« Journal du voyage de Montaigne » : différence entre les versions

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PRÉLIMINAIRE
 
== I. ==
 
MONTAIGNE, au troisième Livre de ses Essais, Chap. IX, parle de ses voyages, &
particulièrement de celui de Rome. Il rapporte même tout au long les Lettres de Bourgeoisie
Romaine qui lui furent accordées par les Conservateurs du Peuple Romain. On savoit donc que
Montaigne avoit voyagé en Suisse, en Allemagne, en Italie, & l’on était assez surpris qu’un
Observateur de cette trempe, qu’un Ecrivain qui a rempli ses Essais de détails domestiques &
personnels, n’eût rien écrit de ses voyages : mais comme on n’en voyait aucunes traces, depuis 180
ans qu’il est mort, on n’y pensoit plus.
 
M. Prunis, Chanoine régulier de Chancelade en Périgord, parcouroit cette Province pour faire des
recherches relatives à une Histoire du Périgord qu’il avoit entreprise. Il arrive à l’ancien Château de
Montaigne1 possédé par M. le Comte de Ségur de la Roquette2, pour visiter les archives, s’il y en
trouvoit. On lui montre un vieux coffre qui renfermoit des papiers condamnés depuis longtemps à
l’oubli ; on lui permet d’y fouiller. Il y découvre le Manuscrit original des Voyages de Montaigne,
l’unique probablement qui existe. Il obtient de M. de Ségur la permission de l’emporter pour en
faire un mûr examen. Après s’être bien convaincu de la légitimité de ce précieux Posthume, il fait
un voyage à Paris pour s’en assurer encore mieux par le témoignage de gens de Lettres. Le
Manuscrit est examiné par différens Littérateurs, & sur-tout par M. Capperronnier, Garde de la
Bibliothèque du Roi : il est unanimement reconnu pour l’autographe des Voyages de Montaigne.
Ce Manuscrit forme un petit volume in-folio de 178 pages. L’écriture et le papier sont d’abord
incontestablement de la fin du seizième siècle. Quant au langage, on ne sauroit s’y méprendre : on y
reconnoît la naïveté, la franchise & l’expression qui sont comme le cachet de Montaigne. Une partie
du Manuscrit (un peu plus du tiers) est de la main d’un domestique qui servoit de Secrétaire à
Montaigne, & qui parle toujours de son maître à la troisième personne ; mais on voit qu’il écrivoit
sous sa dictée, puisqu’on retrouve ici toutes les expressions de Montaigne, & que même en dictant il
lui échappe des égoïsmes qui le décèlent. Tout le reste du Manuscrit où Montaigne parle
directement & à la premiere personne, est écrit de sa propre main (on a vérifié l’écriture) ; mais,
dans cette partie, plus de la moitié de la relation est en Italien. Au surplus s’il s’élevoit quelques
doutes sur l’authenticité du manuscrit, il est déposé à la Bibliothèque du Roi, pour y recourir au
besoin. Aujoutons, pour l’exactitude, qu’il manque au commencement un ou plusieurs feuillets qui
paroissent avoir été déchirés.
 
A ne considérer cet Ecrit posthume de Montaigne que comme un monument historique qui
représente l’état de Rome, & d’une grande partie de l’Italie, tel qu’il étoit vers la fin du seizième
siècle, il auroit déjà son mérite. Mais la façon dont on voyoit Montaigne ; mais l’énergie, la vérité,
la chaleur que son esprit philosophique & son génie imprimoient à toutes les idées qu’il recevoit ou
qu’il produisoit, le rendent encore plus précieux.
 
Pour pouvoir donner cet Ouvrage au Public, il falloit commencer par le déchiffrer, & en avoir
une copie lisible. Le Chanoine de la Chancelade en avoit fait une ; il avoit même traduit toute la
partie Italienne ; mais sa copie était très-fautive, il y avoit des omissions dont le sens souffroit assez
fréquemment, & sa traduction de l’Italien étoit encore plus défectueuse. On a donc travaillé d’abord
1 Ce Château, situé dans la Paroisse de Saint-Michel de Montaigne, à 200 ou 300 pas du bourg, à une demilieue
de la Dordogne, & à deux lieues de la petite Ville de Sainte-Foi, est du Diocèse de Périgueux, &
environ à dix lieues de la Ville Episcopale. Il est en bon air, sur un terrain élevé, grand et solidement bâti. Il
y a deux tours & des pavillons, avec une grande & belle cour.
 
2 M. le Comte de Ségur descend, à la sixième génération, d’Eléonor de Montaigne, fille unique de l’Auteur
des Essais. Eléonor fut mariée deux fois : elle n’eut point d’enfants du premier lit, & elle épousa en secondes
noces Charles, Vicomte de Gamaches. Sa fille unique, Marie de Gamaches, fut marièe à Luis de Lur de
Saluces, dit le Baron de Fargues ; elle en eut trois filles. La derniere, Claude-Madelaine de Lur, épousa Elie
Isaac de Ségur, dont Jean de Ségur, pere d’Alexandre, & ayeul de M. le Comte de la Roquette, à qui le
Château de Montaigne a été dévolu, suivant les dispositions testamentaires du pere d’Eléonor.
à transcrire le Manuscrit plus exactement, sans en omettre ni en changer un seul mot. Cette première
opération n’étoit pas sans difficulté, tant par la mauvaise écriture du domestique qui tint la plume
jusqu’à Rome, que par le peu de correction de Montaigne lui-même, qui dans ses Essais ne nous
laisse pas ignorer sa négligence sur ce point3. Ce qui rendoit les deux écritures encore plus difficiles
à lire, c’étoit principalement l’orthographe qui ne peut être plus bizarre, plus désordonnée & plus
discordante qu’elle l’est dans tout le Manuscrit. Il a fallu de la patience & du tems pour vaincre ces
difficultés. Ensuite la nouvelle copie a été bien collationée & vérifiée sur l’original ; M.
Capperronnier lui-méme y a donné les plus grands soins.
 
Cette copie remise à l’Editeur, il a vu la nécessité d’y joindre des notes, soit pour expliquer les
vieux mots qui ne sont presque plus entendus, soit pour éclaircir l’historique, & faire connoître,
autant qu’il étoit possible, les personnages dont parle Montaigne ; mais les notes qu’on y a mises ne
sont ni prolixes ni trop nombreuses. Ce n’est pas, comme on le verra de reste, que l’on n’eût pû les
multiplier bien davantage, & même les charger de réflexions ; mais en se bornant au pur nécessaire,
on a voulu s’éloigner de l’excès de ces commentaires diffus où l’érudition littéraire, & quelquefois
philosophique, est prodiguée sans intérêt pour l’Auteur qu’il s’agit d’entendre, ainsi que sans
beaucoup de fruit pour ceux qui le cherchent, & ne cherchent point autre chose. Il ne falloit peutêtre
pas un désintéressement médiocre pour résister à la tentation de se livrer à toutes ses idées, à sa
verve même en commentant un écrit de Montaigne ; & je ne sai si l’on ne doit pas nous tenir encore
plus de compte de tout ce que nous nous sommes abstenu de faire, que du travail que nous avons
fait. Ce que du moins nous ne pouvons taire, ce sont les obligations que nous avons à M. Jamet le
jeune, homme de lettres fort instruit, de qui nous avons reçu de grands secours, principalement pour
les notes ; dont plusieures lui appartiennent4.
 
 
La partie de ce Journal qui devoit coûter le plus de peine, étoit sans doute l’Italien de Montaigne,
encore plus difficile à lire que le texte françois, tant par sa mauvaise ortographe, que parce qu’il est
rempli de licences, de patois différens & de gallicismes5. Il n’y avoit gueres qu’un Italien qui pût
bien déchiffrer cette partie, & la mettre en état d’être entendue. M. Bartoli, Antiquaire du Roi de
Sardaigne, & nouvellement élu Associé Etranger de l’Académie Royale des Inscriptions & Belles-
Lettres, se trouvoit heureusement à Paris pendant qu’on imprimoit le premier volume ; il voulut
bien se charger de ce travail. Il a donc non-seulement transcrit de sa main toute cette partie, mais
encore il y a joint des notes grammaticales, comme nous en avons faites sur le texte François &
même quelques notes historiques : ensorte que tout l’Italien est imprimé d’après sa copie. C’est sur
cette même copie & sur les nombreuses corrections qu’il a faites encore à la traduction de M.
Prunis, que nous avons rédigé la nôtre, sans trop nous asservir à la Lettre, ce qui l’auroit pu rendre
3 Montaigne parlant de ses Lettres missives, dit dans ses Essais, L. I. chap. 39 : « QUOIQUE je peigne
insupportablement mal, j’aime mieux écrire de ma main que d’y employer un autre ». Et Liv. 2. ch.
17 : « Les mains je les ai si gourdes, que je ne sai pas écrire seulement pour moi, de façon que ce que j’ai
barbouillé, j’aime mieux le refaire que de me donner la peine de le démeler ».
 
4 M. Jamet a dans son cabinet de bonnes pieces pour servir à l’Histoire de Montaigne, qui n’ont point été
connues du Président Bouhier, & qu’il a bien voulu nous communiquer. Elles lui ont été données il y a vingt
ans par M. de Montesquieu le fils, & par M. l’Abbé Bertin, Conseiller d’Etat, alors Conseiller au Parlement
de Bordeaux & grand-Vicaire de Périgueux, dans le dessein que l’on avoit de publier une vie de Montaigne
plus exacte & plus ample que celle du Président Bouhier, imprimée à Londres. On rempliroit volontiers ce
dessein, si l’on pouvoit avoir communication des Lettres de Montaigne que l’on sait être entre les mains de
quelques personnes.
 
5 On imagine bien que Montaigne, en écrivant dans une langue étrangere, s’étoit aussi peu gêné qu’en
écrivant dans la nôtre. « Je conseillois en Italie, dit-il, à quelqu’un qui étoit en peine de parler Italien, que
pourvû qu’il ne cherchât qu’à se faire entendre, sans y vouloir autrement exceller, qu’il employât seulement
les premiers mots qui lui viendroient à la bouche, Latins, François, Espagnols, ou gascons, & qu’en y
adjoutant la terminaison Italienne, il ne fauldroit jamais à rencontrer quelque idiôme du pays ou Toscan, ou
Romain, ou Vénitien, ou Piémontois, ou Napolitain ». Essais L. 2. ch. 12. cependant Montaigne étant à
Lucques, eut envie d’étudier la langue toscane & de l’apprendre par principes. « Il y mettoit, dit-il, assez de
tems & de soins, mais il faisoit peu de progrès ».
 
ridicule. Si dans le reste du Journal, toutes les expressions du texte François ont été soigneusement
conservées ; si l’on a même porté le scrupule jusqu’à représenter l’ortographe du premier écrivain,
& celle de Montaigne, c’est pour ne pas laisser soupçonner la plus légere altération dans
l’impression de l’ouvrage ; où l’on ne s’en est permis en effet aucune.
 
== II. ==