent jamais, d’autres champs sont si inondés, qu’on ne sait, en les regardant, si l’eau ne les a pas toujours occupés. Les fossés, rapidement comblés par la boue, avaient débordé sur la route et porté du sable et du limon au travers des récoltes.
Traversé les plus beaux champs de blé que l’on puise voir nulle part. L’orage a donc été heureusement partiel. Passé à Saint-Jorry ; route superbe, sans surpasser celles du Limousin. Jusqu’aux portes de Toulouse, c’est le désert ; on ne rencontre pas plus de monde que si l’on était à cent milles de toute cité.
Le 14.
Si j’avais un caveau bien éclairé, qui conservât l’air et la physionomie, aussi bien que la chair et les os, j’aimerais à y voir tous mes ancêtres, et ce désir serait, je le suppose, proportionné, à leur mérite et à leur renommée ; mais la tombe ordinaire, avec sa voracité, est préférable à celle-ci qui conserve des difformités cadavéreuses et perpétue la mort. Toulouse n’est pas sans objet plus intéressants que des églises et des académies : il y a le nouveau quai, les moulins à blé et le canal de Brienne. Le quai est très long, bel ouvrage sous tous les rapports ; les maisons qu’on doit bâtir seront régulières comme celles qui existent déjà, d’un style massif et sans élégance. Le canal de Brienne, ainsi appelé du nom de l’archevêque de Toulouse, depuis premier ministre et cardinal, a été destiné à joindre à Toulouse la Garonne et le canal de Languedoc, qui se réunissent à deux milles de cette ville. La nécessité de cette jonction vient de ce que la navigation est impossible dans la ville, à cause des barrages établis pour les moulins à blé. Il communique au fleuve par une voûte qui passe sous le quai ; une écluse le met de niveau avec le canal de Languedoc. Sa largeur permet à plusieurs barges de passer de front. Ces entreprises ont été bien conçues, et leur exécution est vraiment magnifique ; mais la magnificence surpasse le besoin ; tandis que le canal de Languedoc est très animé, celui de Brienne est un désert.
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Nous vîmes, entre autre choses à Toulouse, la maison de M. du Barry, frère du mari de la célèbre comtesse. Grâce à certaines manœuvres qui prêteraient à l’anecdote, il parvint à la tirer de l’obscurité, puis à la marier avec son frère, et en fin de compte à se faire par elle une assez jolie fortune. Au premier étage se trouve l’appartement principal, composé de sept à huit pièces, tapissé et meublé avec un tel luxe, qu’un amant enthousiaste disposant des finances d’un royaume, pourrait à grand’peine répéter sur une échelle un peu large ce qui se trouve ici en proportion modérée. Pour qui aime la dorure il y en a à satiété, tellement que pour un Anglais cela paraîtrait trop brillant. Mais les glaces sont belles et en grand nombre. Salon très élégant ( toujours à l’exception des dorures ) ; j’ai remarqué un arrangement d’un effet très agréable : c’est un miroir devant les cheminées, au lieu des différents écrans dont on se sert en Angleterre ; il glisse en avant et en arrière dans le mur. Il y a un portrait de madame du Barry, qui passe pour ressemblant ; si vraiment il l’est, on pardonne les folies faites par un roi pour l’écrin d’une telle beauté ! Quant au jardin, il est au-dessous de tout mépris, si ce n’est comme exemple des efforts où peut entraîner l’extravagance : dans l’espace d’un acre sont entassées des collines en terre, des montagnes de carton, des rochers de toile ; des abbés, des vaches et des bergères, des moutons de plomb, des singes et des paysans, des ânes et des autels en pierre ; de belles dames et des forgerons, des perroquets et des amants en bois ; des moulins à vent, des chaumières, des boutiques et des villages, tout, excepté la nature.
Le 15.
Le 16.
Ici, pour la première fois, j’ai vu des festons de vignes, courant d’arbre en arbre dans des rangées d’érables ; on les conduit au moyen de liens de ronces, de sarments ou d’osier. Elles donnent beaucoup de raisins, mais le vin en est mauvais. Traversé Saint-Martino ( St-Martory ), puis un village composé de maisons bien bâties, sans une seule vitre.
Le 17.
Passé la Garonne sur un nouveau pont d’une seule belle arche, en calcaire bleu compacte. Dans toutes les haies, des néfliers, des pruniers, des cerisiers, des érables, servent d’appui à la vigne. Halte à Lauresse, après quoi nous touchons presque aux montagnes, qui ne laissent qu’une étroite vallée, dont la Garonne et la route occupent une partie. Immense quantité de volaille ; dans tout ce pays on en sale la plus grande partie et on la conserve dans de la graisse. Nous goutâmes de la soupe faite avec une cuisse d’oie ainsi conservée, elle était loin d’être aussi mauvaise que je m’y serais attendu.
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Après avoir traversé le royaume et fréquenté pas mal d’auberges françaises, je dirais généralement qu’elles sont, en moyenne, supérieures à celles d’Angleterre sous deux rapports, inférieures sous tout le reste. Nous avons été mieux traités sans aucun doute, pour la nourriture et la boisson que nous ne l’eussions été en allant de Londres aux Highlands d’Écosse, pour le double du prix. Mais si on ne regarde pas à la dépense, on vit mieux en Angleterre. La cuisine ordinaire en France a beaucoup d’avantages ; il est vrai que si on n’avertit pas, tout est rôti outre mesure ; mais on donne des plats si variés et en tel nombre, que si les uns ne vous conviennent pas, vous en trouverez sûrement d’autres à votre goût. Le dessert d’une auberge de France n’a pas de rival en Angleterre ; on ne doit pas non plus mépriser les liqueurs. Si nous avons quelquefois trouvé le vin mauvais, il est en général bien meilleur que le porto de nos hôteliers. Les lits de France surpassent les autres, qui ne sont bons que dans les premiers hôtels. On n’a pas non plus le tracas de voir si les draps sont mis à l’air, sans doute par rapport au climat. Hors cela, le reste fait défaut. Pas de salle à manger particulière, rien qu’une chambre à deux, trois et quatre lits. Vilain ameublement, murs blanchis à la chaux ou papier de différentes sortes dans la même pièce, ou encore tapisseries si vieilles, que ce sont des nids de papillons et d’araignées ; un aubergiste anglais jetterait les meubles au feu. Pour table, on vous donne partout une planche sur des tréteaux arrangés de façon si commode, qu’on ne peut étendre ses jambes qu’aux deux extrémités. Les fauteuils de chêne, à siège de jonc, ont le dossier tellement perpendiculaire, que toute idée de se délasser doit être abandonnée. On dirait les portes destinées autant à donner une certaine musique qu’à laisser entrer le monde ; le vent siffle à travers leurs fentes, les gonds sont toujours grinçant, il entre autant de pluie que de lumière par les fenêtres ; il n’est pas aisé de les ouvrir, une fois fermées ; ni une fois ouvertes, aisé de les fermer.
L’inventaire des ustensiles d’une auberge de France ne doit faire mention ni de têtes-de-loup, ni de balais de crin, ni de brosses. De sonnettes, il n’en est pas question, il faut brailler après la fille, qui, lorsqu’elle paraît n’est ni propre ni bien habillée, ni jolie. La cuisine est noire de fumée ; le maître est ordinairement aussi cuisinier ; moins on voit ce qui s’y fait, plus il est probable que l’on conservera d’appétit, mais ceci n’a rien de particulier à la France. Grande quantité de batterie de cuisine en cuivre, quelquefois mal étamée. La politesse et les attentions envers leurs hôtes semblent rarement aux maîtresses de maison un des devoirs de leur état.
Le 28.
Le lendemain de notre arrivée, je fus présenté à la société Larochefoucauld avec laquelle nous vivons ; elle se compose du duc et de la duchesse de Larochefoucauld, fille du duc de Chabot ; de son frère, le prince de Laon ; de la princesse, fille du duc de Montmorency ; du comte de Chabot, autre frère de la duchesse de Larochefoucauld ; du marquis d’Aubourval ; ce qui, en comptant mes deux compagnons et moi-même, fait un total de neuf convives au dîner et au souper. Un traiteur nous prend 4 livres par tête pour les deux repas, composés : à dîner, de deux services et un dessert ; à souper, d’un service et de dessert, le tout bien garni des fruits de saison ; on paye le vin à part, 6 sous ( 3 d. ) la bouteille. Ce n’est qu’avec difficulté que le palefrenier du comte a pu trouver une écurie. Le foin ne vaut guère moins de 5 l. st. par tonne ; l’avoine est à peu près au même prix en Angleterre, mais moins bonne ; la paille est chère et si rare que souvent les chevaux se passent de litière.
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Les états de Languedoc font bâtir un grand établissement de bains, contenant des cabinets séparés avec baignoire, une vaste salle commune et deux galeries où l’on peut se promener à l’abri du soleil et de la pluie. Il n’y a actuellement que d’horribles trous. Les patients sont enfoncés jusqu’au cou dans une eau sulfureuse, bouillante, que l’on croirait destinée, ainsi que la caverne de bêtes sauvages d’où elle sort, à donner plus de maladies qu’elle n’en guérit.
On y a recours pour des éruptions cutanées. La vie y est monotone. Les baigneurs et les buveurs d’eau ne vont à la source que vers cinq heures et demie, six heures du matin, mais mon ami et moi parcourons déjà les montagnes, en admirant les scènes grandioses et sauvages que l’on y rencontre à chaque pas. La région des Pyrénées tout entière est d’une nature et d’un aspect tellement différents de ce que j’avais encore vu, que ces excursions m’intéressent au plus haut point. La culture est d’une grande perfection, surtout en ce qui regarde les prairies arrosées ; nous recherchons le paysans qui nous paraissent les plus intelligents et nous nous entretenons longuement avec ceux qui entendent le français, ce que tous ne font pas, car le langage du pays est un mélange de catalan, de provençal et de français. Ceci, avec l’examen des minéraux ( sujet pour lequel le duc de Larochefoucauld aime à nous tenir compagnie, étant lui-même très versé dans cette branche de l’histoire naturelle ) et la revue des plantes que nous connaissons, nous fait employer très agréablement notre temps. La course du matin achevée, nous revenons nous habiller pour le dîner, à midi et demi, une heure ; puis on visite alternativement le salon de madame de Larochefoucauld ou celui de la comtesse de Grandval, les seules dames logées assez grandement pour recevoir toute notre compagnie. Personne n’est exclu ; comme le premier soin de tout arrivant est de faire le matin une visite à ceux qui l’ont précédé, que cette visite est rendue, tout le monde se connaît à ces réunions, qui durent jusqu’à ce que la fraîcheur du soir permette de faire une promenade. Il n’est question que de cartes, de tric-trac, d’échecs et quelquefois de musique ; mais les cartes dominent : point n’est besoin de dire que je m’absentais souvent de ces assemblées, que je trouve aussi mortellement ennuyeuses en France qu’en Angleterre. Le soir, la compagnie se sépare pour la promenade jusqu’à huit heures et demie, on soupe à neuf ; ensuite vient une heure de conversation dans la chambre d’une de ces dames, et c’est le meilleur moment de la journée, car la causerie y est libre, vive et pleine d’abandon ; on ne l’interrompt que les jours du courrier, alors le duc reçoit de tels paquets de journaux et de pamphlets que nous devenons tous de sérieux politiques. Tout le monde est couché à onze heures. Dans cet ordre du jour il n’y a rien de plus gênant que l’heure du dîner ; c’est une conséquence de ce qu’on ne déjeune pas, car la toilette étant de rigueur, il faut être de retour de toute excursion matinale à midi. Cette seule chose, lorsqu’on s’y tient, suffit à exclure toutes recherches, sauf les plus frivoles. En coupant la journée exactement en deux, on rend impossible toute affaire demandant sept ou huit heures d’attention non interrompue par les soins de la toilette ou des repas, soins que l’on accepte volontiers après de la fatigue ou un travail quelconque. En Angleterre nous nous habillons pour le dîner, et avec raison, le reste du jour étant consacré au loisir, à la conversation, au repos ; mais le faire à midi, c’est trop de temps perdu. A quoi est bon un homme en culottes et en bas de soie, le chapeau sous le bras et la tête bien poudrée ?
Vivre, comme je le fais, avec des personnes considérables du royaume, est une excellente occasion pour un voyageur désireux de connaître les coutumes et le caractère d’une nation. J’ai toute raison d’être satisfait de l’expérience, car elle me fait jouir constamment des avantages d’une société libre et polie, dans laquelle prévaut, éminemment, une condescendance invariable, une douceur de caractère, ce que nous appelons en anglais good temper ; elles viennent, je le crois au moins, de mille petites particularités sans nom, qui ne sont pas le résultat du caractère personnel des individus, mais apparemment de celui de la nation. Outre les personnes déjà nommées, nous avons encore dans nos réunions : le marquis et la marquise de Hautfort ( d’Hautefort ) ; le duc et la duchesse de Ville, la duchesse est une des meilleures personnes que je connaisse ; le chevalier de Peyrac ; M. l’abbé Bastard ; le baron de Serres ; la vicomtesse Duhamel ; Ies évêques de Croire ( Cahors ?) et de Montauban ; M. de la Marche ; le baron de Montagu, célèbre joueur d’échecs ; le chevalier de Cheyron et M. de Bellecombe, qui commandait à Pondichéry, et fut pris par les Anglais. Il y a aussi une demi-douzaine de jeunes officiers et trois ou quatre abbés.
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Dans le premier projet de notre tour aux Pyrénées, se trouvait une excursion en Espagne. Notre hôte de Luchon avait déjà auparavant procuré des mulets et des guides à des personnes se rendant à Saragosse et à Barcelone pour affaires. Sur notre demande, il écrivit à Vielle, première ville espagnole au delà des montagnes, qu’on envoyât trois mules et un guide parlant français. Quand ils arrivèrent, au jour fixé, nous nous mîmes en route. [ Le récit de cette excursion se trouve dans le volume publié en 1860 sous le titre de Voyages en Italie et en Espagne pendant les années 1787, et 1789, trad. de M. Lesage, p. 347 et suiv. Paris, Guillaumin, in-18 de 424 p. ] ( Voir, pour les détails, Annales d’Agr., t. VIII, p. 193. )
21 Juillet.
Nous laissons la chaîne des Pyrénées dans le lointain. Rencontré des bergers parlant catalan. Sur la route, les cabriolets sont espagnols. On bat le grain comme de l’autre côté des montagnes. Les auberges et les maisons sont les mêmes. Gagné Perpignan ; là je me suis séparé de M. Lazowski. Il retournait à Luchon, tandis que j’avais arrangé un tour dans le Languedoc, pour finir la saison.
Le 22.
Le 23.
Les routes sont d’admirables travaux. J’ai passé une tranchée, dans le roc vif qui facilite une descente, elle coûte 90,000 liv. ( 3, 937 l. st. ) pour quelques centaines de yards. Les trois lieues et demie de Sigean à Narbonne coûtent 1,800,000 liv. ( 78,750 l. st. ). On a fait des folies, des sommes énormes ont été employées au nivellement des pentes les plus douces. Les chaussées sont en remblai, avec un mur de soutènement de chaque côté, formant une masse artificielle solide, traversant les vallées à la hauteur de six, sept et huit pieds, et n’ayant pas moins de cinquante pieds de large. Il y a un pont d’une seule arche dont la chaussée est vraiment quelque chose d’admirable ; nous n’avons pas en Angleterre l’idée d’une telle route. La circulation n’exigeait cependant pas de semblables efforts, un tiers de la largeur est battu, l’autre sert à peine, il pousse de l’herbe sur le reste. Pendant 36 milles je n’ai croisé qu’un cabriolet, une demi-douzaine de charrettes et quelques bonnes femmes menant leur âne. Pourquoi cette prodigalité ? En Languedoc, il est vrai, les corvées n’existent pas ; mais il y a de l’injustice à exiger une contribution qui n’en diffère que peu. On procède par tailles, et dans la répartition les terres nobles sont si favorisées, tandis que l’on charge au contraire tellement les terres de roture, que près d’ici 120 arpents dans le premier cas ne payent que 90 livres, alors que 400 autres, qui proportionnellement devraient 300 livres, sont taxées à 1,400 livres. A Narbonne, le canal qui se joint à celui du Languedoc mérite attention ; c’est un très bel ouvrage, qui, dit-on, sera terminé le mois prochain.
Le 24.
Les vendanges peuvent à peine égaler l’animation et le mouvement universel du dépiquage que présentent les villes et les villages du Languedoc. Les gerbes sont empilées grossièrement autour d’une aire où un grand nombre de mules et de chevaux trottent en cercle ; une femme tient les rênes, une autre ou bien une ou deux petites filles activent la marche avec des fouets ; les hommes alimentent l’aire et la nettoient ; d’autres vannent en jetant le grain en l’air pour que les déchets soient emportés. Personne ne reste inoccupé et chacun s’emploie de si bon cœur qu’on dirait les gens aussi joyeux de leurs travaux, que le maître de ses tas de blé. Le tableau est singulièrement animé et joyeux. Je m’arrêtais souvent et je descendais de cheval pour examiner ces travaux ; toujours on me traita courtoisement, et mes vœux pour que les prix fussent bons pour le fermier sans l’être trop pour le pauvre, furent toujours bien reçus. Cette méthode avec laquelle on se passe de granges, dépend absolument du climat : depuis mon départ de Bagnères-de-Luchon jusqu’ici, en Catalogne, en Roussillon, en Languedoc, je n’ai pas vu de pluie, mais un ciel toujours clair et un soleil brûlant ; la chaleur n’était nullement étouffante et, pour moi, nullement désagréable. Je demandai si l’on n’était pas quelquefois surpris par la pluie ; c’est bien rare, me dit-on, et alors, après une violente averse, vient un soleil ardent qui a bientôt fait de tout sécher.
Le canal de Languedoc est la chose la plus remarquable de cette province. La montagne qu’il traverse de part en part est isolée au milieu d’une grande vallée et à un demi-mille seulement de la route. C’est une œuvre grandiose et merveilleuse, d’environ trois toises de largeur et creusée sans le secours de puits d’aérage. Quitté le chemin et traversé le canal que je suis jusqu’à Béziers ; neuf écluses font descendre l’eau de la montagne pour l’amener à la ville. Superbe ouvrage ! Le port est assez large pour porter quatre grandes barques de front, la plus grande jaugeant de 90 à 100 tonnes. Beaucoup étaient amarrées au quai, d’autres en mouvement, signes d’affaires très actives. Voici la plus belle chose que j’aie vue en France. Ici, Louis XIV, tu es vraiment grand ! — Ici, d’une main généreuse et bienfaisante, tu dispenses à ton peuple le bien-être et la richesse !
Je fus fâché d’entendre, à table d’hôte, jeter du ridicule sur l’agriculture de l’abbé Rozier, en prétendant qu’il avait beaucoup de fantaisie, mais rien de solide ; on se moquait surtout de son idée de paver une vigne. Je fus enchanté d’avoir connaissance d’une telle expérience, qui me parut trop remarquable pour ne pas la voir. Il arrive ici à l’abbé, comme fermier, ce qui arrivera sûrement à tout homme qui se départ des errements de ses voisins ; car il n’est pas dans la nature des paysans d’admettre parmi eux quelqu’un qui pense pour eux. Je m’enquis de la raison qui lui avait fait quitter le pays, et on me répondit par une curieuse anecdote. L’évêque de Béziers voulait, avec l’argent de la province, ouvrir une route qui menât à la porte de sa maîtresse ; comme cette route passait sur les domaines de l’abbé, il s’ensuivit une telle querelle que M. Rozier se vit forcé de quitter la place. Voici un joli trait de gouvernement : un homme forcé de vendre son bien et de s’éloigner du pays par des galanteries d’évêques, avec les femmes des voisins, je suppose, car il n’y en a pas d’autres à la mode en France… Laquelle de mes voisines pousserait l’évêque de Norwich à ouvrir une route sur ma ferme et à me forcer de vendre Bradfield ? Je donne mon autorité pour cette anecdote : des bavardages de table d’hôte, ayant autant de chances d’être faux que de se trouver véridiques ; mais, après tout, les évêques du Languedoc ne sont certainement pas des prélats anglais.
Quant aux vignes pavées, il n’y avait rien de semblable : le conte doit provenir d’un clos de ceps de Bourgogne que l’abbé fit planter d’une façon nouvelle, les plaçant en arc dans un trou qu’il recouvrit seulement de pierres à fusil au lieu de terre, ce qui réunit très bien. Je parcourus la ferme, admirablement située sur le penchant et le sommet d’une hauteur qui domine Béziers, sa riche vallée, ses cours d’eau et un bel horizon de montagnes.
Ligne 265 :
Béziers a une belle promenade ; les Anglais commencent à préférer cette ville à Montpellier à cause de l’air. Pris le chemin de Pézenas. Il gravit une colline d’où l’on découvre la Méditerranée.
Dans tout ce pays, surtout dans les bois d’oliviers, la cigale fait retentir son cri constant, aigu, monotone ; on ne saurait imaginer de compagnie plus odieuse, Pézenas domine un très beau pays, une vallée de six à huit lieues toute cultivée ; mélange de vignes, de mûriers, d’oliviers, de villas et de fermes éparses, beaucoup de belles luzernes, le tout encadré de collines cultivées jusqu’au sommet. Au souper, à table d’hôte, nous fûmes servis par une fille sans bas ni souliers, d’une laideur repoussante, et sentant plus fort, mais non pas mieux que roses. Il y avait cependant un chevalier de Saint-Louis et deux ou trois marchands, à en juger par les apparences, bavardant avec elle très familièrement : à un repas de fermiers, dans le marché le plus pauvre et le plus écarté de l’Angleterre, un tel animal ne serait souffert ni par le maître dans sa maison, ni par les hôtes dans leur salle à manger.
Le 25.
Suivi la route de Montpellier, à travers une délicieuse campagne, sur une autre immense chaussée soutenue par des murs ; elle est large de dix yards et haute de huit à douze pieds, longeant le bord de la mer. Passé à Pijan et près Frontignan et Montbazin, dont les vins sont si célèbres. Les environs de Montpellier, dans un rayon d’une lieue, sont charmants et bien plus coquets que tout ce que j’ai vu en France. Des villas bien bâties, propres, aisées, paraissant être la propriété de personnes riches, sont répandues à profusion dans toute la campagne. Ce sont, en général, de jolis bâtiments carrés, dont quelques-uns sont très spacieux. Montpellier, qui semble plutôt une capitale qu’une ville de province, couvre une colline s’élevant avec hardiesse. L’entrée vous réserve une désillusion par ses rues étroites, mal bâties, tortueuses, mais très peuplées et pleines de l’animation des affaires ; il n’y a cependant pas de manufactures considérables ; les principales sont celles de vert-de-gris, de foulards, de couvertures, de parfums et de liqueurs.
La grande curiosité pour l’étranger, c’est une promenade ou une place ( car on y trouve les caractères de l’un et de l’autre ) qu’on appelle le Pérou ( Peyrou ). Un magnifique aqueduc, à trois rangs d’arches, alimente la ville avec les eaux d’une montagne éloignée ; c’est un très bel ouvrage ; un château d’eau les reçoit dans un bassin circulaire, d’où elles tombent dans un réservoir extérieur pour fournir aux besoins de la ville et aux jets d’eau qui rafraîchissent l’air d’un jardin placé plus bas, le tout dans une belle esplanade très élevée au-dessus du reste de la ville et entourée d’une balustrade et d’autres décorations en pierre ; au centre se trouve une belle statue équestre de Louis XIV. Il y a dans cet ouvrage d’utilité publique un air de vraie grandeur qui me fit plus d’impression que quoi que ce soit à Versailles. La vue aussi est singulièrement belle. Au sud, l’œil se promène avec délices sur une riche vallée parsemée de villas et se terminant à la mer. Au nord s’étend une chaîne de hauteurs en culture. D’un côté, la magnifique chaîne des Pyrénées va se perdre dans le lointain, de l’autre, les neiges éternelles des Alpes brillent au-dessus des nuages. C’est un des spectacles les plus sublimes que l’on puisse contempler, lorsqu’un ciel clair permet de l’embrasser dans son ensemble.
Le 26.
Le 27.
J’ai visité hier la Maison-Carrée, je l’ai revue ce matin et deux fois dans la journée : c’est, sans comparaison, l’édifice le plus léger, le plus élégant, le plus charmant que j’aie jamais vu. Quoiqu’il n’ait aucune masse qui surprenne, ni aucune magnificence extraordinaire qui éblouisse, le regard ne peut s’en détacher. Il y a dans les proportions une harmonie magique qui charme les yeux. Aucun détail ne ressort par une beauté particulière, c’est un tout parfait de grâce et de symétrie Quelle infatuation des architectes modernes, de dédaigner la pure et élégante simplicité pour élever ces chefs-d’œuvre d’extravagance et de lourdeur si communs en France ! Le Temple de Diane, comme on l’appelle, les bains dernièrement restaurés et la promenade, forment les parties d’un même tableau qui orne magnifiquement la cité. Par malheur pour moi, on avait retiré l’eau des bains et des canaux pour les nettoyer. Les pavés ( mosaïques ) romains sont fort beaux et très bien conservés.
Ligne 285 :
A propos de cette nombreuse table d’hôte, je dois noter un fait dont j’ai été souvent frappé : l’humeur taciturne des Français. J’arrivai dans ce royaume, m’attendant à avoir constamment les oreilles rompues par la vivacité et la volubilité infinie de ces gens, que tant de personnes ont décrits, au coin de leur feu en Angleterre, sans doute. A Montpellier, quoiqu’il y eût quinze personnes à table parmi lesquelles plusieurs dames, il me fut impossible de leur faire rompre ce silence inflexible par plus d’un monosyllabe, et la société ressemblait plutôt à une assemblée de quakers muets qu’à la réunion des deux sexes chez un peuple fameux par sa loquacité. Ici il en était de même à chaque repas, aucun Français n’ouvrait la bouche. Aujourd’hui, à dîner, désespérant des gens de cette nation, et dans la peur de perdre l’usage d’un organe dont ils semblaient si peu disposés à se servir, je m’assis à côté d’un Espagnol, et comme j’arrivais récemment de son pays, je le trouvai en humeur de parler et assez communicatif. Nous eûmes, à nous seuls, plus de conversation que les trente autres personnes.
Le 28.
Six lieues de pays très désagréable jusqu’à Sauve ; vignes et oliviers. Le château de M. Sabattier se remarque dans une contrée si sauvage ; il a enclos une partie de sa propriété de murs en pierres sèches, planté beaucoup de mûriers et d’oliviers qui semblent jeunes et bien venants, surtout bien défendus, cependant le sol est si pierreux, qu’on n’y voit pas de terre : quelques-uns de ses murs ont quatre pieds d’épaisseur, l’un même atteint douze pieds sur cinq de hauteur, d’où il semble qu’il prenne à tâche d’enlever les pierres, amélioration sur laquelle j’ai des doutes. Il a bâti trois ou quatre nouvelles fermes ; je suppose qu’il a l’intention de résider sur ses terres pour les mettre en bon état. J’espère qu’il n’a aucune charge dont les vains tracas puissent le détourner d’une conduite aussi honorable pour lui que bienfaisante pour le pays. Au sortir de Sauve, j’ai été très frappé de voir au grand espace qui ne paraissait être qu’un amas d’énormes rochers, enclos et planté avec le soin le plus industrieux. Chacun a un mûrier, un olivier, un amandier, un pêcher ou quelques vignes répandus çà et là ; de sorte que le terrain forme le plus bizarre mélange de plantes et de quartiers de roches que l’on puisse concevoir. Les habitants de ce village méritent d’être encouragés pour leur industrie, et, si j’étais ministre, ils le seraient. Ils changeraient bientôt en jardins les déserts qui les entourent. Un tel centre d’agriculteurs actifs, qui transforment leurs rochers en une scène de fertilité, parce que, je le suppose, ces rochers leur appartiennent, feraient de même pour les solitudes environnantes, en vertu du même principe tout-puissant. Dîné à Saint-Hippolyte avec huit marchands protestants, retournant chez eux, dans le Rouergue, après la foire de Beaucaire. Comme nous partîmes en même temps, je voyageai dans leur compagnie et je sus d’eux plusieurs choses dont je désirais être informé ; ils m’apprirent aussi que les mûriers s’étendent au-delà du Vigan, mais là et surtout à Milhau les amandiers prennent leur place et sont très abondants.
Mes amis de Rouergue me pressèrent de les accompagner à Milhau et à Rodez, m’assurant que le bon marché était si grand dans leur province, que je serais tenté de me fixer quelque temps parmi eux. Je pourrais trouver à Milhau un logement garni, composé de quatre pièces ordinaires, de plain-pied, pour 12 louis par an, et vivre avec ma famille, si je la faisais venir, dans la plus grande abondance, pour 100 louis ; il y avait des familles nobles, vivant d’un revenu de 50 et même de 25 louis. De tels récits, considérés au point de vue de la politique, ont leur intérêt ; ce bon marché contribue, d’un côté au bien-être des individus ; de l’autre, à la prospérité, à la richesse, à la puissance du royaume. Si je rencontrais beaucoup d’exemples semblables ou d’autres directement opposés, il deviendrait nécessaire d’y réfléchir plus longuement.
Le 30
Le 31.
1er août.
Le 2.
Le 3.
Le 4.
Le 5.
La chaleur, hier et aujourd’hui, est aussi intense qu’auparavant ; il est hors de propos de chercher à voir clair dans les appartements ; tout doit être clos, ou il n’y en a pas d’assez frais ; en passant d’une chambre éclairée dans une autre, noire, quoique toutes deux au nord, on éprouve une fraîcheur bien différente ; mais aller de là sur une terrasse couverte, c’est comme si on entrait dans un four. On m’a conseillé, aujourd’hui, de ne pas bouger avant quatre heures. De dix heures du matin à cinq heures de l’après-midi, la chaleur rend tout exercice pénible, et les mouches sont une vraie plaie d’Égypte. Plutôt le froid et les brouillards de l’Angleterre qu’une telle chaleur, si elle devait durer ! Les gens du pays me disent que cette intensité a atteint son terme ordinaire, quatre ou cinq jours, et que même, dans les mois les plus brûlants, il fait beaucoup plus frais qu’à présent. Pendant deux cent cinquante milles, je n’ai rencontré que deux cabriolets et trois misérables choses semblables à notre vieille chaise de poste anglaise à un cheval ; pas un gentilhomme ; beaucoup de négociants, comme ils s’appellent, avec deux ou trois porte-manteaux en croupe : rareté de voyageurs surprenante !
Le 6.
Le 10.
Le 11.
Le 12.
En prenant la route de Moneng ( Moneins ), je suis tombé sur une scène si nouvelle pour moi en France, que j’en pouvais à peine croire mes yeux. Une longue suite de chaumières bien bâties, bien closes et confortables, construites en pierres et couvertes en tuiles, ayant chacune son petit jardin entouré d’une baie d’épines nettement taillée, ombragé de pêchers et d’autres arbres à fruits, de beaux chênes épars dans les clôtures, et çà et là de jeunes arbres traités avec ce soin, cette attention inquiète du propriétaire, que rien ne pourrait remplacer. De chaque maison dépend une ferme, parfaitement enclose ; le gazon des tournières dans les champs de blé est fauché ras, et ces champs communiquent ensemble par des barrières ouvertes dans les haies. Les hommes portent des bonnets rouges comme les montagnards d’Ecosse. Quelques parties de l’Angleterre ( là où il reste encore de petits Yeomen ) se rapprochent de ce pays de Béarn, mais nous en avons bien peu d’égales à ce que je viens de voir dans ma course de douze milles de Pau à Moneng. Il est tout entre les mains de petits propriétaires sans que les fermes se morcèlent assez pour rendre la population misérable et vicieuse. Partout on respire un air de propreté, de bien-être et d’aisance qui se retrouve dans les maisons, dans les étables fraîchement construites. dans les petits jardins, dans les clôtures, dans la cour qui précède les maisons, jusque dans les mues de volailles et les toits à porcs. Peu importe au paysan que son porc soit mal abrité, si son propre bonheur tient à un fil, à un bail de neuf ans. Nous sommes en Béarn, à quelques milles du berceau d’Henri IV. Serait-ce de ce bon prince qu’ils tiennent tant de bonheur ? Le génie bienveillant de cet excellent monarque semble régner encore sur le pays : chaque paysan y a la poule au pot.
Le 13.
Le 14.
Le 15.
Le 16.
Le 17.
Le duc de Bouillon a de vastes domaines dans ce pays. En quelque temps et en quelque lieu que ce soit, si vous voyez des terres abandonnées, bien qu’elles soient susceptibles d’améliorations, il suffit, dites qu’elles appartiennent à un grand seigneur.
Le 18.
Le 19.
Une observation générale que je puis faire sur les deux cent soixante-dix milles qui séparent Bagnères-de-Luchon d’Auch, c’est que tout, à quelques exceptions près, est enclos, et que les fermes sont dispersées ça et là, au lieu d’être groupées en villes comme dans beaucoup d’autres provinces françaises. Je n’ai presque pas rencontré de châteaux modernes ; en général, ils sont d’une rareté surprenante. Je n’ai pas vu non plus de voiture de maître, pas un cavalier qui semblât un gentilhomme en train de faire des visites à ses voisins. En somme, pas de noblesse. A Auch, mes amis se trouvaient au rendez-vous, prêts à partir pour Paris. La ville n’a presque ni industrie, ni commerce ; elle ne se nourrit que des revenus de la campagne. Il y a beaucoup de nobles dans la province, mais trop pauvres pour vivre ici : si pauvres en vérité, que quelques-uns d’entre eux labourent leurs champs eux-mêmes ; il pourrait bien se faire qu’ils soient pour la société des membres plus estimables que les sots et les fripons qui les tournent en ridicule.
Le 20.
Le 22,
Si de nouvelles constructions sont un indice sûr de l’état florissant d’une ville, Agen prospère. L’évêque s’est bâti un superbe palais dont le centre est de bon goût ; le raccordement avec les ailes est moins heureux.
Le 23.
Le 24.
Le 25.
Le 26
Le théâtre, bâti il y a environ dix ou douze ans, est de beaucoup le plus magnifique de France. Je n’ai rien vu qui en approche. Cet édifice est isolé et couvre un espace de trois cent six pieds sur cent soixante-cinq ; un portique de douze colonnes corinthiennes occupe la façade principale tout entière. De ce portique on se rend, par un superbe vestibule, non seulement aux différentes parties du théâtre, mais encore à une salle de concert ovale, fort élégante, et à des salons de promenade et de rafraîchissement. Le théâtre lui-même est de grande dimension et forme uni segment d’ellipse. La troupe pour la comédie, la tragédie, l’opéra, le ballet, l’orchestre, etc., donne une idée de la richesse et du luxe de cette ville. On m’a assuré qu’il a été payé de 30 à 50 louis par soirée à une actrice favorite de Paris. Larrive, le premier tragédien de la capitale, est maintenant ici à raison de 500 livres ( 21 l. st 12 sch. 6 p. ) par soirée, plus deux bénéfices. Dauberval, le danseur, et sa femme ( mademoiselle Théodore, de Londres ) sont engagés comme maître de ballet et première danseuse, aux appointements de 28,000 livres ( 1,225 l. st. ) ; on joue tous les jours, sans excepter le dimanche, comme partout en France. La vie des négociants ici est très somptueuse. Leurs maisons d’habitation et leurs magasins sont sur un grand pied. Grands dîners, souvent servis en vaisselle plate ; le pis est un gros jeu, et la chronique scandaleuse parle de commerçants comme entretenant ces dames du chant et de la danse, à un taux fort dangereux pour leur crédit. Ce théâtre, qui fait tant d’honneur au goût de Bordeaux pour les plaisirs, fut élevé à ses frais, moyennant 270,000 livres.
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On alla deux fois voir Larrive remplir ses deux rôles principaux du prince Noir, dans Pierre le Cruel, de M. du Belloy, et de Philoctète ; il me donna une très haute idée du Théâtre-Français. Excellents hôtels, entre autres l’hôtel d’Angleterre et celui du Prince des Asturies ; nous trouvâmes à ce dernier tout ce que l’on peut souhaiter, mais avec des contrastes que l’on ne saurait trop condamner : ainsi nous avions un appartement très élégant, on nous servait en vaisselle plate ; mais les lieux d’aisance étaient le même temple d’abomination que l’on eut trouvé dans les boues d’un village.
Le 28.
Le 29.
Le 30.
Le 31.
1er septembre. — Caudec ( Condac ), Ruffec, Maisons-Blanches et Chaunay. Dans le premier de ces endroits, un très beau moulin à farine construit par le feu comte de Broglie, frère du maréchal de ce nom, un des officiers les plus capables et les plus actifs de l’armée française. Ses entreprises, comme particulier, portent toutes l’empreinte d’une sollicitude nationale : ce moulin, une forge et un projet de navigation ont prouvé qu’il était disposé à tous les efforts nécessaires au bien du pays, selon les idées en vogue, c’est-à-dire en toutes choses, excepté dans la seule qui eût été efficace, l’agriculture pratique. Le jour s’est passé, à quelques exceptions près, dans un pays pauvre, triste et désagréable.
Le 2. Le Poitou selon ce que j’en vois, est une vilaine et pauvre province, pour laquelle on n’a rien fait. Elle semble manquer de communications, de débouchés, de mouvement de toutes sortes, et elle ne produit pas en moyenne la moitié de ce qu’elle devrait produire. Le Bas-Poitou est bien meilleur et plus riche.
Arrivé à Poitiers, une des villes les plus mal construites que j’aie vues en France ; très vaste, irrégulière, ne contenant presque rien de remarquable, sauf la cathédrale ; elle est bien bâtie et fort bien tenue. La plus belle chose de la ville, sans contredit, c’est la promenade, la plus grande que j’aie vue ; elle occupe un terrain considérable, a des allées sablées et tenues très soigneusement.
Le 3.
Le 4.
Le 5.
L’entrée de Tours, par une avenue nouvelle, bordée de grandes maisons de taille blanche, aux façades régulières, est vraiment magnifique. Cette superbe rue, large et bordée de trottoirs des deux côtés, coupe la ville en ligne droite, se dirigeant vers le nouveau pont, de quinze arches plates, ayant chacune 75 pieds d’ouverture. C’est un noble effort pour l’embellissement d’une ville de province. Il reste encore à bâtir quelques maisons dont les façades seules sont achevées. Des révérends pères, satisfaits de leur ancien logis, ne veulent rien dépenser pour l’exécution du plan des architectes de Tours ; on les devrait bien dénicher, s’ils s’obstinent dans leur refus, car rien de plus ridicule que ces façades sans maisons. De la tour de la cathédrale on a une vue fort étendue ; mais pour un fleuve aussi considérable que la Loire, et que l’on vante comme le plus beau d’Europe, sa beauté est bien compromise par une si grande largeur d’écueils et de bancs de sable. Il y a dans la chapelle du vieux palais de Louis XI, le Plessis-lès-Tours, trois tableaux méritant l’attention des voyageurs : une Sainte Famille, une Sainte Catherine et une Hérodiade ; ils me semblent du plus beau siècle de l’art italien. La promenade est belle, longue et admirablement ombragée par quatre rangées d’ormes majestueux et élancés, qui n’ont point d’égaux pour abriter contre un soleil brûlant ; il y en a une autre courant parallèlement sur le vieux rempart qui domine les jardins adjacents. Mais ces promenades, si longtemps l’orgueil des habitants, sont devenues des objets de pitié : le corps de ville a mis les arbres en vente, et l’on assure qu’ils seront abattus l’hiver prochain. On ne s’étonnerait pas qu’une corporation anglaise sacrifiât la promenade des dames pour une plus grande abondance de tortue, de venaison et de madère ; mais que les Français montrent aussi peu de galanterie, c’est inexcusable.
Le 9.
Entre autres excursions, je me suis promené à cheval du côté de Saumur, sur les bords de la Loire, et j’ai trouvé le même pays qu’auprès de Tours ; mais les châteaux ne sont ni si nombreux, ni si beaux. Là où les collines de craie s’avancent perpendiculairement sur le fleuve, elles présentent le plus singulier assemblage d’habitations extraordinaires ; car un grand nombre de maisons sont creusées dans le roc, maçonnées sur la façade ; des trous à la partie supérieure leur servent de cheminée, de sorte que souvent vous ne savez d’où sort la fumée qui s’élève devant vous. En quelques endroits, ces maisons sont étagées les unes au-dessus des autres. Certaines font un joli effet avec leur petit coin de jardin. Elles sont en général occupées par les propriétaires eux-mêmes, mais beaucoup sont louées 10, 15 et 20 liv. par an. Les gens auxquels je parlai semblaient contents de leurs habitations pour la salubrité et le bien-être ; preuve de la sécheresse du climat. En Angleterre, il n’y aurait guère d’autres habitants que les rhumatismes. Promenade à pied au couvent des bénédictins de Marmoutiers, dont le cardinal de Rohan, actuellement ici, est abbé.
Le 10.
Le 11.
Visité le château royal de Chambord, bâti par François 1er, ce prince magnifique, et habité par feu le maréchal de Saxe. On m’avait beaucoup parlé de ce château, et il a surpassé mon attente. Il donne une grande idée de la splendeur de François 1er. En comparant les époques et les ressources, Louis XIV et son ancêtre, je préfère infiniment Chambord à Versailles. Les appartements en sont vastes, nombreux et bien distribués. J’admirai particulièrement l’escalier de pierre au centre du bâtiment, qui, étant en ligne spirale double, renferme deux escaliers distincts, l’un au-dessus de l’autre, de façon que deux personnes peuvent monter ou descendre à la fois sans se voir. Les quatre appartements des combles, à voûtes de pierre, ne sont pas de moindre goût. Le comte de Saxe en avait transformé un en un charmant théâtre, très commode. On nous montra l’appartement occupé par ce grand capitaine et la chambre où il mourut. Si ce fut ou non dans son lit, c’est un problème laissé, à résoudre aux fureteurs d’anecdotes. Le bruit commun en France est qu’il fut atteint au cœur dans un duel avec le prince de Conti, venu tout exprès, et que l’on prit le plus grand soin de le cacher au roi Louis XV, car son amitié pour le maréchal était si vive, qu’il eût certainement banni le prince du royaume. Plusieurs pièces ont été arrangées au goût du jour, soit par le maréchal, soit par les gouverneurs qui lui ont succédé. Dans l’une d’elles se voit un beau portrait de Louis XIV à cheval. Près du château sont les quartiers du régiment de 1,500 chevaux formé par le maréchal, et que Louis XV lui donna, en fixant Chambord pour garnison, tant que son colonel y résiderait. Il vivait ici sur un grand pied, vénéré de son souverain, comme de tout le royaume. Le château n’est pas bien situé, il est trop bas et sans la moindre perspective ; du reste le pays en général est si uni, qu’il serait difficile d’y découvrir une éminence. De la plate-forme on découvre un horizon dont les trois quarts sont couverts par le parc ou forêt ; le mur qui l’entoure renferme 20,000 arpents remplis à profusion de toute sorte de gibier. De grandes clairières sont ou incultes, ou en bruyères, ou mal cultivées ; je ne pouvais m’empêcher de penser que, si jamais il prenait au roi de France l’idée d’établir une ferme-modèle sur le système de récoltes-racines suivi en Angleterre, c’était ici qu’il le fallait faire. Qu’il donne le château pour résidence au directeur et à son monde, que l’on convertisse en étables les casernes qui ne servent plus à rien maintenant, et les profits du bois suffiront à l’achat du bétail et à la mise en œuvre de toute l’entreprise. Quelle comparaison y a-t-il entre l’utilité d’un tel établissement et celui qu’à bien plus grands frais on a fait ici d’un haras, qui ne peut produire par sa tendance que du mal ? J’ai beau recommander de semblables institutions ; on ne s’en est jamais occupé nulle part, et jamais on ne s’en occupera, jusqu’à ce que l’humanité soit régie par des principes absolument contraires à ceux d’à présent, jusqu’à ce que l’on pense que le progrès d’une agriculture nationale demande autre chose que des académies et des mémoires.
Le 12. — A deux milles du port, nous avons tourné la grande route d’Orléans. Un vigneron nous a informés ce matin que la gelée avait été assez forte pour faire du mal au raisin ; et je dois dire que, depuis quatre ou cinq jours, le ciel a été constamment clair, le soleil brillant, mais qu’il a soufflé un vent de nord-est si froid, que l’on eût dit nos journées claires d’avril en Angleterre ; nous n’avons pas quitté nos surtouts de toute la journée. Dîné à Clarey ( Cléry ) et visité le tombeau de ce tyran, si habile et si sanguinaire, Louis XI : il est en marbre blanc ; le roi est représenté à genoux, implorant, je suppose, pour ses bassesses et ses meurtres, un pardon qui, sans doute, lui fut promis par ses prêtres. Arrivé à Orléans.
Le 13.
Le 14.
Le 15.
Le 16.
J’y allais faire une visite de trois ou quatre jours ; mais toute la famille s’employa si bien à me rendre l’endroit agréable sous tous les rapports, que j’y ai passé plus de trois semaines. A environ un demi-mille se trouvait une suite de collines en grande partie abandonnées. Le duc de Liancourt l’a dernièrement convertie en jardin anglais, avec bosquets, allées sinueuses, bancs de verdure et tonnelles. Le site est très heureux. Des sentiers ornés suivent le bord des pentes, pendant trois ou quatre milles, Les vues qu’ils offrent sont agréables, dans quelques endroits elles ont de la grandeur. Près du château, la duchesse a fait construire une ménagerie et une laiterie d’un goût charmant, Le boudoir et l’antichambre sont fort jolis, le salon élégant ; la laiterie elle-même est tout en marbre. Dans un village près de Liancourt, le duc a fondé une manufacture de toiles et de tissus mêlés, fil et coton, qui promet de rendre de grands services ; on y compte 25 métiers, et on se prépare à en monter d’autres. La filature pour ces métiers emploie un grand nombre de bras, qui autrement seraient inoccupés ; car, bien que la contrée soit populeuse, il n’y a aucune espèce de manufactures. De tels efforts méritent d’être loués hautement. A ceci se rattache un excellent projet du duc pour donner à la génération nouvelle des habitudes d’industrie. Les filles pauvres sont reçues dans une institution où on leur apprend un métier : on leur enseigne la religion, la lecture, l’écriture et le filage du coton ; elles y restent jusqu’à l’âge de se marier, et on leur donne alors pour dot une portion déterminée de leurs gains. Il y a aussi un autre établissement ( pour lequel je me récuse ) destiné à former les orphelins de l’armée à être soldats. Le duc a élevé pour eux de grands bâtiments parfaitement aménagés. Le tout est dirigé par un digne et intelligent officier, M. Leroux, capitaine de dragons et croix de Saint-Louis, qui surveille tout lui-même. Le nombre des enfants est maintenant de 120, tous en uniforme. Mes idées ont maintenant pris une tournure que je suis trop vieux pour changer : j’aurais mieux aimé voir 120 garçons élevés à la charrue, dans des principes meilleurs que ceux d’à présent ; mais, il faut l’avouer, l’établissement est fait dans un but d’humanité, et la conduite en est excellente.
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Les femmes du premier rang, en France, rougiraient, à présent, de laisser allaiter leurs enfants par d’autres, et les corsets, qui si longtemps torturèrent, comme encore en Espagne, le corps de la pauvre jeunesse, sont universellement bannis. Le séjour à la campagne n’a pas encore produit d’effets aussi remarquables, mais ils n’en sont pas moins sûrs et n’amélioreront pas moins toutes les classes de la société.
Le duc de Liancourt, devant présider l’assemblée provinciale de l’élection de Clermont se rendit à la ville pour plusieurs jours et m’invita au dîner de l’assemblée, où se devaient trouver plusieurs agriculteurs en renom. Ces assemblées, proposées depuis de si longues années par les patriotes français et surtout par le marquis de Mirabeau, le célèbre ami des hommes ; reprises par M. Necker, et jalousées par certaines personnes ne voyant pas de gouvernement meilleur que celui sur les abus duquel se fondait leur fortune, ces assemblées, dis-je, m’intéressaient au plus haut point. J’acceptai l’invitation avec plaisir. Il s’y trouvait trois grands cultivateurs, non pas propriétaires, mais fermiers. J’examinai avec attention leur conduite en face d’un grand seigneur du premier rang, d’une fortune considérable et très haut en l’estime du roi ; à ma grande satisfaction ils s’en tirèrent avec une aisance et une liberté fort convenables quoique modestes, d’un air ni trop dégagé ni trop obséquieux pour être en désaccord avec nos idées anglaises. Ils émirent leur opinion librement et s’y tinrent avec une confiance convenable. Un spectacle plus singulier était la présence de deux dames au milieu de vingt-cinq à vingt-six messieurs ; une telle chose ne se ferait pas en Angleterre.
La politique, dans toutes les sociétés que j’ai vues, roulait beaucoup plus sur les affaires de Hollande que sur celles de France. Tout le monde parlait d’apprêts pour une guerre avec l’Angleterre ; mais les finances françaises sont dans un tel désordre, que les mieux informés la déclarent impossible. Le marquis de Vérac, dernier ambassadeur à La Haye ( envoyé, disent les politiques anglais, pour soulever une révolution ), a passé trois jours à Liancourt. On peut croire qu’il se montrait prudent au milieu d’une compagnie si mêlée ; mais il ne faisait pas mystère de ce que cette révolution qu’il était chargé de provoquer en Hollande pour changer le stathouder ou réduire son pouvoir, avait été depuis longtemps combinée et tramée de manière à défier toutes chances mauvaises, si le comte de Vergennes n’eût compromis cette affaire, à force de manœuvres pour se rendre nécessaire au cabinet de Versailles. Ceci s’accorde avec les idées de quelques Hollandais, hommes de sens, à qui j’en avais parlé.
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On se mettait en file, à 30 yards environ l’un de l’autre, ayant chacun derrière soi un domestique avec un fusil chargé tout prêt pour quand on aurait fait feu : de cette façon, nous parcourions la vallée en travers, forçant le gibier à se lever devant nous. Quatre ou cinq couples de lièvres et une vingtaine de couples de perdrix formaient les trophées de la journée. Cette chasse a pour moi peu de charmes de plus que celle du cerf à l’affût. Le meilleur résultat pour moi de cet exercice en campagne, c’est l’entrain du dîner qui couronne le jour. Pour en jouir, il ne faut pas que la fatigue ait été trop grande. Un excès de gaîté après un excès d’exercice est une affectation propre à de jeunes écervelés ( je me rappelle bien d’en avoir été de mon temps ) ; mais quelque chose au delà de la modération met l’excitation du corps à l’unisson de celle de l’esprit, et la bonne compagnie est alors délicieuse. Dans de telles occasions, nous revenions trop tard pour le dîner ; on nous en servait un exprès, pour lequel nous ne faisions autre toilette que de changer de linge ; ce n’était pas alors que le champagne de la duchesse avait le moins de bouquet. Un homme n’est pas bon à pendre qui ne sait boire un peu trop le cas échéant ; mais prenez-y garde : revenez-y par trop souvent et que cela tourne en réunions bachiques, la fleur du plaisir se fane, et vous devenez un de nos chasseurs de renard d’autrefois.
Un jour que nous dînions ainsi à l’anglaise, buvant à la charrue, à la chasse, à je ne sais quoi, la duchesse de Liancourt et quelques-unes de ses dames vinrent par partie nous visiter. Ce pouvait être pour elles l’occasion de trahir leur malignité, en cachant à peine sous les sourires leur mépris pour des façons étrangères ; il n’en fut rien, elles ne manifestèrent qu’une curiosité enjouée, un plaisir naturel à voir les autres gais et heureux. « Ils ont été de grands chasseurs aujourd’hui, disait l’une. Oh ! ils s’applaudissent de leurs exploits.
Les 9, 10 et 11.
Par quel moyen cette ville se relie-t-elle à la campagne ? Les Français doivent être le peuple le plus casanier du globe ; une fois en place, il ne leur doit pas même venir l’idée d’en bouger ; ou bien il faut que les Anglais soient le plus remuant de tous les peuples et trouvent plus de plaisir à passer d’un endroit à l’autre que de jouir de la vie en aucun. Si la noblesse française ne se rendait dans ses terres que sur l’ordre de la cour, les routes ne seraient pas plus solitaires.
Le 12.
Le 14.
Le 14.
Visite la tombe du cardinal de Richelieu ; noble production du génie, la plus belle statue de beaucoup que j’aie vue. On ne peut souhaiter rien qui soit plus aisé et plus gracieux que l’attitude du cardinal, ni une plus grande expression que celle de la science en larmes. Dîné au Palais-Royal avec mon ami. Le monde y est bien mis, les repas propres, bien préparés et bien servis : mais ici, comme partout ailleurs, il faut payer bon pour de bonnes choses ; ne l’oublions pas, payer peu une chose mauvaise n’est point un bon marché. Le soir, à la Comédie française, l’École des Pères, pièce lamentable, genre larmoyant. Ce théâtre, le principal de Paris. est un bel édifice avec un portique superbe. Après les salles circulaires de France, comment supporter nos trous oblongs et mal agencés de Londres ?
Le 16.
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Le 20.
Passé la soirée à l’Ambigu-Comique, joli petit théâtre entouré de beaucoup d’ordures. Tout le long des boulevards, des cafés, de la musique, du bruit et des filles ; de tout, hormis des balayeurs et des réverbères. Il y a un pied de boue, et dans certains endroits pas une lumière.
Le 21.
C’est un homme d’une rare activité, possédant une grande variété de connaissances usuelles dans toutes les branches de l’histoire naturelle, et il parle très bien l’anglais. Il est difficile de voir un homme plus propre que M. de Broussonnet pour le poste de secrétaire de la Société royale.
Le 22.
Saint-Germain.
Le 10.
Versailles, encore une fois. En parcourant l’appartement que le roi venait de quitter depuis un quart d’heure à peine, et qui portait les traces du léger désordre causé par son séjour, je m’amusais de voir les figures de vauriens circulant sans contrôle dans le palais, jusque dans la chambre à coucher ; d’hommes dont les haillons accusaient le dernier degré de misère ; et cependant j’étais seul à m’ébahir et à me demander comment diable ils s’étaient introduits. Il est impossible de n’être pas touché de cet abandon négligent, de cette absence de tout soupçon. On aime le maître de maison qui ne se sent pas blessé de voir, en arrivant à l’improviste, son appartement ainsi occupé ; s’il en était autrement, tout accès serait bien défendu. C’est encore là un trait de ce bon naturel qui me semble si visible partout en France. Je désirais voir l’appartement de la reine, mais on ne me le permit pas. « Sa Majesté y est-elle ?
Le 24.
Le 25.
A cela se rapporte aussi la nécessité pour toutes les personnes peu aisées de s’habiller en noir, avec des bas également noirs ; cette couleur sombre, en société, n’est pas si odieuse que la démarcation qu’elle trace entre un homme riche et un autre qui ne l’est pas. Avec l’orgueil, l’arrogance et la dureté des Anglais riches, elle ne serait pas supportable ; mais le bon naturel dominant du caractère français adoucit toutes ces causes malencontreuses d’irritation. Les logements en garni, sans être aussi bons de moitié que ceux de Londres, sont considérablement plus chers. Si, dans un hôtel, vous ne prenez pas toute une enfilade de pièces, il vous faudra monter trois, quatre et cinq étages, et vous contenter en général d’une chambre avec un lit. On conçoit, après l’horrible fatigue des rues ce qu’a de détestable une pareille ascension. Vous avez beaucoup à chercher avant de vous faire accepter comme pensionnaire dans une famille, ainsi qu’on le fait habituellement à Londres, et cela se paye bien plus. Les gages de domestiques sont à peu près les mêmes. On doit, regretter ces désavantages de Paris [ Je me réjouis de donner à l’auteur, en cela comme dans la plupart de ses remarques sur Paris, une entière approbation. Moi non plus, je n’ai pas trouvé de ville qui autant que Paris satisfasse aux besoins des savant
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Le 29.
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Le 31.
1er novenbre.
Visité les manufactures de Cambrai. Ces villes de la frontière de Flandre sont bâties dans le vieux style ; mais les rues sont belles, larges, bien pavées et bien éclairées. Point n’est besoin de remarquer que toutes sont fortifiées, et que chaque pied de terre de cette région s’est rendu glorieux ou infâme ( selon les sentiments particuliers du spectateur ) par beaucoup de guerres les plus sanglantes qui aient affligé et épuisé la chrétienté. Chambre, repas et service excellent à l’hôtel de Bourbon.
Le 2.
Le 3.
Je fus surpris du cri de guerre qui s’élève contre notre pays. Tous ceux à qui j’ai parlé prétendent que sans aucun doute ce sont les Anglais qui ont amené une armée prussienne en Hollande, et que la France a de justes et nombreuses raisons qui la poussent à la guerre. Il est assez aisé de découvrir l’origine de toute cette violence ; c’est le traité de commerce, que l’on exècre ici comme le coup le plus fatal porté aux manufactures du pays. Ces gens sont dans les vraies idées du monopole, tout prêts à jeter 21 millions de leurs concitoyens dans les misères certaines de la guerre, plutôt que devoir l’intérêt, de ces 24 millions de consommateurs prévaloir sur celui des manufacturiers. Rencontré dans la ville beaucoup de petites charrettes traînées par un chien ; le propriétaire de l’une d’elles me dit, ce qui me paraît difficile à croire, que son chien tirerait 700 livres pendant une demi-lieue. Les roues sont très hautes par rapport à l’animal, en sorte que son poitrail est beaucoup au-dessous de l’essieu.
Le 6.
Le 7.
Je m’informai de l’importation des laines d’Angleterre ; on me la donna comme tout à fait insignifiante. Je remarquai qu’en sortant de la ville, mon petit porte-manteau fut aussi scrupuleusement examiné que si je venais de débarquer avec une cargaison de marchandises prohibées ; à un fort à deux milles de là, ce fut de même. Dunkerque étant un port franc, la douane est aux portes. Que penserons-nous de nos manufacturiers, qui dans leur demande de lois sur la laine, d’infâme mémoire, amenèrent du quai de Dunkerque à la barre de la Chambre des lords un certain Th. Wilkinson, qui jura que la laine passe à Dunkerque sans que l’on demande ni une entrée ni un droit avec deux douanes qui se contrôlent l’une l’autre, et où l’on fouille jusqu’à un porte-manteau. C’est sur un semblable témoignage que notre législateur, selon le véritable esprit du boutiquier, menaça, par un acte d’amendes et de peines de toutes sortes, les producteurs de laine anglais.
Le 8.
Descendu chez Dessein, où j’ai attendu trois jours le paquebot et un vent favorable. ( Le duc et la duchesse de Glocester étaient au même hôtel et dans le même cas. ) Un capitaine se conduisit envers moi de pauvre façon : il me trompa pour s’engager avec une famille qui ne voulait recevoir personne sur le même bord. Je ne demandai pas même à quelle nation appartenait cette famille.
ANNÉE 1788
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Le long voyage que j’avais fait en France l’année précédente me suggéra une foule de réflexions sur l’agriculture et sur les sources et le développement de la prospérité nationale dans ce royaume. Malgré moi ces idées fermentaient dans ma tête, et tandis que je tirais des conclusions relativement aux circonstances politiques de ce grand pays, dans ce qui touche à l’agriculture, j’arrivais à chaque moment à trouver l’importance qu’il y aurait à faire du tout un relevé exact, autant qu’il est possible à un voyageur. Poussé par ces raisons, je me déterminai à essayer de finir ce que j’avais si heureusement commencé.
Juillet 30.
Août 5.
Le 7.
Le 8.
Le 9.
Le 10.
Le 11.
Le 12.
Le 13.
Parmi toutes les réunions sombres et tristes, la table d’hôte française occupe le premier rang ; pendant huit minutes, un silence de mort ; quant à la politesse d’entamer conversation avec un étranger, on ne doit pas s’y attendre. Nulle part on ne m’a dit un seul mot qu’en réponse à mes questions, Rouen n’a rien de particulier à cet égard. Le parlement est fermé, et ses membres relégués depuis un mois dans leurs maisons de campagne, pour refus d’enregistrer une nouvelle contribution territoriale. Je m’informai beaucoup du sentiment public, et vis que le roi personnellement, depuis son voyage ici, est plus populaire que le parlement, auquel on attribue la cherté générale. Rendu visite à M. d’Ambournay, auteur d’un traité sur la préférence à donner à la garance verte sur la garance sèche ; j’ai eu le plaisir de causer longuement avec lui sur différents sujets d’agriculture qui m’intéressaient.
Le 14.
Le 15.
Le 16.
La Seine, vue de cette jetée, est remarquable ; elle a cinq milles de largeur ; de hautes terres forment son horizon sur la rive opposée, et les falaises de craie qui s’ouvrent pour lui laisser porter son énorme tribut à l’Océan sont grandes et pittoresques.
Rendu visite à M. l’abbé Dicquemarre, le célèbre naturaliste, chez qui j’ai eu le plaisir de rencontrer mademoiselle Le Masson Le Golft, auteur de quelques ouvrages agréables, entre autres l’Entretien sur le Havre, 1781. quand il ne comptait que 25,000 âmes. Le lendemain, M. de Reiseicourt ( Récicourt ), capitaine au corps royal du génie, pour lequel j’avais des lettres de recommandation, me présenta à MM. Hombert, qui prennent rang parmi les plus notables négociants de France. On dîna dans une de leurs maisons de campagne, en nombreuse société, de façon très somptueuse. Les femmes, les filles, les cousins et les amis de ces messieurs ont beaucoup d’enjouement, de grâce et d’instruction. L’idée de les quitter si tôt ne me revenait nullement, car leur société me semblait devoir rendre un plus long séjour très agréable. Il n’y a pas de mauvais penchant à aimer des gens qui aiment l’Angleterre, où ils ont été pour la plupart.
Le 18.
Visité, à Pont-Audemer, M. Martin, directeur de la manufacture royale de cuirs. Je vis huit ou dix Anglais employés là ( il y en a quarante en tout ). L’un d’eux, du Yorkshire, me dit qu’on l’avait trompé pour le faire venir. Bien qu’ils fussent largement payés, la vie est très chère, au lieu d’être à bon marché, comme on le leur avait donné à entendre.
Le 19.
Le 20.
Le 21.
Le 22.
Le 23.
Le 24.
Le 25.
Le 26.
Le 27.
Je remarquai, en traversant le port, que, tandis qu’en dehors de la digue la mer eût été bien rude pour un canot, elle était tout à fait paisible en deçà. Je montai sur deux de ces cônes, dont l’un portait cette inscription : « Louis XVI, sur ce premier cône échoué le 6 Juin 1784, a vu l’immersion de celui de l’est, le 23 juin 1786. »
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En somme, le projet est grandiose et ne fait pas peu d’honneur à l’esprit d’entreprise de la génération actuelle en France. Une grande marine y est une idée favorite ( que ce soit à tort ou à raison, c’est une autre question ). Maintenant ce port fait voir que, quand ce grand peuple entreprend des travaux semblables, il sait trouver des génies audacieux pour en dresser le plan, et d’habiles ingénieurs pour le mettre à exécution d’une manière digne de ce royaume. Le duc de Beuvron m’avait invité à dîner mais je réfléchis que, si j’acceptais, il me faudrait la journée du lendemain pour voir les verreries ; je mis en conséquence les affaires avant les plaisirs et, demandant à ce gentilhomme une lettre qui m’en ouvrît l’entrée, j’y allai à cheval dans l’après-midi. Elles sont à environ trois milles de Cherbourg. M. de Faye, le directeur, m’expliqua le tout de la façon la plus obligeante.
Il ne faut pas s’arrêter à Cherbourg plus que le strict nécessaire. On m’y écorcha plus scandaleusement que dans aucune autre ville de France. Les deux meilleurs hôtels étant pleins, je fus forcé d’aller à la Barque, vilain trou, à peine meilleur qu’un toit à pourceaux, où, pour une misérable chambre toute malpropre, deux soupers se composant d’un plat de pommes, d’un peu de beurre, un peu de fromage plus quelques rogatons trop mauvais pour y toucher, et un pauvre dîner, on m’apporta un compte de 31 liv. ( 1 l. 7 s. 1 d. ) ; on ne se contentait pas de me mettre la chambre à 3 liv. la nuit, mais on comptait encore l’écurie pour mon cheval, après d’énormes items pour l’avoine le foin et la paille. C’est un abus qui ternit le caractère national. Je montrai, en passant, cette note à M. Baillio, qui cria au scandale ; il me dit qu’il ne fallait pas s’en étonner : ces gens, qui se retiraient du commerce, se faisaient une règle d’écorcher leurs hôtes de la bonne façon. Que personne ne passe à Cherbourg sans faire d’avance le prix de tout, jusqu’à la litière et à la stalle de son cheval, jusqu’au sel, au poivre et à la nappe de sa table.
Le 28.
Le 30.
Le 31.
Le 1er septembre.
Rennes est bien bâtie et a deux belles places, surtout celle de Louis XV, où se trouve sa statue. Le Parlement étant en exil, on ne peut voir la salle des séances. Le jardin des Bénédictins, appelé le Tabour, est remarquable ; mais ce qu’il y a de plus curieux à Rennes maintenant, c’est, aux portes de la ville, un camp formé par quatre régiments d’infanterie et deux de dragons, sous le commandement d’un maréchal de France, M. de Stainville. Le mécontentement du peuple, qui avait amené ces précautions, venait de deux causes : la cherté du pain et l’exil du Parlement. La première est fort naturelle ; mais ce que je ne puis entendre, c’est cet amour pour le Parlement ; car tous ses membres sont nobles comme ceux des états, et nulle part la distinction entre la noblesse et les roturiers n’est si tranchée, si insultante, si oppressive, qu’en Bretagne. On m’assura, cependant, que la population avait été poussée par toutes sortes de manœuvres et même par des distributions d’argent. Les troubles présentaient une telle violence, avant que le camp ne fût établi, que la troupe fut incapable de maintenir l’ordre. M. Argentaise, pour lequel j’avais des lettres, eut la bonté de me servir de guide pendant les quatre jours que je passai ici. Il fait bon marché vivre à Rennes, et cela me frappe d’autant plus, que je sors de Normandie, où tout est à un prix extravagant. La table d’hôte, à la Grande-Maison, est bien tenue : à dîner il y a deux services abondamment pourvus d’excellents mets, et un très grand dessert bien composé ; à souper un bon service, un fort morceau de mouton et un délicieux dessert. Chaque repas se paye, avec le vin ordinaire, 40 sous ; pour 20 sous en plus, vous avez de très bon vin ; l’entretien du cheval 30 sous ; en tout cela ne fait ( avec du vin de choix ) que 6 livres 10 sous par jour ou 5 shill. 10 ds. Cependant on se plaint que le camp a fait hausser tous les prix.
Le 5.
Le 6.
Lamballe.
Le 7.
Le 8.
Le 9.
Le 10.
Le 11.
M. le chevalier de Tredairne fit en ma faveur des instances très pressantes auprès du commandant : mais l’ordre de ne laisser pénétrer qui que ce fût, Français ou étranger, était trop strict pour qu’on osât l’enfreindre, à moins que sur un avis exprès du ministre de la marine, rarement donné, et auquel on n’obéit qu’à contre-cœur. M. Tredairne me dit que cependant lord Pembroke l’avait visité, il y avait peu de temps, en vertu d’une telle dépêche ; et lui-même fit la remarque, voyant bien qu’elle ne m’échapperait pas, qu’il était singulier de montrer ce port à un général anglais, gouverneur de Portsmouth, pour en refuser la vue à un fermier. Il m’assura cependant que le duc de Chartres n’avait pas été plus heureux ces jours passés. La musique de Grétry, qui, sans avoir de largeur, est franche et même élégante, n’était pas de nature à me mettre de bonne humeur ; le théâtre donnait Panurge. Brest est une ville bien bâtie, à belles rues régulières, et le quai, avec ses vaisseaux de ligne et ses autres navires, a beaucoup de cette vie et de ce mouvement qui animent les ports de mer.
Le 12.
Le 13.
Le 14.
Le 15.
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Le 19.
Le 20.
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Le 22.
Nantes est aussi enflammé pour la cause de la liberté qu’aucune ville de France ; les conversations dont je fus témoin m’ont fait voir l’incroyable changement qui s’est opéré dans l’esprit des Français, et je ne crois pas possible pour le gouvernement actuel de durer un demi-siècle de plus, si les talents les plus éminents et les plus courageux ne tiennent le gouvernail. La révolution d’Amérique en entraînera une autre en France, si le gouvernement n’y prend garde. [ Il ne fallait pas être grand prophète pour prédire ceci ; mais les derniers événements ont montré que j’étais bien loin de compte en parlant de cinquante ans. ( Note de l’auteur. ) ]
Le 23.
Le 25.
Le 26.
Le 27.
M. de la Livonière s’entretint longuement de mon voyage, qu’il loua beaucoup ; mais il lui sembla extraordinaire que ni le gouvernement, ni l’Académie des sciences, ni celle d’agriculture ne m’en payent au moins les frais. Cette idée est tout à fait française : ils ne comprennent pas qu’un particulier quitte ses affaires ordinaires pour le bien public sans que le public le paye, et il ne m’entendait pas non plus quand je lui disais qu’en Angleterre, tout est bien, hors ce que fait le gouvernement. Je fus très contrarié qu’il ne pût m’indiquer la demeure de feu le marquis de Tourbilly ; car il serait fâcheux de traverser la province sans la trouver, pour m’entendre dire après qu’à mon insu j’en suis passé à quelques milles. Retourné le soir à Angers.
Le 28.
Le 29.
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Le 1er octobre.
Le 2.
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Le 12.
Le 13
Le 14.
Le 15.
Le débarquement dans la jolie petite ville neuve de Brighthelmstone ( Brighton ) fait un plus grand contraste avec Dieppe, qui est vieux et sale, qu’il n’y a entre Douvres et Calai ; à l’auberge du Château, je me suis cru un instant dans le pays des fées ; mais l’enchantement se fit payer cher. Passé la journée suivante chez lord Sheffield, où je ne vais de fois sans en remporter autant de plaisir que d’instruction. J’aurais voulu profiter un peu du cercle du soir à la bibliothèque ; mais quelques mots, dits au hasard dans la conversation, se joignant à mon manque de lettres en France, je me mis en tête qu’un de mes enfants était mort pendant mon absence ; je partis à la hâte le lendemain matin pour Londres, où j’eus le plaisir de voir le peu de fondement de mes alarmes ; on m’avait écrit, mais rien ne m’était arrivé.
ANNEE 1789
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Mes deux précédents voyages m’avaient fait traverser la moitié ouest de la France dans toutes les directions, et les renseignements reçus en les accomplissant m’avaient donné autant de connaissance des méthodes générales de culture, du sol, de son aménagement, de ses productions, qu’on pouvait en avoir sans pénétrer dans chaque localité, sans vivre longtemps dans différents endroits, manière d’examiner qui, pour un royaume comme la France, demanderait plusieurs générations, et non plusieurs années. Il me restait à visiter l’Est. Le grand espace formé par le triangle dont Paris, Strasbourg et Moulins sont les sommets, et la région montagneuse au sud-est de cette dernière ville, me présentaient sur la carte un vide qu’il fallait combler avant d’avoir de ce royaume une idée telle que je me l’étais proposée. Je me déterminai à ce troisième voyage afin d’accomplir mon dessein ; plus j’y réfléchissais, plus il me paraissait important ; moins aussi il me semblait avoir de chance d’être exécuté par ceux que leur position mettait mieux à même que moi d’achever l’entreprise. La réunion des états généraux de France qui s’approchait me pressait aussi de ne pas perdre de temps ; car selon toutes les probabilités humaines, cette assemblée doit marquer l’ère d’une nouvelle constitution qui produira de nouveaux effets, suivis, selon que j’en juge, d’une nouvelle agriculture ; et tout homme avide d’une science politique réelle aurait à regretter de ne pas connaître le pays où se montrait sur son déclin ce soleil royal dont nous avions presque vu l’aurore. Les événements d’un siècle et demi, en comptant le règne éclatant de Louis XIV, rendront à jamais intéressantes pour l’humanité les origines de la puissance française, surtout afin de connaître sa situation avant l’établissement d’un gouvernement meilleur ; car il n’y aura pas peu d’intérêt à comparer les effets du nouveau système et ceux de l’ancien.
Le 2 juin.
Le 3.
La fête de la raison et le trop-plein de l’âme,
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le vif sentiment de cœurs que la reconnaissance fait battre pour le danger commun auquel on a échappé et l’espérance avide de la continuation d’un bonheur commun. Rencontré le comte de Berchtold chez M. Songa ; c’est un homme plein de bon sens et de vues profondes. Pourquoi l’empereur ne le rappelle-t-il pas pour en faire son premier ministre ? Le monde ne sera jamais bien gouverné tant que les rois ne connaîtront pas leurs sujets.
Le 4.
Le 5.
Le 6.
Tous ces gens, à l’exception du Suédois, se croient très enjoués parce qu’ils sont très bruyants ; ils m’ont étourdi de leurs chansons ; j’ai eu les oreilles tellement rebattues d’airs français, que j’aurais presque préféré faire la route les yeux bandés sur un âne. Je perds patience en semblable compagnie. Voilà ce que les Français appellent de la gaieté, et non pas une véritable émotion du cœur ; ils ne disent mot ou ils chantent ; pour de la conversation, ils n’en ont aucune. Le ciel m’afflige d’une jument aveugle, plutôt que d’une autre diligence ! Après avoir passé la nuit aussi bien que le jour sur le chemin, nous arrivâmes à Paris à neuf heures du matin.
Le 8.
Le 9.
Le 10.
Le 11.
Le 12.
Les idées du public sur les grandes affaires de Versailles changent chaque jour, chaque heure. On paraît croire à présent que les communes ont été trop loin dans leur dernier vote, et que l’union de la noblesse, du clergé,de l’armée, du parlement et du roi les écrasera. On parle de cette union comme se préparant ; on dit que le comte d’Artois, la reine et le parti qui prend son nom s’arrangent à cet effet, pour le moment où les démarches des communes demanderont d’agir avec vigueur et ensemble. L’abolition du parlement passe chez les meneurs populaires pour une mesure essentiellement nécessaire ; parce que, tant qu’ils existent, ce sont des tribunaux auxquels la cour peut recourir, si elle avait l’intention de menacer l’existence des états généraux ; de leur côté, ces grands corps ont pris l’alarme et voient avec un profond regret que leur refus d’enregistrer les ordonnances royales a créé dans la nation une puissance non seulement hostile, mais encore dangereuse pour eux-mêmes. On sait aujourd’hui partout que, si le roi se débarrassait des états et gouvernait sur des principes tels quels, tous ses édits seraient reçus par tous les parlements. Dans ce dilemme et l’appréhension de ce jour, on se tourne beaucoup vers le duc d’Orléans, comme chef, mais avec une défiance générale très visible : on déplore sa conduite, on regrette de ne pouvoir compter sur lui dans des circonstances difficiles ; on le sait sans fermeté, redoutant fort d’être éloigné des plaisirs de Paris ; on se rappelle les bassesses auxquelles il descendit il y a longtemps afin d’être rappelé d’exil. On est cependant tellement au dépourvu, qu’on s’arrange de lui ; le bruit qui s’est répandu qu’il était déterminé d’aller, à la tête d’une fraction de la noblesse, se joindre aux communes pour vérifier ensemble les pouvoirs, a causé beaucoup de satisfaction. On tombe d’accord que s’il avait quelque peu de fermeté, avec son énorme revenu de 7 millions ( 306,204 l. st. ) et les 4,175,000 l. en plus qui lui feront retour à la mort de son beau-père le duc de Penthièvre, il pourrait tout, en se mettant à la tête de la cause populaire.
Le 13.
Toute la journée je n’ai entendu parler que d’inquiétudes sur ce que cette crise des états va produire. L’embarras du moment est extrême. Tout le monde convient qu’il n’y a pas de ministère. La reine se rapproche du parti des princes, dont le comte d’Artois est le chef, et ils sont si hostiles à M. Necker que la confusion touche au dernier degré. Mais le roi, qui personnellement est le plus honnête homme du monde, n’a d’autres souhaits que de faire le bien. Cependant, dénué de ces qualités dominantes qui mettent l’homme à même de prévoir les difficultés et de les éviter, il ne sait à quels conseils se vouer.
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On dit que M. Necker tremble pour son pouvoir, et il circule sur son compte des anecdotes peu à son avantage, et probablement fausses : il aurait intrigué pour se faire bien venir de l’abbé de Vermont, lecteur de la reine, dont l’influence est grande dans les choses dont il veut bien se mêler : c’est peu croyable, car ce parti est excessivement contraire a M. Necker, et l’on raconte même qu’il y a deux jours, le comte d’Artois, madame de Polignac et quelques autres rencontrant madame Necker dans le jardin privé de Versailles, où ils se promenaient, s’abaissèrent jusqu’à la siffler. S’il y avait la moitié de vrai là-dedans, il est clair que le ministre devrait se retirer au plus vite. Tous ceux qui adhèrent à l’ancienne constitution, ou plutôt à l’ancien gouvernement, le regardent comme leur ennemi mortel, disant, avec raison, qu’à son entrée aux affaires il aurait pu tout ce qu’il aurait voulu, le roi et le royaume étaient entre ses mains ; mais que les erreurs dont il s’est rendu coupable, par faute de plans bien arrêtés, ont été cause de tout le mal qu’on a éprouvé depuis. Ils l’accusent hautement de la réunion des notables, comme d’une fausse démarche qui n’a rien produit que de mauvais, et ils ajoutent que c’était une folie de laisser le roi se rendre aux états généraux avant que leurs pouvoirs fussent vérifiés, et les mesures nécessaires prises pour conserver la séparation des ordres, surtout après avoir accordé le doublement du tiers. Il aurait dû nommer des commissaires pour recevoir la vérification avant d’admettre personne. Ils lui reprochent, en outre, d’avoir fait tout cela par une excessive et insupportable vanité, qui lui faisait croire que ses connaissances et sa réputation lui laisseraient la direction des états. Le portrait d’un homme tracé par ses ennemis doit nécessairement être chargé ; mais voici de ses traits dont chacun ici reconnaît la vérité, quelque joie maligne qu’il éprouve des erreurs de son caractère. Les amis les plus intimes de M. Necker soutiennent que c’est de bonne foi qu’il a agi et qu’il est en principe partisan du pouvoir royal aussi bien que de l’amélioration du sort du peuple. La pire chose que je connaisse de lui, est son discours pour l’ouverture des états ; c’était une belle occasion qu’il a perdue : aucune vue grandiose ou magistrale., aucune détermination des points sur lesquels devait porter le soulagement du peuple, ni des nouveaux principes de gouvernement qu’il fallait adopter ; c’est le discours que l’on attendrait d’un commis de banque de quelque habileté. A ce propos il y a une anecdote qui vaut qu’on la rapporte ; il savait que son organe ne lui permettrait pas de le lire dans une si grande salle et devant une si nombreuse assemblée ; en conséquence, il avait averti M. de Broussonnet, de l’Académie des sciences et secrétaire de la Société royale d’Agriculture, de se tenir prêt à le remplacer. Il avait assisté à une séance annuelle générale de cette Société, où M. de Broussonnet avait lu un discours d’une voix puissante, entendue distinctement à la plus grande distance. Ce Monsieur le vit plusieurs fois pour prendre ses instructions et s’assurer qu’il entendait bien les changements faits même après que le discours eut été fini. Il se trouvait avec lui la veille de la séance d’ouverture, à neuf heures du soir ; le lendemain, quand il revint, il trouva le manuscrit chargé de nouvelles corrections que M. Necker avait faites en le quittant ; elles portaient principalement sur le style, et montraient combien il attachait d’importance à la forme ; il eût mieux fait, à mon avis, de se préoccuper davantage des idées. Cette petite anecdote me vient de M. de Broussonnet lui-même. Ce matin trois curés de Poitou se sont joints aux communes pour la vérification de leurs pouvoirs et ont été reçus avec des applaudissements frénétiques ; ce soir à Paris on ne parle de rien autre chose. Les nobles ont discuté toute la journée sans arriver à une conclusion et se sont ajournés à lundi.
Le 14.
M. Vandermonde m’a fait voir, avec une politesse et un empressement infinis, le Conservatoire royal des machines. Ce qui m’a frappé davantage, est la machine de M. Vaucanson pour faire une chaîne. On me dit que M. Watt, de Birmingham, l’a beaucoup admirée, ce qui paraît ne pas déplaire à mes compagnons. Une autre pour denter les roues de fer. Il y a un hache-paille, d’après un original anglais, et le modèle d’une grotesque charrue destinée à marcher sans chevaux : ce sont les seules machines agricoles. Plusieurs inventions très ingénieuses pour tordre la soie, etc., etc. Théâtre-Français, le Siège de Calais, par M. de Belloy, pièce médiocre, mais populaire. Les meneurs ont décidé, pour demain, de faire déclarer illégales toutes les taxes levées sans l’autorisation des états, mais de les voter immédiatement pour un certain terme, soit pour deux ans, soit pour la durée de la session actuelle des états. Ce projet est très approuvé des amis de la liberté : c’est très certainement une mesure raisonnable, fondée sur des principes justes, et qui jettera la cour dans un grand embarras.
Le 15.
M. Rabaud-Saint-Étienne, protestant du Languedoc ; auteur, lui aussi, d’écrits sur les affaires présentes, homme de talent considérable, parla à son tour pour émettre les propositions : que l’on se proclamât les représentants du peuple de France, que les impôts fussent déclarés nuls, qu’on les accordât seulement pour la durée de la session des états ; que la dette fût vérifiée et consolidée et un emprunt voté. Ce qui fut fort approuvé, sauf l’emprunt que l’assemblée rejeta avec répugnance. Ce député parle avec clarté et précision, et ne s’aide de ses notes que par intervalles. M. Barnave, un tout jeune homme, de Grenoble, improvisa avec beaucoup de chaleur et d’animation ; quelques-unes de ses phrases furent d’un rythme si heureux, et il les prononça de façon si éloquente, qu’il en reçut beaucoup d’applaudissements ; plusieurs membres crièrent bravo ! Quant à leur manière générale de procéder, elle pèche en deux endroits : on permet aux spectateurs des tribunes de se mêler aux débats par leurs applaudissements et d’autres expressions bruyantes d’approbation, ce qui est d’une grossière inconvenance, et a même son danger ; car s’ils peuvent exprimer leur approbation, ils peuvent en conséquence exprimer leur déplaisir, c’est-à-dire siffler, aussi bien que battre des mains ; ce qui, dit-on, s’est produit plusieurs fois : de la sorte ils domineraient les débats et influenceraient la délibération. En second lieu, il n’y a pas d’ordre parmi les députés eux-mêmes ; il y a eu plus d’une fois aujourd’hui une centaine des membres debout à la fois, sans que M. Baillie ( Bailly ) pût les ramener à l’ordre. Cela dépend beaucoup de ce qu’on admet des motions complexes ; parler dans une même proposition de leur titre, de leurs pouvoirs, de l’impôt, d’un emprunt, etc., etc., paraîtrait absurde à des oreilles anglaises, et l’est en effet. Des motions spéciales fondées sur des propositions simples, isolées, peuvent seules produire de l’ordre dans les débats, car on n’en finit pas lorsque 500 membres viennent tous motiver leur approbation sur un point, leur dissentiment sur un autre. Une assemblée délibérante ne devrait procéder aux affaires qu’après avoir établi les règles et l’ordre à suivre dans ses séances, ce qu’on fera seulement en prenant le règlement d’autres assemblées expérimentées, en confirmant ce que l’on y trouve d’utile, en modifiant le reste selon les circonstances. Comme je pris ensuite la liberté de le dire à M. Rabaud-Saint-Etienne, on aurait pu prendre dans le livre de M. Hatsel le règlement de la Chambre des communes, on aurait ainsi épargné un quart du temps. On leva la séance pour le dîner. Nous dînâmes nous-mêmes chez M. le duc de Liancourt, au Palais, où se trouvèrent 20 députés. J’étais à côté de M. Rabaud-Saint-Etienne, et j’eus avec lui une longue conversation ; tous parlent avec une égale confiance de la chute du despotisme. Ils prévoient bien que l’on fera des tentatives très pernicieuses contre la liberté, mais ils croient l’excitation de l’esprit populaire trop grande maintenant pour pouvoir être domptée désormais. En voyant que le débat actuel ne pouvait arriver aujourd’hui à une conclusion, que toutes les probabilités sont contraires à ce qu’il se termine même demain, à cause du grand nombre d’orateurs qui veulent y prendre part, je suis retourné le soir à Paris.
Le 16.
Le 17.
Le 18.
A la Société royale d’agriculture, où j’ai voté comme tout le monde, pour élire le général Washington membre honoraire. Cette motion avait été faite par M. de Broussonnet, à qui j’avais présenté le général comme un excellent fermier avec lequel j’avais eu une correspondance sur ce sujet. L’abbé Commerel, qui était présent, me donna une petite brochure de lui sur un nouveau sujet : le Chou à faucher, et un sac en papier plein de semence.
Le 19.
Le 20.
Le 21.
Le 22.
Voici un des exemples les plus frappants de l’impression que produisent les grands événements sur les hommes de classes diverses. Dans la rue et dans l’église Saint-Louis, il y avait une telle inquiétude sur chaque visage, que l’importance du moment se lisait dans les physionomies. Toutes les formes de civilité ordinaires étaient négligées ; mais parmi les personnes du rang bien plus élevé avec lesquelles je m’assis à table, la différence me frappa. Il n’y avait pas, dans trente convives, cinq personnes dans la figure desquelles on pût deviner qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire ; la conversation fut même plus indifférente que je ne l’aurais cru. Si elle l’avait été complètement, il n’y aurait rien eu d’étonnant ; mais on fit, avec la plus grande liberté, des observations qui furent reçues de façon à prouver qu’on ne les trouvait pas déplacées. N’aurait-on pas cru, dans ce cas, à une plus grande énergie de sentiments et d’expressions, à une plus grande vivacité dans un entretien sur cette crise qui nécessairement devait remplir toutes les pensées ? Cependant chacun mangeait, buvait, se promenait, souriait avec une négligence qui me confondait : je ne revenais pas de tant de froideur. Il y a peut-être une certaine nonchalance devenue naturelle aux gens de bonne société par suite d’une longue habitude, et qui les distingue du vulgaire : celui-ci a, dans l’expression de ses sentiments, mille rudesses qu’on ne retrouve pas à la surface polie de ceux dont les manières ont été adoucies, sinon usées par le frottement de la société. Cette remarque serait injuste dans la plupart des cas ; mais, je le confesse, le moment actuel, le plus critique, sans aucun doute, que la France ait traversé depuis la fondation de la monarchie, puisque le conseil qui doit décider de la conduite du roi est assemblé, ce moment aurait motivé une tout autre tenue. La présence et surtout les manières du duc d’Orléans y pouvaient être pour quelque chose, mais pour bien peu ; ce ne fut pas sans un certain dégoût que je lui vis plusieurs fois montrer un esprit de mauvais aloi et un air moqueur qui, je le suppose, font partie de son caractère ; autrement il n’en eût rien paru aujourd’hui. A en juger par ses façons, l’état des affaires ne lui déplaît pas. L’abbé Siéyès a une physionomie remarquable : son œil vif et toujours en mouvement pénètre la pensée des autres, mais se tient soigneusement sur la réserve, pour ne pas livrer la sienne.
Autant cette figure a de caractère, autant celle de Rabaud-Saint-Étienne a de nullité ; elle lui fait tort cependant, car ses talents sont incontestables. On semble d’accord que si le comte d’Artois l’emporte dans le conseil, M. Necker, le comte de Montmorin et M. de Saint-Priest se retireront ; en ce cas, la rentrée triomphale de M. Necker aux affaires est inévitable.
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Le 25.
Le 26.
Le 27.
Je quitterai Paris, toutefois, heureux de l’assurance que les représentants du peuple ont sans conteste dans leurs mains le pouvoir d’améliorer tellement la constitution du pays, que désormais les grands abus y soient, sinon impossibles, au moins d’une extrême difficulté à établir ; que, par conséquent, ils fonderont une liberté politique entière, et s’ils y réussissent, qu’ils mettront à profit mille occasions de doter leurs compatriotes du bienfait inappréciable de la liberté civile. L’état des finances place en fait le gouvernement sous la dépendance des états et assure ainsi leur périodicité. D’aussi grands bienfaits répandront le bonheur chez vingt-cinq millions d’hommes, idée noble et encourageante qui devrait animer tout citoyen du monde, quels que soient son état, sa religion, son pays. Je ne me permettrais pas un instant de croire que les représentants puissent jamais assez oublier leurs devoirs envers la nation française, l’humanité, leur propre honneur, pour que des vues impraticables, des systèmes chimériques, de frivoles idées d’une perfection imaginaire, arrêtent leurs progrès et détournent leurs efforts de la voie certaine pour engager dans les hasards des troubles les bienfaits assurés qu’ils ont en leur puissance. Je ne concevrai jamais que des hommes ayant sous la main une renommée éternelle, jouent ce riche héritage sur un coup de dés, au risque d’être maudits comme les aventuriers les plus effrénés qui aient jamais fait honte à l’humanité. Le duc de Liancourt ayant une collection de brochures, puisqu’il achète tout ce qui se publie sur les affaires présentes, et entre autres les cahiers de tous les districts et villes de France pour les trois ordres, il y avait pour moi un grand intérêt de parcourir tous ces cahiers, dans la certitude d’y trouver l’énumération des griefs des trois ordres et l’indication des améliorations à apporter au gouvernement et à l’administration. Les ayant tous parcourus la plume à la main pour en faire des extraits, je quitterai Paris demain.
Le 28.
Le 29
Tels sont cependant les sentiments que la cour a tout fait pour répandre dans le pays, car, la, postérité le croira-t-elle ? pendant que la presse fourmillait de publications incendiaires tendant à prouver les bienfaits d’un chaos théorique et d’une licence spéculative, on n’a pas employé un seul écrivain de talent à réfuter leur doctrine, en vogue et à les confondre ; on ne s’est pas donné la moindre peine pour faire circuler des œuvres d’une autre couleur. A ce propos, je dois dire que quand la cour vit que les états ne pouvaient plus être convoqués sous leur ancienne forme, qu’il fallait en conséquence procéder à de grandes innovations, elle aurait dû prendre notre constitution pour modèle, rassembler le clergé et la noblesse dans une seule chambre et mettre un trône pour le roi quand il s’y fût rendu ; réunir tes communes dans une autre salle, puis faire vérifier par chacune d’elles les pouvoirs de ses membres Dans le cas d’une séance royale, on aurait invité les communes à paraître à la barre de la chambre haute, où des sièges leur eussent été préparés. Dans l’édit de leur constitution, le roi aurait dû copier l’Angleterre assez pour éviter ces discussions préliminaires sur les formes à suivre dans les débats, qui, en France, ont pris deux mois et laissé aux imaginations ardentes du peuple le temps de travailler. De telles mesures auraient permis de faire face, dans les meilleures conditions possibles, aux changements ou événements imprévus qui seraient venus à se produire.
Le château de mon ami est considérable et mieux bâti qu’on ne le faisait en Angleterre à la même époque, il y a deux cents ans ; je crois que cette supériorité était générale en France dans tous les arts. On y était, j’en suis presque sûr, du temps de Henri IV, bien plus avancé que nous pour les villes, les maisons, les rues, les chemins, bref en toute chose. Grâce à la liberté, nous sommes parvenus à changer de rôle avec les Français. Comme tous les châteaux que j’ai vus dans ce pays, celui-ci touche à une ville ; il en forme même une extrémité ; mais l’arrière-façade, donnant sur de belles plantations, sans aucune vue de bâtiments, a tout à fait l’air de la campagne. Le marquis actuel a formé là une pelouse avec des sentiers sablés et sinueux, et d’autres embellissements pour l’encadrer. On y fait les foins, et le marquis, M. l’abbé et quelques autres montèrent avec moi sur la meule pour que je leur montrasse à l’arranger et le tasser. Des politiques aussi ardents, quelle merveille que la meule n’ait pas pris feu !
Parmi les voisins qui visitaient Nangis se trouvaient M. Trudaine de Montigny et sa jeune et jolie femme. Ils ont un beau château à Montigny et un domaine donnant un revenu de 4000 louis. Cette dame était une demoiselle de Cour-Breton, nièce de M. de Calonne ; elle avait dû épouser le fils de M. de Lamoignon, mais elle y avait la plus grande répugnance. Trouvant que les refus ordinaires ne lui servaient de rien, elle se résolut à en donner un qui ne laissât aucune réplique : elle se rendit à l’église, selon les ordres de son père, mais là elle répondit un non solennel au lieu du oui qu’on attendait ; elle s’en fut ensuite à Dijon, d’où elle ne bougea pas ; le peuple la salua de ses acclamations pour avoir refusé de s’allier avec la cour plénière ; partout on loua très fort sa fermeté. Il y avait aussi M. de la Luzerne, neveu de l’ambassadeur de France à Londres, qui voulut bien m’informer dans un anglais pitoyable qu’il avait pris des leçons de boxe de Mendoza. Personne ne serait bien venu à dire qu’il a voyagé sans profit. Est-ce que le duc d’Orléans, lui aussi, aurait appris à boxer ? Mauvaises nouvelles de Paris ; le trouble s’accroît ; les alarmes sont telles que la reine a fait appeler le maréchal de Broglie dans le cabinet du roi ; il y a eu plusieurs conférences ; le bruit court qu’une armée va être réunie sous son commandement. Cela peut être indispensable, mais quelle triste conduite que d’en être arrivé là !
2 juillet.
Le 3.
Le 4.
Le 5.
Le 7.
Le 8.
Arrivé à Reims à travers les cinq milles de forêts couronnant les hauteurs qui séparent le vallon d’Épernay de la grande plaine de Reims. Le premier coup d’œil de cette ville, au moment où l’on commence à descendre, est magnifique. La cathédrale s’élève d’un air majestueux, et l’église Saint-Remy termine noblement la ville. Ces aspects de cités sont communs en France ; mais, à l’entrée, vous ne trouvez plus qu’une confusion de ruelles étroites, sales, tortueuses et sombres. A Reims, c’est autre chose, les rues sont presque toutes droites, larges et bien bâties ; elles vont de pair avec tout ce que je connais de mieux sous ce rapport, et l’hôtel de Moulinet est si grand et si bien servi, qu’il ne détruit pas le plaisir causé par les choses agréables que l’on a vues, en provoquant des sensations toutes contraires chez le voyageur, ce qui est trop souvent le cas dans les hôtels français. On me servit à dîner une bouteille d’excellent vin. Je suppose que l’air condensé ( fixed air ) est bon pour les rhumatismes, car j’en ressentais quelques atteintes avant d’entrer dans cette province, mais le champagne mousseux les a fait complètement disparaître. J’avais des lettres pour M. Cadot aîné, grand manufacturier et propriétaire d’une vigne étendue qu’il cultive lui-même ; à ces deux titres, je devais faire fond sur lui. Il me reçut très courtoisement, répondit à mes demandes et me montra sa fabrique. La cathédrale est grande, mais me frappe moins que celle d’Amiens ; elle est cependant richement sculptée, et a de beaux vitraux. On me montra l’endroit où les rois sont couronnés. On entre dans Reims et on en sort par de superbes portes de fer très élégantes ; pour ces décorations publiques, ces promenades, etc., etc., les villes de France sont bien supérieures à celles d’Angleterre. Fait halte à Sillery, pour visiter les propriétés du marquis de ce nom ; c’est un des plus grands propriétaires de vignes de toute la Champagne : il en a 180 arpents. Ce ne fut qu’en y arrivant que je sus que ce gentilhomme était le mari de madame de Genlis ; [ La marquise de Sillery ( Mme de Genlis ) s’est fait en Angleterre comme en Allemagne une grande réputation : ici je ne l’entends jamais nommer que d’un air railleur et avec un sourire de malveillance. Elle est la bête noire des gens de lettres ; ( Extrait des lettres d’un Allemand habitant en Angleterre écrites pendant ses voyages en France et en Hollande, en 1787, 1790 et 1791.
Le 9.
Le 10.
Le 11.
Le 12.
Le 13.
Le 14.
Metz est la ville où j’ai vécu au meilleur marché sans exception. La table d’hôte est de 36 sous, y compris du bon vin à discrétion. Nous étions dix, et nous avions deux services et un dessert de dix plats chacun et abondamment fournis. Le souper est le même ; je le faisais chez moi avec une pinte de vin et un grand plat d’échaudés, pour 10 sous ; mon cheval me coûtait en foin et avoine, 25 sous ; mon logement rien ; le total de ma dépense journalière s’élevait à 71 sous, soit 2 sh. 11 1/2 d. ; en soupant à table d’hôte, c’eût été 97 sous, ou 4 sh. 1/2 d. Outre cela, une grande politesse et un bon service. C’était au Faisan. Pourquoi les hôtels où l’on vit à meilleur marché en France sont-ils les meilleurs ?
Le 15.
M. Willemet, professeur de botanique, me montra le jardin dont la condition trahit le manque d’argent. Il me présenta à M. Durival, qui a écrit sur la vigne, il me donna un des traités de ce monsieur, avec deux brochures composées par lui-même, sur des sujets de botanique. Il me conduisit aussi chez M. l’abbé Grand-père, amateur d’horticulture ; celui-ci, aussitôt qu’il sut que j’étais Anglais, se mit en tête le caprice de me présenter à une dame de mes compatriotes, à laquelle il louait la plus grande partie de sa maison. Je me révoltai en vain contre l’inconvenance de cette démarche ; l’abbé n’avait jamais voyagé, il croyait, que, s’il se trouvait aussi éloigné que moi de son pays ( les Français ne sont pas forts en géographie ), il se sentirait heureux de rencontrer un Français, de même cette dame devait éprouver les mêmes sentiments en voyant un Anglais dont elle n’avait jamais entendu parler. Il nous entraîna et n’eut de cesse qu’après être entré dans l’appartement, C’est à la douairière lady Douglas que je fus ainsi présenté, elle se montra assez bonne pour pardonner cette indiscrétion. Il n’y avait que peu de jours qu’elle était là, avec deux belles jeunes personnes, ses filles ; elle avait un superbe chien de Kamtchatka. Les nouvelles que ses amis de la ville venaient de lui communiquer l’affectaient beaucoup ; car elle se voyait selon toute apparence forcée à quitter le pays, le renvoi de M. Necker et la formation du nouveau ministère, devant occasionner d’assez terribles mouvements pour qu’une famille étrangère ; y trouvât des ennuis sinon des dangers.
Le 16.
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Le 19.
Le 20.
Le 21.
L’esprit de rébellion a éclaté dans diverses parties du royaume, partout la disette a préparé le peuple à toutes les violences : à Lyon, il y a eu d’aussi furieux mouvements qu’à Paris ; dans plusieurs autres villes, il en est de même ; le Dauphiné est en armes, la Bretagne ouvertement soulevée. On croit que la faim poussera les masses aux excès et qu’il en faut tout craindre, au moment où elles découvriront d’autres moyens de subsistance qu’un travail honnête. Voilà de quelle conséquence il est pour chaque pays, comme pour tous, d’avoir une saine législation sur les grains, législation assurant au cultivateur des prix assez élevés pour l’encourager à s’attacher à cette culture, et préservant par là le peuple des famines. Je suis fixé quant à Carlsruhe ; le margrave étant à Saw ( Spa ), je n’ai plus à m’en préoccuper.
Dès ce moment, ce fut une pluie de fenêtres, de volets, de chaises, de tables, de sofas, de livres, de papiers, etc., etc., par toutes les ouvertures du palais, qui a de soixante-dix à quatre-vingts pieds de façade ; il s’ensuivit une autre de tuiles, de planches, de balcons, de pièces de charpente, enfin de tout ce qui peut s’enlever de force dans un bâtiment. Les troupes, tant à pied qu’à cheval, restèrent impassibles. D’abord. elles n’étaient pas assez nombreuses pour intervenir avec succès ; plus tard, quand elles furent renforcées, le mal était trop grand pour qu’on pût faire autre chose que garder les approches sans permettre à personne de s’avancer, mais en laissant se retirer ceux qui le voulaient avec leur butin [ On rejetait la faute sur le général Klinglin ( M. le baron de Klinglin, maréchal de camp du 1er mars 1780 ), qui n’avait pas voulu l’empêcher : son émigration semble le prouver.
Le 22.
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Le 25.
Le 26.
On m’entoura de nouveau quand il se fut retiré, on se montra soupçonneux, menaçant ; la position ne me semblait rien moins que plaisante, surtout lorsque quelqu’un proposa de s’assurer de moi jusqu’à ce que des personnes connues se portassent mes cautions. J’étais sur le perron de l’hôtel, je demandai à dire quelques mots. Pour leur prouver que j’étais bien Anglais, comme je l’avais dit, je désirais expliquer une particularité des taxes dans mon pays, qui servirait de commentaire à ce qui avait été avancé par M. l’abbé, et que je ne croyais pas absolument juste. Il avait avancé, qu’il fallait que les impôts fussent acquittés comme on l’avait fait jusque-là ; qu’ils dussent être payés, il n’y a pas de doute, mais non pas comme ils l’ont été, car on pourrait imiter en ceci l’Angleterre. Nous avons, messieurs, un grand nombre de taxes qui vous sont inconnues en France ; mais le tiers état, les pauvres n’en sont pas chargés ; ce sont les riches qui payent ; toute fenêtre est imposée, mais seulement quand la maison en a plus de six ; la terre du seigneur paye les vingtièmes et les tailles, et non pas le jardin du petit propriétaire ; le riche paye pour ses chevaux, ses voitures, ses domestiques, pour la permission de chasser les perdrix de son domaine ; le pauvre fermier en est exempt ; bien mieux, le riche, en Angleterre, contribue au soulagement du pauvre. Vous voyez donc bien que si, suivant M. l’abbé, il doit toujours y avoir des taxes parce qu’il y en a toujours eu, cela ne prouve pas qu’elles doivent être levées de même ; notre manière anglaise serait bien meilleure. Pas un mot de ce discours qui ne fût approuvé par mes auditeurs ; ils parurent penser que j’étais un assez bon diable, ce que je confirmai en criant : Vive le tiers sans impositions ! Ils me donnèrent alors une salve d’applaudissements et ne me troublèrent pas davantage. Mon mauvais français allait à peu près de pair avec leur patois. J’achetai cependant une autre cocarde, que je fis attacher de façon à ne plus la perdre. Le voyage me plaît moitié moins dans un moment de fermentation comme celui-ci ; personne n’est sûr de l’heure qui va suivre.
Le 27.
Le 28.
« Mais, Monsieur, qui me répondra de vous ? Est-ce que personne vous connaît ? Connaissez-vous quelqu’un à Besançon ?
Le ton de mon interlocuteur était encore plus insolent que ses paroles ; il feuilletait ses paperasses de l’air véritablement d’un commis de bureau. Ces passeports sont des choses nouvelles d’hommes nouveaux, avec un pouvoir tout neuf ; cela montre qu’ils ne portent pas trop modestement leurs nouveaux honneurs. Ainsi il m’est impossible, sans donner de la tête contre le mur, de voir Salins ou Arbois, où M. de Broussonnet m’a adressé une lettre ; mais il me faut courir la chance et gagner aussi vite que possible Dijon, où le président de Virly me connaît pour avoir passé quelques jours à Bradfield, à moins qu’en sa qualité de président et de noble le tiers état ne l’ait déjà assommé. Ce soir au spectacle : misérables acteurs ; le théâtre, construit assez récemment, est lourd ; le cintre, qui sépare la scène de la salle, ressemble à l’entrée d’une caverne, et la ligne de l’amphithéâtre rappelle les contorsions d’une anguille blessée ; l’air et les manières des gens ici ne me reviennent pas du tout, et je voudrais voir Besançon englouti par un tremblement de terre plutôt que de consentir à y vivre. La musique, les hurlements et les grincements de l’Epreuve villageoise de Grétry, pièce détestable, n’eurent pas le pouvoir de me remettre de bonne humeur. Je ne prendrai pas congé de la ville de Besançon, dans laquelle je désire bien ne plus jamais remettre les pieds, sans dire qu’il y a une belle promenade, et que M. Artaud, l’arpenteur, auquel je m’adressai pour avoir des informations, sans avoir pour lui de lettre de recommandation, s’est montré très franc et très poli à mon égard. Il m’a donné tout sujet d’être satisfait par ses réponses à mes questions.
Le 29.
Le 30.
Auxonne.
Le 31.
1er août.
Je pose en principe que personne ne peut acquérir une renommée durable dans les sciences naturelles autrement que par les expériences, et qu’ordinairement plus un homme manipule et moins il écrit, mieux cela vaut ; ou, pour mieux dire, plus sa renommée sera de bon aloi ; ce que l’on gagne à écrire a ruiné bien des savants ( ceux qui connaissent M. de Morveau sauront bien que ceci ne le regarde pas ; sa position dans le monde le met hors de cause ). L’habitude d’ordonner et de condenser les matières, de disposer les faits de façon à faire ressortir rigoureusement les conclusions qu’ils sont destinés à établir, est contraire aux règles ordinaires de la compilation. Il y a par tous pays des compilateurs très capables et très dignes de considération, mais les expérimentateurs de génie devraient se placer dans une autre classe. Si j’étais souverain, ayant, par conséquent, le pouvoir de récompenser le mérite, du moment où je saurais un homme de génie engagé dans une telle entreprise, je lui offrirais le double de ce qui aurait été convenu avec l’éditeur pour le détourner et le remettre dans une voie où il ne trouve pas de rivaux. Quelques personnes trouveront cette opinion fantasque de la part d’un homme qui, comme je l’ai fait, a publié tant de livres ; mais elle passera pour naturelle, au moins dans cet ouvrage dont je n’attends aucun profit et dans lequel, par conséquent, il y a beaucoup plus de motifs pour être concis que pour s’étendre en dissertations.
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La description du laboratoire de ce grand chimiste montrera qu’il ne reste pas inactif ; il y a consacré deux vastes salles admirablement garnies de tout le nécessaire. On y trouve six ou sept fourneaux divers, parmi lesquels celui de Macquer est le plus puissant, des appareils si compliqués et si variés, que je n’en ai vu nulle part de semblable ; enfin une collection d’échantillons pris dans les trois règnes de la nature, qui lui donne un air tout à fait pratique. De petits bureaux avec ce qu’il faut pour écrire sont épars çà et là, comme dans la bibliothèque, c’est d’une commodité très grande. Il suit maintenant une série d’expériences eudiométriques, principalement à l’aide des instruments de Fontana et de Volta. A son avis, ces expériences méritent toute confiance. Il garde son air nitreux dans des bouteilles fermées de bouchons ordinaires, ayant soin seulement de les renverser, et l’air résultant est toujours le même, pourvu qu’on se serve des mêmes matériaux. L’expérience qu’il fit devant nous pour déterminer la proportion d’air vital d’une partie de l’atmosphère est très simple et très élégante. On met un morceau de phosphore dans une cornue de verre, dont l’ouverture est bouchée par de l’eau ou du mercure ; puis on l’allume au moyen d’une bougie ; la diminution du volume occupé, par l’air indique combien il renfermait d’air vital selon la doctrine antiphlogistique. Une fois éteint, le phosphore bout, mais ne s’enflamme plus. M. de Morveau a des balances faites à Paris, qui, chargées de 3,000 grains, accusaient une différence de poids de 1/20e de grain, une pompe à air à cylindres de verre dont l’un a été cassé et réparé, un système de lentilles ardentes selon le comte de Buffon, un vase à absorption, un appareil respiratoire avec de l’air vital dans un vase et de l’eau de chaux dans l’autre, enfin une foule d’instruments nouveaux très ingénieux pour faciliter les recherches sur l’air selon les récentes théories. Ils sont si nombreux et en même temps si bien adaptés à leur fin, que cette sorte d’invention semble être la partie principale du mérite de M. de Morveau. Je voudrais qu’il suivît l’exemple du docteur Priestley, qu’il publiât les figures de ses appareils, cela n’ajouterait pas peu à son immense réputation si justement méritée, et aurait aussi cet avantage d’engager d’autres expérimentateurs dans la carrière qu’il a entreprise. Il eut la bonté de m’accompagner dans l’après-midi à l’Académie des sciences ; la réunion se tenait dans un grand salon, orné des bustes des hommes célèbres de Dijon : Bossuet, Fevret, de Brosses, de Crébillon, Piron, Bouhier, Rameau, et enfin Buffon. Quelque voyageur trouvera sans doute dans l’avenir qu’on y aura joint celui d’un autre homme qui ne le cède à aucun des précédents, le savant par qui j’avais l’honneur d’être présenté, M. de Morveau. Dans la soirée nous allâmes de nouveau chez madame Picardet, qui nous emmena à la promenade. Je fus charmé d’entendre M. de Morveau remarquer, à propos des derniers troubles, que les excès des paysans venaient de leur manque de lumières. A Dijon, on avait recommandé publiquement aux curés de mêler à leurs sermons de courtes explications politiques, mais ce fut en vain ; pas un ne voulut sortir de sa routine. Que l’on me permette une question : Est-ce qu’un journal n’éclairerait pas plus le peuple que vingt curés ? Je demandai à M. de Morveau si les châteaux avaient été pillés par les paysans seuls, ou par ces bandes de brigands que l’on disait si nombreuses. Il m’assura qu’il avait cherché très sérieusement à s’en assurer, et que toutes les violences à sa connaissance, dans cette province, venaient des seuls paysans ; on avait beaucoup parlé de brigands sans rien prouver. A Besançon, on m’avait dit qu’ils étaient 800 ; mais comment 800 bandits qui auraient traversé une province auraient-ils rendu leur existence problématique ? C’est aussi bouffon que l’armée de M. Bayes, qui marchait incognito.
Le 2.
Le 3.
Le 4.
Le 5.
Le 6.
Le 7.
On remarque dans l’Assemblée nationale un parti violent dont l’intention arrêtée est de tout pousser à l’extrême, des hommes qui ne doivent leur position qu’aux violences de l’époque, leur importance qu’à la confusion des choses ; ils feront tout pour empêcher un accord qui leur donnerait le coup mortel : élevés par l’orage, le calme les engloutirait. Parmi les personnes auxquelles me présenta M. l’abbé de Barut se trouve M. de Gouttes, chef d’escadre. Pris par l’amiral Boscawen à Louisbourg en 1758, il fut emmené en Angleterre, où il étudia notre langue dont il lui reste encore quelque souvenir. J’avais dit à M. l’abbé qu’une personne riche de mon pays m’avait chargé de chercher une bonne acquisition en terres : sachant l’intention du marquis de vendre un de ses domaines, il lui en parla. Celui-ci me fit alors une telle description de ce bien, que, quoique je fusse à court de temps, je ne crus pas perdre une journée en l’allant voir, d’autant plus qu’il n’y a que 8 milles de Moulins, et que le marquis devait venir me prendre en voiture. A l’heure dite, nous partions, en compagnie de M. l’abbé Barut, pour le château de Riaux, situé au milieu des terres que l’on m’offrit à des conditions telles, que jamais je ne fus plus tenté de faire une spéculation. C’était bien moi que cela regardait ; car je n’ai pas le moindre doute que la personne qui m’avait donné cette commission, comptant trouver ici un séjour de plaisance, dût en être bien dégoûtée depuis les troubles. C’était, en somme, un marché beaucoup plus beau que je ne me l’imaginais, et confirmant la maxime de M. de Grimau, qu’en Bourbonnais les terres sont plutôt données que vendues. Le château est vaste et bien construit, ayant, au rez-de-chaussée, deux belles salles pouvant contenir trente personnes, et trois autres plus petites ; au premier, dix belles chambres à coucher, et, sous les combles, des mansardes fort convenablement arrangées ; des communs de toute espèce bien bâtis, à l’usage d’une nombreuse famille, des granges assez grandes pour tenir la moitié des gerbes du domaine, et des greniers assez vastes pour en recevoir tout le grain. Il y a aussi un pressoir et des celliers pour en garder le produit dans les années les plus abondantes. La position est agréable, sur le penchant d’une hauteur ; la vue, peu étendue, mais très jolie ; tout le pays ressemble à ce que j’ai décrit jusqu’ici : c’est une des plus charmantes régions de la France. Tout près du château se trouve une pièce de terre d’environ cinq à six arpents, bien entourée de murs, dont la moitié est en potager et fournit beaucoup de fruits de toute espèce. Douze étangs sont traversés par un petit cours d’eau qui fait tourner deux moulins loués 1,000 liv. ( 43 l. 15 sh. ) par an. Les étangs approvisionnent la table du propriétaire de carpes, de tanches, de perches et d’anguilles de première qualité, et donnent, en outre, un revenu régulier de 1,000 liv. Vingt arpents de vignobles, avec des chaumières pour les vignerons, produisent d’excellent vin tant rouge que blanc ; des bois fournissent aux besoins du château pour le combustible, et enfin neuf terres, louées à des métayers pour la moitié du produit, rapportent 10,500 liv. ( 459 l. st. 7 sh. 6 d. ), soit en tout, pour revenu brut des fermes, des moulins et du poisson, 12,500 liv. Sa surface, autant que j’en ai pu juger par le coup d’œil et les notes que j’ai recueillies, peut dépasser 3,000 arpents ou acres contigus et attenant au château. Les charges, comme impôts personnels, réparations, garde-chasse ( car on jouit de tous les droits, seigneuriaux, haute justice, etc. ), intendant, vin extra, etc., se montent environ à 4,400 liv. ( 192 l. st. 10 sh. ). Le produit net est donc, par an, de 8,000 liv. ( 350 l. st. ). On en demande 300,000 liv. ( 12,125 l. st.) ; mais pour ce prix on cède l’ameublement complet du château, toutes les coupes de bois, évaluées, pour le chêne seulement, à 40,000 liv. ( 1,750 l. st. ), et tout le bétail du domaine, savoir : 1,000 moutons, 60 vaches, 72 boeufs, 9 juments et je ne sais combien de porcs. Sachant très bien que je trouverais à emprunter sur ce gage tout l’argent nécessaire à l’acheter, ce ne fut pas peu de chose pour moi de résister à cette tentation. Le plus beau climat de la France, de l’Europe peut-être ; d’excellentes routes, des voies navigables jusqu’à Paris ; du vin, du gibier, du poisson, tout ce que l’on peut désirer sur une table, hors les fruits du tropique ; un bon château, un beau jardin, des marchés pour tous les produits ; par-dessus tout 4,000 acres de terres tout encloses, capables de rapporter quatre fois davantage en peu de temps et sans frais, n’y avait-il pas là de quoi tenter un homme comptant vingt-cinq ans de pratique constante de l’agriculture convenable à ce terrain ? Mais l’état des choses, la possibilité de voir les meneurs de la démocratie à Paris abolir, dans leur sagesse, la propriété ainsi que les rangs, la perspective d’acheter avec ce domaine ma part d’une guerre civile, m’empêchèrent de m’engager sur le moment ; cependant je suppliai le marquis de ne vendre à personne avant d’avoir reçu mon refus définitif. Quand j’aurai à faire un marché, je souhaite avoir affaire à un homme comme le marquis de Gouttes. Sa physionomie me plaît : à un grand fonds d’honneur et de probité il joint la facilité de rapports et la courtoisie de ses compatriotes, et l’apparence digne venant de son origine noble et respectable ne lui ôte rien de ses dispositions aimables. Je le regarde comme un homme du commerce le plus sûr dans toutes les occasions. Je serais resté un mois dans le Bourbonnais si j’avais voulu visiter toutes les terres à vendre. A côté de celle de M. Gouttes, il y en a une appelée Ballain, que l’on fait 270,000 liv. M. l’abbé Barut ayant pris rendez-vous avec le propriétaire, me mena, dans l’après-midi, voir le château et une partie des terres. Le pays est partout le même et cultivé de même. Il y a à Ballain huit fermes, que le propriétaire garnit de gros bétail et de moutons ; les étangs donnent aussi un beau produit. Le revenu est à présent de 10,000 liv. ( 437 l. st. 10 sh. ) ; le prix de 260,000 ( 11,375 l. st. ) ; plus 10,000 liv. pour le bois : c’est la rente de vingt-cinq années. Près de Saint-Pourçain s’en trouve une autre de 400,000 liv. ( 17,500 l. st. ), dont les bois, s’étendant sur 170 acres, rapportent 5,000 liv. par an ; le vin des 80 acres de vignes est si bon qu’on l’envoie à Paris. La terre est propre à la culture du froment et en partie emblavée ; le château est moderne, avec toutes les aisances. On m’a parlé de bien d’autres propriétés encore. Je crois qu’on pourrait se créer en Bourbonais, à présent, un des domaines les plus beaux et les mieux arrondis de l’Europe. On m’informe qu’il y a maintenant en France plus de 6,000 domaines à vendre. Si les choses vont toujours du même pas, ce ne seront plus des domaines, ce seront des royaumes qu’on parlera d’acheter, et la France elle-même sera mise à l’encan. J’aime un système politique qui inspire assez de confiance pour donner de la valeur aux terres et qui rend les hommes si heureux sur leurs domaines, que l’idée de s’en défaire soit la dernière qui leur vienne. Retourné à Moulins.
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Le 14.
— Je hasardai mon avis que, sans une chambre haute, il ne peut y avoir de constitution solide et durable. Ce point fut très débattu, mais c’était assez pour moi que la discussion fût possible, et que de six ou sept messieurs il s’en trouvât deux pour adopter un système si peu au goût du jour que le mien.
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Le château de Polignac, d’où le duc de ce nom prend son titre, s’élève sur l’un d’eux, masse énorme et hardie, de forme presque cubique, qui se dresse perpendiculairement au-dessus de la petite ville rassemblée à ses pieds. La famille de Polignac prétend à une origine très antique ; ses prétentions remontent à Hector ou Achille, je ne sais plus lequel ; mais je n’ai trouvé personne en France qui consentît à lui donner au delà du premier rang de la noblesse, auquel elle a assurément des droits. Il n’est peut-être pas de château ni mieux fait que celui-ci pour donner à une famille un orgueil local ; il n’est personne qui ne sentît une certaine vanité de voir son nom attaché depuis les temps les plus anciens à un rocher si extraordinaire ; mais si je joignais sa possession au nom, je ne le vendrais pas pour une province. L’édifice est si vieux, sa situation si romantique, que les âges féodaux vous reviennent à l’imagination par une sorte d’enchantement ; vous y reconnaissez la résidence d’un baron souverain, qui à une époque plus éloignée et plus respectable, quoique également barbare, fut le généreux défenseur de sa patrie contre l’invasion et la tyrannie de Rome. Toujours, depuis les révolutions de la nature qui l’ont vu surgir, cette masse a été choisie comme une forteresse.
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Nos sentiments ne sont pas aussi flattés de donner notre nom à un château que rien ne distingue au milieu d’une belle plaine par exemple ; les antiques souvenirs des familles remontent à un âge de profonde barbarie où la guerre civile et l’invasion emportaient les habitants du plat pays. Les Bretons des plaines d’Angleterre se virent chassés jusqu’en Bretagne ; mais, retranchés derrière les montagnes du pays de Galles, ils y ont persisté jusqu’à aujourd’hui. A environ une portée de fusil de Polignac, il y a un autre rocher aussi remarquable, quoique moins grand. Dans la ville du Puy il s’en trouve un autre assez élevé et un second remarquable par sa forme de tour, sur lequel est bâtie l’église Saint Michel. Le gypse et la chaux abondent, les prairies recouvrent de la lave ; tout, en un mot, est le produit du feu ou a subi son action, Le Puy, jour de foire, table d’hôte, ignorance habituelle. Plusieurs cafés, dont quelques-uns considérables, mais pas de journaux. --15 milles.
Le 18
Le 19.
Le 20.
Villeneuve-de-Berg.
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Le 22.
Le 23.
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Le 27.
Le 28.
Le 29.
Fontaine de Vaucluse, presque aussi célèbre, que celle d’Hélicon et à juste titre. On traverse une vallée que n’égale pas le tableau qu’on se fait de Tempé ; la montagne qui se dresse perpendiculairement présente à ses pieds une belle et immense caverne à moitié remplie par une eau dormante, mais limpide ; c’est la fameuse fontaine ; dans d’autres saisons elle remplit toute la caverne et bouillonne comme un torrent à travers les rochers ; son lit est marqué par la végétation. A présent l’eau, ressort, à 200 yards plus bas, de masses de rochers, et, à très peu de distance, forme une rivière considérable détournée immédiatement par les moulins et les irrigations. Sur le haut d’un roc, auprès du village, mais au-dessous de la montagne, il y a une ruine appelée par le peuple le château de Pétrarque, qui, nous dit-on, était habité par M. Pétrarque et madame Laure.
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Ce tableau est sublime ; mais ce qui le rend vraiment intéressant pour notre cœur, c’est la célébrité qu’il doit au génie. La puissance qu’ont les rochers, les eaux et les montagnes de captiver notre attention et de bannir de notre sein les insipides préoccupations de la vie ordinaire, ne tient pas à la nature inanimée elle-même. Pour donner de l’énergie à de telles sensations, il faut la vie prêtée par la main créatrice d’une forte imagination : décrite par le poète ou illustrée par le séjour, les actions, les recherches ou les passions des grands génies, la nature vit personnifiée par le talent, et attire l’intérêt qu’inspirent les lieux que la renommée a consacrés.
Orgon.
Le 30.
Le 31.
Le 1er septembre.
Le 2.
Le 3.
Le 4. --- Jusqu’à Marseille il n’y a que des montagnes, mais beaucoup sont plantées de vignes et d’oliviers, l’aspect cependant est nu et sans intérêt. La plus grande partie du chemin est dans un état d’abandon scandaleux pour l’une des routes les plus importantes de la France ; à de certains endroits deux voitures n’y sauraient passer de front. Quel peintre décevant que l’imagination ! J’avais lu je ne sais quelles exagérations sur les bastides des environs de Marseille, qui ne se comptaient pas par centaines, mais par milliers. Louis XIV avait ajouté à ce nombre en construisant une forteresse, etc. J’ai vu d’autres villes en France où elles sont aussi nombreuses, et les environs de Montpellier, qui n’a pas de commerce extérieur, sont aussi soignés que ceux de Marseille ; cependant Montpellier n’a rien de rare. L’aspect de Marseille au loin ne frappe pas. Le nouveau quartier est bien bâti, mais le vieux, comme dans d’autres villes, est assez mal bâti et sale ; à en juger par la foule des rues, la population est grande, je n’en connais pas qui la surpasse sous ce rapport. Je suis allé le soir au théâtre ; il est neuf, mais sans mérite, et ne peut marcher de pair avec ceux de Bordeaux et de Nantes. La ville elle-même est loin d’égaler Bordeaux, les nouvelles constructions ne sont ni si belles, ni si nombreuses, le nombre des vaisseaux si considérable, et le port lui-même n’est qu’une mare à côté de la Garonne.
Le 5.
Le 8.
Le 9.
Le 10.
Le 11.
Le 12.
Le 13.
Le 14.
Le 15.
Le 16.
RETOUR D’ITALIE
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Le 21 décembre.
Le 22.
Le 23.
Le 24.
Extrait du registre mortuaire de l’église paroissiale de Saint-Pierre de Lemens.
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Signé : A. SACHOD, RECTEUR DE LEMENS. »
Le 20
Le 26.
Le 27.
Le 28
Le 29.
Le 30.
Le 31.
ANNEE 1790
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1er janvier.
Le 2.
Le 3.
Le 4
Le 5.
Il y a dans l’Assemblée un écrivain de valeur, auteur d’un très bon livre, dont j’attendais quelque chose au-dessus de la médiocrité ; mais il est plein de tant de gentillesse, que j’en fus ébahi en le voyant. Sa voix est le murmure d’une femme, comme si ses nerfs ne lui permettaient pas un exercice aussi violent que de parler assez haut pour se faire entendre ; quand il soupire ses idées, c’est les yeux à demi fermés ; il tourne la tête de côté et d’autre comme si ses paroles devaient être reçues comme des oracles, et il a tant de laisser-aller et de prétentions à l’aisance et à la délicatesse sans avantages personnels qui secondent ses gentillesses, que j’admirai par quel art on avait formé un tel ensemble d’éléments hétérogènes. N’est-il pas étrange de lire avec ravissement le livre d’un auteur, de se dire : Cet homme est complet, tout se tient chez lui, il n’y a point de cette boursouflure, de ces niaiseries si communes chez les autres, et de trouver tant de petitesse !
Le 6, le 7 et le 8.
Le 9.
Le 10.
Il y a là des émeutes fréquentes, sous prétexte de la cherté du pain, et de tels mouvements sont certainement très dangereux, car ils ne peuvent éclater si près de Paris sans que le parti aristocratique de l’ancien gouvernement ne s’efforce d’en prendre avantage pour les tourner vers un but bien différent de celui qu’elles s’étaient d’abord proposé. Je remarquai dans toutes les conversations combien est générale la croyance des menées du vieux parti pour mettre le roi en liberté. On semble presque persuadé que la révolution ne sera entièrement consommée que par l’une de ces tentatives. Il est curieux de voir l’opinion déclarer que, si l’une d’elles offrait la moindre apparence de succès, le roi la payerait immanquablement de sa vie ; le caractère national est si changé, non seulement sous le rapport de l’affection envers le souverain mais aussi de cette douceur et de cette humanité pour laquelle on l’a si longtemps admiré, que l’on admet cette supposition sans horreur ni remords. En un mot, la ferveur de la liberté est maintenant une sorte de rage ; elle absorbe toute autre passion et ne laisse paraître aux regards que ce qui promet d’assurer cette liberté. Dîné en grande compagnie chez M. de Larochefoucauld ; les dames, les messieurs faisaient également de la politique. Je dois remarquer un autre effet de la révolution, qui n’a rien que de naturel, c’est l’amoindrissement ou plutôt l’anéantissement de l’énorme pouvoir du sexe ; auparavant les dames se mêlaient de tout pour tout gouverner ; je vois clairement la fin de leur règne. Les hommes de ce pays étaient des marionnettes mues par leurs femmes ; au lieu de donner à présent le ton, elles doivent, dans les questions d’intérêt national, le recevoir et se résigner à se mouvoir dans la sphère de quelque chef politique, c’est-à-dire qu’elles sont redescendues au niveau pour lequel la nature les avait créées ; elles en seront plus aimables et la nation mieux gouvernée.
Le 11.
Le 12.
Le 13.
Le 14.
Le 15.
Dans quelques allusions à la constitution d’Angleterre, je trouvai que ces messieurs en faisaient bon marché, quant aux libertés politiques. On discuta sur les idées du moment, les conspirations ; mais on semble s’accorder sur ce point, que, bien que la constitution puisse être retardée par de tels moyens, il était maintenant absolument impossible de l’empêcher de se faire. Le soir, à ce que l’on appelle le Cirque national, au Palais-Royal, édifice élevé dans le jardin, d’une folie coûteuse et extravagante au delà de ce qu’on peut imaginer. C’est une grande salle de bal enfoncée sous terre à moitié de sa hauteur, et comme si cela ne suffisait pas pour la rendre humide, il y a une rivière qui coule tout autour et un jardin planté sur le toit ; des jets d’eau jaillissant çà et là en font sans doute une place choisie pour une soirée d’hiver. Ce qu’a coûté ce bâtiment, projeté, je le suppose, par quelques amis du duc d’Orléans, exécuté à ses frais, aurait suffi à l’établissement complet d’une ferme anglaise, bâtiments, bétail, outillage, récoltes, sur une échelle qui eût fait honneur au premier souverain de l’Europe ; car on eût ainsi changé 5,000 arpents de déserts en jardin. Pour le résultat atteint de cette manière, je ne saurais trouver les épithètes qu’il mérite. On a voulu avoir un concert, un bal, un café, un billard, un bazar, etc, etc., quelque chose dans le genre de notre Panthéon. Il y avait concert ce soir ; mais la salle étant presque vide, c’était, en somme également froid et sombre.
Le 16.
Le 17.
Le 18.
L’une des choses les plus amusantes d’un voyage à l’étranger, c’est le spectacle de la différence des coutumes dans les choses de la vie usuelle. Sous ce rapport, les Français ont été généralement regardés en Europe comme ayant fait les plus grands progrès, et, par suite, leurs manières, leurs coutumes ont été plus copiées que celles de toute autre nation. Il n’y a qu’une opinion sur leur cuisine ; car, en Europe, tout homme qui tient table a soit un cuisinier français, soit un de leurs élèves. Je n’hésite pas à la proclamer bien supérieure à la nôtre. Nous avons en Angleterre une demi-douzaine de plats vraiment nationaux surpassant, à mon avis, tout ce que peut offrir la France ; j’entends un turbot à la sauce au homard, du poulet avec du jambon, de la tortue, un quartier de venaison, une dinde à la sauce aux huîtres, et puis c’est tout. C’est un vrai préjugé de mettre le rosbif dans cette liste ; car il n’y a pas de bœuf au monde comme celui de Paris. Sur toutes les grandes tables où j’ai dîné, il y en avait toujours de magnifiques morceaux, Les formes variées que les cuisiniers savent donner à une même chose sont vraiment surprenantes, et les légumes de toutes sortes prennent avec leurs sauces une saveur dont manquent absolument ceux que nous faisons bouillir dans l’eau. Cette différence ne se borne pas à la comparaison d’une grande table en France avec une autre en Angleterre ; elle frappe aussi bien quand on rapproche le menu de familles modestes dans les deux pays. Le dîner anglais que l’on offre au voisin, la fortune du pot, composée d’un morceau de viande et d’un pudding, est une mauvaise fortune en Angleterre ; en France, rien que par le savoir faire, cela donne quatre plats pour un et couvre convenablement une table. Chez nous on ne s’attend à un mince dessert que dans une fort grande maison, ou, dans un rang moins élevé, dans une occasion extraordinaire ; en France, c’est une partie essentielle à toutes les tables, ne consisterait-il qu’en une grappe de raisin ou une pomme : on le sert aussi régulièrement que la soupe. J’ai rencontré de nos compatriotes dans la croyance que la sobriété est telle chez les Français, qu’un ou deux verres de vin sont tout ce que l’on peut avoir dans un repas ; c’est une erreur. Les domestiques vous versent l’eau et le vin dans la proportion qu’il vous plaît : devant la maîtresse de la maison, comme devant quelques amis de la famille, à différents endroits de la table, il y a de larges coupes remplies de verres propres pour les vins plus généreux et plus rares, que l’on boit à rasades assez larges. Dans toutes les classes on trouve de la répugnance à se servir du verre d’un autre : chez un charpentier, un forgeron, chacun a le sien. Cela vient de ce que la boisson commune est l’eau rougie ; mais si, à une grande table, comme en Angleterre, il y avait à la fois du porter, de l’ale, du cidre et du poiré, il serait impossible de mettre trois ou quatre verres à chaque place et aussi de les tenir bien séparés et distincts. Quant au linge de table, on est ici plus propre et mieux entendu ; on n’en a que de grossier pour le changer souvent. Il semble ridicule à un Français de dîner sans nappe ; chez nous on s’en passe, même chez les gens de fortune moyenne. Un charpentier français a sa serviette aussi bien que sa fourchette, et, à l’auberge, la fille en met une propre à chaque place sur la table servie dans la cuisine pour les plus pauvres voyageurs. Nous dépensons énormément pour cet article, parce que nous prenons du linge trop fin ; il serait beaucoup plus raisonnable d’en avoir de plus gros et d’en changer souvent. La propreté est diverse chez les deux nations : les Français sont plus propres sur eux ; les Anglais, dans leur intérieur, je parle de la masse du peuple et non pas des gens très riches. Dans tout appartement il se trouve un bidet aussi bien qu’une cuvette pour les mains ; c’est un trait de propreté personnelle que je voudrais voir plus commun en Angleterre. Au contraire, les commodités sont des temples d’abomination, et l’habitude générale, chez les grands comme chez les petits, de cracher partout dans les appartements est détestable : j’ai vu un gentilhomme cracher si près de la robe d’une duchesse que son inattention m’a ébahi.
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Les Français ont donné le ton à toute l’Europe pendant plus d’un siècle pour les modes ; mais ce n’est pas chez eux, excepté dans les classes élevées, un sujet de dépenses comme parmi nous où ( pour me servir du terme usuel ) les meilleures choses sont plus répandues dans la masse qu’ici : cela me frappe, surtout par rapport aux dames françaises de tout rang, dont la toilette ne coûte pas la moitié de celle des nôtres. On attribue de la légèreté et de l’inconstance aux Français, c’est une grossière exagération en ce qui concerne les modes. Elles changent en Angleterre pour la forme, la couleur, l’assemblage, avec dix fois plus de rapidité ; les vicissitudes de chaque partie de notre vêtement sont vraiment fantastiques. Je ne vois pas qu’il en soit de même ici : par exemple, la forme des perruques d’homme n’a pas varié, tandis qu’il y a eu cinq modes différentes en Angleterre. Rien ne contribue davantage à rendre les gens heureux qu’une facilité d’humeur qui les fasse se conformer aux diverses circonstances de la vie ; c’est ce que possèdent les Français, bien plus que l’esprit capricieux et léger qu’on leur a attribué. Il en découle pour eux cette heureuse conséquence, qu’ils sont bien plus exempts que nous de l’extravagance de mener une vie au delà de leurs moyens. Tous les pays offrent ces tristes exemples dans les rangs les plus élevés ; mais pour un petit noble de province, qui en France sort de sa sphère, vous en trouverez dix en Angleterre. L’idée que je m’étais formée de ce peuple par mes lectures s’est trouvée fausse sur trois points que je croyais prédominants. En comparant les Français avec les Anglais je m’attendais à un plus grand penchant à la causerie, à plus de caprices, à plus de politesse. Je pense, au contraire, qu’ils ne sont pas si causeurs que nous, n’ont pas tant d’entrain et pas un grain de politesse davantage. Je parle non pas d’une classe, mais de la grande masse. Je crois le caractère français incomparablement bien meilleur, et je me demande si on ne doit pas attendre ce résultat d’un gouvernement arbitraire, plutôt que d’habitudes de liberté.
Le 19.
Du 20 au 25.
Le 30.
FIN
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