« Mémoires d’outre-tombe » : différence entre les versions

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FRANCOIS-RENE CHATEAUBRIAND
MEMOIRES D'OUTRED’OUTRE-TOMBE
1850
 
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JOB
 
Comme il m'estm’est impossible de prévoir le moment de ma fin, comme à mon âge les jours accordés à l'hommel’homme ne sont que des jours de grâce ou plutôt de rigueur, je vais m'expliquerm’expliquer. Le 4 septembre prochain, j'auraij’aurai atteint ma soixante-dix-huitième année: il est bien temps que je quitte un monde qui me quitte et que je ne regrette pas.
 
Les Mémoires à la tête desquels on lira cet avant-propos, suivent, dans leurs divisions, les divisions naturelles de mes carrières. La triste nécessité qui m'am’a toujours tenu le pied sur la gorge, m'am’a forcé de vendre mes Mémoires. Personne ne peut savoir ce que j'aij’ai souffert d'avoird’avoir été obligé d'hypothéquerd’hypothéquer ma tombe; mais je devais ce dernier sacrifice à mes serments et à l'unitél’unité de ma conduite. Par un attachement peut-être pusillanime, je regardais ces Mémoires comme des confidents dont je ne m'auraism’aurais pas voulu séparer mon dessein était de les laisser à madame de Chateaubriand: elle les eût fait connaître à sa volonté, ou les aurait supprimés, ce que je désirerais plus que jamais aujourd'huiaujourd’hui. Ah! si, avant de quitter la terre, j'avaisj’avais pu trouver quelqu'unquelqu’un d'assezd’assez riche, d'assezd’assez confiant pour racheter les actions de la Société, et n'étantn’étant pas, comme cette Société, dans la nécessité de mettre l'ouvragel’ouvrage sous presse sitôt que tintera mon glas! Quelques-uns des actionnaires sont mes amis; plusieurs sont des personnes obligeantes qui ont cherché à m'êtrem’être utiles; mais enfin les actions se seront peut-être vendues; elles auront été transmises à des tiers que je ne connais pas et dont les affaires de famille doivent passer en première ligne, à ceux-ci, il est naturel que mes jours, en se prolongeant, deviennent sinon une importunité, du moins un dommage. Enfin, si j'étaisj’étais encore maître de ces Mémoires, ou je les garderais en manuscrit ou j'enj’en retarderais l'apparitionl’apparition de cinquante années. Ces Mémoires ont été composés à différentes dates et en différents pays. De là, des prologues obligés qui peignent les lieux que j'avaisj’avais sous les yeux, les sentiments qui m'occupaientm’occupaient au moment où se renoue le fil de ma narration. Les formes changeantes de ma vie sont ainsi entrées les unes dans les autres: il m'estm’est arrivé que, dans mes instants de prospérité, j'aij’ai eu à parler de mes temps de misère; dans mes jours de tribulation, à retracer mes jours de bonheur. Ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d'expérienced’expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu'àjusqu’à son couchant, se croisant et se confondant, ont produit dans mes récits une sorte de confusion, ou si l'onl’on veut, une, sorte d'unitéd’unité indéfinissable, mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau: mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et je ne sais plus, en achevant de lire ces Mémoires, s'ilss’ils sont d'uned’une tête brune ou chenue. J'ignoreJ’ignore si ce mélange, auquel je ne puis apporter remède, plaira ou déplaira; il est le fruit des inconstances de mon sort: les tempêtes ne m'ontm’ont laissé souvent de table pour écrire que l'écueill’écueil de mon naufrage. On m'am’a pressé de faire paraître de mon vivant quelques morceaux de ces Mémoires, je préfère parler du fond de mon cercueil; ma narration sera alors accompagnée de ces voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu'ellesqu’elles sortent du sépulcre. Si j'aij’ai assez souffert en ce monde pour être dans l'autrel’autre une ombre heureuse, un rayon échappé des Champs-Elysées répandra sur mes derniers tableaux une lumière protectrice: la vie me sied mal; la mort m'iram’ira peut-être mieux. Ces Mémoires ont été l'objetl’objet de ma prédilection: saint Bonaventure obtint du ciel la permission de continuer les siens après sa mort; je n'espèren’espère pas une telle faveur, mais je désirerais ressusciter à l'heurel’heure des fantômes, pour corriger au moins les épreuves. Au surplus, quand l'Eternitél’Eternité m'auram’aura de ses deux mains bouché les oreilles, dans la poudreuse famille des sourds, je n'entendrain’entendrai plus personne. Si telle partie de ce travail m'am’a plus attaché que telle autre, c'estc’est ce qui regarde ma jeunesse, le coin le plus ignoré de ma vie. Là, j'aij’ai eu à réveiller un monde qui n'étaitn’était connu que de moi, je n'ain’ai rencontré, en errant dans cette société évanouie, que des souvenirs et le silence; de toutes les personnes que j'aij’ai connues, combien en existe-t-il aujourd'huiaujourd’hui? Les habitants de Saint-Malo s'adressèrents’adressèrent à moi le 25 août 1828, par l'entremisel’entremise de leur maire, au sujet d'und’un bassin à flot qu'ilsqu’ils désiraient établir. Je m'empressaim’empressai de répondre, sollicitant en échange de bienveillance, une concession de quelques pieds de terre, pour mon tombeau, sur le Grand-Bé. Cela souffrit des difficultés, à cause de l'oppositionl’opposition du génie militaire. Je reçus enfin, le 27 octobre 1831, une lettre du maire, M. Hovius. Il me disait: "Le lieu de repos que vous désirez au bord de la mer, à quelques pas de votre berceau, sera préparé par la piété filiale des Malouins. Une pensée triste se mêle pourtant à ce soin. Ah! puisse le monument rester longtemps vide! mais l'honneurl’honneur et la gloire survivent à tout ce qui passe sur la terre." Je cite avec reconnaissance ces belles paroles de M. Hovius: il n'yn’y a de trop que le mot gloire. Je reposerai donc au bord de la mer que j'aij’ai tant aimée. Si je décède hors de France, je souhaite que mon corps ne soit rapporté dans ma patrie qu'aprèsqu’après cinquante ans révolus d'uned’une première inhumation. Qu'onQu’on sauve mes restes d'uned’une sacrilège autopsie; qu'onqu’on s'épargnes’épargne le soin de chercher dans mon cerveau glacé et dans mon coeur éteint le mystère de mon être. La mort ne révèle point les secrets de la vie. Un cadavre courant la poste me fait horreur, des os blanchis et légers se transportent facilement: ils seront moins fatigués dans ce dernier voyage que quand je les traînais çà et là chargés de mes ennuis.
 
Sicut nubes... quasi naves... velut umbra. JOB
 
La Vallée-aux-Loups, près d'Aulnayd’Aulnay, ce 4 octobre 1811.
 
Il y a quatre ans qu'àqu’à mon retour de la Terre-Sainte, j'achetaij’achetai près du hameau d'Aulnayd’Aulnay, dans le voisinage de Sceaux et de Chatenay, une maison de jardinier, cachée parmi des collines couvertes de bois. Le terrain inégal et sablonneux dépendant de cette maison, n'étaitn’était qu'unqu’un verger sauvage au bout duquel se trouvait une ravine et un taillis de châtaigniers. Cet étroit espace me parut propre à renfermer mes longues espérances; spatio brevi spem longam reseces. Les arbres que j'yj’y ai plantés prospèrent, ils sont encore si petits que je leur donne de l'ombrel’ombre quand je me place entre eux et le soleil. Un jour, en me rendant cette ombre, ils protégeront mes vieux ans comme j'aij’ai protégé leur jeunesse. Je les ai choisis autant que je l'ail’ai pu des divers climats où j'aij’ai erré; ils rappellent mes voyages et nourrissent au fond de mon coeur d'autresd’autres illusions. Si jamais les Bourbons remontent sur le trône, je ne leur demanderai, en récompense de ma fidélité, que de me rendre assez riche pour joindre à mon héritage la lisière des bois qui l'environnentl’environnent: l'ambitionl’ambition m'estm’est venue; je voudrais accroître ma promenade de quelques arpents:tout chevalier errant que je suis, j'aij’ai les goûts sédentaires d'und’un moine: depuis que j'habitej’habite cette retraite, je ne crois pas avoir mis trois fois les pieds hors de mon enclos. Mes pins, mes sapins, mes mélèzes, mes cèdres tenant jamais ce qu'ilsqu’ils promettent, la Vallée-aux-Loups deviendra une véritable chartreuse. Lorsque Voltaire naquit à Chatenay, le 20 février 1694, quel était l'aspectl’aspect du coteau où se devait retirer, en 1807, l'auteursl’auteurs du Génie du Christianisme? Ce lieu me plaît, il a remplacé pour moi les champs paternels, je l'ail’ai payé du produit de mes rêves et de mes veilles, c'estc’est au grand désert d'Atalad’Atala que je dois le petit désert d'Aulnayd’Aulnay, et pour me créer ce refuge, je n'ain’ai pas, comme le colon américain, dépouillé l'Indienl’Indien des Florides. Je suis attaché à mes arbres; je leur ai adressé des élégies, des sonnets, des odes. Il n'yn’y a pas un seul d'entred’entre eux que je n'aien’aie soigné de mes propres mains, que je n'aien’aie délivré du ver attaché à sa racine, de la chenille collée à sa feuille, je les connais tous par leurs noms comme mes enfants: c'estc’est ma famille, je n'enn’en ai pas d'autred’autre, j'espèrej’espère mourir auprès d'elled’elle. Ici, j'aij’ai écrit les Martyrs, les Abencerages, l'Itinérairel’Itinéraire et Moïse, que ferai-je maintenant dans les soirées de cet automne? Ce 4 octobre 1811, anniversaire de ma fête et de mon entrée à Jérusalem, me tente à commencer l'histoirel’histoire de ma vie. L'hommeL’homme qui ne donne aujourd'huiaujourd’hui l'empirel’empire du monde à la France que pour la fouler à ses pieds, cet homme, dont j'admirej’admire le génie et dont j'abhorrej’abhorre le despotisme, cet homme m'enveloppem’enveloppe de sa tyrannie comme d'uned’une autre solitude; mais s'ils’il écrase le présent, le passé le brave, et je reste libre dans tout ce qui a précédé sa gloire. La plupart de mes sentiments sont demeurés au fond de mon âme, ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd'huiAujourd’hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, je veux remonter le penchant de mes belles années: ces Mémoires seront un temple de la mort élevé à la clarté de mes souvenirs. De la naissance de mon père et des épreuves de sa première position, se forma en lui un des caractères les plus sombres qui aient été. Or, ce caractère a influé sur mes idées en effrayant mon enfance, contristant ma jeunesse et décidant du genre de mon éducation. Je suis né gentilhomme. Selon moi, j'aij’ai profité du hasard de mon berceau, j'aij’ai gardé cet amour plus ferme de la liberté qui appartient principalement à l'aristocratiel’aristocratie dont la dernière heure est sonnée. L'aristocratieL’aristocratie a trois âges successifs l'âgel’âge des supériorités, l'âgel’âge des privilèges, l'âgel’âge des vanités: sortie du premier, elle génère dans le second et s'éteints’éteint dans le dernier. On peut s'enquérirs’enquérir de ma famille, si l'enviel’envie en prend, dans le dictionnaire de Moréri, dans les diverses histoires de Bretagne de d'Argentréd’Argentré, de dom Lobineau, de dom Morice, dans l'Histoirel’Histoire généalogique de plusieurs maisons illustres de Bretagne du P. Dupaz, dans Toussaint Saint-Luc, Le Borgne, et enfin dans l'Histoirel’Histoire des grands officiers de la Couronne du P. Anselme. Les preuves de ma descendance furent faites entre les mains de Chérin, pour l'admissionl’admission de ma soeur Lucile comme chanoinesse au chapitre de l'Argentièrel’Argentière, d'oùd’où elle devait passer à celui de Remiremont; elles furent reproduites pour ma présentation à Louis XVI, reproduites pour mon affiliation à l'ordrel’ordre de Malte et reproduites, une dernière fois, quand mon frère fut présenté au même infortuné Louis XVI. Mon nom s'ests’est d'abordd’abord écrit Brien, ensuite Briant et Briand, par l'invasionl’invasion de l'orthographel’orthographe française. Guillaume le Breton dit Castrum-Briani. Il n'yn’y a pas un nom en France qui ne présente ces variations de lettres. Quelle est l'orthographel’orthographe de du Guesclin? Les Brien vers le commencement du onzième siècle communiquèrent leur nom à un château considérable de Bretagne, et ce château devint le chef-lieu de la baronnie de Chateaubriand. Les armes de Chateaubriand étaient d'abordd’abord des pommes de pin avec la devise: Je sème l'orl’or. Geoffroy, baron de Chateaubriand, passa avec saint Louis en Terre-Sainte. Fait prisonnier à la bataille de la Massoure, il revint, et sa femme Sybille mourut de joie et de surprise en le revoyant. Saint Louis, pour récompenser ses services, lui concéda à lui et à ses héritiers, en échange de ses anciennes armoiries, un écu de gueules, semé de fleurs de lys d'ord’or: Cui et ejus haeredibus, atteste un cartulaire du prieuré de Bérée, sanctus Ludovicus tum Francorum rex, propter ejus probitatem in armis, flores lilii auri, loco pomorum pini auri, contulit. Les Chateaubriand se partagèrent dès leur origine en trois branches: la première, dite barons de Chateaubriand, souche des deux autres et qui commença l'anl’an 1000 dans la personne de Thiern, fils de Brien, petit-fils d'Alaind’Alain III, comte ou chef de Bretagne; la seconde, surnommée seigneur, des Roches Bartaut, ou du Lion d'Angersd’Angers; la troisième paraissant sous le titre de sires de Beaufort. Lorsque la lignée des sires de Beaufort vint à s'éteindres’éteindre dans la personne de Dame Renée, un Christophe II, branche collatérale de cette lignée, eut en partage la terre de la Guérande en Morbihan. A cette époque, vers le milieu du dix-septième siècle, une grande confusion s'étaits’était répandue dans l'ordrel’ordre de la noblesse, des titres et des noms avaient été usurpés. Louis XIV prescrivit une enquête, afin de remettre chacun dans son droit. Christophe fut maintenu, sur preuve de sa noblesse d'ancienned’ancienne extraction, dans son titre et dans la possession de ses armes, par arrêt de la Chambre établie à Rennes pour la réformation de la noblesse de Bretagne. Cet arrêt fut rendu le 16 septembre 1669; en voici le texte: "Arrêt de la Chambre établie par le Roi (Louis XIV) pour la réformation de la noblesse en la province de Bretagne, rendu le 16 septembre 1669: Entre le procureur général du roi, et M. Christophe de Chateaubriand, sieur de la Guérande; lequel déclare ledit Christophe issu d'ancienned’ancienne extraction noble, lui permet de prendre la qualité de chevalier, et le maintient dans le droit de porter pour armes de gueules semé de fleurs de lys d'ord’or sans nombre, et ce après production par lui faite de ses titres authentiques, desquels il appert, etc. etc., ledit Arrêt signé Malescot." Cet arrêt constate que Christophe de Chateaubriand de la Guérande descendait directement des Chateaubriand, sires de Beaufort; les sires de Beaufort se rattachaient par documents historiques aux premiers barons de Chateaubriand. Les Chateaubriand de Villeneuve, du Plessis et de Combourg étaient cadets des Chateaubriand de la Guérande, comme il est prouvé par la descendance d'Amauryd’Amaury, frère de Michel, lequel Michel était fils de ce Christophe de la Guérande maintenu dans son extraction par l'arrêtl’arrêt ci-dessus rapporté de la reformation de la noblesse, du 16 eptembre 1669. Après ma présentation à Louis XVI, mon frère songea à augmenter ma fortune de cadet en me nantissant de quelques-uns de ces bénéfices appelés bénéfices simples. Il n'yn’y avait qu'unqu’un seul moyen praticable à cet effet, puisque j'étaisj’étais laïque et militaire, c'étaitc’était de m'agrégerm’agréger à l'ordrel’ordre de Malte. Mon frère envoya mes preuves à Malte, et bientôt après il présenta requête en mon nom, au chapitre du grand-prieuré d'Aquitained’Aquitaine, tenu à Poitiers, aux fins qu'ilqu’il fût nommé des commissaires pour prononcer d'urgenced’urgence. M. Pontois était alors archiviste, vice-chancelier et généalogiste de l'ordrel’ordre de Malte, au Prieuré. Le président du chapitre était Louis-Joseph des Escotais, bailli, grand-prieur d'Aquitained’Aquitaine, ayant avec lui le bailli de Freslon, le chevalier de la Laurencie, le chevalier de Murat, le chevalier de Lanjamet. le chevalier de la Bourdonnaye-Montluc et le chevalier du Bouëtiez. La requête fut admise les 9, 10 et 11 septembre 1789. Il est dit, dans les termes d'admissiond’admission du Mémorial, que je méritais à plus d'und’un titre la grâce que je sollicitais, et que des considérations du plus grand poids me rendaient digne de la satisfaction que je réclamais.
 
Et tout cela avait lieu après la prise de la Bastille, à la veille des scènes du 6 octobre 1789 et de la translation de la famille royale à Paris! Et dans la séance du 7 août de cette année 1789, l'Assembléel’Assemblée nationale avait aboli les titres de noblesse! Comment les chevaliers et les examinateurs de mes preuves trouvaient-ils aussi que je méritais à plus d'und’un titre la grâce que je sollicitais, etc., moi qui n'étaisn’étais qu'unqu’un chétif sous-lieutenant d'infanteried’infanterie, inconnu, sans crédit, sans faveur et sans fortune? Le fils aîné de mon frère (j'ajoutej’ajoute ceci en 1831 à mon texte primitif écrit en 1811), le comte Louis de Chateaubriand, a épousé mademoiselle d'Orglandesd’Orglandes, dont il a eu cinq filles et un garçon, celui-ci nommé Geoffroy. Christian, frère cadet de Louis, arrière-petit-fils et filleul de M. de Malesherbes, et lui ressemblant d'uned’une manière frappante, servit avec distinction en Espagne comme capitaine dans les dragons de la garde, en 1823. Il s'ests’est fait jésuite à Rome. Les jésuites suppléent à la solitude à mesure que celle-ci s'effaces’efface de la terre. Christian vient de mourir à Chieri, près Turin: vieux et malade, je le devais devancer; mais ses vertus l'appelaientl’appelaient au ciel avant moi, qui ai encore bien des fautes à pleurer. Dans la division du patrimoine de la famille, Christian avait eu la terre de Malesherbes, et Louis la terre de Combourg. Christian ne regardant pas le partage égal comme légitime, voulut, en quittant le monde, se dépouiller des biens qui ne lui appartenaient pas et les rendre à son frère aîné. A la vue de mes parchemins, il ne tiendrait qu'àqu’à moi, si j'héritaisj’héritais de l'infatuationl’infatuation de mon père et de mon frère, de me croire cadet des ducs de Bretagne, venant de Thiern, petit-fils d'Alaind’Alain III. Ces dits Chateaubriand auraient mêlé deux fois leur sang au sang des souverains d'Angleterred’Angleterre, Geoffroy IV de Chateaubriand ayant épousé en secondes noces Agnès de Laval, petite-fille du comte d'Anjoud’Anjou et de Mathilde, fille de Henri 1er; Marguerite de Lusignan, veuve du roi d'Angleterred’Angleterre et petite-fille de Louis-le-Gros, s'étants’étant mariée à Geoffroy V, douzième baron de Chateaubriand. Sur la race royale d'Espagned’Espagne, on trouverait Brien, frère puîné du neuvième baron de Chateaubriand, qui se serait uni à Jeanne, fille d'Alphonsed’Alphonse, roi d'Aragond’Aragon. Il faudrait croire encore, quant aux grandes familles de France, qu'Edouardqu’Edouard de Rohan prit à femme Marguerite de Chateaubriand; il faudrait croire encore qu'unqu’un Croï épousa Charlotte de Chateaubriand. Tinteniac, vainqueur au combat des Trente, du Guesclin le connétable, auraient eu des alliances avec nous dans les trois branches. Tiphaine du Guesclin, petite-fille du frère de Bertrand, céda à Brien de Chateaubriand, son cousin et son héritier, la propriété du Plessis-Bertrand. Dans les traités, des Chateaubriand sont donnés pour caution de la paix aux rois de France, à Clisson, au baron de Vitré. Les ducs de Bretagne envoient à des Chateaubriand copie de leurs assises. Les Chateaubriand deviennent grands officiers de la couronne, et des illustres dans la cour de Nantes; ils reçoivent des commissions pour veiller à la sûreté de leur province contre les Anglais. Brien Ier se trouve à la bataille d'Hastingsd’Hastings: il était fils d'Eudond’Eudon, comte de Penthièvre. Guy de Chateaubriand est du nombre des seigneurs qu'Arthurqu’Arthur de Bretagne donna à son fils pour l'accompagnerl’accompagner son ambassade auprès du Pape, en 1309. Je ne finirais pas si j'achevaisj’achevais ce dont je n'ain’ai voulu faire qu'unqu’un court résumé: la note à laquelle je me suis enfin résolu, en considération de mes deux neveux, qui ne font pas sans doute aussi bon marché que moi de ces vieilles misères, remplacera ce que j'ometsj’omets dans ce texte. Toutefois, on passe aujourd'huiaujourd’hui un peu la borne, il devient d'usaged’usage de déclarer que l'onl’on est de race corvéable, qu'onqu’on a l'honneurl’honneur d'êtred’être fils d'und’un homme attaché à la glèbe. Ces déclarations sont-elles aussi fières que philosophiques? N'estN’est-ce pas se ranger du parti du plus fort? Les marquis, les comtes, les barons de maintenant, n'ayantn’ayant ni privilèges ni sillons, les trois quarts mourant de faim, se dénigrant les uns les autres, ne voulant pas se reconnaître, se contestant mutuellement leur naissance, ces nobles, à qui l'onl’on nie leur propre nom, ou à qui on ne l'accordel’accorde que sous bénéfice d'inventaired’inventaire, peuvent-ils inspirer quelque crainte? Au reste, qu'onqu’on me pardonne d'avoird’avoir été contraint de m'abaisserm’abaisser à ces puériles récitations, afin de rendre compte de la passion dominante de mon père, passion qui fit le noeud du drame de ma jeunesse. Quant à moi, je ne me glorifie ni ne me plains de l'anciennel’ancienne ou de la nouvelle société. Si, dans la première, j'étaisj’étais le chevalier ou le vicomte de Chateaubriand, dans la seconde je suis François de Chateaubriand, je préfère mon nom à mon titre. Monsieur mon père aurait volontiers, comme un grand terrier du moyen âge, appelé Dieu le Gentilhomme de là-haut, et surnommé Nicodème (le Nicodème de l'Evangilel’Evangile) un saint gentilhomme. Maintenant, en passant par mon géniteur, arrivons de Christophe, seigneur suzerain de la Guérande, et descendant en ligne directe des barons de Chateaubriand, jusqu'àjusqu’à moi, François, seigneur sans vassaux et sans argent de la Vallée-aux-Loups. En remontant la lignée des Chateaubriand, composée de trois branches, les deux premières étant faillies, la troisième, celle des sires de Beaufort, prolongée par un rameau (les Chateaubriand de la Guérande), s'appauvrits’appauvrit, effet inévitable de la loi du pays: les aînés nobles emportaient les deux tiers des biens, en vertu de la coutume de Bretagne; les cadets divisaient entre eux tous un seul tiers de l'héritagel’héritage paternel. La décomposition du chétif estoc de ceux-ci s'opéraits’opérait avec d'autantd’autant plus de rapidité, qu'ilsqu’ils se mariaient; et comme la même distribution des deux tiers au tiers existait aussi pour leurs enfants, ces cadets des cadets arrivaient promptement au partage d'und’un pigeon, d'und’un lapin, d'uned’une canardière et d'und’un chien de chasse, bien qu'ilsqu’ils fussent toujours chevaliers hauts et puissants seigneurs d'und’un colombier, d'uned’une crapaudière et d'uned’une garenne. On voit dans les anciennes familles nobles une quantité de cadets; on les suit pendant deux ou trois générations, puis ils disparaissent, redescendus peu à peu à la charrue ou absorbés par les classes ouvrières, sans qu'onqu’on sache ce qu'ilsqu’ils sont devenus. Le chef de nom et d'armesd’armes de ma famille, était, vers le commencement du dix-huitième siècle, Alexis de Chateaubriand, seigneur de la Guérande, fils de Michel, lequel Michel avait un frère, Amaury. Michel était le fils de ce Christophe, maintenu dans son extraction des sires de Beaufort et des barons de Chateaubriand, par l'arrêtl’arrêt ci-dessus rapporté. Alexis de la Guérande était veuf; ivrogne décidé, il passait ses jours à boire, vivait dans le désordre avec ses servantes, et mettait les plus beaux titres de sa maison à couvrir des pots de beurre. En même temps que ce chef de nom et d'armesd’armes, existait son cousin François, fils d'Amauryd’Amaury, puîné de Michel. François, né le 19 février 1683, possédait les petites seigneuries des Touches et de la Villeneuve. Il avait épousé, le 27 août 1713, Pétronille-Claude Lamour, dame de Lanjegu, dont il eut quatre fils: François-Henri, René (mon père), Pierre, seigneur du Plessis, et Joseph, seigneur du Parc. Mon grand-père, François, mourut le 28 mars 1729; ma grand-mère, je l'ail’ai connue dans mon enfance, avait encore un beau regard qui souriait dans l'ombrel’ombre de ses années. Elle habitait, au décès de son mari, le manoir de la Villeneuve, dans les environs de Dinan. Toute la fortune de mon aïeule ne dépassait pas 5,000 livres de rente, dont l'aînél’aîné de ses fils emportait les deux tiers, 3,333 livres; restaient 1,666 livres de rente pour les trois cadets, sur laquelle somme l'aînél’aîné prélevait encore le préciput. Pour comble de malheur, ma grand-mère fut contrariée dans ses desseins par le caractère de ses fils: l'aînél’aîné, François-Henri, à qui le magnifique héritage de la seigneurie de la Villeneuve était dévolu, refusa de se marier et se fit prêtre; mais au lieu de quêter les bénéfices que son nom lui aurait pu procurer et avec lesquels il aurait soutenu ses frères, il ne sollicita rien par fierté et par insouciance. Il s'ensevelits’ensevelit dans une cure de campagne et fut successivement recteur de Saint-Launeuc et de Merdrignac, dans le diocèse de Saint-Malo. Il avait la passion de la poésie; j'aij’ai vu bon nombre de ses vers. Le caractère joyeux de cette espèce de noble Rabelais, le culte que ce prêtre chrétien avait voué aux Muses dans un presbytère excitaient la curiosité. Il donnait tout ce qu'ilqu’il avait et mourut insolvable. Le quatrième frère de mon père, Joseph, se rendit à Paris et s'enfermas’enferma dans une bibliothèque: on lui envoyait tous les ans les 416 livres, son lopin de cadet. Il passa inconnu au milieu des livres; il s'occupaits’occupait de recherches historiques. Pendant sa vie qui fut courte, il écrivait chaque premier de janvier à sa mère, seul signe d'existenced’existence qu'ilqu’il ait jamais donné. Singulière destinée! Voilà mes deux oncles, l'unl’un érudit et l'autrel’autre poète; mon frère aîné faisait agréablement des vers; une de mes soeurs, madame de Farcy, avait un vrai talent pour la poésie, une autre de mes soeurs, la comtesse Lucile, chanoinesse, pourrait être connue par quelques pages admirables; moi, j'aij’ai barbouillé force papier. Mon frère a péri sur l'échafaudl’échafaud, mes deux soeurs ont quitté une vie de douleur après avoir langui dans les prisons; mes deux oncles ne laissèrent pas de quoi payer les quatre planches de leur cercueil; les lettres ont cause mes joies et mes peines, et je ne désespère pas, Dieu aidant, de mourir à l'hôpitall’hôpital. Ma grand-mère s'étants’étant épuisée pour faire quelque chose de son fils aîné et de son fils cadet, ne pouvait plus rien pour les deux autres, René, mon père, et Pierre, mon oncle. Cette famille, qui avait semé l'orl’or, selon sa devise, voyait de sa gentilhommière les riches abbayes qu'ellequ’elle avait fondées et qui entombaient ses aïeux. Elle avait présidé les états de Bretagne, comme possédant une des neuf baronies; elle avait signé au traité des souverains, servi de caution à Clisson, et elle n'auraitn’aurait pas eu le crédit d'obtenird’obtenir une sous-lieutenance pour l'héritierl’héritier de son nom. Il restait à la pauvre noblesse bretonne une ressource, la marine royale: on essaya d'end’en profiter pour mon père; mais il fallait d'abordd’abord se rendre à Brest, y vivre, payer les maîtres. acheter l'uniformel’uniforme, les armes, les livres, les instruments de mathématiques: comment subvenir à tous ces frais? Le brevet demandé au ministre de la marine n'arrivan’arriva point, faute de protecteur pour en solliciter l'expéditionl’expédition: la châtelaine de Villeneuve tomba malade de chagrin. Alors mon père donna la première marque du caractère décidé que je lui ai connu. Il avait environ quinze ans: s'étants’étant aperçu des inquiétudes de sa mère, il s'approchas’approcha du lit où elle était couchée et lui dit: "Je ne veux plus être un fardeau pour vous." Sur ce, ma grand-mère se prit à pleurer - j'aij’ai vingt fois entendu mon père raconter cette scène). "René, répondit-elle, que veux-tu faire? Laboure ton champ. - Il ne peut pas nous nourrir; laissez-moi partir. - Eh bien, dit la mère, va donc où Dieu veut que tu ailles." Elle embrassa l'enfantl’enfant en sanglotant. Le soir même, mon père quitta la ferme maternelle, arriva à Dinan, où une de nos parentes lui donna une lettre de recommandation pour un habitant de Saint-Malo. L'aventurierL’aventurier orphelin fut embarqué, comme volontaire, sur une goëlette armée, qui mit à la voile quelques jours après. La petite république malouine soutenait seule alors sur la mer l'honneurl’honneur du pavillon français. La goëlette rejoignit la flotte que le cardinal de Fleury envoyait au secours de Stanislas, assiégé dans Dantzick par les Russes. Mon père mit pied à terre et se trouva au mémorable combat que quinze cents Français, commandés par le brave Breton, de Bréhan comte de Plélo, livrèrent, le 29 mai 1734, à quarante mille Moscovites, commandés par Munich. De Bréhan, diplomate, guerrier et poète, fut tué, et mon père blessé deux fois. Il revint en France et se rembarqua. Naufragé sur les côtes de l'Espagnel’Espagne, des voleurs l'attaquèrentl’attaquèrent et le dépouillèrent dans la Galice, il prit passage à Bayonne sur un vaisseau et surgit encore au toit paternel. Son courage et son esprit d'ordred’ordre l'avaientl’avaient fait connaître. Il passa aux Iles, il s'enrichits’enrichit dans les colonies et jeta les fondements de la nouvelle fortune de sa famille. Ma grand-mère confia à son fils René, son fils Pierre, M. de Chateaubriand du Plessis, dont le fils, Armand de Chateaubriand, fut fusillé, par ordre de Bonaparte, le Vèmendredi-Saint de l'annéel’année 1810. Ce fut un des derniers gentilshommes français morts pour la cause de la monarchie. Mon père se chargea du sort de son frère, quoiqu'ilquoiqu’il eût contracté, par l'habitudel’habitude de souffrir, une rigueur de caractère qu'ilqu’il conserva toute sa vie; le Non ignara mali n'estn’est pas toujours vrai: le malheur a ses duretés comme ses tendresses. M. de Chateaubriand était grand et sec; il avait le nez aquilin, les lèvres minces et pâles, les yeux enfoncés, petits et pers ou glauques, comme ceux des lions ou des anciens barbares. Je n'ain’ai jamais vu un pareil regard: quand la colère y montait, la prunelle étincelante semblait se détacher et venir vous frapper comme une balle. Une seule passion dominait mon père, celle de son nom. Son état habituel était une tristesse profonde que l'âgel’âge augmenta et un silence dont il ne sortait que par des emportements. Avare dans l'espoirl’espoir de rendre à sa famille son premier éclat, hautain aux états de Bretagne avec les gentilshommes, dur avec ses vassaux à Combourg, taciturne, despotique et menaçant dans son intérieur, ce qu'onqu’on sentait en le voyant, c'étaitc’était la crainte. S'ilS’il eût vécu jusqu'àjusqu’à la Révolution et s'ils’il eût été plus jeune, il aurait joué un rôle important, ou se serait fait massacrer dans son château. Il avait certainement du génie: je ne doute pas qu'àqu’à la tête des administrations ou des armées, il n'eûtn’eût été un homme extraordinaire. Ce fut en revenant d'Amériqued’Amérique qu'ilqu’il songea à se marier. Né le 23 septembre 1718, il épousa à trente-cinq ans, le 3 juillet 1753, Apoline-Jeanne-Suzanne de Bedée, née le 7 avril 1726, et fille de messire Ange-Annibal, comte de Bedée, seigneur de la Bouetardais. Il s'établits’établit avec elle à Saint-Malo dont ils étaient nés l'unl’un et l'autrel’autre à sept ou huit lieues, de sorte qu'ilsqu’ils apercevaient de leur demeure l'horizonl’horizon sous lequel ils étaient venus au monde. Mon aïeule maternelle, Marie-Anne de Ravenel de Boisteilleul, dame de Bedée, née à Rennes, le 16 octobre 1698, avait été élevée à Saint-Cyr dans les dernières années de madame de Maintenon: son éducation s'étaits’était répandue sur ses filles. Ma mère, douée de beaucoup d'espritd’esprit et d'uned’une imagination prodigieuse, avait été formée à la lecture de Fénelon, de Racine, de madame de Sévigné, et nourrie des anecdotes de la cour de Louis XIV, elle savait tout Cyrus par coeur. Apolline de Bedée, avec de grands traits, était noire, petite et laide; l'élégancel’élégance de ses manières, l'allurel’allure vive de son humeur contrastaient avec la rigidité et le calme de mon père. Aimant la société autant qu'ilqu’il aimait la solitude, aussi pétulante et animée qu'ilqu’il était immobile et froid, elle n'avaitn’avait pas un goût qui ne fût opposé à ceux de son mari. La contrariété qu'ellequ’elle éprouva la rendit mélancolique, de légère et gaie qu'ellequ’elle était. Obligée de se taire quand elle eût voulu parler, elle s'ens’en dédommageait par une espèce de tristesse bruyante entrecoupée de soupirs, qui interrompaient seuls la tristesse muette de mon père. Pour la piété, ma mère était un ange.
 
La Vallée-aux-Loups, le 31 décembre 1811.
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NAISSANCE DE MES FRERES ET SOEURS. - JE VIENS AU MONDE.
 
Ma mère accoucha à Saint-Malo d'und’un premier garçon qui mourut au berceau, et qui fut nommé Geoffroy, comme presque tous les aînés de ma famille. Ce fils fut suivi d'und’un autre et de deux filles qui ne vécurent que quelques mois. Ces quatre enfants périrent d'und’un épanchement de sang au cerveau. Enfin, ma mère mit au monde un troisième garçon qu'onqu’on appela Jean-Baptiste: c'estc’est lui qui, dans la suite, devint le petit-gendre de M. de Malesherbes. Après Jean-Baptiste, naquirent quatre filles: Marie-Anne, Bénigne, Julie et Lucile, toutes quatre d'uned’une rare beauté et dont les deux aînées ont seules survécu aux orages de la Révolution. La beauté, frivolité sérieuse, reste quand toutes les autres sont passées. Je fus le dernier de ces dix enfants. Il est probable que mes quatre soeurs durent leur existence au désir de mon père d'avoird’avoir son nom assuré par l'arrivéel’arrivée d'und’un second garçon; je résistais, j'avaisj’avais aversion pour la vie. Voici mon extrait de baptême:
 
"Extrait des registres de l'étatl’état civil de la commune de
 
"Saint-Malo pour l'annéel’année 1768.
 
"François-René de Chateaubriand, fils de René de Chateaubriand et de Pauline-Jeanne Suzanne de Bedée, son épouse, né le 4 septembre 1768, baptisé le jour suivant par nous, Pierre-Henry Nouail, grand-vicaire de l'évoquel’évoque de Saint-Malo. A été parrain Jean-Baptiste de Chateaubriand, son frère, et marraine Françoise-Gertrude de Contades, qui signent et le père. Ainsi signé au registre: Contades de Plouer, Jean-Baptiste de Chateaubriand, Brignon de Chateaubriand, de Chateaubriand et Nouail, "vicaire-général." On voit que je m'étaism’étais trompé dans mes ouvrages: je me fais naître le 4 octobre et non le 4 septembre; mes prénoms sont: François-René, et non pas François-Auguste. La maison qu'habitaientqu’habitaient alors mes parents est située dans une rue sombre et étroite de Saint-Malo, appelée la rue des Juifs: cette maison est aujourd'huiaujourd’hui transformée en auberge. La chambre où ma mère accoucha domine une partie déserte des murs de la ville, et à travers les fenêtres de cette chambre on aperçoit une mer qui s'étends’étend à perte de vue, en se brisant sur des écueils. J'eusJ’eus pour parrain, comme on le voit dans mon extrait de baptême, mon frère, et pour marraine la comtesse de Plouer, fille du maréchal de Contades. J'étaisJ’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l'équinoxel’équinoxe d'automned’automne, empêchait d'entendred’entendre mes cris: on m'am’a souvent conté ces détails; leur tristesse ne s'ests’est jamais effacée de ma mémoire. Il n'yn’y a pas de jour où, rêvant à ce que j'aij’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m'infligeam’infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil, le frère infortuné qui me donna un nom que j'aij’ai presque toujours traîné dans le malheur. Le Ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destinées.
 
Vallée-aux-Loups, janvier 1812.
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PLANCOUET. - VOEU. - COMBOURG. - PLAN DE MON PERE POUR MON EDUCATION. - LA VILLENEUVE. LUCILE. - MES DEMOISELLES COUPPART. MAUVAIS ECOLIER QUE JE SUIS.
 
En sortant du sein de ma mère, je subis mon premier exil; on me relégua à Plancouet, joli village situé entre Dinan, Saint-Malo et Lambelle. L'uniqueL’unique frère de ma mère, le comte de Bedée avait bâti près de ce village le château de Monchoix. Les biens de mon aïeule maternelle s'étendaients’étendaient dans les environs jusqu'aujusqu’au bourg de Corseul, les Curiosolites des Commentaires de César. Ma grand-mère, veuve depuis longtemps, habitait avec sa soeur, mademoiselle de Boisteilleul, un hameau séparé de Plancouet par un pont, et qu'onqu’on appelait l'Abbayel’Abbaye, à cause d'uned’une abbaye de Bénédictins, consacrée à Notre-Dame de Nazareth. Ma nourrice se trouva stérile; une autre pauvre chrétienne me prit à son sein. Elle me voua à la patronne du hameau, Notre-Dame de Nazareth, et lui promit que je porterais en son honneur, le bleu et blanc jusqu'àjusqu’à l'âgel’âge de sept ans. Je n'avaisn’avais vécu que quelques heures, et la pesanteur du temps était déjà marquée sur mon front. Que ne me laissait-on mourir? Il entrait dans les conseils de Dieu d'accorderd’accorder au voeu de l'obscuritél’obscurité et de l'innocencel’innocence la conservation des jours qu'unequ’une vaine renommée menaçait d'atteindred’atteindre. Ce voeu de la paysanne bretonne n'estn’est plus de ce siècle c'étaitc’était toutefois une chose touchante que l'interventionl’intervention d'uned’une Mère divine placée entre l'enfantl’enfant et le ciel, et partageant les sollicitudes de la mère terrestre. Au bout de trois ans on me ramena à Saint-Malo; il y en avait déjà sept que mon père avait recouvré la terre de Combourg. Il désirait rentrer dans les biens où ses ancêtres avaient passé; ne pouvant traiter ni pour la seigneurie de Beaufort, échue à la famille de Goyon, ni pour la baronie de Chateaubriand, tombée dans la maison de Condé, il tourna les yeux sur Combourg que Froissart écrit Combour: plusieurs branches de ma famille l'avaientl’avaient possédé par des mariages avec les Coetquen. Combourg défendait la Bretagne dans les marches normande et anglaise: Junken, évêque de Dol, le bâtit en 1016; la grande tour date de 1100. Le maréchal de Duras, qui tenait Combourg de sa femme, Maclovie de Coetquen, née d'uned’une Chateaubriand, s'arrangeas’arrangea avec mon père. Le marquis du Hallay, officier aux grenadiers à cheval de la garde royale, peut-être trop connu par sa bravoure, est le dernier des Coetquen-Chateaubriand: M. du Hallay a un frère. Le même maréchal de Duras, en qualité de notre allié, nous présenta dans la suite à Louis XVI, mon frère et moi. Je fus destiné à la marine royale: l'éloignementl’éloignement pour la cour était naturel à tout Breton, et particulièrement à mon père. L'aristocratieL’aristocratie de nos Etats fortifiait en lui ce sentiment. Quand je fus rapporté à Saint-Malo, mon père était à Combourg, mon frère au collège de Saint-Brieuc; mes quatre soeurs vivaient auprès de ma mère. Toutes les affections de celle-ci s'étaients’étaient concentrées dans son fils aîné; non qu'ellequ’elle ne chérit ses autres enfants, mais elle témoignait une préférence aveugle au jeune comte de Combourg. J'avaisJ’avais bien, il est vrai, comme garçon, comme le dernier venu, comme le chevalier (ainsi m'appelaitm’appelait-on), quelques privilèges sur mes soeurs; mais en définitive, j'étaisj’étais abandonne aux mains des gens. Ma mère d'ailleursd’ailleurs, pleine d'espritd’esprit et de vertu, était préoccupée par les soins de la société et les devoirs de la religion. La comtesse de Plouer, ma marraine, était son intime amie; elle voyait aussi les parents de Maupertuis et de l'abbél’abbé Trublet. Elle aimait la politique, le bruit, le monde: car on faisait de la politique à Saint-Malo, comme les moines de Saba dans le ravin du Cédron; elle se jeta avec ardeur dans l'affairel’affaire La Chalotais. Elle rapportait chez elle une humeur grondeuse, une imagination distraite, un esprit de parcimonie, qui nous empochèrent d'abordd’abord de reconnaître ses admirables qualités. Avec de l'ordrel’ordre, ses enfants étaient tenus sans ordre; avec de la générosité, elle avait l'apparencel’apparence de l'avaricel’avarice; avec de la douceur d'âmed’âme, elle grondait toujours: mon père était la terreur des domestiques, ma mère le fléau. De ce caractère de mes parents sont nés les premiers sentiments de ma vie. Je m'attachaim’attachai à la femme qui prit soin de moi, excellente créature appelée la Villeneuve, dont j'écrisj’écris le nom avec un mouvement de reconnaissance et les larmes aux yeux. La Villeneuve était une espèce de surintendante de la maison, me portant dans ses bras, me donnant, à la dérobée, tout ce qu'ellequ’elle pouvait trouver, essuyant mes pleurs, m'embrassantm’embrassant, me jetant dans un coin, me reprenant et marmottant toujours: "C'estC’est celui-là, qui ne sera pas fier! qui a bon coeur! qui ne rebute point les pauvres gens! Tiens, petit garçon", et elle me bourrait de vin et de sucre. Mes sympathies d'enfantd’enfant pour la Villeneuve furent bientôt dominées par une amitié plus digne. Lucile, la quatrième de mes soeurs, avait deux ans de plus que moi. Cadette délaissée, sa parure ne se composait que de la dépouille de ses soeurs. Qu'onQu’on se figure une petite fille maigre, trop grande pour son âge bras dégingandés, air timide, parlant avec difficulté et ne pouvant rien apprendre; qu'onqu’on lui mette une robe empruntée à une autre taille que la sienne; renfermez sa poitrine dans un corps piqué dont les pointes lui faisaient des plaies aux côtés; soutenez son cou par un collier de fer garni de velours brun; retroussez ses cheveux sur le haut de sa tête, rattachez-les avec une toque d'étoffed’étoffe noire; et vous verrez la misérable créature qui me frappa en rentrant sous le toit paternel. Personne n'auraitn’aurait soupçonné dans la chétive Lucile, les talents et la beauté qui devaient un jour briller en elle. Elle me fut livrée comme un jouet; je n'abusain’abusai point de mon pouvoir; au lieu de la soumettre à mes volontés, je devins son défenseur. On me conduisait tous les matins avec elle chez les soeurs Couppart, deux vieilles bossues habillées de noir, qui montraient à lire aux enfants. Lucile lisait fort mal; je lisais encore plus mal. On la grondait; je griffais les soeurs: grandes plaintes portées à ma mère. Je commençais à passer pour un vaurien, un révolté, un paresseux, un âne enfin. Ces idées entraient dans la tête de mes parents: mon père disait que tous les chevaliers de Chateaubriand avaient été des fouetteurs de lièvres, des ivrognes et des querelleurs. Ma mère soupirait et grognait en voyant le désordre de ma jaquette. Tout enfant que j'étaisj’étais, le propos de mon père me révoltait; quand ma mère couronnait ses remontrances par l'élogel’éloge de mon frère qu'ellequ’elle appelait un Caton, un héros, je me sentais dispos a faire tout le mal qu'onqu’on semblait attendre de moi. Mon maître d'écritured’écriture, M. Després, à perruque de matelot, n'étaitn’était pas plus content de moi que mes parents; il me faisait copier éternellement, d'aprèsd’après un exemple de sa façon, ces deux vers que j'aij’ai pris en horreur, non à cause de la faute de langue qui s'ys’y trouve:
 
C'estC’est à vous mon esprit à qui je veux parler: Vous avez des défauts que je ne puis celer.
 
Il accompagnait ses réprimandes de coups de poing qu'ilqu’il me donnait dans le cou, en m'appelantm’appelant tête d'achôcred’achôcre; voulait-il dire achore? Je ne sais pas ce que c'estc’est qu'unequ’une tête d'achôcred’achôcre, mais je la tiens pour effroyable. Saint-Malo n'estn’est qu'unqu’un rocher. S'élevantS’élevant autrefois au milieu d'und’un marais salant, il devint une île par l'irruptionl’irruption de la mer qui, en 709, creusa le golfe et mit le mont Saint-Michel au milieu des flots. Aujourd'huiAujourd’hui, le rocher de Saint-Malo ne tient à la terre ferme que par une chaussée appelée poétiquement le Sillon. Le Sillon est assailli d'und’un côté par la pleine mer, de l'autrel’autre est lavé par le flux qui tourne pour entrer dans le port. Une tempête le détruisit presque entièrement en 1730. Pendant les heures de reflux, le port reste à sec, et à la bordure est et nord de la mer, se découvre une grève du plus beau sable. On peut faire alors le tour de mon nid paternel. Auprès et au loin, sont semés des rochers, des forts, des flots inhabités; le Fort-Royal, la Conchée, Cézembre et le Grand-Bé, où sera mon tombeau; j'avaisj’avais bien choisi sans le savoir: be, en breton, signifie tombe. Au bout du Sillon, planté d'und’un calvaire, on trouve une butte de sable au bord de la grande mer. Cette butte s'appelles’appelle la Hoguette; elle est surmontée d'und’un vieux gibet: les piliers nous servaient à jouer aux quatre coins; nous les disputions aux oiseaux de rivage. Ce n'étaitn’était cependant pas sans une sorte de terreur que nous nous arrêtions dans ce lieu. Là, se rencontrent aussi les Miels, dunes où pâturaient les moutons; à droite sont des prairies au bas du Paramé, le chemin de poste de Saint-Servan, le cimetière neuf, un calvaire et des moulins sur des buttes, comme ceux qui s'élèvents’élèvent sur le tombeau d'Achilled’Achille à l'entréel’entrée de l'Hellespontl’Hellespont.
 
VIE DE MA GRAND'MEREGRAND’MERE MATERNELLE ET DE SA SOEUR, A PLANCOUET. - MON ONCLE LE COMTE DE BEDEE A MONCHOIX. - RELEVEMENT DU VOEU DE MA NOURRICE.
 
Je touchais à ma septième année; ma mère me conduisit à Plancouet, afin d'êtred’être relevé du voeu de ma nourrice; nous descendîmes chez ma grand-mère. Si j'aij’ai vu le bonheur, c'étaitc’était certainement dans cette maison. Ma grand-mère occupait, dans la rue du Hameau de l'Abbayel’Abbaye, une maison dont les jardins descendaient en terrasse sur un vallon, au fond duquel on trouvait une fontaine entourée de saules. Madame de Bedée ne marchait plus, mais à cela près, elle n'avaitn’avait aucun des inconvénients de son âge: c'étaitc’était une agréable vieille, grasse, blanche, propre, l'airl’air grand, les manières belles et nobles, portant des robes à plis à l'antiquel’antique et une coiffe noire de dentelle, nouée sous le menton. Elle avait l'espritl’esprit orné, la conversation grave, l'humeurl’humeur sérieuse. Elle était soignée par sa soeur, mademoiselle de Boisteilleul, qui ne lui ressemblait que par la bonté. Celle-ci était une petite personne maigre, enjouée, causeuse, railleuse. Elle avait aimé un comte de Trémigon, lequel comte ayant dû l'épouserl’épouser, avait ensuite violé sa promesse. Ma tante s'étaits’était consolée en célébrant ses amours, car elle était poète. Je me souviens de l'avoirl’avoir souvent entendue chantonner en nasillant, lunettes sur le nez, tandis qu'ellequ’elle brodait pour sa soeur des manchettes à deux rangs, un apologue qui commençait ainsi:
 
Un épervier aimait une fauvette Et, ce dit-on, il en était aimé.
 
ce qui m'am’a paru toujours singulier pour un épervier. La chanson finissait par ce refrain:
 
Ah! Trémigon, la fable est-elle obscure? Ture lure.
 
Que de choses dans le monde finissent comme les amours de ma tante, ture lure ! Ma grand-mère se reposait sur sa soeur des soins de la maison. Elle dînait à onze heures du matin, faisait la sieste; à une heure elle se réveillait; on la portait au bas des terrasses du jardin, sous les saules de la fontaine, où elle tricotait, entourée de sa soeur, de ses enfants et petits-enfants. En ce temps-là, la vieillesse était une dignité; aujourd'huiaujourd’hui elle est une charge. A quatre heures, on reportait ma grand-mère dans son salon; Pierre, le domestique, mettait une table de jeu; mademoiselle de Boisteilleul frappait avec les pincettes contre la plaque de la cheminée, et quelques instants après, on voyait entrer trois autres vieilles filles qui sortaient de la maison voisine à l'appell’appel de ma tante. Ces trois soeurs se nommaient les demoiselles Vildéneux; filles d'und’un pauvre gentilhomme, au lieu de partager son mince héritage, elles en avaient joui en commun, ne s'étaients’étaient jamais quittées, n'étaientn’étaient jamais sorties de leur village paternel. Liées depuis leur enfance avec ma grand-mère, elles logeaient à sa porte et venaient tous les jours, au signal convenu dans la cheminée, faire la partie de quadrille de leur amie. Le jeu commençait; les bonnes dames se querellaient: c'étaitc’était le seul événement de leur vie, le seul moment où l'égalitél’égalité de leur humeur fût altérée. A huit heures, le souper ramenait la sérénité. Souvent mon oncle de Bedée, avec son fils et ses trois filles, assistait au souper de l'aïeulel’aïeule. Celle-ci faisait mille récits du vieux temps; mon oncle, à son tour, racontait la bataille de Fontenoy, où il s'étaits’était trouvé, et couronnait ses vanteries par des histoires un peu franches qui faisaient pâmer de rire les honnêtes demoiselles. A neuf heures, le souper fini, les domestiques entraient; on se mettait à genoux, et mademoiselle de Boisteilleul disait à haute voix la prière. A dix heures, tout dormait dans la maison, excepté ma grand-mère, qui se faisait faire la lecture par sa femme de chambre jusqu'àjusqu’à une heure du matin. Cette société, que j'aij’ai remarquée la première dans ma vie, est aussi la première qui ait disparu à mes yeux. J'aiJ’ai vu la mort entrer sous ce toit de paix et de bénédiction, le rendre peu a peu solitaire, fermer une chambre et puis une autre qui ne se rouvrait plus. J'aiJ’ai vu ma grand-mère forcée de renoncer à son quadrille, faute des partners accoutumés; j'aij’ai vu diminuer le nombre de ces constantes amies, jusqu'aujusqu’au jour où mon aïeule tomba la dernière. Elle et sa soeur s'étaients’étaient promis de s'entres’entre-appeler aussitôt que l'unel’une aurait devancé l'autrel’autre; elles se tinrent parole, et madame de Bedée ne survécut que peu de mois à mademoiselle de Boisteilleul. Je suis peut-être le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont existé. Vingt fois, depuis cette époque, j'aij’ai fait la même observation; vingt fois des sociétés se sont formées et dissoutes autour de moi. Cette impossibilité de durée et de longueur dans les liaisons humaines, cet oubli profond qui nous suit, cet invincible silence qui s'empares’empare de notre tombe et s'étends’étend de là sur notre maison, me ramènent sans cesse à la nécessité de l'isolementl’isolement. Toute main est bonne pour nous donner le verre d'eaud’eau dont nous pouvons avoir besoin dans la fièvre de la mort. Ah! qu'ellequ’elle ne nous soit pas trop chère! car comment abandonner sans désespoir la main que l'onl’on a couverte de baisers et que l'onl’on voudrait tenir éternellement sur son coeur? Le château du comte de Bedée était situé à une lieue de Plancouet, dans une position élevée et riante. Tout y respirait la joie; l'hilaritél’hilarité de mon oncle était inépuisable. Il avait trois filles, Caroline, Marie et Flore, et un fils, le comte de la Bouetardais, conseiller au Parlement, qui partageaient son épanouissement de coeur. Monchoix était rempli des cousins du voisinage; on faisait de la musique, on dansait, on chassait, on était en liesse du matin au soir. Ma tante, madame de Bedée, qui voyait mon oncle manger gaiement son fonds et son revenu, se fâchait assez justement; mais on ne l'écoutaitl’écoutait pas, et sa mauvaise humeur augmentait la bonne humeur de sa famille; d'autantd’autant que ma tante était elle-même sujette à bien des manies: elle avait toujours un grand chien de chasse hargneux couché dans son giron, et à sa suite un sanglier privé qui remplissait le château de ses grognements. Quand j'arrivaisj’arrivais de la maison paternelle, si sombre et si silencieuse, à cette maison de fêtes et de bruit, je me trouvais dans un véritable paradis. Ce contraste devint plus frappant, lorsque ma famille fut fixée à la campagne: passer de Combourg à Monchoix, c'étaitc’était passer du désert dans le monde, du donjon d'und’un baron du moyen âge à la villa d'und’un prince romain. Le jour de l'Ascensionl’Ascension de l'annéel’année 1775, je partis de chez ma grand-mère, avec ma mère, ma tante de Boisteilleul, mon oncle de Bedée et ses enfants, ma nourrice et mon frère de lait, pour Notre-Dame de Nazareth. J'avaisJ’avais une lévite blanche, des souliers, des gants, un chapeau blancs, et une ceinture de soie bleue. Nous montâmes à l'Abbayel’Abbaye à dix heures du matin. Le couvent, placé au bord du chemin, s'envieillissaits’envieillissait d'und’un quinconce d'ormesd’ormes du temps de Jean V de Bretagne. Du quinconce, on entrait dans le cimetière: le chrétien ne parvenait à l'églisel’église qu'àqu’à travers la région des sépulcres: c'estc’est par la mort qu'onqu’on arrive à la présence de Dieu. Déjà les religieux occupaient les stalles; l'autell’autel était illuminé d'uned’une multitude de cierges; des lampes descendaient des différentes voûtes: il y a dans les édifices gothiques des lointains et comme des horizons successifs.
 
Les massiers me vinrent prendre à la porte, en cérémonie, et me conduisirent dans le choeur. On y avait préparé trois sièges: je me plaçai dans celui du milieu; ma nourrice se mit à ma gauche; mon frère de lait à ma droite. La messe commença: à l'offertoirel’offertoire, le célébrant se tourna vers moi et lut des prières; après quoi on m'ôtam’ôta mes habits blancs, qui furent attachés en ex-voto au-dessous d'uned’une image de la Vierge. On me revêtit d'und’un habit couleur violette. Le prieur prononça un discours sur l'efficacitél’efficacité des voeux; il rappela l'histoirel’histoire du baron de Chateaubriand, passé dans l'Orientl’Orient avec saint Louis; il me dit que je visiterais peut-être aussi, dans la Palestine, cette Vierge de Nazareth, à qui je devais la vie par l'intercessionl’intercession des prières du pauvre, toujours puissantes auprès de Dieu. Ce moine, qui me racontait l'histoirel’histoire de ma famille, comme le grand-père de Dante lui faisait l'histoirel’histoire de ses aïeux, aurait pu aussi, comme Cacciaguida, y joindre la prédiction de mon exil.
 
Tu proverai si come sà di sale
Il pane altrui, e com'ècom’è duro calle
Lo scendere e'le’l salir per l'altruil’altrui scale.
E quel che più ti graverà le spalle,
Sarà la compagnie malvagia e scempia,
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Dis sua bestialitate il suo processo
Sarà la pruova: si ch'ach’a te sia bello
Averti fatta parte, per te stesso.
 
"Tu sauras combien le pain d'autruid’autrui a le goût du sel, combien est dur le degré du monter et du descendre de l'escalierl’escalier d'autruid’autrui. Et ce qui pèsera encore davantage sur tes épaules, sera la compagnie mauvaise et insensée avec laquelle tu tomberas et qui toute ingrate, toute folle, toute impie, se tournera contre toi... De sa stupidité sa conduite fera preuve: quant à toi il sera beau de t'êtret’être fait un parti de toi-même." Depuis l'exhortationl’exhortation du bénédictin, j'aij’ai toujours rêvé le pèlerinage de Jérusalem, et j'aij’ai fini par l'accomplirl’accomplir. J'aiJ’ai été consacré à la religion, la dépouille de mon innocence a reposé sur ses autels: ce ne sont pas mes vêtements qu'ilqu’il faudrait suspendre aujourd'huiaujourd’hui à ses temples, ce sont mes misères. On me ramena à Saint-Malo. Saint-Malo n'estn’est point l'Alethl’Aleth de la notitia imperii: Aleth était mieux placée par les Romains dans le faubourg Saint-Servan, au port militaire appelé Solidor, à l'embouchurel’embouchure de la Rance. En face d'Alethd’Aleth, était un rocher, est in conspectu Tenedos, non le refuge des perfides Grecs, mais la retraite de l'hermitel’hermite Aaron, qui, l'anl’an 507, établit dans cette île sa demeure; c'estc’est la date de la victoire de Clovis sur Alaric; l'unl’un fonda un petit couvent, l'autrel’autre une grande monarchie, édifices également tombés. Malo, en latin Maclovius, Macutus, Machutes, devenu en 541 évêque d'Alethd’Aleth, attiré qu'ilqu’il fut par la renommée d'Aarond’Aaron, le visita. Chapelain de l'oratoirel’oratoire de cet hermite, après la mort du saint, il éleva une église cénobiale, in proedio Machutis. Ce nom de Malo se communiqua à l'îlel’île, et ensuite à la ville Maclovium, Maclopolis. De saint Malo, premier évêque d'Alethd’Aleth, au bienheureux Jean surnommé de la Grille, sacré en 1140 et qui fit élever la cathédrale, on compte quarante-cinq évêques. Aleth étant déjà presque entièrement abandonnée, Jean de la Grille transféra le siège épiscopal de la ville romaine dans la ville bretonne qui croissait sur le rocher d'Aarond’Aaron. Saint-Malo eut beaucoup à souffrir dans les guerres qui survinrent entre les rois de France et d'Angleterred’Angleterre. Le comte de Richemont, depuis Henry VII d'Angleterred’Angleterre, en qui se terminèrent les démêlés de la Rose blanche et de la Rose rouge, fut conduit à Saint-Malo. Livré par le duc de Bretagne aux ambassadeurs de Richard, ceux-ci l'emmenaientl’emmenaient à Londres pour le faire mourir. Echappé à ses gardes, il se réfugia dans la cathédrale, Asylum quod in eâ urbe est inviolatissimum: ce droit d'asiled’asile remontait aux Druides, premiers prêtres de l'îlel’île d'Aarond’Aaron. Un évêque de Saint-Malo fut l'unl’un des trois favoris (les deux autres étaient Arthur de Montauban et Jean Hingaut) qui perdirent l'infortunél’infortuné Gilles de Bretagne: c'estc’est ce qu'onqu’on voit dans l'Histoirel’Histoire lamentable de Gilles, seigneur de Chateaubriand et de Chantocé, prince du sang de France et de Bretagne, étranglé en prison par les ministres du favori, le 24 avril 1450. Il y a une belle capitulation entre Henri IV et Saint-Malo: la ville traite de puissance à puissance, protège ceux qui se sont réfugiés dans ses murs, et demeure libre, par une ordonnance de Philibert de la Guiche, grand-maître de l'artilleriel’artillerie de France, de faire fondre cent pièces de canon. Rien ne ressemblait davantage à Vèmenise (au soleil et aux arts près) que cette petite république malouine par sa religion, ses richesses et sa chevalerie de mer. Elle appuya l'expéditionl’expédition de Charles-Quint en Afrique et secourut Louis XIII devant La Rochelle. Elle promenait son pavillon sur tous les flots, entretenait des relations avec Moka, Surate, Pondichéry, et une compagnie formée dans son sein explorait la mer du Sud. A compter du règne de Henri IV, ma ville natale se distingua par son dévouement et sa fidélité à la France. Les Anglais la bombardèrent en 1693; ils y lancèrent, le 29 novembre de cette année, une machine infernale, dans les débris de laquelle j'aij’ai souvent joué avec mes camarades. Ils la bombardèrent de nouveau en 1758. Les Malouins prêtèrent des sommes considérables à Louis XIV pendant la guerre de 1701: en reconnaissance de ce service, il leur confirma le privilège de se garder eux-mêmes; il voulut que l'équipagel’équipage du premier vaisseau de la marine royale fût exclusivement composé de matelots de Saint-Malo et de son territoire. En 1771, les Malouins renouvelèrent leur sacrifice et prêtèrent trente millions à Louis XV. Le fameux amiral Anson descendit à Cancale, en 1758, et brûla Saint-Servan. Dans le château de Saint-Malo, La Chalotais écrivit sur du linge, avec un cure-dents, de l'eaul’eau et de la suie, les mémoires qui firent tant de bruit et dont personne ne se souvient. Les événements effacent les événements; inscriptions gravées sur d'autresd’autres inscriptions, ils font des pages de l'histoirel’histoire des palimpsestes. Saint-Malo fournissait les meilleurs matelots de notre marine; on peut en voir le rôle général dans le volume in-fol., publié en 1682, sous ce titre: Rôle général des officiers, mariniers et matelots de Saint-Malo. Il y a une Coutume de Saint-Malo, imprimée dans le recueil du Coutumier général. Les archives de la ville sont assez riches en chartes utiles à l'histoirel’histoire et au droit maritime. Saint-Malo est la patrie de Jacques Cartier, le Christophe Colomb de la France, qui découvrit le Canada. Les Malouins ont encore signalé à l'autrel’autre extrémité de l'Amériquel’Amérique les îles qui portent leur nom: Iles Malouines. Saint-Malo est la ville natale de Duguay-Trouin, l'unl’un des plus grands hommes de mer qui aient paru; et de nos jours, elle a donné à la France Surcouf. Le célèbre Mahé de la Bourdonnais, gouverneur de l'Ilel’Ile-de-France, naquit à Saint-Malo, de même que Lamettrie, Maupertuis, l'abbél’abbé Trublet, dont Voltaire a ri: tout cela n'estn’est pas trop mal pour une enceinte qui n'égalen’égale pas celle du jardin des Tuileries. L'abbéL’abbé de Lamennais a laissé loin derrière lui ces petites illustrations littéraires de ma patrie: Broussais est également né à Saint-Malo, ainsi que mon noble ami, le comte de La Ferronnays. Enfin, pour ne rien omettre, je rappellerai les dogues qui formaient la garnison de Saint-Malo: ils descendaient de ces chiens fameux, enfants de régiment dans les Gaules, et qui, selon Strabon, livraient avec leurs maîtres des batailles rangées aux Romains. Albert le Grand, religieux de l'ordrel’ordre de saint Dominique, auteur aussi grave que le géographe grec, déclare qu'àqu’à Saint-Malo la garde d'uned’une place si importante était commise toutes les nuits à la fidélité de certains dogues qui faisaient bonne et sûre patrouille." Ils furent condamnés à la peine capitale pour avoir eu le malheur de manger inconsidérément les jambes d'und’un gentilhomme; ce qui a donné lieu de nos jours à la chanson: Bon voyage. On se moque de tout. On emprisonna les criminels; l'unl’un d'euxd’eux refusa de prendre la nourriture des mains de son gardien qui pleurait; le noble animal se laissa mourir de faim: les chiens, comme les hommes, sont punis de leur fidélité. Au surplus, le Capitole était, de même que ma Délos, gardé par des chiens, lesquels n'aboyaientn’aboyaient pas lorsque Scipion l'Africainl’Africain venait à l'aubel’aube faire sa prière. Enclos de murs de diverses époques qui se divisent en grands et petits, et sur lesquels on se promène, Saint-Malo est encore défendu par le château dont j'aij’ai parlé, et qu'augmentaqu’augmenta de tours, de bastions et de fossés, la duchesse Anne. Vue du dehors, la cité insulaire ressemble à une citadelle de granit. C'estC’est sur la grève de la pleine mer, entre le château et le Fort Royal, que se rassemblent les enfants; c'estc’est là que j'aij’ai été élevé, compagnon des flots et des vents. Un des premiers plaisirs que j'aiej’aie goûtés était de lutter contre les orages, de me jouer avec les vagues qui se retiraient devant moi, ou couraient après moi sur la rive. Un autre divertissement était de construire avec l'arènel’arène de la plage, des monuments que mes camarades appelaient des fours. Depuis cette époque, j'aij’ai souvent vu bâtir pour l'éternitél’éternité des châteaux plus vite écroulés que mes palais de sable. Mon sort étant irrévocablement fixé, on me livra à une enfance oisive. Quelques notions de dessin, de langue anglaise, d'hydrographied’hydrographie et de mathématiques, parurent plus que suffisantes à l'éducationl’éducation d'und’un garçonnet destiné d'avanced’avance à la rude vie d'und’un marin. Je croissais sans étude dans ma famille; nous n'habitionsn’habitions plus la maison où j'étaisj’étais né: ma mère occupait un hôtel, place Saint-Vincent, presqu'enpresqu’en face de la porte qui communique au Sillon. Les polissons de la ville étaient devenus mes plus chers amis: j'enj’en remplissais la cour et les escaliers de la maison. Je leur ressemblais en tout; je parlais leur langage; j'avaisj’avais leur façon et leur allure; j'étaisj’étais vêtu comme eux, déboutonné et débraillé comme eux; mes chemises tombaient en loques, je n'avaisn’avais jamais une paire de bas qui ne fût largement trouée; je traînais de méchants souliers éculés, qui sortaient à chaque pas de mes pieds; je perdais souvent mon chapeau et quelquefois mon habit. J'avaisJ’avais le visage barbouillé, égratigné, meurtri, les mains noires. Ma figure était si étrange, que ma mère, au milieu de sa colère, ne se pouvait empêcher de rire et de s'écriers’écrier: "Qu'ilQu’il est laid!" J'aimaisJ’aimais pourtant et j'aij’ai toujours aimé la propreté, même l'élégancel’élégance. La nuit, j'essayaisj’essayais de raccommoder mes lambeaux; la bonne Villeneuve et ma Lucile m'aidaientm’aidaient à réparer ma toilette, afin de m'épargnerm’épargner des pénitences et des gronderies, mais leur rapiécetage ne servait qu'àqu’à rendre mon accoutrement plus bizarre. J'étaisJ’étais surtout désolé, quand je paraissais déguenillé au milieu des enfants, fiers de leurs habits neufs et de leur braverie. Mes compatriotes avaient quelque chose d'étrangerd’étranger, qui rappelait l'Espagnel’Espagne. Des familles malouines étaient établies à Cadix; des familles de Cadix résidaient à Saint-Malo. La position insulaire, la chaussée, l'architecturel’architecture, les maisons, les citernes, les murailles de granit de Saint-Malo, lui donnent un air de ressemblance avec Cadix: quand j'aij’ai vu la dernière ville, je me suis souvenu de la première. Enfermés le soir sous la même clef dans leur cité, les Malouins ne composaient qu'unequ’une famille. Les moeurs étaient si candides que de jeunes femmes qui faisaient venir des rubans et des gazes de Paris, passaient pour des mondaines dont leurs compagnes effarouchées se séparaient. Une faiblesse était une chose inouïe: une comtesse d'Abbevilled’Abbeville ayant été soupçonnée, il en résulta une complainte que l'onl’on chantait en se signant. Cependant le poète, fidèle, malgré lui, aux traditions des troubadours, prenait parti contre le mari qu'ilqu’il appelait un monstre barbare.
 
Certains jours de l'annéel’année, les habitants de la ville et de la campagne se rencontraient à des foires appelées assemblées, qui se tenaient dans les îles et sur des forts autour de Saint-Malo; ils s'ys’y rendaient à pied quand la mer était basse, en bateau lorsqu'ellelorsqu’elle était haute. La multitude de matelots et de paysans; les charrettes entoilées; les caravanes de chevaux, d'ânesd’ânes et de mulets; le concours des marchands; les tentes plantées sur le rivage; les processions de moines et de confréries qui serpentaient avec leurs bannières et leurs croix au milieu de la foule; les chaloupes allant et venant à la rame ou à la voile; les vaisseaux entrant au port, ou mouillant en rade; les salves d'artilleried’artillerie, le branle des cloches, tout contribuait à répandre dans ces réunions le bruit, le mouvement et la variété. J'étaisJ’étais le seul témoin de ces fêtes qui n'enn’en partageât pas la joie. J'yJ’y paraissais sans argent pour acheter des jouets et des gâteaux. Evitant le mépris qui s'attaches’attache à la mauvaise fortune, je m'asseyaism’asseyais loin de la foule, auprès de ces flaques d'eaud’eau que la mer entretient et renouvelle dans les concavités des rochers. Là, je m'amusaism’amusais à voir voler les pingouins et les mouettes, à béer aux lointains bleuâtres, à ramasser des coquillages, à écouter le refrain des vagues parmi les écueils. Le soir au logis, je n'étaisn’étais guère plus heureux; j'avaisj’avais une répugnance pour certains mets: on me forçait d'end’en manger. J'imploraisJ’implorais des yeux La France qui m'enlevaitm’enlevait adroitement mon assiette, quand mon père tournait la tête. Pour le feu, même rigueur: il ne m'étaitm’était pas permis d'approcherd’approcher de la cheminée. Il y a loin de ces parents sévères aux gâte-enfants d'aujourd'huid’aujourd’hui. Mais si j'avaisj’avais des peines qui sont inconnues de l'enfancel’enfance nouvelle, j'avaisj’avais aussi quelques plaisirs qu'ellequ’elle ignore. On ne sait plus ce que c'estc’est que ces solennités de religion et de famille où la patrie entière et le Dieu de cette patrie avaient l'airl’air de se réjouir; Noël, le premier de l'anl’an, les Rois, Pâques, la Pentecôte, la Saint-Jean étaient pour moi des jours de prospérité. Peut-être l'influencel’influence de mon rocher natal a-t-elle agi sur mes sentiments et sur mes études. Dès l'annéel’année 1015, les Malouins firent voeu d'allerd’aller à bâtir de leurs mains et de leurs moyens les clochers de la cathédrale de Chartres: n'ain’ai-je pas aussi travaillé de mes mains à relever la flèche abattue de la vieille basilique chrétienne? "Le soleil, dit le père Maunoir, n'an’a jamais éclairé canton où aurait paru une plus constante et invariable fidélité dans la vraie foi, que la Bretagne. Il y a treize siècles, qu'aucunequ’aucune infidélité n'an’a souillé la langue qui a servi d'organed’organe pour prêcher Jésus-Christ, et il est à naître qui ait vu Breton bretonnant prêcher autre religion que la catholique." Durant les jours de fête que je viens de rappeler, j'étaisj’étais conduit en station avec mes soeurs aux divers sanctuaires de la ville, à la chapelle de Saint-Aaron, au couvent de la Victoire; mon oreille était frappée de la douce voix de quelques femmes invisibles: l'harmoniel’harmonie de leurs cantiques se mêlait aux mugissements des flots. Lorsque, dans l'hiverl’hiver, à l'heurel’heure du salut, la cathédrale se remplissait de la foule; que de vieux matelots à genoux, de jeunes femmes et des enfants lisaient, avec de petites bougies, dans leurs heures; que la multitude, au moment de la bénédiction, répétait en choeur le Tantum ergo; que dans l'intervallel’intervalle de ces chants, les rafales de Noêl frôlaient les vitraux de la basilique, ébranlaient les voûtes de cette nef que fit résonner la mâle poitrine de Jacques Cartier et de Duguay-Trouin, j'éprouvaisj’éprouvais un sentiment extraordinaire de religion. Je n'avaisn’avais pas besoin que la Villeneuve me dit de joindre les mains pour invoquer Dieu par tous les noms que ma mère m'avaitm’avait appris; je voyais les cieux ouverts, les anges offrant notre encens et nos voeux; je courbais mon front: il n'étaitn’était point encore chargé de ces ennuis qui pèsent si horriblement sur nous, qu'onqu’on est tenté de ne plus relever la tête lorsqu'onlorsqu’on l'al’a inclinée au pied des autels. Tel marin, au sortir de ces pompés, s'embarquaits’embarquait tout fortifié contre la nuit, tandis que tel autre rentrait au port en se dirigeant sur le dôme éclairé de l'églisel’église: ainsi la religion et les périls étaient continuellement en présence, et leurs images se présentaient inséparables à ma pensée. A peine étais-je né, que j'ouïsj’ouïs parler de mourir le soir, un homme allait avec une sonnette de rue en rue, avertissant les chrétiens de prier pour un de leurs frères décédé. Presque tous les ans, des vaisseaux se perdaient sous mes yeux et, lorsque je m'ébattaism’ébattais le long des grèves, la mer roulait à mes pieds les cadavres d'hommesd’hommes étrangers, expirés loin de leur patrie. Madame de Chateaubriand me disait comme sainte Monique disait à son fils: Nihil longe est a Deo: "Rien n'estn’est loin de Dieu." On avait confié mon éducation à la Providence: elle ne m'épargnaitm’épargnait pas les leçons.
 
Voué à la Vierge, je connaissais et j'aimaisj’aimais ma protectrice que je confondais avec mon ange gardien: son image, qui avait coûté un demi-sou à la bonne Villeneuve, était attachée, avec quatre épingles, à la tête de mon lit. J'auraisJ’aurais dû vivre dans ces temps où l'onl’on disait à Marie: "Doulce Dame du ciel et de la terre, mère de pitié, fontaine de tous biens, qui portastes Jésus-Christ en vos prétieulx flancz, belle très-doulce Dame, je vous mercye et vous prye." La première chose que j'aij’ai sue par coeur, est un cantique de matelot commençait ainsi:
 
Je mets ma confiance,
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De la plus sainte mort.
 
J'aiJ’ai entendu depuis chanter ce cantique dans un naufrage. Je répète encore aujourd'huiaujourd’hui ces méchantes rimes avec autant de plaisir que des vers d'Homèred’Homère; une madone coiffée d'uned’une couronne gothique, vêtue d'uned’une robe de soie bleue, garnie d'uned’une frange d'argentd’argent, m'inspirem’inspire plus de dévotion qu'unequ’une vierge de Raphaël. Du moins, si cette pacifique Etoile des mers avait pu calmer les troubles de ma vie! mais je devais être agité, morne dans mon enfance; comme le dattier de l'Arabel’Arabe, à peine ma tige était sortie du rocher qu'ellequ’elle fut battue du vent.
 
La Vallée-aux-Loups, juin 1812.
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GESRIL. - HERVINE MAGON. - COMBAT CONTRE LES DEUX MOUSSES.
 
J'aiJ’ai dit que ma révolte prématurée contre les maîtresses de Lucile commença ma mauvaise renommée; un camarade l'acheval’acheva. Mon oncle, M. de Chateaubriand du Plessis, établi à Saint-Malo comme son frère, avait, comme lui, quatre filles et deux garçons. De mes deux cousins (Pierre et Armand), qui formaient d'abordd’abord ma société, Pierre devint page de la Reine, Armand fut envoyé au collège comme destiné à l'étatl’état ecclésiastique. Pierre au sortit des pages, entra dans la marine et se noya à la côte d'Afriqued’Afrique. Armand, longtemps enfermé au collège, quitta la France en 1790, servit pendant toute l'émigrationl’émigration, fit intrépidemment dans une chaloupe vingt voyages à la côte de Bretagne, et vint enfin mourir pour le Roi à la plaine de Grenelle, le Vèmendredi-Saint de l'annéel’année 1810, ainsi que je l'ail’ai déjà dit, et que je le répéterai encore en racontant sa catastrophe. Privé de la société de mes deux cousins, je la remplaçai par une liaison nouvelle. Au second étage de l'hôtell’hôtel que nous habitions, demeurait un gentilhomme nommé Gesril: il avait un fils et deux filles. Ce fils était élevé autrement que moi; enfant gâté, ce qu'ilqu’il faisait était trouvé charmant: il ne se plaisait qu'àqu’à se battre, et surtout qu'àqu’à exciter des querelles dont il s'établissaits’établissait le juge. Jouant des tours perfides aux bonnes qui menaient promener les enfants, il n'étaitn’était bruit que de ses espiègleries que l'onl’on transformait en crimes noirs. Le père riait de tout, et Joson n'enn’en était que plus chéri. Gesril devint mon intime ami et prit sur moi un ascendant incroyable: je profitai sous un tel maître, quoique mon caractère fût entièrement l'opposél’opposé du sien. J'aimaisJ’aimais les jeux solitaires, je ne cherchais querelle à personne: Gesril était fou des plaisirs de cohue, et jubilait au milieu des bagarres d'enfantsd’enfants. Quand quelque polisson me parlait, Gesril me disait: "Tu le souffres?" A ce mot je croyais mon honneur compromis et je sautais aux yeux du téméraire; la taille et l'âgel’âge n'yn’y faisaient rien. Spectateur du combat, mon ami applaudissait à mon courage, mais ne faisait rien pour me servir. Quelquefois il levait une armée de tous les sautereaux qu'ilqu’il rencontrait, divisait ses conscrits en deux bandes, et nous escarmouchions sur la plage à coups de pierres. Un autre jeu, inventé par Gesril, paraissait encore plus dangereux: lorsque la mer était haute et qu'ilqu’il y avait tempête, la vague, fouettée au pied du château du côté de la grande grève, jaillissait jusqu'auxjusqu’aux grandes tours. A vingt pieds d'élévationd’élévation au-dessus de la base d'uned’une de ces tours, régnait un parapet en granit, étroit, glissant, incliné, par lequel on communiquait au ravelin qui défendait le fossé: il s'agissaits’agissait de saisir l'instantl’instant entre deux vagues, de franchir l'endroitl’endroit périlleux avant que le flot se brisât et couvrit la tour. Voici venir une montagne d'eaud’eau qui s'avançaits’avançait en mugissant, laquelle, si vous tardiez d'uned’une minute, pouvait, ou vous entraîner, ou vous écraser contre le mur. Pas un de nous ne se refusait à l'aventurel’aventure, mais j'aij’ai vu des enfants pâlir avant de la tenter. Ce penchant à pousser les autres à des rencontres, dont il restait spectateur, induirait à penser que Gesril ne montra pas dans la suite un caractère fort généreux: c'estc’est lui néanmoins qui, sur un plus petit théâtre, a peut-être effacé l'héroïsmel’héroïsme de Régulus; il n'an’a manqué à sa gloire que Rome et Tite-Live. Devenu officier de marine, il fut pris à l'affairel’affaire de Quiberon; l'actionl’action finie et les Anglais continuant de canonner l'arméel’armée républicaine, Gesril se jette à la nage, s'approches’approche des vaisseaux, dit aux Anglais de cesser le feu, leur annonce le malheur et la capitulation des émigrés. On le voulut sauver en lui filant une corde et le conjurant de, monter à bord: "Je suis prisonnier sur parole," s'écries’écrie-t-il du milieu des flots et il retourne à terre à la nage: il fut fusillé avec Sombreuil et ses compagnons. Gesril a été mon premier ami; tous deux mal jugés dans notre enfance, nous nous liâmes par l'instinctl’instinct de ce que nous pouvions valoir un jour. Deux aventures mirent fin à cette première partie de mon histoire, et produisirent un changement notable dans le système de mon éducation. Nous étions un dimanche sur la grève, à l'éventaill’éventail de la porte Saint-Thomas et le long du Sillon, de gros pieux enfoncés dans le sable protègent les murs contre la houle. Nous grimpions ordinairement au haut de ces pieux pour voir passer au-dessous de nous les premières ondulations du flux. Les places étaient prises comme de coutume; plusieurs petites filles se mêlaient aux petits garçons. J'étaisJ’étais le plus en pointe vers la mer, n'ayantn’ayant devant moi qu'unequ’une jolie mignonne, Hervine Magon, qui riait de plaisir et pleurait de peur. Gesril se trouvait à l'autrel’autre bout du côté de la terre. Le flot arrivait, il faisait du vent; déjà les bonnes et les domestiques criaient: "Descendez, Mademoiselle! descendez, Monsieur!" Gesril attend une grosse lame: lorsqu'ellelorsqu’elle s'engouffres’engouffre entre les pilotis, il pousse l'enfantl’enfant assis auprès de lui; celui-là se renverse sur un autre; celui-ci sur un autre: toute la file s'abats’abat comme des moines de cartes, mais chacun est retenu par son voisin; il n'yn’y eut que la petite fille de l'extrémitél’extrémité de la ligne sur laquelle je chavirai qui, n'étantn’étant appuyée par personne, tomba. Le jusant l'entraînel’entraîne; aussitôt mille cris, toutes les bonnes retroussant leurs robes et tripotant dans la mer, chacune saisissant son marmot et lui donnant une tape. Hervine fut repêchée; mais elle déclara que François l'avaitl’avait jetée bas. Les bonnes fondent sur moi; je leur échappe; je cours me barricader dans la cave de la maison: l'arméel’armée femelle me pourchasse. Ma mère et mon père étaient heureusement sortis. La Villeneuve défend vaillamment la porte et soufflette l'avantl’avant-garde ennemie. Le véritable auteur du mal, Gesril, me prête secours: il monte chez lui, et avec ses deux soeurs jette par les fenêtres des potées d'eaud’eau et des pommes cuites aux assaillantes. Elles levèrent le siège à l'entréel’entrée de la nuit; mais cette nouvelle se répandit dans la ville, et le chevalier de Chateaubriand, âgé de neuf ans, passa pour un homme atroce, un reste de ces pirates dont saint Aaron avait purgé son rocher. Voici l'autrel’autre aventure:
 
J'allaisJ’allais avec Gesril à Saint-Servan, faubourg séparé de Saint-Malo par le port marchand. Pour y arriver à basse mer, on franchit des courants d'eaud’eau sur des ponts étroits de pierres plates, que recouvre la marée montante. Les domestiques qui nous accompagnaient, étaient restés assez loin derrière nous. Nous apercevons à l'extrémitél’extrémité d'und’un de ces ponts deux mousses qui venaient à notre rencontre; Gesril me dit: "Laisserons-nous passer ces gueux-là?" et aussitôt il leur crie: "A l'eaul’eau, canards!" Ceux-ci, en qualité de mousses, n'entendantn’entendant pas raillerie, avancent; Gesril recule; nous nous plaçons au bout du pont, et saisissant des galets, nous les jetons à la tête des mousses. Ils fondent sur nous, nous obligent à lâcher pied, s'arments’arment eux-mêmes de cailloux, et nous mènent battant jusqu'àjusqu’à notre corps de réserve, c'estc’est-à-dire jusqu'àjusqu’à nos domestiques. Je ne fus pas comme Horatius frappé à l'oeill’oeil: une pierre m'atteignitm’atteignit si rudement que mon oreille gauche, à moitié détachée, tombait sur mon épaule. Je ne pensai point à mon mal, mais à mon retour. Quand mon ami rapportait de ses courses un oeil poché, un habit déchiré, il était plaint, caressé, choyé, rhabillé: en pareil cas, j'étaisj’étais mis en pénitence. Le coup que j'avaisj’avais reçu était dangereux, mais jamais La France ne me put persuader de rentrer, tant j'étaisj’étais effrayé. Je m'allaim’allai cacher au second étage de la maison, chez Gesril, qui m'entortillam’entortilla la tête d'uned’une serviette. Cette serviette le mit en train: elle lui représenta une mitre; il me transforma en évêque, et me fit chanter la grand'messegrand’messe avec lui et ses soeurs jusqu'àjusqu’à l'heurel’heure du souper. Le pontife fut alors obligé de descendre: le coeur me battait. Surpris de ma figure débiffée et barbouillée de sang, mon père ne dit pas un mot; ma mère poussa un cri; La France conta mon cas piteux, en m'excusantm’excusant; je n'enn’en fus pas moins rabroué. On pansa mon oreille, et monsieur et madame de Chateaubriand résolurent de me séparer de Gesril le plus tôt possible. Je ne sais si ce ne fut point cette année que le comte d'Artoisd’Artois vint à Saint-Malo: on lui donna le spectacle d'und’un combat naval. Du haut du bastion de la poudrière, je vis le jeune prince dans la foule au bord de la mer: dans son éclat et dans mon obscurité, que de destinées inconnues! Ainsi, sauf erreur de mémoire, Saint-Malo n'auraitn’aurait vu que deux rois de France, Charles IX et Charles X. Voilà le tableau de ma première enfance. J'ignoreJ’ignore si la dure éducation que je reçus est bonne en principe, mais elle fut adoptée de mes proches sans dessein et par une suite naturelle de leur humeur. Ce qu'ilqu’il y a de sûr, c'estc’est qu'ellequ’elle a rendu mes idées moins semblables à celles des autres hommes; ce qu'ilqu’il y a de plus sûr encore, c'estc’est qu'ellequ’elle a imprimé à mes sentiments un caractère de mélancolie née chez moi de l'habitudel’habitude de souffrir à l'âgel’âge de la faiblesse, de l'imprévoyancel’imprévoyance et de la joie. Dira-t-on que cette manière de m'éleverm’élever m'auraitm’aurait pu conduire à détester les auteurs de mes jours? Nullement; le souvenir de leur rigueur m'estm’est presque agréable; j'estimej’estime et honore leurs grandes qualités. Quand mon père mourut, mes camarades au régiment de Navarre furent témoins de mes regrets. C'estC’est de ma mère que je tiens la consolation de ma vie, puisque c'estc’est d'elled’elle que je tiens ma religion; je recueillais les vérités chrétiennes qui sortaient de sa bouche, comme Pierre de Langres étudiait la nuit dans une église, à la lueur de la lampe qui brûlait devant le Saint Sacrement.
 
Aurait-on mieux développé mon intelligence en me jetant plus tôt dans l'étudel’étude? J'enJ’en doute: ces flots, ces vents, cette solitude qui furent mes premiers maîtres, convenaient peut-être mieux à mes dispositions natives; peut-être dois-je à ces instituteurs sauvages quelques vertus que j'auraisj’aurais ignorées. La vérité est qu'aucunqu’aucun système d'éducationd’éducation n'estn’est en soi préférable à un autre système: les enfants aiment-ils mieux leurs parents aujourd'huiaujourd’hui qu'ilsqu’ils les tutoyent et ne les craignent plus? Gesril était gâté dans la maison où j'étaisj’étais gourmandé: nous avons été tous deux d'honnêtesd’honnêtes gens et des fils tendres et respectueux. Telle chose que vous croyez mauvaise, met en valeur les talents de votre enfant; telle chose qui vous semble bonne, étoufferait ces mêmes talents. Dieu fait bien ce qu'ilqu’il fait: c'estc’est la Providence qui nous dirige, lorsqu'ellelorsqu’elle nous destine à jouer un rôle sur la scène du monde.
 
Dieppe, septembre 1812.
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BILLET DE M. PASQUIER. - DIEPPE. - CHANGEMENT DE MON EDUCATION. - PRINTEMPS EN BRETAGNE. - FORET HISTORIQUE. - CAMPAGNES PELAGIENNES. - COUCHER DE LA LUNE SUR LA MER
 
Le 4 septembre 1812. J'aiJ’ai reçu ce billet de M. Pasquier préfet de police:
 
CABINET DU PREFET.
 
"M. le préfet de police invite M. de Chateaubriand à prendre la peine de passer à son cabinet, soit aujourd'huiaujourd’hui sur les quatre heures de l'aprèsl’après-midi, soit demain à neuf heures du matin." C'étaitC’était un ordre de m'éloignerm’éloigner de Paris que M. le préfet de police voulait me signifier. Je me suis retiré à Dieppe, qui porta d'abordd’abord le nom de Bertheville, et fut ensuite appelé Dieppe, il y a déjà plus de quatre cents ans, du mot anglais deep, profond (mouillage). En 1788, je tins garnison ici avec le second bataillon de mon régiment: habiter cette ville, de brique dans ses maisons, d'ivoired’ivoire dans ses boutiques, cette ville à rues propres et à belle lumière, c'étaitc’était me réfugier auprès de ma jeunesse. Quand je me promenais, je rencontrais les ruines du château d'Arquesd’Arques, que mille débris accompagnent. On n'an’a point oublié que Dieppe fut la patrie de Duquesne. Lorsque je restais chez moi, j'avaisj’avais pour spectacle la mer; de la table où j'étaisj’étais assis, je contemplais cette mer qui m'am’a vu naître, et qui baigne les côtes de la Grande-Bretagne, où j'aij’ai subi un si long exil: mes regards parcouraient les vagues qui me portèrent en Amérique, me rejetèrent en Europe et me reportèrent aux rivages de l'Afriquel’Afrique et de l'Asiel’Asie. Salut, ô mer, mon berceau et mon image! Je te veux raconter la suite de mon histoire: si je mens, tes flots, mêlés à tous mes jours, m'accuserontm’accuseront d'impostured’imposture chez les hommes à venir. Ma mère n'avaitn’avait cessé de désirer qu'onqu’on me donnât une éducation classique. L'étatL’état de marin auquel on me destinait "ne serait peut-être pas de mon goût" disait-elle; il lui semblait bon à tout événement de me rendre capable de suivre une autre carrière. Sa piété la portait à souhaiter que je me décidasse pour l'Eglisel’Eglise. Elle proposa donc de me mettre dans un collège où j'apprendraisj’apprendrais les mathématiques, le dessin, les armes et la langue anglaise; elle ne parla point du grec et du latin, de peur d'effaroucherd’effaroucher mon père; mais elle me les comptait faire enseigner, d'abordd’abord en secret, ensuite à découvert lorsque j'auraisj’aurais fait des progrès. Mon père agréa la proposition: il fut convenu que j'entreraisj’entrerais au collège de Dol. Cette ville eut la préférence, parce qu'ellequ’elle se trouvait sur la route de Saint-Malo à Combourg. Pendant l'hiverl’hiver très-froid qui précéda ma réclusion scolaire, le feu prit à l'hôtell’hôtel où nous demeurions: je fus sauvé par ma soeur aînée, qui m'emportam’emporta à travers les flammes.
 
M. de Chateaubriand, retiré dans son château, appela sa femme auprès de lui: il le fallut rejoindre au printemps. Le printemps, en Bretagne, est plus doux qu'auxqu’aux environs de Paris, et fleurit trois semaines plus tôt. Les cinq oiseaux qui l'annoncentl’annoncent, l'hirondellel’hirondelle, le loriot, le coucou, la caille et le rossignol arrivent avec des bases qui hébergent dans les golfes de la péninsule armoricaine. La terre se couvre de marguerites, de pensées, de jonquilles, de narcisses, d'hyacinthesd’hyacinthes, de renoncules, d'anémonésd’anémonés, comme les espaces abandonnés qui environnent Saint-Jean-de-Latran et Sainte-Croix-de-Jérusalem, à Rome. Des clairières se panachent d'élégantesd’élégantes et hautes fougères; des champs de genêts et d'ajoncsd’ajoncs resplendissent de leurs fleurs qu'onqu’on prendrait pour des papillons d'ord’or. Les haies, au long desquelles abondent la fraise, la framboise et la violette, sont décorées d'aubépinesd’aubépines, de chèvrefeuille, de ronces dont les rejets bruns et courbés portent des feuilles et des fruits magnifiques. Tout fourmille d'abeillesd’abeilles et d'oiseauxd’oiseaux; les essaims et les nids arrêtent les enfants à chaque pas. Dans certains abris, le myrte et le laurier-rose croissent en pleine terre, comme en Grèce; la figue mûrit comme en Provence; chaque pommier, avec ses fleurs carminées, ressemble à un gros bouquet de fiancée de village. Au douzième siècle, les cantons de Fougères, Rennes, Bécherel, Dinan, Saint-Malo et Dol, étaient occupés par la forêt de Brécheliant; elle avait servi de champ de bataille aux Francs et aux peuples de la Dommonée. Wace raconte qu'onqu’on y voyait l'hommel’homme sauvage, la fontaine de Berenton et un bassin d'ord’or. Un document historique du quinzième siècle, les Usements et coutumes de la forêt de Brécilien, confirme le roman de Rou: elle est, disent les Usements, de grande et spacieuse étendue; "il y a quatre châteaux, fort grand nombre de beaux étangs, belles "chasses où n'habitentn’habitent aucunes bêtes vénéneuses, ni nulles mouches deux cents futaies, autant de fontaines nommément la fontaine de Belenton, auprès de laquelle le chevalier Pontus fit ses armes." Aujourd'huiAujourd’hui, le pays conserve des traits de son origine entrecoupé de fossés boisés, il a de loin l'airl’air d'uned’une forêt et rappelle l'Angleterrel’Angleterre: c'étaitc’était le séjour des fées, et vous allez voir qu'enqu’en effet j'yj’y ai rencontré une sylphide. Des vallons étroits sont arrosés par de petites rivières non navigables. Ces vallons sont séparés par des landes et par des futaies à cépées de houx. Sur les côtes, se succèdent phares, vigies, dolmens, constructions romaines, ruines de châteaux du moyen âge, clochers de la renaissance: la mer borde le tout. Pline dit de la Bretagne: Péninsule spectatrice de l'Océanl’Océan. Entre la mer et la terre s'étendents’étendent des campagnes pélagiennes, frontières indécises des deux éléments: l'alouettel’alouette de champ y vole avec l'alouettel’alouette marine; la charrue et la barque à un jet de pierre l'unel’une de l'autrel’autre sillonnent la terre et l'eaul’eau. Le navigateur et le berger s'empruntents’empruntent mutuellement leur langue: le matelot dit les vagues moutonnent, le pâtre dit des flottes de moutons. Des sables de diverses couleurs, des bancs variés de coquillages, des varecs, des franges d'uned’une écume argentée, dessinent la lisière blonde ou verte des blés. Je ne sais plus dans quelle île de la Méditerrannée, j'aij’ai vu un bas-relief représentant les Néréides attachant des festons au bas de la robe de Cérès. Mais ce qu'ilqu’il faut admirer en Bretagne, c'estc’est la lune se levant sur la terre et se couchant sur la mer. Etablie par Dieu gouvernante de l'abîmel’abîme, la lune a ses nuages, ses vapeurs, ses rayons, ses ombres portées comme le soleil; mais comme lui, elle ne se retire pas solitaire; un cortège d'étoilesd’étoiles l'accompagnel’accompagne. A mesure que sur mon rivage natal elle descend au bout du ciel, elle accroît son silence qu'ellequ’elle communique à la mer; bientôt elle tombe à l'horizonl’horizon, l'intersectel’intersecte, ne montre plus que la moitié de son front qui s'assoupits’assoupit, s'inclines’incline et disparaît dans la molle intumescence des vagues. Les astres voisins de leur reine, avant de plonger à sa suite, semblent s'arrêters’arrêter, suspendus à la cime des flots. La lune n'estn’est pas plus tôt couchée, qu'unqu’un souffle venant du large brise l'imagel’image des constellations, comme on éteint les flambeaux après une solennité.
 
DEPART POUR COMBOURG. - DESCRIPTION DU CHATEAU.
 
Je devais suivre mes soeurs jusqu'àjusqu’à Combourg: nous nous mîmes en route dans la première quinzaine de mai. Nous sortîmes de Saint-Malo au lever du soleil, ma mère, mes quatre soeurs et moi, dans une énorme berline à l'antiquel’antique, panneaux surdorés, marchepieds en dehors, glands de pourpre aux quatre coins de l'impérialel’impériale. Huit chevaux parés comme les mulets en Espagne, sonnettes au cou, grelots aux brides, housses et franges de laine de diverses couleurs, nous traînaient. Tandis que ma mère soupirait, mes soeurs parlaient à perdre haleine, je regardais de mes deux yeux, j'écoutaisj’écoutais de mes deux oreilles, je m'émerveillaism’émerveillais à chaque tour de roue: premier pas d'und’un Juif errant qui ne se devait plus arrêter. Encore si l'hommel’homme ne faisait que changer de lieux! mais ses jours et son coeur changent. Nos chevaux reposèrent à un village de pêcheurs sur la grève de Cancale. Nous traversâmes ensuite les marais et la fiévreuse ville de Dol: passant devant la porte du collège où j'allaisj’allais bientôt revenir, nous nous enfonçâmes dans l'intérieurl’intérieur du pays. Durant quatre mortelles lieues, nous n'aperçûmesn’aperçûmes que des bruyères guirlandées de bois, des friches à peine écrêtées, des semailles de blé noir, court et pauvre, et d'indigentesd’indigentes avénières. Des charbonniers conduisaient des files de petits chevaux à crinière pendante et mêlée; des paysans à sayons de peau de bique, à cheveux longs, pressaient des boeufs maigres avec des cris aigus et marchaient à la queue d'uned’une lourde charrue, comme des faunes labourant. Enfin nous découvrîmes une vallée au fond de laquelle s'élevaits’élevait, non loin d'und’un étang, la flèche de l'églisel’église d'uned’une bourgade; les tours d'und’un château féodal montaient dans les arbres d'uned’une futaie éclairée par le soleil couchant. J'aiJ’ai été obligé de m'arrêterm’arrêter: mon coeur battait au point de repousser la table sur laquelle j'écrisj’écris. Les souvenirs qui se réveillent dans ma mémoire m'accablentm’accablent de leur force et de leur multitude et pourtant, que sont-ils pour le reste du monde? Descendus de la colline, nous guéàmes un ruisseau; après avoir cheminé une demi-heure, nous quittâmes la grande route, et la voiture roula au bord d'und’un quinconce, dans une allée de charmilles dont les cîmes s'entrelaçaients’entrelaçaient au-dessus de nos têtes: je me souviens encore du moment où j'entraij’entrai sous cet ombrage et de la joie effrayée que j'éprouvaij’éprouvai. En sortant de l'obscuritél’obscurité du bois, nous franchîmes une avant-cour plantée de noyers, attenante au jardin et à la maison du régisseur; de là nous débouchâmes par une porte bâtie dans une cour de gazon, appelée la Cour verte. A droite étaient de longues écuries et un bouquet de marronniers; à gauche, un autre bouquet de marronniers. Au fond de la cour, dont le terrain s'élevaits’élevait insensiblement, le château se montrait entre deux groupes d'arbresd’arbres. Sa triste et sévère façade présentait une courtine portant une galerie à mâchicoulis, denticulée et couverte. Cette courtine liait ensemble deux tours inégales en âge, en matériaux, en hauteur et en grosseur, lesquelles tours se terminaient par des créneaux surmontés d'und’un toit pointu, comme un bonnet posé sur une couronne gothique. Quelques fenêtres grillées apparaissaient çà et là sur la nudité des murs. Un large perron, raide et droit, de vingt-deux marches, sans rampes, sans garde-fou, remplaçait sur les fossés comblés l'ancienl’ancien pont-levis; il atteignait la porte du château, percée au milieu de la courtine. Au dessus de cette porte on voyait les armes des seigneurs de Combourg, et les taillades à travers lesquelles sortaient jadis les bras et les chaînes du pont-levis. La voiture s'arrêtas’arrêta au pied du perron; mon père vint au devant de nous. La réunion de la famille adoucit si fort son humeur pour le moment, qu'ilqu’il nous fit la mine la plus gracieuse. Nous montâmes le perron; nous pénétrâmes dans un vestibule sonore, à voûte ogive, et de ce vestibule dans une petite cour intérieure. De cette cour, nous entrâmes dans le bâtiment regardant au midi sur l'étangl’étang, et jointif des deux petites tours. Le château entier avait la figure d'und’un char à quatre roues. Nous nous trouvâmes de plain-pied dans une salle jadis appelée la salle des Gardes. Une fenêtre s'ouvraits’ouvrait à chacune de ses extrémités; deux autres coupaient la ligne latérale. Pour agrandir ces quatre fenêtres, il avait fallu excaver des murs de huit à dix pieds d'épaisseurd’épaisseur. Deux corridors à plan incliné, comme le corridor de la grande Pyramide, partaient des deux angles extérieurs de la salle et conduisaient aux petites tours. Un escalier, serpentant dans l'unel’une de ces tours, établissait des relations entre la salle des Gardes et l'étagel’étage supérieur: tel était ce corps de logis. Celui de la façade de la grande et de la grosse tour, dominant le nord, du côté de la Cour Vèmerte, se composait d'uned’une espèce de dortoir carré et sombre, qui servait de cuisine; il s'accroissaits’accroissait du vestibule, du perron et d'uned’une chapelle. Au-dessus de ces pièces, était le salon des Archives, ou des Armoiries, ou des Oiseaux, ou des Chevaliers, ainsi nommé d'und’un plafond semé d'écussonsd’écussons coloriés et d'oiseauxd’oiseaux peints. Les embrasures des fenêtres étroites et tréflées, étaient si profondes, qu'ellesqu’elles formaient des cabinets autour desquels régnait un banc de granit. Mêlez à cela, dans les diverses parties de l'édificel’édifice, des passages et des escaliers secrets, des cachots et des donjons, un labyrinthe de galeries couvertes et découvertes, des souterrains murés dont les ramifications étaient inconnues; partout silence, obscurité et visage de pierre: voilà le château de Combourg. Un souper servi dans la salle des Gardes, et où je mangeai sans contrainte, termina pour moi la première journée heureuse de ma vie. Le vrai bonheur coûte peu; s'ils’il est cher, il n'estn’est pas d'uned’une bonne espèce. A peine fus-je réveillé le lendemain que j'allaij’allai visiter les dehors du château, et célébrer mon avènement à la solitude. Le perron faisait face au nord-ouest. Quand on était assis sur le diazôme de ce perron, on avait devant soi la Cour Vèmerte, et au-delà de cette cour, un potager étendu entre deux futaies: l'unel’une, à droite (le quinconce par lequel nous étions arrivés) s'appelaits’appelait le petit Mail; l'autrel’autre, à gauche, le grand Mail: celle-ci était un bois de chênes, de hetres, de sycomores, d'ormesd’ormes et de châtaigniers. Madame de Sévigné vantait de son temps ces vieux ombrages; depuis cette époque, cent quarante années avaient été ajoutées à leur beauté. Du côté opposé, au midi et à l'estl’est, le paysage offrait un tout autre tableau: par les fenêtres de la grand'sallegrand’salle, on apercevait les maisons de Combourg, un étang, la chaussée de cet étang sur laquelle passait le grand chemin de Rennes, un moulin à eau, une prairie couverte de troupeaux de vaches et séparée de l'étangl’étang par la chaussée. Au bord de cette prairie s'allongeaits’allongeait un hameau dépendant d'und’un prieuré fondé en 1149 par Rivallon, seigneur de Combourg, et où l'onl’on voyait sa statue mortuaire couchée sur le dos en armure de chevalier. Depuis l'étangl’étang, le terrain s'élevants’élevant par degrés, formait un amphithéâtre d'arbresd’arbres, d'oùd’où sortaient des campanilles de villages et des tourelles de gentilhommières. Sur un dernier plan de l'horizonl’horizon, entre l'occidentl’occident et le midi, se profilaient les hauteurs de Bécherel. Une terrasse bordée de grands buis taillés, circulait au pied du château de ce côté, passait derrière les écuries et allait, à diverses reprises, rejoindre le jardin des bains qui communiquait au grand Mail. Si, d'aprèsd’après cette trop longue description, un peintre prenait son crayon, produirait-il une esquisse ressemblante au château? Je ne le crois pas; et cependant ma mémoire voit l'objetl’objet comme s'ils’il était sous mes yeux; telle est dans les choses matérielles l'impuissancel’impuissance de la parole et la puissance du souvenir! En commençant à parler de Combourg, je chante les premiers couplets d'uned’une complainte qui ne charmera que moi; demandez au pâtre du Tyrol pourquoi il se plaît aux trois ou quatre notes qu'ilqu’il répète à ses chèvres, notes de montagne, jetées d'échod’écho en écho pour retentir du bord d'und’un torrent au bord opposé? Ma première apparition à Combourg fut de courte durée. Quinze jours s'étaients’étaient à peine écoulés que je vis arriver l'abbél’abbé Porcher, principal du collège de Dol; on me remit entre ses mains, et je le suivis malgré mes pleurs.
 
Dieppe, septembre 1812.
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TRAITS DE MA MEMOIRE.
 
Je n'étaisn’étais pas tout à fait étranger à Dol; mon père en était chanoine, comme descendant et représentant de la maison de Guillaume de Chateaubriand, sire de Beaufort, fondateur en 1529 d'uned’une première stalle, dans le choeur de la cathédrale. L évêque de Dol était M. de Hercé, ami de ma famille, prélat d'uned’une grande modération politique, qui, à genoux, le crucifix à la main, fut fusillé avec son frère l'abbél’abbé de Hercé, à Quiberon, dans le Champ du martyre. En arrivant au collège, je fus confié aux soins particuliers de M. l'abbél’abbé Leprince, qui professait la rhétorique et possédait à fond la géométrie: c'étaitc’était un homme d'espritd’esprit, d'uned’une belle figure, aimant les arts, peignant assez bien le portrait. Il se chargea de m'apprendrem’apprendre mon Bezout; l'abbél’abbé Egault, régent de troisième, devint mon maître de latin; j'étudiaisj’étudiais les mathématiques dans ma chambre, le latin dans la salle commune. Il fallut quelque temps à un hibou de mon espèce pour s'accoutumers’accoutumer à la cage d'und’un collège et régler sa volée au son d'uned’une cloche. Je ne pouvais avoir ces prompts amis que donne la fortune, car il n'yn’y avait rien à gagner avec un pauvre polisson qui n'avaitn’avait pas même d'argentd’argent de semaine; je ne m'enrôlaim’enrôlai point non plus dans une clientèle, car je hais les protecteurs. Dans les jeux, je ne prétendais mener personne, mais je ne voulais pas être mené: je n'étaisn’étais bon ni pour tyran ni pour esclave, et tel je suis demeuré. Il arriva pourtant que je devins assez vite un centre de réunion; j'exerçaij’exerçai dans la suite, à mon régiment, la même puissance: simple sous-lieutenant que j'étaisj’étais, les vieux officiers passaient leurs soirées chez moi et préféraient mon appartement au café. Je ne sais d'oùd’où cela venait, n'étaitn’était peut-être ma facilité à entrer dans l'espritl’esprit et à prendre les moeurs des autres. J'aimaisJ’aimais autant chasser et courir que lire et écrire. Il m'estm’est encore indifférent de deviser des choses les plus communes, ou de causer des sujets les plus relevés. Très peu sensible à l'espritl’esprit, il m'estm’est presque antipathique, bien que je ne sois pas une bête. Aucun défaut ne me choque, excepté la moquerie et la suffisance que j'aij’ai grand'peinegrand’peine à ne pas morguer; je trouve que les autres ont toujours sur moi une supériorité quelconque, et si je me sens par hasard un avantage, j'enj’en suis tout embarrassé. Des qualités que ma première éducation avait laissé dormir s'éveillèrents’éveillèrent au collège. Mon aptitude au travail était remarquable, ma mémoire extraordinaire. Je fis des progrès rapides en mathématiques où j'apportaij’apportai une clarté de conception qui étonnait l'abbél’abbé Leprince. Je montrai en même temps un goût décidé pour les langues. Le rudiment, supplice des écoliers, ne me coûta rien à apprendre; j'attendaisj’attendais l'heurel’heure des leçons de latin avec une sorte d'impatienced’impatience, comme un délassement de mes chiffres et de mes figures de géométrie. En moins d'und’un an, je devins fort cinquième. Par une singularité, ma phrase latine se transformait si naturellement en pentamètre que l'abbél’abbé Egault m'appelaitm’appelait l'Elégiaquel’Elégiaque, nom qui me pensa rester parmi mes camarades. Quant à ma mémoire en voici deux traits. J'apprisJ’appris par coeur mes tables de logarithmes: c'estc’est-à-dire qu'unqu’un nombre étant donné dans la proportion géométrique, ce trouvais de mémoire son exposant dans la proportion arithmétique, et vice versâ. Après la prière du soir que l'onl’on disait en commun à la chapelle du collège, le principal faisait une lecture. Un des enfants, pris au hasard, était obligé d'end’en rendre compte. Nous arrivions fatigués de jouer et mourant de sommeil à la prière; nous nous jetions sur les bancs, tâchant de nous enfoncer dans un coin obscur, pour n'êtren’être pas aperçus et conséquemment interrogés. Il y avait surtout un confessionnal que nous nous disputions comme une retraite assurée. Un soir, j'avaisj’avais eu le bonheur de gagner ce port et je m'ym’y croyais en sûreté contre le principal; malheureusement, il signala ma manoeuvre et résolut de faire un exemple. Il lut donc lentement et longuement le second point d'und’un sermon; chacun s'endormits’endormit. Je ne sais par quel hasard je restai éveillé dans mon confessionnal. Le principal qui ne me voyait que le bout des pieds, crut que je dodinais comme les autres, et tout à coup m'apostrophantm’apostrophant, il me demanda ce qu'ilqu’il avait lu. Le second point du sermon contenait une énumération des diverses manières dont on peut offenser Dieu. Non-seulement je dis le fond de la chose, mais je repris les divisions dans leur ordre, et répétai presque mot à mot plusieurs pages d'uned’une prose mystique, inintelligible pour un enfant. Un murmure d'applaudissementd’applaudissement s'élevas’éleva dans la chapelle: le principal m'appelam’appela, me donna un petit coup sur la joue et me permit, en récompense, de ne me lever le lendemain qu'àqu’à l'heurel’heure du déjeuner. Je me dérobai modestement à l'admirationl’admiration de mes camarades et je profitai bien de la grâce accordée. Cette mémoire des mots, qui ne m'estm’est pas entièrement restée, a fait place chez moi à une autre sorte de mémoire plus singulière, dont j'auraij’aurai peut-être occasion de parler.
 
Une chose m'humiliem’humilie: la mémoire est souvent la qualité de la sottise; elle appartient généralement aux esprits lourds, qu'ellequ’elle rend plus pesants par le bagage dont elle les surcharge. Et néanmoins, sans la mémoire, que serions-nous? Nous oublierions nos amitiés, nos amours, nos plaisirs, nos affaires; le génie ne pourrait rassembler ses idées; le coeur le plus affectueux perdrait sa tendresse, s'ils’il ne s'ens’en souvenait plus; notre existence se réduirait aux moments successifs d'und’un présent qui s'écoules’écoule sans cesse; il n'yn’y aurait plus de passé. 0 misère de nous! notre vie est si vaine qu'ellequ’elle n'estn’est qu'unqu’un reflet de notre mémoire.
 
Dieppe, octobre 1812.
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VACANCES A COMBOURG. - VIE DE CHATEAU EN PROVINCE. - MOEURS FEODALES. - HABITANT DE COMBOURG.
 
J'allaiJ’allai passer le temps des vacances à Combourg. La vie de château aux environs de Paris ne peut donner une idée de la vie de château dans une province reculée. La terre de Combourg n'avaitn’avait pour tout domaine que des landes, quelques moulins et les deux forêts, Bourgouet et Tanoërn, dans un pays où le bois est presque sans valeur. Mais Combourg était riche en droits féodaux; ces droits étaient de diverses sortes: les uns déterminaient certaines redevances pour certaines concessions, ou fixaient des usages nés de l'ancienl’ancien ordre politique; les autres ne semblaient avoir été dans l'originel’origine que des divertissements. Mon père avait fait revivre quelques-uns de ces derniers droits, afin de prévenir la prescription. Lorsque toute la famille était réunie, nous prenions part à ces amusements gothiques: les trois principaux étaient le Saut des poissonniers, la Quintaine, et une foire appelée l'Angevinel’Angevine. Des paysans en sabots et en braies, hommes d'uned’une France qui n'estn’est plus, regardaient ces jeux d'uned’une France qui n'étaitn’était plus. Il y avait prix pour le vainqueur, amende pour le vaincu. La Quintaine conservait la tradition des tournois: elle avait sans doute quelque rapport avec l'ancienl’ancien service militaire des fiefs. Elle est très bien décrite dans du Cange (voce QUINTANA). On devait payer les amendes en ancienne monnaie de cuivre, jusqu'àjusqu’à la valeur de deux moutons d'ord’or à la couronne de 25 sols parisis chacun. La foire appelée l'Angevinel’Angevine se tenait dans la prairie de l'Etangl’Etang, le 4 septembre de chaque année, jour de ma naissance. Les vassaux étaient obligés de prendre les armes, ils venaient au château lever la bannière du seigneur; de là ils se rendaient à la foire pour établir l'ordrel’ordre, et prêter force à la perception d'und’un péage dû aux comtes de Combourg par chaque tête de bétail, espèce de droit régalien. A cette époque, mon père tenait table ouverte. On ballait pendant trois jours: les maîtres, dans la grand'sallegrand’salle, au raclement d'und’un violon; les vassaux, dans la Cour Vèmerte, au nasillement d'uned’une musette. On chantait, on poussait des huzzas, on tirait des arquebusades. Ces bruits se mêlaient aux mugissements des troupeaux de la foire; la foule vaguait dans les jardins et les bois, et du moins une fois l'anl’an, on voyait à Combourg quelque chose qui ressemblait à de la joie. Ainsi, j'aij’ai été placé assez singulièrement dans la vie pour avoir assisté aux courses de la Quintaine et à la proclamation des Droits de l'Hommel’Homme; pour avoir vu milice bourgeoise d'und’un village de Bretagne et la garde nationale de France, la bannière des seigneurs de Combourg et le drapeau de la révolution. Je suis comme le dernier témoin des moeurs féodales. Les visiteurs que l'onl’on recevait au château se composaient des habitants de la bourgade et de la noblesse de la banlieue: ces honnêtes gens furent mes premiers amis.
 
Notre vanité met trop d'importanced’importance au rôle que nous jouons dans le monde. Le bourgeois de Paris rit du bourgeois d'uned’une petite ville; le noble de cour se moque du noble de province; l'hommel’homme connu dédaigne l'hommel’homme ignoré, sans songer que le temps fait également justice de leurs prétentions, et qu'ilsqu’ils sont tous également ridicules ou indifférents aux yeux des générations qui se succèdent. Le premier habitant du lieu était un M. Potelet, ancien capitaine de vaisseau de la compagnie des Indes, qui redisait de grandes histoires de Pondichéry. Comme il les racontait les coudes appuyés sur la table, mon père avait toujours envie de lui jeter son assiette au visage. Vèmenait ensuite l'entrepositairel’entrepositaire des tabacs, M. Launay de La Billardière, père de famille qui comptait douze enfants, comme Jacob, neuf filles et trois garçons, dont le plus jeune, David, était mon camarade de jeux. Le bonhomme s'avisas’avisa de vouloir être noble en 1789: il prenait bien son temps! Dans cette maison, il y avait force joie et beaucoup de dettes. Le sénéchal Gébert, le procureur-fiscal Petit, le receveur Corvaisier, le chapelain l'abbél’abbé Charmel, formaient la société de Combourg. Je n'ain’ai pas rencontré à Athènes des personnages plus célèbres. MM. du Petit-Bois, de Château-d'Assied’Assie, de Tinteniac, un ou deux autres gentilshommes, venaient, le dimanche, entendre la messe à la paroisse, et dîner ensuite chez le châtelain. Nous étions plus particulièrement liés avec la famille Trémaudan, composée du mari, de la femme extrêmement belle, d'uned’une soeur naturelle et de plusieurs enfants. Cette famille habitait une métairie, qui n'attestaitn’attestait sa noblesse que par un colombier. Les Trémaudan vivent encore. Plus sages et plus heureux que moi, ils n'ontn’ont point perdu de vue les tours du château que j'aij’ai quitté depuis trente ans; ils font encore ce qu'ilsqu’ils faisaient lorsque j'allaisj’allais manger le pain bis à leur table; ils ne sont point sortis du port dans lequel je ne rentrerai plus. Peut-être parlent-ils de moi au moment même où j'écrisj’écris cette page: je me reproche de tirer leur nom de sa protectrice obscurité. Ils ont douté longtemps que l'hommel’homme dont ils entendaient parler fût le petit chevalier. Le recteur ou curé de Combourg, l'abbél’abbé Sévin, celui-là même dont j'écoutaisj’écoutais le prône, a montré la même incrédulité; il ne se pouvait persuader que le polisson, camarade des paysans, fût le défenseur de la religion; il a fini par le croire, et il me cite dans ses sermons, après m'avoirm’avoir tenu sur ses genoux. Ces dignes gens, qui ne mêlent à mon image aucune idée étrangère, qui me voient tel que j'étaisj’étais dans mon enfance et dans ma jeunesse, me reconnaîtraient-ils aujourd'huiaujourd’hui sous les travestissements du temps? Je serais obligé de leur dire mon nom, avant qu'ilsqu’ils me voulussent presser dans leurs bras. Je porte malheur à mes amis. Un garde-chasse, appelé Raulx, qui s'étaits’était attaché à moi, fut tué par un braconnier. Ce meurtre me fit une impression extraordinaire. Quel étrange mystère dans le sacrifice humain! Pourquoi faut-il que le plus grand crime et la plus grande gloire soient de verser le sang de l'hommel’homme? Mon imagination me représentait Raulx tenant ses entrailles dans ses mains et se traînant à la chaumière où il expira. Je conçus l'idéel’idée de la vengeance; je m'auraism’aurais voulu battre contre l'assassinl’assassin. Sous ce rapport je suis singulièrement né: dans le premier moment d'uned’une offense, je la sens à peine; mais elle se grave dans ma mémoire; son souvenir, au lieu de décroître, s'augmentes’augmente avec le temps; il dort dans mon coeur des mois, des années entières, puis il se réveille à la moindre circonstance avec une force nouvelle, et ma blessure devient plus vive que le premier jour. Mais si je ne pardonne point à mes ennemis, je ne leur fais aucun mal; je suis rancunier et ne suis point vindicatif. Ai-je la puissance de me venger, j'enj’en perds l'enviel’envie; je ne serais dangereux que dans le malheur. Ceux qui m'ontm’ont cru faire céder en m'opprimantm’opprimant, se sont trompés; l'adversitél’adversité est pour moi, ce qu'étaitqu’était la terre pour Antée: je reprends des forces dans le sein de ma mère. Si jamais le bonheur m'avaitm’avait enlevé dans ses bras, il m'eûtm’eût étouffé.
 
Dieppe, octobre 1812.
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- RETOUR AU COLLEGE. - REVOLUTION COMMENCEE DANS MES IDEES.
 
Je retournai à Dol, à mon grand regret. L'annéeL’année suivante, il y eut un projet de descente à Jersey, et un camp s'établits’établit auprès de Saint-Malo. Des troupes furent cantonnées à Combourg; M. de Chateaubriand donna, par courtoisie, successivement, asile aux colonels des régiments de Touraine et de Conti: l'unl’un était le duc de Saint-Simon, et l'autrel’autre le marquis de Causans. Vingt officiers étaient tous les jours invités à la table de mon père. Les plaisanteries de ces étrangers me déplaisaient; leurs promenades troublaient la paix de mes bois. C'estC’est pour avoir vu le colonel en second du régiment de Conti, le marquis de Wignacourt, galoper sous des arbres, que des idées de voyage me passèrent pour la première fois par la tête. Quand j'entendaisj’entendais nos hôtes parler de Paris et de la cour, je devenais triste; je cherchais à deviner ce que c'étaitc’était que la société: je découvrais quelque chose de confus et de lointain; mais bientôt je me troublais. Des tranquilles régions de l'innocencel’innocence, en jetant les yeux sur le monde, j'avaisj’avais des vertiges, comme lorsqu'onlorsqu’on regarde la terre du haut de ces tours qui se perdent dans le ciel.
 
Une chose me charmait pourtant, la parade. Tous les jours, la garde montante défilait, tambour et musique en tête, au pied du perron, dans la Cour Vèmerte. M. de Causans proposa de me montrer le camp de la côte: mon père y consentit. Je fus conduit à Saint-Malo par M. de La Morandais, très bon gentilhomme, mais que la pauvreté avait réduit à être régisseur de la terre de Combourg. Il portait un habit de camelot gris, avec un petit galon d'argentd’argent au collet, une têtière ou morion de feutre gris à oreilles, à une seule corne en avant. Il me mit à califourchon derrière lui, sur la croupe de sa jument Isabelle. Je me tenais au ceinturon de son couteau de chasse, attaché par-dessus son habit: j'étaisj’étais enchanté. Lorsque Claude de Bullion et le père du président de Lamoignon, enfants, allaient en campagne, on les portait tous les deux sur un même âne, dans des paniers, l'unl’un d'und’un côté, l'autrel’autre de l'autrel’autre, et l'onl’on mettait un pain du côté de Lamoignon, parce qu'ilqu’il était plus léger que son camarade pour faire le contre-poids." (Mémoires du président de Lamoignon.) M. de La Morandais prit des chemins de traverse:
 
Moult volontiers, de grand'manièregrand’manière,
Alloit en bois et en rivière;
Car nulles gens ne vont en bois
Moult volontiers comme François.
 
Nous nous arrêtâmes pour dîner à une abbaye de bénédictins, qui, faute d'und’un nombre suffisant de moines, venait d'êtred’être réunie à un chef-lieu de l'ordrel’ordre. Nous n'yn’y trouvâmes que le père procureur, chargé de la disposition des biens meubles et de l'exploitationl’exploitation des futaies. Il nous fit servir un excellent dîner maigre, à l'anciennel’ancienne bibliothèque du prieur: nous mangeâmes quantité d'oeufsd’oeufs frais, avec des carpes et des brochets énormes. A travers l'arcadel’arcade d'und’un cloître, je voyais de grands sycomores, qui bordaient un étang. La cognée les frappait au pied, leur cime tremblait dans l'airl’air, et ils tombaient pour nous servir de spectacle. Des charpentiers, venus de Saint-Malo, sciaient à terre des branches vertes, comme on coupe une jeune chevelure, ou équarrissaient des troncs abattus. Mon coeur saignait à la vue de ces forêts ébréchées et de ce monastère déshabité. Le sac général des maisons religieuses m'am’a rappelé depuis le dépouillement de l'abbayel’abbaye qui en fut pour moi le pronostic. Arrivé à Saint-Malo, j'yj’y trouvai le marquis de Causans; je parcourus sous sa garde les rues du camp. Les tentes, les faisceaux d'armesd’armes, les chevaux au piquet, formaient une belle scène avec la mer, les vaisseaux, les murailles et les clochers lointains de la ville. Je vis passer, en habit de hussard, au grand galop sur un barbe, un de ces hommes en qui finissait un monde, le duc de Lauzun. Le prince de Carignan, venu au camp, épousa la fille de M. de Boisgarin, un peu boiteuse, mais charmante: cela fit grand bruit, et donna matière à un procès que plaide encore aujourd'huiaujourd’hui M. Lacretelle l'aînél’aîné. Mais quel rapport ces choses ont-elles avec ma vie? "A mesure que la mémoire de mes privés amis, dit Montaigne, leur fournit la chose entière, ils reculent si arrière leur narration que, si le conte est bon, ils en étouffent la bonté; s'ils’il ne l'estl’est pas, vous êtes à maudire, ou l'heurl’heur de leur mémoire ou le malheur de leur jugement. J'aiJ’ai vu des récits bien plaisants devenir très ennuyeux en la bouche d'und’un seigneur." J'aiJ’ai peur d'êtred’être ce seigneur. Mon frère était à Saint-Malo, lorsque M. de La Morandais m'ym’y déposa. Il me dit un soir: "Je te mène au spectacle: prends ton chapeau." Je perds la tête; je descends droit à la cave pour chercher mon chapeau qui était au grenier. Une troupe de comédiens ambulants venait de débarquer. J'avaisJ’avais rencontré des marionnettes; je supposais qu'onqu’on voyait au théâtre des polichinelles beaucoup plus beaux que ceux de la rue. J'arriveJ’arrive, le coeur palpitant, à une salle bâtie en bois, dans une rue déserte de la ville. J'entreJ’entre par des corridors noirs, non sans un certain mouvement de frayeur. On ouvre une petite porte, et me voilà avec mon frère dans une loge à moitié pleine. Le rideau était levé, la pièce commencée: on jouait le Père de famille. J'aperçoisJ’aperçois deux hommes qui se promenaient sur le théâtre en causant, et que tout le monde regardait. Je les pris pour les directeurs des marionnettes, qui devisaient devant la cahute de madame Gigogne, en attendant l'arrivéel’arrivée du public: j'étaisj’étais seulement étonné qu'ilsqu’ils parlassent si haut de leurs affaires et qu'onqu’on les écoutât en silence. Mon ébahissement redoubla, lorsque d'autresd’autres personnages arrivant sur la scène se mirent à faire de grands bras, à larmoyer, et lorsque chacun se prit à pleurer par contagion. Le rideau tomba sans que j'eussej’eusse rien compris à tout cela. Mon frère descendit au foyer entre les deux pièces. Demeuré dans la loge au milieu des étrangers dont ma timidité me faisait un supplice, j'auraisj’aurais voulu être au fond de mon collège. Telle fut la première impression que je reçus de l'artl’art de Sophocle et de Molière. La troisième année de mon séjour à Dol fut marquée par le mariage de mes deux soeurs aînées: Marianne épousa le comte de Marigny, et Bénigne le comte de Québriac. Elles suivirent leurs maris à Fougères: signal de la dispersion d'uned’une famille dont les membres devaient bientôt se séparer. Mes soeurs reçurent la bénédiction nuptiale à Combourg le même jour, à la même heure, au même autel, dans la chapelle du château. Elles pleuraient, ma mère pleurait; je fus étonné de cette douleur: je la comprends aujourd'huiaujourd’hui. Je n'assisten’assiste pas à un baptême ou à un mariage sans sourire amèrement ou sans éprouver un serrement de coeur. Après le malheur de naître, je n'enn’en connais pas de plus grand que celui de donner le jour à un homme. Cette même année commença une révolution dans ma personne comme dans ma famille. Le hasard fit tomber entre mes mains deux livres bien divers, un Horace non châtié et une histoire des Confessions mal faites. Le bouleversement d'idéesd’idées que ces deux livres me causèrent est incroyable: un monde étrange s'élevas’éleva autour de moi. D'unD’un côté, je soupçonnai des secrets incompréhensibles à mon âge, une existence différente de la mienne, des plaisirs au delà de mes jeux, des charmes d'uned’une nature ignorée dans un sexe où je n'avaisn’avais vu qu'unequ’une mère et des soeurs; d'und’un autre côté, des spectres traînant des chaînes et vomissant des flammes m'annonçaientm’annonçaient les supplices éternels pour un seul péché dissimulé. Je perdis le sommeil; la nuit, je croyais voir tour à tour des mains noires et des mains blanches passer à travers mes rideaux: je vins à me figurer que ces dernières mains étaient maudites par la religion, et cette idée accrut mon épouvante des ombres infernales. Je cherchais en vain dans le ciel et dans l'enferl’enfer l'explicationl’explication d'und’un double mystère. Frappé à la fois au moral et au physique, je luttais encore avec mon innocence contre les orages d'uned’une passion prématurée et les terreurs de la superstition. Dès lors je sentis s'échappers’échapper quelques étincelles de ce feu qui est la transmission de la vie. J'expliquaisJ’expliquais le quatrième livre de l'Enéidel’Enéide et lisais le Télémaque: tout à coup je découvris dans Didon et dans Eucharis des beautés qui me ravirent; je devins sensible à l'harmoniel’harmonie de ces vers admirables et de cette prose antique. Je traduisis un jour à livre ouvert l'Aeneaduml’Aeneadum genitrix, hominum divûmque voluptas de Lucrèce avec tant de vivacité, que M. Egault m'arracham’arracha le poème et me jeta dans les racines grecques. Je dérobai un Tibulle: quand j'arrivaij’arrivai au Quam juvat immites ventos audire cubantem, ces sentiments de volupté et de mélancolie semblèrent me révéler ma propre nature. Les volumes de Massillon qui contenaient les sermons de la Pécheresse et de l'Enfantl’Enfant prodigue ne me quittaient plus. On me les laissait feuilleter, car on ne se doutait guère de ce que j'yj’y trouvais. Je volais de petits bouts de cierges dans la chapelle pour lire la nuit ces descriptions séduisantes des désordres de l'âmel’âme. Je m'endormaism’endormais en balbutiant des phrases incohérentes, où je tâchais de mettre la douceur, le nombre et la grâce de l'écrivainl’écrivain qui a le mieux transporté dans la prose l'euphoniel’euphonie racinienne.
 
Si j'aij’ai, dans la suite, peint avec quelque vérité les entraînements du coeur mêlés aux syndérèses chrétiennes, je suis persuadé que j'aij’ai dû ce succès au hasard qui me fit connaître au même moment deux empires ennemis. Les ravages que porta dans mon imagination un mauvais livre, eurent leur correctif dans les frayeurs qu'unqu’un autre livre m'inspiram’inspira, et celles-ci furent comme alanguies par les molles pensées que m'avaientm’avaient laissées des tableaux sans voile.
 
Dieppe, fin d'octobred’octobre 1812.
 
AVENTURE DE LA PIE. - TROISIEMES VACANCES A COMBOURG. - LE CHARLATAN. - RENTREE AU COLLEGE.
 
Ce qu'onqu’on dit d'und’un malheur, qu'ilqu’il n'arriven’arrive jamais seul, on le peut dire des passions: elles viennent ensemble, comme les muses ou comme les furies. Avec le penchant qui commençait à me tourmenter, naquit en moi l'honneurl’honneur; exaltation de l'âmel’âme, qui maintient le coeur incorruptible au milieu de la corruption; sorte de principe réparateur placé auprès d'und’un principe dévorant, comme la source inépuisable des prodiges que l'amourl’amour demande à la jeunesse et des sacrifices qu'ilqu’il impose. Lorsque le temps était beau, les pensionnaires du collège sortaient le jeudi et le dimanche. On nous menait souvent au Mont-Dol, au sommet duquel se trouvaient quelques ruines gallo-romaines: du haut de ce tertre isolé, l'oeill’oeil plane sur la mer et sur des marais où voltigent pendant la nuit des feux follets, lumière des sorciers qui brûle aujourd'huiaujourd’hui dans nos lampes. Un autre but de nos promena des était les prés qui environnaient un séminaire d'Eudistesd’Eudistes, d'Eudesd’Eudes, frère de l'historienl’historien Mézerai, fondateur de leur congrégation. Un jour du mois de mai, l'abbél’abbé Egault, préfet de semaine, nous avait conduits à ce séminaire: on nous laissait une grande liberté de jeux, mais il était expressément défendu de monter sur les arbres. Le régent, après nous avoir établis dans un chemin herbu, s'éloignas’éloigna pour dire son bréviaire. Des ormes bordaient le chemin; tout à la cime du plus grand, brillait un nid de pie: nous voilà en admiration, nous montrant mutuellement la mère assise sur ses oeufs, et pressés du plus vif désir de saisir cette superbe proie. Mais qui oserait tenter l'aventurel’aventure? L'ordreL’ordre était si sévère, le régent si près, l'arbrel’arbre si haut! Toutes les espérances se tournent vers moi; je grimpais comme un chat. J'hésiteJ’hésite, puis la gloire l'emportel’emporte: je me dépouille de mon habit, j'embrassej’embrasse l'ormel’orme et je commence à monter. Le tronc était sans branches, excepté aux deux tiers de sa crue, où se formait une fourche dont une des pointes portait le nid. Mes camarades, assemblés sous l'arbrel’arbre, applaudissaient à mes efforts, me regardant, regardant l'endroitl’endroit d'oùd’où pouvait venir le préfet, trépignant de joie dans l'espoirl’espoir des oeufs, mourant de peur dans l'attentel’attente du châtiment. J'abordeJ’aborde au nid; la pie s'envoles’envole; je ravis les oeufs, je les mets dans ma chemise et redescends. Malheureusement, je me laisse glisser entre les tiges jumelles et j'yj’y reste à califourchon. L'arbreL’arbre étant élagué, je ne pouvais appuyer mes pieds ni à droite ni à gauche pour me soulever et reprendre le limbe extérieur: je demeure suspendu en l'airl’air à cinquante pieds. Tout à coup un cri: "Voici le préfet!" et je me vois incontinent abandonné de mes amis, comme c'estc’est l'usagel’usage. Un seul, appelé Le Gobbien, essaya de me porter secours, et fut tôt obligé de renoncer à sa généreuse entreprise. Il n'yn’y avait qu'unqu’un moyen de sortir de ma fâcheuse position, c'étaitc’était de me suspendre en dehors par les mains à l'unel’une des deux dents de la fourche, et de tâcher de saisir avec mes pieds le tronc de l'arbrel’arbre au-dessous de sa bifurcation. J'exécutaiJ’exécutai cette manoeuvre au péril de ma vie. Au milieu de mes tribulations, je n'avaisn’avais pas lâché mon trésor; j'auraisj’aurais pourtant mieux fait de le jeter, comme depuis j'enj’en ai jeté tant d'autresd’autres. En dévalant le tronc, je m'écorchaim’écorchai les mains, je m'éraillaim’éraillai les jambes et la poitrine, et j'écrasaij’écrasai les oeufs: ce fut ce qui me perdit. Le préfet ne m'avaitm’avait point vu sur l'ormel’orme; je lui cachai assez bien mon sang, mais il n'yn’y eut pas moyen de lui dérober l'éclatantel’éclatante couleur d'ord’or dont j'étaisj’étais barbouillé. "Allons, me dit-il, monsieur, vous aurez le fouet." Si cet homme m'eûtm’eût annoncé qu'ilqu’il commuait cette peine en celle de mort, j'auraisj’aurais éprouvé un mouvement de joie. L'idéeL’idée de la honte n'avaitn’avait point approché de mon éducation sauvage: à tous les âges de ma vie, il n'yn’y a point de supplice que je n'eussen’eusse préféré à l'horreurl’horreur d'avoird’avoir à rougir devant une créature vivante. L'indignationL’indignation s'élevas’éleva dans mon coeur; je répondis à l'abbél’abbé Egault, avec l'accentl’accent non d'und’un enfant, mais d'und’un homme, que jamais ni lui ni personne ne lèverait la main sur moi. Cette réponse l'animal’anima; il m'appelam’appela rebelle et promit de faire un exemple. "Nous verrons," répliquai-je, et je me mis à jouer à la balle avec un sang-froid qui le confondit. Nous retournâmes au collège; le régent me fit entrer chez lui et m'ordonnam’ordonna de me soumettre. Mes sentiments exaltés firent place à des torrents de larmes. Je représentai à l'abbél’abbé Egault qu'ilqu’il m'avaitm’avait appris le latin; que j'étaisj’étais son écolier, son disciple, son enfant; qu'ilqu’il ne voudrait pas déshonorer son élève, et me rendre la vue de mes compagnons insupportable; qu'ilqu’il pouvait me mettre en prison, au pain et à l'eaul’eau, me priver de mes récréations, me charger de pensums; que ,je lui saurais gré de cette clémence et l'enl’en aimerais davantage. Je tombai à ses genoux, je joignis les mains, je le suppliai par Jésus-Christ de m'épargnerm’épargner: il demeura sourd à mes prières. Je me levai plein de rage, et lui lançai dans les jambes un coup de pied si rude, qu'ilqu’il en poussa un cri. Il court en clochant à la porte de sa chambre, la ferme à double tour et revient sur moi. Je me retranche derrière son lit; il m'allongem’allonge à travers le lit des coups de férule. Je m'entortillem’entortille dans la couverture, et, m'animantm’animant au combat, je m'écriem’écrie:
 
Macte animo, generose puer !
 
Cette érudition de grimaud fit rire malgré lui mon ennemi; il parla d'armisticed’armistice: nous conclûmes un traité; je convins de m'enm’en rapporter à l'arbitragel’arbitrage du principal. Sans me donner gain de cause, le principal me voulut bien soustraire à la punition que j'avaisj’avais repoussée. Quand l'excellentl’excellent prêtre prononça mon acquittement, je baisai la manche de sa robe avec une telle effusion de coeur et de reconnaissance, qu'ilqu’il ne se put empêcher de me donner sa bénédiction. Ainsi se termina le premier combat que me fit rendre cet honneur devenu l'idolel’idole de ma vie, et auquel j'aij’ai tant de fois sacrifié repos, plaisir et fortune. Les vacances où j'entraij’entrai dans ma douzième année furent tristes; l'abbél’abbé Leprince m'accompagnam’accompagna à Combourg. Je ne sortais qu'avecqu’avec mon précepteur; nous faisions au hasard de longues promenades. Il se mourait de la poitrine; il était mélancolique et silencieux; je n'étaisn’étais guère plus gai. Nous marchions des heures entières à la suite l'unl’un de l'autrel’autre sans prononcer une parole. Un jour, nous nous égarâmes dans des bois; M. Leprince se tourna vers moi et me dit: "Quel chemin faut-il prendre?" je répondis sans hésiter: "Le soleil se couche; il frappe à présent la fenêtre de la grosse tour: marchons par-là." M. Leprince raconta le soir la chose à mon père: le futur voyageur se montra dans ce jugement. Maintes fois, en voyant le soleil se coucher dans les forêts de l'Amériquel’Amérique, je me suis rappelé les bois de Combourg: mes souvenirs se font écho. L'abbéL’abbé Leprince désirait que l'onl’on me donnât un cheval; mais dans les idées de mon père, un officier de marine ne devait savoir manier que son vaisseau. J'étaisJ’étais réduit à monter à la dérobée deux grosses juments de carrosse ou un grand cheval pie. La Pie n'étaitn’était pas, comme celle de Turenne, un de ces destriers nommés par les Romains desultotios equos, et façonnés à secourir leur maître; c'étaitc’était un Pégase lunatique qui ferrait en trottant, et qui me mordait les jambes quand je le forçais à sauter des fossés. Je ne me suis jamais beaucoup soucié de chevaux, quoique j'aiej’aie mené la vie d'und’un Tartare, et contre l'effetl’effet que ma première éducation aurait dû produire, je monte à cheval avec plus d'éléganced’élégance que de solidité. La fièvre tierce, dont j'avaisj’avais apporté le germe des marais de Dol, me débarrassa de M. Leprince. Un marchand d'orviétand’orviétan passa dans le village; mon père qui ne croyait point aux médecins, croyait aux charlatans: il envoya chercher l'empiriquel’empirique, qui déclara me guérir en vingt-quatre heures. Il revint le lendemain, habit vert galonné d'ord’or, large tignasse poudrée, grandes manchettes de mousseline sale, faux brillants aux doigts, culotte de satin noir usé, bas de soie d'und’un blanc bleuâtre, et souliers avec des boucles énormes. Il ouvre mes rideaux, me tâte le pouls, me fait tirer la langue, baragouine avec un accent italien quelques mots sur la nécessité de me purger, et me donne à manger un petit morceau de caramel. Mon père approuvait l'affairel’affaire, car il prétendait que toute maladie venait d'indigestiond’indigestion, et que pour toute espèce de maux, il fallait purger son homme jusqu'aujusqu’au sang. Une demi-heure après avoir avalé le caramel, je fus pris de vomissements effroyables; on avertit M. de Chateaubriand, qui voulait faire sauter le pauvre diable par la fenêtre de la tour. Celui-ci, épouvanté, met habit bas, retrousse les manches de sa chemise en faisant les gestes les plus grotesques. A chaque mouvement, sa perruque tournait en tous sens; il répétait mes cris et ajoutait après "Che? monsou Lavandier?" Ce monsieur Lavandier était le pharmacien du village, qu'onqu’on avait appelé au secours. Je ne savais, au milieu de mes douleurs, si je mourrais des drogues de cet homme ou des éclats de rire qu'ilqu’il m'arrachaitm’arrachait. On arrêta les effets de cette trop forte dose d'émétiqued’émétique, et je fus remis sur pied. Toute notre vie se passe à errer autour de notre tombe; nos diverses maladies sont des souffles qui nous approchent plus ou moins du port. Le premier mort que j'aiej’aie vu, était un chanoine de Saint-Malo; il gisait expiré sur son lit, le visage distors par les dernières convulsions. La mort est belle, elle est notre amie; néanmoins, nous ne la reconnaissons pas, parce qu'ellequ’elle se présente à nous masquée et que son masque nous épouvante. On me renvoya au collège à la fin de l'automnel’automne.
 
Vallée-aux-Loups, décembre 1813.
 
INVASION DE LA FRANCE. - JEUX. - L'ABBEL’ABBE DE CHATEAUBRIAND.
 
De Dieppe où l'injonctionl’injonction de la police m'avaitm’avait obligé de me réfugier, on m'am’a permis de revenir à la Vallée-aux-Loups, où je continue ma narration. La terre tremble sous les pas du soldat étranger, qui dans ce moment même envahit ma patrie; j'écrisj’écris comme les derniers Romains, au bruit de l'invasionl’invasion des Barbares. Le jour je trace des pages aussi agitées que les événements de ce jour; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois, je retourne au silence des années qui dorment dans la tombe, à la paix de mes plus jeunes souvenirs. Que le passé d'und’un homme est étroit et court, à côté du vaste présent des peuples et de leur avenir immense! Les mathématiques, le grec et le latin occupèrent tout mon hiver au collège. Ce qui n'étaitn’était pas consacré à l'étudel’étude était donné à ces jeux du commencement de la vie, pareils en tous lieux. Le petit Anglais, le petit Allemand, le petit Italien, le petit Espagnol, le petit Iroquois, le petit Bédouin roulent le cerceau et lancent la balle. Frères d'uned’une grande famille, les enfants ne perdent leurs traits de ressemblance qu'enqu’en perdant l'innocencel’innocence, la même partout. Alors les passions modifiées par les climats, les gouvernements et les moeurs font les nations diverses; le genre humain cesse de s'entendres’entendre et de parler le même langage: c'estc’est la société qui est la véritable tour de Babel. Un matin, j'étaisj’étais très-animé à une partie de barres dans la grande cour du collège; on me vint dire qu'onqu’on me demandait. Je suivis le domestique à la porte extérieure. Je trouve un gros homme, rouge de visage, les manières brusques et impatientes, le ton farouche, ayant un bâton à la main, portant une perruque noire mal frisée, une soutane déchirée retroussée dans ses poches, des souliers poudreux, des bas percés au talon: " Petit polisson, me dit-il, n'êtesn’êtes-vous pas le chevalier de Chateaubriand de Combourg? "Oui, monsieur," répondis-je tout étourdi de l'apostrophel’apostrophe. "- Et moi, reprit-il presque écumant, je suis le dernier aîné de votre famille, je suis l'abbél’abbé de Chateaubriand de la Guérande: regardez-moi bien." Le fier abbé met la main dans le gousset d'uned’une vieille culotte de panne, prend un écu de six francs moisi, enveloppé dans un papier crasseux, me le jette au nez et continue à pied son voyage en marmottant ses matines d'und’un air furibond. J'aiJ’ai su depuis que le prince de Condé avait fait offrir à ce hobereau-vicaire le préceptorat du duc de Bourbon. Le prêtre outrecuidé répondit que le prince, possesseur de la baronie de Chateaubriand, devait savoir que les héritiers de cette baronie pouvaient avoir des précepteurs, mais n'étaientn’étaient les précepteurs de personne. Cette hauteur était le défaut de ma famille; elle était odieuse dans mon père; mon frère la poussait jusqu'aujusqu’au ridicule; elle a un peu passé à son fils aîné. - Je ne suis pas bien sûr, malgré mes inclinations républicaines, de m'enm’en être complètement affranchi, bien que je l'aiel’aie soigneusement cachée.
 
PREMIERE COMMUNION. - JE QUITTE LE COLLEGE DE DOL.
 
L'époqueL’époque de ma première communion approchait, moment où l'onl’on décidait dans la famille de l'étatl’état futur de l'enfantl’enfant. Cette cérémonie religieuse remplaçait parmi les jeunes chrétiens la prise de la robe virile chez les Romains. Madame de Chateaubriand était venue assister à la première communion d'und’un fils qui, après s'êtres’être uni à son Dieu, allait se séparer de sa mère. Ma piété paraissait sincère; j'édifiaisj’édifiais tout le collège: mes regards étaient ardents. mes abstinences répétées allaient jusqu'àjusqu’à donner de l'inquiétudel’inquiétude à mes maîtres. On craignait l'excèsl’excès de ma dévotion; une religion éclairée cherchait à tempérer ma ferveur. J'avaisJ’avais pour confesseur le supérieur du séminaire des Eudistes, homme de cinquante ans, d'und’un aspect rigide. Toutes les fois que je me présentais au tribunal de la pénitence, il m'interrogeaitm’interrogeait avec anxiété. Surpris de la légèreté de mes fautes, il ne savait comment accorder mon trouble avec le peu d'importanced’importance des secrets que je déposais dans son sein. Plus le jour de Pâques s'avoisinaits’avoisinait, plus les questions du religieux étaient pressantes. "Ne me cachez-vous rien?" me disait-il. Je répondais: "Non, mon père. "N'avezN’avez-vous pas fait telle faute? - Non, mon père." Et toujours: "Non, mon père." Il me renvoyait en doutant, en soupirant, en me regardant jusqu'aujusqu’au fond de l'âmel’âme, et moi, je sortais de sa présence, pâle et défiguré comme un criminel. Je devais recevoir l'absolutionl’absolution le mercredi saint. Je passai la nuit du mardi au mercredi en prières, et à lire avec terreur, le livre des Confessions malfaites. Le mercredi, à trois heures de l'aprèsl’après-midi, nous partîmes pour le séminaire; nos parents nous accompagnaient. Tout le vain bruit qui s'ests’est depuis attaché à mon nom, n'auraitn’aurait pas donné à madame de Chateaubriand un seul instant de l'orgueill’orgueil qu'ellequ’elle éprouvait comme chrétienne et comme mère, en voyant son fils prêt à participer au grand mystère de la religion. En arrivant à l'églisel’église, je me prosternai devant le sanctuaire et j'yj’y restai comme anéanti. Lorsque je me levai pour me rendre à la sacristie, où m'attendaitm’attendait le supérieur, mes genoux tremblaient sous moi. Je me jetai aux pieds du prêtre, ce ne fut que de la voix la plus altérée que je parvins à prononcer mon Confiteor. "Eh bien, n'avezn’avez-vous rien oublié?" me dit l'hommel’homme de Jésus-Christ. Je demeurai muet. Ses questions recommencèrent, et le fatal non, mon père, sortit de ma bouche. Il se recueillit, il demanda des conseils à Celui qui conféra aux apôtres le pouvoir de lier et de délier les âmes. Alors, faisant un effort, il se prépare à me donner l'absolutionl’absolution. La foudre que le Ciel eût lancée sur moi, m'auraitm’aurait causé moins d'épouvanted’épouvante, je m'écriaim’écriai: "Je n'ain’ai pas tout dit!" Ce redoutable juge, ce délégué du souverain Arbitre, dont le visage m'inspiraitm’inspirait tant de crainte, devient le pasteur le plus tendre; il m'embrassem’embrasse et fond en larmes: "Allons, me dit-il, mon cher fils, du courage!" Je n'aurain’aurai jamais un tel moment dans ma vie. Si l'onl’on m'avaitm’avait débarrassé du poids d'uned’une montagne, on ne m'eûtm’eût pas plus soulagé: je sanglotais de bonheur. J'oseJ’ose dire que c'estc’est de ce jour que j'aij’ai été créé honnête homme, je sentis que je ne survivrais jamais à un remords: quel doit donc être celui du crime, si j'aij’ai pu tant souffrir pour avoir tu les faiblesses d'und’un enfant! Mais combien elle est divine cette religion qui se peut emparer ainsi de nos bonnes facultés! Quels préceptes de morale suppléeront jamais à ces institutions chrétiennes? Le premier aveu fait, rien ne me coûta plus: mes puérilités cachées, et qui auraient fait rire le monde, furent pesées au poids de la religion. Le supérieur se trouva fort embarrassé; il aurait voulu retarder ma communion, mais j'allaisj’allais quitter le collège de Dol et bientôt entrer au service dans la marine. Il découvrit avec une grande sagacité, dans le caractère même de mes juvéniles, tout insignifiantes qu'ellesqu’elles étaient, la nature de mes penchants; c'estc’est le premier homme qui ait pénétré le secret de ce que je pouvais être. Il devina mes futures passions; il ne me cacha pas ce qu'ilqu’il croyait voir de bon en moi, mais il me prédit aussi mes maux à venir. "Enfin, ajouta-t-il, le temps manque à votre pénitence; mais vous êtes lavé de vos péchés par un aveu courageux, quoique tardif." Il prononça, en levant la main, la formule de l'absolutionl’absolution. Cette seconde fois, ce bras foudroyant ne fit descendre sur ma tête que la rosée céleste; j'inclinaij’inclinai mon front pour la recevoir; ce que je sentais participait de la félicité des anges. Je m'allaim’allai précipiter dans le sein de ma mère qui m'attendaitm’attendait au pied de l'autell’autel. Je ne parus plus le même à mes maîtres et à mes camarades; je marchais d'und’un pas léger, la tête haute, l'airl’air radieux, dans tout le triomphe du repentir. Le lendemain, Jeudi-Saint, je fus admis à cette cérémonie touchante et sublime dont j'aij’ai vainement essayé de tracer le tableau dans le Génie du christianisme. J'yJ’y aurais pu retrouver mes petites humiliations accoutumées: mon bouquet et mes habits étaient moins beaux que ceux de mes compagnons; mais ce jour-là, tout fut à Dieu et pour Dieu. Je sais parfaitement ce que c'estc’est que la Foi: la présence réelle de la victime dans le saint sacrement de l'autell’autel m'étaitm’était aussi sensible que la présence de ma mère à mes côtés. Quand l'hostiel’hostie fut déposée sur mes lèvres, je me sentis comme tout éclairé en dedans. Je tremblais de respect, et la seule chose matérielle qui m'occupâtm’occupât était la crainte de profaner le pain sacré.
 
Le pain que je vous propose
Sert aux anges d'alimentd’aliment,
Dieu lui-même le compose
De la fleur de son forment.
RACINE.
 
Je conçus encore le courage des martyrs; j'auraisj’aurais pu dans ce moment confesser le Christ sur le chevalet ou au milieu des lions. J'aimeJ’aime à rappeler ces félicités qui précédèrent de peu d'instantsd’instants dans mon âme les tribulations du monde. En comparant ces ardeurs aux transports que je vais peindre; en voyant le même coeur éprouver dans l'intervallel’intervalle de trois ou quatre années, tout ce que l'innocencel’innocence et la religion ont de plus doux et de plus salutaire, et tout ce que les passions ont de plus séduisant et de plus funeste, on choisira des deux joies; on verra de quel côté il faut chercher le bonheur et surtout le repos. Trois semaines après ma première communion, je quittai le collège de Dol. Il me reste de cette maison un agréable souvenir: notre enfance laisse quelque chose d'elled’elle-même aux lieux embellis par elle, comme une fleur communique un parfum aux objets qu'ellequ’elle a touchés. Je m'attendrism’attendris encore aujourd'huiaujourd’hui en songeant à la dispersion de mes premiers camarades et de mes premiers maîtres. L'abbéL’abbé Leprince, nommé à un bénéfice auprès de Rouen, vécut peu; l'abbél’abbé Egault obtint une cure dans le diocèse de Rennes, et j'aij’ai vu mourir le bon principal, l'abbél’abbé Porcher, au commencement de la Révolution: il était instruit, doux et simple de coeur. La mémoire de cet obscur Rollin me sera toujours chère et vénérable.
 
Vallée-aux-Loups, fin de décembre 1813.
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MISSION A COMBOURG. - COLLEGE DE RENNES. - JE RETROUVE GESRIL. - MOREAU. - LIMOELAN. MARIAGE DE MA TROISIEME SOEUR.
 
Je trouvai à Combourg de quoi nourrir ma piété, une mission; j'enj’en suivis les exercices. Je reçus la confirmation sur le perron du manoir, avec les paysans et les paysannes, de la main de l'évêquel’évêque de Saint-Malo. Après cela, on érigea une croix; j'aidaij’aidai à la soutenir, tandis qu'onqu’on la fixait sur sa base. Elle existe encore: elle s'élèves’élève devant la tour où est mort mon père. Depuis trente années elle n'an’a vu paraître personne aux fenêtres de cette tour; elle n'estn’est plus saluée des enfants du château; chaque printemps elle les attend en vain; elle ne voit revenir que les hirondelles, compagnes de mon enfance, plus fidèles à leur nid que l'hommel’homme à sa maison.. Heureux si ma vie s'étaits’était écoulée au pied de la croix de la mission, si mes cheveux n'eussentn’eussent été blanchis que par le temps qui a couvert de mousse les branches de cette croix! Je ne tardai pas à partir pour Rennes: j'yj’y devais continuer mes études et clore mon cours de mathématiques, afin de subir ensuite à Brest l'examenl’examen de gardemarine. M. de Fayolle était principal du collège de Rennes. On comptait dans ce Juilly de la Bretagne trois professeurs distingués, l'abbél’abbé de Chateaugiron pour la seconde, l'abbél’abbé Germé pour la rhétorique, l'abbél’abbé Marchand pour la physique. Le pensionnat et les externes étaient nombreux, les classes fortes. Dans les derniers temps, Geoffroy et Ginguené, sortis de ce collège, auraient fait honneur à Sainte-Barbe et au Plessis. Le chevalier de Parny avait aussi étudié à Rennes; j'héritaij’héritai de son lit dans la chambre qui me fut assignée. Rennes me semblait une Babylone, le collège un monde. La multitude des maîtres et des écoliers, la grandeur des bâtiments, du jardin et des cours, me paraissaient démesurées: je m'ym’y habituai cependant. A la fête du Principal, nous avions des jours de congé, nous chantions à tue-tête à sa louange de superbes couplets de notre façon, où nous disions:
 
O Terpsichore, ô Polymnie, Vèmenez, venez remplir nos voeux; La raison même vous convie!
 
Je pris sur mes nouveaux camarades l'ascendantl’ascendant que j'avaisj’avais eu à Dol sur mes anciens compagnons: il m'enm’en coûta quelques horions. Les babouins bretons sont d'uned’une humeur hargneuse; on s'envoyaits’envoyait des cartels pour les jours de promenade, dans les bosquets du jardin des Bénédictins, appelé le Thabor: nous nous servions de compas de mathématiques attachés au bout d'uned’une canne, ou nous en venions à une lutte corps à corps plus ou moins félone ou courtoise, selon la gravité du défi. Il y avait des juges du camp qui décidaient s'ils’il échéait gage, et de quelle manière les champions mèneraient des mains. Le combat ne cessait que quand une des deux parties s'avouaits’avouait vaincue. Je retrouvai au collège mon ami Gesril, qui présidait comme à Saint-Malo, à ces engagements. Il voulait être mon second dans une affaire que j'eusj’eus avec Saint-Riveul, jeune gentilhomme qui devint la première victime de la révolution. Je tombai sous mon adversaire, refusai de me rendre et payai cher ma superbe. Je disais comme Jean Desmarest, allant à l'échafaudl’échafaud: "Je ne crie merci qu'àqu’à Dieu." Je rencontrai à ce collège deux hommes devenus depuis différemment célèbres: Moreau le général, et Limoëlan, auteur de la machine infernale, aujourd'huiaujourd’hui prêtre en Amérique. Il n'existen’existe qu'unqu’un portrait de Lucile, et cette méchante miniature a été faite par Limoëlan, devenu peintre pendant les détresses révolutionnaires. Moreau était externe, Limoëlan pensionnaire. On a rarement trouvé à la même époque, dans une même province, dans une même petite ville, dans une même maison d'éducationd’éducation, des destinées aussi singulières. Je ne puis m'empêcherm’empêcher de raconter un tour d'écolierd’écolier que joua au préfet de semaine mon camarade Limoëlan. Le préfet avait coutume de faire sa ronde dans les corridors, après la retraite, pour voir si tout était bien: il regardait à cet effet par un trou pratiqué dans chaque porte. Limoëlan, Gesril, Saint-Riveul et moi nous couchions dans la même chambre:
 
D'animauxD’animaux malfaisants c'étaitc’était un fort bon plat.
 
Vainement avions-nous plusieurs fois bouché le trou avec du papier; le préfet poussait le papier et nous surprenait sautant sur nos lits et cassant nos chaises. Un soir Limoëlan, sans nous communiquer son projet, nous engage à nous coucher et à éteindre la lumière. Bientôt nous l'entendonsl’entendons se lever, aller à la porte, et puis se remettre au lit. Un quart-d'heured’heure après, voici venir le préfet sur la pointe du pied. Comme avec raison nous lui étions suspects, il s'arrêtes’arrête à la porte, écoute, regarde, n'aperçoitn’aperçoit point de lumière. ........................................................ "Qui est-ce qui a fait cela?" s'écries’écrie-t-il en se précipitant dans la chambre. Limoëlan d'étoufferd’étouffer de rire et Gesril de dire en nasillant, avec son air moitié niais, moitié goguenard: "Qu'estQu’est-ce donc, monsieur le préfet?" Voilà Saint-Riveul et moi à rire comme Limoëlan et à nous cacher sous nos couvertures. On ne put rien tirer de nous: nous fûmes héroïques. Nous fûmes mis tous quatre en prison au caveau: Saint-Riveul fouilla la terre sous une porte qui communiquait à la basse-cour; il engagea sa tête dans cette taupinière, un porc accourut et lui pensa manger la cervelle, Gesril se glissa dans les caves du collège et mit couler un tonneau de vin; Limoëlan démolit un mur, et moi, nouveau Perrin Dandin, grimpant dans un soupirail, j'ameutaij’ameutai la canaille de la rue par mes harangues. Le terrible auteur de la machine infernale, jouant cette niche de polisson à un préfet de collège, rappelle en petit Cromwell, barbouillant d'encred’encre la figure d'und’un autre régicide, qui signait après lui l'arrêtl’arrêt de mort de Charles 1er. Quoique l'éducationl’éducation fût très religieuse au collège de Rennes, ma ferveur se ralentit: le grand nombre de mes maîtres et de mes camarades multipliait les occasions de distraction. J'avançaiJ’avançai dans l'étudel’étude des langues; je devins fort en mathématiques, pour lesquelles j'aij’ai toujours eu un penchant décidé: j'auraisj’aurais fait un bon officier de marine ou de génie. En tout, j'étaisj’étais né avec des dispositions faciles: sensible aux choses sérieuses comme aux choses agréables, j'aij’ai commencé par la poésie, avant d'end’en venir à la prose; les arts me transportaient; j'aij’ai passionnément aimé la musique et l'architecturel’architecture. Quoique prompt à m'ennuyerm’ennuyer de tout, j'étaisj’étais capable des plus petits détails; étant doué d'uned’une patience à toute épreuve, quoique fatigué de l'objetl’objet qui m'occupaitm’occupait, mon obstination était plus forte que mon dégoût. Je n'ain’ai jamais abandonné une affaire quand elle a valu la peine d'êtred’être achevée. il y a telle chose que j'aij’ai poursuivie quinze et vingt ans de ma vie, aussi plein d'ardeurd’ardeur le dernier jour que le premier. Cette souplesse de mon intelligence se retrouvait dans les choses secondaires. J'étaisJ’étais habile aux échecs, adroit au billard, à la chasse, au maniement des armes, je dessinais passablement; j'auraisj’aurais bien chanté, si l'onl’on eût pris soin de ma voix. Tout cela, joint au genre de mon éducation, à une vie de soldat et de voyageur, fait que je n'ain’ai point senti mon pédant, que je n'ain’ai jamais eu l'airl’air hébété ou suffisant, la gaucherie, les habitudes crasseuses des hommes de lettres d'autrefoisd’autrefois, encore moins la morgue et l'assurancel’assurance, l'enviel’envie et la vanité fanfaronne des nouveaux auteurs. Je passai deux ans au collège de Rennes. Gesril le quitta dix-huit mois avant moi. Il entra dans la marine. Julie, ma troisième soeur, se maria dans le cours de ces deux années: elle épousa le comte de Farcy, capitaine au régiment de Condé, et s'établits’établit avec son mari à Fougères, où déjà habitaient mes deux soeurs aînées, mesdames de Marigny et de Québriac. Le mariage de Julie eut lieu à Combourg, et j'assistaij’assistai à la noce. J'yJ’y rencontrai cette comtesse de Tronjoli, qui se fit remarquer par son intrépidité à l'échafaudl’échafaud: cousine et intime amie du marquis de La Rouerie, elle fut mêlée à sa conspiration. Je n'avaisn’avais encore vu la beauté qu'auqu’au milieu de ma famille, je restai confondu en l'apercevantl’apercevant sur le visage d'uned’une femme étrangère. Chaque pas dans la vie m'ouvraitm’ouvrait une nouvelle perspective; j'entendaisj’entendais la voix lointaine et séduisante des passions qui venaient à moi; je me précipitais au devant de ces sirènes, attiré par une harmonie inconnue. Il se trouva que, comme le grand-prêtre d'Eleusisd’Eleusis, j'avaisj’avais des encens divers pour chaque divinité. Mais les hymnes que je chantais, en brûlant ces encens, pouvaient-ils s'appelers’appeler baumes, ainsi que les poésies de l'hiérophantel’hiérophante?
 
La Vallée-aux-Loups, janvier 1814.
 
JE SUIS ENVOYE A BREST POUR SUBIR L'EXAMENL’EXAMEN DE GARDE DE MARINE. - LE PORT DE BREST. - JE RETROUVE ENCORE GESRIL. - LA PEROUSE. - JE REVIENS A COMBOURG.
 
Après le mariage de Julie, je partis pour Brest. En quittant le grand collège de Rennes, je ne sentis point le regret que j'éprouvaij’éprouvai en sortant du petit collège de Dol; peut-être n'avaisn’avais-je plus cette innocence qui nous fait un charme de tout; le temps commençait à la déclore. J'eusJ’eus pour mentor dans ma nouvelle position un de mes oncles maternels, le comte Ravenel de Boisteilleul, chef d'escadred’escadre, dont un des fils, officier très distingué d'artilleried’artillerie dans les armées de Bonaparte, a épousé la fille unique de ma soeur la comtesse de Farcy. Arrivé à Brest, je ne trouvai point mon brevet d'aspirantd’aspirant; je ne sais quel accident l'avaitl’avait retardé. Je restai ce qu'onqu’on appelait soupirant, et comme tel, exempt d'étudesd’études régulières. Mon oncle me mit en pension dans la rue de Siam, à une table d'hôted’hôte d'aspirantsd’aspirants, et me présenta au commandant de la marine, le comte Hector. Abandonné à moi-même pour la première fois, au lieu de me lier avec mes futurs camarades, je me renfermai dans mon instinct solitaire. Ma société habituelle se réduisit à mes maîtres d'escrimed’escrime, de dessin et de mathématiques. Cette mer que je devais rencontrer sur tant de rivages, baignait à Brest l'extrémitél’extrémité de la péninsule Armoricaine après ce cap avancé, il n'yn’y avait plus rien qu'unqu’un océan sans bornes et des mondes inconnus; mon imagination se jouait dans ces espaces. Souvent, assis sur quelque mât qui gisait le long du quai de Recouvrance, je regardais les mouvements de la foule: constructeurs, matelots, militaires, douaniers, forçats, passaient et repassaient devant moi. Des voyageurs débarquaient et s'embarquaients’embarquaient, des pilotes commandaient la manoeuvre, des charpentiers équarrissaient des pièces de bois, des cordiers filaient des câbles, des mousses allumaient des feux sous des chaudières d'oùd’où sortaient une épaisse fumée et la saine odeur du goudron. On portait, on reportait, on roulait de la marine aux magasins, et des magasins à la marine des ballots de marchandises, des sacs de vivres, des trains d'artilleried’artillerie. Ici des charrettes s'avançaients’avançaient dans l'eaul’eau à reculons pour recevoir des chargements; là, des palans enlevaient des fardeaux, tandis que des grues descendaient des pierres, et que des cure-môles creusaient des atterrissements. Des forts répétaient des signaux, des chaloupes allaient et venaient, des vaisseaux appareillaient ou rentraient dans les bassins. Mon esprit se remplissait d'idéesd’idées vagues sur la société, sur ses biens et ses maux. Je ne sais quelle tristesse me gagnait; je quittais le mât sur lequel j'étaisj’étais assis; je remontais le Penfeld, qui se jette dans le port; j'arrivaisj’arrivais à un coude où ce port disparaissait. Là. ne voyant plus rien qu'unequ’une vallée tourbeuse, mais entendant encore le murmure confus de la mer et la voix des hommes, je me couchais au bord de la petite rivière. Tantôt regardant couler l'eaul’eau, tantôt suivant des yeux le vol de la corneille marine, jouissant du silence autour de moi, ou prêtant l'oreillel’oreille aux coups de marteau du calfat, je tombais dans la plus profonde rêverie. Au milieu de cette rêverie, si le vent m'apportaitm’apportait le son du canon d'und’un vaisseau qui mettait à la voile, je tressaillais et des larmes mouillaient mes yeux.
 
Un jour, j'avaisj’avais dirigé ma promenade vers l'extrémitél’extrémité extérieure du port, du côté de la mer: il faisait chaud, je m'étendism’étendis sur la grève et m'endormism’endormis. Tout-à-coup, je suis réveillé par un bruit magnifique, j'ouvrej’ouvre les yeux, comme Auguste pour voir les trirèmes dans les mouillages de la Sicile, après la victoire sur Sextus Pompée; les détonations de l'artilleriel’artillerie se succédaient; la rade était semée de navires: la grande escadre française rentrait après la signature de la paix. Les vaisseaux manoeuvraient sous voile, se couvraient de feux, arboraient des pavillons, présentaient la poupe, la proue, le flanc, s'arrêtaients’arrêtaient en jetant l'ancrel’ancre au milieu de leur course, ou continuaient à voltiger sur les flots. Rien ne m'am’a jamais donné une plus haute idée de l'espritl’esprit humain; l'hommel’homme semblait emprunter dans ce moment quelque chose de Celui qui a dit à la mer: "Tu n'irasn’iras pas plus loin. Non, procedes ampliùs." Tout Brest accourut. Des chaloupes se détachent de la flotte et abordent au Môle. Les officiers dont elles étaient remplies, le visage brûlé par le soleil, avaient cet air étranger qu'onqu’on apporte d'uned’une autre hémisphère, et je ne sais quoi de gai, de fier, de hardi, comme des hommes qui venaient de rétablir l'honneurl’honneur du pavillon national. Ce corps de la marine, si méritant, si illustre, ces compagnons des Suffren, des Lamothe-Piquet, des du Couëdic, des d'Estaingd’Estaing, échappés aux coups de l'ennemil’ennemi, devaient tomber sous ceux des Français! Je regardais défiler la valeureuse troupe, lorsqu'unlorsqu’un des officiers se détache de ses camarades et me saute au cou: c'étaitc’était Gesril. Il me parut grandi, mais faible et languissant d'und’un coup d'épéed’épée qu'ilqu’il avait reçu dans la poitrine. Il quitta Brest le soir même pour se rendre dans sa famille. Je ne l'ail’ai vu qu'unequ’une fois depuis, peu de temps avant sa mort héroïque; je dirai plus tard en quelle occasion. L'apparitionL’apparition et le départ subit de Gesril, me firent prendre une résolution qui a changé le cours de ma vie: il était écrit que ce jeune homme aurait un empire absolu sur ma destinée. On voit comment mon caractère se formait, quel tour prenaient mes idées, quelles furent les premières atteintes de mon génie, car j'enj’en puis parler comme d'und’un mal, quel qu'aitqu’ait été ce génie, rare ou vulgaire, méritant ou ne méritant pas le nom que je lui donne, faute d'und’un autre mot pour m'exprimerm’exprimer. Plus semblable au reste des hommes, j'eussej’eusse été plus heureux: celui qui, sans m'ôterm’ôter l'espritl’esprit, fût parvenu à tuer ce qu'onqu’on appelle mon talent, m'auraitm’aurait traité en ami. Lorsque le comte de Boisteilleul me conduisait chez M. Hector, j'entendaisj’entendais les jeunes et les vieux marins raconter leurs campagnes, et causer des pays qu'ilsqu’ils avaient parcourus: l'unl’un arrivait de l'Indel’Inde, l'autrel’autre de l'Amériquel’Amérique; celui-là devait appareiller pour faire le tour du monde, celui-ci allait rejoindre la station de la Méditerranée, visiter les côtes de la Grèce. Mon oncle me montra La Pérouse dans la foule, nouveau Cook dont la mort est le secret des tempêtes. J'écoutaisJ’écoutais tout, je regardais tout, sans dire une parole; mais la nuit suivante, plus de sommeil: je la passais à livrer en imagination des combats, ou à découvrir des terres inconnues. Quoi qu'ilqu’il en soit, en voyant Gesril retourner chez ses parents, je pensai que rien ne m'empêchaitm’empêchait d'allerd’aller rejoindre les miens. J'auraisJ’aurais beaucoup aimé le service de la marine, si mon esprit d'indépendanced’indépendance ne m'eûtm’eût éloigné de tous les genres de service: j'aij’ai en moi une impossibilité d'obéird’obéir. Les voyages me tentaient, mais je sentais que je ne les aimerais que seul, en suivant ma volonté. Enfin, donnant la première preuve de mon inconstance, sans en avertir mon oncle Ravenel, sans écrire à mes parents, sans en demander permission à personne, sans attendre mon brevet d'aspirantd’aspirant, je partis un matin pour Combourg où je, tombai comme des nues. Je m'étonnem’étonne encore aujourd'huiaujourd’hui qu'avecqu’avec la frayeur que m'inspiraitm’inspirait mon père, j'eussej’eusse osé prendre une pareille résolution, et ce qu'ilqu’il y a d'aussid’aussi étonnant, c'estc’est la manière dont je fus reçu. Je devais m'attendrem’attendre aux transports de la plus vive colère, je fus accueilli doucement. Mon père se contenta de secouer la tête comme pour dire: "Voilà une belle équipée!" Ma mère m'embrassam’embrassa de tout son coeur en grognant, et ma Lucile, avec un ravissement de joie.
 
Montboissier, juillet 1817.
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PROMENADE. - APPARITION DE COMBOURG.
 
Depuis la dernière date de ces Mémoires, Vallée-aux-Loups, janvier 1814, jusqu'àjusqu’à la date d'aujourd'huid’aujourd’hui, Montboissier, juillet 1817, trois ans et dix mois se sont passés. Avez-vous entendu tomber l'Empirel’Empire? Non: rien n'an’a troublé le repos de ces lieux. L'EmpireL’Empire s'ests’est abîmé pourtant; l'immensel’immense ruine s'ests’est écroulée dans ma vie, comme ces débris romains renversés dans le cours d'und’un ruisseau ignoré. Mais à qui ne les compte pas, peu, importent les événements: quelques années échappées des mains de l'Eternell’Eternel feront justice de tous ces bruits par un silence sans fin. Le livre précédent fut écrit sous la tyrannie expirante de Bonaparte et à la lueur des derniers éclairs de sa gloire: je commence le livre actuel sous le règne de Louis XVIII. J'aiJ’ai vu de près les rois, et mes illusions politiques se sont évanouies, comme ces chimères plus douces dont je continue le récit. Disons d'abordd’abord ce qui me fait reprendre la plume: le coeur humain est le jouet de tout, et l'onl’on ne saurait prévoir quelle circonstance frivole cause ses joies et ses douleurs. Montaigne l'al’a remarqué: "Il ne faut point de cause, dit-il, pour agiter notre âme: une rêverie sans cause et sans subject la régente et l'agitel’agite." Je suis maintenant à Montboissier, sur les confins de la Beauce et du Perche. Le château de cette terre, appartenant à madame la comtesse de Colbert-Montboissier, a été vendu et démoli pendant la révolution; il ne reste que deux pavillons, séparés par une grille et formant autrefois le logement du concierge. Le parc, maintenant à l'anglaisel’anglaise, conserve des traces de son ancienne régularité française: des allées droites, des taillis encadrés dans des charmilles, lui donnent un air sérieux; il plaît comme une ruine. Hier au soir je me promenais seul, le ciel ressemblait à un ciel d'automned’automne; un vent froid soufflait par intervalles. A la percée d'und’un fourré, je m'arrêtaim’arrêtai pour regarder le soleil: il s'enfonçaits’enfonçait dans des nuages au-dessus de la tour d'Alluyed’Alluye, d'oùd’où Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. Que sont devenus Henri et Gabrielle? Ce que je serai devenu quand ces Mémoires seront publiés. Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'uned’une grive perchée sur la plus haute branche d'und’un bouleau. A l'instantl’instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel, j'oubliaij’oubliai les catastrophes dont je venais d'êtred’être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j'entendisj’entendis si souvent siffler la grive. Quand je l'écoutaisl’écoutais alors, j'étaisj’étais triste de même qu'aujourd'huiqu’aujourd’hui; mais cette première tristesse était celle qui naît d'und’un désir vague de bonheur, lorsqu'onlorsqu’on est sans expérience; la tristesse que j'éprouvej’éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l'oiseaul’oiseau dans les bois de Combourg m'entretenaitm’entretenait d'uned’une félicité que je croyais atteindre; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n'ain’ai plus rien, à apprendre; j'aij’ai marché plus vite qu'unqu’un autre, et j'aj’a fait le tour de la vie. Les heures fuient et m'entraînentm’entraînent; je n'ain’ai pas même la certitude de pouvoir achever ces Mémoires. Dans combien de lieux ai-je déjà commencé à les écrire, et dans quel lieu les finirai-je? Combien de temps me promènerai-je au bord des bois? Mettons à profit le peu d'instantsd’instants qui me restent; hâtons-nous de peindre ma jeunesse, tandis que j'yj’y touche encore: le navigateur, abandonnant pour jamais un rivage enchanté, écrit son journal à la vue de la terre qui s'éloignes’éloigne, et qui va bientôt disparaître.
 
COLLEGE DE DINAN. - BROUSSAIS. - JE REVIENS CHEZ MES PARENTS.
 
J'aiJ’ai dit mon retour à Combourg, et comment je fus accueilli par mon père, ma mère et ma soeur Lucile. On n'an’a peut-être pas oublié que mes trois autres soeurs s'étaients’étaient mariées, et qu'ellesqu’elles vivaient dans les terres de leurs nouvelles familles, aux environs de Fougères. Mon frère, dont l'ambitionl’ambition commençait à se développer, était plus souvent à Paris qu'àqu’à Rennes. Il acheta d'abordd’abord une charge de maître des requêtes qu'ilqu’il revendit afin d'entrerd’entrer dans la carrière militaire. Il entra dans le régiment de Royal-Cavalerie; il s'attachas’attacha au corps diplomatique et suivit le comte de La Luzerne à Londres, où il se rencontra avec André Chénier: il était sur le point d'obtenird’obtenir l'ambassadel’ambassade de Vienne, lorsque nos troubles éclatèrent; il sollicita celle de Constantinople; mais il eut un concurrent redoutable, Mirabeau, à qui cette ambassade fut promise pour prix de sa réunion au parti de la cour. Mon frère avait donc à peu près quitté Combourg au moment où je vins l'habiterl’habiter. Cantonné dans sa seigneurie, mon père n'enn’en sortait plus, pas même pendant la tenue des Etats. Ma mère allait tous les ans passer six semaines à Saint-Malo, au temps de Pâques; elle attendait ce moment comme celui de sa délivrance, car elle détestait Combourg. Un mois avant ce voyage, on en parlait comme d'uned’une entreprise hasardeuse; on faisait des préparatifs; on laissait reposer les chevaux. La veille du départ, on se couchait à sept heures du soir, pour se lever à deux heures du matin. Ma mère, à sa grande satisfaction, se mettait en route à trois heures, et employait toute la journée pour faire douze lieues. Lucile, reçue chanoinesse au chapitre de l'Argentièrel’Argentière, devait passer dans celui de Remiremont: en attendant ce changement, elle restait ensevelie à la campagne. Pour moi, je déclarai, après mon escapade de Brest, ma volonté d'embrasserd’embrasser l'étatl’état ecclésiastique: la vérité est que je ne cherchais qu'àqu’à gagner du temps, car j'ignoraisj’ignorais ce que je voulais. On m'envoyam’envoya au collège de Dinan achever mes humanités. Je savais mieux le latin que mes maîtres; mais je commençai à apprendre l'hébreul’hébreu. L'abbéL’abbé de Rouillac était principal du collège, et l'abbél’abbé Duhamel mon professeur. Dinan, orné de vieux arbres, remparé de vieilles tours, est bâti dans un site pittoresque, sur une haute colline au pied de laquelle coule la Rance, que remonte la mer; il domine des vallées à pentes agréablement boisées. Les eaux minérales de Dinan ont quelque renom. Cette ville, toute historique, et qui a donné le jour à Duclos, montrait parmi ses antiquités le coeur de du Guesclin: poussière héroïque qui, dérobée pendant la révolution, fut au moment d'êtred’être broyée par un vitrier pour servir à faire de la peinture; la destinait-on aux tableaux des victoires remportées sur les ennemis de la patrie?
 
M. Broussais, mon compatriote, étudiait avec moi à Dinan; on menait les écoliers baigner tous les jeudis, comme les clercs sous le pape Adrien 1er, ou tous les dimanches, comme les prisonniers sous l'empereurl’empereur Honorius. Une fois, je pensai me noyer, une autre fois, M. Broussais fut mordu par d'ingratesd’ingrates sangsues, imprévoyantes de l'avenirl’avenir. Dinan était à égale distance de Combourg et de Plancouet. J'allaisJ’allais tour à tour voir mon oncle de Bédée à, Monchoix, et ma famille à Combourg. M. de Chateaubriand, qui trouvait économie à me garder, ma mère qui désirait ma persistance dans la vocation religieuse, mais qui se serait fait scrupule de me presser, n'insistèrentn’insistèrent plus sur ma résidence au collège, et je me trouvai insensiblement fixé au foyer paternel. Je me complairais encore à rappeler les moeurs de mes parents, ne me fussent-elles qu'unqu’un touchant souvenir; mais j'enj’en reproduirai d'autantd’autant plus volontiers le tableau qu'ilqu’il semblera calqué sur les vignettes des manuscrits du moyen-âge: du temps présent au temps que je vais peindre, il y a des siècles.
 
Montboissier, juillet 1817.
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VIE A COMBOURG. - JOURNEES ET SOIREES.
 
A mon retour de Brest, quatre maîtres (mon père, ma mère, ma soeur et moi) habitaient le château de Combourg. Une cuisinière, une femme de chambre, deux laquais et un cocher composaient tout le domestique: un chien de chasse et deux vieilles juments étaient retranchés dans un coin de l'écuriel’écurie. Ces douze êtres vivants disparaissaient dans un manoir où l'onl’on aurait à peine aperçu cent chevaliers, leurs dames, leurs écuyers, leurs valets, les destriers et la meute du roi Dagobert. Dans tout le cours de l'annéel’année aucun étranger ne se présentait au château, hormis quelques gentilshommes, le marquis de Monlouet, le comte de Goyon-Beaufort, qui demandaient l'hospitalitél’hospitalité en allant plaider au Parlement. Ils arrivaient l'hiverl’hiver, à cheval, pistolets aux arçons, couteau de chasse au côté, et suivis d'und’un valet également à cheval, ayant en croupe un gros porte-manteau de livrée. Mon père, toujours très cérémonieux, les recevait tête nue sur le perron, au milieu de la pluie et du vent. Les campagnards introduits racontaient leurs guerres de Hanôvre, les affaires de leur famille et l'histoirel’histoire de leurs procès. Le soir, on les conduisait dans la tour du Nord, à l'appartementl’appartement de la reine Christine, chambre d'honneurd’honneur occupée par un lit de sept pieds en tout sens, à doubles rideaux de gaze verte et de soie cramoisie, et soutenu par quatre amours dorés. Le lendemain matin, lorsque je descendais dans la grand'sallegrand’salle, et qu'àqu’à travers les fenêtres je regardais la campagne inondée ou couverte de frimas, je n'apercevaisn’apercevais que deux ou trois voyageurs sur la chaussée solitaire de l'étangl’étang: c'étaientc’étaient nos hôtes chevauchant vers Rennes. Ces étrangers ne connaissaient pas beaucoup les choses de la vie; cependant notre vue s'étendaits’étendait par eux à quelques lieues au-delà de l'horizonl’horizon de nos bois. Aussitôt qu'ilsqu’ils étaient partis, nous étions réduits, les jours ouvrables au tête-à-tête de famille, le dimanche à la société des bourgeois du village et des gentilshommes voisins. Le dimanche, quand il faisait beau, ma mère, Lucile et moi, nous nous rendions à la paroisse à travers le petit Mail, le long d'und’un chemin champêtre; lorsqu'illorsqu’il pleuvait, nous suivions l'abominablel’abominable rue de Combourg. Nous n'étionsn’étions pas traînés, comme l'abbél’abbé de Marolles, dans un chariot léger que menaient quatre chevaux blancs, pris sur les Turcs en Hongrie. Mon père ne descendait qu'unequ’une fois l'anl’an à la paroisse pour faire ses Pâques; le reste de l'annéel’année, il entendait la messe à la chapelle du château. Placés dans le banc du seigneur, nous recevions l'encensl’encens et les prières en face du sépulcre de marbre noir de Renée de Rohan, attenant à l'autell’autel: image des honneurs de l'hommel’homme; quelques grains d'encensd’encens devant un cercueil! Les distractions du dimanche expiraient avec la journée; elles n'étaientn’étaient pas même régulières. Pendant la mauvaise saison, des mois entiers s'écoulaients’écoulaient sans qu'aucunequ’aucune créature humaine frappât à la porte de notre forteresse. Si la tristesse était grande sur les bruyères de Combourg, elle était encore plus grande au château: on éprouvait, en pénétrant sous ses voûtes, la même sensation qu'enqu’en entrant à la chartreuse de Grenoble. Lorsque je visitai celle-ci en 1805, je traversai un désert, lequel allait toujours croissant; je crus qu'ilqu’il se terminerait au monastère; mais on me montra dans les murs même du couvent, les jardins des Chartreux encore plus abandonnés que les bois. Enfin, au centre du monument, je trouvai enveloppé dans les replis de toutes ces solitudes, l'ancienl’ancien cimetière des cénobites; sanctuaire d'oùd’où le silence éternel, divinité du lieu, étendait sa puissance sur les montagnes et dans les forêts d'alentourd’alentour. Le calme morne du château de Combourg était augmenté par l'humeurl’humeur taciturne et insociable de mon père. Au lieu de resserrer sa famille et ses gens autour de lui, il les avait dispersés à toutes les aires de vent de l'édificel’édifice. Sa chambre à coucher était placée dans la petite tour de l'estl’est, et son cabinet dans la petite tour de l'ouestl’ouest. Les meubles de ce cabinet consistaient en trois chaises de cuir noir et une table couverte de titres et de parchemins. Un arbre généalogique de la famille des Chateaubriand tapissait le manteau de la cheminée, et dans l'embrasurel’embrasure d'uned’une fenêtre on voyait toutes sortes d'armesd’armes depuis le pistolet jusqu'àjusqu’à l'espingolel’espingole. L'appartementL’appartement de ma mère régnait au-dessus de la grand'sallegrand’salle, entre les deux petites tours: il était parqueté et orné de glaces de Vèmenise à facettes. Ma soeur habitait un cabinet dépendant de l'appartementl’appartement de ma mère. La femme de chambre couchait loin de là, dans le corps de logis des grandes tours. Moi, j'étaisj’étais niché dans une espèce de cellule isolée, au haut de la tourelle de l'escalierl’escalier qui communiquait de la cour intérieure aux diverses parties du château. Au bas de cet escalier, le valet de chambre de mon père et le domestique gisaient dans des caveaux voûtés, et la cuisinière tenait garnison dans la grosse tour de l'ouestl’ouest. Mon père se levait à quatre heures du matin, hiver comme été: il venait dans la cour intérieure appeler et éveiller son valet de chambre, à l'entréel’entrée de l'escalierl’escalier de la tourelle. On lui apportait un peu de café à cinq heures; il travaillait ensuite dans son cabinet jusqu'àjusqu’à midi. Ma mère et ma soeur déjeunaient chacune dans leur chambre, à huit heures du matin. Je n'avaisn’avais aucune heure fixe, ni pour me lever, ni pour déjeuner; j'étaisj’étais censé étudier jusqu'àjusqu’à midi: la plupart du temps je ne faisais rien. A onze heures et demie, on sonnait le dîner que l'onl’on servait à midi. La grand'sallegrand’salle était à la fois salle à manger et salon: on dînait et l'onl’on soupait à l'unel’une de ses extrémités du côté de l'estl’est; après les repas, on se venait placer à l'autrel’autre extrémité du côté de l'ouestl’ouest, devant une énorme cheminée. La grand'sallegrand’salle était boisée, peinte en gris blanc et ornée de vieux portraits depuis le règne de François Ier jusqu'àjusqu’à celui de Louis XIV; parmi ces portraits, on distinguait ceux de Condé et de Turenne: un tableau, représentant Hector tué par Achille sous les murs de Troie, était suspendu au-dessus de la cheminée. Le dîner fait, on restait ensemble jusqu'àjusqu’à deux heures. Alors, si l'étél’été, mon père prenait le divertissement de la pêche, visitait ses potagers, se promenait dans l'étenduel’étendue du vol du chapon; si l'automnel’automne et l'hiverl’hiver, il partait pour la chasse, ma mère se retirait dans la chapelle, où elle passait quelques heures en prières. Cette chapelle était un oratoire sombre, embelli de bons tableaux des plus grands maîtres, qu'onqu’on ne s'attendaits’attendait guère à trouver dans un château féodal, au fond de la Bretagne. J'aiJ’ai aujourd'huiaujourd’hui, en ma possession, une sainte famille de l'Albanel’Albane, peinte sur cuivre, tirée de cette chapelle: c'estc’est tout ce qui me reste de Combourg. Mon père parti et ma mère en prières, Lucile s'enfermaits’enfermait dans sa chambre, je regagnais ma cellule, ou j'allaisj’allais courir les champs. A huit heures, la cloche annonçait le souper. Après le souper, dans les beaux jours, on s'asseyaits’asseyait sur le perron. Mon père, armé de son fusil, tirait les chouettes qui sortaient des créneaux à l'entréel’entrée de la nuit. Ma mère, Lucile et moi, nous regardions le ciel, les bois, les derniers rayons du soleil, les premières étoiles. A dix heures, on rentrait et l'onl’on se couchait.
 
Les soirées d'automned’automne et d'hiverd’hiver étaient d'uned’une autre nature. Le souper fini et les quatre convives revenus de la table à la cheminée; ma mère se jetait, en soupirant, sur un vieux lit de jour de siamoise flambée, on mettait devant elle un guéridon avec une bougie. Je m'asseyaism’asseyais auprès du feu avec Lucile; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon père commençait alors une promenade, qui ne cessait qu'àqu’à l'heurel’heure de son coucher. Il était vêtu d'uned’une robe de ratine blanche, ou plutôt d'uned’une espèce de manteau que je n'ain’ai vu qu'àqu’à lui. Sa tête, demi-chauve, était couverte d'und’un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu'enLorsqu’en se promenant, il s'éloignaits’éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie qu'onqu’on ne le voyait plus; on l'entendaitl’entendait seulement encore marcher dans les ténèbres: puis il revenait lentement vers la lumière et émergeait peu à peu de l'obscuritél’obscurité, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle. Lucile et moi, nous échangions quelques mots à voix basse, quand il était à l'autrel’autre bout de la salle; nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait, en passant: "De quoi parliez-vous?" Saisis de terreur, nous ne répondions rien; il continuait sa marche Le reste de la soirée, l'oreillel’oreille n'étaitn’était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent. Dix heures sonnaient à l'horlogel’horloge du château: mon père s'arrêtaits’arrêtait; le même ressort, qui avait soulevé le marteau de l'horlogel’horloge, semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la montait, prenait un grand flambeau d'argentd’argent surmonté d'uned’une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l'ouestl’ouest, puis revenait, son flambeau à la main, et s'avançaits’avançait vers sa chambre à coucher, dépendante de la petite tour de l'estl’est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage; nous l'embrassionsl’embrassions, en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue sèche et creuse sans nous répondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui. Le talisman était brisé, ma mère, ma soeur et moi, transformés en statues par la présence de mon père, nous recouvrions les fonctions de la vie. Le premier effet de notre désenchantement se manifestait par un débordement de paroles: si le silence nous avait opprimés, il nous le payait cher. Ce torrent de paroles écoulé, j'appelaisj’appelais la femme de chambre, et je reconduisais ma mère et ma soeur à leur appartement. Avant de me retirer, elles me faisaient regarder sous les lits, dans les cheminées, derrière les portes, visiter les escaliers, les passages et les corridors voisins. Toutes les traditions du château, voleurs et spectres, leur revenaient en mémoire. Les gens étaient persuadés qu'unqu’un certain comte de Combourg, à jambe de bois, mort depuis trois siècles, apparaissait à certaines époques, et qu'onqu’on l'avaitl’avait rencontré dans le grand escalier de la tourelle; sa jambe de bois se promenait aussi quelquefois seule avec un chat noir.
 
Montboissier, août 1817.
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Ces récits occupaient tout le temps du coucher de ma mère et de ma soeur: elles se mettaient au lit mourantes de peur; je me retirais au haut de ma tourelle, la cuisinière rentrait dans la grosse tour, et les domestiques descendaient dans leur souterrain.
 
La fenêtre de mon donjon s'ouvraits’ouvrait sur la cour intérieure; le jour, j'avaisj’avais en perspective les créneaux de la courtine opposée, où végétaient des scolopendres et croissait un prunier sauvage. Quelques martinets qui, durant l'étél’été, s'enfonçaients’enfonçaient en criant dans les trous des murs, étaient mes seuls compagnons. La nuit, je n'apercevaisn’apercevais qu'unqu’un petit morceau du ciel et quelques étoiles. Lorsque la lune brillait et qu'ellequ’elle s'abaissaits’abaissait à l'occidentl’occident, j'enj’en étais averti par ses rayons, qui venaient à mon lit au travers des carreaux losangés de la fenêtre. Des chouettes, voletant d'uned’une tour à l'autrel’autre, passant et repassant entre la lune et moi, dessinaient sur mes rideaux l'ombrel’ombre mobile de leurs ailes. Relégué dans l'endroitl’endroit le plus désert, à l'ouverturel’ouverture des galeries, je ne perdais pas un murmure des ténèbres. Quelquefois, le vent semblait courir à pas légers; quelquefois il laissait échapper des plaintes, tout à coup, ma porte était ébranlée avec violence, les souterrains poussaient des mugissements, puis ces bruits expiraient pour recommencer encore. A quatre heures du matin, la voix du maître du château, appelant le valet de chambre à l'entréel’entrée des voûtes séculaires, se faisait entendre comme la voix du dernier fantôme de la nuit. Cette voix remplaçait pour moi la douce harmonie au son de laquelle le père de Montaigne éveillait son fils. L'entêtementL’entêtement du comte de Chateaubriand à faire coucher un enfant seul au haut d'uned’une tour, pouvait avoir quelque inconvénient; mais il tourna à mon avantage. Cette manière violente de me traiter me laissa le courage d'und’un homme, sans m'ôterm’ôter cette sensibilité d'imaginationd’imagination dont on voudrait aujourd'huiaujourd’hui priver la jeunesse. Au lieu de chercher à me convaincre qu'ilqu’il n'yn’y avait point de revenants, on me força de les braver. Lorsque mon père me disait avec un sourire ironique: "Monsieur le chevalier aurait-il peur?" il m'eûtm’eût fait coucher avec un mort. Lorsque mon excellente mère me disait: "Mon enfant, tout n'arriven’arrive que par la permission de Dieu: vous n'avezn’avez rien à craindre des mauvais esprits, tant que vous serez bon chrétien", j'étaisj’étais mieux rassuré que par tous les arguments de la philosophie. Mon succès fut si complet que les vents de la nuit, dans ma tour déshabitée, ne servaient que de jouets à mes caprices et d'ailesd’ailes à mes songes. Mon imagination allumée, se propageant sur tous les objets, ne trouvait nulle part assez de nourriture et aurait dévoré la terre et le ciel. C'estC’est cet état moral qu'ilqu’il faut maintenant décrire. Replongé dans ma jeunesse, je vais essayer de me saisir dans le passé, de me montrer tel que j'étaisj’étais, tel peut-être que je regrette de n'êtren’être plus, malgré les tourments que j'aij’ai endurés.
 
PASSAGE DE L'ENFANTL’ENFANT A L'HOMMEL’HOMME.
 
A peine étais-je revenu de Brest à Combourg, qu'ilqu’il se fit dans mon existence une révolution, l'enfantl’enfant disparut et l'hommel’homme se montra avec ses joies qui passent et ses chagrins qui restent. D'abordD’abord tout devint passion chez moi, en attendant les passions même. Lorsque après un dîner silencieux où je n'avaisn’avais osé ni parler, ni manger, je parvenais à m'échapperm’échapper, mes transports étaient incroyables, je ne pouvais descendre le perron d'uned’une seule traite: je me serais précipité. J'étaisJ’étais obligé de m'asseoirm’asseoir sur une marche pour laisser se calmer mon agitation; mais aussitôt que j'avaisj’avais atteint la Cour Vèmerte et les bois, je me mettais à courir, à sauter, à bondir, à fringuer, à m'ejouirm’ejouir jusqu'àjusqu’à ce que je tombasse épuisé de forces, palpitant, enivré de folâtreries et de liberté. Mon père me menait quant à lui à la chasse. Le goût de la chasse me saisit et je le portai jusqu'àjusqu’à la fureur; je vois encore le champ où j'aij’ai tué mon premier lièvre. Il m'estm’est souvent arrivé en automne de demeurer quatre ou cinq heures dans l'eaul’eau jusqu'àjusqu’à la ceinture, pour attendre au bord d'und’un étang des canards sauvages; même aujourd'huiaujourd’hui, je ne suis pas de sang froid lorsqu'unlorsqu’un chien tombe en arrêt. Toutefois, dans ma première ardeur pour la chasse, il entrait un fonds d'indépendanced’indépendance, franchir les fossés, arpenter les champs, les marais, les bruyères, me trouver avec un fusil dans un lieu désert, ayant puissance et solitude, c'étaitc’était ma façon d'êtred’être naturelle. Dans mes courses, je pointais si loin que, ne pouvant plus marcher, les gardes étaient obligés de me rapporter sur des branches entrelacées. Cependant le plaisir de la chasse ne me suffisait plus; j'étaisj’étais agité d'und’un désir de bonheur que je ne pouvais ni régler, ni comprendre; mon esprit et mon coeur s'achevaients’achevaient de former comme deux temples, vides, sans autels et sans sacrifices; on ne savait encore quel Dieu y serait adoré. Je croissais auprès de ma soeur Lucile; notre amitié était toute notre vie.
 
LUCILE
 
Lucile était grande et d'uned’une beauté remarquable, mais sérieuse. Son visage pâle était accompagné de longs cheveux noirs; elle attachait souvent au ciel ou promenait autour d'elled’elle des regards pleins de tristesse ou de feu. Sa démarche, sa voix, son sourire, sa physionomie avaient quelque chose de rêveur et de souffrant. Lucile et moi nous nous étions inutiles. Quand nous parlions du monde, c'étaitc’était de celui que nous portions au dedans de nous et qui ressemblait bien peu au monde véritable. Elle voyait en moi son protecteur, je voyais en elle mon amie. Il lui prenait des accès de pensées noires que j'avaisj’avais peine à dissiper: à dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années; elle se voulait ensevelir dans un cloître. Tout lui était souci, chagrin, blessure: une expression qu'ellequ’elle cherchait, une chimère qu'ellequ’elle s'étaits’était faite, la tourmentaient des mois entiers. Je l'ail’ai souvent vue un bras jeté sur sa tête, rêver immobile et inanimée; retirée vers son coeur, sa vie cessait de paraître au dehors; son sein même ne se soulevait plus. Par son attitude, sa mélancolie, sa vénusté, elle ressemblait à un Génie funèbre. J'essayaisJ’essayais alors de la consoler et l'instantl’instant d'aprèsd’après je m'abîmaism’abîmais dans des désespoirs inexplicables. Lucile aimait à faire seule, vers le soir, quelque lecture pieuse: son oratoire de prédilection était l'embranchementl’embranchement de deux routes champêtres, marqué par une croix de pierre et par un peuplier dont le long style s'élevaits’élevait dans le ciel comme un pinceau. Ma dévote mère toute charmée, disait que sa fille lui représentait une chrétienne de la primitive Eglise, priant à ces stations appelées Laures. De la concentration de l'âmel’âme naissaient chez ma soeur des effets d'espritd’esprit extraordinaires: endormie, elle avait des songes prophétiques; éveillée, elle semblait lire dans l'avenirl’avenir. Sur un palier de l'escalierl’escalier de la grande tour, battait une pendule qui sonnait le temps au silence; Lucile, dans ses insomnies, s'allaits’allait asseoir sur une marche, en face de cette pendule: elle regardait le cadran à la lueur de sa lampe posée à terre. Lorsque les deux aiguilles unies à minuit, enfantaient dans leur conjonction formidable l'heurel’heure des désordres et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui révélaient des trépas lointains. Se trouvant à Paris quelques jours avant le 10 août, et demeurant avec mes autres soeurs dans le voisinage du couvent des Carmes, elle jette les yeux sur une glace, pousse un cri et dit: "Je viens de voir entrer la mort." Dans les bruyères de la Calédonie, Lucile eût été une femme céleste de Walter-Scott, douée de la seconde vue; dans les bruyères armoricaines, elle n'étaitn’était qu'unequ’une solitaire avantagée de beauté, de génie et de malheur.
 
PREMIER SOUFFLE DE LA MUSE.
 
La vie que nous menions à Combourg, ma soeur et moi, augmentait l'exaltationl’exaltation de notre âge et de notre caractère. Notre principal désennui consistait à nous promener côte à côte dans le grand Mail, au printemps sur un tapis de primevères, en automne sur un lit de feuilles séchées, en hiver sur une nappe de neige que brodait la trace des oiseaux, des écureuils et des hermines. Jeunes comme les primevères, tristes comme la feuille séchée, purs comme la neige nouvelle, il y avait harmonie entre nos récréations et nous. Ce fut dans une de ces promenades, que Lucile, m'entendantm’entendant parler avec ravissement de la solitude, me dit: "Tu devrais peindre tout cela." Ce mot me révéla la Muse; un souffle divin passa sur moi. Je me mis à bégayer des vers, comme si c'eûtc’eût été ma langue naturelle; jour et nuit je chantais mes plaisirs, c'estc’est-à-dire mes bois et mes vallons; je composais une foule de petites idylles ou tableaux de la nature. J'aiJ’ai écrit longtemps en vers avant d'écrired’écrire en prose: M. de Fontanes prétendait que j'avaisj’avais reçu les deux instruments. Ce talent que me promettait l'amitiél’amitié, s'ests’est-il jamais levé pour moi? Que de choses j'aij’ai vainement attendues! Un esclave, dans l'Agamemnonl’Agamemnon d'Eschyled’Eschyle, est placé en sentinelle au haut du palais d'Argod’Argo; ses yeux cherchent à découvrir le signal convenu du retour des vaisseaux; il chante pour solacier ses veilles, mais les heures s'envolents’envolent et les astres se couchent, et le flambeau ne brille pas. Lorsque, après maintes années, sa lumière tardive apparent sur les flots, l'esclavel’esclave est courbé sous le poids du temps; il ne lui reste plus qu'àqu’à recueillir des malheurs, et le choeur lui dit: "qu'unqu’un vieillard est une ombre errante à la clarté du jour."
 
MANUSCRIT DE LUCILE.
 
Dans les premiers enchantements de l'inspirationl’inspiration, j'invitaij’invitai Lucile à m'imiterm’imiter. Nous passions des jours à nous consulter mutuellement, à nous communiquer ce que nous avions fait, ce que nous comptions faire. Nous, entreprenions des ouvrages en commun. Guidés par notre instinct, nous traduisîmes les plus beaux et les plus tristes passages de Job et de Lucrèce sur la vie: le Taedet animam meam vitae meoe l'Homol’Homo natus de muliere, le Tum porro puer, ut saevis projectus ab undis navita, etc. Les pensées de Lucile n'étaientn’étaient que des sentiments; elles sortaient avec difficulté de son âme; mais quand elle parvenait à les exprimer, il n'yn’y avait rien au-dessus. Elle a laissé une trentaine de pages manuscrites; il est impossible de les lire sans être profondément ému. L'éléganceL’élégance, la suavité, la rêverie, la sensibilité passionnée de ces pages offrent un mélange du génie grec et du génie germanique.
 
L’AURORE
L'AURORE
 
"Quelle douce clarté vient éclairer l'Orientl’Orient! Est-ce la jeune aurore qui entrouvre au monde ses beaux yeux chargés des langueurs du sommeil? Déesse charmante, o hâte-toi! quitte la couche nuptiale, prends la robe de pourpre; qu'unequ’une ceinture moelleuse la retienne dans ses noeuds; que nulle chaussure ne presse tes pieds délicats; qu'aucunqu’aucun ornement ne profane tes belles mains faites pour entrouvrir les portes du jour. Mais tu te lèves déjà sur la colline ombreuse. Tes cheveux d'ord’or tombent en boucles humides sur ton col de rose. De ta bouche s'exhales’exhale un souffle pur et parfumé. Tendre déité, toute la nature sourit à ta présence; toi seule verses des larmes, et les fleurs naissent."
 
A LA LUNE.
 
"Chaste déesse! déesse si pure, que jamais même les roses de la pudeur ne se mêlent à tes tendres clartés, j'osej’ose te prendre pour confidente de mes sentiments. Je n'ain’ai point, non plus que toi, à rougir de mon propre coeur. Mais quelquefois le souvenir du jugement injuste et aveugle des hommes couvre mon front de nuages, ainsi que le tien. Comme toi, les erreurs et les misères de ce monde inspirent mes rêveries. Mais plus heureuse que moi, citoyenne des cieux, tu conserves toujours la sérénité; les tempêtes et les orages qui s'élèvents’élèvent de notre globe, glissent sur ton disque paisible. Déesse aimable à ma tristesse, verse ton froid repos dans mon âme."
 
L’INNOCENCE.
L'INNOCENCE.
 
"Fille du ciel, aimable innocence, si j'osaisj’osais de quelques-uns de tes traits essayer une faible peinture, je dirais que tu tiens lieu de vertu à l'enfancel’enfance, de sagesse au printemps de la vie, de beauté à la vieillesse et de bonheur à l'infortunel’infortune; qu'étrangèrequ’étrangère à nos erreurs, tu ne verses que des larmes pures, et que ton sourire n'an’a rien que de céleste. Belle innocence! mais quoi, les dangers t'environnentt’environnent, l'enviel’envie t'adresset’adresse tous ses traits: trembleras-tu, modeste innocence? chercheras-tu à te dérober aux périls qui te menacent? Non, je te vois debout, endormie, la tête appuyée sur un autel."
 
Mon frère accordait quelquefois de courts instants aux hermites de Combourg: il avait coutume d'amenerd’amener avec lui un jeune conseiller au parlement de Bretagne, M. de Malfilâtre, cousin de l'infortunél’infortuné poète de ce nom. Je crois que Lucile, à son insu, avait ressenti une passion secrète pour cet ami de mon frère, et que cette passion étouffée était au fond de la mélancolie de ma soeur. Elle avait d'ailleursd’ailleurs la manie de Rousseau sans en avoir l'orgueill’orgueil: elle croyait que tout le monde était conjuré contre elle. Elle vint à Paris en 1789, accompagnée de cette soeur Julie dont elle a déploré la perte avec une tendresse empreinte de sublime. Quiconque la connut, l'admiral’admira, depuis M. de Malesherbes jusqu'àjusqu’à Chamfort. Jetée dans les cryptes révolutionnaires à Rennes, elle fut au moment d'êtred’être renfermée au château de Combourg, devenu cachot pendant la Terreur. Délivrée de prison, elle se maria à M. de Caud, qui la laissa veuve au bout d'und’un an. Au retour de mon émigration, je revis l'amiel’amie de mon enfance: je dirai comment elle disparut, quand il plut à Dieu de m'affligerm’affliger.
 
Vallée-aux-Loups, novembre 1817.
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DERNIERES LIGNES ECRITES A LA VALLEE-AUX-LOUPS. - REVELATION SUR LE MYSTERE DE MA VIE.
 
Revenu de Montboissier, voici les dernières lignes que je trace dans mon ermitage: il le faut abandonner tout rempli des beaux adolescents qui déjà dans leurs rangs pressés cachaient et couronnaient leur père. Je ne verrai plus le magnolia qui promettait sa rose à la tombe de ma Floridienne, le pin de Jérusalem et le cèdre du Liban consacrés à la mémoire de Jérôme, le laurier de Grenade, le platane de la Grèce, le chêne de l'Armoriquel’Armorique, au pied desquels je peignis Blanca, chantai Cymodocée, inventai Vèmelléda. Ces arbres naquirent et crûrent avec mes rêveries; elles en étaient les Hamadryades. Ils vont passer sous un autre empire: leur nouveau maître les aimera-t-il comme je les aimais? Il les laissera dépérir, il les abattra peut-être: je ne dois rien conserver sur la terre. C'estC’est en disant adieu aux bois d'Aulnayd’Aulnay que je vais rappeler l'adieul’adieu que je dis autrefois aux bois de Combourg: tous mes jours sont des adieux. Le goût que Lucile m'avaitm’avait inspiré pour la poésie, fut de l'huilel’huile jetée sur le feu. Mes sentiments prirent un nouveau degré de force; il me passa par l'espritl’esprit des vanités de renommée; je crus un moment à mon talent, mais bientôt, revenu à une juste défiance de moi-même, je me mis à douter de ce talent, ainsi que j'enj’en ai toujours douté. Je regardai mon travail comme une mauvaise tentation; j'enj’en voulus à Lucile d'avoird’avoir fait naître en moi un penchant malheureux: je cessai d'écrired’écrire, et je me pris à pleurer ma gloire à venir, comme on pleurerait sa gloire passée. Rentré dans ma première oisiveté, je sentis davantage ce qui manquait à ma jeunesse: je m'étaism’étais un mystère. Je ne pouvais voir une femme sans être troublé; je rougissais si elle m'adressaitm’adressait la parole. Ma timidité déjà excessive avec tout le monde, était si grande avec une femme que j'auraisj’aurais préféré je ne sais quel tourment à celui de demeurer seul avec cette femme: elle n'étaitn’était pas plus tôt partie, que je la rappelais de tous mes voeux. Les peintures de Virgile, de Tibulle et de Massillon, se présentaient bien à ma mémoire; mais l'imagel’image de ma mère et de ma soeur couvrant tout de sa pureté, épaississait les voiles que la nature cherchait à soulever; la tendresse filiale et fraternelle me trompait sur une tendresse moins désintéressée. Quand on m'auraitm’aurait livré les plus belles esclaves du sérail, je n'auraisn’aurais su que leur demander: le hasard m'éclairam’éclaira. Un voisin de la terre de Combourg était venu passer quelques jours au château avec sa femme, fort jolie. Je ne sais ce qui advint dans le village; on courut à l'unel’une des fenêtres de la grand'sallegrand’salle pour regarder. J'yJ’y arrivai le premier, l'étrangèrel’étrangère se précipitait sur mes pas, je voulus lui céder la place et je me tournai vers elle; elle me barra involontairement le chemin, et je me sentis pressé entre elle et la fenêtre. Je ne sus plus ce qui se passa autour de moi. Dès ce moment, j'entrevisj’entrevis que d'aimerd’aimer et d'êtred’être aimé d'uned’une manière qui m'étaitm’était inconnue, devait être la félicité suprême. Si j'avaisj’avais fait ce que font les autres hommes, j'auraisj’aurais bientôt appris les peines et les plaisirs de la passion dont je portais le germe: mais tout prenait en moi un caractère extraordinaire. L'ardeurL’ardeur de mon imagination, ma timidité, la solitude firent qu'auqu’au lieu de me jeter au dehors, je me repliai sur moi-même; faute d'objetd’objet réel, j'évoquaij’évoquai par la puissance de mes vagues désirs un fantôme qui ne me quitta plus. Je ne sais si l'histoirel’histoire du coeur humain offre un autre exemple de cette nature.
 
FANTOME D'AMOURD’AMOUR.
 
Je me composai donc une femme de toutes les femmes que j'avaisj’avais vues: elle avait la taille, les cheveux et le sourire de l'étrangèrel’étrangère qui m'avaitm’avait pressé contre son sein; je lui donnai les yeux de telle jeune fille du village, la fraîcheur de telle autre. Les portraits des grandes dames du temps de François 1er, de Henri IV et de Louis XIV, dont le salon était orné, m'avaientm’avaient fourni d'autresd’autres traits, et j'avaisj’avais dérobé des grâces jusqu'auxjusqu’aux tableaux des Vierges suspendues dans les églises. Cette charmeresse me suivait partout invisible; je m'entretenaism’entretenais avec elle, comme avec un être réel; elle variait au gré de ma folie: Aphrodite sans voile, Diane vêtue d'azurd’azur et de rosée, Thalie au masque riant, Hébé à la coupe de la jeunesse, souvent elle devenait une fée qui me soumettait la nature. Sans cesse, je retouchais ma toile, j'enlevaisj’enlevais un appas à ma beauté pour le remplacer par un autre. Je changeais aussi ses parures; j'enj’en empruntais à tous les pays, à tous les siècles, à tous les arts, à toutes les religions. Puis, quand j'avaisj’avais fait un chef-d'oeuvred’oeuvre, j'éparpillaisj’éparpillais de nouveau mes dessins et mes couleurs; ma femme unique se transformait en une multitude de femmes, dans lesquelles j'idolâtraisj’idolâtrais séparément les charmes que j'avaisj’avais adorés réunis. Pygmalion fut moins amoureux de sa statue: mon embarras était de plaire à la mienne. Ne me reconnaissant rien de ce qu'ilqu’il fallait pour être aimé, je me prodiguais ce qui me manquait. Je montais à cheval comme Castor et Pollux; je jouais de la lyre comme Apollon, Mars maniait ses armes avec moins de force et d'adressed’adresse: héros de roman ou d'histoired’histoire, que d'aventuresd’aventures fictives j'entassaisj’entassais sur des fictions! les ombres des filles de Morven, les sultanes de Bagdad et de Grenade, les châtelaines des vieux manoirs; bains, parfums, danses, délices de l'Asiel’Asie, tout m'étaitm’était approprié par une baguette magique. Voici venir une jeune reine, ornée de diamants et de fleurs (c'étaitc’était toujours ma sylphide); elle me cherche à minuit, au travers des jardins d'orangersd’orangers, dans les galeries d'und’un palais baigné des flots de la mer, au rivage embaumé de Naples ou de Messine, sous un ciel d'amourd’amour que l'astrel’astre d'Endymiond’Endymion pénètre de sa lumière; elle s'avances’avance, statue animée de Praxitèle, au milieu des statues immobiles, des pâles tableaux et des fresques silencieusement blanchies par les rayons de la lune: le bruit léger de sa course sur les mosaïques des marbres se mêle au murmure insensible de la vague. La jalousie royale nous environne. Je tombe aux genoux de la souveraine des campagnes d'Ennad’Enna; les ondes de soie de son diadème dénoué viennent caresser mon front, lorsqu'ellelorsqu’elle penche sur mon visage sa tête de seize années, et que ses mains s'appuyents’appuyent sur mon sein palpitant de respect et de volupté. Au sortir de ces rêves, quand je me retrouvais un pauvre petit breton obscur, sans gloire, sans beauté, sans talents, qui n'attireraitn’attirerait les regards de personne, qui passerait ignoré, qu'aucunequ’aucune femme n'aimeraitn’aimerait jamais, le désespoir s'emparaits’emparait de moi: je n'osaisn’osais plus lever les yeux sur l'imagel’image brillante que j'avaisj’avais attachée à mes pas.
 
DEUX ANNEES DE DELIRE. - OCCUPATIONS ET CHIMERES.
 
Ce délire dura deux années entières, pendant lesquelles les facultés de mon âme arrivèrent au plus haut point d'exaltationd’exaltation. Je parlais peu, je ne parlai plus, j'étudiaisj’étudiais encore, je jetai là les livres; mon goût pour la solitude redoubla. J'avaisJ’avais tous les symptômes d'uned’une passion violente; mes yeux se creusaient; je maigrissais; je ne dormais plus; j'étaisj’étais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours s'écoulaients’écoulaient d'uned’une manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant pleine de délices. Au nord du château s'étendaits’étendait une lande semée de pierres druidiques; j'allaisj’allais m'asseoirm’asseoir sur une de ces pierres au soleil couchant. La cime dorée des bois, la splendeur de la terre, l'étoilel’étoile du soir scintillant à travers les nuages de rose, me ramenaient à mes songes: j'auraisj’aurais voulu jouir de ce spectacle avec l'idéall’idéal objet de mes désirs. Je suivais en pensée l'astrel’astre du jour: je lui donnais ma beauté à conduire afin qu'ilqu’il la présentât radieuse avec lui aux hommages de l'universl’univers. Le vent du soir qui brisait les réseaux tendus par l'insectel’insecte sur la pointe des herbes, l'alouettel’alouette de bruyère qui se posait sur un caillou, me rappelaient à la réalité: je reprenais le chemin du manoir, le coeur serré, le visage abattu. Les jours d'oraged’orage en été. Je montais au haut de la grosse tour de l'ouestl’ouest. Le roulement du tonnerre sous les combles du château, les torrents de pluie qui tombaient en grondant sur le toit pyramidal des tours, l'éclairl’éclair qui sillonnait la nue et marquait d'uned’une flamme électrique les girouettes d'airaind’airain, excitaient mon enthousiasme: comme Ismen sur les remparts de Jérusalem, j'appelaisj’appelais la foudre; j'espéraisj’espérais qu'ellequ’elle m'apporteraitm’apporterait Armide. Le ciel était-il serein? je traversais le grand Mail, autour duquel étaient des prairies divisées par des haies plantées de saules. J'avaisJ’avais établi un siège, comme un nid, dans un de ces saules: là, isolé entre le ciel et la terre, je passais des heures avec les fauvettes; ma nymphe était à mes côtés. J'associaisJ’associais également son image à la beauté de ces nuits de printemps toutes remplies de la fraîcheur de la rosée, des soupirs du rossignol et du murmure des brises. D'autresD’autres fois, je suivais un chemin abandonné, une onde ornée de ses plantes rivulaires; j'écoutaisj’écoutais les bruits qui sortent des lieux infréquentés; je prêtais l'oreillel’oreille à chaque arbre; je croyais entendre la clarté de la lune chanter dans les bois: je voulais redire ces plaisirs et les paroles expiraient sur mes lèvres. Je ne sais comment je retrouvais encore ma déesse dans les accents d'uned’une voix, dans les frémissements d'uned’une harpe, dans les sons veloutés ou liquides d'und’un cor ou d'und’un harmonica. Il serait trop long de raconter les beaux voyages que je faisais avec ma fleur d'amourd’amour; comment main en main nous visitions les ruines célèbres, Vèmenise, Rome, Athènes, Jérusalem, Memphis, Carthage; comment nous franchissions les mers; comment nous demandions le bonheur aux palmiers d'Otahitid’Otahiti, aux bosquets embaumés d'Amboined’Amboine et de Tidor; comment au sommet de l'Himalayal’Himalaya nous allions réveiller l'aurorel’aurore; comment nous descendions les fleuves saints dont les vagues épandues entourent les pagodes aux boules d'ord’or; comment nous dormions aux rives du Gange, tandis que le bengali, perché sur le mât d'uned’une nacelle de bambou, chantait sa barcarole indienne. La terre et le ciel ne m'étaientm’étaient plus rien; j'oubliaisj’oubliais surtout le dernier: mais si je ne lui adressais plus mes voeux, il écoutait la voix de ma secrète misère car je souffrais, et les souffrances prient.
 
MES JOIES DE L'AUTOMNEL’AUTOMNE.
 
Plus la saison était triste, plus elle était en rapport avec moi: le temps des frimas, en rendant les communications moins faciles, isole les habitants des campagnes: on se sent mieux à l'abril’abri des hommes. Un caractère moral s'attaches’attache aux scènes de l'automnel’automne: ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumière qui s'affaiblits’affaiblit comme notre intelligence, ce soleil qui se refroidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destinées. Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempêtes, le passage des cygnes et des ramiers, le rassemblement des corneilles dans la prairie de l'étangl’étang, et leur perchée à l'entréel’entrée de la nuit sur les plus hauts chênes du grand Mail. Lorsque le soir élevait une vapeur bleuâtre au carrefour des forêts, que les complaintes ou les lais du vent gémissaient dans les mousses flétries, j'entraisj’entrais en pleine possession des sympathies de ma nature. Rencontrais-je quelque laboureur au bout d'und’un guéret? je m'arrêtaism’arrêtais pour regarder cet homme germé à l'ombrel’ombre des épis parmi lesquels il devait être moissonné, et qui retournait la terre de sa tombe avec le soc de la charrue, mêlait ses sueurs brûlantes aux pluies glacées de l'automnel’automne: le sillon qu'ilqu’il creusait était le monument destiné à lui survivre. Que faisait à cela mon élégante démone? Par sa magie, elle me transportait au bord du Nil, me montrait la pyramide égyptienne noyée dans le sable, comme un jour le sillon armoricain caché sous la bruyère: je m'applaudissaism’applaudissais d'avoird’avoir placé les fables de ma félicité hors du cercle des réalités humaines. Le soir je m'embarquaism’embarquais sur l'étangl’étang, conduisant seul mon bateau, au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes du nénuphar. Là, se réunissaient les hirondelles prêtes à quitter nos climats. Je ne perdais pas un seul de leur gazouillis: Tavernier enfant était moins attentif au récit d'und’un voyageur. Elles se jouaient sur l'eaul’eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s'élançaients’élançaient ensemble dans les airs, comme pour éprouver leurs ailes, se rabattaient à la surface du lac, puis se venaient suspendre aux roseaux que leur poids courbait à peine, et qu'ellesqu’elles remplissaient de leur ramage confus.
 
INCANTATION.
 
La nuit descendait; les roseaux agitaient leurs champs de quenouilles et de glaives, parmi lesquels la caravane emplumée, poules d'eaud’eau, sarcelles, martins-pêcheurs, bécassines, se taisait; le lac battait ses bords, les grandes voix de l'automnel’automne sortaient des marais et des bois: j'échouaisj’échouais mon bateau au rivage et retournais au château. Dix heures sonnaient. A peine retiré dans ma chambre, ouvrant mes fenêtres, fixant mes regards au ciel, je commençais une incantation. Je montais avec ma magicienne sur les nuages: roulé dans ses cheveux et dans ses voiles, j'allaisj’allais, au gré des tempêtes, agiter la cime des forêts, ébranler le sommet des montagnes, ou tourbillonner sur les mers. Plongeant dans l'espacel’espace, descendant du trône de Dieu aux portes de l'abîmel’abîme, les mondes étaient livrés à la puissance de mes amours. Au milieu du désordre des éléments, je mariais avec ivresse la pensée du danger à celle du plaisir. Les souffles de l'aquilonl’aquilon ne m'apportaientm’apportaient que les soupirs de la volupté; le murmure de la pluie m'invitaitm’invitait au sommeil sur le sein d'uned’une femme. Les paroles que j'adressaisj’adressais à cette femme auraient rendu des sens à la vieillesse, et réchauffé le marbre des tombeaux. Ignorant tout, sachant tout, à la fois vierge et amante, Eve innocente, Eve tombée, l'enchanteressel’enchanteresse par qui me venait ma folie était un mélange de mystères et de passions: je la plaçais sur un autel et je l'adoraisl’adorais. L'orgueilL’orgueil d'êtred’être aimé d'elled’elle augmentait encore mon amour. Marchait-elle? je me prosternais pour être foulé sous ses pieds, ou pour en baiser la trace. Je me troublais à son sourire, je tremblais au son de sa voix; je frémissais de désir, si je touchais ce qu'ellequ’elle avait touché. L'airL’air exhalé de sa bouche humide pénétrait dans la moelle de mes os, coulait dans mes veines au lieu de sang. Un seul de ses regards m'eûtm’eût fait voler au bout de la terre; quel désert ne m'eûtm’eût suffi avec elle! A ses côtés, l'antrel’antre des lions se fût changé en palais, et des millions de siècles eussent été trop courts pour épuiser les feux dont je me sentais embrasé. A cette fureur se joignait une idolâtrie morale: par un autre jeu de mon imagination, cette Phryné qui m'enlaçaitm’enlaçait dans ses bras, était aussi pour moi la gloire et surtout l'honneurl’honneur; la vertu lorsqu'ellelorsqu’elle accomplit ses plus nobles sacrifices, le génie lorsqu'illorsqu’il enfante la pensée la plus rare, donneraient à peine une idée de cette autre sorte de bonheur. Je trouvais à la fois dans ma création merveilleuse toutes les jouissances de l'âmel’âme. Accablé et comme submergé de ces doubles délices, je ne savais plus quelle était ma véritable existence; j'étaisj’étais homme et n'étaisn’étais pas homme; je devenais le nuage, le vent, le bruit; j'étaisj’étais un pur esprit, un être aérien, chantant la souveraine félicité. Je me dépouillais de ma nature pour me fondre avec la fille de mes désirs, pour me transformer en elle, pour toucher plus intimement la beauté, pour être à la fois la passion reçue et donnée, l'amourl’amour et l'objetl’objet de l'amourl’amour. Tout à coup, frappé de ma folie, je me précipitais sur ma couche; je me roulais dans ma douleur; j'arrosaisj’arrosais mon lit de larmes cuisantes que personne ne voyait et qui coulaient misérables, pour un néant.
 
TENTATION.
 
Bientôt, ne pouvant plus rester dans ma tour, je descendais à travers les ténèbres, j'ouvraisj’ouvrais furtivement la porte du perron comme un meurtrier, et j'allaisj’allais errer dans le grand bois. Après avoir marché à l'aventurel’aventure, agitant mes mains, embrassant les vents qui m'échappaientm’échappaient ainsi que l'ombrel’ombre, objet de mes poursuites, je m'appuyaism’appuyais contre le tronc d'und’un hêtre; je regardais les corbeaux que je faisais envoler d'und’un arbre pour se poser sur un autre, ou la lune, se traînant sur la cime dépouillée de la futaie: j'auraisj’aurais voulu habiter ce monde mort, qui réfléchissait la pâleur du sépulcre. Je ne sentais ni le froid, ni l'humiditél’humidité de la nuit, l'haleinel’haleine glaciale de l'aubel’aube ne m'auraitm’aurait pas même tiré du fond de mes pensées, si à cette heure la cloche du village ne s'étaits’était fait entendre. Dans la plupart des villages de la Bretagne, c'estc’est ordinairement à la pointe du jour que l'onl’on sonne pour les trépassés. Cette sonnerie compose, de trois notes répétées, un petit air monotone, mélancolique et champêtre. Rien ne convenait mieux à mon âme malade et blessée, que d'êtred’être rendue aux tribulations de l'existencel’existence par la cloche qui en annonçait la fin. Je me représentais le pâtre expiré dans sa cabane inconnue, ensuite déposé dans un cimetière non moins ignoré. Qu'étaitQu’était-il venu faire sur la terre? moi-même, que faisais-je dans ce monde? Puisqu'enfinPuisqu’enfin je devais passer, ne valait-il pas mieux partir à la fraîcheur du matin, arriver de bonne heure, que d'acheverd’achever le voyage sous le poids et pendant la chaleur du jour? Le rouge du désir me montait au visage; l'idéel’idée de n'êtren’être plus me saisissait le coeur à la façon d'uned’une joie subite. Au temps des erreurs de ma jeunesse, j'aij’ai souvent souhaité ne pas survivre au bonheur: il y avait dans le premier succès un degré de félicité qui me faisait aspirer à la destruction. De plus en plus garrotté à mon fantôme, ne pouvant jouir de ce qui n'existaitn’existait pas, j'étaisj’étais comme ces hommes mutilés qui rêvent des béatitudes pour eux insaisissables, et qui se créent un songe dont les plaisirs égalent les tortures de l'enferl’enfer. J'avaisJ’avais en outre le pressentiment des misères de mes futures destinées: ingénieux à me forger des souffrances, je m'étaism’étais placé entre deux désespoirs, quelquefois je ne me croyais qu'unqu’un être nul, incapable de s'élevers’élever au-dessus du vulgaire, quelquefois il me semblait sentir en moi des qualités qui ne seraient jamais appréciées. Un secret instinct m'avertissaitm’avertissait qu'enqu’en avançant dans le monde, je ne trouverais rien de ce que je cherchais.
 
Tout nourrissait l'amertumel’amertume de mes dégoûts: Lucile était malheureuse; ma mère ne me consolait pas; mon père me faisait éprouver les affres de la vie. Sa morosité augmentait avec l'âgel’âge; la vieillesse raidissait son âme comme son corps; il m'épiaitm’épiait sans cesse pour me gourmander. Lorsque je revenais de mes courses sauvages et que je l'apercevaisl’apercevais assis sur le perron, on m'auraitm’aurait plutôt tué que de me faire rentrer au château. Ce n'étaitn’était néanmoins que différer mon supplice: obligé de paraître au souper, je m'asseyaism’asseyais tout interdit sur le coin de ma chaise, mes joues battues de la pluie, ma chevelure en désordre. Sous les regards de mon père, je demeurais immobile et la sueur couvrait mon front: la dernière lueur de la raison m'échappam’échappa. Me voici arrivé à un moment où j'aij’ai besoin de quelque force pour confesser ma faiblesse. L'hommeL’homme qui attente à ses jours montre moins la vigueur de son âme que la défaillance de sa nature. Je possédais un fusil de chasse dont la détente usée partait souvent au repos. Je chargeai ce fusil de trois balles, et je me rendis dans un endroit écarté du grand Mail. J'armaiJ’armai le fusil, j'introduisisj’introduisis le bout du canon dans ma bouche, je frappai la crosse contre terre; je réitérai plusieurs fois l'épreuvel’épreuve: le coup ne partit pas, l'apparitionl’apparition d'und’un garde suspendit ma résolution. Fataliste sans le vouloir et sans le savoir, je supposai que mon heure n'étaitn’était pas arrivée, et je remis à un autre jour l'exécutionl’exécution de mon projet. Si je m'étaism’étais tué, tout ce que j'aij’ai été s'ensevelissaits’ensevelissait avec moi; on ne saurait rien de l'histoirel’histoire qui m'auraitm’aurait conduit à ma catastrophe; j'auraisj’aurais grossi la foule des infortunés sans nom, je ne me serais pas fait suivre à la trace de mes chagrins comme un blessé à la trace de son sang. Ceux qui seraient troublés par ces peintures et tentés d'imiterd’imiter ces folies, ceux qui s'attacheraients’attacheraient à ma mémoire par mes chimères, se doivent souvenir qu'ilsqu’ils n'entendentn’entendent que la voix d'und’un mort. Lecteur, que je ne connaîtrai jamais; rien n'estn’est demeuré: il ne reste de moi que ce que je suis entre les mains du Dieu vivant qui m'am’a jugé.
 
MALADIE. - JE CRAINS ET REFUSE DE M'ENGAGERM’ENGAGER DANS L'ETATL’ETAT ECCLESIASTIQUE. - PROJET DE PASSAGE AUX INDES.
 
Une maladie, fruit de cette vie désordonnée, mit fin aux tourments par qui m'arrivèrentm’arrivèrent les premières inspirations de la muse et les premières attaques des passions. Ces passions dont mon âme était surmenée, ces passions vagues encore, ressemblaient aux tempêtes de mer qui affluent de tous les points de l'horizonl’horizon: pilote sans expérience, je ne savais de quel côté présenter la voile à des vents indécis. Ma poitrine se gonfla, la fièvre me saisit, on envoya chercher à Bazouches, petite ville éloignée de Combourg de cinq ou six lieues, un excellent médecin nommé Cheftel, dont le fils a joué un rôle dans l'affairel’affaire du marquis de la Rouerie. Il m'examinam’examina attentivement, ordonna des remèdes et déclara qu'ilqu’il était surtout nécessaire de m'arracherm’arracher à mon genre de vie. Je fus six semaines en péril. Ma mère vint un matin s'asseoirs’asseoir au bord de mon lit, et me dit: "Il est temps de vous décider; votre frère est à même de vous obtenir un bénéfice, mais avant d'entrerd’entrer au séminaire, il faut vous bien consulter, car si je désire que vous embrassiez l'étatl’état ecclésiastique, j'aimej’aime encore mieux vous voir homme du monde que prêtre scandaleux."
 
D'aprèsD’après ce qu'onqu’on vient de lire, on peut juger si la proposition de ma pieuse mère tombait à propos. Dans les événements majeurs de ma vie, j'aij’ai toujours su promptement ce que je devais éviter, un mouvement d'honneurd’honneur me pousse. Abbé? je me parus ridicule. Evêque? la majesté du sacerdoce m'imposaitm’imposait et je reculais avec respect devant l'autell’autel. Ferais-je comme évêque des efforts afin d'acquérird’acquérir des vertus, ou me contenterais-je de cacher mes vices? Je me sentais trop faible pour le premier parti, trop franc pour le second. Ceux qui me traitent d'hypocrited’hypocrite et d'ambitieuxd’ambitieux me connaissent peu: je ne réussirai jamais dans le monde, précisément parce qu'ilqu’il me manque une passion et un vice, l'ambitionl’ambition et l'hypocrisiel’hypocrisie. La première serait tout au plus chez moi de l'amourl’amour-propre piqué; je pourrais désirer quelquefois être ministre ou roi pour me rire de mes ennemis; mais au bout de vingt-quatre heures je jetterais mon portefeuille et ma couronne par la fenêtre. Je dis donc à ma mère que je n'étaisn’étais pas assez fortement appelé à l'étatl’état ecclésiastique. Je variais pour la seconde fois dans mes projets: je n'avaisn’avais point voulu me faire marin, je ne voulais plus être prêtre. Restait la carrière militaire; je l'aimaisl’aimais: mais comment supporter la perte de mon indépendance et la contrainte de la discipline européenne? Je m'avisaim’avisai d'uned’une chose saugrenue: je déclarai que j'iraisj’irais au Canada défricher des forêts, ou aux Indes chercher du service dans les armées des princes de ce pays. Par un de ces contrastes qu'onqu’on remarque chez tous les hommes, mon père, si raisonnable d'ailleursd’ailleurs, n'étaitn’était jamais trop choqué d'und’un projet aventureux. Il gronda ma mère de mes tergiversations, mais il se décida à me faire passer aux Indes. On m'envoyam’envoya à Saint-Malo, on y préparait un armement pour Pondichéry.
 
UN MOMENT DANS MA VILLE NATALE. - SOUVENIR DE LA VILLENEUVE ET DES TRIBULATIONS DE MON ENFANCE. - JE SUIS RAPPELE A COMBOURG. - DERNIERE ENTREVUE AVEC MON PERE. - J'ENTREJ’ENTRE AU SERVICE. - ADIEUX A COMBOURG.
 
Deux mois s'écoulèrents’écoulèrent: je me retrouvai seul dans mon île maternelle; la Villeneuve y venait de mourir. En allant la pleurer au bord du lit vide et pauvre où elle expira, j'aperçusj’aperçus le petit chariot d'osierd’osier dans lequel j'avaisj’avais appris à me tenir debout sur ce triste globe. Je me représentais ma vieille bonne, attachant du fond de sa couche ses regards affaiblis sur cette corbeille roulante, ce premier monument de ma vie en face du dernier monument de la vie de ma seconde mère, l'idéel’idée des souhaits de bonheur que la bonne Villeneuve adressait au ciel pour son nourrisson en quittant le monde, cette preuve d'und’un attachement si constant, si désintéressé, si pur, me brisaient le coeur de tendresse, de regrets et de reconnaissance. Du reste, rien de mon passé à Saint-Malo: dans le port je cherchais en vain les navires aux cordes desquels je me jouais; ils étaient partis ou dépecés; dans la ville, l'hôtell’hôtelj'étaisj’étais né avait été transformé en auberge. Je touchais presque à mon berceau et déjà tout un monde s'étaits’était écoulé. Etranger aux lieux de mon enfance, en me rencontrant on demandait qui j'étaisj’étais, par l'uniquel’unique raison que ma tête s'élevaits’élevait de quelques lignes de plus au-dessus du sol vers lequel elle s'inclineras’inclinera de nouveau dans peu d'annéesd’années. Combien rapidement et que de fois nous changeons d'existenced’existence et de chimère! Des amis nous quittent, d'autresd’autres leur succèdent; nos liaisons varient: il y a toujours un temps où nous ne possédions rien de ce que nous possédons, un temps où nous n'avonsn’avons rien de ce que nous eûmes. L'hommeL’homme n'an’a pas une seule et même vie; il en a plusieurs mises bout à bout, et c'estc’est sa misère. Désormais sans compagnon, j'exploraisj’explorais l'arènel’arène qui vit mes châteaux de sable: campos ubi Troja fuit. Je marchais sur la plage désertée de la mer. Les grèves abandonnées du flux m'offraientm’offraient l'imagel’image de ces espaces désolés que les illusions laissent autour de nous lorsqu'elleslorsqu’elles se retirent. Mon compatriote Abailard regardait comme moi ces flots, il y a huit cents ans, avec le souvenir de son Héloïse; comme moi il voyait fuir quelque vaisseau (ad horizontis undas), et son oreille était bercée ainsi que la mienne de l'unisonancel’unisonance des vagues. Je m'exposaism’exposais au brisement de la lame en me livrant aux imaginations funestes que j'avaisj’avais apportées des bois de Combourg. Un cap, nommé Lavarde, servait de terme à mes courses: assis sur la pointe de ce cap, dans les pensées les plus amères, je me souvenais que ces mêmes rochers servaient à me cacher dans mon enfance, à l'époquel’époque des fêtes; j'yj’y dévorais mes larmes, et mes camarades s'ennivraients’ennivraient de joie. Je ne me sentais ni plus aimé, ni plus heureux. Bientôt j'allaisj’allais quitter ma patrie pour émietter mes jours en divers climats. Ces réflexions me navraient à mort, et j'étaisj’étais tenté de me laisser tomber dans les flots. Une lettre me rappelle à Combourg: j'arrivej’arrive, je soupe avec ma famille; monsieur mon père ne me dit pas un mot, ma mère soupire, Lucile paraît consternée: à dix heures on se retire. J'interrogeJ’interroge ma soeur, elle ne savait rien. Le lendemain à huit heures du matin on m'envoiem’envoie chercher. Je descends: mon père m'attendaitm’attendait dans son cabinet. "Monsieur le chevalier, me dit-il, il faut renoncer à vos folies. Votre frère a obtenu pour vous un brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre. Vous allez partir pour Rennes, et de là pour Cambrai. Voilà cent louis; ménagez-les. Je suis vieux et malade, je n'ain’ai pas longtemps à vivre. Conduisez-vous en homme de bien et ne déshonorez jamais votre nom."
 
Il m'embrassam’embrassa. Je sentis ce visage ridé et sévère se presser avec émotion contre le mien: c'étaitc’était pour moi le dernier embrassement paternel. Le comte de Chateaubriand, homme si redoutable à mes yeux, ne me parut dans ce moment que le père le plus digne de ma tendresse. Je me jetai sur sa main décharnée et pleurai. Il commençait d'êtred’être attaqué d'uned’une paralysie; elle le conduisit au tombeau, son bras gauche avait un mouvement convulsif qu'ilqu’il était obligé de contenir avec sa main droite. Ce fut en retenant ainsi son bras et après m'avoirm’avoir remis sa vieille épée, que sans me donner le temps de me reconnaître, il me conduisit au cabriolet qui m'attendaitm’attendait dans la Cour Vèmerte. Il m'ym’y fit monter devant lui. Le postillon partit, tandis que je saluais des yeux ma mère et ma soeur qui fondaient en larmes sur le perron. Je remontai la chaussée de l'étangl’étang, je vis les roseaux de mes hirondelles, le ruisseau du moulin et la prairie; je jetai un regard sur le château. Alors, comme Adam après son péché, je m'avançaim’avançai sur la terre inconnue: le monde était tout devant moi: and the world was all before him. Depuis cette époque, je n'ain’ai revu Combourg que trois fois: après la mort de mon père, nous nous y trouvâmes en deuil, pour partager notre héritage et nous dire adieu. Une autre fois j'accompagnaij’accompagnai ma mère à Combourg: elle s'occupaits’occupait de l'ameublementl’ameublement du château, elle attendait mon frère, qui devait amener ma belle-soeur en Bretagne. Mon frère ne vint point; il eut bientôt avec sa jeune épouse, de la main du bourreau, un autre chevet que l'oreillerl’oreiller préparé des mains de ma mère. Enfin, je traversai une troisième fois Combourg, en allant m'embarquerm’embarquer à Saint-Malo pour l'Amériquel’Amérique. Le château était abandonné, je fus obligé de descendre chez le régisseur. Lorsque, en errant dans le Grand-Mail, j'aperçusj’aperçus du fond d'uned’une allée obscure le perron désert, la porte et les fenêtres fermées, je me trouvai mal. Je regagnai avec peine le village; j'envoyaij’envoyai chercher mes chevaux et je partis au milieu de la nuit.
 
Après quinze années d'absenced’absence, avant de quitter de nouveau la France et de passer en Terre-Sainte, je courus embrasser à Fougères ce qui me restait de ma famille. Je n'eusn’eus pas le courage d'entreprendred’entreprendre le pèlerinage des champs où la plus vive partie de mon existence fut attachée. C'estC’est dans les bois de Combourg que je suis devenu ce que je suis, que j'aij’ai commencé à sentir la première atteinte de cet ennui que j'aij’ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité. Là, j'aij’ai cherché un coeur qui pût entendre le mien, là, j'aij’ai vu se réunir, puis se disperser ma famille. Mon père y rêva son nom rétabli, la fortune de sa maison renouvelée: autre chimère que le temps et les révolutions ont dissipée. De six enfants que nous étions, nous ne restons plus que trois: mon frère, Julie et Lucile ne sont plus, ma mère est morte de douleur, les cendres de mon père ont été arrachées de son tombeau. Si mes ouvrages me survivent, si je dois laisser un nom, peut-être un jour, guidé par ces Mémoires, quelque voyageur viendra visiter les lieux que j'aij’ai peints. Il pourra reconnaître le château , mais il cherchera vainement le grand bois: le berceau de mes songes a disparu comme ces songes. Demeuré seul debout sur son rocher, l'antiquel’antique donjon pleure les chênes, vieux compagnons qui l'environnaientl’environnaient et le protégeaient contre la tempête. Isolé comme lui, j'aij’ai vu comme lui tomber autour de moi la famille qui embellissait mes jours et me prêtait son abri: heureusement ma vie n'estn’est pas bâtie sur la terre aussi solidement que les tours où j'aij’ai passé ma jeunesse, et l'hommel’homme résiste moins aux orages que les monuments élevés par ses mains.
 
Berlin, mars 1821.
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BERLIN. - POTSDAM. - FREDERIC.
 
Il y a loin de Combourg à Berlin, d'und’un jeune rêveur à un vieux ministre. Je retrouve dans ce qui précède ces paroles: "Dans combien de lieux ai-je commencé à écrire ces Mémoires, et dans quel lieu les finirai-je?" Près de quatre ans ont passé entre la date des faits que je viens de raconter et celle où je reprends ces Mémoires. Mille choses sont survenues; un second homme s'ests’est trouvé en moi, l'hommel’homme politique: j'yj’y suis fort peu attaché. J'aiJ’ai défendu les libertés de la France, qui seules peuvent faire durer le trône légitime. Avec le Conservateur j'aij’ai mis M. de Villèle au pouvoir; j'aij’ai vu mourir le duc de Berry et j'aij’ai honoré sa mémoire. Afin de tout concilier, je me suis éloigné; j'aij’ai accepté l'ambassadel’ambassade de Berlin. J'étaisJ’étais hier à Potsdam, caserne ornée, aujourd'huiaujourd’hui sans soldats: j'étudiaisj’étudiais le faux Julien dans sa fausse Athènes. On m'am’a montré à Sans-Souci la table où un grand monarque allemand mettait en petits vers français les maximes encyclopédiques; la chambre de Voltaire, décorée de singes et de perroquets de bois, le moulin que se fit un jeu de respecter celui qui ravageait des provinces, le tombeau du cheval César et des levrettes Diane, Amourette, Biche, Superbe et Pax. Le royal impie se plut à profaner même la religion des tombeaux, en élevant des mausolées à ses chiens; il avait marqué sa sépulture auprès d'euxd’eux, moins par mépris des hommes que par ostentation du néant. On m'am’a conduit au nouveau palais, déjà tombant. On respecte dans l'ancienl’ancien château de Potsdam les taches de tabac, les fauteuils déchirés et souillés, enfin toutes les traces de la malpropreté du prince renégat. Ces lieux immortalisent à la fois la saleté du cynique, l'impudencel’impudence de l'athéel’athée, la tyrannie du despote et la gloire du soldat. Une seule chose a attiré mon attention: l'aiguillel’aiguille d'uned’une pendule fixée sur la minute où Frédéric expira; j'étaisj’étais trompé par l'immobilitél’immobilité de l'imagel’image: les heures ne suspendent point leur fuite; ce n'estn’est pas l'hommel’homme qui arrête le temps, c'estc’est le temps qui arrête l'hommel’homme. Au surplus, peu importe le rôle que nous avons joué dans la vie; l'éclatl’éclat ou l'obscuritél’obscurité de nos doctrines, nos richesses ou nos misères, nos joies ou nos douleurs ne changent rien à la mesure de nos jours. Que l'aiguillel’aiguille circule sur un cadran d'ord’or ou de bois, que le cadran plus ou moins large remplisse le chaton d'uned’une bague ou la rosace d'uned’une basilique, l'heurel’heure n'an’a que la même durée.
 
Dans un caveau de l'églisel’église protestante, immédiatement au-dessous de la chaire du schismatique défroqué, j'aij’ai vu le cercueil du sophiste à couronne. Ce cercueil est de bronze; quand on le frappe, il retentit. Le gendarme qui dort dans ce lit d'airaind’airain, ne serait pas même arraché à son sommeil par le bruit de sa renommée: il ne se réveillera qu'auqu’au son de la trompette, lorsqu'ellelorsqu’elle l'appelleral’appellera sur son dernier champ de bataille, en face du Dieu des armées. J'avaisJ’avais un tel besoin de changer d'impressiond’impression que j'aij’ai trouvé du soulagement à visiter la Maison-de-Marbre. Le roi qui la fit construire m'adressam’adressa autrefois quelques paroles honorables, quand, pauvre officier, je traversai son armée. Du moins, ce roi partagea les faiblesses ordinaires des hommes; vulgaire comme eux, il se réfugia dans les plaisirs. Les deux squelettes se mettent-ils en peine aujourd'huiaujourd’hui de la différence qui fut entre eux jadis, lorsque l'unl’un était le grand Frédéric, et l'autrel’autre Frédéric-Guillaume? Sans-Souci et la Maison-de-Marbre sont également des ruines sans maître. A tout prendre, bien que l'énormitél’énormité des événements de nos jours ait rapetissé les événements passés, bien que Rosbach, Lissa, Liegnitz, Torgau, etc., etc., ne soient plus que des escarmouches auprès des batailles de Marengo, d'Austerlitzd’Austerlitz, d'Iénad’Iéna, de la Moskowa, Frédéric souffre moins que d'autresd’autres personnages de la comparaison avec le géant enchaîné à Sainte-Hélène. Le roi de Prusse et Voltaire sont deux figures bizarrement groupées qui vivront: le second détruisait une société avec la philosophie qui servait au premier à fonder un royaume. Les soirées sont longues à Berlin. J'habiteJ’habite un hôtel appartenant à madame la duchesse de Dino. Dès l'entréel’entrée de la nuit, mes secrétaires m'abandonnentm’abandonnent. Quand il n'yn’y a pas de fête à la cour pour le mariage du grand duc et de la grande duchesse Nicolas, je reste chez moi. Enfermé seul auprès d'und’un poêle à figure morne, je n'entendsn’entends que le cri de la sentinelle de la porte de Brandebourg, et les pas sur la neige de l'hommel’homme qui siffle les heures. A quoi passerai-je mon temps? Des livres? je n'enn’en ai guère: si je continuais mes Mémoires? Vous m'avezm’avez laissé sur le chemin de Combourg à Rennes: je débarquai dans cette dernière ville chez un de mes parents. Il m'annonçam’annonça tout joyeux, qu'unequ’une dame de sa connaissance, allant à Paris, avait une place à donner dans sa voiture, et qu'ilqu’il se faisait fort de déterminer cette dame à me prendre avec elle. J'acceptaiJ’acceptai, en maudissant la courtoisie de mon parent. Il conclut l'affairel’affaire et me présenta bientôt à ma compagne de voyage, marchande de modes, leste et désinvolte, qui se prit à rire en me regardant. A minuit les chevaux arrivèrent et nous partîmes. Me voilà dans une chaise de poste, seul avec une femme, au milieu de la nuit. Moi, qui de ma vie n'avaisn’avais regardé une femme sans rougir, comment descendre de la hauteur de mes songes à cette effrayante vérité? Je ne savais où j'étaisj’étais; je me collais dans l'anglel’angle de la voiture de peur de toucher la robe de madame Rose. Lorsqu'elleLorsqu’elle me parlait, je balbutiais sans lui pouvoir répondre. Elle fut obligée de payer le postillon, de se charger de tout, car je n'étaisn’étais capable de rien. Au lever du jour, elle regarda avec un nouvel ébahissement ce nigaud dont elle regrettait de s'êtres’être emberloquée. Dès que l'aspectl’aspect du paysage commença de changer et que je ne reconnus plus l'habillementl’habillement et l'accentl’accent des paysans bretons, je tombai dans un abattement profond, ce qui augmenta le mépris que madame Rose avait de moi. Je m'aperçusm’aperçus du sentiment que j'inspiraisj’inspirais, et je reçus de ce premier essai du monde une impression que le temps n'an’a pas complètement effacée. J'étaisJ’étais né sauvage et non vergogneux; j'avaisj’avais la modestie de mes années, je n'enn’en avais pas l'embarrasl’embarras. Quand je devinai que j'étaisj’étais ridicule par mon bon côté, ma sauvagerie se changea en une timidité insurmontable. Je ne pouvais plus dire un mot: je sentais que j'avaisj’avais quelque chose à cacher, et que ce quelque chose était une vertu; je pris le parti de me cacher moi-même pour porter en paix mon innocence. Nous avancions vers Paris. A la descente de Saint-Cyr, je fus frappé de la grandeur des chemins et de la régularité des plantations. Bientôt nous atteignîmes Vèmersailles: l'orangeriel’orangerie et ses escaliers de marbre m'émerveillèrentm’émerveillèrent. Les succès de la guerre d'Amériqued’Amérique avaient ramené des triomphes au château de Louis XIV; la reine y régnait dans l'éclatl’éclat de la jeunesse et de la beauté; le trône, si près de sa chute, semblait n'avoirn’avoir jamais été plus solide. Et moi, passant obscur, je devais survivre à cette pompe, je devais demeurer pour voir les bois de Trianon aussi déserts que ceux dont je sortais alors. Enfin, nous entrâmes dans Paris. Je trouvais à tous les visages un air goguenard: comme le gentilhomme périgourdin, je croyais qu'onqu’on me regardait pour se moquer de moi. Madame Rose se fit conduire rue du Mail, à l'Hôtell’Hôtel de l'Europel’Europe, et s'empressas’empressa de se débarrasser de son imbécile. A peine étais-je descendu de voiture, qu'ellequ’elle dit au portier: "Donnez une chambre à ce Monsieur. - Votre servante", ajouta-t-elle, en me faisant une révérence courte. Je n'ain’ai de mes jours revu madame Rose.
 
Berlin, mars 1821.
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MON FRERE. - MON COUSIN MOREAU. - MA SOEUR LA COMTESSE DE FARCY.
 
Une femme monta devant moi un escalier noir et raide, tenant une clef étiquetée à la main; un Savoyard me suivit portant ma petite malle. Arrivée au troisième étage, la servante ouvrit une chambre; le Savoyard posa la malle en travers sur les bras d'und’un fauteuil. La servante me dit: "Monsieur veut-il quelque chose?" - Je répondis "Non". Trois coups de sifflet partirent; la servante cria "On y va!", sortit brusquement, ferma la porte et dégringola l'escalierl’escalier avec le Savoyard. Quand je me vis seul enfermé, mon coeur se serra d'uned’une si étrange sorte qu'ilqu’il s'ens’en fallut peu que je ne reprisse le chemin de la Bretagne. Tout ce que j'avaisj’avais entendu dire de Paris me revenait dans l'espritl’esprit; j'étaisj’étais embarrassé de cent manières. Je m'auraism’aurais voulu coucher et le lit n'étaitn’était point fait; j'avaisj’avais faim et je ne savais comment dîner. Je craignais de manquer aux usages: fallait-il appeler les gens de l'hôtell’hôtel? fallait-il descendre? à qui m'adresserm’adresser? Je me hasardai à mettre la tête à la fenêtre: je n'aperçusn’aperçus qu'unequ’une petite cour intérieure profonde comme un puits où passaient et repassaient des gens qui ne songeraient de leur vie au prisonnier du troisième étage. Je vins me rasseoir auprès de la sale alcôve où je me devais coucher, réduit à contempler les personnages du papier peint qui en tapissait l'intérieurl’intérieur. Un bruit lointain de voix se fait entendre, augmente, approche; ma porte s'ouvres’ouvre: entrent mon frère et un de mes cousins, fils d'uned’une soeur de ma mère qui avait fait un assez mauvais mariage. Madame Rose avait pourtant eu pitié du benêt, elle avait fait dire à mon frère, dont elle avait su l'adressel’adresse à Rennes, que j'étaisj’étais arrivé à Paris. Mon frère m'embrassam’embrassa. Mon cousin Moreau était un grand et gros homme, tout barbouillé de tabac, mangeant comme un ogre, parlant beaucoup, toujours trottant, soufflant, étouffant, la bouche entrouverte, la langue à moitié tirée, connaissant toute la terre, vivant dans les tripots, les antichambres et les salons. "Allons, chevalier, s'écrias’écria-t-il, vous voilà à Paris; je vais vous mener chez madame de Chastenay?" Qu'étaitQu’était-ce que cette femme dont j'entendaisj’entendais prononcer le nom pour la première fois? Cette proposition me révolta contre mon cousin Moreau. "Le chevalier a sans doute besoin de repos," dit mon frère; "nous irons voir madame de Farcy, puis il reviendra dîner et se coucher." Un sentiment de joie entra dans mon coeur: le souvenir de ma famille au milieu d'und’un monde indifférent me fut un baume. Nous sortîmes. Le cousin Moreau tempêta au sujet de ma mauvaise chambre, et enjoignit à mon hôte de me faire descendre au moins d'und’un étage. Nous montâmes dans la voiture de mon frère, et nous nous rendîmes au couvent qu'habitaitqu’habitait madame de Farcy. Julie se trouvait depuis quelque temps à Paris pour consulter les médecins. Sa charmante figure, son élégance et son esprit l'avaientl’avaient bientôt fait rechercher. J'aiJ’ai déjà dit qu'ellequ’elle était née avec un vrai talent pour la poésie. Elle est devenue une sainte, après avoir été une des femmes les plus agréables de son siècle: l'abbél’abbé Carron a écrit sa vie. Ces apôtres qui vont partout à la recherche des âmes, ressentent pour elles l'amourl’amour qu'unqu’un Père de l'Eglisel’Eglise attribue au Créateur: "Quand une âme arrive au Ciel," dit ce père, avec la simplicité de coeur d'und’un chrétien primitif, et la naïveté du génie grec, "Dieu la prend sur ses genoux et l'appellel’appelle sa fille."
 
Lucile a laissé une poignante lamentation: A la soeur que je n'ain’ai plus. L'admirationL’admiration de l'abbél’abbé Carron pour Julie explique et justifie les paroles de Lucile. Le récit du saint prêtre montre aussi que j'aij’ai dit vrai dans la préface du Génie du Christianisme, et sert de preuve à quelques parties de mes Mémoires. Julie innocente se livra aux mains du repentir; elle consacra les trésors de ses austérités au rachat de ses frères; et à l'exemplel’exemple de l'illustrel’illustre africaine sa patronne, elle se fit martyre. L'abbéL’abbé Carron, l'auteurl’auteur de la Vie des Justes, est cet ecclésiastique mon compatriote, le François de Paule de l'exill’exil, dont la renommée, révélée par les affligés, perça même à travers la renommée de Bonaparte. La voix d'und’un pauvre vicaire proscrit n'an’a point été étouffée par les retentissements d'uned’une révolution qui bouleversait la société; il parut être revenu tout exprès de la terre étrangère pour écrire les vertus de ma soeur: il a cherché parmi nos ruines, il a découvert une victime et une tombe oubliées. Lorsque le nouvel hagiographe fait la peinture des religieuses cruautés de Julie, on croit entendre Bossuet dans le sermon sur la profession de foi de mademoiselle de Lavallière. "Osera-t-elle toucher à ce corps si tendre, si chéri, si ménagé? N'auraN’aura-t-on point pitié de cette complexion délicate? Au contraire! c'estc’est à lui principalement que l'âmel’âme s'ens’en prend comme à son plus dangereux séducteur; elle se met des bornes; resserrée de toutes parts, elle ne peut plus respirer que du côté du Ciel." Je ne puis me défendre d'uned’une certaine confusion en retrouvant mon nom dans les dernières lignes tracées par la main du vénérable historien de Julie. Qu'aiQu’ai-je à faire avec mes faiblesses auprès de si hautes perfections? Ai-je tenu tout ce que le billet de ma soeur m'avaitm’avait fait promettre, lorsque je le reçus pendant mon émigration à Londres? Un livre suffit-il à Dieu? n'estn’est-ce pas ma vie que je devrais lui présenter? Or, cette vie est-elle conforme au Génie du Christianisme? Qu'importeQu’importe que j'aiej’aie tracé des images plus ou moins brillantes de la religion, si mes passions jettent une ombre sur ma foi! Je n'ain’ai pas été jusqu'aujusqu’au bout; je n'ain’ai pas endossé le cilice: cette tunique de mon viatique aurait bu et séché mes sueurs. Mais, voyageur lassé, je me suis assis au bord du chemin: fatigué ou non, il faudra bien que je me relève, que j'arrivej’arrive où ma soeur est arrivée. Il ne manque rien à la gloire de Julie: l'abbél’abbé Carron a écrit sa vie; Lucile a pleuré sa mort.
 
Berlin, 30 mars 1821.
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JULIE MONDAINE - DINER. - POMMEREUL. - MADAME DE CHASTENAY.
 
Quand je retrouvai Julie à Paris, elle était dans la pompe de la mondanité; elle se montrait couverte de ces fleurs, parée de ces colliers, voilée de ces tissus parfumés que saint Clément défend aux premières chrétiennes. Saint Basile veut que le milieu de la nuit soit pour le solitaire, ce que le matin est pour les autres, afin de profiter du silence de la nature. Ce milieu de la nuit était l'heurel’heure où Julie allait à des fêtes dont ses vers, accentués par elle avec une merveilleuse euphonie, faisaient la principale séduction. Julie était infiniment plus jolie que Lucile; elle avait des yeux bleus caressants et des cheveux bruns à gaufrures ou à grandes ondes. Ses mains et ses bras modèles de blancheur et de forme, ajoutaient par leurs mouvements gracieux quelque chose de plus charmant encore à sa taille charmante. Elle était brillante, animée, riait beaucoup sans affectation, et montrait en riant des dents perlées. Une foule de portraits de femmes du temps de Louis XIV ressemblaient à Julie, entr'autresentr’autres ceux des trois Mortemart; mais elle avait plus d'éléganced’élégance que madame de Montespan.
 
Julie me reçut avec cette tendresse qui n'appartientn’appartient qu'àqu’à une soeur. Je me sentis protégé en étant serré dans ses bras, ses rubans, son bouquet de roses et ses dentelles. Rien ne remplace l'attachementl’attachement, la délicatesse et le dévouement d'uned’une femme; on est oublié de ses frères et de ses amis; on est méconnu de ses compagnons, on ne l'estl’est jamais de sa mère, de sa soeur ou de sa femme. Quand Harold fut tué à la bataille d'Hastingsd’Hastings, personne ne le pouvait indiquer dans la foule des morts; il fallut avoir recours à une jeune fille, sa bien-aimée. Elle vint, et l'infortunél’infortuné prince fut retrouvé par Edith au cou de cygne: "Editha swanes-hales, quod sonat collum cygni." Mon frère me ramena à mon hôtel; il donna des ordres pour mon dîner et me quitta. Je dînai solitaire, je me couchai triste. Je passai ma première nuit à Paris à regretter mes bruyères et à trembler devant l'obscuritél’obscurité de mon avenir. A huit heures, le lendemain matin, mon gros cousin arriva; il était déjà à sa cinquième ou sixième course. "Eh "bien! chevalier, nous allons déjeuner, nous dînerons avec Pommereul, et ce soir, je vous mène chez madame de Chastenay." Ceci me parut un sort, et je me résignai. Tout se passa comme le cousin l'avaitl’avait voulu. Après déjeuner, il prétendit me montrer Paris, et me traîna dans les rues les plus sales des environs du Palais-Royal, me racontant les dangers auxquels était exposé un jeune homme. Nous fûmes ponctuels au rendez-vous du dîner, chez le restaurateur. Tout ce qu'onqu’on servit me parut mauvais. La conversation et les convives me montrèrent un autre monde. Il fut question de la cour, des projets de finances, des séances de l'Académiel’Académie, des femmes et des intrigues du jour, de la pièce nouvelle, des succès des acteurs, des actrices et des auteurs. Plusieurs Bretons étaient au nombre des convives, entre autres le chevalier de Guer et Pommereul. Celui-ci était un beau parleur, lequel a écrit quelques campagnes de Bonaparte, et que j'étaisj’étais destiné à retrouver à la tête de la librairie. Pommereul, sous l'Empirel’Empire, a joui d'uned’une sorte de renom par sa haine pour la noblesse. Quand un gentilhomme s'étaits’était fait chambellan, il s'écriaits’écriait, Plein de joie: "Encore un pot de chambre sur la tête de ces nobles!" Et pourtant Pommereul prétendait, et avec raison, être gentilhomme. Il signait Pommereux, se faisant descendre de la famille Pommereux des lettres de madame de Sévigné. Mon frère, après le dîner, voulut me mener au spectacle, mais mon cousin me réclama pour madame de Chastenay, et j'allaij’allai avec lui chez ma destinée. Je vis une belle femme qui n'étaitn’était plus de la première jeunesse, mais qui pouvait encore inspirer un attachement. Elle me reçut bien, tâcha de me mettre à l'aisel’aise, me questionna sur ma province et sur mon régiment. Je fus gauche et embarrassé, je faisais des signes à mon cousin pour abréger la visite. Mais lui, sans me regarder, ne tarissait point sur mes mérites, affirmant que j'avaisj’avais fait des vers dans le sein de ma mère, et m'invitantm’invitant à célébrer madame de Chastenay. Elle me débarrassa de cette situation pénible, me demanda pardon d'êtred’être obligée de sortir, et m'invitam’invita à revenir la voir le lendemain matin, avec un son de voix si doux que je promis involontairement d'obéird’obéir. Je revins le lendemain seul chez elle: je la trouvai couchée dans une chambre élégamment arrangée. Elle me dit qu'ellequ’elle était un peu souffrante, et qu'ellequ’elle avait la mauvaise habitude de se lever tard. Je me trouvais pour la première fois au bord du lit d'uned’une femme qui n'étaitn’était ni ma mère, ni ma soeur. Elle avait remarqué la veille ma timidité, elle la vainquit au point que j'osaij’osai m'exprimerm’exprimer avec une sorte d'abandond’abandon. J'aiJ’ai oublié ce que je lui dis, mais il me semble que je vois encore son air étonné. Elle me tendit un bras demi-nu et la plus belle main du monde, en me disant avec un sourire: "Nous vous apprivoiserons." Je ne baisai pas même cette belle main, je me retirai tout troublé. Je partis le lendemain pour Cambrai. Qui était cette dame de Chastenay? Je n'enn’en sais rien: elle a passé comme une ombre charmante dans ma vie.
 
Berlin, mars 1821.
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CAMBRAI. - LE REGIMENT DE NAVARRE. - LA MARTINIERE.
 
Le courrier de la malle me conduisit à ma garnison. Un de mes beaux-frères, le vicomte de Chateaubourg, (il avait épousé ma soeur Bénigne, restée veuve du comte de Québriac) m'avaitm’avait donné des lettres de recommandation pour des officiers de mon régiment. Le chevalier de Guénan, homme de fort bonne compagnie, me fit admettre à une table où mangeaient des officiers distingués par leurs talents, MM. Achard, des Mahis, La Martinière. Le marquis de Mortemart était colonel du régiment, le comte d'Andrezeld’Andrezel, major: j'étaisj’étais particulièrement placé sous la tutelle de la suite: l'unl’un est celui-ci. Je les ai retrouvés tous deux dans airs, l'autrel’autre s'ests’est devenu mon collègue à la chambre des pairs, l'autrel’autre s'ests’est adressé à moi pour quelques services que j'aij’ai été heureux de lui rendre. Il y a un plaisir triste à rencontrer des personnes que l'onl’on a connues à diverses époques de la vie et à considérer le changement opéré dans leur existence et dans la nôtre. Comme des jalons laissés en arrière, ils nous tracent le chemin que nous avons suivi dans le désert du passé. Arrivé en habit bourgeois au régiment, vingt-quatre heures après j'avaisj’avais pris l'habitl’habit de soldat; il me semblait l'avoirl’avoir toujours porté. Mon uniforme était bleu et blanc, comme jadis la jaquette de mes voeux: j'aij’ai marché sous les mêmes couleurs, jeune homme et enfant. Je ne subis aucune des épreuves à travers lesquelles les sous-lieutenants étaient dans l'usagel’usage de faire passer un nouveau venu; je ne sais pourquoi on n'osan’osa se livrer avec moi à ces enfantillages militaires. Il n'yn’y avait pas quinze jours que j'étaisj’étais au corps, qu'onqu’on me traitait comme un ancien. J'apprisJ’appris facilement le maniement des armes et la théorie; je franchis mes grades de caporal et de sergent aux applaudissements de mes instructeurs. Ma chambre devint le rendez-vous des vieux capitaines comme des jeunes sous-lieutenants: les premiers me faisaient faire leurs campagnes, les autres me confiaient leurs amours. La Martinière me venait chercher pour passer avec lui devant la porte d'uned’une belle Cambrésienne qu'ilqu’il adorait; cela nous arrivait cinq à six fois le jour. Il était très laid et avait le visage labouré par la petite-vérole. Il me racontait sa passion en buvant de grands verres d'eaud’eau de groseille, que je payais quelquefois. Tout aurait été à merveille sans ma folle ardeur pour la toilette; on affectait alors le rigorisme de la tenue prussienne: petit chapeau, petites boucles serrées à la tête, queue attachée raide, habit strictement agrafé. Cela me déplaisait fort; je me soumettais le matin à ces entraves, mais le soir, quand j'espéraisj’espérais n'êtren’être pas vu des chefs, je m'affublaism’affublais d'und’un plus grand chapeau; le barbier descendait les boucles de mes cheveux et desserrait ma queue: je déboutonnais et croisais les revers de mon habit; dans ce tendre négligé, j'allaisj’allais faire ma cour pour La Martinière, sous la fenêtre de sa cruelle Flamande. Voilà qu'unqu’un jour je me rencontre nez à nez avec M. d'Andrezeld’Andrezel: "Qu'estQu’est-ce que cela, monsieur? "me dit le terrible major: vous garderez trois jours les arrêts." Je fus un peu humilié; mais je reconnus la vérité du proverbe, qu'àqu’à quelque chose malheur est bon; il me délivra des amours de mon camarade. Auprès du tombeau de Fénelon, je relus Télémaque: je n'étaisn’étais pas trop en train de l'historiettel’historiette philanthropique de la vache et du prélat. Le début de ma carrière amuse mes ressouvenirs. En traversant Cambrai avec le roi, après les Cent-Jours, je cherchai la maison que j'avaisj’avais habitée et le café que je fréquentais: je ne les pus retrouver; tout avait disparu, hommes et monuments.
 
MORT DE MON PERE
 
L'annéeL’année même où je faisais à Cambrai mes premières armes, on apprit la mort de Frédéric II: je suis ambassadeur auprès du neveu de ce grand roi, et j'écrisj’écris à Berlin cette partie de mes Mémoires. A cette nouvelle importante pour le public, succéda une autre nouvelle, douloureuse pour moi: Lucile m'annonçam’annonça que mon père avait été emporté d'uned’une attaque d'apoplexied’apoplexie, le surlendemain de cette fête de l'Angevinel’Angevine, une des joies de mon enfance. Parmi les pièces authentiques qui me servent de guide, je trouve les actes de décès de mes parents. Ces actes marquant aussi d'uned’une façon particulière le décès du siècle, je les consigne ici comme une page d'histoired’histoire. "Extrait du registre de décès de la paroisse de Combourg, pour 1786, où est écrit ce qui suit, folio 8, verso: "Le corps de haut et puissant messire René de Chateaubriand, chevalier, comte de Combourg, seigneur de Gaugres, le Plessis-l'Epinel’Epine, Boulet, Malestroit en Dol et autres lieux, époux de haute et puissante dame Apolline-Jeanne-Suzanne de Bédée de la Bouetardais, dame comtesse de Combourg, âgé de soixante-neuf ans environ, mort en son château de Combourg, le six septembre, environ les huit heures du soir, a été inhumé le huit, dans le caveau de ladite seigneurie, placé dans le chasseau de notre église de Combourg, en présence de messieurs les gentilshommes, de messieurs les officiers de la juridiction et autres notables bourgeois soussignants. Signé au registre: le comte du Petitbois, de Monlouet, de Chateaudassy, Delaunay, Morault, Noury de Mauny, avocat; Hermer, procureur; Petit, avocat et procureur fiscal; Robiou, Portal, Le Douarin, de Trevelec, recteur doyen de Dingé; Sévin, recteur." Dans le collationné délivré en 1812 par M. Lodin, maire de Combourg, les dix-neuf mots portant titres: haut et puissant messire, etc., sont biffés. "Extrait du registre des décès de la ville de Saint-Servan, premier arrondissement du département d'Illed’Ille-et-Vilaine, pour l'anl’an VI de la République, folio 35, recto, où est écrit ce qui suit: "Le douze prairial, an six de la République française, devant moi, Jacques Bourdasse, officier municipal de la commune de Saint-Servan, élu officier public le quatre floréal dernier, sont comparus Jean Baslé, jardinier, et Joseph Boulin, journalier, lesquels m'ontm’ont déclaré qu'Apollinequ’Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, veuve de René-Auguste de Chateaubriand, est décédée au domicile de la citoyenne Gouyon, situé à La Ballue, en cette commune, ce jour, à une heure après midi. D'aprèsD’après cette déclaration, dont je me suis assuré de la vérité, j'aij’ai rédigé le présent acte, que Jean Baslé a seul signé avec moi, Joseph Boudin ayant déclaré ne le savoir faire, de ce interpellé. "Fait en la maison commune lesdits jour et an. Signé Jean Baslé et Bourdasse." Dans le premier extrait, l'anciennel’ancienne société subsiste M. de Chateaubriand est un haut et puissant seigneur, etc., etc.; les témoins sont des gentilshommes et des notables bourgeois, je rencontre parmi les signataires ce marquis de Monlouet, qui s'arrêtaits’arrêtait l'hiverl’hiver au château de Combourg, le curé Sévin, qui eut tant de peine à me croire l'auteurl’auteur du Génie du Christianisme, hôtes fidèles de mon père jusqu'àjusqu’à sa dernière demeure. Mais mon père ne coucha pas longtemps dans son linceul: il en fut jeté hors, quand on jeta la vieille France à la voirie.
 
Dans l'extraitl’extrait mortuaire de ma mère, la terre roule sur d'autresd’autres pôles: nouveau monde, nouvelle ère; le comput des années et les noms même des mois sont changés. Madame de Chateaubriand n'estn’est plus qu'unequ’une pauvre femme qui habite au domicile de la citoyenne Gouyon; un jardinier, et un journalier qui ne sait pas signer, attestent seuls la mort de ma mère: de parents et d'amisd’amis, point; nulle pompe funèbre; pour tout assistant, la Révolution.
 
Berlin, mars 1821.
 
REGRETS. - MON PERE M'EUTM’EUT-IL APPRECIE?
 
Je pleurai M. de Chateaubriand: sa mort me montra mieux ce qu'ilqu’il valait; je ne me souvins ni de ses rigueurs ni de ses faiblesses. Je croyais encore le voir se promener le soir dans la salle de Combourg; je m'attendrissaism’attendrissais à la pensée de ces scènes de famille. Si l'affectionl’affection de mon père pour moi se ressentait de la sévérité du caractère, au fond elle n'enn’en était pas moins vive. Le farouche maréchal de Montluc qui, rendu camard par des blessures effrayantes, était réduit à cacher, sous un morceau de suaire, l'horreurl’horreur de sa gloire, cet homme de carnage se reproche sa dureté envers un fils qu'ilqu’il venait de perdre. "Ce pauvre garçon, disait-il, n'an’a rien veu de moy qu'unequ’une contenance refroignée et pleine de mespris; il a emporté cette créance, que je n'ayn’ay sceu ny l'aymerl’aymer ny l'estimerl’estimer selon son mérite. A qui garday-je à descouvrir cette singulière affection que je luy portay dans mon âme? Estait-ce pas luy qui en devait avoir tout le plaisir et toute l'obligationl’obligation? Je me suis contraint et gehenné pour maintenir ce vain masque, et y ay perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté, quant et quant, qu'ilqu’il ne me peut avoir portée autre que bien froide, n'ayantn’ayant jamais reçeu de moy que rudesse, ny senti qu'unequ’une façon tyrannique." Ma volonté ne fut point portée bien froide envers mon père, et je ne doute point que, malgré sa façon tyrannique, il ne m'aimâtm’aimât tendrement: il m'eûtm’eût, j'enj’en suis sûr, regretté, la Providence m'appelantm’appelant avant lui. Mais lui, restant sur la terre avec moi, eût-il été sensible au bruit qui s'ests’est élevé de ma vie? Une renommée littéraire aurait blessé sa gentilhommerie; il n'auraitn’aurait vu dans les aptitudes de son fils qu'unequ’une dégénération; l'ambassadel’ambassade même de Berlin, conquête de la plume, non de l'épéel’épée, l'eûtl’eût médiocrement satisfait. Son sang breton le rendait d'ailleursd’ailleurs frondeur en politique, grand opposant des taxes et violent ennemi de la cour. Il lisait la Gazette de Leyde, le Journal de Francfort, le Mercure de France et l'Histoirel’Histoire philosophique des deux Indes, dont les déclamations le charmaient; il appelait l'abbél’abbé Raynal un maître homme. En diplomatie il était anti-musulman; il affirmait que quarante mille polissons russes passeraient sur le ventre des janissaires et prendraient Constantinople. Bien que turcophage, mon père avait nonobstant rancune au coeur contre les polissons russes, à cause de ses rencontres à Dantzick. Je partage le sentiment de M. de Chateaubriand sur les putations littéraires ou autres, mais par des raisons différentes des siennes. Je ne sache pas dans l'histoirel’histoire une renommée qui me tente: fallût-il me baisser pour ramasser à mes pieds et à mon profit la plus grande gloire du monde, je ne m'enm’en donnerais pas la fatigue. Si j'avaisj’avais pétri mon limon, peut-être me fussé-je créé femme, en passion d'ellesd’elles; ou si je m'étaism’étais fait homme, je me serais octroyé d'abordd’abord la beauté; ensuite, par précaution contre l'ennuil’ennui mon ennemi acharné, il m'eûtm’eût assez convenu d'êtred’être un artiste supérieur, mais inconnu, et n'usantn’usant de mon talent qu'auqu’au bénéfice de ma solitude. Dans la vie pesée à son poids léger, aunée à sa courte mesure, dégagée de toute piperie, il n'estn’est que deux choses vraies: la religion avec l'intelligencel’intelligence, l'amourl’amour avec la jeunesse, c'estc’est à dire l'avenirl’avenir et le présent: le reste n'enn’en vaut pas la peine. Avec mon père finissait le premier acte de ma vie: les foyers paternels devenaient vides; je les plaignais, comme s'ilss’ils eussent été capables de sentir l'abandonl’abandon et la solitude. Désormais j'étaisj’étais sans maître et jouissant de ma fortune cette liberté m'effrayam’effraya. Qu'enQu’en allais-je faire? A qui la donnerais-je? Je me défiais de ma force; je reculais devant moi.
 
Berlin, mars 1821.
 
RETOUR EN BRETAGNE. - SEJOUR CHEZ MA SOEUR AINEE. MON FRERE M'APPELLEM’APPELLE A PARIS.
 
J'obtinsJ’obtins un congé. M. d'Andrezeld’Andrezel, nommé lieutenant-colonel du régiment de Picardie, quittait Cambrai: je lui servis de courrier. Je traversai Paris, où je ne voulus pas m'arrêterm’arrêter un quart d'heured’heure; je revis les landes de ma Bretagne avec plus de joie qu'unqu’un Napolitain banni dans nos climats ne reverrait les rives de Portici, les campagnes de Sorrente. Ma famille se rassembla à Combourg; on régla les partages; cela fait, nous nous dispersâmes, comme des oiseaux s'envolents’envolent du nid paternel. Mon frère arrivé de Paris y retourna; ma mère se fixa à Saint-Malo; Lucile suivit Julie; je passai une partie de mon temps chez mesdames de Marigny, de Chateaubourg et de Farcy. Marigny, château de ma soeur aînée, à trois lieues de Fougères, était agréablement situé entre deux étangs parmi des bois, des rochers et des prairies. J'yJ’y demeurai quelques mois tranquille; une lettre de Paris vint troubler mon repos.
 
Au moment d'entrerd’entrer au service et d'épouserd’épouser mademoiselle de Rosambo, mon frère n'avaitn’avait point encore quitté la robe; par cette raison il ne pouvait monter dans les carrosses. Son ambition pressée lui suggéra l'idéel’idée de me faire jouir des honneurs de la cour, afin de mieux préparer les voies à son élévation. Les preuves de noblesse avaient été faites pour Lucile, lorsqu'ellelorsqu’elle fut reçue au chapitre de l'Argentièrel’Argentière; de sorte que tout était prêt: le maréchal de Duras devait être mon patron. Mon frère m'annonçaitm’annonçait que j'entraisj’entrais dans la route de la fortune; que déjà j'obtenaisj’obtenais le rang de capitaine de cavalerie, rang honorifique et de courtoisie; qu'ilqu’il serait ensuite aisé de m'attacherm’attacher a l'ordrel’ordre de Malte, au moyen de quoi je jouirais de gros bénéfices. Cette lettre me frappa comme un coup de foudre retourner: à Paris, être présenté à la cour, - et je me trouvais presque mal quand je rencontrais trois ou quatre personnes inconnues dans un salon! Me faire comprendre l'ambitionl’ambition, à moi qui ne rêvais que de vivre oublié! Mon premier mouvement fut de répondre à mon frère qu'étantqu’étant l'aînél’aîné, c'étaitc’était à lui de soutenir son nom; que, quant à moi, obscur cadet de Bretagne, je ne me retirerais pas du service, parce qu'ilqu’il y avait des chances de guerre; mais que si le roi avait besoin d'und’un soldat dans son armée, il n'avaitn’avait pas besoin d'und’un pauvre gentilhomme à sa cour. Je m'empressaim’empressai de lire cette réponse romanesque a madame de Marigny, qui jeta les hauts cris; on appela madame de Farcy, qui se moqua de moi; Lucile m'auraitm’aurait bien voulu soutenir, mais elle n'osaitn’osait combattre ses soeurs. On m'arracham’arracha ma lettre, et toujours faible quand il s'agits’agit de moi, je mandai à mon frère que j'allaisj’allais partir. Je partis en effet; je partis pour être présenté à la première cour de l'Europel’Europe, pour débuter dans la vie de la manière la plus brillante, et j'avaisj’avais l'airl’air d'und’un homme que l'onl’on traîne aux galères, ou sur lequel on va prononcer une sentence de mort.
 
Berlin, mars 1821.
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MA VIE SOLITAIRE A PARIS.
 
J'entraiJ’entrai dans Paris par le chemin que j'avaisj’avais suivi la première fois; j'allaij’allai descendre au même hôtel, rue du Mail: je ne connaissais que cela. Je fus logé à la porte de mon ancienne chambre, mais dans un appartement un peu plus grand et donnant sur la rue. Mon frère, soit qu'ilqu’il fût embarrassé de mes manières, soit qu'ilqu’il eût pitié de ma timidité, ne me mena point dans le monde et ne me fit faire connaissance avec personne. Il demeurait rue des Fossés-Montmartre; j'allaisj’allais tous les jours dîner chez lui à trois heures; nous nous quittions ensuite et nous ne nous revoyions que le lendemain. Mon gros cousin Moreau n'étaitn’était plus à Paris. Je passai deux ou trois fois devant l'hôtell’hôtel de madame de Chastenay, sans oser demander au suisse ce qu'ellequ’elle était devenue. L'automneL’automne commençait. Je me levais à six heures; je passais au manège; je déjeunais. J'avaisJ’avais heureusement alors la rage du grec: je traduisais l'Odysséel’Odyssée et la Cyropédie jusqu'àjusqu’à deux heures, en entremêlant mon travail d'étudesd’études historiques. A deux heures je m'habillaism’habillais, je me rendais chez mon frère; il me demandait ce que j'avaisj’avais fait, ce que j'avaisj’avais vu; je répondais: "Rien." Il haussait les épaules et me tournait le dos. Un jour, on entend du bruit au dehors, mon frère court à la fenêtre et m'appellem’appelle: je ne voulus jamais quitter le fauteuil dans lequel j'étaisj’étais étendu au fond de la chambre. Mon pauvre frère me prédit que je mourrais inconnu, inutile à moi et à ma famille. A quatre heures, je rentrais chez moi; je m'asseyaism’asseyais derrière ma croisée. Deux jeunes personnes de quinze ou seize ans, venaient à cette heure dessiner à la fenêtre d'und’un hôtel bâti en face, de l'autrel’autre côté de la rue. Elles s'étaients’étaient aperçues de ma régularité, comme moi de la leur. De temps en temps, elles levaient la tête pour regarder leur voisin; je leur savais un gré infini de cette marque d'attentiond’attention: elles étaient ma seule société à Paris.
 
Quand la nuit approchait, j'allaisj’allais à quelque spectacle; le désert de la foule me plaisait, quoiqu'ilquoiqu’il m'enm’en coutât toujours un peu de prendre mon billet à la porte et de me mêler aux hommes. Je rectifiai les idées que je m'étaism’étais formées du théâtre à Saint-Malo. Je vis madame Saint-Huberti dans le rôle d'Armided’Armide; je sentis qu'ilqu’il avait manqué quelque chose à la magicienne de ma création. Lorsque je ne m'emprisonnaism’emprisonnais pas dans la salle de l'Opéral’Opéra ou des Français, je me promenais de rue en rue ou le long des quais, jusqu'àjusqu’à dix et onze heures du soir. Je n'aperçoisn’aperçois pas encore aujourd'huiaujourd’hui la file des reverbères de la place Louis XV à la barrière des Bons-Hommes, sans me souvenir des angoisses dans lesquelles j'étaisj’étais, quand je suivis cette route pour me rendre à Vèmersailles lors de ma présentation. Rentré au logis, je demeurais une partie de la nuit la tête penchée sur mon feu qui ne me disait rien: je n'avaisn’avais pas, comme les Persans, l'imaginationl’imagination assez riche pour me figurer que la flamme ressemblait à l'anémonel’anémone, et la braise à la grenade. J'écoutaisJ’écoutais les voitures allant, venant, se croisant; leur roulement lointain imitait le murmure de la mer sur les grèves de ma Bretagne, ou du vent dans mes bois de Combourg. Ces bruits du monde qui rappelaient ceux de la solitude réveillaient mes regrets; j'évoquaisj’évoquais mon ancien mal, ou bien mon imagination inventait l'histoirel’histoire des personnages que ces chars emportaient: j'apercevaisj’apercevais des salons radieux, des bals, des amours, des conquêtes. Bientôt, retombé sur moi-même, je me retrouvais, délaissé dans une hôtellerie, voyant le monde par la fenêtre et l'entendantl’entendant aux échos de mon foyer. Rousseau croit devoir à sa sincérité, comme à l'enseignementl’enseignement des hommes, la confession des voluptés suspectes de sa vie; il suppose même qu'onqu’on l'interrogel’interroge gravement et qu'onqu’on lui demande compte de ses péchés avec les donne pericolanti de Vèmenise. Si je m'étaism’étais prostitué aux courtisanes de Paris, je ne me croirais pas obligé d'end’en instruire la postérité; mais j'étaisj’étais trop timide d un côté, trop exalté de l'autrel’autre, pour me laisser séduire à des filles de joie. Quand je traversais les troupeaux de ces malheureuses attaquant les passants pour les hisser à leurs entresols, comme les cochers de Saint-Cloud pour faire monter les voyageurs dans leurs voitures, j'étaisj’étais saisi de dégoût et d'horreurd’horreur. Les plaisirs d'aventured’aventure ne m'auraientm’auraient convenu qu'auxqu’aux temps passés. Dans les XIVème, XVème, XVIème et XVIIème siècles, la civilisation imparfaite, les croyances superstitieuses, les usages étrangers et demi-barbares, mêlaient le roman partout: les caractères étaient forts, l'imaginationl’imagination puissante, l'existencel’existence mystérieuse et cachée. La nuit, autour des hauts murs des cimetières et des couvents, sous les remparts déserts de la ville, le long des chaînes et des fossés des marchés, à l'oréel’orée des quartiers clos, dans les rues étroites et sans réverbères, où des voleurs et des assassins se tenaient embusqués, où des rencontres avaient lieu tantôt à la lumière des flambeaux, tantôt dans l'épaisseurl’épaisseur des ténèbres, c'étaitc’était au péril de sa tête qu'onqu’on cherchait le rendez-vous donné par quelque Héloïse. Pour se livrer au désordre, il fallait aimer véritablement; pour violer les moeurs générales, il fallait faire de grands sacrifices. Non-seulement il s'agissaits’agissait d'affronterd’affronter des dangers fortuits et de braver le glaive des lois, mais on était obligé de vaincre en soi l'empirel’empire des habitudes régulières, l'autoritél’autorité de la famille, la tyrannie des coutumes domestiques, l'oppositionl’opposition de la conscience, les terreurs et les devoirs du chrétien. Toutes ces entraves doublaient l'énergiel’énergie des passions. Je n'auraisn’aurais pas suivi en 1788 une misérable affamée qui m'eûtm’eût entraîné dans son bouge sous la surveillance de la police; mais il est probable que j'eussej’eusse mis à fin, en 1606, une aventure du genre de celle qu'aqu’a si bien racontée Bassompierre. "Il y avait cinq ou six mois, dit le maréchal, que toutes les fois que je passois sur le Petit-Pont (car en ce temps-là le Pont-Neuf n'étaitn’était point bâti); une belle femme, lingère à l'enseignel’enseigne des Deux-Anges, me faisoit de grandes révérences et m'accompagnaitm’accompagnait de la vue tant qu'ellequ’elle pouvoit; et comme j'eusj’eus pris garde à son action, je la regardois aussi et la saluois avec plus de soin. "Il advint que lorsque j'arrivaij’arrivai de Fontainebleau à Paris, passant sur le Petit-Pont, dès qu'ellequ’elle m'aperçutm’aperçut venir, elle se mit sur l'entréel’entrée de sa boutique et me dit, comme je passois: - Monsieur, je suis votre servante. Je lui rendis son salut, et me retournant de temps en temps, je vis qu'ellequ’elle me suivoit de la vue aussi longtemps qu'ellequ’elle pouvoit." Bassompierre obtient un rendez-vous: "Je trouvai," dit-il, "une très-belle femme, âgée de vingt ans, qui étoit coiffée de nuit, n'ayantn’ayant qu'unequ’une très-fine chemise sur elle et une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle. Elle me plut bien fort. Je lui demandai si je ne pourrois pas la voir encore une autre fois. - Si vous voulez me voir une autre fois, me répondit-elle, ce sera chez une de mes tantes, qui se tient en la rue Bourg-l'Abbél’Abbé, proche des Halles, auprès de la rue aux Ours, à la troisième porte du côté de la rue Saint-Martin; je vous y attendrai depuis dix heures jusques à minuit, et plus tard encore; je laisserai la porte ouverte. A l'entréel’entrée, il y a une petite allée que vous passerez vite, car la porte de la chambre de ma tante y répond, et trouverez un degré qui vous mènera à ce second étage. - Je vins à dix heures, et trouvai la porte qu'ellequ’elle m'avoitm’avoit marquée, et de la lumière bien grande, non-seulement au second étage, mais au troisième et au premier encore; mais la porte étoit fermée. Je frappai pour avertir de ma venue; mais j'ouïsj’ouïs une voix d'hommed’homme qui me demanda qui j'étoisj’étois. Je m'enm’en retournai à la rue aux Ours, et étant retourné pour la deuxième fois, ayant trouvé la porte ouverte, j'entraij’entrai jusques au second étage, où je trouvai que cette lumière était la paille du lit que l'onl’on y brûloit, et deux corps nus étendus sur la table de la chambre. Alors, je me retirai bien étonné, et en sortant je rencontrai des corbeaux (enterreurs de morts) qui me demandèrent ce que je cherchais; et moi, pour les faire écarter, mis l'épéel’épée à la main et passai outre, m'enm’en revenant à mon logis, un peu ému de ce spectacle inopiné."
 
Je suis allé, à mon tour, à la découverte, avec l'adressel’adresse donnée, il y a deux cent quarante ans, par Bassompierre. J'aiJ’ai traversé le Petit-Pont, passé les Halles, et suivi la rue Saint-Denis jusqu'àjusqu’à la rue aux Ours, à main droite; la première rue à main gauche, aboutissant rue aux Ours, est la rue Bourg-l'Abbél’Abbé. Son inscription, enfumée comme par le temps et un incendie, m'am’a donné bonne espérance. J'aiJ’ai retrouvé la troisième petite porte du côté de la rue Saint-Martin, tant les renseignements de l'historienl’historien sont fidèles. Là, malheureusement, les deux siècles et demi que j'avaisj’avais crus d'abordd’abord restés dans la rue, ont disparu. La façade de la maison est moderne; aucune clarté ne sortait ni du premier, ni du second, ni du troisième étage. Aux fenêtres de l'attiquel’attique, sous le toit, régnait une guirlande de capucines et de pois de senteur; au rez-de-chaussée, une boutique de coiffeur offrait une multitude de tours de cheveux accrochés derrière les vitres. Tout déconvenue je suis entré dans ce musée des Eponine depuis la conquête des Romains, les Gauloises ont toujours vendu leurs tresses blondes à des fronts moins parés; mes compatriotes bretonnes se font tondre encore à certains jours de foire, et troquent le voile naturel de leur tête pour un mouchoir des Indes. M'adressantM’adressant à un merlan, qui filait une perruque sur un peigne de fer: "Monsieur, n'auriezn’auriez-vous pas acheté les cheveux d'uned’une jeune lingère, qui demeurait à l'enseignel’enseigne des Deux-Anges, près du Petit-Pont?" Il est resté sous le coup, ne pouvant dire ni oui, ni non. Je me suis retiré, avec mille excuses, à travers un labyrinthe de toupets. J'aiJ’ai ensuite erré de porte en porte: point de lingère de vingt ans, me faisant de grandes révérences; point de jeune femme franche, désintéressée, passionnée, coiffée de nuit, n'ayantn’ayant qu'unequ’une très-fine chemise, une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle. Une vieille grognon, prête à rejoindre ses dents dans la tombe, m'am’a pensé battre avec sa béquille: c'étaitc’était peut-être la tante du rendez-vous.
 
Quelle belle histoire, que cette histoire de Bassompierre!
 
Il faut comprendre une des raisons pour laquelle il avait été si résolument aimé. A cette époque, les Français séparaient encore en deux classes distinctes, l'unel’une dominante, l'autrel’autre demi-serve. La lingère pressait Bassompierre dans ses bras, comme un demi-dieu descendu au sein d'uned’une esclave: il lui faisait l'illusionl’illusion de la gloire, et les Françaises, seules de toutes les femmes, sont capables de s'enivrers’enivrer de cette illusion.
 
Mais qui nous révélera les causes inconnues de la catastrophe? Etait-ce la gentille grisette des Deux-Anges, dont le corps gisait sur la table avec un autre corps? Quel était l'autrel’autre corps? Celui du mari, ou de l'hommel’homme dont Bassompierre entendit la voix? La peste (car il y avait peste à Paris) ou la jalousie étaient-elles accourues dans la rue Bourg-l'Abbél’Abbé avant l'amourl’amour? L'imaginationL’imagination se peut exercer à l'aisel’aise sur un tel sujet. Mêlez aux inventions du poète le choeur populaire, les fossoyeurs arrivant, les corbeaux et l'épéel’épée de Bassompierre, un superbe mélodrame sortira de l'aventurel’aventure. Vous admirerez aussi la chasteté et la retenue de ma jeunesse à Paris: dans cette capitale, il m'étaitm’était loisible de me livrer à tous mes caprices, comme dans l'abbayel’abbaye de Thélème où chacun agissait à sa volonté; je n'abusain’abusai pas néanmoins de mon indépendance: je n'avaisn’avais de commerce qu'avecqu’avec une courtisane âgée de deux cent seize ans, jadis éprise d'und’un maréchal de France, rival du Béarnais auprès de mademoiselle de Montmorency, et amant de mademoiselle d'Entraguesd’Entragues, soeur de la marquise de Vèmerneuil, qui parle si mal de Henri IV. Louis XVI, que j'allaisj’allais voir, ne se doutait pas de mes rapports secrets avec sa famille.
 
Berlin, avril 1821.
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PRESENTATION A VERSAILLES. - CHASSE AVEC LE ROI.
 
Le jour fatal arriva; il fallut partir pour Vèmersailles plus mort que vif. Mon frère m'ym’y conduisit la veille de ma présentation et me mena chez le maréchal de Duras, galant homme dont l'espritl’esprit était si commun qu'ilqu’il réfléchissait quelque chose de bourgeois sur ses belles manières: ce bon maréchal me fit pourtant une peur horrible. Le lendemain matin, je me rendis seul au château. On n'an’a rien vu quand on n'an’a pas vu la pompe de Vèmersailles, même après le licenciement de l'anciennel’ancienne maison du roi: Louis XIV était toujours là. La chose alla bien tant que je n'eusn’eus qu'àqu’à traverser les salles des gardes: l'appareill’appareil militaire m'am’a toujours plu et ne n'an’a jamais imposé. Mais quand j'entraij’entrai dans l'Oeill’Oeil-de-boeuf et que je me trouvai au milieu des courtisans, alors commença ma détresse. On me regardait; j'entendaisj’entendais demander qui j'étaisj’étais. Il se faut souvenir de l'ancienl’ancien prestige de la royauté, pour se pénétrer de l'importancel’importance dont était alors une présentation. Une destinée mystérieuse s'attachaits’attachait au débutant; on lui épargnait l'airl’air protecteur méprisant qui composait, avec l'extrêmel’extrême politesse, les manières inimitables du grand seigneur. Qui sait si ce débutant ne deviendra pas le favori du maître? On respectait en lui la domesticité future dont il pouvait être honoré. Aujourd'huiAujourd’hui, nous nous précipitons dans le palais avec encore plus d'empressementd’empressement qu'autrefoisqu’autrefois et, ce qu'ilqu’il y a d'étranged’étrange, sans illusion: un courtisan réduit à se nourrir de vérités est bien près de mourir de faim. Lorsqu'onLorsqu’on annonça le lever du roi, les personnes non présentées se retirèrent; je sentis un mouvement de vanité: je n'étaisn’étais pas fier de rester, j'auraisj’aurais été humilié de sortir. La chambre à coucher du roi s'ouvrits’ouvrit: je vis le roi, selon l'usagel’usage, achever sa toilette, c'estc’est-à-dire prendre son chapeau de la main du premier gentilhomme de service. Le roi s'avanças’avança allant à la messe; je m'inclinaim’inclinai; le maréchal de Duras me nomma: "Sire, le chevalier de Chateaubriand." Le roi me regarda, me rendit mon salut, hésita, eut l'airl’air de vouloir s'arrêters’arrêter pour m'adresserm’adresser la parole. J'auraisJ’aurais répondu d'uned’une contenance assurée: ma timidité s'étaits’était évanouie. Parler au général de l'arméel’armée, au chef de l'Etatl’Etat, me paraissait tout simple, sans que je me rendisse compte de ce que j'éprouvaisj’éprouvais. Le roi plus embarrassé que moi , ne trouvant rien a me dire, passa outre. Vanité des destinées humaines! ce souverain que je voyais pour la première fois, ce monarque si puissant était Louis XVI à six ans de son échafaud! Et ce nouveau courtisan qu'ilqu’il regardait à peine, chargé de démêler les ossements parmi des ossements, après avoir été sur preuves de noblesse présenté aux grandeurs du fils de saint Louis, le serait un jour à sa poussière sur preuves de fidélité! double tribut de respect à la double royauté du sceptre et de la palme! Louis XVI pouvait répondre à ses juges comme le Christ aux Juifs: "Je vous ai fait voir beaucoup de bonnes oeuvres; pour laquelle me lapidez-vous?" Nous courûmes à la galerie pour nous trouver sur le passage de la reine lorsqu'ellelorsqu’elle reviendrait de la chapelle. Elle se montra bientôt entourée d'und’un radieux et nombreux cortège; elle nous fit une noble révérence; elle semblait enchantée de la vie. Et ces belles mains qui soutenaient alors avec tant de grâce le sceptre de tant de rois, devaient, avant d'êtred’être liées par le bourreau, ravauder les haillons de la veuve, prisonnière à la Conciergerie! Si mon frère avait obtenu de moi un sacrifice, il ne dépendait pas de lui de me le faire pousser plus loin. Vainement il me supplia de rester à Vèmersailles, afin d'assisterd’assister le soir au jeu de la Reine: "Tu seras, me disait-il, nommé à la Reine, et le Roi te parlera. Il ne me pouvait pas donner de meilleures raisons pour m'enfuirm’enfuir. Je me hâtai de venir cacher ma gloire dans mon hôtel garni, heureux d'êtred’être échappé à la Cour, mais voyant encore devant moi la terrible journée des carrosses, du 19 février 1787. Le duc de Coigny me fit prévenir que je chasserais avec le Roi dans la forêt de Saint-Germain. Je m'acheminaim’acheminai de grand matin vers mon supplice, en uniforme de débutant, habit gris, veste et culotte rouges, manchettes de bottes, bottes à l'écuyèrel’écuyère, couteau de chasse au côté, petit chapeau français à galon d'ord’or. Nous nous trouvâmes quatre débutants au château de Vèmersailles, moi, les deux messieurs de Saint-Marsault et le comte d'Hautefeuilled’Hautefeuille. Le duc de Coigny nous donna nos instructions: il nous avisa de ne pas couper la chasse, le Roi s'emportants’emportant lorsqu'onlorsqu’on passait entre lui et la bête. Le duc de Coigny portait un nom fatal à la Reine. Le rendez-vous était au Val, dans la forêt, de Saint-Germain, domaine engagé par la couronne au maréchal de Beauveau. L'usageL’usage voulait que les chevaux de la première chasse à laquelle assistaient les hommes présentés, fussent fournis des écuries du Roi. On bat aux champs: mouvement d'armesd’armes, voix de commandement. On crie: le Roi! Le Roi sort, monte dans son carrosse: nous roulons dans les carrosses à la suite. Il y avait loin de cette course et de cette chasse avec le roi de France, à mes courses et à mes chasses dans les landes de la Bretagne; et plus loin encore, à mes courses et à mes chasses avec les sauvages de l'Amériquel’Amérique: ma vie devait être remplie de ces contrastes. Nous arrivâmes au point de ralliement, où de nombreux chevaux de selle, tenus en main sous les arbres, témoignaient leur impatience. Les carrosses arrêtés dans la forêt avec les gardes; les groupes d'hommesd’hommes et de femmes; les meutes à peine contenues par les piqueurs; les aboiements des chiens, le hennissement des chevaux, le bruit des cors, formaient une scène très animée. Les chasses de nos rois rappelaient à la fois les anciennes et les nouvelles moeurs de la monarchie, les rudes passe-temps de Clodion, de Chilpéric, de Dagobert, la galanterie de François 1er, de Henri IV et de Louis XIV. J'étaisJ’étais trop plein de mes lectures pour ne pas voir partout des comtesses de Chateaubriand, des duchesses d'Etampesd’Etampes, des Gabrielle d'Estréesd’Estrées, des La Vallière, des Montespan. Mon imagination prit cette chasse historiquement, et je me sentis à l'aisel’aise: j'étaisj’étais d'ailleursd’ailleurs dans une forêt, j'étaisj’étais chez moi. Au descendu des carrosses, je présentai mon billet aux piqueurs. On m'avaitm’avait destiné une jument appelée l'Heureusel’Heureuse, bête légère, mais sans bouche, ombrageuse et pleine de caprices; assez vive image de ma fortune, qui chauvit sans cesse des oreilles. Le Roi mis en selle partit; la chasse le suivit, prenant diverses routes. Je restai derrière à me débattre avec l'Heureusel’Heureuse, qui ne voulait pas se laisser enfourcher par son nouveau maître; je finis cependant par m'élancerm’élancer sur son dos: la chasse était déjà loin. Je maîtrisai d'abordd’abord assez bien l'Heureusel’Heureuse; forcée de raccourcir son galop, elle baissait le cou, secouait le mors blanchi d'écumed’écume, s'avançaits’avançait de travers à petits bonds; mais lorsqu'ellelorsqu’elle approcha du lieu de l'actionl’action, il n'yn’y eut plus moyen de la retenir. Elle allonge le chanfrein, m'abatm’abat la main sur le garrot, vient au grand galop donner dans une troupe de chasseurs, écartant tout sur son passage, ne s'arrêtants’arrêtant qu'auqu’au heurt du cheval d'uned’une femme qu'ellequ’elle faillit culbuter, au milieu des éclats de rire des uns, des cris de frayeur des autres. Je fais aujourd'huiaujourd’hui d'inutilesd’inutiles efforts pour me rappeler le nom de cette femme, qui reçut poliment mes excuses. Il ne fut plus question que de l'aventurel’aventure du débutant. Je n'étaisn’étais pas au bout de mes épreuves. Environ une demi-heure après ma déconvenue, je chevauchais dans une longue percée à travers des parties de bois désertes; un pavillon s'élevaits’élevait au bout: voilà que je me mis à songer à ces palais répandus dans les forêts de la couronne, en souvenir de l'originel’origine des rois chevelus et de leurs mystérieux plaisirs: un coup de fusil part; l'Heureusel’Heureuse tourne court, brosse tête baissée dans le fourré, et me porte juste à l'endroitl’endroit où le chevreuil venait d'êtred’être abattu: le Roi paraît. Je me souvins alors, mais trop tard, des injonctions du duc de Coigny: la maudite Heureuse avait tout fait. Je saute à terre, d'uned’une main poussant en arrière ma cavale, de l'autrel’autre tenant mon chapeau bas. Le Roi regarde, et ne voit qu'unqu’un débutant arrivé avant lui aux fins de la bête; il avait besoin de parler; au lieu de s'emporters’emporter, il me dit avec un ton de bonhomie et un gros rire: "Il n'an’a pas tenu longtemps." C'estC’est le seul mot que j'aiej’aie jamais obtenu de Louis XVI. On vint de toutes parts; on fut étonné de me trouver causant avec le Roi. Le débutant Chateaubriand fit du bruit par ses deux aventures; mais, comme il lui est toujours arrivé depuis, il ne sut profiter ni de la bonne ni de la mauvaise fortune. Le Roi força trois autres chevreuils. Les débutants ne pouvant courre que la première bête, j'allaij’allai attendre au Val avec mes compagnons le retour de la chasse. Le Roi revint au Val; il était gai et contait les accidents de la chasse. On reprit le chemin de Vèmersailles. Nouveau désappointement pour mon frère: au lieu d'allerd’aller m'habillerm’habiller pour me trouver au débotté, moment de triomphe et de faveur, je me jetai au fond de ma voiture et rentrai dans Paris plein de joie d'êtred’être délivré de mes honneurs et de mes maux. Je déclarai à mon frère que j'étaisj’étais déterminé à retourner en Bretagne. Content d'avoird’avoir fait connaître son nom, espérant amener un jour à maturité, par sa présentation, ce qu'ilqu’il y avait d'avortéd’avorté dans la mienne, il ne s'opposas’opposa pas au départ d'und’un frère d'und’un esprit aussi biscornu . Telle fut ma première vue de la ville et de la cour. La société me parut plus odieuse encore que je ne l'avaisl’avais imaginé; mais si elle m'effrayam’effraya, elle ne me découragea pas; je sentis confusément que j'étaisj’étais supérieur à ce que j'avaisj’avais aperçu. Je pris pour la cour un dégoût invincible; ce dégoût, ou plutôt ce mépris que je n'ain’ai pu cacher, m'empêcheram’empêchera de réussir, ou me fera tomber du plus haut point de ma carrière.
 
Au reste, si je jugeais le monde sans le connaître, le monde, à son tour, m'ignoraitm’ignorait. Personne ne devina à mon début ce que je pouvais valoir, et quand je revins à Paris, on ne le devina pas davantage. Depuis ma triste célébrité, beaucoup de personnes m'ontm’ont dit: "Comme nous vous eussions remarqué, si nous vous avions rencontré dans votre jeunesse!" Cette obligeante prétention n'estn’est que l'illusionl’illusion d'uned’une renommée déjà faite. Les hommes se ressemblent à l'extérieurl’extérieur: en vain Rousseau nous dit qu'ilqu’il possédait deux petits yeux tout charmants: il n'enn’en est pas moins certain, témoin ses portraits, qu'ilqu’il avait l'airl’air d'und’un maître d'écoled’école ou d'und’un cordonnier grognon.
 
Pour en finir avec la cour, je dirai qu'aprèsqu’après avoir revu la Bretagne et m'êtrem’être venu fixer à Paris avec mes soeurs cadettes, Lucile et Julie, je m'enfonçaim’enfonçai plus que jamais dans mes habitudes solitaires. On me demandera ce que devint l'histoirel’histoire de ma présentation. Elle resta là. - Vous ne chassâtes donc plus avec le Roi? - Pas plus qu'avecqu’avec l'empereurl’empereur de la Chine. - Vous ne retournâtes donc plus à Vèmersailles? - J'allaiJ’allai deux fois jusqu'àjusqu’à Sèvres; le coeur me faillit, et je revins à Paris. - Vous ne tirâtes donc aucun parti de votre position? Aucun. - Que faisiez-vous donc? - Je m'ennuyaism’ennuyais. - Ainsi, vous ne vous sentiez aucune ambition? - Si fait: à force d'intriguesd’intrigues et de soucis, j'arrivaij’arrivai à la gloire d'insérerd’insérer dans l'Almanachl’Almanach des Muses une idylle dont l'apparitionl’apparition me pensa tuer d'espéranced’espérance et de crainte. J'auraisJ’aurais donné tous les carrosses du Roi pour avoir composé la romance: O ma tendre musette! ou: De mon berger volage. Propre à tout pour les autres, bon à rien pour moi: me voilà.
 
Paris, juin 1821.
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PASSAGE EN BRETAGNE. - GARNISON DE DIEPPE. RETOUR A PARIS AVEC LUCILE ET JULIE.
 
TOUT ce qu'onqu’on vient de lire dans le livre précédent a été écrit à Berlin. Je suis revenu à Paris pour le baptême du duc de Bordeaux, et j'aij’ai donné la démission de mon ambassade par fidélité politique, à M. de Villèle sorti du ministère. Rendu à mes loisirs, écrivons. A mesure que ces Mémoires se remplissent de mes années écoulées, ils me représentent le globe inférieur d'und’un sablier constatant ce qu'ilqu’il y a de poussière tombée de ma vie: quand tout le sable sera passé, je ne retournerais pas mon horloge de verre, Dieu m'enm’en eût-il donné la puissance. La nouvelle solitude dans laquelle j'entraij’entrai en Bretagne, après ma présentation, n'étaitn’était plus celle de Combourg; elle n'étaitn’était ni aussi entière, ni aussi sérieuse, et pour tout dire, ni aussi forcée: il m'étaitm’était loisible de la quitter; elle perdait de sa valeur. Une vieille châtelaine armoriée, un vieux baron blasonné gardant dans un manoir féodal leur dernière fille et leur dernier fils, offraient ce que les Anglais appellent des caractères: rien de provincial, de rétréci dans cette vie, parce quelle n'étaitn’était pas la vie commune. Chez mes soeurs, la province se retrouvait au milieu des champs: on allait dansant de voisins en voisins, jouant la comédie dont j'étaisj’étais quelquefois un mauvais acteur. L'hiverL’hiver, il fallait subir à Fougères la société d'uned’une petite ville, les bals, les assemblées, les dîners, et je ne pouvais pas, comme à Paris, être oublié. D'unD’un autre côté, je n'avaisn’avais pas vu l'arméel’armée, la cour, sans qu'unqu’un changement se fût opéré dans mes idées: en dépit de mes goûts naturels, je ne sais quoi se débattant en moi contre l'obscuritél’obscurité me demandait de sortir de l'ombrel’ombre. Julie avait la province en détestation; l'instinctl’instinct du génie et de la beauté poussait Lucile sur un plus grand théâtre. Je sentais donc dans mon existence un malaise par qui j'étaisj’étais averti que cette existence n'étaitn’était pas ma destinée. Cependant, j'aimaisj’aimais toujours la campagne, et celle de Marigny était charmante. Mon régiment avait changé de résidence: le premier bataillon tenait garnison au Havre, le second à Dieppe; je rejoignis celui-ci: ma présentation faisait de moi un personnage. Je pris goût à mon métier; je travaillais à la manoeuvre; on me confia des recrues que j'exerçaisj’exerçais sur les galets au bord de la mer: cette mer a formé le fond du tableau dans presque toutes les scènes de ma vie. La Martinière ne s'occupaits’occupait à Dieppe ni de son homonyme Lamartinière, ni du P. Simon, lequel écrivait contre Bossuet, Port-Royal et les Bénédictins, ni de l'anatomistel’anatomiste Pecquet, que madame de Sévigné appelle le petit Pecquet; mais la Martinière était amoureux à Dieppe comme à Cambrai: il dépérissait aux pieds d'uned’une forte Cauchoise, dont la coiffe et le toupet avaient une demi-toise de haut. Elle n'étaitn’était pas jeune: par un singulier hasard, elle s'appelaits’appelait Cauchie, petite-fille apparemment de cette Dieppoise Anne Cauchie, qui en 1645 était âgée de cent cinquante ans. C'étaitC’était en 1647 qu'Annequ’Anne d'Autriched’Autriche, voyant comme moi la mer par les fenêtres de sa chambre, s'amusaits’amusait à regarder les brûlots se consumer pour la divertir. Elle laissait les peuples qui avaient été fidèles à Henri IV garder le jeune Louis XIV; elle donnait à ces peuples des bénédictions infinies, malgré leur vilain langage normand. On retrouvait à Dieppe quelques redevances féodales que j'avaisj’avais vu payer à Combourg: il était dû au bourgeois Vauquelin trois têtes de porc ayant chacune une orange entre les dents, et trois sous marqués de la plus ancienne monnaie connue. Je revins passer un semestre à Fougères. Là régnait une fille noble, appelée mademoiselle de La Belinaye, tante de cette comtesse de Tronjoli, dont j'aij’ai déjà parlé. Une agréable laide, soeur d'und’un officier au régiment de Condé, attira mes admirations: je n'auraisn’aurais pas été assez téméraire pour élever mes voeux jusqu'àjusqu’à la beauté; ce n'estn’est qu'àqu’à la faveur des imperfections d'uned’une femme que j'osaisj’osais risquer un respectueux hommage. Madame de Farcy, toujours souffrante, prit enfin la résolution d'abandonnerd’abandonner la Bretagne. Elle détermina Lucile à la suivre; Lucile, à son tour, vainquit mes répugnances: nous prîmes la route de Paris; douce association des trois plus jeunes oiseaux de la couvée. Mon frère était marié, il demeurait chez son beau-père,
 
le président de Rosambo, rue de Bondy. Nous convînmes de nous placer dans son voisinage: par l'entremisel’entremise de M. Delisle de Sales, logé dans les pavillons de Saint-Lazare, au haut du faubourg Saint-Denis, nous arrêtâmes un appartement dans ces mêmes pavillons.
 
Paris, juin 1821.
 
DELISLE DE SALES. - FLINS. - VIE D'UND’UN HOMME DE LETTRES.
 
MADAME DE FARCY s'étaits’était accointée, je ne sais comment, avec Delisle de Sales, lequel avait été mis jadis à Vincennes pour des niaiseries philosophiques. A cette époque, on devenait un personnage quand on avait barbouillé quelques lignes de prose ou inséré un quatrain dans l'Almanachl’Almanach des Muses. Delisle de Sales, très-brave homme, très-cordialement médiocre, avait un grand relâchement d'espritd’esprit, et laissait aller sous lui ses années; ce vieillard s'étaits’était composé une belle bibliothèque avec ses ouvrages, qu'ilqu’il brocantait à l'étrangerl’étranger et que personne ne lisait à Paris. Chaque année, au printemps, il faisait ses remontes d'idéesd’idées en Allemagne. Gras et débraillé, il portait un rouleau de papier crasseux que l'onl’on voyait sortir de sa poche; il y consignait au coin des rues sa pensée du moment. Sur le piédestal de son buste en marbre, il avait tracé de sa main cette inscription, empruntée au buste de Buffon: Dieu, l'hommel’homme, la nature, il a tout expliqué. Delisle de Sales tout expliqué! Ces orgueils sont bien plaisants, mais bien décourageants. Qui se peut flatter d'avoird’avoir un talent véritable? ne pouvons-nous pas être, tous tant que nous sommes, sous l'empirel’empire d'uned’une illusion semblable à celle de Delisle de Sales? Je parierais que tel auteur qui lit cette phrase, se croit un écrivain de génie, et n'estn’est pourtant qu'unqu’un sot. Si je me suis trop longuement étendu sur le compte du digne homme des pavillons de Saint-Lazare, c'estc’est qu'ilqu’il fut le premier littérateur que je rencontrai: il m'introduisitm’introduisit dans la société des autres. La présence de mes deux soeurs me rendit le séjour de Paris moins insupportable; mon penchant pour l'étudel’étude affaiblit encore mes dégoûts. Delisle de Sales me semblait un aigle. Je vis chez lui Carbon Flins des Oliviers, qui tomba amoureux de madame de Farcy. Elle s'ens’en moquait; il prenait bien la chose, car il se piquait d'êtred’être de bonne compagnie. Flins me fit connaître Fontanes, son ami, qui est devenu le mien. Fils d'und’un maître des eaux et forêts de Reims, Flins avait reçu une éducation négligée; au demeurant, homme d'espritd’esprit et parfois de talent. On ne pouvait voir quelque chose de plus laid: court et bouffi de gros yeux saillants, des cheveux hérissés, des dents sales, et malgré cela l'airl’air pas trop ignoble. Son genre de vie, qui était celui de presque tous les gens de lettres de Paris à cette époque, mérite d'êtred’être raconté.
 
Flins occupait un appartement rue Mazarine, assez près de Laharpe, qui demeurait rue Guénégaud. Deux Savoyards, travestis en laquais par la vertu d'uned’une casaque de livrée, le servaient; le soir, ils le suivaient, et introduisaient les visites chez lui le matin. Flins allait régulièrement au Théâtre-Français, alors placé à l'Odéonl’Odéon, et excellent surtout dans la comédie. Brizard venait à peine de finir; Talma commençait; Larive, Saint-Phal, Fleury, Molé, Dazincourt, Dugazon, Grandmesnil, mesdames Contat, Saint-Val, Desgarcins, Olivier étaient dans toute la force du talent, en attendant mademoiselle Mars, fille de Monvel, prête à débuter au théâtre Montansier. Les actrices protégeaient les auteurs et devenaient quelquefois l'occasionl’occasion de leur fortune. Flins, qui n'avaitn’avait qu'unequ’une petite pension de sa famille, vivait de crédit. Vèmers les vacances du Parlement, il mettait en gage les livrées de ses Savoyards, ses deux montres, ses bagues et son linge, payait avec le prêt ce qu'ilqu’il devait, partait pour Reims, y passait trois mois, revenait à Paris, retirait, au moyen de l'argentl’argent que lui donnait son père, ce qu'ilqu’il avait déposé au Mont-de-Piété, et recommençait le cercle de cette vie, toujours gai et bien reçu.
 
Paris, juin 1821.
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GENS DE LETTRES. - PORTRAITS.
 
Dans le cours des deux années qui s'écoulèrents’écoulèrent depuis mon établissement à Paris jusqu'àjusqu’à l'ouverturel’ouverture des Etats-Généraux, cette société s'élargits’élargit. Je savais par coeur les élégies du chevalier de Parny, et je les sais encore. Je lui écrivis pour lui demander la permission de voir un poète dont les ouvrages faisaient mes délices; il me répondit poliment: je me rendis chez lui rue de Cléry. Je trouvai un homme assez jeune encore, de très-bon ton, grand, maigre, le visage marqué de petite-vérole. Il me rendit ma visite; je le présentai à mes soeurs. Il aimait peu la société et il en fut bientôt chassé par la politique: il était alors du vieux parti. Je n'ain’ai point connu d'écrivaind’écrivain qui fût plus semblable à ses ouvrages: poète et créole, il ne lui fallait que le ciel de l'Indel’Inde, une fontaine, un palmier et une femme. Il redoutait le bruit, cherchait à glisser dans la vie sans être aperçu, sacrifiait tout à sa paresse, et n'étaitn’était trahi dans son obscurité que par ses plaisirs qui touchaient en passant sa lyre:
 
Que notre vie heureuse et fortunée
Coule, en secret, sous l'ailel’aile des amours,
Comme un ruisseau qui, murmurant à peine,
Et dans son lit resserrant tous ses flots,
Cherche avec soin l'ombrel’ombre des arbrisseaux,
Et n'osen’ose pas se montrer dans la plaine.
 
C'estC’est cette impossibilité de se soustraire à son indolence qui, de furieux aristocrate, rendit le chevalier de Parny misérable révolutionnaire, attaquant la religion persécutée et les prêtres à l'échafaudl’échafaud, achetant son repos à tout prix, et prêtant à la muse qui chanta Eléonore le langage de ces lieux où Camille Desmoulins allait marchander ses amours. L'auteurL’auteur de l'Histoirel’Histoire de la littérature italienne, qui s'insinuas’insinua dans la révolution à la suite de Chamfort, nous arriva par ce cousinage que tous les Bretons ont entre eux. Ginguené vivait dans le monde sur la réputation d'uned’une pièce de vers assez gracieuse, la Confession de Zulmé, qui lui valut une chétive place dans les bureaux de M. de Necker; de là sa pièce sur son entrée au contrôle-général. Je ne sais qui disputait à Ginguené son titre de gloire, la Confession de Zulmé; mais dans le fait il lui appartenait. Le poète rennais savait bien la musique et composait des romances. D'humbleD’humble qu'ilqu’il était, nous vîmes croître son orgueil, à mesure qu'ilqu’il s'accrochaits’accrochait à quelqu'unquelqu’un de connu. Vèmers le temps de la convocation des Etats-Généraux, Chamfort l'employal’employa à barbouiller des articles pour des journaux et des discours pour des clubs: il se fit superbe. A la première Fédération il disait: "Voilà une belle fête! on devrait pour mieux l'éclairerl’éclairer, brûler quatre aristocrates aux quatre coins de l'autell’autel." Il n'avaitn’avait pas l'initiativel’initiative de ces voeux; longtemps avant lui, le ligueur Louis Dorléans avait écrit dans son Banquet du comte d'Arêted’Arête: "qu'ilqu’il "fallait attacher en guise de fagots les ministres protestants "à l'arbrel’arbre du feu de Saint-Jean et mettre le roi Henry IV dans le muids où l'onl’on mettait les chats."
 
Ginguené eut une connaissance anticipée des meurtres révolutionnaires. Madame Ginguené prévint mes soeurs et ma femme du massacre qui devait avoir lieu aux Carmes, et leur donna asile: elles demeuraient cul-de-sac Férou, dans le voisinage du lieu où l'onl’on devait égorger. Après la Terreur, Ginguené devint quasi chef de l'instructionl’instruction publique; ce fut alors qu'ilqu’il chanta l'Arbrel’Arbre de la liberté au Cadran - Bleu, sur l'airl’air: Je l'ail’ai planté, je l'ail’ai vu naître. On le jugea assez béat de philosophie pour une ambassade auprès d'und’un de ces rois qu'onqu’on découronnait. Il écrivait de Turin à M. de Talleyrand, qu'ilqu’il avait vaincu un préjugé: il avait fait recevoir sa femme en pet-en-l'airl’air à la cour.
 
Tombé de la médiocrité dans l'importancel’importance, de l'importancel’importance dans la niaiserie, et de la niaiserie dans le ridicule, il a fini ses jours littérateur distingué comme critique, et, ce qu'ilqu’il y a de mieux, écrivain indépendant dans la Décade: la nature l'avaitl’avait remis à la place d'oùd’où la société l'avaitl’avait mal-à-propos tiré. Son savoir est de seconde main, sa prose lourde, sa poésie correcte et quelquefois agréable. Ginguené avait un ami, le poète Lebrun. Ginguené protégeait Lebrun, comme un homme de talent, qui connaît le monde, protège la simplicité d'und’un homme de génie; Lebrun, à son tour, répandait ses rayons sur les hauteurs de Ginguené. Rien n'étaitn’était plus comique que le rôle de ces deux compères, se rendant, par un doux commerce, tous les services que se peuvent rendre deux hommes supérieurs dans des genres divers. Lebrun était tout bonnement un faux monsieur de l'Empiréel’Empirée; sa verve était aussi froide que ses transports étaient glacés. Son Parnasse, chambre haute dans la rue Montmartre, offrait pour tout meuble des livres entassés pêle-mêle sur le plancher, un lit de sangle dont les rideaux, formés de deux serviettes sales, pendillaient sur une tringle de fer rouillé, et la moitié d'und’un pot à l'eaul’eau accotée contre un fauteuil dépaillé. Ce n'estn’est pas que Lebrun ne fût à son aise, mais il était avare et adonné à des femmes de mauvaise vie. Au souper antique de M. de Vaudreuil, il joua le personnage de Pindare. Parmi ses poésies lyriques, on trouve des strophes énergiques ou élégantes, comme dans l'odel’ode sur le vaisseau le Vèmengeur et dans l'odel’ode sur les Environs de Paris. Ses élégies sortent de sa tête, rarement de son âme; il a l'originalitél’originalité recherchée, non l'originalitél’originalité naturelle; il ne crée rien qu'àqu’à force d'artd’art; il se fatigue à pervertir le sens des mots et à les conjoindre par des alliances monstrueuses. Lebrun n'avaitn’avait de vrai talent que pour la satire; son épître sur la bonne et la mauvaise plaisanterie a joui d'und’un renom mérité. Quelques-unes de ses épigrammes sont à mettre auprès de celles de J.-B. Rousseau: Laharpe surtout l'inspiraitl’inspirait. Il faut encore lui rendre une autre justice; il fut indépendant sous Bonaparte, et il reste de lui, contre l'oppresseurl’oppresseur de nos libertés, des vers sanglants. Mais, sans contredit, le plus bilieux des gens de lettres que je connus à Paris à cette époque était Chamfort; atteint de la maladie qui a fait les Jacobins, il ne pouvait pardonner aux hommes le hasard de sa naissance. Il trahissait la confiance des maisons où il était admis; il prenait le cynisme de son langage pour la peinture des moeurs de la cour. On ne pouvait lui contester de l'espritl’esprit et du talent, mais de cet esprit et de ce talent qui n'atteignentn’atteignent point la postérité. Quand il vit que sous la Révolution il n'arrivaitn’arrivait à rien, il tourna contre lui-même les mains qu'ilqu’il avait levées sur la société. Le bonnet rouge ne parut plus à son orgueil qu'unequ’une autre espèce de couronne, le sans-culottisme qu'unequ’une sorte de noblesse, dont les Marat et les Robespierre étaient les grands seigneurs. Furieux de retrouver l'inégalitél’inégalité des rangs jusque dans le monde des douleurs et des larmes, condamné à n'êtren’être encore qu'unqu’un vilain dans la féodalité des bourreaux, il se voulut tuer pour échapper aux supériorités du crime; il se manqua: la mort se rit de ceux qui l'appellentl’appellent et qui la confondent avec le néant. Je n'ain’ai connu l'abbél’abbé Delille qu'enqu’en 1798 à Londres, et n'ain’ai vu ni Rulhière , qui vit par madame d'Egmontd’Egmont et qui la fait vivre, ni Palissot. ni Beaumarchais, ni Marmontel. Il en est ainsi de Chéniet que je n'ain’ai jamais rencontré, qui m'am’a beaucoup attaqué, auquel je n'ain’ai jamais répondu, et dont la place à l'Institutl’Institut devait produire une des crises de ma vie. Lorsque je relis la plupart des écrivains du dix-huitième siècle, je suis confondu, et du bruit qu'ilsqu’ils ont fait et de mes anciennes admirations. Soit que la langue ait avancé, soit qu'ellequ’elle ait rétrogradé, soit que nous ayons marché vers la civilisation, ou battu en retraite vers la barbarie, il est certain que je trouve quelque chose d'uséd’usé, de passé, de grisaille, d'inaniméd’inanimé, de froid dans les auteurs qui firent les délices de ma jeunesse. Je trouve même dans les plus grands écrivains de l'âgel’âge voltairien des choses pauvres de sentiment, de pensée et de style. A qui m'enm’en prendre de mon mécompte? J'aiJ’ai peur d'avoird’avoir été le premier coupable; novateur né, j'auraij’aurai peut-être communiqué aux générations nouvelles la maladie dont j'étaisj’étais atteint. Epouvanté, j'aij’ai beau crier à mes enfants: "N'oubliezN’oubliez pas le français!" Ils me répondent comme le Limousin à Pantagruel: "qu'ilsqu’ils viennent de l'almel’alme, inclyte et célèbre académie que l'onl’on vocite Lutèce." Cette manière de gréciser et de latiniser notre langue n'estn’est pas nouvelle, comme on le voit: Rabelais la guérit, elle reparut dans Ronsard; Boileau l'attaqual’attaqua. De nos jours elle a ressuscité par la science; nos révolutionnaires, grands Grecs par nature, ont obligé nos marchands et nos paysans à apprendre les hectares, les hectolitres, les kilomètres, les millimètres, les décagrammes: la politique a ronsardisé. J'auraisJ’aurais pu parler ici de M. de Laharpe, que je connus alors et sur lequel je reviendrai; j'auraisj’aurais pu ajouter à la galerie de mes portraits celui de Fontanes; mais bien que mes relations avec cet excellent homme prissent naissance en 1789, ce ne fut qu'enqu’en Angleterre que je me liai avec lui d'uned’une amitié toujours accrue par la mauvaise fortune, jamais diminuée par la bonne; je vous en entretiendrai plus tard dans toute l'effusionl’effusion de mon coeur. Je n'aurain’aurai à peindre que des talents qui ne consolent plus la terre. La mort de mon ami est survenue au moment où mes souvenirs me conduisaient à retracer le commencement de sa vie. Notre existence est d'uned’une telle fuite, que si nous n'écrivonsn’écrivons pas le soir l'événementl’événement du matin, le travail nous encombre et nous n'avonsn’avons plus le temps de le mettre à jour. Cela ne nous empêche pas de gaspiller nos années, de jeter au vent ces heures qui sont pour l'hommel’homme les semences de l'éternitél’éternité.
Paris, juin 1821.
FAMILLE ROSAMBO. - M. DE MALESHERBES: SA PREDILECTION POUR LUCILE. - APPARITION ET CHANGEMENT DE MA SYLPHIDE.
Si mon inclination et celle de mes deux soeurs m'avaientm’avaient jeté dans cette société littéraire, notre position nous forçait d'end’en fréquenter une autre; la famille de la femme de mon frère fut naturellement pour nous le centre de cette dernière société.
Le président Le Pelletier de Rosambo, mort depuis avec tant de courage, était, quand j'arrivaij’arrivai à Paris, un modèle de légèreté. A cette époque, tout était dérangé dans les esprits et dans les moeurs, symptôme d'uned’une révolution prochaine. Les magistrats rougissaient de porter la robe et tournaient en moquerie la gravité de leurs pères. Les Lamoignon, les Molé, les Séguier, les d'Aguesseaud’Aguesseau voulaient combattre et ne voulaient plus juger. Les présidentes, cessant d'êtred’être de vénérables mères de famille, sortaient de leurs sombres hôtels pour devenir femmes à brillantes aventures. Le prêtre, en chaire, évitait le nom de Jésus-Christ et ne parlait que du législateur des chrétiens, les ministres tombaient les uns sur les autres; le pouvoir glissait de toutes les mains. Le suprême bon ton était d'êtred’être Américain à la ville, Anglais à la cour, Prussien à l'arméel’armée; d'êtred’être tout, excepté Français. Ce que l'onl’on faisait, ce que l'onl’on disait, n'étaitn’était qu'unequ’une suite d'inconséquencesd’inconséquences. On prétendait garder des abbés commandataires, et l'onl’on ne voulait point de religion; nul ne pouvait être officier s'ils’il n'étaitn’était gentilhomme, et l'onl’on déblatérait contre la noblesse; on introduisait l'égalitél’égalité dans les salons et les coups de bâton dans les camps.
M. de Malesherbes avait trois filles, mesdames de Rosambo, d'Aulnayd’Aulnay, de Montboissier: il aimait de préférence madame de Rosambo, à cause de la ressemblance de ses opinions avec les siennes. Le président de Rosambo avait également trois filles, mesdames de Chateaubriand, d'Aulnayd’Aulnay, de Tocqueville, et un fils dont l'espritl’esprit brillant s'ests’est recouvert de la perfection chrétienne. M. de Malesherbes se plaisait au milieu de ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Maintes fois, au commencement de la Révolution, je l'ail’ai vu arriver chez madame de Rosambo, tout échauffé de politique, jeter sa perruque, se coucher sur le tapis de la chambre de ma belle-soeur, et se laisser lutiner avec un tapage affreux par les enfants ameutés. Ç'auraitÇ’aurait été du reste un homme assez vulgaire dans ses manières, s'ils’il n'eûtn’eût eu certaine brusquerie qui le sauvait de l'airl’air commun: à la première phrase qui sortait de sa bouche, on sentait l'hommel’homme d'und’un vieux nom et le magistrat supérieur. Ses vertus naturelles s'étaients’étaient un peu entachées d'affectationd’affectation par la philosophie qu'ilqu’il y mêlait. Il était plein de science, de probité et de courage; mais bouillant, passionné au point qu'ilqu’il me disait un jour en parlant de Condorcet: "Cet homme a été mon ami; aujourd'huiaujourd’hui, je ne me ferais aucun scrupule de le tuer comme un chien." Les flots de la Révolution le débordèrent, et sa mort a fait sa gloire. Ce grand homme serait demeuré caché dans ses mérites, si le malheur ne l'eûtl’eût décelé à la terre. Un noble Vénitien perdit la vie, en retrouvant ses titres dans l'éboulementl’éboulement d'und’un vieux palais. Les franches façons de M. de Malesherbes m'ôtèrentm’ôtèrent toute contrainte. Il me trouva quelque instruction; nous nous touchâmes par ce premier point: nous parlions de botanique et de géographie, sujets favoris de ses conversations. C'estC’est en m'entretenantm’entretenant avec lui que je conçus l'idéel’idée de faire un voyage dans l'Amériquel’Amérique du Nord, pour découvrir la mer vue par Hearne et depuis par Mackenzie. Nous nous entendions aussi en politique: les sentiments généreux du fond de nos premiers troubles allaient à l'indépendancel’indépendance de mon caractère; l'antipathiel’antipathie naturelle que je ressentais pour la cour ajoutait force à ce penchant. J'étaisJ’étais du côté de M. de Malesherbes et de madame de Rosambo, contre M. de Rosambo et contre mon frère, à qui l'onl’on donna le surnom de l'enragél’enragé Chateaubriand. La Révolution m'auraitm’aurait entraîné, si elle n'eûtn’eût débuté par des crimes: je vis la première tête portée au bout d'uned’une pique, et je reculai. Jamais le meurtre ne sera à mes yeux un objet d'admirationd’admiration et un argument de liberté; je ne connais rien de plus servile, de plus méprisable, de plus lâche, de plus borné qu'unqu’un terroriste. N'aiN’ai-je pas rencontré en France toute cette race de Brutus au service de César et de sa police? Les niveleurs, régénérateurs, égorgeurs, étaient transformés en valets, espions, sycophantes, et moins naturellement encore en ducs, comtes et barons: quel moyen âge! Enfin, ce qui m'attacham’attacha davantage à l'illustrel’illustre vieillard, ce fut sa prédilection pour ma soeur: malgré la timidité de la comtesse Lucile, on parvint, à l'aidel’aide d'und’un peu de vin de Champagne, à lui faire jouer un rôle dans une petite pièce, à l'occasionl’occasion de la fête de M. de Malesherbes; elle se montra si touchante que le bon et grand homme en avait la tête tournée. Il poussait plus que mon frère même à sa translation du chapitre d'Argentièred’Argentière à celui de Remiremont, où l'onl’on exigeait les preuves rigoureuses et difficiles des seize quartiers. Tout philosophe qu'ilqu’il était, M. de Malesherbes avait à un haut degré les principes de la naissance. Il faut étendre dans l'espacel’espace d'environd’environ deux années cette peinture des hommes et de la société à mon apparition dans le monde, entre la clôture de la première assemblée des Notables, le 25 mai 1787, et l'ouverturel’ouverture des Etats-Généraux, le 5 mai 1789. Pendant ces deux années, mes soeurs et moi, nous n'habitâmesn’habitâmes constamment ni Paris, ni le même lieu dans Paris. Je vais maintenant rétrograder et ramener mes lecteurs en Bretagne. Du reste, j'étaisj’étais toujours affolé de mes illusions; si mes bois me manquaient, les temps passés, au défaut des lieux lointains, m'avaientm’avaient ouvert une autre solitude. Dans le vieux Paris, dans les enceintes de Saint-Germain-des-Prés, dans les cloîtres des couvents, dans les caveaux de Saint-Denis, dans la Sainte-Chapelle, dans Notre-Dame, dans les petites rues de la Cité, à la porte obscure d'Héloïsed’Héloïse, je revoyais mon enchanteresse; mais elle avait pris, sous les arches gothiques et parmi les tombeaux, quelque chose de la mort: elle était pâle, elle me regardait avec des yeux tristes; ce n'étaitn’était plus que l'ombrel’ombre ou les mânes du rêve que j'avaisj’avais aimé.
Paris, septembre 1821.
Revu en décembre 1846.
PREMIERS MOUVEMENTS POLITIQUES EN BRETAGNE. COUP D'OEILD’OEIL SUR L'HISTOIREL’HISTOIRE DE LA MONARCHIE.
Mes différentes résidences en Bretagne, dans les années 1787 et 1788, commencèrent mon éducation politique. On retrouvait dans les Etats de province le modèle des Etats-Généraux: aussi les troubles particuliers qui annoncèrent ceux de la nation, éclatèrent-ils dans deux pays d'Etatsd’Etats, la Bretagne et le Dauphiné. La transformation qui se développait depuis deux cents ans touchait à son terme: la France passée de la monarchie féodale à la monarchie des Etats-Généraux, de la monarchie des Etats-Généraux à la monarchie des parlements, de la monarchie des parlements à la monarchie absolue, tendait à la monarchie représentative, à travers la lutte de la magistrature contre la puissance royale. Le parlement Maupeou, l'établissementl’établissement des assemblées provinciales, avec le vote par tête, la première et la seconde assemblées des Notables, la Cour plénière, la formation des grands bailliages, la réintégration civile des protestants, l'abolitionl’abolition partielle de la torture, celle des corvées, l'égalel’égale répartition du payement de l'impôtl’impôt, étaient des preuves successives de la révolution qui s'opéraits’opérait. Mais alors, on ne voyait pas l'ensemblel’ensemble des faits: chaque événement paraissait un accident isolé. A toutes les périodes historiques, il existe un esprit-principe. En ne regardant qu'unqu’un point, on n'aperçoitn’aperçoit pas les rayons convergeant au centre de tous les autres points; on ne remonte pas jusqu'àjusqu’à l'agentl’agent caché qui donne la vie et le mouvement général, comme l'eaul’eau ou le feu dans les machines: c'estc’est pourquoi, au début des révolutions, tant de personnes croient qu'ilqu’il suffirait de briser telle roue, pour empêcher le torrent de couler ou la vapeur de faire explosion. Le dix-huitième siècle, siècle d'actiond’action intellectuelle, non d'actiond’action matérielle, n'auraitn’aurait pas réussi à changer si promptement les lois, s'ils’il n'eûtn’eût rencontré son véhicule: les parlements, et notamment le parlement de Paris, devinrent les instruments du système philosophique. Toute opinion meurt impuissante ou frénétique, si elle n'estn’est logée dans une assemblée qui la rend pouvoir, la munit d'uned’une volonté, lui attache une langue et des bras. C'estC’est et ce sera toujours par des corps légaux ou illégaux qu'arriventqu’arrivent et arriveront les révolutions. Les parlements avaient leur cause à venger: la monarchie absolue leur avait ravi une autorité usurpée sur les Etats-Généraux. Les enregistrements forcés, les lits de justice, les exils, en rendant les magistrats populaires, les poussaient à demander des libertés dont au fond ils n'étaientn’étaient pas sincères partisans. Ils réclamaient les Etats-Généraux, n'osantn’osant avouer qu'ilsqu’ils désiraient pour eux-mêmes la puissance législative et politique; ils hâtaient de la sorte la résurrection d'und’un corps dont ils avaient recueilli l'héritagel’héritage, lequel, en reprenant la vie, les réduirait tout d'abordd’abord à leur propre spécialité, la justice. Les hommes se trompent presque toujours dans leur intérêt, qu'ilsqu’ils se meuvent par sagesse ou passion: Louis XVI rétablit les parlements qui le forcèrent à appeler les Etats-Généraux; les Etats-Généraux, transformés en assemblée nationale et bientôt en Convention, détruisirent le trône et les parlements, envoyèrent à la mort et les juges et le monarque de qui émanait la justice. Mais Louis XVI et les parlements en agirent de la sorte, parce qu'ilsqu’ils étaient, sans le savoir, les moyens d'uned’une révolution sociale. L'idéeL’idée des Etats-Généraux était donc dans toutes les têtes, seulement on ne voyait pas où cela allait. Il était question, pour la foule, de combler un déficit que le moindre banquier aujourd'huiaujourd’hui se chargerait de faire disparaître. Un remède si violent, appliqué à un mal si léger, prouve qu'onqu’on était emporté vers des régions politiques inconnues. Pour l'annéel’année 1786, seule année dont l'étatl’état financier soit bien avéré, la recette était de 412,924,000 livres, la dépense de 593,542,000 livres; déficit 180,618,000 livres, réduit à 140 millions, par 40 millions 618 mille livres d'économied’économie. Dans ce budget, la maison du Roi est portée à l'immensel’immense somme de 37 millions 200 mille livres: les dettes des princes, les acquisitions de châteaux et les déprédations de la cour étaient la cause de cette surcharge. On voulait avoir les Etats-Généraux dans leur forme de 1614. Les historiens citent toujours cette forme, comme si, depuis 1614, on n'avaitn’avait jamais ouï parler des Etats-Généraux, ni réclamé leur convocation. Cependant, en 1651, les ordres de la noblesse et du clergé, réunis à Paris, demandèrent les Etats-Généraux. Il existe un gros recueil des actes et des discours faits et prononcés alors. Le parlement de Paris, tout-puissant à cette époque, loin de seconder le voeu des deux premiers ordres, cassa leurs assemblées comme illégales; ce qui était vrai. Et puisque je suis sur ce chapitre, je veux noter un autre fait grave, échappé à ceux qui se sont mêlés et qui se mêlent d'écrired’écrire l'histoirel’histoire de France, sans la savoir. On parle des trois ordres, comme constituant essentiellement les Etats dit généraux. Eh bien, il arrivait souvent que des bailliages ne nommaient des députés que pour un ou deux ordres. En 1614, le bailliage d'Amboised’Amboise n'enn’en nomma ni pour le clergé, ni pour la noblesse; le bailliage de Chateauneuf-en-Thimerais n'enn’en envoya ni pour le clergé, ni pour le tiers-état; Le Puy, La Rochelle, Le Lauraguais, Calais, la Haute-Marche, Châtellerault firent défaut pour le clergé, et Montdidier et Roye pour la noblesse. Néanmoins, les Etats de 1614 furent appelés Etats-Généraux. Aussi les anciennes chroniques, s'exprimants’exprimant d'uned’une manière plus correcte, disent, en parlant de nos assemblées nationales, ou les trois Etats, ou les notables bourgeois, ou les barons et les évêques, selon l'occurrencel’occurrence, et elles attribuent, à ces assemblées ainsi composées la même force législative. Dans les diverses provinces, souvent le tiers, tout convoqué qu'ilqu’il était, ne députait pas, et cela par une raison inaperçue, mais fort naturelle. Le tiers s'étaits’était emparé de la magistrature; il en avait chassé les gens d'épéed’épée; il y régnait d'uned’une manière absolue, excepté dans quelques parlements nobles, comme juge, avocat, procureur, greffier, clerc, etc.; il faisait les lois civiles et criminelles, et, à l'aidel’aide de l'usurpationl’usurpation parlementaire, il exerçait même le pouvoir politique. La fortune, l'honneurl’honneur et la vie des citoyens relevaient de lui: tout obéissait à ses arrêts, toute tête tombait sous le glaive de ses justices. Quand donc il jouissait isolément d'uned’une puissance sans bornes, qu'avaitqu’avait-il besoin d'allerd’aller chercher une faible portion de cette puissance, dans des assemblées où il n'avaitn’avait paru qu'àqu’à genoux? Le peuple, métamorphosé en moine, s'étaits’était réfugié dans les cloîtres, et gouvernait la société par l'opinionl’opinion religieuse; le peuple, métamorphosé en collecteur et en banquier, s'étaits’était réfugié dans la finance, et gouvernait la société par l'argentl’argent; le peuple, métamorphosé en magistrat, s'étaits’était réfugié dans les tribunaux, et gouvernait la société par la loi. Ce grand royaume de France, aristocrate dans ses parties ou ses provinces, était démocrate dans son ensemble, sous la direction de son roi, avec lequel il s'entendaits’entendait à merveille et marchait presque toujours d'accordd’accord. C'estC’est ce qui explique sa longue existence. Il y a toute une nouvelle histoire de France à faire, ou plutôt l'histoirel’histoire de France n'estn’est pas faite. Toutes les grandes questions mentionnées ci-dessus étaient particulièrement agitées dans les années 1786, 1787 et 1788. Les têtes de mes compatriotes trouvaient dans leur vivacité naturelle, dans les privilèges de la province, du clergé et de la noblesse, dans les collisions du parlement et des Etats, abondante matière d'inflammationd’inflammation. M. de Calonne, un moment intendant de la Bretagne, avait augmenté les divisions en favorisant la cause du tiers-état. M. de Montmorin et M. de Thiard étaient des commandants trop faibles pour faire dominer le parti de la cour. La noblesse se coalisait avec le parlement qui était noble; tantôt elle résistait à M. Necker, à M. de Calonne, à l'archevêquel’archevêque de Sens; tantôt elle repoussait le mouvement populaire, que sa résistance première avait favorisé. Elle s'assemblaits’assemblait, délibérait, protestait; les communes ou municipalités s'assemblaients’assemblaient, délibéraient, protestaient en sens contraire. L'affaireL’affaire particulière du fouage, en se mêlant aux affaires générales, avait accru les inimitiés. Pour comprendre ceci, il est nécessaire d'expliquerd’expliquer la constitution du duché de Bretagne.
Paris, septembre 1821.
CONSTITUTION DES ETATS DE BRETAGNE. - TENUE DES ETATS.
Les Etats de Bretagne ont plus ou moins varié dans leur forme, comme tous les Etats de l'Europel’Europe féodale, auxquels ils ressemblaient. Les rois de France furent substitués aux droits des ducs de Bretagne. Le contrat de mariage de la duchesse Anne, de l'anl’an 1491, n'apportan’apporta pas seulement la Bretagne en dot à la couronne de Charles VIII et de Louis XII, mais il stipula une transaction, en vertu de laquelle fut terminé un différend qui remontait à Charles de Blois et au comte de Montfort. La Bretagne prétendait que les filles héritaient au duché; la France soutenait que la succession n'avaitn’avait lieu qu'enqu’en ligne masculine; que celle-ci venant à s'éteindres’éteindre, la Bretagne, comme grand fief, faisait retour à la couronne. Charles VIII et Anne, ensuite Anne et Louis XII, se cédèrent mutuellement leurs droits ou prétentions. Claude, fille d'Anned’Anne et de Louis XII, qui devint femme de François 1er, laissa en mourant le duché de Bretagne à son mari. François 1er, d'aprèsd’après la prière des Etats assemblés à Vannes, unit par édit publié à Nantes en 1532 le duché de Bretagne à la couronne de France, garantissant à ce duché ses libertés et privilèges. A cette époque, les Etats de Bretagne étaient réunis tous les ans; mais en 1630, la réunion devint bisannuelle. Le gouverneur proclamait l'ouverturel’ouverture des Etats. Les trois ordres s'assemblaients’assemblaient, selon les lieux, dans une église ou dans les salles d'und’un couvent. Chaque ordre délibérait à part: c'étaientc’étaient trois assemblées particulières avec leurs diverses tempêtes, qui se convertissaient en ouragan général quand le clergé, la noblesse et le tiers venaient à se réunir. La cour soufflait la discorde, et dans ce champ resserré, comme dans une plus vaste arène, les talents, les vanités et les ambitions étaient en jeu. Le père Grégoire de Rostrenen, capucin, dans la dédicace de son Dictionnaire français-breton, parle de la sorte à nos seigneurs les Etats de Bretagne: "S'ilS’il ne convenait qu'àqu’à l'orateurl’orateur romain de louer dignement l'augustel’auguste assemblée du sénat de Rome, me convenait-il de hasarder l'élogel’éloge de votre auguste assemblée qui nous retrace si dignement l'idéel’idée de ce que l'anciennel’ancienne et la nouvelle Rome avait de majestueux et de respectable?" Rostrenen prouve que le celtique est une de ces langues primitives que Gomer, fils aîné de Japhet, apporta en Europe, et que les Bas-Bretons, malgré leur taille, descendent des géants. Malheureusement, les enfants bretons de Gomer, longtemps séparés de la France, ont laissé dépérir une partie de leurs vieux titres: leurs chartes, auxquelles ils ne mettaient pas une assez grande importance comme les liant à l'histoirel’histoire générale, manquent trop souvent de cette authenticité à laquelle les déchiffreurs de diplômes attachent de leur côté beaucoup trop de prix. Le temps de la tenue des Etats en Bretagne était un temps de galas et de bals on mangeait chez M. le commandant, on mangeait chez M. le président de la noblesse, on mangeait chez M. le président du clergé, on mangeait chez M. le trésorier des Etats, on mangeait chez M. l'intendantl’intendant de la province, on mangeait chez M. le président du parlement; on mangeait partout: et l'onl’on buvait! A de longues tables de réfectoire se voyaient assis des du Guesclin laboureurs, des Duguay-Trouin matelots, portant au côté leur épée de fer à vieille garde ou leur petit sabre d'abordaged’abordage. Tous les gentilshommes assistant aux Etats en personne ne ressemblaient pas mal à une diète de Pologne, de la Pologne à pied, non à cheval, diète de Scythes, non de Sarmates. Malheureusement, on jouait trop. Les bals ne discontinuaient. Les Bretons sont remarquables par leurs danses et par les airs de ces danses. Madame de Sévigné a peint nos ripailles politiques au milieu des landes, comme ces festins des fées et des sorciers qui avaient lieu la nuit sur les bruyères: "Vous aurez maintenant, écrit-elle, des nouvelles de nos Etats pour votre peine d'êtred’être Bretonne. M. de Chaunes arriva dimanche au soir, au bruit de tout ce qui peut en faire à Vitré: le lundi matin il m'écrivitm’écrivit une lettre; j'yj’y fis réponse par aller dîner avec lui. On mange à deux tables dans le même lieu; il y a quatorze couverts à chaque table; Monsieur en tient une, et Madame l'autrel’autre. La bonne chère est excessive, on remporte les plats de rôti tout entiers; et pour les pyramides de fruits, il faut faire hausser les portes. Nos pères ne prévoyaient pas ces sortes de machines, puisque même ils ne comprenaient pas qu'ilqu’il fallût qu'unequ’une porte fût plus haute qu'euxqu’eux...... Après le dîner, MM. de Locmaria et Coetlogon dansèrent avec deux Bretonnes des passe-pieds merveilleux, et des menuets, d'und’un air que les courtisans n'ontn’ont pas à beaucoup près: ils y font des pas de Bohémiens et de Bas-Bretons avec une délicatesse et une justesse qui charment..... C'estC’est un jeu, une chère, une liberté jour et nuit qui attirent tout le monde. Je n'avaisn’avais jamais vu les Etats; c'estc’est une assez belle chose. Je ne crois pas qu'ilqu’il y ait une province rassemblée qui ait un aussi grand air que celle-ci; elle doit être bien pleine, du moins, car il n'yn’y en a pas un seul à la guerre ni à la cour, il n'an’a que le petit guidon (M. de Sévigné le fils), qui peut-être y reviendra un jour comme les autres... Une infinité de présents, des pensions, des réparations de chemins et de villes, quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande braverie: voilà les Etats. J'oublieJ’oublie trois ou quatre cents pipes de vin qu'onqu’on y boit." Les Bretons ont de la peine à pardonner à madame de Sévigné ses moqueries. Je suis moins rigoureux; mais je n'aimen’aime pas qu'ellequ’elle dise: "Vous me parlez bien plaisamment de nos misères, nous ne sommes plus si roués: un en huit jours seulement, pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me paraît maintenant un rafraîchissement." C'estC’est pousser trop loin l'agréablel’agréable langage de cour: Barrère parlait avec la même grâce de la guillotine. En 1793, les noyades de Nantes s'appelaients’appelaient des mariages républicains: le despotisme populaire reproduisait l'aménitél’aménité de style du despotisme royal. Les fats de Paris, qui accompagnaient aux Etats messieurs les gens du Roi, racontaient que nous autres hobereaux nous faisions doubler nos poches de fer-blanc, afin de porter à nos femmes les fricassées de poulet de M. le commandant. On payait cher ces railleries. Un comte de Sabran était naguère resté sur la place, en échange de ses mauvais propos. Ce descendant des troubadours et des rois provençaux, grand comme un Suisse, se fit tuer par un petit chasse-lièvre du Morbihan, de la hauteur d'und’un Lapon. Ce Ker ne le cédait point à son adversaire en généalogie: si saint Elzéar de Sabran était proche parent de saint Louis, saint Corentin, grand-oncle du très-noble Ker, était évêque de Quimper sous le roi Gallon II, trois cents ans avant Jésus-Christ.
 
REVENU DU ROI EN BRETAGNE. - REVENU PARTICULIER DE LA PROVINCE. - LE FOUAGE. - J'ASSISTEJ’ASSISTE POUR LA PREMIERE FOIS A UNE REUNION POLITIQUE. - SCENE.
 
Le revenu du Roi, en Bretagne, consistait dans le don gratuit, variable selon les besoins; dans le produit du domaine de la couronne, qu'onqu’on pouvait évaluer de trois à quatre cent mille francs; dans la perception du timbre, etc. La Bretagne avait ses revenus particuliers, qui lui servaient à faire face à ses charges: le grand et le petit devoir, qui frappaient les liquides et le mouvement des liquides, fournissant deux millions annuels; enfin, les sommes rentrant par le fouage. On ne se doute guère de l'importancel’importance du fouage dans notre histoire; cependant, il fut à la révolution de France ce que fut le timbre à la révolution des Etats-Unis. Le fouage (census pro singulis FOCIS exactus) était un cens, ou une espèce de taille, exigé par chaque feu sur les biens roturiers. Avec le fouage graduellement augmenté, se payaient les dettes de la province. En temps de guerre, les dépenses s'élevaients’élevaient à plus de sept millions d'uned’une session à l'autrel’autre, somme qui primait la recette. On avait conçu le projet de créer un capital des deniers provenus du fouage, et de le constituer en rentes au profit des fouagistes: le fouage n'eûtn’eût plus été alors qu'unqu’un emprunt. L'injusticeL’injustice (bien qu'injusticequ’injustice légale au terme du droit coutumier) était de le faire porter sur la seule propriété roturière. Les communes ne cessaient de réclamer; la noblesse, qui tenait moins à son argent qu'àqu’à ses privilèges, ne voulait pas entendre parler d'und’un impôt qui l'auraitl’aurait rendue taillable. Telle était la question, quand se réunirent les sanglants Etats de Bretagne du mois de décembre 1788. Les esprits étaient alors agités par diverses causes: l'assembléel’assemblée des Notables, l'impôtl’impôt territorial, le commerce des grains, la tenue prochaine des Etats-Généraux et l'affairel’affaire du collier, la Cour plénière et le Mariage de Figaro, les grands bailliages et Cagliostro et Mesmer, mille autres incidents graves ou futiles, étaient l'objetl’objet des controverses dans toutes les familles. La noblesse bretonne, de sa propre autorité, s'étaits’était convoquée à Rennes pour protester contre l'établissementl’établissement de la Cour plénière. Je me rendis à cette diète: c'estc’est la première réunion politique où je me sois trouvé de ma vie. J'étaisJ’étais étourdi et amusé des cris que j'entendaisj’entendais. On montait sur les tables et sur les fauteuils; on gesticulait, on parlait tous à la fois. Le marquis de Trémargat, jambe de bois, disait d'uned’une voix de Stentor: "Allons tous chez le commandant, M. de Thiard; nous lui dirons: La noblesse bretonne est à votre porte; elle demande à vous parler: le Roi même ne la refuserait pas!" A ce trait d'éloquenced’éloquence les bravos ébranlaient les voûtes de la salle. Il recommençait: "Le Roi même ne la refuserait pas!" Les huchées et les trépignements redoublaient. Nous allâmes chez M. le comte de Thiard, homme de cour, poète érotique, esprit doux et frivole, mortellement ennuyé de notre vacarme; il nous regardait comme des houhous, des sangliers, des bêtes fauves; il brûlait d'êtred’être hors de notre Armorique et n'avaitn’avait nulle envie de nous refuser l'entréel’entrée de son hôtel. Notre orateur lui dit ce qu'ilqu’il voulut, après quoi nous vînmes rédiger cette déclaration: "Déclarons infâmes ceux qui pourraient accepter quelques places, soit dans l'administrationl’administration nouvelle de la justice, soit dans l'administrationl’administration des Etats, qui ne seraient pas avouées par les lois constitutives de la Bretagne." Douze gentilshommes furent choisis pour porter cette pièce au Roi: à leur arrivée à Paris, on les coffra à la Bastille, d'oùd’où ils sortirent bientôt en façon de héros; ils furent reçus à leur retour avec des branches de laurier. Nous portions des habits avec de grands boutons de nacre semés d'hermined’hermine, autour desquels boutons était écrite en latin cette devise: "Plutôt mourir que de se déshonorer." Nous triomphions de la cour dont tout le monde triomphait, et nous tombions avec elle dans le même abîme.
 
Paris, octobre 1821.
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MA MERE RETIREE A SAINT-MALO.
 
Ce fut à cette époque que mon frère, suivant toujours ses projets, prit le parti de me faire agréger à l'ordrel’ordre de Malte. Il fallait pour cela me faire entrer dans la cléricature: elle pouvait m'êtrem’être donnée par M. Courtois de Pressigny, évêque de Saint-Malo. Je me rendis donc dans ma ville natale, où mon excellente mère s'étaits’était retirée; elle n'avaitn’avait plus ses enfants avec elle; elle passait le jour à l'églisel’église, la soirée à tricoter. Ses distractions étaient inconcevables: je la rencontrai un matin dans la rue, portant une de ses pantoufles sous son bras, en guise de livre de prières. De fois à autre pénétraient dans sa retraite quelques vieux amis, et ils parlaient du bon temps. Lorsque nous étions tête-à-tête, elle me faisait de beaux contes en vers, qu'ellequ’elle improvisait. Dans un de ces contes le diable emportait une cheminée avec un mécréant, et le poète s'écriaits’écriait:
 
Le diable en l'avenuel’avenue
Chemina tant et tant,
Qu'onQu’on en perdit la vue
En moins d'uned’une heur'heur’ de tems.
 
"Il me semble, dis-je, que le diable ne va pas bien vite." Mais madame de Chateaubriand me prouva que je n'yn’y entendais rien: elle était charmante, ma mère. Elle avait une longue complainte sur le Récit véritable d'uned’une cane sauvage, en la ville de Montfort-la-Cane-lez-Saint-Malo. Certain seigneur avait renfermé une jeune fille d'uned’une grande beauté dans le château de Montfort, à dessein de lui ravir l'honneurl’honneur. A travers une lucarne, elle apercevait l'églisel’église de Saint-Nicolas; elle pria le saint avec des yeux pleins de larmes, et elle fut miraculeusement transportée hors du château; mais elle tomba entre les mains des serviteurs du félon, qui voulurent en user avec elle comme ils supposaient qu'enqu’en avait fait leur maître. La pauvre fille perdue, regardant de tous côtés pour chercher quelques secours, n'aperçutn’aperçut que des canes sauvages sur l'étangl’étang du château. Renouvelant sa prière à saint Nicolas, elle le supplia de permettre à ces animaux d'êtred’être témoins de son innocence, afin que si elle devait perdre la vie, et qu'ellequ’elle ne put accomplir les voeux qu'ellequ’elle avait faits à saint Nicolas, les oiseaux les remplissent eux-mêmes à leur façon, en son nom et pour sa personne. La fille mourut dans l'annéel’année: voici qu'àqu’à la translation des os de saint Nicolas, le 9 de mai, une cane sauvage, accompagnée de ses petits canetons, vint à l'églisel’église de Saint-Nicolas. Elle y entra et voltigea devant l'imagel’image du bienheureux libérateur, pour lui applaudir par le battement de ses ailes; après quoi, elle retourna à l'étangl’étang, ayant laissé un de ses petits en offrande. Quelques temps après, le caneton s'ens’en retourna, sans qu'onqu’on s'ens’en aperçût. Pendant deux cents ans et plus, la cane, toujours la même cane, est revenue, à jour fixe, avec sa couvée, dans l'églisel’église du grand Saint-Nicolas, à Montfort. L'histoireL’histoire en a été écrite et imprimée en 1652: l'auteurl’auteur remarque fort justement: "que c'estc’est une chose peu considérable devant les yeux de Dieu, qu'unequ’une chétive cane sauvage; que néanmoins elle tient sa partie pour rendre hommage à sa grandeur; que la cigale de saint François était encore moins prisable, et que pourtant ses fredons charmaient le coeur d'und’un séraphin." Mais madame de Chateaubriand suivait une fausse tradition: dans sa complainte, la fille renfermée à Montfort était une princesse, laquelle obtint d'êtred’être changée en cane, pour échapper à la violence de son vainqueur. Je n'ain’ai retenu que ces vers d'und’un couplet de la romance de ma mère:
 
Cane la belle est devenue,
Cane la belle est devenue,
Et s'envolas’envola, par une grille,
Dans un étang plein de lentilles.
 
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CLERICATURE. - ENVIRONS DE SAINT-MALO.
 
Comme madame de Chateaubriand était une véritable sainte, elle obtint de l'évêquel’évêque de Saint-Malo la promesse de me donner la cléricature; il s'ens’en faisait scrupule: la marque ecclésiastique donnée à un laïque et à un militaire lui paraissait une profanation qui tenait de la simonie. M. Courtois de Pressigny, aujourd'huiaujourd’hui archevêque de Besançon et pair de France, est un homme de bien et de mérite. Il était jeune alors, protégé de la Reine, et sur le chemin de la fortune, où il est arrivé plus tard par une meilleure voie: la persécution. Je me mis à genoux, en uniforme, l'épéel’épée au côté, aux pieds du prélat; il me coupa deux ou trois cheveux sur le sommet de la tête; cela s'appelas’appela tonsure, de laquelle je reçus lettres en bonnes formes. Avec ces lettres, 200 mille livres de rentes pouvaient m'écheoirm’écheoir, quand mes preuves de noblesse auraient été admises à Malte: abus, sans doute, dans l'ordrel’ordre ecclésiastique, mais chose utile dans l'ordrel’ordre politique de l'anciennel’ancienne constitution. Ne valait-il pas mieux qu'unequ’une espèce de bénéfice militaire s'attachâts’attachât à l'épéel’épée d'und’un soldat qu'àqu’à la mantille d'und’un abbé, lequel aurait mangé sa grasse prieurée sur les pavés de Paris? La cléricature à moi conférée pour les raisons précédentes, a fait dire par des biographes mal informés, que j'étaisj’étais d'abordd’abord entré dans l'Eglisel’Eglise. Ceci se passait en 1788. J'avaisJ’avais des chevaux, je parcourais la campagne, ou je galopais le long des vagues, mes gémissantes et anciennes amies; je descendais de cheval, et je me jouais avec elles; toute la famille aboyante de Scylla sautait à mes genoux pour me caresser: Nunc vada latrantis Scylloe. Je suis allé bien loin admirer les scènes de la nature; je m'auraism’aurais pu contenter de celles que m'offraitm’offrait mon pays natal. Rien de plus charmant que les environs de Saint-Malo, dans un rayon de cinq à six lieues. Les bords de la Rance, en remontant cette rivière depuis son embouchure jusqu'àjusqu’à Dinan, mériteraient seuls d'attirerd’attirer les voyageurs; mélange continuel de rochers et de verdure, de grèves et de forêts, de criques et de hameaux, d'antiquesd’antiques manoirs de la Bretagne féodale et d'habitationsd’habitations modernes de la Bretagne commerçante. Celles-ci ont été construites en un temps où les négociants de Saint-Malo étaient si riches que, dans leurs jours de goguettes, ils fricassaient des piastres, et les jetaient toutes bouillantes au peuple par les fenêtres. Ces habitations sont d'und’un grand luxe. Bonabant, château de MM. de Lasandre, est en partie de marbre apporté de Gènes magnificence dont nous n'avonsn’avons pas même l'idéel’idée à Paris. La Brillantais, Le Beau, le Mont-Marin, La Ballue, le Colombier sont ou étaient ornés d'orangeriesd’orangeries, d'eauxd’eaux jaillissantes et de statues. Quelquefois les jardins descendent en pente au rivage derrière les arcades d'und’un portique de tilleuls, à travers une colonnade de pins, au bout d'uned’une pelouse; par-dessus les tulipes d'und’un parterre, la mer présente ses vaisseaux, son calme et ses tempêtes.
 
Chaque paysan, matelot et laboureur, est propriétaire d'uned’une petite bastide blanche avec un jardin: parmi les herbes potagères, les groseilliers, les rosiers, les iris, les soucis de ce jardin, on trouve un plant de thé de Cayenne, un pied de tabac de Virginie, une fleur de la Chine, enfin quelque souvenir d'uned’une autre rive et d'und’un autre soleil: c'estc’est l'itinérairel’itinéraire et la carte du maître du lieu. Les tenanciers de la côte sont d'uned’une belle race normande; les femmes grandes, minces, agiles, portent des corsets de laine grise, des jupons courts de callemandre et de soie rayée, des bas blancs à coins de couleur. Leur front est ombragé d'uned’une large coiffe de bazin ou de batiste, dont les pattes se relèvent en forme de béret, où flottent en manière de voile. Une chaîne d'argentd’argent à plusieurs branches pend à leur côté gauche. Tous les matins, au printemps, ces filles du Nord, descendant de leurs barques, comme si elles venaient encore envahir la contrée, apportent au marché des fruits dans des corbeilles, et des caillebottes dans des coquilles: lorsqu'elleslorsqu’elles soutiennent d'uned’une main sur leur tête des vases noirs remplis de lait ou de fleurs, que les barbes de leurs cornettes blanches accompagnent leurs yeux bleus, leur visage rose, leurs cheveux blonds emperlés de rosée, les Valkyries de l'Eddal’Edda dont la plus jeune est l'Avenirl’Avenir, ou les Canéphores d'Athènesd’Athènes n'avaientn’avaient rien d'aussid’aussi gracieux. Ce tableau ressemble-t-il encore? Ces femmes, sans doute, ne sont plus; il n'enn’en reste que mon souvenir.
 
Paris, octobre 1821.
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LE REVENANT. LE MALADE.
 
Je quittai ma mère, et j'allaij’allai voir mes soeurs aînées aux environs de Fougères. Je demeurai un mois chez madame de Chateaubourg. Ses deux maisons de campagne, Lascardais et Le Plessis, près Saint-Aubin-du-Cormier, célèbre par sa tour et sa bataille, étaient situées dans un pays de roches, de landes et de bois. Ma soeur avait pour régisseur M. Livorel, jadis jésuite, auquel il était arrivé une étrange aventure. Quand il fut nommé régisseur à Lascardais, le comte de Chateaubourg, le père, venait de mourir: M. Livorel, qui ne l'avaitl’avait pas connu, fut installé gardien du castel. La première nuit qu'ilqu’il y coucha seul, il vit entrer dans son appartement un vieillard pâle, en robe de chambre, en bonnet de nuit, portant une petite lumière. L'apparitionL’apparition s'approches’approche de l'âtrel’âtre, pose son bougeoir sur la cheminée, rallume le feu et s'assieds’assied dans son fauteuil. M. Livorel tremblait de tout son corps. Après deux heures de silence, le vieillard se lève, reprend sa lumière, et sort de la chambre en fermant la porte. Le lendemain, le régisseur conta son aventure aux fermiers, qui, sur la description de la lémure, affirmèrent que c'étaitc’était leur vieux maître. Tout ne finit pas là: si M. Livorel regardait derrière lui dans une forêt, il apercevait le fantôme; s'ils’il avait à franchir un échalier dans un champ, l'ombrel’ombre se mettait à califourchon sur l'échalierl’échalier. Un jour, le misérable obsédé s'étants’étant hasardé à lui dire: "Monsieur de Chateaubourg, laissez-moi;" le revenant répondit: "Non." M. Livorel, homme froid et positif, très peu brillant d'imaginatived’imaginative, racontait tant qu'onqu’on voulait son histoire, toujours de la même manière et avec la même conviction. Un peu plus tard, j'accompagnaij’accompagnai en Normandie un brave officier atteint d'uned’une fièvre cérébrale. On nous logea dans une maison de paysan: une vieille tapisserie prêtée par le seigneur du lieu, séparait mon lit de celui du malade. Derrière cette tapisserie on saignait le patient; en délassement de ses souffrances, on le plongeait dans des bains de glace; il grelottait dans cette torture, les ongles bleus, le visage violet et grincé, les dents serrées, la tête chauve, une longue barbe descendant de son menton pointu et servant de vêtement à sa poitrine nue, maigre et mouillée. Quand le malade s'attendrissaits’attendrissait, il ouvrait un parapluie, croyant se mettre à l'abril’abri de ses larmes: si le moyen était sûr contre les pleurs, il faudrait élever une statue à l'auteurl’auteur de la découverte. Mes seuls bons moments étaient ceux où je m'allaism’allais promener dans le cimetière de l'églisel’église du hameau, bâtie sur un tertre. Mes compagnons étaient les morts, quelques oiseaux et le soleil qui se couchait. Je rêvais à la société de Paris, à mes premières années, à mon fantôme, à ces bois de Combourg dont j'étaisj’étais si près par l'espacel’espace, si loin par le temps; je retournais à mon pauvre malade - c'étaitc’était un aveugle conduisant un aveugle. Hélas! un coup, une chute, une peine morale raviront à Homère, à Newton, à Bossuet, leur génie, et ces hommes divins, au lieu d'exciterd’exciter une pitié profonde, un regret amer et éternel, pourraient être l'objetl’objet d'und’un sourire! Beaucoup de personnes que j'aij’ai connues et aimées, ont vu se troubler leur raison auprès de moi, comme si je portais le germe de la contagion. Je ne m'expliquem’explique le chef-d'oeuvred’oeuvre de Cervantes et sa gaîté cruelle, que par une réflexion triste: en considérant l'êtrel’être entier, en pesant le bien et le mal, on serait tenté de désirer tout accident qui porte à l'oublil’oubli, comme un moyen d'échapperd’échapper à soi-même: un ivrogne joyeux est une créature heureuse. Religion à part, le bonheur est de s'ignorers’ignorer et d'arriverd’arriver à la mort sans avoir senti la vie. Je ramenai mon compatriote parfaitement guéri.
 
Paris, octobre 1821.
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ETATS DE BRETAGNE EN 1789. - INSURRECTION. - SAINT RIVEUL, MON CAMARADE DE COLLEGE, EST TUE.
 
Madame Lucile et madame de Farcy, revenues avec moi en Bretagne, voulaient retourner à Paris; mais je fus retenu par les troubles de la province. Les Etats étaient semoncés pour la fin de décembre (1788). La commune de Rennes, et après elle les autres communes de Bretagne, avaient pris un arrêté qui défendait à leurs députés de s'occupers’occuper d'aucuned’aucune affaire avant que la question des fouages n'eûtn’eût été réglée. Le comte de Boisgelin, qui devait présider l'ordrel’ordre de la noblesse, se hâta d'arriverd’arriver à Rennes. Les gentilshommes furent convoqués par lettres particulières, y compris ceux qui, comme moi, étaient encore trop jeunes pour avoir voix délibérative. Nous pouvions être attaqués, il fallait compter les bras autant que les suffrages: nous nous rendîmes à notre poste. Plusieurs assemblées se tinrent chez M. de Boisgelin avant l'ouverturel’ouverture des Etats. Toutes les scènes de confusion auxquelles j'avaisj’avais assisté, se renouvelèrent. Le chevalier de Guer, le marquis de Trémargat, mon oncle le comte de Bedée, qu'onqu’on appelait Bedée l'artichautl’artichaut, à cause de sa grosseur, par opposition à un autre Bedée, long et effilé, qu'onqu’on nommait Bedée l'aspergel’asperge, cassèrent plusieurs chaises en grimpant dessus pour pérorer. Le marquis de Trémargat, officier de marine à jambe de bois, faisait beaucoup d'ennemisd’ennemis à son ordre: on parlait un jour d'établird’établir une école militaire où seraient élevés les fils de la pauvre noblesse; un membre du tiers s'écrias’écria: "Et nos fils, qu'aurontqu’auront-ils? - L'hôpitalL’hôpital", repartit Trémargat: mot qui, tombé dans la foule, germa promptement. Je m'aperçusm’aperçus au milieu de ces réunions d'uned’une disposition de mon caractère que j'aij’ai retrouvée depuis dans la politique et dans les armes: plus mes collègues ou mes camarades s'échauffaients’échauffaient, plus je me refroidissais; je voyais mettre le feu à la tribune ou au canon avec indifférence: je n'ain’ai jamais salué la parole ou le boulet. Le résultat de nos délibérations fut que la noblesse traiterait d'abordd’abord des affaires générales, et ne s'occuperaits’occuperait du fouage qu'aprèsqu’après la solution des autres questions; résolution directement opposée à celle du tiers. Les gentilshommes n'avaientn’avaient pas grande confiance dans le clergé, qui les abandonnait souvent, surtout quand il était présidé par l'évêquel’évêque de Rennes, personnage patelin, mesuré, parlant avec un léger zézaiement qui n'étaitn’était pas sans grâce, et se ménageant des chances à la cour. Un journal, la Sentinelle du Peuple, rédigé à Rennes par un écrivailleur arrivé de Paris, fomentait les haines. Les Etats se tinrent dans le couvent des Jacobins, sur la place du Palais. Nous entrâmes, avec les dispositions qu'onqu’on vient de voir, dans la salle des séances; nous n'yn’y fumes pas plus tôt établis, que le peuple nous assiégea. Les 25, 26, 27 et 28 janvier 1789 furent des jours malheureux. Le comte de Thiard avait peu de troupes; chef indécis et sans vigueur, il se remuait et n'agissaitn’agissait point. L'écoleL’école de droit de Rennes, à la tête de laquelle était Moreau, avait envoyé quérir les jeunes gens de Nantes; ils arrivaient au nombre de quatre cents, et le commandant, malgré ses prières, ne les put empêcher d'envahird’envahir la ville. Des assemblées, en sens divers, au champ Montmorin et dans les cafés, en étaient venues à des collisions sanglantes. Las d'êtred’être bloqués dans notre salle, nous prîmes la résolution de saillir dehors, l'épéel’épée à la main; ce fut un assez beau spectacle. Au signal de notre président, nous tirâmes nos épées tous à la fois, au cri de: Vive la Bretagne! et, comme une garnison sans ressources, nous exécutâmes une furieuse sortie, pour passer sur le ventre des assiégeants. Le peuple nous reçut avec des hurlements, des jets de pierres, des bourrades de bâtons ferrés et des coups de pistolets. Nous fîmes une trouée dans la masse de ses flots qui se refermaient sur nous. Plusieurs gentilshommes furent blessés, traînés, déchirés, chargés de meurtrissures et de contusions. Parvenus à grande peine à nous dégager, chacun regagna son logis. Des duels s'ensuivirents’ensuivirent entre les gentilshommes, les écoliers de droit et leurs amis de Nantes. Un de ces duels eut lieu publiquement sur la place Royale; l'honneurl’honneur en resta au vieux Keralieu, officier de marine, attaqué, qui se battit avec une incroyable vigueur, aux applaudissements de ses jeunes adversaires. Un autre attroupement s'étaits’était formé. Le comte de Montboucher aperçut dans la foule un étudiant nommé Ulliac, auquel il dit: "Monsieur, ceci nous regarde." On se range en cercle autour d'euxd’eux, Montboucher fait sauter l'épéel’épée d'Ulliacd’Ulliac et la lui rend: on s'embrasses’embrasse et la foule se disperse. Du moins, la noblesse bretonne ne succomba pas sans honneur. Elle refusa de députer aux Etats-Généraux, parce qu'ellequ’elle n'étaitn’était pas convoquée selon les lois fondamentales de la constitution de la province; elle alla rejoindre en grand nombre l'arméel’armée des princes, se fit décimer à l'arméel’armée de Condé, ou avec Charette dans les guerres vendéennes. Eût-elle changé quelque chose à la majorité de l'Assembléel’Assemblée nationale, au cas de sa réunion à cette assemblée? Cela n'estn’est guère probable: dans les grandes transformations sociales, les résistances individuelles, honorables pour les caractères, sont impuissantes contre les faits. Cependant, il est difficile de dire ce qu'auraitqu’aurait pu produire un homme du génie de Mirabeau, mais d'uned’une opinion opposée, s'ils’il s'étaits’était rencontré dans l'ordrel’ordre de la noblesse bretonne. Le jeune Boishue et Saint-Riveul, mon camarade de collège, avaient péri avant ces rencontres, en se rendant à la chambre de la noblesse; le premier fut en vain défendu par son père, qui lui servit de second.
 
Lecteur, je t'arrêtet’arrête: regarde couler les premières gouttes de sang que la Révolution devait répandre. Le ciel a voulu qu'ellesqu’elles sortissent des veines d'und’un compagnon de mon enfance. Supposons ma chute au lieu de celle de Saint-Riveul; on eût dit de moi, en changeant seulement le nom, ce que l'onl’on dit de la victime par qui commence la grande immolation: "Un gentilhomme, nommé Chateaubriand, fut tué en se rendant à la salle des Etats." Ces deux mots auraient remplacé ma longue histoire. Saint-Riveul eût-il joué mon rôle sur la terre? était-il destiné au bruit ou au silence? Passe maintenant, lecteur; franchis le fleuve de sang qui sépare à jamais le vieux monde dont tu sors, du monde nouveau à l'entréel’entrée duquel tu mourras.
 
Paris, novembre 1821.
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ANNEE 1789. - VOYAGE DE BRETAGNE A PARIS. - MOUVEMENT SUR LA ROUTE. - ASPECT DE PARIS. - RENVOI DE M. NECKER. - VERSAILLES. - JOIE DE LA FAMILLE ROYALE. INSURRECTION GENERALE.- PRISE DE LA BASTILLE.
 
L'annéeL’année 1789, si fameuse dans notre histoire et dans l'histoirel’histoire de l'espècel’espèce humaine, me trouva dans les landes de ma Bretagne; je ne pus même quitter la province qu'assezqu’assez tard, et n'arrivain’arrivai à Paris qu'aprèsqu’après le pillage de la maison Réveillon, l'ouverturel’ouverture des Etats-Généraux, la constitution du tiers-état en Assemblée nationale, le serment du Jeu-de-Paume, la séance royale du 23 juin, et la réunion du clergé et de la noblesse au tiers-état. Le mouvement était grand sur ma route: dans les villages, les paysans arrêtaient les voitures, demandaient les passeports, interrogeaient les voyageurs. Plus on approchait de la capitale, plus l'agitationl’agitation croissait. En traversant Vèmersailles, je vis des troupes casernées dans l'orangeriel’orangerie; des trains d'artilleried’artillerie parqués dans les cours; la salle provisoire de l'Assembléel’Assemblée nationale élevée sur la place du palais, et des députés allant et venant parmi des curieux, des gens du château et des soldats. A Paris, les rues étaient encombrées d'uned’une foule qui stationnait à la porte des boulangers; les passants discouraient au coin des bornes; les marchands, sortis de leurs boutiques, écoutaient et racontaient des nouvelles devant leurs portes; au Palais-Royal s'aggloméraients’aggloméraient des agitateurs - Camille Desmoulins commençait à se distinguer dans les groupes. A peine fus-je descendu, avec madame de Farcy et madame Lucile, dans un hôtel garni de la rue de Richelieu, qu'unequ’une insurrection éclate: le peuple se porte à l'Abbayel’Abbaye, pour délivrer quelques gardes-françaises arrêtés par ordre de leurs chefs. Les sous-officiers d'und’un régiment d'artilleried’artillerie caserné aux Invalides se joignent au peuple. La défection commence dans l'arméel’armée. La cour tantôt cédant, tantôt voulant résister, mélange d'entêtementd’entêtement et de faiblesse, de bravacherie et de peur, se laisse morguer par Mirabeau qui demande l'éloignementl’éloignement des troupes, et elle ne consent pas à les éloigner: elle accepte l'affrontl’affront et n'enn’en détruit pas la cause. A Paris, le bruit se répand qu'unequ’une armée arrive par l'égoutl’égout Montmartre, que des dragons vont forcer les barrières. On recommande de dépaver les rues, de monter les pavés au cinquième étage, pour les jeter sur les satellites du tyran: chacun se met à l'oeuvrel’oeuvre. Au milieu de ce brouillement, M. Necker reçoit l'ordrel’ordre de se retirer. Le ministère changé se compose de MM. de Breteuil, de la Galaisière, du maréchal de Broglie, de La Vauguyon, de Laporte et de Foulon. Ils remplaçaient MM. de Montmorin, de La Luzerne, de Saint-Priest et de Nivernais. Un poète breton, nouvellement débarqué, m'avaitm’avait prié de le mener à Vèmersailles. Il y a des gens qui visitent des jardins et des jets d'eaud’eau, au milieu du renversement des empires: les barbouilleurs de papier ont surtout cette faculté de s'abstraires’abstraire dans leur manie pendant les plus grands événements; leur phrase ou leur strophe leur tient lieu de tout. Je menai mon Pindare à l'heurel’heure de la messe dans la galerie de Vèmersailles. L'OeilL’Oeil-de-boeuf était rayonnant: le renvoi de M. Necker avait exalté les esprits, on se croyait sûr de la victoire: peut-être Sanson et Simon, mêlés dans la foule, étaient spectateurs des joies de la famille royale. La reine passa avec ses deux enfants , leur chevelure blonde semblait attendre des couronnes: madame la duchesse d'Angoulêmed’Angoulême, âgée de onze ans, attirait les yeux par un orgueil virginal; belle de la noblesse du rang et de l'innocencel’innocence de la jeune fille, elle semblait dire comme la fleur d'orangerd’oranger de Corneille, dans la Guirlande de Julie:
 
J'aiJ’ai la pompe de ma naissance.
 
Le petit Dauphin marchait sous la protection de sa soeur, et M. Du Touchet suivait son élève, il m'aperçutm’aperçut et me montra obligeamment à la reine. Elle me fit, en me jetant un regard avec un sourire, ce salut gracieux qu'ellequ’elle m'avaitm’avait déjà fait le jour de ma présentation. Je n'oublierain’oublierai jamais ce regard qui devait s'éteindres’éteindre sitôt. Marie-Antoinette, en souriant, dessina si bien la forme de sa bouche, que le souvenir de ce sourire (chose effroyable!) me fit reconnaître la mâchoire de la fille des rois, quand on découvrit la tête de l'infortunéel’infortunée, dans les exhumations de 1815. Le contre-coup du coup porté dans Vèmersailles retentit à Paris. A mon retour, je rebroussai le cours d'uned’une multitude qui portait les bustes de M. Necker et de M. le duc d'Orléansd’Orléans, couverts de crêpes. On criait: "Vive Necker! vive le duc d'Orléansd’Orléans!" et parmi ces cris on en entendait un plus hardi et plus imprévu: "Vive Louis XVII!" Vive cet enfant dont le nom même eût été oublié dans l'inscriptionl’inscription funèbre de sa famille, si je ne l'avaisl’avais rappelé à la Chambre des pairs! Louis XVI abdiquant, Louis XVII placé sur le trône, M. le duc d'Orléansd’Orléans déclaré régent, que fût-il arrivé? Sur la place Louis XV, le prince de Lambesc, à la tête de Royal-Allemand, refoule le peuple dans le jardin des Tuileries et blesse un vieillard: soudain le tocsin sonne. Les boutiques des fourbisseurs sont enfoncées, et trente mille fusils enlevés aux Invalides. On se pourvoit de piques, de bâtons, de fourches, de sabres, de pistolets; on pille Saint-Lazare, on brûle les barrières. Les électeurs de Paris prennent en main le gouvernement de la capitale, et, dans une nuit, soixante mille citoyens sont organisés, armés, équipés en gardes nationales. Le 14 juillet, prise de la Bastille. J'assistaiJ’assistai, comme spectateur, à cet assaut contre quelques invalides et un timide gouverneur: si l'onl’on eût tenu les portes fermées, jamais le peuple ne fût entré dans la forteresse. Je vis tirer deux ou trois coups de canon, non par les invalides, mais par des gardes-françaises, déjà montés sur les tours. De Launay, arraché de sa cachette, après avoir subi mille outrages, est assommé sur les marches de l'Hôtell’Hôtel-de-Ville; le prévôt des marchands, Flesselles, a la tête cassée d'und’un coup de pistolet: c'estc’est ce spectacle que des béats sans coeur trouvaient si beau. Au milieu de ces meurtres, on se livrait à des orgies, comme dans les troubles de Rome, sous Othon et Vitellius. On promenait dans des fiacres les vainqueurs de la Bastille, ivrognes heureux, déclarés conquérants au cabaret; des prostituées et des sans-culottes commençaient à régner, et leur faisaient escorte. Les passants se découvraient avec le respect de la peur, devant ces héros, dont quelques-uns moururent de fatigue au milieu de leur triomphe. Les clefs de la Bastille se multiplièrent; on en envoya à tous les niais d'importanced’importance dans les quatre parties du monde. Que de fois j'aij’ai manqué ma fortune! Si, moi, spectateur, je me fusse inscrit sur le registre des vainqueurs, j'auraisj’aurais une pension aujourd'huiaujourd’hui.
 
Les experts accoururent à l'autopsiel’autopsie de la Bastille. Des cafés provisoires s'établirents’établirent sous des tentes; on s'ys’y pressait, comme à la foire Saint-Germain ou à Longchamp; de nombreuses voitures défilaient ou s'arrêtaients’arrêtaient au pied des tours, dont on précipitait les pierres parmi des tourbillons de poussière. Des femmes élégamment parées, des jeunes gens à la mode, placés sur différents degrés des décombres gothiques, se mêlaient aux ouvriers demi-nus qui démolissaient les murs, aux acclamations de la foule. A ce rendez-vous se rencontraient les orateurs les plus fameux, les gens de lettres les plus connus, les peintres les plus célèbres, les acteurs et les actrices les plus renommés, les danseuses les plus en vogue, les étrangers les plus illustres, les seigneurs de la cour et les ambassadeurs de l'Europel’Europe: la vieille France était venue là pour finir, la nouvelle pour commencer. Tout événement, si misérable ou si odieux qu'ilqu’il soit en lui-même, lorsque les circonstances en sont sérieuses et qu'ilqu’il fait époque, ne doit pas être traité avec légèreté: ce qu'ilqu’il fallait voir dans la prise de la Bastille (et ce que l'onl’on ne vit pas alors), c'étaitc’était, non l'actel’acte violent de l'émancipationl’émancipation d'und’un peuple, mais l'émancipationl’émancipation même, résultat de cet acte.
 
On admira ce qu'ilqu’il fallait condamner, l'accidentl’accident, et l'onl’on n'allan’alla pas chercher dans l'avenirl’avenir les destinées accomplies d'und’un peuple, le changement des moeurs, des idées, des pouvoirs politiques, une rénovation de l'espècel’espèce humaine, dont la prise de la Bastille ouvrait l'èrel’ère, comme un sanglant jubilé. La colère brutale faisait des ruines, et sous cette colère était cachée l'intelligencel’intelligence qui jetait parmi ces ruines les fondements du nouvel édifice. Mais la nation qui se trompa sur la grandeur du fait matériel, ne se trompa pas sur la grandeur du fait moral: la Bastille était à ses yeux le trophée de sa servitude; elle lui semblait élevée à l'entréel’entrée de Paris, en face des seize piliers de Montfaucon, comme le gibet de ses libertés. En rasant une forteresse d'Etatd’Etat, le peuple crut briser le joug militaire, et prit l'engagementl’engagement tacite de remplacer l'arméel’armée qu'ilqu’il licenciait: on sait quels prodiges enfanta le peuple devenu soldat.
 
Paris, novembre 1821.
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EFFET DE LA PRISE DE LA BASTILLE SUR LA COUR. TETES DE FOULON ET DE BERTHIER.
 
Réveillé au bruit de la chute de la Bastille comme au bruit avant-coureur de la chute du trône, Vèmersailles avait passé de la jactance à l'abattementl’abattement. Le Roi accourt à l'Assembléel’Assemblée nationale, prononce un discours dans le fauteuil même du président; il annonce l'ordrel’ordre donné aux troupes de s'éloigners’éloigner, et retourne à son palais au milieu des bénédictions; parades inutiles! les partis ne croient point à la conversion des partis contraires: la liberté qui capitule, ou le pouvoir qui se dégrade, n'obtientn’obtient point merci de ses ennemis. Quatre-vingts députés partent de Vèmersailles, pour annoncer la paix à la capitale; illuminations. M. Bailly est nommé maire de Paris, M. de La Fayette, commandant de la garde nationale: je n'ain’ai connu le pauvre, mais respectable savant, que par ses malheurs. Les révolutions ont des hommes pour toutes leurs périodes; les uns suivent ces révolutions jusqu'aujusqu’au bout, les autres les commencent, mais ne les achèvent pas. Tout se dispersa; les courtisans partirent pour Bâle, Lausanne, Luxembourg et Bruxelles. Madame de Polignac rencontra, en fuyant, M. Necker qui rentrait. Le comte d'Artoisd’Artois, ses fils, les trois Condés, émigrèrent; ils entraînèrent le haut clergé et une partie de la noblesse. Les officiers, menacés par leurs soldats insurgés, cédèrent au torrent qui les charriait hors. Louis XVI demeura seul devant la nation avec ses deux enfants et quelques femmes, la reine, Mesdames et madame Elisabeth. Monsieur, qui resta jusqu'àjusqu’à l'évasionl’évasion de Varennes, n'étaitn’était pas d'und’un grand secours à son frère: bien que, en opinant dans l'assembléel’assemblée des Notables pour le vote par tête, il eût décidé le sort de la Révolution, la Révolution s'ens’en défiait; lui, Monsieur, avait peu de goût pour le Roi, ne comprenait pas la Reine, et n'étaitn’était pas aimé d'euxd’eux. Louis XVI vint à l'Hôtell’Hôtel de ville le 17: cent mille hommes, armés comme les moines de la Ligue, le reçurent. Il est harangué par MM. Bailly, Moreau de Saint-Méry et Lally-Tolendal, qui pleurèrent: le dernier est resté sujet aux larmes. Le Roi s'attendrits’attendrit à son tour; il mit à son chapeau une énorme cocarde tricolore; on le déclara, sur place, honnête homme, père des Français, roi d'und’un peuple libre, lequel peuple se préparait, en vertu de sa liberté, à abattre la tête de cet honnête homme, son père et son roi. Peu de jours après ce raccommodement, j'étaisj’étais aux fenêtres de mon hôtel garni avec mes soeurs et quelques Bretons; nous entendons crier: "Fermez les portes! fermez les portes!" Un groupe de déguenillés arrive par un des bouts de la rue; du milieu de ce groupe s'élevaients’élevaient deux étendards que nous ne voyions pas bien de loin. Lorsqu'ilsLorsqu’ils s'avancèrents’avancèrent, nous distinguâmes deux têtes échevelées et défigurées, que les devanciers de Marat portaient chacune au bout d'uned’une pique: c'étaientc’étaient les têtes de MM. Foulon et Berthier. Tout le monde se retira des fenêtres; j'yj’y restai. Les assassins s'arrêtèrents’arrêtèrent devant moi, me tendirent les piques en chantant, en faisant des gambades, en sautant pour approcher de mon visage les pâles effigies. L'oeilL’oeil d'uned’une de ces têtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort; la pique traversait la bouche ouverte dont les dents mordaient le fer: "Brigands!" m'écriaim’écriai-je, plein d'uned’une indignation que je ne pus contenir, "est-ce comme cela que vous entendez la liberté?" Si j'avaisj’avais eu un fusil, j'auraisj’aurais tiré sur ces misérables comme sur des loups. Ils poussèrent des hurlements, frappèrent à coups redoublés à la porte cochère pour l'enfoncerl’enfoncer, et joindre ma tête à celles de leurs victimes. Mes soeurs se trouvèrent mal; les poltrons de l'hôtell’hôtel m'accablèrentm’accablèrent de reproches. Les massacreurs, qu'onqu’on poursuivait, n'eurentn’eurent pas le temps d'envahird’envahir la maison et s'éloignèrents’éloignèrent. Ces têtes, et d'autresd’autres que je rencontrai bientôt après, changèrent mes dispositions politiques; j'eusj’eus horreur des festins de cannibales, et l'idéel’idée de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit.
 
Paris, novembre 1821.
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RAPPEL DE M. NECKER. - SEANCE DU 4 AOUT 1789. JOURNEE DU 5 OCTOBRE.- LE ROI EST AMENE A PARIS.
 
Rappelé au ministère le 25 juillet, inauguré, accueilli par des fêtes, M. Necker, troisième successeur de Turgot, après Calonne et Taboureau, fut bientôt dépassé par les événements, et tomba dans l'impopularitél’impopularité. C'estC’est une des singularités du temps qu'unqu’un aussi grave personnage eût été élevé au poste de ministre par le savoir-faire d'und’un homme aussi médiocre et aussi léger que le marquis de Pezay. Le Compte-rendu. qui substitua en France le système de l'empruntl’emprunt à celui de l'impôtl’impôt, remua les idées; les femmes discutaient de dépenses et de recettes; pour la première fois, on voyait ou l'onl’on croyait voir quelque chose dans la machine à chiffres. Ces calculs, peints d'uned’une couleur à la Thomas avaient établi la première réputation du directeur-général des finances. Habile teneur de caisse, mais économiste sans expédient; écrivain noble, mais enflé; honnête homme, niais sans haute vertu, le banquier était un de ces anciens personnages d'avantd’avant-scène qui disparaissent au lever de la toile, après avoir expliqué la pièce au public. M. Necker est le père de madame de Staël; sa vanité ne lui permettait guère de penser que son vrai titre au souvenir de la postérité serait la gloire de sa fille. La monarchie fut démolie à l'instarl’instar de la Bastille, dans la séance du soir de l'Assembléel’Assemblée nationale du 4 août. Ceux qui, par haine du passé, crient aujourd'huiaujourd’hui contre la noblesse, oublient que ce fut un membre de cette noblesse, le vicomte de Noailles, soutenu par le duc d'Aiguillond’Aiguillon et par Mathieu de Montmorency, qui renversa l'édificel’édifice, objet des préventions révolutionnaires. Sur la motion du député féodal, les droits féodaux, les droits de chasse, de colombier et de garenne, les crimes et champarts, les privilèges des ordres, des villes et des provinces, les servitudes personnelles, les justices seigneuriales, la vénalité des offices furent abolis. Les plus grands coups portés à l'antiquel’antique constitution de l'Etatl’Etat le furent par des gentilshommes. Les patriciens commencèrent la Révolution, les plébéiens l'achevèrentl’achevèrent: comme la vieille France avait dû sa gloire à la noblesse française, la jeune France lui doit sa liberté, si liberté il y a pour la France. Les troupes campées aux environs de Paris avaient été renvoyées, et par un de ces conseils contradictoires qui tiraillaient la volonté du Roi, on appela le régiment de Flandres à Vèmersailles. Les gardes-du-corps donnèrent un repas aux officiers de ce régiment; les têtes s'échauffèrents’échauffèrent; la Reine parut au milieu du banquet avec le Dauphin; on porta la santé de la famille royale; le Roi vint à son tour; la musique militaire joue l'airl’air touchant et favori: O Richard, ô mon roi! A peine cette nouvelle s'ests’est-elle répandue à Paris, que l'opinionl’opinion opposée s'ens’en empare; on s'écries’écrie que Louis refuse sa sanction à la déclaration des droits, pour s'enfuirs’enfuir à Metz avec le comte d'Estaingd’Estaing; Marat propage cette rumeur: il écrivait déjà l'Amil’Ami du peuple. Le 5 octobre arrive. Je ne fus point témoin des événements de cette journée. Le récit en parvint de bonne heure, le 6, dans la capitale. On nous annonce, en même temps, une visite du Roi. Timide dans les salons, j'étaisj’étais hardi sur les places publiques: je me sentais fait pour la solitude ou pour le forum. Je courus aux Champs-Elysées: d'abordd’abord parurent des canons, sur lesquels des harpies, des larronnesses, des filles de joie montées à califourchon, tenaient les propos les plus obscènes et faisaient les gestes les plus immondes. Puis au milieu d'uned’une horde de tout âge et de tout sexe, marchaient à pied les gardes-du-corps, ayant changé de chapeaux, d'épéesd’épées et de baudriers avec les gardes nationaux: chacun de leurs chevaux portait deux ou trois poissardes, sales bacchantes ivres et débraillées. Ensuite venait la députation de l'Assembléel’Assemblée nationale; les voitures du Roi suivaient: elles roulaient dans l'obscuritél’obscurité poudreuse d'uned’une forêt de piques et de baïonnettes. Des chiffonniers en lambeaux, des bouchers, tablier sanglant aux cuisses, couteaux nus à la ceinture, manches de chemises retroussées, cheminaient aux portières; d'autresd’autres égipans noirs étaient grimpés sur l'impérialel’impériale; d'autresd’autres, accrochés au marche-pied des laquais, au siège des cochers. On tirait des coups de fusil et de pistolet; on criait: Voici le boulanger, la boulangère et le petit mitron! Pour oriflamme, devant le fils de saint Louis, des hallebardes suisses élevaient en l'airl’air deux têtes de gardes-du-corps, frisées et poudrées par un perruquier de Sèvres. L'astronomeL’astronome Bailly déclara à Louis XVI, dans l'Hôtell’Hôtel de ville, que le peuple humain, respectueux et fidèle venait de conquérir son roi, et le Roi de son côté, fort touché et fort content, déclara qu'ilqu’il était venu à Paris de son plein gré: indignes faussetés de la violence et de la peur qui déshonoraient alors tous les partis et tous les hommes. Louis XVI n'étaitn’était pas faux; il était faible: la faiblesse n'estn’est pas la fausseté, mais elle en tient lieu et elle en remplit les fonctions: le respect que doivent inspirer la vertu et le malheur du Roi saint et martyr, rend tout jugement humain presque sacrilège.
 
ASSEMBLEE CONSTITUANTE.
 
LES députés quittèrent Vèmersailles et tinrent leur première séance le 19 octobre, dans une des salles de l'archevêchél’archevêché. Le 9 novembre, ils se transportèrent dans l'enceintel’enceinte du Manège, près des Tuileries. Le reste de l'annéel’année 1789 vit les décrets qui dépouillèrent le clergé, détruisirent l'anciennel’ancienne magistrature et créèrent les assignats, l'arrêtél’arrêté de la commune de Paris pour le premier comité des recherches, et le mandat des juges pour la poursuite du marquis de Favras. L'AssembléeL’Assemblée constituante, malgré ce qui peut lui être reproché, n'enn’en reste pas moins la plus illustre congrégation populaire qui jamais ait paru chez les nations, tant par la grandeur de ses transactions, que par l'immensitél’immensité de leurs résultats. Il n'yn’y a si haute question politique qu'ellequ’elle n'aitn’ait touchée et convenablement résolue. Que serait-ce, si elle s'ens’en fût tenue aux cahiers des Etats-Généraux et n'eûtn’eût pas essayé d'allerd’aller au-delà! Tout ce que l'expériencel’expérience et l'intelligencel’intelligence humaines avaient conçu, découvert et élaboré pendant trois siècles, se trouve dans ces cahiers. Les abus divers de l'anciennel’ancienne monarchie y sont indiqués et les remèdes proposés; tous les genres de liberté sont réclamés, même la liberté de la presse; toutes les améliorations demandées, pour l'industriel’industrie, les manufactures, le commerce, les chemins, l'arméel’armée, l'impôtl’impôt, les finances, les écoles, l'éducationl’éducation publique, etc. Nous avons traversé sans profit des abîmes de crimes et des tas de gloire; la République et l'Empirel’Empire n'ontn’ont servi à rien: l'Empirel’Empire a seulement réglé la force brutale des bras que la République avait mis en mouvement; il nous a laissé la centralisation, administration vigoureuse que je crois un mal, mais qui peut-être pouvait seule remplacer les administrations locales alors qu'ellesqu’elles étaient détruites et que l'anarchiel’anarchie avec l'ignorancel’ignorance étaient dans toutes les têtes. A cela près, nous n'avonsn’avons pas fait un pas depuis l'Assembléel’Assemblée constituante: ses travaux sont comme ceux du grand médecin de l'antiquitél’antiquité, lesquels ont à la fois reculé et posé les bornes de la science. Parlons de quelques membres de cette Assemblée, et arrêtons-nous à Mirabeau qui les résume et les domine tous.
 
Paris, novembre l821.
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MIRABEAU.
 
Mêlé par les désordres et les hasards de sa vie aux plus grands événements et à l'existencel’existence des repris de justice, des ravisseurs et des aventuriers, Mirabeau, tribun de l'aristocratiel’aristocratie, député de la démocratie, avait du Gracchus et du don Juan, du Catilina et du Gusman d'Alfarached’Alfarache, du cardinal de Richelieu et du cardinal de Retz, du roué de la régence et du sauvage de la Révolution; il avait de plus du Mirabeau, famille florentine exilée, qui gardait quelque chose de ces palais armés et de ces grands factieux célébrés par Dante; famille naturalisée française, où l'espritl’esprit républicain du moyen âge de l'Italiel’Italie et l'espritl’esprit féodal de notre moyen âge se trouvaient réunis dans une succession d'hommesd’hommes extraordinaires. La laideur de Mirabeau, appliquée sur le fond de beauté particulière à sa race, produisait une sorte de puissante figure du Jugement dernier de Michel-Ange, compatriote des Arrighetti. Les sillons creusés par la petite-vérole sur le visage de l'orateurl’orateur, avaient plutôt l'airl’air d'escarresd’escarres laissées par la flamme. La nature semblait avoir moulé sa tête pour l'empirel’empire ou pour le gibet, taillé ses bras pour étreindre une nation ou pour enlever une femme. Quand il secouait sa crinière en regardant le peuple, il l'arrêtaitl’arrêtait; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plèbe courait furieuse. Au milieu de l'effroyablel’effroyable désordre d'uned’une séance, je l'ail’ai vu à la tribune, sombre, laid et immobile: il rappelait le chaos de Milton, impassible et sans forme au centre de sa confusion. Mirabeau tenait de son père et de son oncle qui, comme Saint-Simon, écrivaient à la diable des pages immortelles. On lui fournissait des discours pour la tribune: il en prenait ce que son esprit pouvait amalgamer à sa propre substance. S'ilS’il les adoptait en entier, il les débitait mal; on s'apercevaits’apercevait qu'ilsqu’ils n'étaientn’étaient pas de lui par des mots qu'ilqu’il y mêlait d'aventured’aventure, et qui le révélaient. Il tirait son énergie de ses vices; ces vices ne naissaient pas d'und’un tempérament frigide, ils portaient sur des passions profondes, brûlantes, orageuses. Le cynisme des moeurs ramène dans la société, en annihilant le sens moral, une sorte de barbares; ces barbares de la civilisation, propres à détruire comme les Goths, n'ontn’ont pas la puissance de fonder comme eux: ceux-ci étaient les énormes enfants d'uned’une nature vierge; ceux-là sont les avortons monstrueux d'uned’une nature dépravée. Deux fois j'aij’ai rencontré Mirabeau à un banquet, une fois chez la nièce de Voltaire, la marquise de Villette, une autre fois au Palais-Royal, avec des députés de l'oppositionl’opposition que Chapelier m'avaitm’avait fait connaître: Chapelier est allé à l'échafaudl’échafaud, dans le même tombereau que mon frère et M. de Malesherbes.
 
Mirabeau parla beaucoup, et surtout beaucoup de lui. Ce fils des lions, lion lui-même à tête de chimère, cet homme si positif dans les faits, était tout roman, tout poésie, tout enthousiasme par l'imaginationl’imagination et le langage; on reconnaissait l'amantl’amant de Sophie, exalté dans ses sentiments et capable de sacrifice. "Je la trouvai, dit-il, cette femme adorable; ..... je sus ce qu'étaitqu’était son âme, cette âme formée des mains de la nature dans un moment de magnificence." Mirabeau m'enchantam’enchanta de récits d'amourd’amour, de souhaits de retraite dont il bigarrait des discussions arides. Il m'intéressaitm’intéressait encore par un autre endroit: comme moi, il avait été traité sévèrement par son père, lequel avait gardé, comme le mien, l'inflexiblel’inflexible tradition de l'autoritél’autorité paternelle absolue. Le grand convive s'étendits’étendit sur la politique étrangère, et ne dit presque rien de la politique intérieure; c'étaitc’était pourtant ce qui l'occupaitl’occupait; mais il laissa échapper quelques mots d'und’un souverain mépris contre ces hommes se proclamant supérieurs, en raison de l'indifférencel’indifférence qu'ilsqu’ils affectent pour les malheurs et les crimes. Mirabeau était né généreux, sensible à l'amitiél’amitié, facile à pardonner les offenses. Malgré son immoralité, il n'avaitn’avait pu fausser sa conscience; il n'étaitn’était corrompu que pour lui, son esprit droit et ferme ne faisait pas du meurtre une sublimité de l'intelligencel’intelligence; il n'avaitn’avait aucune admiration pour des abattoirs et des voiries. Cependant, Mirabeau ne manquait pas d'orgueild’orgueil; il se vantait outrageusement; bien qu'ilqu’il se fût constitué marchand de drap pour être élu par le tiers-état (l'ordrel’ordre de la noblesse ayant eu l'honorablel’honorable folie de le rejeter), il était épris de sa naissance: oiseau hagard dont le nid fut entre quatre tourelles, dit son père. Il n'oubliaitn’oubliait pas qu'ilqu’il avait paru à la cour, monté dans les carrosses et chassé avec le Roi. Il exigeait qu'onqu’on le qualifiât du titre de comte; il tenait à ses couleurs, et couvrit ses gens de livrée quand tout le monde la quitta. Il citait à tout propos et hors de propos son parent, l'amirall’amiral de Coligny. Le Moniteur l'ayantl’ayant appelé Riquet: "Savez-vous", dit-il avec emportement au journaliste, qu'avecqu’avec votre Riquet, vous avez désorienté l'Europel’Europe pendant trois jours?" il répétait cette plaisanterie impudente et si connue: "Dans une autre famille, mon frère le vicomte serait l'hommel’homme d'espritd’esprit et le mauvais sujet; dans ma famille, c'estc’est le sot et l'hommel’homme de bien." Des biographes attribuent ce mot au vicomte, se comparant avec humilité aux autres membres de la famille. Le fond des sentiments de Mirabeau était monarchique; il a prononcé ces belles paroles: "J'aiJ’ai voulu guérir les Français de la superstition de la monarchie et y substituer son culte." Dans une lettre, destinée à être mise sous les yeux de Louis XVI, il écrivait: "Je ne voudrais pas avoir , travaillé seulement à une vaste destruction." C'estC’est cependant ce qui lui est arrivé: le ciel, pour nous punir de nos talents mal employés, nous donne le repentir de nos succès. Mirabeau remuait l'opinionl’opinion avec deux leviers: d'und’un côté, il prenait son point d'appuid’appui dans les masses dont il s'étaits’était constitué le défenseur en les méprisant; de l'autrel’autre, quoique traître à son ordre, il en soutenait la sympathie par des affinités de caste et des intérêts communs. Cela n'arriveraitn’arriverait pas au plébéien, champion des classes privilégiées; il serait abandonné de son parti sans gagner l'aristocratiel’aristocratie, de sa nature ingrate et ingagnable, quand on n'estn’est pas né dans ses rangs. L'aristocratieL’aristocratie ne peut d'ailleursd’ailleurs improviser un noble, puisque la noblesse est fille du temps. Mirabeau a fait école. En s'affranchissants’affranchissant des liens moraux, on a rêvé qu'onqu’on se transformait en homme d'Etatd’Etat. Ces imitations n'ontn’ont produit que de petits pervers: tel qui se flatte d'êtred’être corrompu et voleur, n'estn’est que débauché et fripon; tel qui se croit vicieux, n'estn’est que vil; tel qui se vante d'êtred’être criminel, n'estn’est qu'infâmequ’infâme. Trop tôt pour lui, trop tard pour elle, Mirabeau se vendit à la cour, et la cour l'achetal’acheta. Il mit en enjeu sa renommée devant une pension et une ambassade. Cromwell fut au moment de troquer son avenir contre un titre et l'ordrel’ordre de la Jarretière. Malgré sa superbe, Mirabeau ne s'évaluaits’évaluait pas assez haut. Maintenant que l'abondancel’abondance du numéraire et des places a élevé le prix des consciences, il n'yn’y a pas de sautereau dont l'acquetl’acquet ne coûte des centaines de mille francs et les premiers honneurs de l'Etatl’Etat. La tombe délia Mirabeau de ses promesses, et le mit à l'abril’abri des périls que vraisemblablement il n'auraitn’aurait pu vaincre: sa vie eût montré sa faiblesse dans le bien; sa mort l'al’a laissé en possession de sa force dans le mal. En sortant de notre dîner, on discutait des ennemis de Mirabeau; je me trouvais à côté de lui et n'avaisn’avais pas prononcé un mot. Il me regarda en face avec ses yeux d'orgueild’orgueil, de vice et de génie, et, m'appliquantm’appliquant sa main sur l'épaulel’épaule, il me dit - "Ils ne me pardonneront jamais ma supériorité!" Je sens encore l'impressionl’impression de cette main, comme si Satan m'eûtm’eût touché de sa griffe de feu. Lorsque Mirabeau fixa ses regards sur un jeune muet, eut-il un pressentiment de mes futuritions? pensa-t-il qu'ilqu’il comparaîtrait un jour devant mes souvenirs? J'étaisJ’étais destiné à devenir l'historienl’historien de hauts personnages: ils ont défilé devant moi, sans que je me sois appendu à leur manteau pour me faire traîner avec eux à la postérité. Mirabeau a déjà subi la métamorphose qui s'opères’opère parmi ceux dont la mémoire doit demeurer; porté du Panthéon à l'égoutl’égout, et reporté de l'égoutl’égout au Panthéon, il s'ests’est élevé de toute la hauteur du temps qui lui sert aujourd'huiaujourd’hui de piédestal. On ne voit plus le Mirabeau réel, mais le Mirabeau idéalisé, le Mirabeau tel que le font les peintres, pour le rendre le symbole ou le mythe de l'époquel’époque qu'ilqu’il représente: il devient ainsi plus faux et plus vrai. De tant de réputations, de tant d'acteursd’acteurs, de tant d'événementsd’événements, de tant de ruines, il ne restera que trois hommes, chacun d'euxd’eux attaché à chacune des trois grandes époques révolutionnaires, Mirabeau pour l'aristocratiel’aristocratie, Robespierre pour la démocratie, Bonaparte pour le despotisme; la monarchie n'an’a rien: la France a payé cher trois renommées que ne peut avouer la vertu.
 
Paris, décembre 1821.
 
SEANCES DE L'ASSEMBLEEL’ASSEMBLEE NATIONALE. - ROBESPIERRE.
 
Les séances de l'Assembléel’Assemblée nationale offraient un intérêt dont les séances de nos chambres sont loin d'approcherd’approcher. On se levait de bonne heure pour trouver place dans les tribunes encombrées. Les députés arrivaient en mangeant, causant, gesticulant; ils se groupaient dans les diverses parties de la salle, selon leurs opinions. Lecture du procès-verbal; après cette lecture, développement du sujet convenu, ou motion extraordinaire. Il ne s'agissaits’agissait pas de quelque article insipide de loi; rarement une destruction manquait d'êtred’être à l'ordrel’ordre du jour. On parlait pour ou contre; tout le monde improvisait bien ou mal. Les débats devenaient orageux; les tribunes se mêlaient à la discussion, applaudissaient et glorifiaient, sifflaient et huaient les orateurs. Le président agitait sa sonnette; les députés s'apostrophaients’apostrophaient d'und’un banc à l'autrel’autre. Mirabeau le jeune prenait au collet son compétiteur; Mirabeau l'aînél’aîné criait: "Silence aux trente voix!" Un jour, j'étaisj’étais placé derrière l'oppositionl’opposition royaliste; j'avaisj’avais devant moi un gentilhomme dauphinois, noir de visage, petit de taille, qui sautait de fureur sur son siège, et disait à ses amis: "Tombons, l'épéel’épée à la main, sur ces gueux-là." Il montrait le côté de la majorité. Les dames de la Halle, tricotant dans les tribunes, l'entendirentl’entendirent, se levèrent et crièrent, toutes à la fois, leurs chausses à la main, l'écumel’écume à la bouche: "A la lanterne!" Le vicomte de Mirabeau, Lautrec et quelques jeunes nobles voulaient donner l'assautl’assaut aux tribunes. Bientôt ce fracas était étouffé par un autre: des pétitionnaires, armés de piques, paraissaient à la barre: "Le peuple meurt de faim, disaient-ils; il est temps de prendre des mesures contre les aristocrates et de s'élevers’élever à la hauteur des circonstances." Le président assurait ces citoyens de son respect: "On a l'oeill’oeil sur les traîtres, répondait-il, et l'Assembléel’Assemblée fera justice" Là-dessus, nouveau vacarme: les députés de droite s'écriaients’écriaient qu'onqu’on allait à l'anarchiel’anarchie; les députés de gauche répliquaient que le peuple était libre d'exprimerd’exprimer sa volonté, qu'ilqu’il avait le droit de se plaindre des fauteurs du despotisme, assis jusque dans le sein de la représentation nationale: ils désignaient ainsi leurs collègues à ce peuple souverain, qui les attendait au réverbère. Les séances du soir l'emportaientl’emportaient en scandale sur les séances du matin: on parle mieux et plus hardiment à la lumière des lustres. La salle du Manège. était alors une véritable salle de spectacle, où se jouait un des plus grands drames du monde. Les premiers personnages appartenaient encore à l'ancienl’ancien ordre de choses; leurs terribles remplaçants, cachés derrière eux, parlaient peu ou point. A la fin d'uned’une discussion violente, je vis monter à la tribune un député d'und’un air commun, d'uned’une figure grise et inanimée, régulièrement coiffé, proprement habillé comme le régisseur d'uned’une bonne maison, ou comme un notaire de village soigneux de sa personne. Il fit un rapport long et ennuyeux; on ne l'écoutal’écouta pas; je demandai son nom: c'étaitc’était Robespierre. Les gens à souliers étaient prêts à sortir des salons, et déjà les sabots heurtaient à la porte.
 
Paris, décembre 1821.
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SOCIETE. - ASPECT DE PARIS.
 
Lorsqu'avantLorsqu’avant la Révolution je lisais l'histoirel’histoire des troubles publics chez divers peuples, je ne concevais pas comment on avait pu vivre en ces temps-là; je m'étonnaism’étonnais que Montaigne écrivît si gaillardement dans un château dont il ne pouvait faire le tour sans courir le risque d'êtred’être enlevé par des bandes de ligueurs ou de protestants. La Révolution m'am’a fait comprendre cette possibilité d'existenced’existence. Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes. Dans une société qui se dissout et se recompose, la lutte des deux génies, le choc du passé et de l'avenirl’avenir, le mélange des moeurs anciennes et des moeurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d'ennuid’ennui. Les passions et les caractères en liberté se montrent avec une énergie qu'ilsqu’ils n'ontn’ont point dans la cité bien réglée. L'infractionL’infraction des lois, l'affranchissementl’affranchissement des devoirs, des usages et des bienséances, les périls même ajoutent à l'intérêtl’intérêt de ce désordre. Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues, rentré pour un moment dans l'étatl’état de nature, et ne recommençant à sentir la nécessité du frein social que lorsqu'illorsqu’il porte le joug des nouveaux tyrans enfantés par la licence.
 
Je ne pourrais mieux peindre la société de 1789 et 1790 qu'enqu’en la comparant à l'architecturel’architecture du temps de Louis XII et de François 1er, lorsque les ordres grecs se vinrent mêler au style gothique, ou plutôt en l'assimilantl’assimilant à la collection des ruines et des tombeaux de tous les siècles, entassés pêle-mêle après la Terreur dans les cloîtres des Petits-Augustins: seulement, les débris dont je parle étaient vivants et variaient sans cesse. Dans tous les coins de Paris, il y avait des réunions littéraires, des sociétés politiques et des spectacles; les renommées futures erraient dans la foule sans être connues, comme les âmes au bord du Lethé avant d'avoird’avoir joui de la lumière. J'aiJ’ai vu le maréchal Gouvion-Saint-Cyr remplir un rôle, sur le théâtre du Marais, dans la Mère coupable de Beaumarchais. On se transportait du club des Feuillants au club des Jacobins, des bals et des maisons de jeu aux groupes du Palais-Royal, de la tribune de l'Assembléel’Assemblée nationale à la tribune en plein vent. Passaient et repassaient dans les rues des députations populaires, des piquets de cavalerie, des patrouilles d'infanteried’infanterie. Auprès d'und’un homme en habit français, tête poudrée, épée au côté, chapeau sous le bras, escarpins et bas de soie, marchait un homme, cheveux coupés et sans poudre, portant le frac anglais et la cravate américaine. Aux théâtres, les acteurs publiaient les nouvelles; le parterre entonnait des couplets patriotiques. Des pièces de circonstance attiraient la foule: un abbé paraissait sur la scène; le peuple lui criait "Calotin! calotin!" et l'abbél’abbé répondait: "Messieurs, vive la Nation!" On courait entendre chanter Mandini et sa femme, Viganoni et Rovedino à l'Operal’Opera-Buffa, après avoir entendu hurler Ça ira; on allait admirer madame Dugazon, madame Saint-Aubin, Carline, la petite Olivier, mademoiselle Contat, Molé, Fleury, Talma débutant, après avoir vu pendre Favras. Les promenades au boulevard du Temple et à celui des Italiens, surnommé Coblentz, les allées du jardin des Tuileries, étaient inondées de femmes pimpantes: trois jeunes filles de Grétry y brillaient, blanches et roses comme leur parure: elles moururent bientôt toutes trois... "Elle s'endormits’endormit pour jamais" dit Grétry en parlant de sa fille aînée, "assise sur mes genoux, aussi belle que pendant sa vie." Une multitude de voitures sillonnaient les carrefours où barbotaient les sans-culottes, et l'onl’on trouvait la belle madame de Buffon, assise seule dans un phaéton du duc d'Orléansd’Orléans, stationné à la porte de quelque club. L'éléganceL’élégance et le goût de la société aristocratique se retrouvaient à l'hôtell’hôtel de La Rochefoucauld, aux soirées de mesdames de Poix, d'Hénind’Hénin, de Simiane, de Vaudreuil, dans quelques salons de la haute magistrature, restés ouverts. Chez M. Necker, chez M. le comte de Montmorin, chez les divers ministres, se rencontraient (avec madame de Staël, la duchesse d'Aiguillond’Aiguillon, mesdames de Beaumont et de Sérilly), toutes les nouvelles illustrations de la France, et toutes les libertés des nouvelles moeurs. Le cordonnier en uniforme d'officierd’officier de garde nationale, prenait à genoux la mesure de votre pied; le moine, qui le vendredi traînait sa robe noire ou blanche, portait le dimanche le chapeau rond et l'habitl’habit bourgeois; le capucin, rasé, lisait le journal à la guinguette, et dans un cercle de femmes folles paraissait une religieuse gravement assise: c'étaitc’était une tante ou une soeur mise à la porte de son monastère. La foule visitait ces couvents ouverts au monde, comme les voyageurs parcourent, à Grenade, les salles abandonnées de l'Alhambral’Alhambra, ou comme ils s'arrêtents’arrêtent, à Tibur, sous les colonnes du temple de la Sibylle. Du reste, force duels et amours, liaisons de prison et fraternité de politique, rendez-vous mystérieux parmi des ruines, sous un ciel serein, au milieu de la paix et de la poésie de la nature; promenades écartées, silencieuses, solitaires, mêlées de serments éternels et de tendresses indéfinissables, au sourd fracas d'und’un monde qui fuyait, au bruit lointain d'uned’une société croulante, qui menaçait de sa chute ces félicités placées au pied des événements. Quand on s'étaits’était perdu de vue vingt-quatre heures, on n'étaitn’était pas sûr de se retrouver jamais. Les uns s'engageaients’engageaient dans les routes révolutionnaires, les autres méditaient la guerre civile; les autres partaient pour l'Ohiol’Ohio, où ils se faisaient précéder de plans de châteaux à bâtir chez les Sauvages; les autres allaient rejoindre les princes: tout cela allègrement, sans avoir souvent un sou dans sa poche: les royalistes affirmant que la chose finirait un de ces matins par un arrêt du parlement, les patriotes, tout aussi légers dans leurs espérances, annonçant le règne de la paix et du bonheur avec celui de la liberté. On chantait:
 
La sainte chandelle d'Arrasd’Arras,
Le flambeau de la Provence,
S'ilsS’ils ne nous éclairent pas
Mettent le feu dans la France;
On ne peut pas les toucher,
Mais on espère les moucher.
 
Et voilà comme on jugeait Robespierre et Mirabeau! Il est aussi peu en la puissance de toute faculté terrienne, dit l'Estoilel’Estoile, d'engarderd’engarder le peuple français de parler, que d'enfouird’enfouir le soleil en terre ou l'enfermerl’enfermer dedans un trou." Le palais des Tuileries, grande geôle remplie de condamnés, s'élevaits’élevait au milieu de ces fêtes de la destruction. Les sentenciés jouaient aussi en attendant la charrette, la tonte, la chemise rouge qu'onqu’on avait mise sécher, et l'onl’on voyait à travers les fenêtres les éblouissantes illuminations du cercle de la Reine. Des milliers de brochures et de journaux pullulaient; les satires et les poèmes, les chansons des Actes des Apôtres, répondaient à l'Amil’Ami du peuple ou au Modérateur du club monarchien, rédigé par Fontanes; Mallet-Dupan, dans la partie politique du Mercure, était en opposition avec Laharpe et Chamfort dans la partie littéraire du même journal. Champcenetz, le marquis de Bonnay, Rivarol, Mirabeau le cadet (le Holbein d'épéed’épée, qui leva sur le Rhin la légion des hussards de la Mort), Honoré Mirabeau l'aînél’aîné, s'amusaients’amusaient à faire, en dînant, des caricatures et le Petit Almanach des grands hommes: Honoré allait ensuite proposer la loi martiale ou la saisie des biens du clergé. Il passait la nuit chez madame Jay, après avoir déclaré qu'ilqu’il ne sortirait de l'Assembléel’Assemblée nationale que par la puissance des baïonnettes. Egalité consultait le diable dans les carrières de Montrouge, et revenait au jardin de Monceaux présider les orgies dont Laclos était l'ordonnateurl’ordonnateur. Le futur régicide ne dégénérait point de sa race: double prostitué, la débauche le livrait épuisé à l'ambitionl’ambition. Lauzun, déjà fané, soupait dans sa petite maison à la barrière du Maine avec des danseuses de l'Opéral’Opéra, entrecaressées de MM. de Noailles, de Dillon, de Choiseul, de Narbonne, de Talleyrand et de quelques autres élégances du jour dont il nous reste deux ou trois momies. La plupart des courtisans, célèbres par leur immoralité à la fin du règne de Louis XV et pendant le règne de Louis XVI, étaient enrôlés sous le drapeau tricolore: presque tous avaient fait la guerre d'Amériqued’Amérique et barbouillé leurs cordons des couleurs républicaines. La Révolution les employa tant qu'ellequ’elle se tint à une médiocre hauteur; ils devinrent même les premiers généraux de ses armées. Le duc de Lauzun, le romanesque amoureux de la princesse Czartoriska, le coureur de femmes sur les grands chemins, le Lovelace qui avait celle-ci et puis qui avait celle-là, selon le noble et chaste jargon de la cour, le duc de Lauzun devenu duc de Biron, commandant pour la Convention dans la Vèmendée: quelle pitié! Le baron de Bezenval, révélateur menteur et cynique des corruptions de la haute société, mouche du coche des puérilités de la vieille monarchie expirante, ce lourd baron compromis dans l'affairel’affaire de la Bastille, sauvé par M. Necker et par Mirabeau, uniquement parce qu'ilqu’il était Suisse: quelle misère! Qu'avaientQu’avaient à faire de pareils hommes avec de pareils événements? Quand la Révolution eut grandi, elle abandonna avec dédain les frivoles apostats du trône: elle avait eu besoin de leurs vices, elle eut besoin de leurs têtes: elle ne méprisait aucun sang, pas même celui de la du Barry.
 
Paris, décembre 1821.
 
CE QUE JE FAISAIS AU MILIEU DE TOUT CE BRUIT. - MES JOURS SOLITAIRES. - MADEMOISELLE MONET. - J'ARRETEJ’ARRETE AVEC M. DE MALESHERBES LE PLAN DE MON VOYAGE EN AMERIQUE. - BONAPARTE ET MOI SOUS-LIEUTENANTS IGNORES. - LE MARQUIS DE LA ROUERIE. - JE M'EMBARQUEM’EMBARQUE A SAINT-MALO. - DERNIERES PENSEES EN QUITTANT LA TERRE NATALE.
 
L'annéeL’année 1790 compléta les mesures ébauchées de l'annéel’année 1789. Le bien de l'Eglisel’Eglise, mis d'abordd’abord sous la main de la nation, fut confisqué, la constitution civile du clergé décrétée, la noblesse abolie. Je n'assistain’assistai pas à la Fédération de juillet 1790: une indisposition assez grave me retenait au lit; mais je m'étaism’étais fort amusé auparavant aux brouettes du Champs-de-Mars. Madame de Staël a merveilleusement décrit cette scène. Je regretterai toujours de n'avoirn’avoir pas vu M. de Talleyrand dire la messe servie par l'abbél’abbé Louis comme de ne l'avoirl’avoir pas vu, le sabre au côté, donner audience à l'ambassadeurl’ambassadeur du Grand-Turc. Mirabeau déchut de sa popularité dans l'annéel’année 1790; ses liaisons avec la cour étaient évidentes. M. Necker résigna le ministère et se retira, sans que personne eût envie de le retenir. Mesdames, tantes du Roi, partirent pour Rome avec un passeport de l'Assembléel’Assemblée nationale. Le duc d'Orléansd’Orléans, revenu d'Angleterred’Angleterre, se déclara le très-humble et très-obéissant serviteur du Roi. Les sociétés des Amis de la Constitution, multipliées sur le sol, se rattachaient à Paris à la société-mère, dont elles recevaient les inspirations et exécutaient les ordres. La vie publique rencontrait dans mon caractère des dispositions favorables: ce qui se passait en commun m'attiraitm’attirait, parce que dans la foule je gardais ma solitude et n'avaisn’avais point à combattre ma timidité. Cependant les salons, participant du mouvement universel, étaient un peu moins étrangers à mon allure, et j'avaisj’avais, malgré moi, fait des connaissances nouvelles. La marquise de Villette s'étaits’était trouvée sur mon chemin. Son mari, d'uned’une réputation calomniée, écrivait, avec Monsieur, frère du Roi, dans le Journal de Paris. Madame de Villette, charmante encore, perdit une fille de seize ans, plus charmante que sa mère, et pour laquelle le chevalier de Parny fit ces vers dignes de l'Anthologiel’Anthologie:
 
Au ciel elle a rendu sa vie,
Et doucement s'ests’est endormie,
Sans murmurer contre ses lois:
Ainsi le sourire s'effaces’efface,
Ainsi meurt sans laisser de trace
Le chant d'und’un oiseau dans les bois.
 
Mon régiment, en garnison à Rouen, conserva sa discipline assez tard. Il eut un engagement avec le peuple au sujet de l'exécutionl’exécution du comédien Bordier, qui subit le dernier arrêt de la puissance parlementaire; pendu la veille, héros le lendemain, s'ils’il eût vécu vingt-quatre heures de plus. Mais, enfin, l'insurrectionl’insurrection se mit parmi les soldats de Navarre. Le marquis de Mortemart émigra; les officiers le suivirent. Je n'avaisn’avais ni adopté ni rejeté les nouvelles opinions; aussi peu disposé à les attaquer qu'àqu’à les servir, je ne voulus ni émigrer ni continuer la carrière militaire: je me retirai. Dégagé de tous liens, j'avaisj’avais, d'uned’une part, des disputes assez vives avec mon frère et le président de Rosambo; de l'autrel’autre, des discussions non moins aigres avec Ginguené, Laharpe et Chamfort. Dès ma jeunesse, mon impartialité politique ne plaisait à personne. Au surplus, je n'attachaisn’attachais d'importanced’importance aux questions soulevées alors, que par des idées générales de liberté et de dignité humaines; la politique personnelle m'ennuyaitm’ennuyait; ma véritable vie était dans des régions plus hautes. Les rues de Paris, jour et nuit encombrées de peuple, ne me permettaient plus mes flâneries. Pour retrouver le désert, je me réfugiais au théâtre: je m'établissaism’établissais au fond d'uned’une loge, et laissais errer ma pensée aux vers de Racine, à la musique de Sacchini, ou aux danses de l'Opéral’Opéra. Il faut que j'aiej’aie vu intrépidement vingt fois de suite, aux Italiens, la Barbe-bleue, et le Sabot perdu, m'ennuyantm’ennuyant pour me désennuyer, comme un hibou dans un trou de mur; tandis que la monarchie tombait, je n'entendaisn’entendais ni le craquement des voûtes séculaires, ni les miaulements du vaudeville, ni la voix tonnante de Mirabeau à la tribune, ni celle de Colin qui chantait à Babet sur le théâtre:
 
Qu'ilQu’il pleuve, qu'ilqu’il vente ou qu'ilqu’il neige,
Quand la nuit est longue, on l'abrègel’abrège.
 
M. Monet, directeur des mines, et sa jeune fille, envoyés par madame Ginguené, venaient quelquefois troubler ma sauvagerie: mademoiselle Monet se plaçait sur le devant de la loge; je m'asseyaism’asseyais moitié content, moitié grognant, derrière elle. Je ne sais si elle me plaisait, si je l'aimaisl’aimais; mais j'enj’en avais bien peur. Quand elle était partie, je la regrettais, en étant plein de joie de ne la voir plus. Cependant j'allaisj’allais quelquefois, à la sueur de mon front, la chercher chez elle, pour l'accompagnerl’accompagner à la promenade: je lui donnais le bras, et je crois que je serrais un peu le sien. Une idée me dominait, l'idéel’idée de passer aux Etats-Unis: il fallait un but utile à mon voyage; je me proposais de découvrir (ainsi que je l'ail’ai dit dans ces Mémoires et dans plusieurs de mes ouvrages) le passage au nord-ouest de l'Amériquel’Amérique. Ce projet n'étaitn’était pas dégagé de ma nature poétique. Personne ne s'occupaits’occupait de moi; j'étaisj’étais alors, ainsi que Bonaparte, un mince sous-lieutenant tout à fait inconnu; nous partions, l'unl’un et l'autrel’autre, de l'obscuritél’obscurité à la même époque, moi pour chercher ma renommée dans la solitude, lui sa gloire parmi les hommes. Or, ne m'étantm’étant attaché à aucune femme, ma sylphide obsédait encore mon imagination. Je me faisais une félicité de réaliser avec elle mes courses fantastiques dans les forêts du Nouveau-Monde. Par l'influencel’influence d'uned’une autre nature, ma fleur d'amourd’amour, mon fantôme sans nom des bois de l'Armoriquel’Armorique, est devenue Atala sous les ombrages de la Floride. M. de Malesherbes me montait la tête sur ce voyage. J'allaisJ’allais le voir le matin - le nez collé sur des cartes, nous comparions les différents dessins de la coupole arctique; nous supputions les distances du détroit de Bering au fond de la baie d'Hudsond’Hudson; nous lisions les divers récits des navigateurs et voyageurs anglais, hollandais, français, russes, suédois, danois; nous nous enquérions des chemins à suivre par terre pour attaquer le rivage de la mer polaire; nous devisions des difficultés à surmonter, des précautions à prendre contre la rigueur du climat, les assauts des bêtes et le manque de vivres. Cet homme illustre me disait: "Si j'étaisj’étais plus jeune, je partirais avec vous, je m'épargneraism’épargnerais le spectacle que m'offrentm’offrent ici tant de crimes, de lâchetés et de folies. Mais à mon âge, il faut mourir où l'onl’on est. Ne manquez pas de m'écrirem’écrire par tous les vaisseaux, de me mander vos progrès et vos découvertes: je les ferai valoir auprès des ministres. C'estC’est bien dommage que vous ne sachiez pas la botanique!" Au sortir de ces conversations, je feuilletais Tournefort, Duhamel, Bernard de Jussieu, Grew, Jacquin, le Dictionnaire de Rousseau, les Flores élémentaires; je courais au Jardin du Roi, et déjà je me croyais un Linné. Enfin, au mois de janvier 1791, je pris sérieusement mon parti. Le chaos augmentait: il suffisait de porter un nom aristocrate pour être exposé aux persécutions: plus votre opinion était consciencieuse et modérée, plus elle était suspecte et poursuivie. Je résolus donc de lever mes tentes: je laissai mon frère et mes soeurs à Paris et m'acheminaim’acheminai vers la Bretagne. Je rencontrai, à Fougères, le marquis de La Rouërie je lui demandai une lettre pour le général Washington. Le Colonel Armand (nom qu'onqu’on donnait au marquis, en Amérique), s'étaits’était distingué dans la guerre de l'indépendancel’indépendance américaine. Il se rendit célèbre, en France, par la conspiration royaliste qui fit des victimes si touchantes dans la famille des Désilles. Mort en organisant cette conspiration, il fut exhumé, reconnu, et causa le malheur de ses hôtes et de ses amis. Rival de La Fayette et de Lauzun, devancier de La Rochejaquelein, le marquis de La Rouërie avait plus d'espritd’esprit qu'euxqu’eux: il s'étaits’était plus souvent battu que le premier; il avait enlevé des actrices à l'Opéral’Opéra, comme le second; il serait devenu le compagnon d'armesd’armes du troisième. Il fourrageait les bois, en Bretagne, avec un major américain, et accompagné d'und’un singe assis sur la croupe de son cheval. Les écoliers de droit de Rennes l'aimaientl’aimaient, à cause de sa hardiesse d'actiond’action et de sa liberté d'idéesd’idées: il avait été un des douze gentilshommes bretons mis à la Bastille. Il était élégant de taille et de manière, brave de mine, charmant de visage, et ressemblait aux portraits des jeunes seigneurs de la Ligue. Je choisis Saint-Malo pour m'embarquerm’embarquer, afin d'embrasserd’embrasser ma mère. Je vous ai dit, au troisième livre de ces Mémoires, comment je passai par Combourg, et quels sentiments m'oppressèrentm’oppressèrent. Je demeurai deux mois à Saint-Malo, occupé des préparatifs de mon voyage, comme jadis de mon départ projeté pour les Indes. Je fis marché avec un capitaine, nommé Desjardins: il devait transporter, à Baltimore, l'abbél’abbé Nagault, supérieur de séminaire de Saint-Sulpice, et plusieurs séminaristes, sous la conduite de leur chef. Ces compagnons de voyage m'auraientm’auraient mieux convenu quatre ans plus tôt: de chrétien zélé que j'avaisj’avais été; j'étaisj’étais devenu un esprit fort, c'estc’est-à-dire un esprit faible. Ce changement, dans mes opinions religieuses, s'étaits’était opéré par la lecture des livres philosophiques. Je croyais, de bonne foi, qu'unqu’un esprit religieux était paralysé d'und’un côté, qu'ilqu’il y avait des vérités qui ne pouvaient arriver jusqu'àjusqu’à lui, tout supérieur qu'ilqu’il pût être d'ailleursd’ailleurs. Ce benoît orgueil me faisait prendre le change; je supposais dans l'espritl’esprit religieux cette absence d'uned’une faculté, qui se trouve précisément dans l'espritl’esprit philosophique: l'intelligencel’intelligence courte croit tout voir, parce qu'ellequ’elle reste les yeux ouverts; l'intelligencel’intelligence supérieure consent à fermer les yeux, parce qu'ellequ’elle aperçoit tout en dedans. Enfin, une chose m'achevaitm’achevait: le désespoir sans cause que je portais au fond du coeur. Une lettre de mon frère a fixé dans ma mémoire la date de mon départ: il écrivait de Paris à ma mère, en lui annonçant la mort de Mirabeau. Trois jours après l'arrivéel’arrivée de cette lettre, je rejoignis en rade le navire sur lequel mes bagages étaient chargés. On leva l'ancrel’ancre, moment solennel parmi les navigateurs. Le soleil se couchait quand le pilote côtier nous quitta, après nous avoir mis hors des passes. Le temps était sombre, la brise molle, et la houle battait lourdement les écueils à quelques encablures du vaisseau.
 
Mes regards restaient attachés sur Saint-Malo; je venais d'yd’y laisser ma mère toute en larmes. J'apercevaisJ’apercevais les clochers et les dômes des églises où j'avaisj’avais prié avec Lucile, les murs, les remparts, les forts, les tours, les grèves où j'avaisj’avais passé mon enfance avec Gesril et mes camarades de jeux; j'abandonnaisj’abandonnais ma patrie déchirée, lorsqu'ellelorsqu’elle perdait un homme que rien ne pouvait remplacer. Je m'éloignaism’éloignais également incertain des destinées de mon pays et des miennes: qui périrait de la France ou de moi? Reverrais-je jamais cette France et ma famille? Le calme nous arrêta avec la nuit au débouquement de la rade; les feux de la ville et les phares s'allumèrents’allumèrent: ces lumières qui tremblaient sous mon toit paternel semblaient à la fois me sourire et me dire adieu, en m'éclairantm’éclairant parmi les rochers, les ténèbres de la nuit et l'obscuritél’obscurité des flots. Je n'emportaisn’emportais que ma jeunesse et mes illusions; je désertais un monde dont j'avaisj’avais foulé la poussière et compté les étoiles, pour un monde de qui la terre et le ciel m'étaientm’étaient inconnus. Que devait-il m'arriverm’arriver si j'atteignaisj’atteignais le but de mon voyage? Egaré sur les rives hyperboréennes, les années de discorde qui ont écrasé tant de générations avec tant de bruit, seraient tombées en silence sur ma tête; la société eût renouvelé sa face, moi absent. Il est probable que je n'auraisn’aurais jamais eu le malheur d'écrired’écrire; mon nom serait demeuré ignoré, ou il ne s'ys’y fût attaché qu'unequ’une de ces renommées paisibles au-dessous de la gloire, dédaignées de l'enviel’envie et laissées au bonheur. Qui sait si j'eussej’eusse repassé l'Atlantiquel’Atlantique, si je ne me serais point fixé dans les solitudes, à mes risques et périls explorées et découvertes, comme un conquérant au milieu de ses conquêtes! Mais non! je devais rentrer dans ma patrie pour y changer de misères, pour y être tout autre chose que ce que j'avaisj’avais été. Cette mer, au giron de laquelle j'étaisj’étais né, allait devenir le berceau de ma seconde vie; j'étaisj’étais porté par elle, dans mon premier voyage, comme dans le sein de ma nourrice, dans les bras de la confidente de mes premiers pleurs et de mes premiers plaisirs. Le jusant, au défaut de la brise, nous entraîna au large, les lumières du rivage diminuèrent peu à peu et disparurent. Epuisé de réflexions, de regrets vagues, d'espérancesd’espérances plus vagues encore, je descendis à ma cabine: je me couchai, balancé dans mon hamac au bruit de la lame qui caressait le flanc du vaisseau. Le vent se leva; les voiles déferlées qui coiffaient les mats s'enflèrents’enflèrent, et quand je montai sur le tillac le lendemain matin, on ne voyait plus la terre de France. Ici changent mes destinées: Encore à la mer! Again to sea!
 
NOTES QUI DEVINRENT LA BROCHURE "DE BONAPARTE ET DES BOURBONS". - JE PRENDS UN APPARTEMENT RUE DE RIVOLI. - ADMIRABLE CAMPAGNE DE FRANCE, 1814.
 
Au livre second de ces Mémoires, on lit (je revenais alors de mon premier exil de Dieppe): "On m'am’a permis de revenir à ma vallée. La terre tremble sous les pas du soldat étranger: j'écrisj’écris, comme les derniers Romains, au bruit de l'invasionl’invasion des Barbares. Le jour je trace des pages aussi agitées que les événements de ce jour; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois solitaires, je retourne au silence des années qui dorment dans la tombe et à la paix de mes plus jeunes souvenirs." Ces pages agitées que je traçais le jour étaient des notes relatives aux événements du moment, lesquelles, réunies, devinrent ma brochure De Bonaparte et des Bourbons.
 
J'avaisJ’avais une si haute idée du génie de Napoléon et de la vaillance de nos soldats, qu'unequ’une invasion de l'étrangerl’étranger, heureuse jusque dans ses derniers résultats, ne me pouvait tomber dans la tête: mais je pensais que cette invasion, en faisant sentir à la France le danger où l'ambitionl’ambition de Napoléon l'avaitl’avait réduite, amènerait un mouvement intérieur, et que l'affranchissementl’affranchissement des Français s'opéreraits’opérerait de leurs propres mains. C'étaitC’était dans cette idée que j'écrivaisj’écrivais mes notes, afin que si nos assemblées politiques arrêtaient la marche des alliés, et se résolvaient à se séparer d'und’un grand homme, devenu un fléau, elles sussent à qui recourir; l'abril’abri me paraissait être dans l'autoritél’autorité, modifiée selon les temps, sous laquelle nos aïeux avaient vécu pendant huit siècles: quand dans l'oragel’orage on ne trouve à sa portée qu'unqu’un vieil édifice, tout en ruines qu'ilqu’il est, on s'ys’y retire. Dans l'hiverl’hiver de 1813 à 1814, je pris un appartement rue de Rivoli, en face de la première grille du jardin des Tuileries, devant laquelle j'avaisj’avais entendu crier la mort du duc d'Enghiend’Enghien. On ne voyait encore dans cette rue que les arcades bâties par le gouvernement et quelques maisons s'élevants’élevant çà et là avec leur dentelure latérale de pierres d'attented’attente. Il ne fallait rien moins que les maux dont la France était écrasée, pour se maintenir dans l'éloignementl’éloignement que Napoléon inspirait et pour se défendre en même temps de l'admirationl’admiration qu'ilqu’il faisait renaître sitôt qu'ilqu’il agissait: c'étaitc’était le plus fier génie d'actiond’action qui ait jamais existé; sa première campagne en Italie et sa dernière campagne en France (je ne parle pas de Waterloo) sont ses deux plus belles campagnes; Condé dans la première, Turenne dans la seconde, grand guerrier dans celle-là, grand homme dans celle-ci; mais différentes dans leurs résultats: par l'unel’une il gagna l'empirel’empire, par l'autrel’autre il le perdit. Ses dernières heures de pouvoir, toutes déracinées, toutes déchaussées qu'ellesqu’elles étaient, ne purent être arrachées, comme les dents d'und’un lion, que par les efforts du bras de l'Europel’Europe. Le nom de Napoléon était encore si formidable que les armées ennemies ne passèrent le Rhin qu'avecqu’avec terreur; elles regardaient sans cesse derrière elles pour bien s'assurers’assurer que la retraite leur serait possible; maîtresses de Paris, elles tremblaient encore. Alexandre jetant les yeux sur la Russie, en entrant en France, félicitait les personnes qui pouvaient s'ens’en aller, et il écrivait à sa mère ses anxiétés et ses regrets. Napoléon bat les Russes à Saint-Dizier, les Prussiens et les Russes à Brienne, comme pour honorer les champs dans lesquels il avait été élevé. Il culbute l'arméel’armée de Silésie à Montmirail, à Champaubert, et une partie de la grande armée à Montereau. Il fait tête partout; va et revient sur ses pas; repousse les colonnes dont il est entouré. Les alliés proposent un armistice; Bonaparte déchire les préliminaires de la paix offerte et s'écries’écrie: "Je suis plus près de Vienne que l'empereurl’empereur d'Autriched’Autriche de Paris!" La Russie, l'Autrichel’Autriche, la Prusse et l'Angleterrel’Angleterre, pour se réconforter mutuellement, conclurent à Chaumont un nouveau traité d'allianced’alliance; mais au fond, alarmées de la résistance de Bonaparte, elles songeaient à la retraite. A Lyon, une armée se formait sur le flanc des Autrichiens, dans le midi, le maréchal Soult arrêtait les Anglais; le congrès de Châtillon, qui ne fut dissous que le 15 mars, négociait encore. Bonaparte chassa Blücher des hauteurs de Craonne. La grande armée alliée n'avaitn’avait triomphé le 27 février, à Bar-sur-Aube, que par la supériorité du nombre. Bonaparte se multipliant avait recouvré Troyes que les alliés réoccupèrent. De Craonne il s'étaits’était porté sur Reims. "Cette nuit, dit-il, j'iraij’irai prendre mon beau-père à Troyes." Le 20 mars, une affaire eut lieu près d'Arcisd’Arcis-sur-Aube. Parmi un feu roulant d'artilleried’artillerie, un obus étant tombé au front d'und’un carré de la garde, le carré parut faire un léger mouvement: Bonaparte se précipite sur le projectile dont la mèche fume, il la fait flairer à son cheval; l'obusl’obus crève, et l'empereurl’empereur sort sain et sauf du milieu de la foudre brisée. La bataille devait recommencer le lendemain; mais Bonaparte, cédant à l'inspirationl’inspiration du génie, inspiration qui lui fut néanmoins funeste, se retire afin de se porter sur le derrière des troupes confédérées, les séparer de leurs magasins et grossir son armée des garnisons des places frontières. Les étrangers se préparaient à se replier sur le Rhin, lorsqu'Alexandrelorsqu’Alexandre, par un de ces mouvements du ciel qui changent tout un monde, prit le parti de marcher à Paris, dont le chemin devenait libre. Napoléon croyait entraîner la masse des ennemis, et il n'étaitn’était suivi que de 10,000 hommes de cavalerie qu'ilqu’il pensait être l'avantl’avant-garde des principales troupes, et qui lui masquaient le mouvement réel des Prussiens et des Moscovites. Il dispersa ces 10,000 chevaux à Saint-Dizier et Vitry, et s'aperçuts’aperçut alors que la grande armée alliée n'étaitn’était pas derrière; cette armée, se précipitant sur la capitale, n'avaitn’avait devant elle que les maréchaux Marmont et Mortier avec environ 12,000 conscrits. Napoléon se dirige à la hâte sur Fontainebleau: là une sainte victime, en se retirant, avait laissé le rémunérateur et le vengeur. Toujours dans l'histoirel’histoire marchent ensemble deux choses: qu'unqu’un homme s'ouvres’ouvre une voie d'injusticed’injustice, il s'ouvres’ouvre en même temps une voie de perdition dans laquelle, à une distance marquée, la première route vient tomber dans la seconde.
 
JE COMMENCE A IMPRIMER MA BROCHURE. - UNE NOTE DE MADAME DE CHATEAUBRIAND.
 
Les esprits étaient fort agités: l'espoirl’espoir de voir cesser, coûte que coûte, une guerre cruelle qui pesait depuis vingt ans sur la France rassasiée de malheur et de gloire, l'emportaitl’emportait dans les masses sur la nationalité. Chacun s'occupaits’occupait du parti qu'ilqu’il aurait à prendre dans la catastrophe prochaine. Tous les soirs mes amis venaient causer chez madame de Chateaubriand, raconter et commenter les événements de la journée. MM. de Fontanes, de Clausel, Joubert, accouraient avec la foule de ces amis de passage que donnent les événements et que les événements retirent. Madame la duchesse de Lévis, belle, paisible et dévouée, que nous retrouverons à Gand, tenait fidèle compagnie à madame de Chateaubriand. Madame la duchesse de Duras était aussi à Paris, et j'allaisj’allais voir souvent madame la marquise de Montcalm, soeur du duc de Richelieu. Je continuais d'êtred’être persuadé, malgré l'approchel’approche des champs de bataille, que les alliés n'entreraientn’entreraient pas à Paris et qu'unequ’une insurrection nationale mettrait fin à nos craintes. L'obsessionL’obsession de cette idée m'empêchaitm’empêchait de sentir aussi vivement que je l'auraisl’aurais fait la présence des armées étrangères; mais je ne me pouvais empêcher de réfléchir aux calamités que nous avions fait éprouver à l'Europel’Europe, en voyant l'Europel’Europe nous les rapporter. Je ne cessais de m'occuperm’occuper de ma brochure; je la préparais comme un remède lorsque le moment de l'anarchiel’anarchie viendrait à éclater. Ce n'estn’est pas ainsi que nous écrivons aujourd'huiaujourd’hui, bien à l'aisel’aise, n'ayantn’ayant à redouter que la guerre des feuilletons: la nuit je m'enfermaism’enfermais à clef; je mettais mes paperasses sous mon oreiller, deux pistolets chargés sur ma table: je couchais entre ces deux muses. Mon texte était double; je l'avaisl’avais composé sous la forme de brochure, qu'ilqu’il a gardée, et en façon de discours, différent à quelques égards de la brochure; je supposais qu'àqu’à la levée de la France, on se pourrait assembler à l'Hôtell’Hôtel-de-Ville, et je m'étaism’étais préparé sur deux thèmes. Madame de Chateaubriand a écrit quelques notes à diverses époques de notre vie commune; parmi ces notes, je trouve le paragraphe suivant: "M. de Chateaubriand écrivait sa brochure De Bonaparte et des Bourbons. Si cette brochure avait été saisie, le jugement n'étaitn’était pas douteux: la sentence était l'échafaudl’échafaud. Cependant l'auteurl’auteur mettait une négligence incroyable à la cacher. Souvent, quand il sortait, il l'oubliaitl’oubliait sur sa table; sa prudence n'allaitn’allait jamais au-delà de la mettre sous son oreiller, ce qu'ilqu’il faisait devant son valet de chambre, garçon fort honnête, mais qui pouvait se laisser tenter. Pour moi, j'étaisj’étais dans des transes mortelles: aussi, dès que M. de Chateaubriand était sorti, j'allaisj’allais prendre le manuscrit et je le mettais sur moi. Un jour, en traversant les Tuileries, je m'aperçoism’aperçois que je ne l'ail’ai plus, et, bien sûre de l'avoirl’avoir senti en sortant, je ne doute pas de l'avoirl’avoir perdu en route. Je vois déjà le fatal écrit entre les mains de la police et M. de Chateaubriand arrêté: je tombe sans connaissance au milieu du jardin; de bonnes gens m'assistèrentm’assistèrent, ensuite me reconduisirent à la maison dont j'étaisj’étais peu éloignée. Quel supplice lorsque, montant l'escalierl’escalier, je flottais entre une crainte, qui était presque une certitude, et un léger espoir d'avoird’avoir oublié de prendre la brochure. En approchant de la chambre de mon mari, je me sentais de nouveau défaillir: j'entrej’entre enfin; rien sur la table: je m'avancem’avance vers le lit; je tâte d'abordd’abord l'oreillerl’oreiller: je ne sens rien; je le soulève: je vois le rouleau de papier! Le coeur me bat chaque fois que j'yj’y pense. Je n'ain’ai jamais éprouvé un tel moment de joie dans ma vie. Certes, je puis le dire avec vérité, il n'auraitn’aurait pas été si grand si je m'étaism’étais vue délivrée au pied de l'échafaudl’échafaud: car enfin c'étaitc’était quelqu'unquelqu’un qui m'étaitm’était bien plus cher que moi-même que j'enj’en voyais délivré." Que je serais malheureux si j'avaisj’avais pu causer un moment de peine à madame de Chateaubriand! J'avaisJ’avais pourtant été obligé de mettre un imprimeur dans mon secret: il avait consenti à risquer l'affairel’affaire; d'aprèsd’après les nouvelles de chaque heure, il me rendait ou venait reprendre des épreuves à moitié composées, selon que le bruit du canon se rapprochait ou s'éloignaits’éloignait de Paris; pendant près de quinze jours je jouai ainsi ma vie à croix ou pile.
 
LA GUERRE ETABLIE AUX BARRIERES DE PARIS. - VUE DE PARIS. - COMBAT DE BELLEVILLE. - FUITE DE MARIE-LOUISE ET DE LA REGENCE. - M. DE TALLEYRAND RESTE A PARIS.
 
Le cercle se resserrait autour de la capitale: à chaque instant on apprenait un progrès de l'ennemil’ennemi. Pêle-mêle entraient, par les barrières, des prisonniers russes et des blessés français traînés dans des charrettes: quelques-uns à demi-morts tombaient sous les roues qu'ilsqu’ils ensanglantaient. Des conscrits appelés de l'intérieurl’intérieur traversaient la capitale en longue file, se dirigeant sur les armées. La nuit on entendait passer sur les boulevards extérieurs des trains d'artilleried’artillerie, et l'onl’on ne savait si les détonations lointaines annonçaient la victoire décisive ou la dernière défaite. La guerre vint s'établirs’établir enfin aux barrières de Paris. Du haut des tours de Notre-Dame on vit paraître la tête des colonnes russes, ainsi que les premières ondulations du flux de la mer sur une plage. Je sentis ce qu'avaitqu’avait dû éprouver un Romain lorsque, du faîte du Capitole, il découvrit les soldats d'Alaricd’Alaric et la vieille cité des Latins à ses pieds, comme je découvrais les soldats russes, et à mes pieds la vieille cité des Gaulois. Adieu donc, Lares paternels, foyers conservateurs des traditions du pays, toits sous lesquels avaient respiré et cette Virginie sacrifiée par son père à la pudeur et à la liberté, et cette Héloïse vouée par l'amourl’amour aux lettres et à la religion. Paris depuis des siècles n'avaitn’avait point vu la fumée des camps de l'ennemil’ennemi, et c'estc’est Bonaparte qui, de triomphe en triomphe, a amené les Thébains à la vue des femmes de Sparte. Paris était la borne dont il était parti pour courir la terre: il y revenait laissant derrière lui l'énormel’énorme incendie de ses inutiles conquêtes. On se précipitait au Jardin-des-Plantes que jadis aurait pu protéger l'abbayel’abbaye fortifiée de Saint-Victor: le petit monde des cygnes et des bananiers, à qui notre puissance avait promis une paix éternelle, était troublé. Du sommet du labyrinthe, par-dessus le grand cèdre, par-dessus les greniers d'abondanced’abondance que Bonaparte n'avaitn’avait pas eu le temps d'acheverd’achever, au-delà de l'emplacementl’emplacement de la Bastille et du donjon de Vincennes (lieux qui racontaient notre successive histoire), la foule regardait les feux de l'infanteriel’infanterie au combat de Belleville. Montmartre est emporté; les boulets tombent jusque sur les boulevards du Temple. Quelques compagnies de la garde nationale sortirent et perdirent trois cents hommes dans les champs autour du tombeau des martyrs. Jamais la France militaire ne brilla d'und’un plus vif éclat au milieu de ses revers: les derniers héros furent les cent cinquante jeunes gens de l'écolel’école Polytechnique, transformés en canonniers dans les redoutes du chemin de Vincennes. Environnés d'ennemisd’ennemis, ils refusaient de se rendre; il fallut les arracher de leurs pièces: le grenadier russe les saisissait noircis de poudre et couverts de blessures; tandis qu'ilsqu’ils se débattaient dans ses bras, il élevait en l'airl’air avec des cris de victoire et d'admirationd’admiration ces jeunes palmes françaises, et les rendait toutes sanglantes à leurs mères. Pendant ce temps-là, Cambacérès s'enfuyaits’enfuyait avec Marie-Louise, le Roi de Rome et la Régence. On lisait sur les murs cette proclamation:
 
Le roi Joseph, lieutenant-général de l'empereurl’empereur, commandant en chef de la garde nationale.
 
Citoyens de Paris.
 
"Le conseil de Régence a pourvu à la sûreté de l'Impératricel’Impératrice et du Roi de Rome: je reste avec vous. Armons-nous pour défendre cette ville, ses monuments, ses richesses, nos femmes, nos enfants, tout ce qui nous est cher. Que cette vaste cité devienne un camp pour quelques instants, et que l'ennemil’ennemi trouve sa honte sous ses murs qu'ilqu’il espère franchir en triomphe."
 
Rostopschine n'avaitn’avait pas prétendu défendre Moscou; il le brûla. Joseph annonçait qu'ilqu’il ne quitterait jamais les Parisiens, et il décampait à petit bruit, nous laissant son courage placardé au coin des rues. M. de Talleyrand faisait partie de la Régence nommée par Napoléon. Du jour où l'évêquel’évêque d'Autund’Autun cessa d'êtred’être, sous l'Empirel’Empire, ministre des relations extérieures, il n'avaitn’avait rêvé qu'unequ’une chose, la disparition de Bonaparte suivie de la régence de Marie-Louise; régence dont lui, prince de Bénévent, aurait été le chef. Bonaparte, en le nommant membre d'uned’une Régence provisoire en 1814, semblait avoir favorisé ses désirs secrets. La mort napoléonienne n'étaitn’était point survenue; il ne resta à M. de Talleyrand qu'àqu’à clopiner aux pieds du colosse qu'ilqu’il ne pouvait renverser, et à tirer parti du moment pour ses intérêts: le savoir-faire était le génie de cet homme de compromis et de marchés. La position se présentait difficile: demeurer dans la capitale était chose indiquée; mais si Bonaparte revenait, le prince séparé de la Régence fugitive, le prince retardataire, courait risque d'êtred’être fusillé; d'und’un autre côté comment abandonner Paris au moment où les alliés y pouvaient pénétrer? Ne serait-ce pas renoncer au profit du succès, trahir ce lendemain des événements, pour lequel M. de Talleyrand était fait? Loin de pencher vers les Bourbons, il les craignait à cause de ses diverses apostasies. Cependant, puisqu'ilpuisqu’il y avait une chance quelconque pour eux, M. de Vitrolles, avec l'assentimentl’assentiment du Prélat marié, s'étaits’était rendu à la dérobée au congrès de Châtillon, en chuchoteur non avoué de la légitimité. Cette précaution apportée, le prince afin de se tirer d'embarrasd’embarras a Paris, eut recours à un de ces tours dans lesquels il était passé maître. M. Laborie, devenu peu après, sous M. Dupont de Nemours, secrétaire particulier du gouvernement provisoire, alla trouver M. de Laborde, attaché à la garde nationale; il lui révéla le départ de M. de Talleyrand: "Il se dispose, lui dit-il, à suivre la Régence; il vous semblera peut-être nécessaire de l'arrêterl’arrêter, afin d'êtred’être à même de négocier avec les alliés, si besoin est." La comédie fut jouée en perfection. On charge à grand bruit les voitures du prince; il se met en route en plein midi, le 30 mars: arrivé à la barrière d'Enferd’Enfer, on le renvoie inexorablement chez lui, malgré ses protestations. Dans le cas d'und’un retour miraculeux, les preuves étaient là, attestant que l'ancienl’ancien ministre avait voulu rejoindre Marie-Louise et que la force armée lui avait refusé le passage.
 
PROCLAMATION DU PRINCE GENERALISSIME SCHWARTZENBERG. - DISCOURS D'ALEXANDRED’ALEXANDRE. - CAPITULATION DE PARIS.
 
Cependant, à la présence des alliés, le comte Alexandre de Laborde et M. Tourton, officiers supérieurs de la garde nationale, avaient été envoyés auprès du généralissime prince de Schwartzenberg, lequel avait été l'unl’un des généraux de Bonaparte pendant la campagne de Russie. La proclamation du généralissime fut connue à Paris dans la soirée du 30 mars. Elle disait: "Depuis vingt ans l'Europel’Europe est inondée de sang et de larmes: les tentatives pour mettre un terme à tant de malheurs ont été inutiles, parce qu'ilqu’il existe, dans le principe même du gouvernement qui vous opprime, un obstacle insurmontable à la paix, Parisiens, vous connaissez la situation de votre patrie: la conservation et la tranquillité de votre ville seront l'objetl’objet des soins des alliés. C'estC’est dans ces sentiments que l'Europel’Europe, en armes devant vos murs, s'adresses’adresse à vous." Quelle magnifique confession de la grandeur de la France: L'EuropeL’Europe en armes devant vos murs s'adresses’adresse à vous! Nous qui n'avionsn’avions rien respecté, nous étions respectés de ceux dont nous avions ravagé les villes et qui, à leur tour, étaient devenus les plus forts. Nous leur paraissions une nation sacrée; nos terres leur semblaient une campagne d'Elided’Elide que, de par les dieux, aucun bataillon ne pouvait fouler. Si, nonobstant, Paris eût cru devoir faire une résistance, fort aisée, de vingt-quatre heures, les résultats étaient changés; mais personne, excepté les soldats enivrés de feu et d'honneurd’honneur, ne voulait plus de Bonaparte, et, dans la crainte de le conserver, on se hâta d'ouvrird’ouvrir les barrières. Paris capitula le 31 mars: la capitulation militaire est signée au nom des maréchaux Mortier et Marmont par les colonels Denis et Fabvier; la capitulation civile eut lieu au nom des maires de Paris. Le conseil municipal et départemental députa au quartier général russe pour régler les divers articles: mon compagnon d'exild’exil, Christian de Lamoignon, était du nombre des mandataires. Alexandre leur dit: "Votre empereur, qui était mon allié, est venu jusque dans le coeur de mes Etats y apporter des maux dont les races dureront longtemps; une juste défense m'am’a amené jusqu'icijusqu’ici. Je suis loin de vouloir rendre à la France les maux que j'enj’en ai reçus. Je suis juste, et je sais que ce n'estn’est pas le tort des Français. Les Français sont mes amis, et je veux leur prouver que je viens leur rendre le bien pour le mal. Napoléon est mon seul ennemi. Je promets ma protection spéciale à la ville de Paris; je protégerai, je conserverai tous les établissements publics; je n'yn’y ferai séjourner que des troupes d'élited’élite; je conserverai votre garde nationale, qui est composée de l'élitel’élite de vos citoyens. C'estC’est à vous d'assurerd’assurer votre bonheur à venir; il faut vous donner un gouvernement qui vous procure le repos et qui le procure à l'Europel’Europe. C'estC’est à vous à émettre votre voeu: vous me trouverez toujours prêt à seconder vos efforts." Paroles qui furent accomplies ponctuellement: le bonheur de la victoire aux yeux des alliés l'emportaitl’emportait sur tout autre intérêt. Quels devaient être les sentiments d'Alexandred’Alexandre, lorsqu'illorsqu’il aperçut les dômes des édifices de cette ville où l'étrangerl’étranger n'étaitn’était jamais entré que pour nous admirer, que pour jouir des merveilles de notre civilisation et de notre intelligence; de cette inviolable cité, défendue pendant douze siècles par ses grands hommes; de cette capitale de la gloire que Louis XIV semblait encore protéger de son ombre, et Bonaparte de son retour!
 
ENTREE DES ALLIES DANS PARIS. - BONAPARTE A FONTAINEBLEAU.
 
Dieu avait prononcé une de ces paroles par qui le silence de l'éternitél’éternité est de loin en loin interrompu. Alors se souleva, au milieu de la présente génération, le marteau qui frappa l'heurel’heure que Paris n'avaitn’avait entendu sonner qu'unequ’une fois: le 25 décembre 496, Reims annonça le baptême de Clovis, et les portes de Lutèce s'ouvrirents’ouvrirent aux Francs; le 30 mars 1814, après le baptême de sang de Louis XVI, le vieux marteau resté immobile se leva de nouveau au beffroi de l'antiquel’antique monarchie; un second coup retentit, les Tartares pénétrèrent dans Paris. Dans l'intervallel’intervalle de mille trois cent dix-huit ans, l'étrangerl’étranger avait insulté les murailles de la capitale de notre empire sans y pouvoir entrer jamais, hormis quand il s'ys’y glissa appelé par nos propres divisions. Les Normands assiégèrent la cité des Parisii; les Parisii donnèrent la volée aux éperviers qu'ilsqu’ils portaient sur le poing; Eudes, enfant de Paris et roi futur, rex futurus, dit Abbon, repoussa les pirates du nord: les Parisiens lâchèrent leurs aigles en 1814; les alliés entrèrent au Louvre. Bonaparte avait fait injustement la guerre à Alexandre son admirateur qui implorait la paix à genoux; Bonaparte avait commandé le carnage de la Moskowa; il avait forcé les Russes à brûler eux-mêmes Moscou; Bonaparte avait dépouillé Berlin, humilié son roi, insulté sa reine: à quelles représailles devions-nous donc nous attendre? vous l'allezl’allez voir. J'avaisJ’avais erré dans les Florides autour de monuments inconnus, jadis dévastés par des conquérants dont il ne reste aucune trace, et j'étaisj’étais réservé au spectacle des hordes Caucasiennes campées dans la cour du Louvre. Dans ces événements de l'histoirel’histoire qui, selon Montaigne, "sont maigres témoins de notre prix et capacité", ma langue s'attaches’attache à mon palais.
 
Adhaeret lingua mea faucibus meis.
 
L'arméeL’armée des alliés entra dans Paris le 31 mars 1814, à midi, à dix jours seulement de l'anniversairel’anniversaire de la mort du duc d'Enghiend’Enghien, 21 mars 1804. Etait-ce la peine à Bonaparte d'avoird’avoir commis une action de si longue mémoire, pour un règne qui devait durer si peu? L'empereurL’empereur de Russie et le roi de Prusse étaient à la tête de leurs troupes. Je les vis défiler sur les boulevards. Stupéfait et anéanti au dedans de moi comme si l'onl’on m'arrachaitm’arrachait mon nom de Français pour y substituer le numéro par lequel je devais désormais être connu dans les mines de la Sibérie, je sentais en même temps mon exaspération s'accroîtres’accroître contre l'hommel’homme dont la gloire nous avait réduits à cette honte. Toutefois cette première invasion des alliés est demeurée sans exemple dans les annales du monde: l'ordrel’ordre, la paix et la modération régnèrent partout; les boutiques se rouvrirent; des soldats russes de la garde, hauts de six pieds, étaient pilotés à travers les rues par de petits polissons français qui se moquaient d'euxd’eux, comme des pantins et des masques du carnaval. Les vaincus pouvaient être pris pour les vainqueurs; ceux-ci, tremblant de leurs succès, avaient l'airl’air d'end’en demander excuse. La garde nationale occupait seule l'intérieurl’intérieur de Paris, à l'exceptionl’exception des hôtels où logeaient les rois et les princes étrangers. Le 31 mars 1814, des armées innombrables occupaient la France; quelques mois après, toutes ces troupes repassèrent nos frontières, sans tirer un coup de fusil, sans verser une goutte de sang, depuis la rentrée des Bourbons. L'ancienneL’ancienne France se trouve agrandie sur quelques-unes de ses frontières; on partage avec elle les vaisseaux et les magasins d'Anversd’Anvers; on lui rend trois cent mille prisonniers dispersés dans les pays où les avait laissés la défaite ou la victoire. Après vingt-cinq années de combats, le bruit des armes cesse d'und’un bout de l'Europel’Europe à l'autrel’autre; Alexandre s'ens’en va, nous laissant les chefs-d'oeuvred’oeuvre conquis et la liberté déposée dans la Charte, liberté que nous dûmes autant à ses lumières qu'àqu’à son influence. Chef des deux autorités suprêmes, doublement autocrate par l'épéel’épée et par la religion, lui seul de tous les souverains de l'Europel’Europe avait compris qu'àqu’à l'âgel’âge de civilisation auquel la France était arrivée, elle ne pouvait être gouvernée qu'enqu’en vertu d'uned’une constitution libre. Dans nos inimitiés bien naturelles contre les étrangers, nous avons confondu l'invasionl’invasion de 1814 et celle de 1815, qui ne se ressemblent nullement. Alexandre ne se considérait que comme un instrument de la Providence et ne s'attribuaits’attribuait rien. Madame de Staël le complimentant sur le bonheur que ses sujets, privés d'uned’une constitution, avaient d'êtred’être gouvernés par lui, il lui fit cette réponse si connue: "Je ne suis qu'unqu’un accident heureux." Un jeune homme, dans les rues de Paris, lui témoignait son admiration de l'affabilitél’affabilité avec laquelle il accueillait les moindres citoyens; il lui répliqua: "Est-ce que les souverains ne sont pas faits pour cela?" Il ne voulut point habiter le château des Tuileries, se souvenant que Bonaparte s'étaits’était plu dans les palais de Vienne, de Berlin et de Moscou. Regardant la statue de Napoléon sur la colonne de la place Vèmendôme, il dit: "Si j'étaisj’étais élevé si haut, je craindrais que la tête ne me tournât." Comme il parcourait le palais des Tuileries, on lui montra le salon de la Paix: "En quoi, dit-il en riant, ce salon servait-il à Bonaparte?" Le jour de l'entréel’entrée de Louis XVIII à Paris, Alexandre se cacha derrière une croisée, sans aucune marque de distinction, pour voir passer le cortège. Il avait quelquefois des manières élégamment affectueuses. Visitant une maison de fous, il demanda à une femme si le nombre des folles par amour était considérable: "Jusqu'àJusqu’à présent il ne l'estl’est pas, répondit-elle, mais il est à craindre qu'ilqu’il n'augmenten’augmente à dater du moment de l'entréel’entrée de Votre Majesté à Paris." Un grand dignitaire de Napoléon disait au czar: "Il y a longtemps, sire, que votre arrivée était attendue et désirée ici. - Je serais venu plus tôt, répondit-il: n'accusezn’accusez de mon retard que la valeur française." Il est certain qu'enqu’en passant le Rhin il avait regretté de ne pouvoir se retirer en paix au milieu de sa famille. A l'Hôtell’Hôtel des Invalides, il trouva les soldats mutilés qui l'avaientl’avaient vaincu à Austerlitz: ils étaient silencieux et sombres; on n'entendaitn’entendait que le bruit de leurs jambes de bois dans leurs cours désertes et leur église dénudée; Alexandre s'attendrits’attendrit à ce bruit des braves: il ordonna qu'onqu’on leur ramenât douze canons russes. On lui proposait de changer le nom du pont d'Austerlitzd’Austerlitz: "Non, dit-il, il suffit que j'aiej’aie passé sur ce pont avec mon armée." Alexandre avait quelque chose de calme et de triste: il se promenait dans Paris, à cheval ou à pied, sans suite et sans affectation. Il avait l'airl’air étonné de son triomphe; ses regards presque attendris erraient sur une population qu'ilqu’il semblait considérer comme supérieure à lui: on eût dit qu'ilqu’il se trouvait un barbare au milieu de nous, comme un Romain se sentait honteux dans Athènes. Peut-être aussi pensait-il que ces mêmes Français avaient paru dans sa capitale incendiée; qu'àqu’à leur tour ses soldats étaient maîtres de ce Paris où il aurait pu retrouver quelques-unes des torches éteintes par qui fut Moscou affranchie et consumée. Cette destinée, cette fortune changeante, cette misère commune des peuples et des rois, devaient profondément frapper un esprit aussi religieux que le sien.
 
BONAPARTE A FONTAINEBLEAU. - LA REGENCE A BLOIS.
 
Que faisait le vainqueur de Borodino? Aussitôt qu'ilqu’il avait appris la résolution d'Alexandred’Alexandre, il avait envoyé l'ordrel’ordre au major d'artilleried’artillerie Maillard de Lescourt de faire sauter la poudrière de Grenelle: Rostopschine avait mis le feu à Moscou; mais il en avait fait auparavant sortir les habitants. De Fontainebleau où il était revenu, Napoléon s'avanças’avança jusqu'àjusqu’à Villejuif: de là il jeta un regard sur Paris; des soldats étrangers en gardaient les barrières; le conquérant se rappelait les jours où ses grenadiers veillaient sur les remparts de Berlin, de Moscou et de Vienne. Les événements détruisent les événements: quelle pauvreté ne nous parent pas aujourd'huiaujourd’hui la douleur de Henri IV apprenant à Villejuif la mort de Gabrielle, et retournant à Fontainebleau! Bonaparte retourna aussi à cette solitude; il n'yn’y était attendu que par le souvenir de son auguste prisonnier: le captif de la paix venait de quitter le château afin de le laisser libre pour le captif de la guerre, "tant le malheur est prompt à remplir ses places." La régence s'étaits’était retirée à Blois. Bonaparte avait ordonné que l'impératricel’impératrice et le roi de Rome quittassent Paris, aimant mieux, disait-il, les voir au fond de la Seine que reconduits à Vienne en triomphe; mais en même temps il avait enjoint à Joseph de rester dans la capitale. La retraite de son frère le rendit furieux et il accusa le ci-devant roi d'Espagned’Espagne d'avoird’avoir tout perdu. Les ministres, les membres de la régence, les frères de Napoléon, sa femme et son fils arrivèrent pêle-mêle à Blois, emportés dans la débâcle: fourgons, bagages, voitures, tout était là; les carrosses même du Roi y étaient et furent traînés à travers les boues de la Beauce à Chambord, seul morceau de la France laissé à l'héritierl’héritier de Louis XIV. Quelques ministres passèrent outre, et s'allèrents’allèrent cacher jusqu'enjusqu’en Bretagne, tandis que Cambacérès se prélassait en chaise à porteurs dans les rues montantes de Blois. Divers bruits couraient; on parlait de deux camps et d'uned’une réquisition générale. Pendant plusieurs jours on ignora ce qui se passait à Paris; l'incertitudel’incertitude ne cessa qu'àqu’à l'arrivéel’arrivée d'und’un roulier dont le passe-port était contresigné Sacken. Bientôt le général russe Schouwaloff descendit à l'aubergel’auberge de la Galère: il fut soudain assiégé par les grands, pressés d'obtenird’obtenir de lui un visa pour leur sauve qui peut. Toutefois, avant de quitter Blois, chacun se fit payer sur les fonds de la régence ses frais de route et l'arriérél’arriéré de ses appointements: d'uned’une main on tenait ses passe-ports, de l'autrel’autre son argent, prenant soin d'envoyerd’envoyer en même temps son adhésion au gouvernement provisoire, car on ne perdit point la tête. Madame mère et son frère, le cardinal Fesch, partirent pour Rome. Le prince Esterhazi vint chercher Marie-Louise et son fils de la part de François II. Joseph et Jérôme se retirèrent en Suisse, après avoir inutilement voulu forcer l'impératricel’impératrice à s'attachers’attacher à leur sort. Marie-Louise se hâta de rejoindre son père: médiocrement attachée à Bonaparte, elle trouva le moyen de se consoler et se félicita d'êtred’être délivrée de la double tyrannie de l'épouxl’époux et du maître. Quand Bonaparte rapporta l'annéel’année suivante cette confusion de fuite aux bourbons, ceux-ci, à peine arrachés à leurs longues tribulations, n'avaientn’avaient pas eu quatorze ans d'uned’une prospérité inouïe pour s'accoutumers’accoutumer aux aises du trône.
 
PUBLICATION DE MA BROCHURE
 
Cependant Napoléon n'étaitn’était point encore détrôné; plus de quarante mille des meilleurs soldats de la terre étaient autour de lui; il pouvait se retirer derrière la Loire; les armées françaises arrivées d'Espagned’Espagne grondaient dans le Midi; la population militaire bouillonnante pouvait répandre ses laves; parmi les chefs étrangers même, il s'agissaits’agissait encore de Napoléon ou de son fils pour régner sur la France: pendant deux jours Alexandre hésita. M. de Talleyrand inclinait secrètement, comme je l'ail’ai dit, à la politique qui tendait à couronner le roi de Rome, car il redoutait les Bourbons; s'ils’il n'entraitn’entrait pas alors tout à fait dans le plan de la régence de Marie-Louise, c'estc’est que Napoléon n'ayantn’ayant point péri, il craignait, lui prince de Bénévent, de ne pouvoir rester mettre pendant une minorité menacée par l'existencel’existence d'und’un homme inquiet, imprévu, entreprenant et encore dans la vigueur de l'âgel’âge. Ce fut durant ces jours critiques que je lançai ma brochure De Bonaparte et des Bourbons pour faire pencher la balance: on sait quel fut son effet. Je me jetai à corps perdu dans la mêlée pour servir de bouclier à la liberté renaissante contre la tyrannie encore debout et dont le désespoir triplait les forces. Je parlai au nom de la légitimité afin d'ajouterd’ajouter à ma parole l'autoritél’autorité des affaires positives. J'apprisJ’appris à la France ce que c'étaitc’était que l'anciennel’ancienne famille royale; je dis combien il existait de membres de cette famille, quels étaient leurs noms et leur caractère: c'étaitc’était comme si j'avaisj’avais fait le dénombrement des enfants de l'empereurl’empereur de la Chine; tant la République et l'Empirel’Empire avaient envahi le présent et relégué les Bourbons dans le passé. Louis XVIII déclara, je l'ail’ai déjà plusieurs fois mentionné, que ma brochure lui avait plus profité qu'unequ’une armée de cent mille hommes; il aurait pu ajouter qu'ellequ’elle avait été pour lui un certificat de vie. Je contribuai à lui donner une seconde fois la couronne par l'heureusel’heureuse issue de la guerre d'Espagned’Espagne. Dès le début de ma carrière politique je devins populaire dans la foule, mais dès lors aussi je manquai ma fortune auprès des hommes puissants. Tout ce qui avait été esclave sous Bonaparte m'abhorraitm’abhorrait; d'und’un autre côté j'étaisj’étais suspect à tous ceux qui voulaient mettre la France en vasselage. Je n'eusn’eus pour moi dans le premier moment, parmi les souverains, que Bonaparte lui-même. Il parcourut ma brochure à Fontainebleau; le duc de Bassano la lui avait portée; il la discuta avec impartialité, disant: "Ceci est juste; cela n'estn’est pas juste. Je n'ain’ai point de reproche à faire à Chateaubriand; il m'am’a résisté dans ma puissance; mais ces canailles, tels et tels!" et il les nommait. Mon admiration pour Bonaparte a toujours été grande et sincère, alors même que j'attaquaisj’attaquais Napoléon avec le plus de vivacité. La postérité n'estn’est pas aussi équitable dans ses arrêts qu'onqu’on le dit: il y a des passions, des engouements, des erreurs de distance comme il y a des passions, des erreurs de proximité. Quand la postérité admire sans restriction, elle est scandalisée que les contemporains de l'hommel’homme admiré n'eussentn’eussent pas de cet homme l'idéel’idée qu'ellequ’elle en a. Cela s'expliques’explique pourtant: les choses qui blessaient dans ce personnage sont passées; ses infirmités sont mortes avec lui; il n'estn’est resté de ce qu'ilqu’il fut que sa vie impérissable; mais le mal qu'ilqu’il causa n'enn’en est pas moins réel; mal en soi-même et dans son essence, mal surtout pour ceux qui l'ontl’ont supporté. Le train du jour est de magnifier les victoires de Bonaparte: les patients ont disparu; on n'entendn’entend plus les imprécations, les cris de douleur et de détresse des victimes; on ne voit plus la France épuisée, labourant son sol avec des femmes; on ne voit plus les parents arrêtés en pleige de leurs fils, les habitants des villages frappés solidairement des peines applicables à un réfractaire; on ne voit plus ces affiches de conscription collées au coin des rues, les passants attroupés devant ces immenses arrêts de mort et y cherchant, consternés, les noms de leurs enfants, de leurs frères, de leurs amis, de leurs voisins. On oublie que tout le monde se lamentait des triomphes; on oublie que la moindre allusion contre Bonaparte au théâtre, échappée aux censeurs, était saisie avec transport; on oublie que le peuple, la cour, les généraux, les ministres, les proches de Napoléon, étaient las de son oppression et de ses conquêtes, las de cette partie toujours gagnée et jouée toujours, de cette existence remise en question chaque matin par l'impossibilitél’impossibilité du repos. La réalité de nos souffrances est démontrée par la catastrophe même: si la France eût été fanatique de Bonaparte, l'eûtl’eût-elle abandonné deux fois brusquement, complètement, sans tenter un dernier effort pour le garder? Si la France devait tout à Bonaparte, gloire, liberté, ordre, prospérité, industrie, commerce, manufactures, monuments, littérature, beaux-arts; si, avant lui, la nation n'avaitn’avait rien fait elle-même; si la République, dépourvue de génie et de courage, n'avaitn’avait ni défendu ni agrandi le sol, la France a donc été bien ingrate, bien lâche, en laissant tomber Napoléon aux mains de ses ennemis, ou du moins en ne protestant pas contre la captivité d'und’un pareil bienfaiteur? Ce reproche, qu'onqu’on serait en droit de nous faire, on ne nous le fait pas cependant, et pourquoi? Parce qu'ilqu’il est évident qu'auqu’au moment de sa chute la France n'an’a pas prétendu défendre Napoléon, bien au contraire, elle l'al’a volontairement délaissé; dans nos dégoûts amers, nous ne reconnaissions plus en lui que l'auteurl’auteur et le contempteur de nos misères. Les alliés ne nous ont point vaincus: c'estc’est nous qui, choisissant entre deux fléaux, avons renoncé à répandre notre sang, qui ne coulait plus pour nos libertés. La République avait été bien cruelle, sans doute, mais chacun espérait qu'ellequ’elle passerait, , que tôt ou tard nous recouvrerions nos droits, en gardant les conquêtes préservatrices qu'ellequ’elle nous avait données sur les Alpes et sur le Rhin. Toutes les victoires qu'ellequ’elle remportait étaient gagnées en notre nom; avec elle il n'étaitn’était question que de la France; c'étaitc’était toujours la France qui avait triomphé, qui avait vaincu; c'étaientc’étaient nos soldats qui avaient tout fait et pour lesquels on instituait des fêtes triomphales ou funèbres; les généraux (et il en était de fort grands) obtenaient une place honorable, mais modeste, dans les souvenirs publics: tels furent Marceau, Moreau, Hoche, Joubert; les deux derniers destinés à tenir lieu de Bonaparte, lequel naissant à la gloire traversa soudain le général Hoche, et illustra de sa jalousie ce guerrier pacificateur mort tout à coup après ses triomphes d'Altenkirkend’Altenkirken, de Neuwied et de Kleinnister. Sous l'Empirel’Empire, nous disparûmes; il ne fut plus question de nous, tout appartenait à Bonaparte: J'aiJ’ai ordonné, j'aij’ai vaincu, j'aij’ai parlé; mes aigles, ma couronne, mon sang, ma famille, mes sujets. Qu'arrivaQu’arriva-t-il pourtant dans ces deux positions à la fois semblables et opposées? Nous n'abandonnâmesn’abandonnâmes point la République dans ses revers; elle nous tuait, mais elle nous honorait; nous n'avionsn’avions pas la honte d'êtred’être la propriété d'und’un homme; grâce à nos efforts, elle ne fut point envahie; les Russes, défaits au delà des monts, vinrent expirer à Zurich. Quant à Bonaparte, lui, malgré ses énormes acquisitions, il a succombé, non parce qu'ilqu’il était vaincu, mais parce que la France n'enn’en voulait plus. Grande leçon! qu'ellequ’elle nous fasse à jamais ressouvenir qu'ilqu’il y a cause de mort dans tout ce qui blesse la dignité de l'hommel’homme. Les esprits indépendants de toute nuance et de toute opinion tenaient un langage uniforme à l'époquel’époque de la publication de ma brochure. La Fayette, Camille Jordan, Ducis, Lemercier, Lanjuinais, madame de Staël, Chénier, Benjamin Constant, Le Brun, pensaient et écrivaient comme moi. Lanjuinais disait: "Nous avons été chercher un maître parmi les hommes dont les Romains ne voulaient pas pour esclaves." Chénier ne traitait pas Bonaparte avec plus de faveur:
 
Un Corse a des Français dévoré l'héritagel’héritage. Elite des héros au combat moissonnés, Martyrs avec la gloire à l'échafaudl’échafaud traînés, Vous tombiez satisfaits dans une autre espérance. Trop de sang, trop de pleurs ont inondé la France. De ces pleurs, de ce sang un homme est l'héritierl’héritier.
 
............................................................................... Crédule, j'aij’ai longtemps célébré ses conquêtes, Au forum, au sénat, dans nos jeux, dans nos fêtes.
 
............................................................................... Mais, lorsqu'enlorsqu’en fugitif regagnant ses foyers,
 
Il vint contre l'empirel’empire échanger des lauriers,
 
Je n'ain’ai point caressé sa brillante infamie;
 
Ma voix des oppresseurs fut toujours ennemie;
 
Et, tandis qu'ilqu’il voyait des flots d'adorateursd’adorateurs
 
Lui vendre avec l'Etatl’Etat des vers adulateurs,
 
Le tyran dans sa cour remarqua mon absence;
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Madame de Staël portait un jugement non moins rigoureux de Napoléon:
 
"Ne serait-ce pas une grande leçon pour l'espècel’espèce humaine, si ces directeurs (les cinq membres du Directoire), hommes très-peu guerriers, se relevaient de leur poussière, et demandaient compte à Napoléon de la barrière du Rhin et des Alpes, conquise par la République; compte des étrangers arrivés deux fois à Paris; compte de trois millions de Français qui ont péri depuis Cadix jusqu'àjusqu’à Moscou; compte surtout de cette sympathie que les nations ressentaient pour la cause de la liberté en France, et qui s'ests’est maintenant changée en aversion invétérée?" (Considérations sur la Révolution française.)
 
Ecoutons Benjamin Constant:
 
"Celui qui, depuis douze années, se proclamait destiné à conquérir le monde, a fait amende honorable de ses prétentions .... "Avant même que son territoire ne soit envahi, il est frappé d'und’un trouble qu'ilqu’il ne peut dissimuler. A peine ses limites sont-elles touchées, qu'ilqu’il jette au loin toutes ses conquêtes. Il exige l'abdicationl’abdication d'und’un de ses frères, il consacre l'expulsionl’expulsion d'und’un autre; sans qu'onqu’on le lui demande, il déclare qu'ilqu’il renonce à tout. "Tandis que les rois, même vaincus, n'abjurentn’abjurent point leur dignité, pourquoi le vainqueur de la terre cède-t-il au premier échec? Les cris de sa famille, nous dit-il, déchirent son coeur. N'étaientN’étaient-ils pas de cette famille ceux qui périssaient en Russie dans la triple agonie des blessures, du froid et de la famine? Mais, tandis qu'ilsqu’ils expiraient, désertés par leur chef, ce chef se croyait en sûreté; maintenant, le danger qu'ilqu’il partage lui donne une sensibilité subite. "La peur est un mauvais conseiller, là surtout où il n'yn’y a pas de conscience: il n'yn’y a dans l'adversitél’adversité, comme dans le bonheur, de mesure que dans la morale. Où la morale ne gouverne pas, le bonheur se perd par la démence, l'adversitél’adversité par l'avilissementl’avilissement. ............................................................................... "Quel effet doit produire sur une nation courageuse cette aveugle frayeur, cette pusillanimité soudaine, sans exemple encore au milieu de nos orages? L'orgueilL’orgueil national trouvait (c'étaitc’était un tort) un certain dédommagement à n'êtren’être opprimé que par un chef invincible. Aujourd'huiAujourd’hui que reste-t-il? Plus de prestige, plus de triomphes, un empire mutilé, l'exécrationl’exécration du monde, un trône dont les pompes sont ternies, dont les trophées sont abattus, et qui n'an’a pour tout entourage que les ombres errantes du duc d'Enghiend’Enghien, de Pichegru, de tant d'autresd’autres qui furent égorgés pour le fonder."
 
Ai-je été aussi loin que cela dans mon écrit De Bonaparte et des Bourbons? les proclamations des autorités en 1814, que je vais à l'instantl’instant reproduire, n'ontn’ont-elles pas redit, affirmé, confirmé ces opinions diverses? Que les autorités qui s'expriments’expriment de la sorte aient été lâches et dégradées par leur première adulation, cela nuit aux rédacteurs de ces adresses, mais n'ôten’ôte rien à la force de leurs arguments. Je pourrais multiplier les citations; mais je n'enn’en rappellerai plus que deux, à cause de l'opinionl’opinion des deux hommes: Béranger, ce constant et admirable admirateur de Bonaparte, ne croit-il pas devoir s'excusers’excuser lui-même, témoin ces paroles: "Mon admiration enthousiaste et constante pour le génie de l'Empereurl’Empereur, cette idolâtrie, ne m'aveuglèrentm’aveuglèrent jamais sur le despotisme toujours croissant de l'Empirel’Empire." Paul-Louis Courier, parlant de l'avènementl’avènement de Napoléon au trône, dit: Que signifie, dis-moi.... un homme comme lui, Bonaparte, soldat, chef d'arméed’armée, le premier capitaine du monde, vouloir qu'onqu’on l'appellel’appelle majesté! être Bonaparte et se faire sire! Il aspire à descendre: mais non, il croit monter en s'égalants’égalant aux rois. Il aime mieux un titre qu'unqu’un nom. Pauvre homme, ses idées sont au-dessous de sa fortune. Ce César l'entendaitl’entendait bien mieux, et aussi c'étaitc’était un autre homme: il ne prit point de titres usés, mais il fit de son nom un titre supérieur à celui des rois." Les talents vivants ont pris la route de la même indépendance, M. de Lamartine à la tribune, M. de Latouche dans la retraite: dans deux ou trois de ses plus belles odes, M. Victor Hugo a prolongé ces nobles accents:
 
Dans la nuit des forfaits, dans l'éclatl’éclat des victoires, Cet homme ignorant Dieu, qui l'avaitl’avait envoyé, etc.
 
Enfin, à l'extérieurl’extérieur, le jugement européen était tout aussi sévère. Je ne citerai parmi les Anglais que le sentiment des hommes de l'oppositionl’opposition, lesquels s'accommodaients’accommodaient de tout dans notre révolution et la justifiaient de tout: lisez Mackintosh dans sa plaidoirie pour Pelletier; Sheridan, à l'occasionl’occasion de la paix d'Amiensd’Amiens, disait au parlement: "Quiconque arrive en Angleterre, en sortant de France, croit s'échappers’échapper d'und’un donjon pour respirer l'airl’air et la vie de l'indépendancel’indépendance." Lord Byron, dans son Ode à Napoléon, le traite de la plus indigne manière:
 
'T’T is done-but yesterday a king!
And arm'darm’d with kings to strive,
And now thou art a namless thing
So abject-yet alive.
 
"C'enC’en est fait! hier encore un roi! et armé pour combattre les rois! Et aujourd'huiaujourd’hui tu es une chose sans nom, si abjecte! vivant néanmoins." L'odeL’ode entière est de ce train; chaque strophe enchérit sur l'autrel’autre, ce qui n'an’a pas empêché lord Byron de célébrer le tombeau de Sainte-Hélène. Les poètes sont des oiseaux; tout bruit les fait chanter. Lorsque l'élitel’élite des esprits les plus divers se trouve d'accordd’accord dans un jugement, aucune admiration factice ou sincère, aucun arrangement de faits, aucun système imaginé après coup, ne sauraient infirmer la sentence. Quoi! on pourrait, comme le fit Napoléon, substituer sa volonté aux lois, persécuter toute vie indépendante, se faire une joie de déshonorer les caractères, de troubler les existences, de violenter les moeurs particulières autant que les libertés publiques et les oppositions généreuses qui s'élèveraients’élèveraient contre ces énormités seraient déclarées calomnieuses et blasphématrices! Qui voudrait défendre la cause du faible contre le fort, si le courage, exposé à la vengeance des viletés du présent, devait encore attendre le blâme des lâchetés de l'avenirl’avenir? Cette illustre minorité, formée en partie des enfants des Muses, devint graduellement la majorité nationale: vers la fin de l'Empirel’Empire tout le monde détestait le despotisme impérial. Un reproche grave s'attacheras’attachera à la mémoire de Bonaparte: il rendit son joug si pesant que le sentiment hostile contre l'étrangerl’étranger s'ens’en affaiblit, et qu'unequ’une invasion, déplorable aujourd'huiaujourd’hui en souvenir, prit, au moment de son accomplissement, quelque chose d'uned’une délivrance: c'estc’est l'opinionl’opinion républicaine même, énoncée par mon infortuné et brave ami Carrel. "Le retour des Bourbons, avait dit à son tour Carnot, produisit en France un enthousiasme universel; ils furent accueillis avec une effusion de coeur inexprimable, les anciens républicains partagèrent sincèrement les transports de la joie commune. Napoléon les avait particulièrement tant opprimés, toutes les classes de la société avaient tellement souffert, qu'ilqu’il ne se trouvait personne qui ne fût réellement dans l'ivressel’ivresse." Il ne manque à la sanction de ces opinions qu'unequ’une autorité qui les confirme: Bonaparte s'ests’est chargé d'end’en certifier la vérité. En prenant congé de ses soldats dans la cour de Fontainebleau, il confesse hautement que la France le rejette: "La France elle-même, dit-il, a voulu d'autresd’autres "destinées." Aveu inattendu et mémorable, dont rien ne peut diminuer le poids ni amoindrir la valeur. Dieu, en sa patiente éternité, amène tôt ou tard la justice: dans les moments du sommeil apparent du ciel, il sera toujours beau que la désapprobation d'und’un honnête homme veille, et qu'ellequ’elle demeure comme un frein à l'absolul’absolu pouvoir. La France ne reniera point les nobles âmes qui réclamèrent contre sa servitude, lorsque tout était prosterné, lorsqu'illorsqu’il y avait tant d'avantagesd’avantages à l'êtrel’être, tant de grâces à recevoir pour des flatteries, tant de persécutions à recueillir pour des sincérités. Honneur donc aux La Fayette, aux de Staël, aux Benjamin Constant, aux Camille Jordan, aux Ducis, aux Lemercier, aux Lanjuinais, aux Chénier, qui, debout au milieu de la foule rampante des peuples et des rois, ont osé mépriser la victoire et protester contre la tyrannie!
 
Revu le 22 février 1845.
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LE SENAT REND LE DECRET DE DECHEANCE.
 
Le 2 avril les sénateurs, à qui l'onl’on ne doit qu'unqu’un seul article de la Charte de 1814, l'ignoblel’ignoble article qui leur conserve leurs pensions, décrétèrent la déchéance de Bonaparte. Si ce décret libérateur pour la France, infâme pour ceux qui l'ontl’ont rendu, fait à l'espècel’espèce humaine un affront, en même temps il enseigne à la postérité le prix des grandeurs et de la fortune, quand elles ont dédaigné de s'asseoirs’asseoir sur les bases de la morale, de la justice et de la liberté.
 
DECRET DU SENAT CONSERVATEUR.
 
"Le Sénat conservateur, considérant que dans une monarchie constitutionnelle le monarque n'existen’existe qu'enqu’en vertu de la constitution, ou du pacte social; "Que Napoléon Bonaparte, pendant quelque temps d'und’un gouvernement ferme et prudent, avait donné à la nation des sujets de compter, pour l'avenirl’avenir, sur des actes de sagesse et de justice; mais qu'ensuitequ’ensuite il a déchiré le pacte qui l'unissaitl’unissait au peuple français, notamment en levant des impôts, en établissant des taxes autrement qu'enqu’en vertu de la loi, contre la teneur expresse du serment qu'ilqu’il avait prêté à son avènement au trône, conformément à l'artl’art. 53 des constitutions du 28 floréal an XII; "Qu'ilQu’il a commis cet attentat aux droits du peuple, lors même qu'ilqu’il venait d'ajournerd’ajourner sans nécessité le corps législatif, et de faire supprimer, comme criminel, un rapport de ce corps, auquel il contestait son titre et son rapport à la représentation nationale; "Qu'ilQu’il a entrepris une suite de guerres, en violation de l'artl’art. 50 de l'actel’acte des constitutions de l'anl’an VIII, qui veut que la déclaration de guerre soit proposée, discutée, décrétée et promulguée, comme des lois; "Qu'ilQu’il a, inconstitutionnellement, rendu plusieurs décrets portant peine de mort, nommément les deux décrets du 5 mars dernier, tendant à faire considérer comme nationale une guerre qui n'avaitn’avait lieu que dans l'intérêtl’intérêt de son ambition démesurée; "Qu'ilQu’il a violé les lois constitutionnelles par ses décrets sur les prisons d'Etatd’Etat; "Qu'ilQu’il a anéanti la responsabilité des ministres, confondu tous les pouvoirs, et détruit l'indépendancel’indépendance des corps judiciaires; "Considérant que la liberté de la presse, établie et consacrée comme l'unl’un des droits de la nation, a été constamment soumise à la censure arbitraire de sa police, et qu'enqu’en même temps il s'ests’est toujours servi de la presse pour remplir la France et l'Europel’Europe de faits controuvés, de maximes fausses, de doctrines favorables au despotisme, et d'outragesd’outrages contre les gouvernements étrangers; "Que des actes et rapports, entendus par le Sénat, ont subi des altérations dans la publication qui en a été faite; "Considérant que, au lieu de régner dans la seule vue de l'intérêtl’intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français, aux termes de son serment, Napoléon a mis le comble aux malheurs de la patrie par son refus de traiter à des conditions que l'intérêtl’intérêt national obligeait d'accepterd’accepter, et qui ne compromettaient pas l'honneurl’honneur français; par l'abusl’abus qu'ilqu’il a fait de tous les moyens qu'onqu’on lui a confiés en hommes et en argent; par l'abandonl’abandon des blessés sans secours, sans pansement, sans subsistances; par différentes mesures dont les suites étaient la ruine des villes, la dépopulation des campagnes, la famine et les maladies contagieuses; "Considérant que, par toutes ces causes, le gouvernement impérial établi par le sénatus-consulte du 28 floréal an XII, ou 18 mai 1804, a cessé d'existerd’exister, et que le voeu manifeste de tous les Français appelle un ordre de choses dont le premier résultat soit le rétablissement de la paix générale et qui soit aussi l'époquel’époque d'uned’une réconciliation solennelle entre tous les Etats de la grande famille européenne, le Sénat déclare et décrète ce qui suit: Napoléon déchu du trône, le droit d'héréditéd’hérédité aboli dans sa famille; le peuple français et l'arméel’armée déliés envers lui du serment de fidélité." Le sénat romain fut moins dur lorsqu'illorsqu’il déclara Néron ennemi public: l'histoirel’histoire n'estn’est qu'unequ’une répétition des mêmes faits appliqués à des hommes et à des temps divers. Se représente-t-on l'empereurl’empereur lisant le document officiel à Fontainebleau? Que devait-il penser de ce qu'ilqu’il avait fait, et des hommes qu'ilqu’il avait appelés à la complicité de son oppression de nos libertés? Quand je publiai ma brochure De Bonaparte et des Bourbons, pouvais-je m'attendrem’attendre à la voir amplifiée et convertie en décret de déchéance par le Sénat? Qui empêcha ces législateurs, aux jours de la prospérité, de découvrir les maux dont ils reprochaient à Bonaparte d'êtred’être l'auteurl’auteur, de s'apercevoirs’apercevoir que la Constitution avait été violée? quel zèle saisissait tout à coup ces muets pour la liberté de la presse? Ceux qui avaient accablé Napoléon d'adulationsd’adulations au retour de chacune de ses guerres, comment trouvaient-ils maintenant qu'ilqu’il ne les avait entreprises que dans l'intérêtl’intérêt de son ambition démesurée? Ceux qui lui avaient jeté tant de conscrits à dévorer, comment s'attendrissaients’attendrissaient-ils soudain sur des soldats blessés, abandonnés sans secours, sans pansement, sans subsistances? Il y a des temps où l'onl’on ne doit dépenser le mépris qu'avecqu’avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux: je le leur plains pour cette heure, parce qu'ilsqu’ils en auront encore besoin pendant et après les Cent-Jours. Lorsque je demande ce que Napoléon à Fontainebleau pensait des actes du Sénat, sa réponse était faite: un ordre du jour du avril 1814, non publié officiellement, mais recueilli dans divers journaux au dehors de la capitale, remerciait l'arméel’armée de sa fidélité en ajoutant: "Le Sénat s'ests’est permis de disposer du gouvernement français; il a oublié qu'ilqu’il doit à l'empereurl’empereur le pouvoir dont il abuse maintenant; que c'estc’est lui qui a sauvé une partie de ses membres de l'oragel’orage de la révolution, tiré de l'obscuritél’obscurité et protégé l'autrel’autre contre la haine de la nation. Le Sénat se fonde sur les articles de la Constitution pour la renverser; il ne rougit pas de faire des reproches à l'empereurl’empereur sans remarquer que, comme premier corps de l'Etatl’Etat, il a pris part à tous les événements. Le Sénat ne rougit pas de parler des libelles publiés contre les gouvernements étrangers: il oublie qu'ilsqu’ils furent rédigés dans son sein. Si longtemps que la fortune s'ests’est montrée fidèle à leur souverain, ces hommes sont restés fidèles, et nulle plainte n'an’a été entendue sur les abus du pouvoir. Si l'empereurl’empereur avait méprisé les hommes, comme on le lui a reproché, alors le monde reconnaîtrait aujourd'huiaujourd’hui qu'ilqu’il a eu des raisons qui motivaient son mépris." C'estC’est un hommage rendu par Bonaparte lui-même à la liberté de la presse: il devait croire qu'ellequ’elle avait quelque chose de bon, puisqu'ellepuisqu’elle lui offrait un dernier abri et un dernier secours. Et moi qui me débats contre le temps, moi qui cherche à lui faire rendre compte de ce qu'ilqu’il a vu, moi qui écris ceci si loin des événements passés, sous le règne de Philippe, héritier contrefait d'und’un si grand héritage, que suis-je entre les mains de ce Temps, ce grand dévorateur des siècles que je croyais arrêtés, de ce Temps qui me fait pirouetter dans les espaces avec lui?
 
HOTEL DE LA RUE SAINT-FLORENTIN. - M. DE TALLEYRAND.
 
Alexandre était descendu chez M. de Talleyrand. Je n'assistain’assistai point aux conciliabules: on les peut lire dans les récits de l'abbél’abbé de Pradt et des divers tripotiers qui maniaient dans leurs sales et petites mains le sort d'und’un des plus grands hommes de l'histoirel’histoire et la destinée du monde. Je comptais pour rien dans la politique en dehors des masses; il n'yn’y avait pas d'intrigantd’intrigant subalterne qui n'eûtn’eût aux antichambres beaucoup plus de droit et de faveur que moi: homme futur de la Restauration possible, j'attendaisj’attendais sous les fenêtres, dans la rue. Par les machinations de l'hôtell’hôtel de la rue Saint-Florentin, le Sénat conservateur nomma un gouvernement provisoire composé du général Beurnonville, du sénateur Jaucourt, du duc de Dalberg, de l'abbél’abbé de Montesquiou, et de Dupont de Nemours; le prince de Bénévent se nantit de la présidence. En rencontrant ce nom pour la première fois, je devrais parler du personnage qui prit dans les affaires d'alorsd’alors une part remarquable; mais je réserve son portrait pour la fin de mes Mémoires. L'intrigueL’intrigue qui retint M. de Talleyrand à Paris, lors de l'entréel’entrée des alliés, a été la cause de ses succès au début de la Restauration. L'empereurL’empereur de Russie le connaissait pour l'avoirl’avoir vu à Tilsit. Dans l'absencel’absence des autorités françaises, Alexandre descendit à l'hôtell’hôtel de l'Infantadol’Infantado, que le maître de l'hôtell’hôtel se hâta de lui offrir. Dès lors M. de Talleyrand passa pour l'arbitrel’arbitre du monde; ses salons devinrent le centre des négociations. Composant le gouvernement provisoire à sa guise, il y plaça les partners de son wisth: l'abbél’abbé de Montesquiou y figura seulement comme une réclame de la légitimité. Ce fut à l'inféconditél’infécondité de l'évêquel’évêque d'Autund’Autun que les premières oeuvres de la Restauration furent confiées: il frappa cette Restauration de stérilité, et lui communiqua un germe de flétrissure et de mort.
 
ADRESSES DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE - CONSTITUTION PROPOSEE PAR LE SENAT.
 
Les premiers actes du gouvernement provisoire, placé sous la dictature de son président, furent des proclamations adressées aux soldats et au peuple. "Soldats, disaient-elles aux premiers, la France vient de briser le joug sous lequel elle gémit avec vous depuis tant d'annéesd’années. Voyez tout ce que vous avez souffert de la tyrannie. Soldats, il est temps de finir les maux de la patrie. Vous êtes ses plus nobles enfants; vous ne pouvez appartenir à celui qui l'al’a ravagée, qui a voulu rendre votre nom odieux à toutes les nations, qui aurait peut-être compromis votre gloire si un homme qui N'ESTN’EST PAS MEME FRANÇAIS pouvait jamais affaiblir l'honneurl’honneur de nos armes et la générosité de nos soldats." Ainsi, aux yeux de ses plus serviles esclaves, celui qui remporta tant de victoires n'estn’est plus même Français! Lorsqu'auLorsqu’au temps de la Ligue Du Bourg rendit la Bastille à Henri IV, il refusa de quitter l'écharpel’écharpe noire et de prendre l'argentl’argent qu'onqu’on lui offrait pour la reddition de la place. Sollicité de reconnaître le Roi, il répondit: "que c'étaitc’était sans doute un très-bon prince mais qu'ilqu’il avait donné sa foi à M. de Mayenne. Qu'auQu’au reste Brissac était un traître, et que, pour le lui maintenir, il le combattrait entre quatre piques, en présence du Roi, et lui mangerait le coeur du ventre." Différence des temps et des hommes! Le 4 avril parut une nouvelle adresse du gouvernement provisoire au peuple français; elle lui disait: "Au sortir de vos discordes civiles vous aviez choisi pour chef un homme qui paraissait sur la scène du monde avec les caractères de la grandeur. Sur les ruines de l'anarchiel’anarchie, il n'an’a fondé que le despotisme; il devait au moins par reconnaissance devenir Français avec vous: il ne l'al’a jamais été. Il n'an’a cessé d'entreprendred’entreprendre sans but et sans motif des guerres injustes, en aventurier qui veut être fameux. Peut-être rêve-t-il encore à ses desseins gigantesques, même quand des revers inouïs punissent avec tant d'éclatd’éclat l'orgueill’orgueil et l'abusl’abus de la victoire. Il n'an’a su régner ni dans l'intérêtl’intérêt national, ni dans l'intérêtl’intérêt même de son despotisme. Il a détruit tout ce qu'ilqu’il voulait créer et recréé tout ce qu'ilqu’il voulait détruire. Il ne croyait qu'àqu’à la force; la force l'accablel’accable aujourd'huiaujourd’hui: juste retour d'uned’une ambition insensée." Vérités incontestables, malédictions méritées; mais qui les donnait ces malédictions? que devenait ma pauvre petite brochure, serrée entre ces virulentes adresses? ne disparaît-elle pas entièrement? Le même jour, 4 avril, le gouvernement provisoire proscrit les signes et les emblèmes du gouvernement impérial; si l'Arcl’Arc-de-Triomphe eût existé, on l'auraitl’aurait abattu. Mailhes, qui vota le premier la mort de Louis XVI, Cambacérés, qui salua le premier Napoléon du nom d'Empereurd’Empereur, reconnurent avec empressement les actes du gouvernement provisoire. Le 6, le Sénat broche une constitution: elle reposait à peu près sur les bases de la Charte future; le Sénat était maintenu comme Chambre haute; la dignité des sénateurs était déclarée inamovible et héréditaire; à leur titre de majorat était attachée la dotation des sénatoreries; la constitution rendait ces titres et majorats transmissibles aux descendants du possesseur: heureusement que ces ignobles hérédités avaient en elles des Parques, comme disaient les anciens. L'effronterieL’effronterie sordide de ces sénateurs qui, au milieu de l'invasionl’invasion de leur patrie, ne se perdent pas de vue un moment, frappe même dans l'immensitél’immensité des événements publics. N'auraitN’aurait-il pas été plus commode pour les Bourbons d'adopterd’adopter en arrivant le gouvernement établi, un corps législatif muet, un sénat secret et esclave, une presse enchaînée? A la réflexion, on trouve la chose impossible; les libertés naturelles, se redressant dans l'absencel’absence du bras qui les courbait, auraient repris leur ligne verticale sous la faiblesse de la compression. Si les princes légitimes avaient licencié l'arméel’armée de Bonaparte, comme ils auraient dû le faire (c'étaitc’était l'opinionl’opinion de Napoléon à l'îlel’île d'Elbed’Elbe), et s'ilss’ils eussent conservé en même temps le gouvernement impérial, c'eûtc’eût été trop de briser l'instrumentl’instrument de la gloire pour ne garder que l'instrumentl’instrument de la tyrannie; la Charte était la rançon de Louis XVIII.
 
ARRIVEE DU COMTE D'ARTOISD’ARTOIS. - ABDICATION DE BONAPARTE A FONTAINEBLEAU.
 
Le 12 avril, le comte d'Artoisd’Artois arriva en qualité de lieutenant-général du royaume. Trois ou quatre cents hommes à cheval allèrent au-devant de lui; j'étaisj’étais de la troupe. Il charmait par sa bonne grâce, différente des manières de l'Empirel’Empire. Les Français reconnaissaient avec plaisir dans sa personne leurs anciennes moeurs, leur ancienne politesse et leur ancien langage; la foule l'entouraitl’entourait et le pressait; consolante apparition du passé, double abri qu'ilqu’il était contre l'étrangerl’étranger vainqueur et contre Bonaparte encore menaçant. Hélas! ce prince ne remettait le pied sur le sol français que pour y voir assassiner son fils et pour retourner mourir sur cette terre d'exild’exil dont il revenait: Il y a des hommes à qui la vie a été jetée au cou comme une chaîne. On m'avaitm’avait présenté au frère du roi; on lui avait fait lire ma brochure, autrement il n'auraitn’aurait pas su mon nom: il ne se rappelait ni de m'avoirm’avoir vu à la cour de Louis XVI, ni au camp de Thionville, et n'avaitn’avait sans doute jamais entendu parler du Génie du christianisme: c'étaitc’était tout simple. Quand on a beaucoup et longuement souffert, on ne se souvient plus que de soi; l'infortunel’infortune personnelle est une compagne un peu froide, mais exigeante; elle vous obsède; elle ne laisse de place à aucun autre sentiment, ne vous quitte point, s'empares’empare de vos genoux et de votre couche. La veille du jour de l'entréel’entrée du comte d'Artoisd’Artois, Napoléon, après avoir inutilement négocié avec Alexandre par l'entremisel’entremise de M. de Caulaincourt, avait fait connaître l'actel’acte de son abdication: "Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereurl’empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'empereurl’empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu'ilqu’il renonce pour lui et ses héritiers au trône de France et d'Italied’Italie, parce qu'ilqu’il n'estn’est aucun sacrifice personnel, même celui de la vie, qu'ilqu’il ne soit prêt à faire à l'intérêtl’intérêt des Français." A ces paroles éclatantes l'empereurl’empereur ne tarda pas de donner, par son retour, un démenti non moins éclatant: il ne lui fallut que le temps d'allerd’aller à l'îlel’île d'Elbed’Elbe. Il resta à Fontainebleau jusqu'aujusqu’au 20 avril. Le 20 d'avrild’avril étant arrivé, Napoléon descendit le perron à deux branches qui conduit au péristyle du château désert de la monarchie des Capets. Quelques grenadiers, restes des soldats vainqueurs de l'Europel’Europe, se formèrent en ligne dans la grande cour, comme sur leur dernier champ de bataille; ils étaient entourés de ces vieux arbres, compagnons mutilés de François Ier et de Henri IV. Bonaparte adressa ces paroles aux derniers témoins de ses combats: "Généraux, officiers, sous-officiers et soldats de ma vieille garde, je vous fais mes adieux: depuis vingt ans je suis content de vous; je vous ai toujours trouvés sur le chemin de la gloire. "Les puissances alliées ont armé toute l'Europel’Europe contre moi; une partie de l'arméel’armée a trahi ses devoirs, et la France elle-même a voulu d'autresd’autres destinées. "Avec vous et les braves qui me sont restés fidèles, j'auraisj’aurais pu entretenir la guerre civile pendant trois ans; mais la France eût été malheureuse, ce qui était contraire au but que je me suis proposé. "Soyez fidèles au nouveau roi que la France s'ests’est choisi; n'abandonnezn’abandonnez pas notre chère patrie, trop longtemps malheureuse! aimez-la toujours, aimez-la bien, cette chère patrie. "Ne plaignez pas mon sort; je serai toujours heureux lorsque je saurai que vous l'êtesl’êtes. "J'auraisJ’aurais pu mourir; rien ne m'eûtm’eût été plus facile; mais je suivrai sans cesse le chemin de l'honneurl’honneur. J'aiJ’ai encore à écrire ce que nous avons fait. "Je ne puis vous embrasser tous; mais j'embrasseraij’embrasserai votre général...Vèmenez, général..." (Il serre le général Petit dans ses bras.) Qu'onQu’on m'apportem’apporte l'aiglel’aigle!... (Il la baise.) Chère aigle! que ces baisers retentissent dans le coeur de tous les braves!... Adieu, mes enfants!... Mes voeux vous accompagneront toujours; conservez mon souvenir." Cela dit, Napoléon lève sa tente qui couvrait le monde.
 
ITINERAIRE DE NAPOLEON A L'ILEL’ILE D'ELBED’ELBE.
 
Bonaparte avait demandé à l'Alliancel’Alliance des commissaires, afin d'êtred’être protégé par eux jusqu'àjusqu’à l'îlel’île que les souverains lui accordaient en toute propriété et en avancement d'hoiried’hoirie. Le comte Schouwaloff fut nommé pour la Russie, le général Kohler pour l'Autrichel’Autriche, le colonel Campbell pour l'Angleterrel’Angleterre, et le comte Waldbourg-Truchsess pour la Prusse: celui-ci a écrit l'Itinérairel’Itinéraire de Napoléon de Fontainebleau à l'îlel’île d'Elbed’Elbe. Cette brochure et celle de l'abbél’abbé de Pradt sur l'ambassadel’ambassade de Pologne sont les deux comptes-rendus dont Napoléon a été le plus affligé. Il regrettait sans doute alors le temps de sa libérale censure, quand il faisait fusiller le pauvre Palm, libraire allemand, pour avoir distribué à Nuremberg l'écritl’écrit de M. de Gentz: L'AllemagneL’Allemagne dans son profond abaissement. Nuremberg, à l'époquel’époque de la publication de cet écrit, étant encore ville libre, n'appartenaitn’appartenait point à la France: Palm n'auraitn’aurait-il pas dû deviner cette conquête? Le comte de Waldbourg fait d'abordd’abord le récit de plusieurs conversations qui précédèrent à Fontainebleau le départ. Il rapporte que Bonaparte donnait les plus grands éloges à lord Wellington et s'informaits’informait de son caractère et de ses habitudes. Il s'excusaits’excusait de n'avoirn’avoir pas fait la paix à Prague, à Dresde et à Francfort; il convenait qu'ilqu’il avait eu tort, mais qu'ilqu’il avait d'autresd’autres vues. "Je n'ain’ai point été usurpateur, ajoutait-il, parce que je n'ain’ai accepté la couronne que d'aprèsd’après le voeu unanime de la nation, tandis que Louis XVIII l'al’a usurpée, n'étantn’étant appelé au trône que par un vil sénat dont plus de dix membres ont voté la mort de Louis XVI." Le comte de Waldbourg poursuit ainsi son récit: "L'empereurL’empereur se mit en route, avec ses quatre autres voitures, le 21 vers midi, après avoir eu encore avec le général Kohler un long entretien, dont voici le résumé: Eh bien! vous avez entendu hier mon discours à la vieille garde; il vous a plu et vous avez vu l'effetl’effet qu'ilqu’il a produit. Voilà comme il faut parler et agir avec eux, et si Louis XVIII ne suit pas cet exemple, il ne fera jamais rien du soldat français.".... "Les cris de vive l'Empereurl’Empereur cessèrent dès que les troupes françaises ne furent plus avec nous. A Moulins nous vîmes les premières cocardes blanches et les habitants nous reçurent aux acclamations de vivent les alliés! Le colonel Campbell partit de Lyon en avant, pour aller chercher à Toulon ou à Marseille une frégate anglaise qui pût, d'aprèsd’après le voeu de Napoléon, le conduire dans son île. "A Lyon, où nous passâmes vers les onze heures du soir, il s'assemblas’assembla quelques groupes qui crièrent vive Napoléon! Le 24, vers midi, nous rencontrâmes le maréchal Augereau près de Valence. L'empereurL’empereur et le maréchal descendirent de voiture; Napoléon ôta son chapeau, et tendit les bras à Augereau, qui l'embrassal’embrassa, mais sans le saluer. Où vas-tu comme ça? lui dit l'empereurl’empereur en le prenant par le bras, tu vas à la cour? Augereau répondit que pour le moment il allait à Lyon: ils marchèrent près d'und’un quart d'heured’heure ensemble, en suivant la route de Valence. L'empereurL’empereur fit au maréchal des reproches sur sa conduite envers lui et lui dit: Ta proclamation est bien bête; pourquoi des injures contre moi? Il fallait simplement dire: Le voeu de la nation s'étants’étant prononcé en faveur d'und’un nouveau souverain, le devoir de l'arméel’armée est de s'ys’y conformer. Vive le Roi! vive Louis XVIII! Augereau alors se mit aussi à tutoyer Bonaparte, et lui fit à son tour d'amersd’amers reproches sur son insatiable ambition, à laquelle il avait tout sacrifié, même le bonheur de la France entière. Ce discours fatiguant Napoléon, il se tourna avec brusquerie du côté du maréchal, l'embrassal’embrassa, lui ôta encore son chapeau, et se jeta dans sa voiture. Augereau, les mains derrière le dos, ne dérangea pas sa casquette de dessus sa tête; et seulement, lorsque l'Empereurl’Empereur fut remonté dans sa voiture, il lui fit un geste méprisant de la main en lui disant adieu .... "Le 25, nous arrivâmes à Orange; nous fumes reçus aux cris de: vive le Roi! vive Louis XVIII! "Le même jour, le matin, l'empereurl’empereur trouva un peu en avant d'Avignond’Avignon, à l'endroitl’endroitl'onl’on devait changer de chevaux, beaucoup de peuple rassemblé, qui l'attendaitl’attendait à son passage, et qui nous accueillit aux cris de: Vive le Roi! vivent les alliés! A bas le tyran, le coquin, le mauvais gueux!... Cette multitude vomit encore contre lui mille invectives. Nous fîmes tout ce que nous pûmes pour arrêter ce scandale, et diviser la foule qui assaillait sa voiture; nous ne pûmes obtenir de ces forcenés qu'ilsqu’ils cessassent d'insulterd’insulter l'hommel’homme qui, disaient-ils, les avait rendus si malheureux, et qui n'avaitn’avait d'autred’autre désir que d'augmenterd’augmenter encore leur misère.... "Dans tous les endroits que nous traversâmes, il fut reçu de la même manière. A Orgon, petit village où nous changeâmes de chevaux, la rage du peuple était à son comble; devant l'aubergel’auberge même où il devait s'arrêters’arrêter, on avait élevé une potence à laquelle était suspendu un mannequin, en uniforme français, couvert de sang, avec une inscription placée sur la poitrine et ainsi conçue: Tel sera, tôt ou tard, le sort du tyran. Le peuple se cramponnait à la voiture de Napoléon, et cherchait à le voir pour lui adresser les plus fortes injures. L'empereurL’empereur se cachait derrière le général Bertrand le plus qu'ilqu’il pouvait; il était pâle et défait, ne disant pas un mot. A force de pérorer le peuple, nous parvîmes à le tirer de ce mauvais pas. "Le comte Schouvaloff, à côté de la voiture de Bonaparte, harangua la populace en ces termes: "N'avezN’avez-vous pas honte d'insulterd’insulter à un malheureux sans défense? il est assez humilié par la triste situation où il se trouve, lui qui s'imaginaits’imaginait donner des lois à l'universl’univers et qui se trouve aujourd'huiaujourd’hui à la merci de votre générosité 1 Abandonnez-le à lui-même; regardez-le: vous voyez que le mépris est la seule arme que vous devez employer contre cet homme, qui a cessé d'êtred’être dangereux. Il serait au-dessous de la nation française d'end’en prendre une autre vengeance!" Le peuple applaudissait à ce discours, et Bonaparte, voyant l'effetl’effet qu'ilqu’il produisait, faisait des signes d'approbationd’approbation à Schouwaloff, et le remercia ensuite du service qu'ilqu’il lui avait rendu. "A un quart de lieue en deçà d'Orgond’Orgon, il crut indispensable la précaution de se déguiser: il mit une mauvaise redingote bleue, un chapeau rond sur sa tête avec une cocarde blanche, et monta un cheval de poste pour galoper devant sa voiture, voulant passer ainsi pour un courrier. Comme nous ne pouvions le suivre, nous arrivâmes à Saint-Canat bien après lui. Ignorant les moyens qu'ilqu’il avait pris pour se soustraire au peuple, nous le croyions dans le plus grand danger, car nous voyions sa voiture entourée de gens furieux qui cherchaient à ouvrir les portières: elles étaient heureusement bien fermées, ce qui sauva le général Bertrand. La ténacité des femmes nous étonna le plus; elles nous suppliaient de le leur livrer, disant: "Il l'al’a si bien mérité envers nous et envers vous-mêmes, que nous ne vous demandons qu'unequ’une chose juste." "A une demi-lieue de Saint-Canat, nous atteignîmes la voiture de l'empereurl’empereur, qui, bientôt après, entra dans une mauvaise auberge située sur la grande route et appelée la Calade. Nous l'yl’y suivîmes, et ce n'estn’est qu'enqu’en cet endroit que nous apprîmes et le travestissement dont il s'étaits’était servi, et son arrivée dans cette auberge à la faveur de ce bizarre accoutrement; il n'avaitn’avait été accompagné que d'und’un seul courrier; sa suite, depuis le général jusqu'aujusqu’au marmiton, était parée de cocardes blanches, dont ils paraissaient s'êtres’être approvisionnés à l'avancel’avance. Son valet de chambre, qui vint au devant de nous, nous pria de faire passer l'empereurl’empereur pour le colonel Campbell, parce qu'enqu’en arrivant il s'étaits’était annoncé pour tel à l'hôtessel’hôtesse. Nous promîmes de nous conformer à ce désir, et j'entraij’entrai le premier dans une espèce de chambre où je fus frappé de trouver le ci-devant souverain du monde plongé dans de profondes réflexions, la tête appuyée dans ses mains. Je ne le reconnus pas d'abordd’abord, et je m'approchaim’approchai de lui. Il se leva en sursaut en entendant quelqu'unquelqu’un marcher, et me laissa voir son visage arrosé de larmes. Il me fit signe de ne rien dire, me fit asseoir près de lui, et, tout le temps que l'hôtessel’hôtesse fut dans la chambre, il ne me parla que de choses indifférentes. Mais lorsqu'ellelorsqu’elle sortit, il reprit sa première position. Je jugeai convenable de le laisser seul; il nous fit cependant prier de passer de temps en temps dans sa chambre pour ne pas faire soupçonner sa présence. Nous lui fîmes savoir qu'onqu’on était instruit que le colonel Campbell avait passé la veille justement par cet endroit, pour se rendre à Toulon. Il résolut aussitôt de prendre le nom de lord Burghers. On se mit à table; mais comme ce n'étaientn’étaient pas ses cuisiniers qui avaient préparé le dîner, il ne pouvait se résoudre à prendre aucune nourriture, dans la crainte d'êtred’être empoisonné. Cependant, nous voyant manger de bon appétit, il eut honte de nous faire voir les terreurs qui l'agitaientl’agitaient, et prit de tout ce qu'onqu’on lui offrit; il fit semblant d'yd’y goûter, mais il renvoyait les mets sans y toucher; quelquefois il jetait dessous la table ce qu'ilqu’il avait accepté, pour faire croire qu'ilqu’il l'avaitl’avait mangé. Son dîner fut composé d'und’un peu de pain et d'und’un flacon de vin qu'ilqu’il fit retirer de sa voiture et qu'ilqu’il partagea même avec nous. Il parla beaucoup et fut d'uned’une amabilité très remarquable. Lorsque nous fûmes seuls, et que l'hôtessel’hôtesse qui nous servait fut sortie, il nous fit connaître combien il croyait sa vie en danger; il était persuadé que le gouvernement français avait pris des mesures pour le faire enlever ou assassiner dans cet endroit. "Mille projets se croisaient dans sa tête sur la manière dont il pourrait se sauver; il rêvait aussi aux moyens de tromper le peuple d'Aixd’Aix, car on l'avaitl’avait prévenu qu'unequ’une très grande foule l'attendaitl’attendait à la poste. Il nous déclara donc que ce qui lui paraissait le plus convenable, c'étaitc’était de retourner jusqu'àjusqu’à Lyon, et de prendre de là une autre route pour s'embarquers’embarquer en Italie. Nous n'aurionsn’aurions pu, en aucun cas, consentir à ce projet, et nous cherchâmes à le persuader de se rendre directement à Toulon ou d'allerd’aller par Digne à Fréjus. Nous tâchâmes de le convaincre qu'ilqu’il était impossible que le gouvernement français pût avoir des intentions si perfides à son égard sans que nous en fussions instruits, et que la populace, malgré les indécences auxquelles elle se portait, ne se rendrait pas coupable d'und’un crime de cette nature. "Pour nous mieux persuader, et pour nous prouver jusqu'àjusqu’à quel point ses craintes, selon lui, étaient fondées, il nous raconta ce qui s'étaits’était passé entre lui et l'hôtessel’hôtesse, qui ne l'avaitl’avait pas reconnu. - Eh bien! lui avait-elle dit, avez-vous rencontré Bonaparte? - Non, avait-il répondu. - Je suis curieuse, continua-t-elle, de voir s'ils’il pourra se sauver; je crois toujours que le peuple va le massacrer; aussi faut-il convenir qu'ilqu’il l'al’a bien mérité, ce coquin-là! Dites-moi donc, on va l'embarquerl’embarquer pour son île? - Mais oui. - On le noiera, n'estn’est-ce pas? - Je l'espèrel’espère bien! lui répliqua Napoléon. Vous voyez donc, ajouta-t-il, à quel danger je suis exposé. "Alors il recommença à nous fatiguer de ses inquiétudes et de ses irrésolutions. Il nous pria même d'examinerd’examiner s'ils’il n'yn’y avait pas quelque part une porte cachée par laquelle il pourrait s'échappers’échapper, ou si la fenêtre, dont il avait fait fermer les volets en arrivant, n'étaitn’était pas trop élevée pour pouvoir sauter et s'évaders’évader ainsi. "La fenêtre était grillée en dehors, et je le mis dans un embarras extrême en lui communiquant cette découverte. Au moindre bruit il tressaillait et changeait de couleur. "Après dîner nous le laissâmes à ses réflexions; et comme, de temps en temps, nous entrions dans sa chambre, d'aprèsd’après le désir qu'ilqu’il en avait témoigné, nous le trouvions toujours en pleurs.... "L'aideL’aide de camp du général Schouwaloff vint dire que le peuple qui était ameuté dans la rue était presque entièrement retiré. L'empereurL’empereur résolut de parti à minuit. "Par une prévoyance exagérée, il prit encore de nouveaux moyens pour n'êtren’être pas reconnu. "Il contraignit, par ses instances, l'aidel’aide de camp du général Schouwaloff de se vêtir de la redingote bleue et du chapeau rond avec lesquels il était arrivé dans l'aubergel’auberge. "Bonaparte, qui alors voulut se faire passer pour un colonel autrichien, mit l'uniformel’uniforme du général Kohler, se décora de l'ordrel’ordre de Sainte-Thérèse, que portait le général, mit ma casquette de voyage sur sa tête, et se couvrit du manteau du général Schouwaloff. "Après que les commissaires des puissances alliées l'eurentl’eurent ainsi équipé, les voitures s'avancèrents’avancèrent; mais, avant de descendre, nous fîmes une répétition, dans notre chambre, de l'ordrel’ordre dans lequel nous devions marcher. Le général Drouot ouvrait le cortège; venait ensuite le soi-disant empereur, l'aidel’aide de camp du général Schouwaloff, ensuite le général Kohler, l'empereurl’empereur, le général Schouwaloff et moi qui avais l'honneurl’honneur de faire partie de l'arrièrel’arrière-garde, à laquelle se joignit la suite de l'empereurl’empereur. "Nous traversâmes ainsi la foule ébahie qui se donnait une peine extrême pour tâcher de découvrir parmi nous celui qu'ellequ’elle appelait son tyran. "L'aideL’aide de camp de Schouwaloff (le major Olewieff) prit la place de Napoléon dans sa voiture, et Napoléon partit avec le général Kohler dans sa calèche... ...............................................................................
 
"Toutefois, l'empereurl’empereur ne se rassurait pas; il restait toujours dans la calèche du général autrichien, et il commanda au cocher de fumer, afin que cette familiarité pût dissimuler sa présence. Il pria même le général Kohler de chanter, et comme celui-ci lui répondit qu'ilqu’il ne savait pas chanter, Bonaparte lui dit de siffler. "C'estC’est ainsi qu'ilqu’il poursuivit sa route, caché dans un des coins de la calèche, faisant semblant de dormir, bercé par l'agréablel’agréable musique du général et encensé par la fumée du cocher. "A Saint-Maximin, il déjeuna avec nous. Comme il entendit dire que le sous-préfet d'Aixd’Aix était en cet endroit, il le fit appeler, et l'apostrophal’apostropha en ces termes: Vous devez rougir de me voir en uniforme autrichien; j'aij’ai dû le prendre pour me mettre à l'abril’abri des insultes des Provençaux. J'arrivaisJ’arrivais avec pleine confiance au milieu de vous, tandis que j'auraisj’aurais pu emmener avec moi six mille hommes de ma garde. Je ne trouve ici que des tas d'enragésd’enragés qui menacent ma vie. C'estC’est une méchante race que les Provençaux; ils ont commis toutes sortes d'horreursd’horreurs et de crimes dans la révolution et sont tout prêts à recommencer: mais quand il s'agits’agit de se battre avec courage, alors ce sont des lâches. Jamais la Provence ne m'am’a fourni un seul régiment dont j'auraisj’aurais pu être content. Mais ils seront peut-être demain aussi acharnés contre Louis XVIII qu'ilsqu’ils le paraissent aujourd'huiaujourd’hui contre moi; etc.
 
"Ensuite, se tournant vers nous, il nous dit que Louis XVIII ne ferait jamais rien de la nation française s'ils’il la traitait avec trop de ménagement. Puis, continua-t-il, il faut nécessairement qu'ilqu’il lève des impôts considérables, et ces mesures lui attireront aussitôt la haine de ses sujets. Il nous raconta qu'ilqu’il y avait dix-huit ans qu'ilqu’il avait été envoyé en ce pays, avec plusieurs milliers d'hommesd’hommes, pour délivrer deux royalistes qui devaient être pendus pour avoir porté la cocarde blanche. Je les sauvai avec beaucoup de peine des mains de ces enragés; et aujourd'huiaujourd’hui, continua-t-il, ces hommes recommenceraient les mêmes excès contre celui d'entred’entre eux qui se refuserait à porter la cocarde blanche! Telle est l'inconstancel’inconstance du peuple français! " Nous apprîmes qu'ilqu’il y avait au Luc deux escadrons de hussards autrichiens; et, d'aprèsd’après la demande de Napoléon, nous envoyâmes l'ordrel’ordre au commandant d'yd’y attendre notre arrivée pour escorter l'empereurl’empereur jusqu'àjusqu’à Fréjus." Ici finit la narration du comte de Waldbourg: ces récits font mal à lire. Quoi! les commissaires ne pouvaient-ils mieux protéger celui dont ils avaient l'honneurl’honneur de répondre? Qu'étaientQu’étaient-ils pour affecter des airs si supérieurs avec un pareil homme? Bonaparte dit avec raison que, s'ils’il l'eûtl’eût voulu, il aurait pu voyager accompagné d'uned’une partie de sa garde. Il est évident qu'onqu’on était indifférent à son sort: on jouissait de sa dégradation; on consentait avec plaisir aux marques de mépris que la victime requérait pour sa sûreté: il est si doux de tenir sous ses pieds la destinée de celui qui marchait sur les plus hautes têtes, de se venger de l'orgueill’orgueil par l'insultel’insulte! Aussi les commissaires ne trouvent pas un mot, même un mot de sensibilité philosophique, sur un tel changement de fortune, pour avertir l'hommel’homme de son néant et de la grandeur des jugements de Dieu! Dans les rangs des alliés, les anciens adulateurs de Napoléon avaient été nombreux: quand on s'ests’est mis à genoux devant la force, on n'estn’est pas reçu à triompher du malheur. La Prusse, j'enj’en conviens, avait besoin d'und’un effort de vertu pour oublier ce qu'ellequ’elle avait souffert, elle, son'son’ roi et sa reine; mais cet effort devait être fait. Hélas! Bonaparte n'avaitn’avait eu pitié de rien; tous les coeurs s'étaients’étaient refroidis pour lui. Le moment où il s'ests’est montré le plus cruel, c'estc’est à Jaffa; le plus petit, c'estc’est sur la route de l'îlel’île d'Elbed’Elbe: dans le premier cas, les nécessités militaires lui ont servi d'excused’excuse; dans le second, la dureté des commissaires étrangers donne le change aux sentiments des lecteurs et diminue son abaissement. Le gouvernement provisoire de France ne me semble pas lui-même tout à fait irréprochable: je rejette les calomnies de Maubreuil; néanmoins, dans la terreur qu'inspiraitqu’inspirait encore Napoléon à ses anciens domestiques, une catastrophe fortuite aurait pu ne se présenter à leurs yeux que comme un malheur. On voudrait douter de la vérité des faits rapportés par le comte de Waldbourg-Truchsess, mais le général Kohler a confirmé, dans une suite de l'Itinérairel’Itinéraire de Waldbourg, une partie de la narration de son collègue; de son côté le général Schouwaloff m'am’a certifié l'exactitudel’exactitude des faits: ses paroles contenues en disaient plus que le récit expansif de Waldbourg. Enfin l'Itinérairel’Itinéraire de Fabry est composé sur des documents français authentiques, fournis par des témoins oculaires. Maintenant que j'aij’ai fait justice des commissaires et des alliés, est-ce bien le vainqueur du monde que l'onl’on aperçoit dans l'Itinérairel’Itinéraire de Waldbourg? Le héros réduit à des déguisements et à des larmes, pleurant sous une veste de courrier au fond d'uned’une arrière-chambre d'auberged’auberge! Etait-ce ainsi que Marius se tenait sur les ruines de Carthage, qu'Annibalqu’Annibal mourut en Bithynie, César au sénat? Comment Pompée se déguisa-t-il? en se couvrant la tête de sa toge. Celui qui avait revêtu la pourpre se mettant à l'abril’abri sous la cocarde blanche, poussant le cri de salut: Vive le Roi! ce roi dont il avait fait fusiller un héritier! Le maître des peuples encourageant les humiliations que lui prodiguaient les commissaires afin de le mieux cacher, enchanté que le général Kohler sifflât devant lui, qu'unqu’un cocher lui fumât à la figure, forçant l'aidel’aide de camp du général Schouwaloff à jouer le rôle de l'empereurl’empereur, tandis que lui Bonaparte portait l'habitl’habit d'und’un colonel autrichien et se couvrait du manteau d'und’un général russe! Il fallait cruellement aimer la vie: ces immortels ne peuvent consentir à mourir. Moreau disait de Bonaparte: "Ce qui le caractérise, c'estc’est le mensonge et l'amourl’amour de la vie: je le battrai et je le verrai à mes pieds me demander grâce." Moreau pensait de la sorte, ne pouvant comprendre la nature de Bonaparte; il tombait dans la même erreur que lord Byron. Au moins, à Sainte-Hélène, Napoléon agrandi par les muses, bien que peu noble dans ses démêlés avec le gouverneur anglais, n'eutn’eut à supporter que le poids de son immensité. En France, le mal qu'ilqu’il avait fait lui apparut personnifié dans les veuves et les orphelins, et le contraignit de trembler sous les mains de quelques femmes. Tout cela est trop vrai; mais Bonaparte ne doit pas être jugé d'aprèsd’après les règles que l'onl’on applique aux grands génies, parce que la magnanimité lui manquait. Il y a des hommes qui ont la faculté de monter et qui n'ontn’ont pas la faculté de descendre. Lui, Napoléon, possédait les deux facultés: comme l'angel’ange rebelle, il pouvait raccourcir sa taille incommensurable pour la renfermer dans un espace mesuré; sa ductilité lui fournissait des moyens de salut et de renaissance: avec lui tout n'étaitn’était pas fini quand il semblait avoir fini. Changeant à volonté de moeurs et de costume, aussi parfait dans le comique que dans le tragique, cet acteur savait paraître naturel sous la tunique de l'esclavel’esclave comme sous le manteau de roi, dans le rôle d'Attaled’Attale ou dans le rôle de César. Encore un moment et vous verrez, du fond de sa dégradation, le nain relever sa tête de Briarée; Asmodée sortira en fumée énorme du flacon où il s'étaits’était comprimé. Napoléon estimait la vie pour ce qu'ellequ’elle lui rapportait; il avait l'instinctl’instinct de ce qui lui restait encore à peindre; il ne voulait pas que la toile lui manquât avant d'avoird’avoir achevé ses tableaux. Sur les frayeurs de Napoléon, Walter Scott, moins injuste que les commissaires, remarque avec candeur que la fureur du peuple fit beaucoup d'impressiond’impression sur Bonaparte, qu'ilqu’il répandit des larmes, qu'ilqu’il montra plus de faiblesse que n'enn’en admettait son courage reconnu; mais il ajoute: "Le danger était d'uned’une espèce particulièrement horrible et propre à intimider ceux à qui la terreur des champs de bataille était familière: le plus brave soldat peut frémir devant la mort des de Witt." Napoléon fut soumis à ces angoisses révolutionnaires dans les mêmes lieux où il commença sa carrière avec la Terreur. Le général prussien, interrompant une fois son récit, s'ests’est cru obligé de révéler un mal que l'empereurl’empereur ne cachait pas: le comte de Waldbourg a pu confondre ce qu'ilqu’il voyait avec les souffrances dont M. de Ségur avait été témoin dans la campagne de Russie, lorsque Bonaparte, contraint de descendre de cheval, s'appuyaits’appuyait la tête contre des canons. Au nombre des infirmités des guerriers illustres, la véritable histoire ne compte que le poignard qui perça le coeur de Henri IV, ou le boulet qui emporta Turenne. Après le récit de l'arrivéel’arrivée de Bonaparte à Fréjus, Walter Scott, débarrassé des grandes scènes, retombe avec joie dans son talent; il s'ens’en va en Bavardin, comme parle madame de Sévigné; il devise du passage de Napoléon à l'îlel’île d'Elbed’Elbe, de la séduction exercée par Bonaparte sur les matelots anglais, excepté sur Hinton, qui ne pouvait entendre les louanges données à l'empereurl’empereur sans murmurer le mot humbug. Quand Napoléon partit, Hinton souhaita à son honneur bonne santé et meilleure chance une autre fois. Napoléon était toutes les misères et toutes les grandeurs de l'hommel’homme.
 
LOUIS XVIII A COMPIEGNE. - SON ENTREE A PARIS. - LA VIEILLE GARDE. - FAUTE IRREPARABLE. - DECLARATION DE SAINT-OUEN. - TRAITE DE PARIS. - LA CHARTE. - DEPART DES ALLIES.
 
Tandis que Bonaparte, connu de l'universl’univers, s'échappaits’échappait de France au milieu des malédictions, Louis XVIII, oublié partout, sortait de Londres sous une voûte de drapeaux blancs et de couronnes. Napoléon, en débarquant à l'îlel’île d'Elbed’Elbe, y retrouva sa force. Louis XVIII, en débarquant à Calais, eût pu voir Louvel; il y rencontra le général Maison, chargé, seize ans après, d'embarquerd’embarquer Charles X à Cherbourg. Charles X, apparemment pour le rendre digne de sa mission future, donna dans la suite à M. Maison le bâton de maréchal de France, comme un chevalier, avant de se battre, conférait la chevalerie à l'hommel’homme inférieur avec lequel il daignait se mesurer. Je craignais l'effetl’effet de l'apparitionl’apparition de Louis XVIII. Je me hâtai de le devancer dans cette résidence d'oùd’où Jeanne d'Arcd’Arc tomba aux mains des Anglais et où l'onl’on me montra un volume atteint d'und’un des boulets lancés contre Bonaparte. Qu'allaitQu’allait-on penser à l'aspectl’aspect de l'invalidel’invalide royal remplaçant le cavalier qui avait pu dire comme Attila: "L'herbeL’herbe ne croit plus partout où mon cheval a passé?" Sans mission et sans goût j'entreprisj’entrepris (on m'avaitm’avait jeté un sort) une tache assez difficile, celle de peindre l'arrivéel’arrivée à Compiègne, de faire voir le fils de saint Louis tel que je l'idéalisail’idéalisai à l'aidel’aide des Muses. Je m'exprimaim’exprimai ainsi: "Le carrosse du Roi était précédé des généraux et des maréchaux de France, qui étaient allés au-devant de S. M. Ce n'an’a plus été des cris de Vive le Roi! mais des clameurs confuses dans lesquelles on ne distinguait rien que les accents de l'attendrissementl’attendrissement et de la joie. Le Roi portait un habit bleu, distingué seulement par une plaque et des épaulettes; ses jambes étaient enveloppées de larges guêtres de velours rouge, bordées d'und’un petit cordon d'ord’or. Quand il est assis dans son fauteuil, avec ses guêtres à l'antiquel’antique, tenant sa canne entre ses genoux, on croirait voir Louis XIV à cinquante ans. ............................ "............... Les maréchaux Macdonald, Ney, Moncey, Serrurier, Brune, le prince de Neuchâtel, tous les généraux, toutes les personnes présentes, ont obtenu pareillement du Roi les paroles les plus affectueuses. Telle est en France la force du souverain légitime, cette magie attachée au nom du Roi. Un homme arrive seul de l'exill’exil, dépouillée de tout, sans suite, sans gardes, sans richesses il n'an’a rien à donner, presque rien à promettre. Il descend de sa voiture, appuyé sur le bras d'uned’une jeune femme; il se montre à des capitaines qui ne l'ontl’ont jamais vu, à des grenadiers qui savent à peine son nom. Quel est cet homme? c'estc’est le Roi! Tout le monde tombe à ses pieds."
 
Ce que je disais là des guerriers, dans le but que je me proposais d'atteindred’atteindre, était vrai quant aux chefs; mais je mentais à l'égardl’égard des soldats. J'aiJ’ai présent à la mémoire, comme si je le voyais encore, le spectacle dont je fus témoin lorsque Louis XVIII, entrant dans Paris le 3 mai, alla descendre à Notre-Dame: on avait voulu épargner au Roi l'aspectl’aspect des troupes étrangères; c'étaitc’était un régiment de la vieille garde à pied qui formait la haie depuis le Pont-Neuf jusqu'àjusqu’à Notre-Dame, le long du quai des Orfèvres. Je ne crois pas que figures humaines aient jamais exprimé quelque chose d'aussid’aussi menaçant et d'aussid’aussi terrible. Ces grenadiers couverts de blessures, vainqueurs de l'Europel’Europe, qui avaient vu tant de milliers de boulets passer sur leurs têtes, qui sentaient le feu et la poudre; ces mêmes hommes, privés de leur capitaine, étaient forcés de saluer un vieux Roi, invalide du temps, non de la guerre, surveillés qu'ilsqu’ils étaient par une armée de Russes, d'Autrichiensd’Autrichiens et de Prussiens, dans la capitale envahie de Napoléon. Les uns, agitant la peau de leur front, faisaient descendre leur large bonnet à poils sur leurs yeux comme pour ne pas voir; les autres abaissaient les deux coins de leur bouche dans le mépris de la rage; les autres, à travers leurs moustaches, laissaient voir leurs dents comme des tigres. Quand ils présentaient les armes c'étaitc’était avec un mouvement de fureur, et le bruit de ces armes faisait trembler. Jamais, il faut en convenir, hommes n'ontn’ont été mis à une pareille épreuve et n'ontn’ont souffert un tel supplice. Si dans ce moment ils eussent été appelés à la vengeance, il aurait fallu les exterminer jusqu'aujusqu’au dernier, ou ils auraient mangé la terre. Au bout de la ligne était un jeune hussard, à cheval; il tenait son sabre nu; il le faisait sauter et comme danser par un mouvement convulsif de colère. Il était pâle; ses yeux pivotaient dans leur orbite; il ouvrait la bouche et la fermait tour à tour en faisant claquer ses dents et en étouffant des cris dont on n'entendaitn’entendait que le premier son. Il aperçut un officier russe: le regard qu'ilqu’il lui lança ne peut se dire. Quand la voiture du Roi passa devant lui, il fit bondir son cheval, et certainement il eut la tentation de se précipiter sur le Roi. La Restauration, à son début, commit une faute irréparable: elle devait licencier l'arméel’armée en conservant les maréchaux, les généraux, les gouverneurs militaires, les officiers dans leurs pensions, honneurs et grades; les soldats seraient rentrés ensuite successivement dans l'arméel’armée reconstituée, comme ils l'ontl’ont fait depuis dans la garde royale: la légitimité n'eûtn’eût pas eu d'abordd’abord contre elle ces soldats de l'Empirel’Empire organisés, embrigadés, dénommés comme ils l'étaientl’étaient aux jours de leurs victoires, sans cesse causant entre eux du temps passé, nourrissant des regrets et des sentiments hostiles à leur nouveau maître. La misérable résurrection de la Maison-Rouge, ce mélange de militaires de la vieille monarchie et des soldats du nouvel empire, augmenta le mal: croire que des vétérans illustrés sur mille champs de bataille ne seraient pas choqués de voir des jeunes gens, très braves sans doute, mais pour la plupart neufs au métier des armes, de les voir porter, sans les avoir gagnées, les marques d'und’un haut grade militaire, c'étaitc’était ignorer la nature humaine. Pendant le séjour que Louis XVIII avait fait à Compiègne, Alexandre était venu le visiter. Louis XVIII le blessa par sa hauteur: il résulta de cette entrevue la déclaration du 2 mai, de Saint-Ouen. Le Roi y disait: qu'ilqu’il était résolu à donner pour base de la Constitution qu'ilqu’il destinait à son peuple les garanties suivantes: le gouvernement représentatif divisé en deux corps, l'impôtl’impôt librement consenti, la liberté publique et individuelle, la liberté de la presse, la liberté des cultes, des propriétés inviolables et sacrées, la vente des biens nationaux irrévocable, les ministres responsables, les juges inamovibles et le pouvoir judiciaire indépendant, tout Français admissible à tous les emplois, etc., etc. Cette déclaration, quoiqu'ellequoiqu’elle fût naturelle à l'espritl’esprit de Louis XVIII, n'appartenaitn’appartenait néanmoins ni à lui, ni à ses conseillers; c'étaitc’était tout simplement le temps qui partait de son repos: ses ailes avaient été ployées, sa fuite suspendue depuis 1792; il reprenait son vol ou son cours. Les excès de la Terreur, le despotisme de Bonaparte, avaient fait rebrousser les idées; mais, sitôt que les obstacles qu'onqu’on leur avait opposés furent détruits, elles affluèrent dans le lit qu'ellesqu’elles devaient à la fois suivre et creuser. On reprit les choses au point où elles s'étaients’étaient arrêtées; ce qui s'étaits’était passé fut comme non avenu: l'espècel’espèce humaine, reportée au commencement de la Révolution, avait seulement perdu quarante ans de sa vie; or, qu'estqu’est-ce que quarante ans dans la vie générale de la société? Cette lacune a disparu lorsque les tronçons coupés du temps se sont rejoints. Le 30 mai 1814 fut conclu le traité de Paris entre les alliés et la France. On convint que dans le délai de deux mois toutes les puissances qui avaient été engagées de part et d'autred’autre dans la présenté guerre enverraient des plénipotentiaires à Vienne pour régler dans un congrès général les arrangements définitifs. Le 4 juin, Louis XVIII parut en séance royale dans une assemblée collective du Corps législatif et d'uned’une fraction du Sénat. Il prononça un noble discours; vieux, passés, usés, ces fastidieux détails ne servent plus que de fil historique. La Charte, pour la plus grande partie de la nation, avait l'inconvénientl’inconvénient d'êtred’être octroyée: c'étaitc’était remuer, par ce mot très inutile, la question brûlante de la souveraineté royale ou populaire. Louis XVIII aussi datait son bienfait de l'anl’an de son règne, regardant Bonaparte comme non avenu, de même que Charles II avait sauté à pieds joints par-dessus Cromwell: c'étaitc’était une espèce d'insulted’insulte aux souverains qui avaient tous reconnu Napoléon, et qui dans ce moment même se trouvaient dans Paris. Ce langage suranné et ces prétentions des anciennes monarchies n'ajoutaientn’ajoutaient rien à l'al’a légitimité du droit et n'étaientn’étaient que de puérils anachronismes. A cela près, la Charte remplaçant le despotisme, nous apportant la liberté légale, avait de quoi satisfaire les hommes de conscience. Néanmoins, les royalistes qui en recueillaient tant d'avantagesd’avantages, qui, sortant ou de leur village, ou de leur foyer chétif, ou des places obscures dont ils avaient vécu sous l'Empirel’Empire, étaient appelés à une haute et publique existence, ne reçurent le bienfait qu'enqu’en grommelant; les libéraux, qui s'étaients’étaient arrangés à coeur joie de la tyrannie de Bonaparte, trouvèrent la Charte un véritable code d'esclavesd’esclaves. Nous sommes revenus au temps de Babel; mais on ne travaille plus à un monument commun de confusion: chacun bâtit sa tour à sa propre hauteur, selon sa force et sa taille. Du reste, si la Charte parut défectueuse, c'estc’est que la révolution n'étaitn’était pas à son terme; le principe de l'égalitél’égalité et de la démocrate était au fond des esprits et travaillait en sens contraire de l'ordrel’ordre monarchique. Les princes alliés ne tardèrent pas à quitter Paris Alexandre, en se retirant, fit célébrer un sacrifice religieux sur la place de la Concorde. Un autel fut élevé où l'échafaudl’échafaud de Louis XVI avait été dressé. Sept prêtres moscovites célébrèrent l'officel’office, et les troupes étrangères défilèrent devant l'autell’autel. Le Te Deum fut chanté sur un des beaux airs de l'anciennel’ancienne musique grecque. Les soldats et les souverains mirent genou en terre pour recevoir la bénédiction. La pensée des Français se reportait à 1793 et à 1794, alors que les boeufs refusaient de passer sur des pavés que leur rendait odieux l'odeurl’odeur du sang. Quelle main avait conduit à la fête des expiations ces hommes de tous les pays, ces fils des anciennes invasions barbares, ces Tartares, dont quelques-uns habitaient des tentes de peaux de brebis au pied de la grande muraille de la Chine? Ce sont là des spectacles que ne verront plus les faibles générations qui suivront mon siècle.
 
PREMIERE ANNEE DE LA RESTAURATION.
 
Dans la première année de la Restauration, j'assistaij’assistai à la troisième transformation sociale; j'avaisj’avais vu la vieille monarchie passer à la monarchie constitutionnelle et celle-ci à la république; j'avaisj’avais vu la république se convertir en despotisme militaire, je voyais le despotisme militaire revenir à une monarchie libre, les nouvelles idées et les nouvelles générations se reprendre aux anciens principes et aux vieux hommes. Les maréchaux d'empired’empire devinrent des maréchaux de France; aux uniformes de la garde de Napoléon se mêlèrent les uniformes des gardes du corps et de la Maison Rouge, exactement taillés sur les anciens patrons le vieux duc d'Havréd’Havré, avec sa perruque poudrée et sa canne noire, cheminait en branlant la tête, comme capitaine des gardes du corps, auprès du maréchal Victor, boiteux de la façon de Bonaparte; le duc de Mouchy, qui n'avaitn’avait jamais vu brûler une amorce, défilait à la messe auprès du maréchal Oudinot, criblé de blessures; le château des Tuileries, si propre et si militaire sous Napoléon, au lieu de l'odeurl’odeur de la poudre, se remplissait de la fumée des déjeuners qui montait de toutes parts: sous messieurs les gentilshommes de la chambre, avec messieurs les officiers de la bouche et de la garde-robe, tout reprenait un air de domesticité. Dans les rues, on voyait des émigrés caducs avec des airs et des habits d'autrefoisd’autrefois, hommes les plus respectables sans doute, mais aussi étrangers parmi la foule moderne que l'étaientl’étaient les capitaines républicains parmi les soldats de Napoléon. Les dames de la cour impériale introduisaient les douairières du faubourg Saint-Germain et leur enseignaient les détours du palais. Arrivaient des députations de Bordeaux, ornées de brassarts; des capitaines de paroisse de la Vèmendée, surmontés de chapeaux à la La Rochejaquellin. Ces personnages divers gardaient l'expressionl’expression des sentiments, des pensées, des habitudes, des moeurs qui leur étaient familières. La liberté, qui était au fond de cette époque, faisait vivre ensemble ce qui semblait au premier coup d'oeild’oeil ne pas devoir vivre; mais on avait peine à reconnaître cette liberté parce qu'ellequ’elle portait les couleurs de l'anciennel’ancienne monarchie et du despotisme impérial. Chacun aussi savait mal le langage constitutionnel; les royalistes faisaient des fautes grossières en parlant Charte; les impérialistes en étaient encore moins instruits; les conventionnels, devenus tour à tour comtes, barons, sénateurs de Napoléon et pairs de Louis XVIII, retombaient tantôt dans le dialecte républicain qu'ilsqu’ils avaient presque oublié, tantôt dans l'idiomel’idiome de l'absolutismel’absolutisme qu'ilsqu’ils avaient appris à fond. Des lieutenants généraux étaient promus à la garde des lièvres. On entendait des aides de camp du dernier tyran militaire discuter de la liberté inviolable des peuples, et des régicides soutenir le dogme sacré de la légitimité. Ces métamorphoses seraient odieuses, si elles ne tenaient en partie à là flexibilité du génie français. Le peuple d'Athènesd’Athènes gouvernait lui-même; des harangueurs s'adressaients’adressaient à ses passions sur la place publique; la foule souveraine était composée de sculpteurs, de peintres, d'ouvriersd’ouvriers, regardeurs de discours et auditeurs d'actionsd’actions, dit Thucydide. Mais quand, bon ou mauvais, le décret était rendu, qui, pour l'exécuterl’exécuter, sortait de cette masse incohérente et inexperte? Socrate, Phocion, Périclès, Alcibiade.
 
EST-CE AUX ROYALISTES QU'ILQU’IL FAUT S'ENS’EN PRENDRE DE LA RESTAURATION?
 
Est-ce aux royalistes qu'ilqu’il faut s'ens’en prendre de la Restauration, comme on l'avancel’avance aujourd'huiaujourd’hui? Pas le moins du monde: ne dirait-on pas que trente millions d'hommesd’hommes étaient consternés tandis qu'unequ’une poignée de légitimistes accomplissaient, contre la volonté de tous, une restauration détestée, en agitant quelques mouchoirs et en mettant à leur chapeau un ruban de leur femme? L'immenseL’immense majorité des Français était, il est vrai, dans la joie; mais cette majorité n'étaitn’était point légitimiste dans le sens borné de ce mot, et comme ne s'appliquants’appliquant qu'auxqu’aux rigides partisans de la vieille monarchie. Cette majorité était une foule prise dans toutes les nuances des opinions, heureuse d'êtred’être délivrée et violemment animée contre l'hommel’homme qu'ellequ’elle accusait de tous ses malheurs; de là le succès de ma brochure. Combien comptait-on d'aristocratesd’aristocrates avoués proclamant le nom du Roi? MM. Matthieu et Adrien de Montmorency, MM. de Polignac, échappés de leur geôle, M. Alexis de Noailles, M. Sosthène de La Rochefoucauld. Ces sept ou huit hommes, que le peuple méconnaissait et ne suivait pas, faisaient-ils la loi à toute une nation? Madame de Montcalm m'avaitm’avait envoyé un sac de 1,200 francs pour les distribuer à la pure race légitimiste: je le lui renvoyai, n'ayantn’ayant pas trouvé à placer un écu. On attacha une ignoble corde au cou de la statue qui surmontait la colonne de la place Vèmendôme; il y avait si peu de royalistes pour faire du train à la gloire et pour tirer sur la corde, que ce furent les autorités, toutes bonapartistes, qui descendirent l'imagel’image de leur maître à l'aidel’aide d'uned’une potence: le colosse courba de force la tête; il tomba aux pied de ces souverains de l'Europel’Europe, tant de fois prosternés devant lui. Ce sont les hommes de la République et de l'Empirel’Empire qui saluèrent avec enthousiasme la Restauration. La conduite et l'ingratitudel’ingratitude des personnages élevés par la révolution furent abominables envers celui qu'ilsqu’ils affectent aujourd'huiaujourd’hui de regretter et d'admirerd’admirer. Impérialistes et libéraux, c'estc’est vous entre les mains desquels est échu le pouvoir, vous qui vous êtes agenouillés devant les fils de Henri IV! Il était tout naturel que les royalistes fussent heureux de retrouver leurs princes et de voir finir le règne de celui qu'ilsqu’ils regardaient comme un usurpateur; mais vous, créatures de cet usurpateur, vous dépassiez en exagération les sentiments des royalistes. Les ministres, les grands dignitaires, prêtèrent à l'envil’envi serment à la légitimité; toutes les autorités civiles et judiciaires faisaient queue pour jurer haine à la nouvelle dynastie proscrite, amour à la race antique qu'ellesqu’elles avaient cent et cent fois condamnée. Qui composait ces proclamations, ces adresses accusatrices et outrageantes pour Napoléon, dont la France était inondée? des royalistes? Non: les ministres, les généraux, les autorités choisis et maintenus par Bonaparte. Où se tripotait la Restauration? chez des royalistes? Non: chez M. de Talleyrand. Avec qui? avec M. de Pradt, aumônier du Dieu Mars et saltimbanque mitré. Avec qui et chez qui dînait en arrivant le lieutenant général du royaume? chez des royalistes et avec des royalistes? Non: chez l'évêquel’évêque d'Autund’Autun, avec M. de Caulincourt. Où donnait-on des fêtes aux infâmes princes étrangers? aux châteaux des royalistes? Non: à la Malmaison, chez l'impératricel’impératrice Joséphine. Les plus chers amis de Napoléon, Berthier par exemple, à qui portaient-ils leur ardent dévouement? à la légitimité. Qui passait sa vie chez l'autocratel’autocrate Alexandre, chez ce brutal Tartare? les classes de l'Institutl’Institut, les savants, les gens de lettres, les philosophes philanthropes théophilanthropes et autres; ils en revenaient charmés, comblés d'élogesd’éloges et de tabatières. Quant à nous, pauvres diables de légitimistes, nous n'étionsn’étions admis nulle part; on nous comptait pour rien. Tantôt on nous faisait dire dans la rue d'allerd’aller nous coucher; tantôt on nous recommandait de ne pas crier trop haut vive le Roi, d'autresd’autres s'étants’étant chargés de ce soin. Loin de forcer aucun à être légitimiste, les puissants déclaraient que personne ne serait obligé de changer de rôle et de langage, que l'évêquel’évêque d'Autund’Autun ne serait pas plus contraint de dire la messe sous la royauté qu'ilqu’il n'avaitn’avait été contraint d'yd’y aller sous l'Empirel’Empire. Je n'ain’ai point vu de châtelaine, point de Jeanne d'Arcd’Arc, proclamer le souverain de droit, un faucon sur le poing ou la lance à la main; mais madame de Talleyrand, que Bonaparte avait attachée à son mari comme un écriteau, parcourait les rues en calèche, chantant des hymnes sur la pieuse famille des Bourbons. Quelques draps pendillants aux fenêtres des familiers de la cour impériale faisaient croire aux bons Cosaques qu'ilqu’il y avait autant de lis dans les coeurs des bonapartistes convertis que de chiffons blancs à leurs croisées. C'estC’est merveille en France que la contagion, et l'onl’on crierait à bas ma tête! si on l'entendaitl’entendait crier à son voisin. Les impérialistes entraient jusque dans nos maisons et nous faisaient, nous autres bourbonistes, exposer en drapeau sans tache les restes de blanc renfermés dans nos lingeries: c'estc’est ce qui arriva chez moi. Mais madame de Chateaubriand n'yn’y voulut entendre, et défendit vaillamment ses mousselines.
 
PREMIER MINISTERE. - JE PUBLIE LES "REFLEXIONS POLITIQUES". - MADAME LA DUCHESSE DE DURAS. - JE SUIS NOMME AMBASSADEUR EN SUEDE.
 
Le Corps législatif transformé en Chambre des députés, et la Chambre des pairs, composée de cent cinquante-deux membres, nommés à vie, dans lesquels on comptait plus de soixante sénateurs, formèrent les deux premières Chambres législatives. M. de Talleyrand, installé au ministère des affaires étrangères, partit pour le Congrès de Vienne, dont l'ouverturel’ouverture était fixée au de novembre, en exécution de l'articlel’article 32 du traité du 30 mai; M. de Jaucourt eut le portefeuille pendant un intérim qui dura jusqu'àjusqu’à la bataille de Waterloo. L'abbéL’abbé de Montesquiou devint ministre de l'intérieurl’intérieur, ayant pour secrétaire général M. Guizot; M. Malouet entra à la marine; il décéda et fut remplacé par M. Beugnot; le général Dupont obtint le département de la guerre; on lui substitua le maréchal Soult, qui s'ys’y distingua par l'érectionl’érection du monument funèbre de Quiberon; le duc de Blacas fut ministre de la maison du roi, M. Anglès préfet de police, le chancelier Dambray ministre de la justice, l'abbél’abbé Louis ministre des finances. Le 21 octobre, l'abbél’abbé de Montesquiou présenta la première loi au sujet de la presse; elle soumettait à la censure tout écrit de moins de vingt feuilles d'impressiond’impression: M. Guizot élabora cette première loi de liberté. Carnot adressa une lettre au Roi: il avouait que les Bourbons avaient été reçus avec joie; mais, ne tenant aucun compte ni de la brièveté du temps ni de tout ce que la Charte accordait, il donnait, avec des conseils hasardés, des leçons hautaines: tout cela ne vaut quand on doit accepter le rang de ministre et le titre de comte de l'Empirel’Empire; point ne convient de se montrer fier envers un prince faible et libéral quand on a été soumis devant un prince violent et despotique; quand, machine usée de la Terreur, on s'ests’est trouvé insuffisant au calcul des proportions de la guerre napoléonienne. Je fis imprimer en réponse les Réflexions politiques; elles contiennent la substance de la Monarchie selon la Charte. M. Lainé, président de la Chambre des députés, parla au roi de cet ouvrage avec éloge. Le Roi paraissait toujours charmé des services que j'avaisj’avais le bonheur de lui rendre; le ciel semblait m'avoirm’avoir jeté sur les épaules la casaque de héraut de la légitimité: mais plus l'ouvragel’ouvrage avait de succès, moins l'auteurl’auteur plaisait à Sa Majesté. Les Réflexions politiques divulguèrent mes doctrines constitutionnelles: la cour en reçut une impression que ma fidélité aux Bourbons n'an’a pu effacer. Louis XVIII disait à ses familiers: "Donnez-vous de garde d'admettred’admettre jamais un poète dans vos affaires: il perdra tout. Ces gens-là ne sont bons à rien." Une forte et vive amitié remplissait alors mon coeur: la duchesse de Duras avait de l'imaginationl’imagination, et un peu même dans le visage de l'expressionl’expression de madame de Staël: on a pu juger de son talent d'auteurd’auteur par Ourika. Rentrée de l'émigrationl’émigration, renfermée pendant plusieurs années dans son château d'Usséd’Ussé, au bord de la Loire, ce fut dans les beaux jardins de Méréville que j'enj’en entendis parler pour la première fois, après avoir passé auprès d'elled’elle à Londres sans l'avoirl’avoir rencontrée. Elle vint à Paris pour l'éducationl’éducation de ses charmantes filles, Félicie et Clara. Des rapports de famille, de province, d'opinionsd’opinions littéraires et politiques, m'ouvrirentm’ouvrirent la porte de sa société. La chaleur de l'âmel’âme, la noblesse du caractère, l'élévationl’élévation de l'espritl’esprit, la générosité de sentiments, en faisaient une femme supérieure. Au commencement la Restauration, elle me prit sous sa protection; car, malgré ce que j'avaisj’avais fait pour la monarchie légitime et les services que Louis XVIII confessait avoir reçus de moi, j'avaisj’avais été mis si fort à l'écartl’écart que je songeais à me retirer en Suisse. Peut-être eussé-je bien fait: dans ces solitudes que Napoléon m'avaitm’avait destinées comme à son ambassadeur aux montagnes, n'auraisn’aurais-je pas été plus heureux qu'auqu’au château des Tuileries? Quand j'entraij’entrai dans ces salons au retour de la Légitimité, ils me firent une impression presque aussi pénible que le jour où j'yj’y vis Bonaparte prêt à tuer le duc d'Enghiend’Enghien. Madame de Duras parla de moi à M. de Blacas. Il répondit que j'étaisj’étais bien libre d'allerd’aller où je voudrais. Madame de Duras fut si orageuse, elle avait un tel courage pour ses amis, qu'onqu’on déterra une ambassade vacante, l'ambassadel’ambassade de Suède. Louis XVIII, déjà fatigué de mon bruit, était heureux de faire présent de moi à son bon frère le roi Bernadotte. Celui-ci ne se figurait-il pas qu'onqu’on m'envoyaitm’envoyait à Stockholm pour le détrôner? Eh! bon Dieu! princes de la terre, je ne détrône personne; gardez vos couronnes, si vous pouvez, et surtout ne me les donnez pas, car je n'enn’en veux mie. Madame de Duras, femme excellente qui me permettait de l'appelerl’appeler ma soeur, que j'eusj’eus le bonheur de revoir à Paris pendant plusieurs années, est allée mourir à Nice: encore une plaie rouverte. La duchesse de Duras connaissait beaucoup madame de Staël: je ne puis comprendre comment je ne fus pas attiré sur les traces de madame Récamier, revenue d'Italied’Italie en France; j'auraisj’aurais salué le secours qui venait en aide à ma vie: déjà je n'appartenaisn’appartenais plus à ces matins qui se consolent eux-mêmes, je touchais à ces heures du soir qui ont besoin d'êtred’être consolées.
 
EXHUMATION DES RESTES DE LOUIS XVI. PREMIER 21 JANVIER A SAINT-DENIS.
 
Le 30 décembre de l'annéel’année 1814, les Chambres législatives furent ajournées au 1er mai 1815, comme si on les eût convoquées pour l'assembléel’assemblée du Champ-de-Mai de Bonaparte. Le 18 janvier furent exhumés les restes de Marie-Antoinette et de Louis XVI. J'assistaiJ’assistai à cette exhumation dans le cimetière où Fontaine et Percier ont élevé depuis, à la pieuse voix de madame la Dauphine et à l'imitationl’imitation d'uned’une église sépulcrale de Rimini, le monument peut-être le plus remarquable de Paris. Ce cloître, formé d'und’un enchaînement de tombeaux, saisit l'imaginationl’imagination et la remplit de tristesse. Dans le livre IV de ces Mémoires, j'aij’ai parlé des exhumations de 1815: au milieu des ossements, je reconnus la tête de la reine par le sourire que cette tête m'avaitm’avait adressé à Vèmersailles. Le 21 janvier on posa la première pierre des bases de la statue qui devait être élevée sur la place Louis XV, et qui ne l'al’a jamais été. J'écrivisJ’écrivis la pompe funèbre du 21 janvier; je disais: "Ces religieux, qui vinrent avec l'oriflammel’oriflamme au-devant de la châsse de saint Louis, ne recevront point le descendant du saint roi. Dans ces demeures souterraines où dormaient ces rois et ces pinces anéantis, Louis XVI se trouvera seul!... Comment tant de morts se sont-ils levés? Pourquoi Saint-Denis est-il désert? Demandons plutôt pourquoi son toit est rétabli, pourquoi son autel est debout? Quelle main a reconstruit la voûte de ces "caveaux, et préparé ces tombeaux vides? La main de ce même homme qui était assis sur le trône des Bourbons. O Providence! il croyait préparer des sépulcres à sa race et il ne faisait que bâtir le tombeau de Louis XVI." J'aiJ’ai désiré assez longtemps que l'imagel’image de Louis XVI fût placée dans le lieu même où le martyr répandit son sang: je ne serais plus de cet avis. Il faut louer les Bourbons d'avoird’avoir, dès le premier moment de leur retour, songé à Louis XVI; ils devaient toucher leur front avec ses cendres, avant de mettre sa couronne sur leur tête. Maintenant je crois qu'ilsqu’ils n'auraientn’auraient pas dû aller plus loin. Ce ne fut pas à Paris comme à Londres une commission qui jugea le monarque, ce fut la Convention entière; de là le reproche annuel qu'unequ’une cérémonie funèbre répétée semblait faire à la nation, en apparence représentée par une assemblée complète. Tous les peuples ont fixé des anniversaires à la célébration de leurs triomphes, de leurs désordres ou de leurs malheurs, car tous ont également voulu garder la mémoire des uns et des autres: nous avons eu des solennités pour les barricades, des Chants pour la Saint-Barthélemi, des fêtes pour la mort de Capet; mais n'estn’est-il pas remarquable que la loi est impuissante à créer des jours de souvenir, tandis que la religion a fait vivre d'âged’âge en âge le saint le plus obscur? Si les jeunes et les prières institués pour le sacrifice de Charles 1er durent encore, c'estc’est qu'enqu’en Angleterre l'Etatl’Etat unit la suprématie religieuse à la suprématie politique, et qu'enqu’en vertu de cette suprématie le 30 janvier 1649 est devenu jour férié. En France, il n'enn’en est pas de la sorte: Rome seule a le droit de commander en religion; dès lors, qu'estqu’est-ce qu'unequ’une ordonnance qu'unqu’un prince publie, un décret qu'unequ’une assemblée politique promulgue, si un autre prince, une autre assemblée, ont le droit de les effacer? je pense donc aujourd'huiaujourd’hui que le symbole d'uned’une fête qui peut être abolie, que le témoignage d'uned’une catastrophe tragique non consacrée par le culte, n'estn’est pas convenablement placé sur le chemin de la foule allant insouciante et distraite à ses plaisirs. Par le temps actuel, il serait à craindre qu'unqu’un monument élevé dans le but d'imprimerd’imprimer l'effroil’effroi des excès populaires donnât le désir de les imiter: le mal tente plus que le bien, en voulant perpétuer la douleur, on ne fait souvent que perpétuer l'exemplel’exemple. Les siècles n'adoptentn’adoptent point les legs de deuil, il sont assez de sujet présent de pleurer sans se charger de verser encore des larmes héréditaires. En voyant le catafalque qui partait du cimetière de "Desclozeaux, chargé des restes de la reine et du roi, je me sentis tout saisi; je le suivais des yeux avec un pressentiment funeste. Enfin Louis XVI reprit sa couche à Saint-Denis; Louis XVIII, de son côté, dormit au Louvre; les deux frères commençaient ensemble une autre ère de rois et de spectres légitimes: vaine restauration du trône et de la tombe dont le temps a déjà balayé la double poussière. Puisque j'aij’ai parlé de ces cérémonies funèbres qui si souvent se répétèrent, je vous dirai le cauchemar dont j'étaisj’étais oppressé quand, la cérémonie finie, je me promenais le soir dans la basilique à demi-détendue: que je songeasse à la vanité des grandeurs humaines parmi ces tombeaux dévastés, cela va de suite: morale vulgaire qui sortait du spectacle même; mais mon esprit ne s'arrêtaits’arrêtait pas là: je perçais jusqu'àjusqu’à la nature de l'hommel’homme. Tout est-il vide et absence dans la région des sépulcres? N'yN’y a-t-il rien dans ce rien? N'estN’est-il point d'existencesd’existences de néant, des pensées de poussière? Ces ossements n'ontn’ont-ils point des modes de vie qu'onqu’on ignore? Qui sait les passions, les plaisirs, les embrassements de ces morts? Les choses qu'ilsqu’ils ont rêvées, crues, attendues, sont-elles comme eux des idéalités, engouffrées pêle-mêle avec eux? Songes, avenirs, joies, douleurs, libertés et esclavages, puissances et faiblesses, crimes et vertus, honneurs et infamies, richesses et misères, talents, génies, intelligences, gloires, illusions, amours, êtes-vous des perceptions d'und’un moment, perceptions passées avec les crânes détruits dans lesquels elles s'engendrèrents’engendrèrent, avec le sein anéanti où jadis battit un coeur? Dans votre éternel silence, ô tombeaux, si vous êtes des tombeaux, n'entendn’entend-on qu'unqu’un rire moqueur et éternel? Ce rire est-il le Dieu, la seule réaction dérisoire, qui survivra à l'imposturel’imposture de cet univers? Fermons les yeux; remplissons l'abîmel’abîme désespéré de la vie par ces grandes et mystérieuses paroles du martyr: "Je suis chrétien."
 
L’ILE D’ELBE.
L'ILE D'ELBE.
 
Bonaparte avait refusé de s'embarquers’embarquer sur un vaisseau français, ne faisant cas alors que de la marine anglaise, parce qu'ellequ’elle était victorieuse; il avait oublié sa haine, les calomnies, les outrages dont il avait accablé la perfide Albion; il ne voyait plus de digne de son admiration que le parti triomphant, et ce fut l'Undauntedl’Undaunted qui le transporta au port de son premier exil; il n'étaitn’était pas sans inquiétude sur la manière dont il serait reçu: la garnison française lui remettrait-elle le territoire qu'ellequ’elle gardait? Des insulaires italiens, les uns voulaient appeler les Anglais, les autres demeurer libres de tout maître; le drapeau tricolore et le drapeau blanc flottaient sur quelques caps rapprochés les uns des autres. Tout s'arrangeas’arrangea néanmoins. Quand on apprit que Bonaparte arrivait avec des millions, les opinions se décidèrent généreusement à recevoir l'augustel’auguste victime. Les autorités civiles et religieuses furent ramenées à la même conviction. Joseph-Philippe Arrighi, vicaire général, publia un mandement: "La divine Providence, disait la pieuse injonction, a voulu que nous fussions, à l'avenirl’avenir, les sujets de Napoléon-le-Grand. L'îleL’île d'Elbed’Elbe, élevée à un honneur aussi sublime, reçoit dans son sein l'ointl’oint du Seigneur. Nous ordonnons qu'unqu’un Te Deum solennel soit chanté en actions de grâces, etc." L'empereurL’empereur avait écrit au général Dalesme, commandant de la garnison française, qu'ilqu’il eût à faire connaître aux Elbois qu'ilqu’il avait fait choix de leur île pour son séjour, en considération de la douceur de leurs moeurs et de leur climat. Il mit pied à terre à Porto-Ferrajo, au milieu du double salut de la frégate anglaise qui le portait et des batteries de la côte. De là, il fut conduit sous le dais de la paroisse à l'églisel’églisel'onl’on chanta le Te Deum. Le bedeau, maître des cérémonies, était un homme court et gros, qui ne pouvait pas joindre ses mains autour de sa personne. Napoléon fut ensuite conduit à la mairie; son logement y était préparé. On déploya le nouveau pavillon impérial, fond blanc, traversé d'uned’une bande rouge semée de trois abeilles d'ord’or. Trois violons et deux basses le suivaient avec des raclements d'allégressed’allégresse. Le trône, dressé à la hâte dans la salle des bals publics, était décoré de papier doré et de loques d'écarlated’écarlate. Le côté comédien de la nature du prisonnier s'arrangeaits’arrangeait de ces parades: Napoléon jouait à la chapelle, comme il amusait sa cour avec de vieux petits jeux dans l'intérieurl’intérieur de son palais aux Tuileries, allant après tuer des hommes par passe-temps. Il forma sa maison: elle se composait de quatre chambellans, de trois officiers d'ordonnanced’ordonnance et de deux fourriers du palais. Il déclara qu'ilqu’il recevrait les dames deux fois par semaine, à huit heures du soir. Il donna un bal. Il s'emparas’empara, pour y résider, du pavillon destiné au génie militaire. Bonaparte retrouvait sans cesse dans sa vie les deux sources dont elle était sortie, la démocratie et le pouvoir royal; sa puissance lui venait des masses citoyennes, son rang de son génie; aussi le voyez-vous passer sans effort de la place publique au trône, des rois et des reines qui se pressaient autour de lui à Erfurt, aux boulangers et aux marchands d'huiled’huile qui dansaient dans sa grange à Porto-Ferrajo. Il avait du peuple parmi les princes, du prince parmi les peuples. A cinq heures du matin, en bas de soie et en souliers à boucles, il présidait ses maçons à l'îlel’île d'Elbed’Elbe. Etabli dans son empire, inépuisable en acier dès les jours de Virgile,
 
Insula inexhaustis chalybum generosa metallis,
 
Bonaparte n'avaitn’avait point oublié les outrages qu'ilqu’il venait de traverser; il n'avaitn’avait point renoncé à déchirer son suaire; mais il lui convenait de paraître enseveli, de faire seulement autour de son monument quelque apparition de fantôme. C'estC’est pourquoi, comme s'ils’il n'eûtn’eût pensé à autre chose, il s'empressas’empressa de descendre dans ses carrières de fer cristallisé et d'aimantd’aimant; on l'eûtl’eût pris pour l'ancienl’ancien inspecteur des mines de ses ci-devant Etats. Il se repentit d'avoird’avoir affecté jadis le revenu des forges d'Illuad’Illua à la Légion-d'Honneurd’Honneur; 500.000 fr. lui semblaient alors mieux valoir qu'unequ’une croix baignée dans le sang sur la poitrine de ses grenadiers: "Où avais-je la tête? dit-il; mais j'aij’ai rendu plusieurs stupides décrets de "cette nature." Il fit un traité de commerce avec Livourne et se proposait d'end’en faire un autre avec Gênes. Vaille que vaille, il entreprit cinq ou six toises de grand chemin et traça l'emplacementl’emplacement de quatre grandes villes, de même que Didon dessina les limites de Carthage. Philosophe revenu des grandeurs humaines, il déclara qu'ilqu’il voulait vivre désormais comme un juge de paix dans un comté d'Angleterred’Angleterre: et pourtant, en gravissant un morne qui domine Porto-Ferrajo, la vue de la mer qui s'avançaits’avançait de tous côtés au pied des falaises, ces mots lui échappèrent: "Diable! il faut "l'avouerl’avouer, mon île est très petite." Dans quelques heures il eut visité son domaine; il y voulut joindre un rocher appelé Pianosa. "L'EuropeL’Europe va m'accuserm’accuser, dit-il en riant, d'avoird’avoir "déjà fait une conquête." Les puissances alliées se réjouissaient de lui avoir laissé en dérision quatre cents soldats; il ne lui en fallait pas davantage pour les rappeler tous sous le drapeau. La présence de Napoléon sur les côtes de l'Italiel’Italie, qui avait vu commencer sa gloire et qui garde son souvenir, agitait tout. Murat était voisin; ses amis, des étrangers, abordaient secrètement ou publiquement à sa retraite; sa mère et sa soeur, la princesse Pauline, le visitèrent; on s'attendaits’attendait à voir bientôt arriver Marie-Louise et son fils. En effet parut une femme et un enfant: reçue en grand mystère elle alla demeurer dans une villa retirée, au coin le plus écarté de l'îlel’île: sur le rivage d'Ogygied’Ogygie, Calypso parlait de son amour à Ulysse qui, au lieu de l'écouterl’écouter, songeait à se défendre des prétendants. Après deux jours de repos, le cygne du Nord reprit la mer pour aborder aux myrtes de Baïes, emportant son petit dans sa yole blanche. Si nous eussions été moins confiants, il nous eût été facile de découvrir l'approchel’approche d'uned’une catastrophe. Bonaparte était trop près de son berceau et de ses conquêtes; son île funèbre devait être plus lointaine et entourée de plus de flots. On ne s'expliques’explique pas comment les alliés avaient imaginé de reléguer Napoléon sur les rochers où il devait faire l'apprentissagel’apprentissage de l'exill’exil: pouvait-on croire qu'àqu’à la vue des Apennins, qu'enqu’en sentant la poudre des champs de Montenotte, d'Arcoled’Arcole et de Marengo, qu'enqu’en découvrant Vèmenise, Rome et Naples, ses trois belles esclaves, les tentations les plus irrésistibles ne s'empareraients’empareraient pas de son coeur? Avait-on oublié qu'ilqu’il avait remué la terre et qu'ilqu’il avait partout des admirateurs et des obligés, les uns et les autres ses complices? Son ambition était déçue, non éteinte; l'infortunel’infortune et la vengeance en ranimaient les flammes: quand le prince des ténèbres du bord de l'universl’univers créé aperçut l'hommel’homme et le monde, il résolut de les perdre. Avant d'éclaterd’éclater, le terrible captif se contint pendant quelques semaines. Auprès de l'immensel’immense pharaon public qu'ilqu’il tenait, son génie négociait une fortune ou un royaume. Les Fouché, les Gusman d'Alfarached’Alfarache, pullulaient. Le grand acteur avait établi depuis longtemps le mélodrame à sa police et s'étaits’était réservé la haute scène; il s'amusaits’amusait des victimes vulgaires qui disparaissaient dans les trappes de son théâtre. Le bonapartisme, dans la première année de la Restauration, passa du simple désir à l'actionl’action, à mesure que ses espérances grandirent et qu'ilqu’il eut mieux connu le caractère faible des Bourbons. Quand l'intriguel’intrigue fut nouée au dehors elle se noua au dedans, et la conspiration devint flagrante. Sous l'habilel’habile administration de M. Ferrand, M. de Lavalette faisait la correspondance: les courriers de la monarchie portaient les dépêches de l'empirel’empire. On ne se cachait plus; les caricatures annonçaient un retour souhaité: on voyait des aigles rentrer par les fenêtres du château des Tuileries, d'oùd’où sortait par les portes un troupeau de dindons; le Nain jaune ou vert parlait de plumes de cane. Les avertissements venaient de toutes parts, et l'onl’on n'yn’y voulait pas croire. Le gouvernement suisse s'étaits’était inutilement empressé de prévenir le gouvernement du Roi des menées de Joseph Bonaparte, retiré dans le pays de Vaud. Une femme arrivée de l'îlel’île d'Elbed’Elbe donnait les détails les plus circonstanciés de ce qui se passait à Porto-Ferrajo, et la police la fit jeter en prison. On tenait pour certain que Napoléon n'oseraitn’oserait rien tenter avant, la dissolution du Congrès, et que, dans tous les cas, ses vues se tourneraient vers l'Italiel’Italie. D'autresD’autres, plus avisés encore, faisaient des voeux pour que le petit caporal, l'ogrel’ogre, le prisonnier, abordât les côtes de France: cela serait trop heureux; on en finirait d'und’un seul coup! M. Pozzo di Borgo déclarait à Vienne que le délinquant serait accroché à une branche d'arbred’arbre. Si l'onl’on pouvait avoir certains papiers, on y trouverait la preuve que dès 1814 une conspiration militaire était ourdie et marchait parallèlement avec la conspiration politique que le prince de Talleyrand conduisait à Vienne, à l'instigationl’instigation de Fouché. Les amis de Napoléon lui écrivirent que s'ils’il ne hâtait son retour, il trouverait sa place prise aux Tuileries par le duc d'Orléansd’Orléans: ils s'imaginents’imaginent que cette révélation servit à précipiter le retour de l'empereurl’empereur. Je suis convaincu de l'existencel’existence de ces menées, mais je crois aussi que la cause déterminante qui décida Bonaparte était tout simplement la nature de son génie. La conspiration de Drouet d'Erlond’Erlon et de Lefebvre Desnouettes venait d'éclaterd’éclater. Quelques jours avant la levée de boucliers de ces généraux, je dînais chez M. le maréchal Soult, nommé ministre de la guerre le décembre 1814: un niais racontait l'exill’exil de Louis XVIII à Hartwell; le maréchal écoutait; à chaque circonstance il répondait par ces deux mots: "C'estC’est historique." - On apportait les pantoufles "de Sa Majesté. - "C'estC’est historique!" - Le roi avalait, les jours maigres, trois oeufs frais avant de commencer son dîner. - "C'estC’est historique!" Cette réponse me frappa. Quand un gouvernement n'estn’est pas solidement établi, tout homme dont la conscience ne compte pas devient, selon le plus ou le moins d'énergied’énergie de son caractère, un quart, une moitié, un trois quarts de conspirateur, il attend la décision de la fortune: les événements font plus de traîtres que les opinions.
 
Revu en décembre 1846.
 
COMMENCEMENT DES CENT-JOURS. - RETOUR DE L'ILEL’ILE D'ELBED’ELBE.
 
Tout à coup le télégraphe annonça aux braves et aux incrédules le débarquement de l'hommel’homme: Monsieur court à Lyon avec le duc d'Orléansd’Orléans et le maréchal Macdonald; il en revient aussitôt. Le maréchal Soult, dénoncé à la Chambre des députés, cède sa place le 11 mars au duc de Feltre. Bonaparte rencontra devant lui, pour ministre de la guerre de Louis XVIII, en 1815, le général qui avait été son dernier ministre de la guerre en 1814. La hardiesse de l'entreprisel’entreprise était inouïe. Sous le point de vue politique, on pourrait regarder cette entreprise comme le crime irrémissible et la faute capitale de Napoléon. Il savait que les princes encore réunis au congrès, que l'Europel’Europe encore sous les armes, ne souffriraient pas son rétablissement; son jugement devait l'avertirl’avertir qu'unqu’un succès, s'ils’il l'obtenaitl’obtenait, ne pouvait être que d'und’un jour: il immolait à sa passion de reparaître sur la scène le repos d'und’un peuple qui lui avait prodigué son sang et ses trésors; il exposait au démembrement la patrie dont il, tenait tout ce qu'ilqu’il avait été dans le passé et tout ce qu'ilqu’il sera dans l'avenirl’avenir. Il y eut dans cette conception fantastique un égoïsme féroce, un manque effroyable de reconnaissance et de générosité envers la France. Tout cela est vrai selon la raison pratique, pour un homme à entrailles plutôt qu'àqu’à cervelle; mais, pour les êtres de la nature de Napoléon, une raison d'uned’une autre sorte existe; ces créatures à haut renom ont une allure à part les comètes décrivent des courbes qui échappent au calcul; elles ne sont liées à rien, ne paraissent bonnes à rien; s'ils’il se trouve un globe sur leur passage, elles le brisent et rentrent dans les abîmes du ciel; leurs lois ne sont connues que de Dieu. Les individus extraordinaires sont les monuments de l'intelligencel’intelligence humaine; ils n'enn’en sont pas la règle. Bonaparte fut donc moins déterminé à son entreprise par les faux rapports de ses amis que par la nécessité de son génie: il se croisa en vertu de la foi qu'ilqu’il avait en lui. Ce n'estn’est pas tout de naître, pour un grand homme; il faut mourir. L'îleL’île d'Elbed’Elbe était-elle une fin pour Napoléon? Pouvait-il accepter la souveraineté d'und’un carré de légumes, comme Dioclétien à Salone? S'ilS’il eût attendu plus tard, aurait-il eu plus de chances de succès, alors qu'onqu’on eût été moins ému de son souvenir, que ses vieux soldats eussent quitté l'arméel’armée, que les nouvelles positions sociales eussent été prises? Eh bien! il fit un coup de tête contre le monde: à son début, il dut croire ne s'êtres’être pas trompé sur le prestige de sa puissance. Une nuit, entre le 25 et le 26 février, au sortir d'und’un bal dont la princesse Borghèse faisait les honneurs, il s'évades’évade avec la victoire, longtemps sa complice et sa camarade; il franchit une mer couverte de nos flottes, rencontre deux frégates, un vaisseau de 74 et le brick de guerre le Zéphyr qui l'accostel’accoste et l'interrogel’interroge; il répond lui-même aux questions du capitaine: la mer et les flots le saluent, et il poursuit sa course. Le tillac de l'Inconstantl’Inconstant, son petit navire, lui sert de promenoir et de cabinet; il dicte au milieu des vents, et fait copier sur cette table agitée, trois proclamations à l'arméel’armée et à la, France; quelques felouques, chargées de ses compagnons d'aventured’aventure, portent, autour de sa barque amirale, pavillon blanc semé d'étoilesd’étoiles. Le 1er mars, à trois heures du matin, il aborde la côte de France entre Cannes et Antibes, dans le golfe Juan: il descend, parcourt la rive, cueille des violettes et bivouaque dans une plantation d'oliviersd’oliviers. La population stupéfaite se retire. Il manque Antibes et se jette dans les montagnes de Grasse, traverse Séranon, Barrême, Digne et Gap. A Sisteron, vingt hommes le peuvent arrêter, et il ne trouve personne. Il s'avances’avance sans obstacle parmi ces habitants qui, quelques mois auparavant, avaient voulu l'égorgerl’égorger. Dans le vide qui se forme autour de son ombre gigantesque, s'ils’il entre quelques soldats, ils sont invinciblement entraînés par l'attractionl’attraction de ses aigles. Ses ennemis fascinés le cherchent et ne le voient pas; il se cache dans sa gloire, comme le lion du Sahara se cache dans les rayons du soleil pour se dérober aux regards des chasseurs éblouis. Enveloppés dans une trombe ardente, les fantômes sanglants d'Arcoled’Arcole, de Marengo, d'Austerlitzd’Austerlitz, d'Iénad’Iéna, de Friedland, d'Eylaud’Eylau, de la Moscowa, de Lutzen, de Bautzen, lui font cortège avec un million de morts. Du sein de cette colonne de feu et de nuée, sortent à l'entréel’entrée des villes quelques coups de trompette mêlés aux signaux du labarum tricolore: et les portes des villes tombent. Lorsque Napoléon passa le Niémen à la tête de quatre cent mille fantassins et de cent mille chevaux pour faire sauter le palais des czars à Moscou, il fut moins étonnant que lorsque, rompant son ban, jetant ses fers au visage des rois, il vint seul, de Cannes à Paris, coucher paisiblement aux Tuileries.
 
TORPEUR DE LA LEGITIMITE. - ARTICLE DE BENJAMIN CONSTANT. - ORDRE DU JOUR DU MARECHAL SOULT. - SEANCE ROYALE. - PETITION DE L'ECOLEL’ECOLE DE DROIT A LA CHAMBRE DES DEPUTES.
 
Auprès du prodige de l'invasionl’invasion d'und’un seul homme, il en faut placer un autre qui fut le contre-coup du premier: la légitimité tomba en défaillance, la pamoison du coeur de l'Etatl’Etat gagna les membres et rendit la France immobile. Pendant vingt jours, Bonaparte marche par étapes, ses aigles volent de clocher en clocher, et, sur une route de deux cents lieues, le gouvernement, maître de tout, disposant de l'argentl’argent et des bras, ne trouve ni le temps ni le moyen de couper un pont, d'abattred’abattre un arbre, pour retarder au moins d'uned’une heure la marche d'und’un homme à qui les populations ne s'opposaients’opposaient pas, mais qu'ellesqu’elles ne suivaient pas non plus. Cette torpeur du gouvernement semblait d'autantd’autant plus déplorable que l'opinionl’opinion publique à Paris était fort animée; elle se fût prêtée a tout, malgré la défection du maréchal Ney. Benjamin Constant écrivait dans les gazettes: Après avoir versé tous les fléaux sur notre patrie, il a quitté le sol de la France. Qui n'eûtn’eût pensé qu'ilqu’il le quittait pour toujours? Tout à coup il se présente et promet encore aux Français la liberté, la victoire, la paix. "Auteur de la constitution la plus tyrannique qui ait régi la France, il parle aujourd'huiaujourd’hui de liberté! Mais c'estc’est lui qui, durant quatorze ans, a miné et détruit la liberté. Il n'avaitn’avait pas l'excusel’excuse des souvenirs, l'habitudel’habitude du pouvoir; il n'étaitn’était pas né sous la pourpre. Ce sont ses concitoyens qu'ilqu’il a asservis, ses égaux qu'ilqu’il a enchaînés. Il n'avaitn’avait pas hérité de la puissance; il a voulu et médité la tyrannie: quelle liberté peut-il promettre? Ne sommes-nous pas mille fois plus libres que sous son empire? Il promet la victoire, et trois fois il a laissé ses troupes, en Egypte, en Espagne et en Russie, livrant ses compagnons d armes a la triple agonie du froid, de la misère et du désespoir. Il a attiré sur la France l'humiliationl’humiliation d'êtred’être envahie; il a perdu les conquêtes que nous avions faites avant lui. Il promet la paix, et son nom seul est un signal de guerre. Le peuple assez malheureux pour le servir redeviendrait l'objetl’objet de la haine européenne; son triomphe serait le commencement d'und’un combat à mort contre le monde civilisé... Il n'an’a donc rien à réclamer ni à offrir. Qui pourrait-il convaincre, ou qui pourrait-il séduire? La guerre intestine, la guerre extérieure, voilà les présents qu'ilqu’il nous apporte." L'ordreL’ordre du jour du maréchal Soult, daté du 8 mars 1815, répète à peu près les idées de Benjamin Constant avec une effusion de loyauté:
 
Soldats, "Cet homme qui naguère abdiqua aux yeux de l'Europel’Europe un pouvoir usurpé, dont il avait fait un si fatal usage, est descendu sur le sol français qu'ilqu’il ne devait plus revoir. Que veut-il? la guerre civile: que cherche-t-il? des traîtres: où les trouvera-t-il? Serait-ce parmi ces soldats qu'ilqu’il a trompés et sacrifiés tant de fois, en égarant leur bravoure? Serait-ce au sein de ces familles que son nom seul remplit encore d'effroid’effroi? "Bonaparte nous méprise assez pour croire que nous pourrons abandonner un souverain légitime et bien-aimé pour partager le sort d'und’un homme qui n'estn’est plus qu'unqu’un aventurier. Il le croit, l'insensél’insensé! et son dernier acte de démence achève de le faire connaître. Soldats, l'arméel’armée française est la plus brave armée de l'Europel’Europe, elle sera aussi la plus fidèle. Rallions-nous autour de la bannière des lis, à la voix de ce père du peuple, de ce digne héritier des vertus du grand Henri. Il vous a tracé lui-même les devoirs que vous avez à remplir. Il met à votre tête ce prince, modèle des chevaliers français, dont l'heureuxl’heureux retour dans notre patrie a déjà chassé l'usurpateurl’usurpateur, et qui aujourd'huiaujourd’hui va, par sa présence, détruire son seul et dernier espoir." Louis XVIII se présenta le 16 mars à la Chambre des députés; il s'agissaits’agissait du destin de la France et du monde. Quand S. M. entra, les députés et les spectateurs dans les tribunes se découvrirent et se levèrent; une acclamation ébranla les murs de la salle. Louis XVIII monte lentement à son trône; les princes, les maréchaux et les capitaines des gardes se rangent aux deux côtés du Roi. Les cris cessent; tout se tait: dans cet intervalle de silence, on croyait entendre les pas lointains de Napoléon. S. M., assise, regarde un moment l'assembléel’assemblée et prononce ce discours d'uned’une voix ferme:
 
"Messieurs,
 
Dans ce moment de crise où l'ennemil’ennemi public a pénétré dans une partie de mon royaume et qu'ilqu’il menace la liberté de tout le reste, je viens au milieu de vous resserrer encore les liens qui, vous unissant avec moi, font la force de l'Etatl’Etat; je viens, en m'adressantm’adressant à vous, exposer à toute la France mes sentiments et mes voeux. "J'aiJ’ai revu ma patrie; je l'ail’ai réconciliée avec les puissances étrangères, qui seront, n'enn’en doutez pas, fidèles aux traités qui nous ont rendus à la paix; j'aij’ai travaillé au bonheur de mon peuple; j'aij’ai recueilli, je recueille tous les jours les marques les plus touchantes de son amour; pourrais-je à soixante ans mieux terminer ma carrière qu'enqu’en mourant pour sa défense? "Je ne crains donc rien pour moi, mais je crains pour la France: celui qui vient allumer parmi nous les torches de la guerre civile y apporte aussi le fléau de la guerre étrangère; il vient remettre notre patrie sous son joug de fer; il vient enfin détruire cette Charte constitutionnelle que je vous ai donnée, cette Charte, mon plus beau titre aux yeux de la postérité, cette Charte que tous les Français chérissent et que je jure ici de maintenir: rallions-nous donc autour d'elled’elle." Le Roi parlait encore quand un nuage répandit l'obscuritél’obscurité dans la salle; les yeux se tournèrent vers la voûte pour chercher la cause de cette soudaine nuit. Lorsque le monarque législateur cessa de parler, les cris de vive le Roi! recommencèrent au milieu des larmes. "L'assembléeL’assemblée, dit avec vérité le Moniteur, électrisée par les sublimes paroles du Roi, était debout, les mains étendues vers le trône. On n'entendaitn’entendait que ces mots: Vive le Roi! mourir pour le Roi! le Roi à la vie et à la mort! répétés avec un transport que tous les coeurs français partageront." En effet, le spectacle tait pathétique: un vieux roi infirme, qui, pour prix du massacre de sa famille et de vingt-trois années d'exild’exil, avait apporté à la France la paix, la liberté, l'oublil’oubli de tous les outrages et de tous les malheurs; ce patriarche des souverains venant déclarer aux députés de la nation qu'àqu’à son âge, après avoir revu sa patrie, il ne pouvait mieux terminer sa carrière qu'enqu’en mourant pour la défense de son peuple! Les princes jurèrent fidélité a la Charte; ces serments tardifs furent clos par celui du prince de Condé et par l'adhésionl’adhésion du père du duc d'Enghiend’Enghien. Cette héroïque race prête à s'éteindres’éteindre, cette race d'épéed’épée patricienne, cherchant derrière la liberté un bouclier contre une épée plébéienne plus jeune, plus longue et plus cruelle, offrait, en raison d'uned’une multitude de souvenirs, quelque chose d'extrêmementd’extrêmement triste. Le discours de Louis XVIII, connu au dehors, excita des transports inexprimables. Paris était tout royaliste et demeura tel pendant les Cent-Jours. Les femmes particulièrement étaient bourbonistes. La jeunesse adore aujourd'huiaujourd’hui le souvenir de Bonaparte, parce qu'ellequ’elle est humiliée du rôle que le gouvernement actuel fait jouer à la France en Europe; la jeunesse, en 1814, saluait la Restauration, parce qu'ellequ’elle abattait le despotisme et relevait la liberté. Dans les rangs des volontaires royaux on comptait M. Odilon Barrot, grand nombre d'élèvesd’élèves de l'Ecolel’Ecole de médecine, et l'Ecolel’Ecole de droit tout entière; celle-ci adressa la pétition suivante, le 13 mars, à la Chambre des députés:
 
"Messieurs,
 
Nous nous offrons au Roi et à la patrie; l'Ecolel’Ecole de Droit tout entière demande à marcher. Nous n'abandonneronsn’abandonnerons ni notre souverain, ni notre Constitution. Fidèles à l'honneurl’honneur français, nous vous demandons des armes. Le sentiment d'amourd’amour que nous portons à Louis XVIII vous répond de la constance de notre dévouement. Nous ne voulons plus de fers, nous voulons la liberté. Nous l'avonsl’avons, on vient nous l'arracherl’arracher: nous la défendrons jusqu'àjusqu’à la mort. Vive le Roi! vive la Constitution!" Dans ce langage énergique, naturel et sincère, on sent la générosité de la jeunesse et l'amourl’amour de la liberté. Ceux qui viennent nous dire aujourd'huiaujourd’hui que la Restauration fut reçue avec dégoût et douleur par la France sont ou des ambitieux qui jouent une partie, ou des hommes naissants qui n'ontn’ont point connu l'oppressionl’oppression de Bonaparte, ou de vieux menteurs révolutionnaires impérialisés qui, après avoir applaudi comme les autres au retour des Bourbons, insultent maintenant, selon leur coutume, ce qui est tombé, et retournent à leur instinct de meurtre, de police et de servitude.
 
PROJET DE DEFENSE DE PARIS.
 
Le discours du Roi m'avaitm’avait rempli d'espoird’espoir. Des conférences se tenaient chez le président de la Chambre des députés, M. Lainé. J'yJ’y rencontrai M. de La Fayette: je ne l'avaisl’avais jamais vu que de loin à une autre époque, sous l'Assembléel’Assemblée constituante. Les propositions étaient diverses; la plupart faibles, comme il advient dans le péril: les uns voulaient que le Roi quittât Paris et se retirât au Havre; les autres parlaient de le transporter dans la Vèmendée; ceux-ci barbouillaient des phrases sans conclusion; ceux-là disaient qu'ilqu’il fallait attendre et voir venir: ce qui venait était pourtant fort visible. J'exprimaiJ’exprimai une opinion différente: chose singulière! M. de La Fayette l'appuyal’appuya, et avec chaleur. M. Lainé et le maréchal Marmont étaient aussi de mon avis. Je disais donc: "Que le Roi tienne parole; qu'ilqu’il reste dans sa capitale. La garde nationale est pour nous. Assurons-nous de Vincennes. Nous avons les armes et l'argentl’argent: avec l'argentl’argent nous aurons la faiblesse et la cupidité. Si le Roi quitte Paris, Paris laissera entrer Bonaparte; Bonaparte maître de Paris est maître de la France. L'arméeL’armée n'estn’est pas passée tout entière à l'ennemil’ennemi; plusieurs régiments, beaucoup de généraux et d'officiersd’officiers, n'ontn’ont point encore trahi leur serment: demeurons fermes, ils resteront fidèles. Dispersons la famille royale, ne gardons que le Roi. Que MONSIEUR aille au Havre, le duc de Berry à Lille, le duc de Bourbon dans la Vèmendée, le duc d'Orléansd’Orléans à Metz; madame la duchesse et monsieur le duc d'Angoulêmed’Angoulême sont déjà dans le Midi. Nos divers points de résistance empêcheront Bonaparte de concentrer ses forces. Barricadons-nous dans Paris. Déjà les gardes nationales des départements voisins viennent à notre secours. Au milieu de ce mouvement, notre vieux monarque, sous la protection du testament de Louis XVI, la Charte à la main, restera tranquille assis sur son trône aux Tuileries; le corps diplomatique se rangera autour de lui; les deux Chambres se rassembleront dans les deux pavillons du château; la maison du Roi campera sur le Carrousel et dans le jardin des Tuileries. Nous borderons de canons les quais et la terrasse de l'eaul’eau: que Bonaparte nous attaque dans cette position; qu'ilqu’il emporte une à une nos barricades; qu'ilqu’il bombarde Paris, s'ils’il le veut et s'ils’il a des mortiers; qu'ilqu’il se rende odieux à la population entière, et nous verrons le résultat de son entreprise! Résistons seulement trois jours, et la victoire est à nous. Le Roi, se défendant dans son château, causera un enthousiasme universel. Enfin, s'ils’il doit mourir, qu'ilqu’il meure digne de son rang; que le dernier exploit de Napoléon soit l'égorgementl’égorgement d'und’un vieillard. Louis XVIII, en sacrifiant sa vie, gagnera la seule bataille qu'ilqu’il aura livrée; il la gagnera au profit de la liberté du genre humain" Ainsi je parlai: on n'estn’est jamais reçu à dire que tout est perdu quand on n'an’a rien tenté. Qu'yQu’y aurait-il eu de plus beau qu'unqu’un vieux fils de saint Louis renversant avec des Français, en quelques moments, un homme que tous les rois conjurés de l'Europel’Europe avaient mis tant d'annéesd’années à abattre? Cette résolution, en apparence désespérée, était au fond très raisonnable et n'offraitn’offrait pas le moindre danger. Je resterai à toujours convaincu que Bonaparte, trouvant Paris ennemi et le Roi présent, n'auraitn’aurait pas essayé de les forcer. Sans artillerie, sans vivres, sans argent, il n'avaitn’avait avec lui que des troupes réunies au hasard, encore flottantes, étonnées de leur brusque changement de cocarde, de leurs serments prononcés à la volée sur les chemins: elles se seraient promptement divisées. Quelques heures de retard perdaient Napoléon; il suffisait d'avoird’avoir un peu de coeur. On pouvait même déjà compter sur une partie de l'arméel’armée; les deux régiments suisses gardaient leur foi: le maréchal Gouvion Saint-Cyr ne fit-il pas reprendre la cocarde blanche à la garnison d'Orléansd’Orléans deux jours après l'entréel’entrée de Bonaparte dans Paris? De Marseille à Bordeaux, tout reconnut l'autoritél’autorité du Roi pendant le mois de mars entier: à Bordeaux, les troupes hésitaient; elles seraient restées à madame la duchesse d'Angoulêmed’Angoulême, si l'onl’on avait appris que le Roi était aux Tuileries et que Paris se défendait. Les villes de province eussent imité Paris. Le 10ème de ligne se battit très-bien sous le duc d'Angoulêmed’Angoulême; Masséna se montrait cauteleux et incertain; à Lille, la garnison répondit à la vive proclamation du maréchal Mortier. Si toutes ces preuves d'uned’une fidélité possible eurent lieu en dépit d'uned’une fuite, que n'auraientn’auraient-elles point été dans le cas d'uned’une résistance? Mon plan adopté, les étrangers n'auraientn’auraient point de nouveau ravagé la France; nos princes ne seraient point revenus avec les armées ennemies; la légitimité eût été sauvée par elle-même. Un seule chose eût été à craindre après le succès: la trop grande confiance de la royauté dans ses forces, et par conséquent des entreprises sur les droits de la nation. Pourquoi suis-je venu à une époque où j'étaisj’étais si mal placé? pourquoi ai-je été royaliste contre mon instinct dans un temps où une misérable race de cour ne pouvait ni m'entendrem’entendre ni me comprendre? Pourquoi ai-je été jeté dans cette troupe de médiocrités qui me prenaient pour un écervelé, quand je parlais courage; pour un révolutionnaire, quand je parlais liberté? Il s'agissaits’agissait bien de défense! Le Roi n'avaitn’avait aucune frayeur, et mon plan lui plaisait assez par une certaine grandeur louis-quatorzième; mais d'autresd’autres figures étaient allongées. On emballait les diamants de la couronne (autrefois acquis des deniers particuliers des souverains), en laissant trente-trois millions écus au trésor et quarante-deux millions en effets. Ces soixante-quinze millions étaient le fruit de l'impôtl’impôt: que ne le rendait-on au peuple plutôt que de le laisser à la tyrannie? Une double procession montait et descendait les escaliers du pavillon de Flore; on s'enquéraits’enquérait de ce qu'onqu’on avait à faire: point de réponse. On s'adressaits’adressait au capitaine des gardes; on interrogeait les chapelains, les Chantres, les aumôniers: rien. De vaines causeries, de vains débits de nouvelles. J'aiJ’ai vu des jeunes gens pleurer de fureur en demandant inutilement des ordres et des armes; j'aij’ai vu des femmes se trouver mal de colère et de mépris. Parvenir au Roi, impossible; l'étiquettel’étiquette fermait la porte. La grande mesure décrétée contre Bonaparte fut un ordre de couper sus: Louis XVIII, sans jambes, courir sus le conquérant qui enjambait la terre! Cette formule des anciennes lois, renouvelée à cette occasion, suffit pour montrer la portée d'espritd’esprit des hommes d'Etatd’Etat de cette époque. Courir sus en 1815! courir sus! et sus qui? sus un loup? sus un chef de brigands? sus un seigneur fèlon? Non: sus Napoléon qui avait couru sus les rois, les avait saisis et marqués pour jamais à l'épaulel’épaule de son N ineffaçable! De cette ordonnance, considérée de plus près, sortait une vérité politique que personne ne voyait: la race légitime, étrangère à la nation pendant vingt-trois années, était restée au jour et à la place où la révolution l'avaitl’avait prise, tandis que la nation avait marché dans le temps et l'espacel’espace. De là impossibilité de s'entendres’entendre et de se rejoindre; religion, idées, intérêts, langage, terre et ciel, tout était différent pour le peuple et pour le Roi, parce qu'ilsqu’ils n'étaientn’étaient plus au même point de la route, parce qu'ilsqu’ils étaient séparés par un quart de siècle équivalant à des siècles. Mais si l'ordrel’ordre de courir sus paraît étrange par la conservation du vieil idiome de la loi, Bonaparte eut-il d'abordd’abord l'intentionl’intention d'agird’agir mieux, tout en employant un nouveau langage? Des papiers de M. d'Hauterivesd’Hauterives inventoriés par M. Artaud, prouvent qu'onqu’on eut beaucoup de peine à empêcher Napoléon de faire fusiller le duc d'Angoulêmed’Angoulême, malgré la pièce officielle du Moniteur, pièce de parade qui nous reste: il trouvait mauvais que ce prince se fût défendu. Et pourtant le fugitif de l'îlel’île d'Elbed’Elbe, en quittant Fontainebleau, avait recommandé aux soldats d'êtred’être fidèles au monarque que la France s'étaits’était choisi. La famille de Bonaparte avait été respectée; la reine Hortense avait accepté de Louis XVIII le titre de duchesse de Saint-Leu; Murat, qui régnait encore à Naples, n'eutn’eut son royaume vendu que par M. de Talleyrand pendant le congrès de Vienne. Cette époque, où la franchise manque à tous, serre le coeur: chacun jetait en avant une profession de foi, comme une passerelle pour traverser la difficulté du jour; quitte à changer de direction, la difficulté franchie: la jeunesse seule était sincère, parce qu'ellequ’elle touchait à son berceau. Bonaparte déclare solennellement qu'ilqu’il renonce à la couronne; il part et revient au bout de neuf mois. Benjamin Constant imprime son énergique protestation contre le tyran, et il change en vingt-quatre heures. On verra plus tard, dans un autre livre de ces Mémoires, qui lui inspira ce noble mouvement auquel la mobilité. de sa nature ne lui permit pas de rester fidèle. Le maréchal Soult anime les troupes contre leur ancien capitaine; quelques jours après il rit aux éclats de sa proclamation dans le cabinet de Napoléon, aux Tuileries, et devient major général de l'arméel’armée à Waterloo; le maréchal Ney baise les mains du Roi, jure de lui ramener Bonaparte enfermé dans une cage de fer et il livre à celui-ci tous les corps qu'ilqu’il commande. Hélas! et le Roi de France?... il déclare qu'àqu’à soixante ans il ne peut mieux terminer sa carrière qu'enqu’en mourant pour la défense de son peuple.... et il fuit à Gand! A cette impossibilité de vérité dans les sentiments, à ce désaccord entre les paroles et les actions, on se sent saisi de dégoût pour l'espècel’espèce humaine. Louis XVIII, au 20 mars, prétendait mourir au milieu de la France; s'ils’il eût tenu parole, la légitimité pouvait encore durer un siècle; la nature même semblait avoir ôté au vieux Roi la faculté de se retirer, en l'enchaînantl’enchaînant d'infirmitésd’infirmités salutaires; mais les destinées futures de la race humaine eussent été entravées par l'accomplissementl’accomplissement de la résolution de l'auteurl’auteur de la Charte. Bonaparte accourut au secours de l'avenirl’avenir; ce Christ de la mauvaise puissance prit par la main le nouveau paralytique et lui dit: "Levez-vous et emportez votre lit; surge, folle lectum tuum."
 
FUITE DU ROI. - JE PARS AVEC MADAME DE CHATEAUBRIAND. - EMBARRAS DE LA ROUTE. - DUC D'ORLEANSD’ORLEANS ET LE PRINCE DE CONDE. - TOURNAY, BRUXELLES. SOUVENIRS. - LE DUC DE RICHELIEU. - LE ROI A GAND M'APELLEM’APELLE AUPRES DE LUI.
 
Il était évident que l'onl’on méditait une escampative: dans la crainte d'êtred’être retenu, on n'avertissaitn’avertissait pas même ceux qui, comme moi, auraient été fusillés une heure après l'entréel’entrée de Napoléon à Paris. Je rencontrai le duc de Richelieu dans, les Champs-Elysées: "On nous trompe, me dit-il; je monte la garde ici, car je ne compte pas attendre tout seul l'empereurl’empereur aux Tuileries." Madame de Chateaubriand avait envoyé, le soir du 19, un domestique au Carrousel, avec ordre de ne revenir que lorsqu'illorsqu’il aurait la certitude de la fuite du Roi. A minuit, le domestique n'étantn’étant pas rentré, je m'allaim’allai coucher. Je venais de me mettre au lit quand M. Clausel de Coussergues entra. Il nous apprit que Sa Majesté était partie et qu'ellequ’elle se dirigeait sur Lille. Il m'apportaitm’apportait cette nouvelle de la part du chancelier, qui, me sachant en danger, violait pour moi le secret et m'envoyaitm’envoyait douze mille francs à reprendre sur mes appointements de ministre de Suède. Je m'obstinaim’obstinai à rester, ne voulant quitter Paris que quand je serais physiquement sûr du déménagement royal. Le domestique envoyé à la découverte revint: il avait vu défiler les voitures de la cour. Madame de Chateaubriand me poussa dans sa voiture, le 20 mars, à quatre heures du matin. J'étaisJ’étais dans un tel accès de rage que je ne savais où j'allaisj’allais ni ce que je faisais. Nous sortîmes par la barrière Saint-Martin. A l'aubel’aube, je vis des corbeaux descendre paisiblement des ormes du grand chemin où ils avaient passé la nuit pour prendre aux champs leur premier repas, sans s'embarrassers’embarrasser de Louis XVIII et de Napoléon: ils n'étaientn’étaient pas, eux, obligés de quitter leur patrie, et, grâce à leurs ailes, ils se moquaient de la mauvaise route où j'étaisj’étais cahoté. Vieux amis de Combourg! nous nous ressemblions davantage quand jadis, au lever du jour, nous déjeunions des mûres de la ronce dans nos halliers de la Bretagne! La chaussée était défoncée, le temps pluvieux, madame de Chateaubriand souffrante: elle regardait à tout moment par la lucarne du fond de la voiture si nous n'étionsn’étions pas poursuivis. Nous couchâmes à Amiens, où naquit Du Cange, ensuite à Arras, patrie de Robespierre: là, je fus reconnu. Ayant envoyé demander des chevaux, le 22 au matin, le maître de poste les dit retenus pour un général qui portait à Lille la nouvelle de l'entréel’entrée triomphante de l'empereurl’empereur et roi de Paris; madame de Chateaubriand mourait de peur, non pour elle, mais pour moi. Je courus à la poste et, avec de l'argentl’argent, je levai la difficulté. Arrivés sous les remparts de Lille le 23, à deux heures du matin, nous trouvâmes les portes fermées; ordre était de ne les ouvrir à qui que ce soit. On ne put ou on ne voulut nous dire si le Roi était entré dans la ville. J'engageaiJ’engageai le postillon pour quelques louis à gagner, en dehors des glacis, l'autrel’autre côté de la place et à nous conduire à Tournai; j'avaisj’avais, en 1792, fait à pied pendant la nuit, ce même chemin avec mon frère. Arrivé à Tournai, j'apprisj’appris que Louis XVIII était certainement entré dans Lille avec le maréchal Mortier, et qu'ilqu’il comptait s'ys’y défendre. Je dépêchai un courrier à M. de Blacas, le priant de m'envoyerm’envoyer une permission pour être reçu dans la place. Mon courrier revint avec une permission du commandant, mais sans un mot de M. de Blacas. Laissant madame de Chateaubriand à Tournai, je remontais en voiture pour me rendre à Lille, lorsque le prince de Condé arriva. Nous sûmes par lui que le Roi était parti et que le maréchal Mortier l'avaitl’avait fait accompagner jusqu'àjusqu’à la frontière. D'aprèsD’après ces explications, il restait prouvé que Louis XVIII n'étaitn’était plus à Lille lorsque ma lettre y parvint. Le duc d'Orléansd’Orléans suivit de près le prince de Condé Mécontent en apparence, il était aise au fond de se trouver hors de la bagarre; l'ambiguitél’ambiguité de sa déclaration et de sa conduite portait l'empreintel’empreinte de son caractère. Quant au vieux prince de Condé, l'émigrationl’émigration était son Dieu Lare. Lui n'avaitn’avait pas peur de monsieur de Bonaparte; il se battait si l'onl’on voulait, il s'ens’en allait si l'onl’on voulait: les choses étaient un peu brouillées dans sa cervelle; il ne savait pas trop s'ils’il s'arrêteraits’arrêterait à Rocroi pour y livrer bataille, ou s'ils’il irait cliner au Grand-Cerf. Il leva ses tentes quelques heures avant nous, me chargeant de recommander le café de l'aubergel’auberge à ceux de sa maison qu'ilqu’il avait laissés derrière lui. Il ignorait que j'avaisj’avais donné ma démission à la mort de son petit-fils; il n'étaitn’était pas bien sûr d'avoird’avoir eu un petit-fils; il sentait seulement dans son nom un certain accroissement de gloire, qui pouvait bien tenir à quelque Condé qu'ilqu’il ne se rappelait plus. Vous souvient-il de mon premier passage à Tournay avec mon frère, lors de ma première émigration? Vous souvient-il, à ce propos, de l'hommel’homme métamorphosé en âne, de la fille des oreilles de laquelle sortaient des épis de blé, de la pluie de corbeaux qui mettaient le feu partout? En 1815, nous étions bien nous-mêmes une pluie de corbeaux; mais nous ne mettions le feu nulle part. Hélas! je n'étaisn’étais plus avec mon malheureux frère. Entre 1792 et 1815 la République et l'empirel’empire avaient passé: que de révolutions s'étaients’étaient aussi accomplies dans ma vie! Le temps m'avaitm’avait ravagé comme le reste. Et vous, jeunes générations du moment, laissez venir vingt-trois années, et vous direz à ma tombe où en sont vos amours et vos illusions d'aujourd'huid’aujourd’hui. A Tournay étaient arrivés les deux frères Bertin: M. Bertin de Vaux s'ens’en retourna à Paris; l'autrel’autre Bertin, Bertin l'aînél’aîné, était mon ami. Vous savez par ces Mémoires ce qui m'attachaitm’attachait à lui. De Tournay nous allâmes à Bruxelles: là je ne retrouvai ni le baron de Breteuil, ni Rivarol, ni tous ces jeunes aides de camp devenus morts ou vieux, ce qui est la même chose. Aucune nouvelle du barbier qui m'avaitm’avait donné asile. Je ne pris point le mousquet, mais la plume; de soldat j'étaisj’étais devenu barbouilleur de papier. Je cherchais Louis XVIII; il était à Gand, où l'avaientl’avaient conduit MM. de Blacas et de Duras: leur intention avait été d'abordd’abord d'embarquerd’embarquer le Roi pour l'Angleterrel’Angleterre. Si le Roi avait consenti à ce projet, jamais il ne serait remonté sur le trône. Etant entré dans un hôtel garni pour examiner un appartement, j'aperçusj’aperçus le duc de Richelieu fumant à demi-couché sur un sofa, au fond d'uned’une chambre noire. Il me parla des princes de la manière la plus brutale, déclarant qu'ilqu’il s'ens’en allait en Russie et ne voulait plus entendre parler de ces gens-là. Madame la duchesse de Duras, arrivée à Bruxelles, eut la douleur d'yd’y perdre sa nièce. La capitale du Brabant m'estm’est en horreur; elle n'an’a jamais servi que de passage à mes exils; elle a toujours porté malheur à moi ou à mes amis. Un ordre du Roi m'appelam’appela à Gand. Les volontaires royaux et la petite armée du duc de Berry avaient été licenciés à Béthune, au milieu de la boue et des accidents d'uned’une débâcle militaire: on s'étaits’était fait des adieux touchants. Deux cents hommes de la maison du Roi restèrent et furent cantonnés à Alost; mes deux neveux, Louis et Christian de Chateaubriand, faisaient partie de ce corps.
 
LES CENT-JOURS A GAND.
 
LE ROI ET SON CONSEIL. - JE DEVIENS MINISTRE DE L'INTERIEURL’INTERIEUR PAR INTERIM. - M. DE LALLY-TOLLENDAL. - MADAME LA DUCHESSE DE DURAS. - LE MARECHAL VICTOR. - L'ABBEL’ABBE LOUIS ET LE COMTE BEUGNOT. L'ABBEL’ABBE DE MONTESQUIOU. - DINERS DU POISSON BLANC: CONVIVES.
 
On m'avaitm’avait donné un billet de logement dont je ne profitai pas: une baronne dont j'aij’ai oublié le nom vint trouver madame de Chateaubriand à l'aubergel’auberge et nous offrit un appartement chez elle: elle nous priait de si bonne grâce! Vous ne ferez aucune attention, nous dit-elle, à ce que vous contera mon mari: il a la tête..... vous comprenez? Ma fille aussi est tant soit peu extraordinaire; elle a des moments terribles, la pauvre enfant! mais elle est du reste douce comme un mouton. Hélas! ce n'estn’est pas celle-là qui me cause le plus de chagrin; c'estc’est mon fils Louis, le dernier de mes enfants: si Dieu n'yn’y met la main, il sera pire que son père." Madame de Chateaubriand refusa poliment d'allerd’aller demeurer chez des personnes aussi raisonnables. Le Roi, bien logé, ayant son service et ses gardes, forma son conseil. L'empireL’empire de ce grand monarque consistait en une maison du royaume des Pays-Bas, laquelle maison était située dans une ville qui, bien que la ville natale de Charles-Quint, avait été le chef-lieu d'uned’une préfecture de Bonaparte: ces noms font entre eux un assez bon nombre d'événementsd’événements et de siècles. L'abbéL’abbé de Montesquiou étant à Londres, Louis XVIII me nomma ministre de l'intérieurl’intérieur par intérim. Ma correspondance avec les départements ne me donnait pas grand'besognegrand’besogne; je mettais facilement à jour ma correspondance avec les préfets, sous-préfets, maires et adjoints de nos bonnes villes, du côté intérieur de nos frontières; je ne réparais pas beaucoup les chemins et je laissais tomber les clochers; mon budget ne m'enrichissaitm’enrichissait guère; je n'avaisn’avais point de fonds secrets; seulement, par un abus criant, je cumulais; j'étaisj’étais toujours ministre plénipotentiaire de S. M. auprès du roi de Suède, qui, comme son compatriote Henri IV, régnait par droit de conquête, sinon par droit de naissance. Nous discourions autour d'uned’une table couverte d'und’un tapis vert dans le cabinet du Roi. M. de Lally-Tollendal, qui était, je crois, ministre de l'instructionl’instruction publique, prononçait des discours plus amples, plus joufflus encore que sa personne: il citait ses illustres aïeux les rois d'Irlanded’Irlande et embarbouillait le procès de son père dans celui de Charles Ier et de Louis XVI. Il se délassait le soir des larmes, des sueurs et des paroles qu'ilqu’il avait versées au conseil, avec une dame accourue de Paris par enthousiasme de son génie cherchait vertueusement à la guérir, mais son éloquence trompait sa vertu et enfonçait le dard plus avant. Madame la duchesse de Duras était venue rejoindre M. le duc de Duras parmi les bannis. Je ne veux plus dire de mal du malheur, puisque j'aij’ai passé trois mois auprès de cette femme excellente, causant de tout ce que des esprits et des coeurs droits peuvent trouver dans une conformité de goûts, d'idéesd’idées, de principes et de sentiments. Madame de Duras était ambitieuse pour moi: elle seule a connu d'abordd’abord ce que je pouvais valoir en politique; elle s'ests’est toujours désolée de l'enviel’envie et de l'aveuglementl’aveuglement qui m'écartaientm’écartaient des conseils du Roi; mais elle se désolait encore bien davantage des obstacles que mon caractère apportait à ma fortune: elle me grondait, elle me voulait corriger de mon insouciance, de ma franchise, de mes naïvetés, et me faire prendre des habitudes de courtisanerie qu'ellequ’elle-même ne pouvait souffrir. Rien peut-être ne porte plus à l'attachementl’attachement et, à la reconnaissance que de se sentir sous le patronage d'uned’une amitié supérieure qui, en vertu de son ascendant sur la société, fait passer vos défauts pour des qualités, vos imperfections pour un charme. Un homme vous protège par ce qu'ilqu’il vaut, une femme par ce que vous valez: voilà pourquoi de ces deux empires l'unl’un est si odieux, l'autrel’autre si doux. Depuis que j'aij’ai perdu cette personne si généreuse, d'uned’une âme si noble, d'und’un esprit qui réunissait quelque chose de la force de la pensée de madame de Staël à la grâce du talent de madame de La Fayette, je n'ain’ai cessé, en la pleurant, de me reprocher les inégalités dont j'aij’ai pu affliger quelquefois des coeurs qui m'étaientm’étaient dévoués. Vèmeillons bien sur notre caractère! Songeons que nous pouvons, avec un attachement profond, n'enn’en pas moins empoisonner des jours que nous rachèterions au prix de tout notre sang. Quand nos amis sont descendus dans la tombe, quel moyen avons-nous de réparer nos torts? Nos inutiles regrets, nos vains repentirs, sont-ils un remède aux peines que nous leur avons faites? Ils auraient mieux aimé de nous un sourire pendant leur vie que toutes nos larmes après leur mort. La charmante Clara (madame la duchesse de Rauzan) était à Gand avec sa mère. Nous faisions, à nous deux, de mauvais couplets sur l'airl’air de la Tyrolienne. J'aiJ’ai tenu sur mes genoux bien de belles petites filles qui sont aujourd'huiaujourd’hui de jeunes grand'mèresgrand’mères. Quand vous avez quitté une femme, mariée devant vous à seize ans, si vous revenez seize ans après, vous la retrouvez au même âge: "Ah! madame, vous "n'avezn’avez pas pris un jour!" Sans doute: mais c'estc’est à la fille que vous contez cela, la fille que vous conduirez encore à l'autell’autel. Mais vous, triste témoin des deux hymens, vous encoffrez les seize années que vous avez reçues à chaque union: présent de noces qui hâtera votre propre mariage avec une dame blanche, un peu maigre. Le maréchal Victor était venu se placer auprès de nous, à Gand, avec une simplicité admirable: il ne demandait rien, n'importunaitn’importunait jamais le roi de son empressement; on le voyait à peine; je ne sais si on lui fit jamais l'honneurl’honneur et la grâce de l'inviterl’inviter une seule fois au dîner de S. M. J'aiJ’ai retrouvé dans la suite le maréchal Victor; j'aij’ai été son collègue au ministère, et toujours la même excellente nature m'estm’est apparue. A Paris, en 1823, M. le dauphin fut d'uned’une grande dureté pour cet honnête militaire: il était bien bon, ce duc de Bellune, de payer par un dévouement si modeste une ingratitude si à l'aisel’aise! La candeur m'entraînem’entraîne et me touche, lors même qu'enqu’en certaines occasions elle arrive à la dernière expression de sa naïveté. Ainsi le maréchal m'am’a raconté la mort de sa femme dans le langage du soldat, et il m'am’a fait pleurer: il prononçait des mots scabreux si vite, et il les changeait avec tant de pudicité, qu'onqu’on aurait pu même les écrire. M. de Vaublanc et M. Capelle nous rejoignirent. Le premier disait avoir de tout dans son portefeuille. Voulez-vous du Montesquieu? en voici; du Bossuet? en voilà. A mesure que la partie paraissait vouloir prendre une autre face, il nous arrivait des voyageurs. L'abbéL’abbé Louis et M. le comte Beugnot descendirent à l'aubergel’aubergej'étaisj’étais logé. Madame de Chateaubriand avait des étouffements affreux, et je la veillais. Les deux nouveaux venus s'installèrents’installèrent dans une chambre séparée seulement de celle de ma femme par une mince cloison; il était impossible de ne pas entendre, à moins de se boucher les oreilles: entre onze heures et minuit les débarqués élevèrent la voix; l'abbél’abbé Louis, qui parlait comme un loup et à saccades, disait, à M. Beugnot: "Toi, ministre? tu ne le seras plus! tu n'asn’as fait que des sottises!" Je n'entendisn’entendis pas clairement la réponse de M. le comte Beugnot, mais il parla de 33 millions laissés au trésor royal. L'abbéL’abbé poussa, apparemment de colère, une chaise qui tomba. A travers le fracas, je saisis ces mots: "Le duc d'Angoulêmed’Angoulême? il faut qu'ilqu’il achète du bien national à la barrière de Paris. Je vendrai le reste des forêts de l'Etatl’Etat. Je couperai tout, les ormes du grand chemin, le bois de Boulogne, les Champs-Elysées: à quoi ça sert-il? hein!" La brutalité faisait le principal mérite de M. Louis; son talent était un amour stupide des intérêts matériels. Si le ministre des finances entraînait les forêts à sa suite, il avait sans doute un autre secret qu'Orphéequ’Orphée, qui faisait aller après soi les bois par son beau vieller. Dans l'argotl’argot du temps on appelait M. Louis un homme spécial; sa spécialité financière l'avaitl’avait conduit à entasser l'argentl’argent des contribuables dans le trésor, pour le faire prendre par Bonaparte. Bon tout au plus pour le Directoire, Napoléon n'avaitn’avait pas voulu de cet homme spécial, qui n'étaitn’était pas du tout un homme unique. L'abbéL’abbé Louis était venu jusqu'àjusqu’à Gand réclamer son ministère: il était fort bien auprès de M. de Talleyrand, avec lequel il avait officié solennellement à la première fédération du Champ-de-Mars: l'évêquel’évêque faisait le prêtre, l'abbél’abbé Louis le diacre et l'abbél’abbé d'Ernaudd’Ernaud le sous-diacre. M. de Talleyrand, se souvenant de cette admirable profanation, disait au baron Louis: "L'abbéL’abbé, tu étais bien beau en diacre au Champ-de-Mars!" Nous avons supporté cette honte derrière la grande tyrannie de Bonaparte: devions-nous la supporter plus tard? Le Roi très-chrétien s'étaits’était mis à l'abril’abri de tout reproche de cagoterie: il possédait dans son conseil un évêque marié, M. de Talleyrand; un prêtre concubinaire, M. Louis; un abbé peu pratiquant, M. de Montesquiou. Ce dernier, homme ardent comme un poitrinaire, d'uned’une certaine facilité de parole, avait l'espritl’esprit étroit et dénigrant, le coeur haineux, le caractère aigre. Un jour que j'avaisj’avais péroré au Luxembourg pour la liberté de la presse, le descendant de Clovis passant devant moi, qui ne venais que du Breton Mormoran, me donna un grand coup de genou dans la cuisse, ce qui n'étaitn’était pas de bon goût; je le lui rendis, ce qui n'étaitn’était pas poli: nous jouions au coadjuteurs et au duc de La Rochefoucauld. L'abbéL’abbé de Montesquiou appelait plaisamment M. de Lally-Tollendal un animal à l'anglaisel’anglaise." On pêche, dans les rivières de Gand, un poisson blanc fort délicat: nous allions, tutti quanti, manger ce bon poisson dans une guinguette, en attendant les batailles et la fin des empires. M. Laborie ne manquait point au rendez-vous: je l'avaisl’avais rencontré pour la première fois à Savigny, lorsque, fuyant Bonaparte, il entra par une fenêtre chez madame de Beaumont, et se sauva par une autre. Infatigable au travail, multipliant ses courses autant que ses billets, aimant à rendre des services comme d'autresd’autres aiment à les recevoir, il a été calomnié: la calomnie n'estn’est pas l'accusationl’accusation du calomnié, c'estc’est l'excusel’excuse du calomniateur. J'aiJ’ai vu se lasser des promesses dont M. Laborie était riche, mais pourquoi? Les chimères sont comme la torture: ça fait toujours passer une heure ou deux. J'aiJ’ai souvent mené en main, avec une bride d'ord’or, de vieilles rosses de souvenirs qui ne pouvaient se tenir debout, et que je prenais pour de jeunes et fringantes espérances. Je vis aussi aux dîners du poisson blanc M. Mounier, homme de raison et de probité. M. Guizot daignait nous honorer de sa présence.
 
SUITE DES CENT-JOURS A GAND.
Ligne 752 :
MONITEUR DE GAND. - MON RAPPORT AU ROI EFFET DE CE RAPPORT A PARIS. - FALSIFICATION.
 
On avait établi à Gand un Moniteur: mon rapport au Roi du 12 mai, inséré dans ce journal, prouve que mes sentiments sur les libertés de la presse et sur la domination étrangère ont en tout temps été les mêmes. Je puis aujourd'huiaujourd’hui citer ces passages; ils ne démentent point ma vie: "Sire, vous vous apprêtiez à couronner les institutions dont vous aviez posé la base... Vous aviez déterminé une époque pour le commencement de la pairie héréditaire; le ministère eût acquis plus d'unitéd’unité; les ministres seraient devenus membres des deux Chambres, selon l'espritl’esprit même de la Charte; une loi eût été proposée afin qu'onqu’on pût être élu membre de la Chambre des députés avant quarante ans et que les citoyens eussent une véritable carrière politique. On allait s'occupers’occuper d'und’un code pénal pour les délits de la presse, après l'adoptionl’adoption de laquelle loi la presse eût été entièrement libre, car cette liberté est inséparable de tout gouvernement représentatif....... "Sire, et c'estc’est ici l'occasionl’occasion d'end’en faire la protestation solennelle: tous vos ministres, tous les membres de votre conseil, sont inviolablement attachés aux principes d'uned’une sage liberté; ils puisent auprès de vous cet amour des lois, de l'ordrel’ordre et de la justice, sans lesquels il n'estn’est point de bonheur pour un peuple. Sire, qu'ilqu’il nous soit permis de vous le dire, nous sommes prêts à verser pour vous la dernière goutte de notre sang, à vous suivre au bout de la terre, à partager avec vous les tribulations qu'ilqu’il plaira au Tout-Puissant de vous envoyer, parce que nous croyons devant Dieu que vous maintiendrez la constitution que vous avez donnée à votre peuple, que le voeu le plus sincère de votre âme royale est la liberté des Français. S'ilS’il en avait été autrement, sire, nous serions toujours morts à vos pieds pour la défense de votre personne sacrée; mais nous n'aurionsn’aurions plus été que vos soldats, nous aurions Cessé d'êtred’être vos conseillers et vos ministres ............................................................................... "Sire, nous partageons dans ce moment votre royale tristesse: il n'yn’y a pas un de vos conseillers et de vos ministres qui ne donnât sa vie pour prévenir l'invasionl’invasion de la France. Sire, vous êtes Français, nous sommes Français! Sensibles à l'honneurl’honneur de notre patrie, fiers de la gloire de nos armes, admirateurs du courage de nos soldats, nous voudrions, au milieu de leurs bataillons, verser jusqu'àjusqu’à la dernière goutte de notre sang pour les ramener à leur devoir ou pour partager avec eux des triomphes légitimes. Nous ne voyons qu'avecqu’avec la plus profonde douleur les maux prêts à fondre sur notre pays." Ainsi, à Gand, je proposais de donner à la Charte ce qui lui manquait encore, et je montrais ma douleur de la nouvelle invasion qui menaçait la France: je n'étaisn’étais pourtant qu'unqu’un banni dont les voeux étaient en contradiction avec les faits qui me pouvaient rouvrir les portes de ma patrie. Ces pages étaient écrites dans les Etats de souverains alliés, parmi des Rois et des émigrés qui détestaient la liberté de la presse, au milieu des armées marchant à la conquête, et dont nous étions, pour ainsi dire, les prisonniers: ces circonstances ajoutent peut-être quelque force aux sentiments que j'osaisj’osais exprimer. Mon rapport, parvenu à Paris, eut un grand retentissement; il fut réimprimé par M. Le Normant fils, qui joua sa vie dans cette occasion, et pour lequel j'aij’ai eu toutes les peines du monde à obtenir un brevet stérile d'imprimeurd’imprimeur du roi. Bonaparte agit ou laissa agir d'uned’une manière peu digne de lui: à l'occasionl’occasion de mon rapport on fit ce que le Directoire avait fait à l'apparitionl’apparition des Mémoires de Cléry on en falsifia des lambeaux: j'étaisj’étais censé proposer à Louis XVIII des stupidités pour le rétablissement des droits féodaux, pour les dames du clergé, pour la reprise des biens nationaux, comme si l'impressionl’impression de la pièce originale dans le Moniteur de Gand à date fixe et connue, ne confondait pas l'imposturel’imposture: mais on avait besoin d'und’un mensonge d'uned’une heure. Le pseudonyme chargé d'und’un pamphlet sans sincérité était un militaire d'und’un grade assez élevé: il fut destitué après les Cent-Jours; on motiva sa destitution sur la conduite qu'ilqu’il avait tenue envers moi; il m'envoyam’envoya ses amis; ils me prièrent de m'interposerm’interposer afin qu'unqu’un homme de mérite ne perdit pas ses seuls moyens d'existenced’existence j'écrivisj’écrivis au ministre de la guerre, et j'obtinsj’obtins une pension de retraite pour cet officier. Il est mort: la femme de cet officier est restée attachée à madame de Chateaubriand avec une reconnaissance à laquelle j'étaisj’étais loin d'avoird’avoir des droits. Certains procédés sont trop estimés: les personnes les plus vulgaires sont susceptibles de ces générosités. On se donne un renom de vertu à peu de frais: l'âmel’âme supérieure n'estn’est pas celle qui pardonne; c'estc’est celle qui n'an’a pas besoin de pardon.
 
Je ne sais où Bonaparte, à Sainte-Hélène, a trouvé que j'avaisj’avais rendu à Gand des services essentiels: s'ils’il jugeait trop favorablement mon rôle, du moins il y avait dans son sentiment une appréciation de ma valeur politique.
 
SUITE DES CENT-JOURS A GAND.
 
LE BEGUINAGE. - COMMENT J'ETAISJ’ETAIS REÇU. - GRAND DINER. - VOYAGE DE MADAME DE CHATEAUBRIAND A OSTENDE. - ANVERS. - UN BEGUE. - MORT D'UNED’UNE JEUNE ANGLAISE.
 
Je me dérobais à Gand, le plus que je pouvais, à des intrigues antipathiques à mon caractère et misérables à mes yeux: car, au fond, dans notre mesquine catastrophe j'apercevaisj’apercevais la catastrophe de la société. Mon refuge contre les oisifs et les croquants était l'enclosl’enclos du Béguinage: je parcourais ce petit univers de femmes voilées ou aguimpées, consacrées aux diverses oeuvres chrétiennes; région calme, placée comme les syrtes africaines au bord des tempêtes. Là aucune disparate ne heurtait mes idées, car le sentiment religieux est si haut, qu'ilqu’il n'estn’est jamais étranger aux, plus graves révolutions: les solitaires de la Thébaïde et les Barbares, destructeurs du monde romain, ne sont point des faits discordants et des existences qui s'excluents’excluent. J'étaisJ’étais reçu gracieusement dans l'enclosl’enclos comme l'auteurl’auteur du Génie du christianisme: partout où je vais, parmi les chrétiens, les curés m'arriventm’arrivent; ensuite les mères m'amènentm’amènent leurs enfants; ceux-ci me récitent mon chapitre sur la première communion. Puis se présentent des personnes malheureuses qui me disent le bien que j'aij’ai eu le bonheur de leur faire. Mon passage dans une ville catholique est annoncé comme celui d'und’un missionnaire et d'und’un médecin. Je suis touché de cette double réputation: c'estc’est le seul souvenir agréable de moi que je conserve; je me déplais dans tout le reste de ma personne et de ma renommée. J'étaisJ’étais assez souvent invité à des festins dans la famille de M. et madame d'Opsd’Ops, père et mère vénérables entourés d'uned’une trentaine d'enfantsd’enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Chez M. Coppens, un gala, que je fus forcé d'accepterd’accepter, se prolongea depuis une heure de l'aprèsl’après-midi jusqu'àjusqu’à huit heures du soir. Je comptai neuf services: on commença par les confitures et l'onl’on finit par les côtelettes. Les Français seuls savent dîner avec méthode, comme eux seuls savent composer un livre. Mon ministère me retenait à Gand; madame de Chateaubriand, moins occupée, alla voir Ostende, où je m'embarquaim’embarquai pour Jersey en 1792. J'avaisJ’avais descendu exilé et mourant ces mêmes canaux au bord desquels je me promenais exilé encore, mais en parfaite santé: toujours des fables dans ma carrière! Les misères et les joies de ma première émigration revivaient dans ma pensée; je revoyais l'Angleterrel’Angleterre, mes compagnons d'infortuned’infortune, et cette Charlotte que je devais apercevoir encore. Personne ne se crée comme moi une société réelle en évoquant des ombres; c'estc’est au point que la vie de mes souvenirs absorbe le sentiment de ma vie réelle. Des personnes mêmes dont je ne me suis jamais occupé, si elles meurent, envahissent ma mémoire: on dirait que nul ne peut devenir mon compagnon s'ils’il n'an’a passé à travers la tombe, ce qui me porte à croire que je suis un mort. Où les autres trouvent une éternelle séparation, je trouve une réunion éternelle; qu'unqu’un de mes amis s'ens’en aille de la terre, c'estc’est comme s'ils’il venait demeurer à mes foyers; il ne me quitte plus. A mesure que le monde présent se retire, le monde passe me revient. Si les générations actuelles dédaignent les générations vieillies, elles perdent les frais de leur mépris en ce qui me touche: je ne m'aperçoism’aperçois même pas de leur existence. Ma toison d'ord’or n'étaitn’était pas encore à Bruges, madame de Chateaubriand ne me l'apportal’apporta pas. A Bruges, en 1426, il y avait un homme appelé Jean, lequel inventa ou perfectionna la peinture à l'huilel’huile: remercions Jean de Bruges; sans la propagation de sa méthode, les chefs-d'oeuvred’oeuvre de Raphaël seraient aujourd'huiaujourd’hui effacés. Où les peintres flamands ont-ils dérobé la lumière dont ils éclairent leurs tableaux? Quel rayon de la Grèce s'ests’est égaré au rivage de la Batavie? Après son voyage d'Ostended’Ostende, madame de Chateaubriand fit une course à Anvers. Elle y vit, dans un cimetière, des âmes du purgatoire en plâtre toutes barbouillées de noir et de feu. A Louvain elle me recruta un bègue, savant professeur qui vint tout exprès à Gand pour contempler un homme aussi extraordinaire que le mari de ma femme. Il me dit: "Illus... ttt... rr..." sa parole manqua à son admiration et je le priai à dîner. Quand l'hellénistel’helléniste eut bu du curaçao, sa langue se délia. Nous nous mîmes sur les mérites de Thucydide, que le vin nous faisait trouver clair comme de l'eaul’eau. A force de tenir tête à mon hôte, je finis, je crois, par parler hollandais; du moins je ne me comprenais plus. Madame de Chateaubriand eut une triste nuit d'auberged’auberge à Anvers: une jeune Anglaise, nouvellement accouchée, se mourait; pendant deux heures elle fit entendre des plaintes; puis sa voix s'affaiblits’affaiblit et son dernier gémissement, que saisit à peine une oreille étrangère, se perdit dans un éternel silence. Les cris de cette voyageuse, solitaire et abandonnée, semblaient préluder aux mille voix de la mort prêtes à s'élevers’élever à Waterloo.
 
SUITE DES CENT-JOURS A GAND.
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MOUVEMENT INACCOUTUME DE GAND. - LE DUC DE WELLINGTON. - MONSIEUR. - LOUIS XVIII.
 
La solitude accoutumée de Gand était rendue plus sensible par la foule étrangère qui l'animaitl’animait alors, et qui bientôt s'allaits’allait écouler. Des recrues belges et anglaises apprenaient l'exercicel’exercice sur les places et sous les arbres des promenades; des canonniers, des fournisseurs, des dragons, mettaient à terre des trains d'artilleried’artillerie, des troupeaux de boeufs, des chevaux qui se débattaient en l'airl’air tandis qu'onqu’on les descendait suspendus dans des sangles; des vivandières débarquaient avec les sacs, les enfants et les fusils de leurs maris: tout cela se rendait, sans savoir pourquoi et sans y avoir le moindre intérêt, au grand rendez-vous de destruction que leur avait donné Bonaparte. On voyait des politiques gesticuler le long d'und’un canal, auprès d'und’un pêcheur immobiles des émigrés trotter de chez le Roi chez Monsieur, de chez Monsieur chez le Roi. Le chancelier de France, M.d'Ambrayd’Ambray, habit vert, chapeau rond, un vieux roman sous le bras, se rendait au conseil pour amender la Charte; le duc de Lévis allait faire sa cour avec des savates débordées qui lui sortaient des pieds, parce que, fort brave et nouvel Achille, il avait été blessé au talon. Il était plein d'espritd’esprit, on peut en juger par le recueil de ses pensées. Le duc de Wellington venait de temps en temps passer des revues. Louis, XVIII sortait chaque après-dînée dans un carrosse à six chevaux avec son premier gentilhomme de la chambre et ses gardes, pour faire le tour de Gand, tout comme s'ils’il eût été dans Paris. S'ilS’il rencontrait dans son chemin le duc de Wellington, il lui faisait en passant un petit signe de tête de protection. Louis XVIII ne perdit jamais le souvenir de la prééminence de son berceau; il était roi partout, comme Dieu est Dieu partout, dans une crèche ou dans un temple, sur un autel d'ord’or ou d'argiled’argile. Jamais son infortune ne lui arracha la plus petite concession; sa hauteur croissait en raison de son abaissement; son diadème était son nom; il avait l'airl’air de dire: "Tuez-moi, vous ne tuerez pas les siècles écrits sur mon front." Si l'onl’on avait ratissé ses armes au Louvre, peu lui importait: n'étaientn’étaient-elles pas gravées sur le globe? Avait-on envoyé des commissaires les gratter dans tous les coins de l'universl’univers? Les avait-on effacées aux Indes, à Pondichéry, en Amérique, à Lima et à Mexico; dans l'Orientl’Orient, à Antioche, à Jérusalem, à Saint-Jean d'Acred’Acre, au Caire, à Constantinople, à Rhodes, en Morée; dans l'Occidentl’Occident, sur les murailles de Rome, aux plafonds de Caserte et de l'Escuriall’Escurial, aux voûtes des salles de Ratisbonne et de Westminster, dans l'écussonl’écusson de tous les rois? Les avait-on arrachées à l'aiguillel’aiguille de la boussole, où elles semblent annoncer le règne des lis aux diverses régions de la terre? L idée fixe de la grandeur, de l'antiquitél’antiquité, de la dignité, de la majesté de sa race, donnait à Louis XVIII un véritable empire. On en sentait la domination; les généraux même de Bonaparte la confessaient: ils étaient plus intimidés devant ce vieillard impotent que devant le maître terrible qui les avait commandés dans cent batailles. A Paris, quand Louis XVIII accordait aux monarques triomphants l'honneurl’honneur de dîner à sa table, il passait sans façon le premier devant ces princes dont les soldats campaient dans la cour du Louvre; il les traitait comme des vassaux qui n'avaientn’avaient fait que leur devoir en amenant des hommes d'armesd’armes à leur seigneur suzerain. En Europe, il n'estn’est qu'unequ’une monarchie, celle de France; le destin des autres monarchies est lié au sort de celle-là. Toutes les races royales sont d'hierd’hier auprès de la race de Hugues Capet, et presque toutes en sont filles. Notre ancien pouvoir royal était l'anciennel’ancienne royauté du monde: du bannissement des Capets datera l'èrel’ère de l'expulsionl’expulsion des rois. Plus cette superbe du descendant de Saint-Louis était impolitique (elle est devenue funeste à ses héritiers), plus elle plaisait à l'orgueill’orgueil national: les Français jouissaient de voir des souverains qui, vaincus, avaient porté les chaînes d'und’un homme, porter, vainqueurs, le joug d'uned’une race. La foi inébranlable de Louis XVIII dans son sang est la puissance réelle qui lui rendit le sceptre; c'estc’est cette foi qui, a deux reprises, fit tomber sur sa tête une couronne pour laquelle l'Europel’Europe ne croyait pas, ne prétendait pas épuiser ses populations et ses trésors. Le banni sans soldats se trouvait au bout de toutes les batailles qu'ilqu’il n'avaitn’avait pas livrées. Louis XVIII était la légitimité incarnée; elle a cessé d'êtred’être visible quand il a disparu.
 
SUITE DES CENT-JOURS A GAND.
 
SOUVENIRS DE L'HISTOIREL’HISTOIRE A GAND. - MADAME LA DUCHESSE D'ANGOULEMED’ANGOULEME ARRIVE A GAND. - MADAME DE SEZE. - MADAME LA DUCHESSE DE LEVIS.
 
Je faisais à Gand, comme je fais en tous lieux, des courses à part. Les barques glissant sur d'étroitsd’étroits canaux, obligées de traverser dix à douze lieues de prairies pour arriver à la mer, avaient l'airl’air de voguer sur l'herbel’herbe; elles me rappelaient les canots sauvages dans les marais à folle avoine du Missouri. Arrêté au bord de l'eaul’eau, tandis qu'onqu’on immergeait des zones de toile écrue, mes yeux erraient sur les clochers de la ville; l'histoirel’histoire m'apparaissaitm’apparaissait sur les nuages du ciel. Les Gantois s'insurgents’insurgent contre Henri de Chatillon, gouverneur pour la France; la femme d'Edouardd’Edouard III met au monde Jean de Gand, tige de la maison de Lancastre; règne populaire d'Artevelled’Artevelle: "Bonnes gens, qui vous meut? Pourquoi êtes-vous si troublés sur moi? En quoi puis-je vous avoir courroucés?" - Il vous faut mourir!" criait le peuple. C'estC’est ce que le temps nous crie à tous. Plus tard je voyais les ducs de Bourgogne; les Espagnols arrivaient. Puis la pacification, les sièges et les prises de Gand. Quand j'avaisj’avais rêvé parmi les siècles, le son d'und’un petit clairon ou d'uned’une musette écossaise me réveillait. J'apercevaisJ’apercevais des soldats vivants qui accouraient pour rejoindre les bataillons ensevelis de la Batavie: toujours destructions, puissances abattues, et, en fin de compte, quelques ombres évanouies et des noms passés. La Flandre maritime fut un des premiers cantonnements des compagnons de Clodion et de Clovis. Gand, Bruges et leurs campagnes, fournissaient près d'und’un dixième des grenadiers de la vieille garde: cette terrible milice fut tirée en partie du berceau de nos pères, et elle s'ests’est venue faire exterminer auprès de ce berceau. La Lys a-t-elle donné sa fleur aux armes de nos rois? Les moeurs espagnoles impriment leur caractère: les édifices de Gand me retraçaient ceux de Grenade, moins le ciel de la Vèmega. Une grande ville presque sans habitants, des rues désertes, des canaux aussi déserts que ces rues... vingt-six îles formées par ces canaux, qui n'étaientn’étaient pas ceux de Vèmenise, une énorme pièce d'artilleried’artillerie âge, voilà ce qui remplaçait à Gand la cité des Zegris, le Duero et le Xème nil, le Généralife et l'Alhambral’Alhambra: mes vieux songes, vous reverrait jamais? Madame la duchesse d'Angoulêmed’Angoulême, embarquée sur la Gironde, nous arriva par l'Angleterrel’Angleterre avec le général Donnadieu et M. de Sèze, qui avait traversé l'Océanl’Océan, son cordon bleu par-dessus sa veste. Le duc et la duchesse de Lévis vinrent à la suite de la princesse: ils s'étaients’étaient jetés dans la diligence et sauvés de Paris par la route de Bordeaux. Les voyageurs, leurs compagnons, parlaient politique: "Ce scélérat de Chateaubriand, disait l'unl’un d'euxd’eux, n'estn’est pas si bête depuis trois jours, sa voiture était chargée dans sa cour: l'oiseaul’oiseau a déniché. Ce n'estn’est pas l'embarrasl’embarras, si "Napoléon l'avaitl’avait attrapé!..." Madame la duchesse de Lévis était une personne très-belle, très-bonne, aussi calme que madame la duchesse de Duras était agitée. Elle ne quittait point madame de Chateaubriand; elle fut à Gand notre compagne assidue. Personne n'an’a répandu dans ma vie plus de quiétude, chose dont j'aij’ai grand besoin. Les moments les moins troublés de mon existence sont ceux que j'aij’ai passés à Noisiel, chez cette femme dont les paroles et les sentiments n'entraientn’entraient dans votre âme que pour y ramener la sérénité. Je les rappelle avec regret ces moments écoulés sous les grands marronniers de Noisiel! l'espritl’esprit apaisé, le coeur convalescent, je regardais les ruines de l'abbayel’abbaye de Chelles, les petites lumières, des barques arrêtées parmi les saules de la Marne. Le souvenir de madame de Lévis est pour moi celui d'uned’une silencieuse soirée d'automned’automne. Elle a passé en peu d'heuresd’heures; elle s'ests’est mêlée à la mort comme à la source de, tout repos. Je l'ail’ai vue descendre sans bruit dans son tombeau au cimetière du Père-Lachaise; elle est placée au-dessus de M. de Fontanes, et celui-ci dort auprès de son fils Saint-Marcellin, tué en duel. C'estC’est ainsi qu'enqu’en m'inclinantm’inclinant au monument de madame de Lévis, je suis venu me heurter à deux autres sépulcres; l'hommel’homme ne peut éveiller une douleur sans en réveiller une autre: pendant la nuit, les diverses fleurs qui ne s'ouvrents’ouvrent qu'àqu’à l'ombrel’ombre s'épanouissents’épanouissent. A l'affectueusel’affectueuse bonté de madame de Lévis pour moi était jointe l'amitiél’amitié de M. le duc de Lévis le père: je ne dois plus compter que par générations. M. de Lévis écrivait bien; il avait l'imaginationl’imagination variée et féconde qui sentait sa noble race comme on la retrouvait à Quiberon dans son sang répandu sur les grèves. Tout ne devait pas finir là; c'étaitc’était le mouvement d'uned’une amitié qui passait à la seconde génération. M. le duc de Lévis le fils, aujourd'huiaujourd’hui attaché à M. le comte de Chambord, s'ests’est approché de moi; mon affection héréditaire ne lui manquera pas plus que ma fidélité à son auguste maître. La nouvelle et charmante duchesse de Lévis, sa femme, réunit au grand nom de d'Aubussond’Aubusson les plus brillantes qualités du coeur et de l'espritl’esprit: il y a de quoi vivre quand les grâces empruntent à l'histoirel’histoire des ailes infatigables!
 
SUITE DES CENT-JOURS A GAND.
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PAVILLON MARSAN A GAND. - M. GAILLARD, CONSEILLER LA COUR ROYALE. - VISITE SECRETE DE MADAME LA BARONNE DE VITROLLES. - BILLET DE LA MAIN DE MONSIEUR. - FOUCHE.
 
A Gand, comme à Paris, le pavillon Marsan existait. Chaque jour apportait de France à Monsieur des nouvelles qu'enfantaitqu’enfantait l'intérêtl’intérêt ou l'imaginationl’imagination. M.Gaillard, ancien oratorien, conseiller à la cour royale, ami intime de Fouché, descendit au milieu de nous; il se fit reconnaître et fut mis en rapport avec M. Capelle. Quand je me rendais chez Monsieur, ce qui était rare, son entourage m'entretenaitm’entretenait, à paroles couvertes et avec maints soupirs, d'und’un homme qui (il fallait en convenir) se conduisait à merveille: il entravait toutes les opérations de l'empereurl’empereur; il défendait le faubourg Saint-Germain, etc., etc., etc. Le fidèle maréchal Soult était aussi l'objetl’objet des prédilections de Monsieur, et, après Fouché, l'hommel’homme le plus loyal de France. Un jour, une voiture s'arrêtes’arrête à la porte de mon auberge, j'enj’en vois descendre madame la baronne de Vitrolles: elle arrivait chargée des pouvoirs du duc d'Otranted’Otrante. Elle remporta un billet écrit de la main de Monsieur par lequel le prince déclarait conserver une reconnaissance éternelle à celui qui sauvait M. de Vitrolles. Fouché n'enn’en voulait pas davantage; armé de ce billet, il était sûr de son avenir en cas de restauration. Dès ce moment il ne fut plus question à Gand que des immenses obligations que l'onl’on avait à l'excellentl’excellent M. Fouché de Nantes, que de l'impossibilitél’impossibilité de rentrer en France autrement que par le bon plaisir de ce juste l'embarrasl’embarras était de faire goûter au Roi le nouveau rédempteur de la monarchie. Après les Cent-Jours, madame de Custine me força de dîner chez elle avec Fouché. Je l'avaisl’avais vu une fois, cinq ans auparavant, à propos de la condamnation de mon pauvre cousin Armand. L'ancienL’ancien ministre savait que je m'étaism’étais opposé à sa nomination à Roye, à Gonesse, à Arnouville; et comme il me supposait puissant, il voulait faire sa paix avec moi. Ce qu'ilqu’il y avait de mieux en lui, c'étaitc’était la mort de Louis XVI: le régicide était son innocence. Bavard, ainsi que tous les révolutionnaires, battant l'airl’air de phrases vides, il débitait un ramas de lieux communs farcis de destin, de nécessité; de droit des choses, mêlant à ce non-sens philosophique des non-sens sur le progrès et la marche de la société, d'impudentesd’impudentes maximes au profit du fort contre le faible; ne se faisant faute d'aveuxd’aveux effrontés sur la justice des succès, le peu de valeur d'uned’une tête qui tombe, l'équitél’équité de ce qui prospère, l'iniquitél’iniquité de ce qui souffre, affectant de parler des plus affreux désastres avec légèreté et indifférence, comme un génie au-dessus de ces niaiseries. Il ne lui échappa, à propos de quoi que ce soit, une idée choisie, un aperçu remarquable. Je sortis en haussant les épaules au crime. M. Fouché ne m'am’a jamais pardonné ma sécheresse et le peu d'effetd’effet qu'ilqu’il produisit sur moi. Il avait pensé me fasciner en faisant monter et descendre à mes yeux, comme une gloire du Sinaï, le coutelas de l'instrumentl’instrument fatal; il s'étaits’était imaginé que je tiendrais à colosse l'énergumènel’énergumène qui, parlant du sol de Lyon, avait dit: "Ce sol sera bouleversé; sur les débris de cette ville superbe et rebelle s'élèveronts’élèveront des chaumières éparses que les amis de l'égalitél’égalité s'empresseronts’empresseront de venir habiter Nous aurons le courage énergique de traverser les vastes tombeaux des conspirateurs..... Il faut que leurs cadavres ensanglantés, précipités dans le Rhône, offrent sur les deux rives et à son embouchure l'impressionl’impression de l'épouvantel’épouvante et l'imagel’image de la toute-puissance du peuple ..... "Nous célébrerons la victoire de Toulon; nous enverrons ce soir deux cent cinquante rebelles sous le fer de la foudre." Ces horribles pretintailles ne m'imposèrentm’imposèrent point: parce que M. de Nantes avait délayé des forfaits républicains dans de la boue impériale; que le sans-culotte, métamorphosé en duc, avait enveloppé la corde de la lanterne dans le cordon de la Légion-d'Honneurd’Honneur, il ne m'enm’en paraissait ni plus habile ni plus grand. Les Jacobins détestent les hommes qui ne font aucun cas de leurs atrocités et qui méprisent leurs meurtres; leur orgueil est irrité, comme celui des auteurs dont on conteste le talent.
 
AFFAIRES A VIENNE.
 
NEGOCIATIONS DE M. DE SAINT-LEON ENVOYE DE FOUCHE. - PROPOSITION RELATIVE A M. LE DUC D'ORLEANSD’ORLEANS. M. DE TALLEYRAND. - MECONTENTEMENT D'ALEXANDRED’ALEXANDRE CONTRE LOUIS XVIII. - DIVERS PRETENDANTS - RAPPORT DE LA BESNARDIERE. - PROPOSITION INATTENDUE D'ALEXANDRED’ALEXANDRE AU CONGRES: LORD CLANCARTHY LA FAIT ECHOUER. - M. DE TALLEYRAND SE RETOURNE: SA DEPECHE A LOUIS XVIII. - DECLARATION DE L'ALLIANCEL’ALLIANCE, TRONQUEE DANS LE JOURNAL OFFICIEL DE FRANCFORT. M. DE TALLEYRAND VEUT QUE LE ROI ENTRE EN FRANCE PAR LES PROVINCES DU SUD-EST. - DIVERS MARCHES DU PRINCE DE BENEVENT A VIENNE. - IL M'ECRITM’ECRIT A GAND: SA LETTRE.
 
En même temps que Fouché envoyait à Gand M. Gaillard négocier avec le frère de Louis XVI, ses agents à Bâle pourparlaient avec ceux du prince de Metternich au sujet de Napoléon II, et M. de Saint-Léon, dépêché par ce même Fouché, arrivait à Vienne pour traiter de la couronne possible de M. le duc d'Orléansd’Orléans. Les amis du duc d'Otranted’Otrante ne pouvaient pas plus compter sur lui que ses ennemis: au retour des princes légitimes, il maintint sur la liste des exilés son ancien collègue M. Thibaudeau, tandis que de son côté M. Talleyrand retranchait de la liste ou ajoutait au catalogue tel ou tel proscrit, selon son caprice. Le faubourg Saint-Germain n'avaitn’avait pas bien raison de croire en M. Fouché? M. de Saint-Léon à Vienne apportait trois billets dont l'unl’un était adressé à M. de Talleyrand: le duc d'Otranted’Otrante proposait à l'ambassadeurl’ambassadeur de Louis XVIII de pousser au trône, s'ils’il y voyait jour, le fils d'Egalitéd’Egalité. Quelle probité dans ces négociations! qu'onqu’on était heureux d'avoird’avoir affaire à de si honnêtes gens! Nous avons pourtant admiré, encensé, béni ces Cartouche; nous leur avons fait la cour; nous les avons appelés monseigneur! Cela explique le monde actuel. M. de Montrond vint de surcroît après M. de Saint-Léon. M. le duc d'Orléansd’Orléans ne conspirait pas de fait, mais de consentement; il laissait intriguer les affinités révolutionnaires: douce société! Au fond de ce bois, le plénipotentiaire du Roi de France prêtait l'oreillel’oreille aux ouvertures de Fouché. A propos de l'arrestationl’arrestation de M. de Talleyrand à la barrière d'Enferd’Enfer, j'aij’ai dit quelle avait été jusqu'alorsjusqu’alors l'idéel’idée fixe de M. de Talleyrand sur la régence de Marie-Louise: il fut obligé de se ranger par l'événementl’événement à l'éventualitél’éventualité des Bourbons; mais il était toujours mal à l'aisel’aise; il lui semblait que, sous les hoirs de saint Louis, un évêque marié ne serait jamais sûr de sa place. L'idéeL’idée de substituer la branche cadette à la branche aînée lui sourit donc, et d'autantd’autant plus qu'ilqu’il avait eu d'anciennesd’anciennes liaisons avec le Palais-Royal. Prenant parti, toutefois sans se découvrir en entier, il hasarda quelques mots du projet de Fouché à Alexandre. Le czar avait cessé de s'intéressers’intéresser à Louis XVIII: celui-ci l'avaitl’avait blessé à Paris par son affectation de supériorité de race; il l'avaitl’avait encore blessé en rejetant le mariage du duc de Berry avec une soeur de l'empereurl’empereur; on refusait la princesse pour trois raisons: elle était schismatique; elle n'étaitn’était pas d'uned’une assez vieille souche; elle était d'uned’une famille de fous: raisons qu'onqu’on ne présentait pas debout, mais de biais, et qui entrevues offensaient triplement Alexandre. Pour dernier sujet de plainte contre le vieux souverain de l'exill’exil, le czar accusait l'alliancel’alliance projetée entre l'Angleterrel’Angleterre, la France et l'Autrichel’Autriche. Du reste, il semblait que la succession fût ouverte; tout le monde prétendait hériter des fils de Louis XIV: Benjamin Constant, au nom de madame Murat, plaidait les droits que la soeur de Napoléon croyait avoir au royaume de Naples; Bernadotte jetait un regard lointain sur Vèmersailles, apparemment parce que le roi de Suède venait de Pau. La Besnardière, chef de division aux relations extérieures, passa à M. de Caulaincourt; il brocha un rapport des griefs et contredits de la France à l'endroitl’endroit de la légitimité. La ruade lâchée, M. de Talleyrand trouva le moyen de communiquer le rapport à Alexandre: mécontent et mobile, l'autocratel’autocrate fut frappé du pamphlet de la Besnardière. Tout à coup, en plein congrès, à la stupéfaction de chacun, le czar demande si ce ne serait pas matière à délibération d'examinerd’examiner en quoi M. le duc d'Orléansd’Orléans pourrait convenir comme roi à la France et à l'Europel’Europe. C'estC’est peut-être une des choses les plus surprenantes de ces temps extraordinaires, et peut-être est-il plus extraordinaire encore qu'onqu’on en ait si peu parlé. Lord Clancarthy fit échouer la proposition russe: sa seigneurie déclara n'avoirn’avoir point de pouvoirs pour traiter une question aussi grave: "Quant à moi, dit-il en opinant comme simple particulier je pense que mettre M. le duc d'Orléansd’Orléans sur le trône de France serait remplacer une usurpation militaire par une usurpation de famille, plus dangereuse aux monarques que toutes les autres usurpations." Les membres du congrès allèrent dîner et marquèrent avec le sceptre de saint Louis, comme avec un fétu, le feuillet où ils en étaient restés dans leurs protocoles. Sur les obstacles que rencontra le czar, M. de Talleyrand fit volte-face: prévoyant que le coup retentirait, il rendit compte à Louis XVIII (dans une dépêche que j'aij’ai vue et qui portait le n. 25 ou 27) de l'étrangel’étrange séance du congrès: il se croyait obligé d'informerd’informer Sa Majesté d'uned’une démarche aussi exorbitante, parce que cette nouvelle, disait-il, ne tarderait pas de parvenir aux oreilles du Roi: singulière naïveté pour M. le prince de Talleyrand. Il avait été question d'uned’une déclaration de l'Alliancel’Alliance, afin de bien avertir le monde qu'onqu’on n'enn’en voulait qu'àqu’à Napoléon; qu'onqu’on ne prétendait imposer à la France ni une forme obligée de gouvernement, ni un souverain qui ne fût pas de son choix. Cette dernière partie de la déclaration fut supprimée, mais elle fut positivement annoncée dans le journal officiel de Francfort. L'AngleterreL’Angleterre, dans ses négociations avec les cabinets, se sert toujours de ce langage libéral, qui n'estn’est qu'unequ’une précaution contre la tribune parlementaire. On voit qu'àqu’à la seconde restauration, pas plus qu'àqu’à la première, les alliés ne se souciaient point du rétablissement de la légitimité: l'évènementl’évènement seul a tout fait. Qu'importaitQu’importait à des souverains dont la vue était si courte que la mère des monarchies de l'Europel’Europe fût égorgée? Cela les empêcherait-il de donner des fêtes et d'avoird’avoir des gardes? Aujourd'huiAujourd’hui les monarques sont si solidement assis, le globe dans une main, l'épéel’épée dans l'autrel’autre! M. de Talleyrand, dont les intérêts étaient alors à Vienne, craignait que les Anglais, dont l'opinionl’opinion ne lui était plus aussi favorable, engageassent la partie militaire avant que toutes les armées fussent en ligne, et que le cabinet de Saint-James acquît ainsi la prépondérance: c'estc’est pourquoi il voulait amener le Roi à rentrer par les provinces du sud-est, afin qu'ilqu’il se trouvât sous la tutelle des troupes de l'Empirel’Empire et du cabinet autrichien. Le duc de Wellington avait donc l'ordrel’ordre précis de ne point commencer les hostilités; c'estc’est Napoléon qui a voulu la bataille de Waterloo: on n'arrêten’arrête point les destinées d'uned’une telle nature. Ces faits historiques, les plus curieux du monde, ont été généralement ignorés; c'estc’est encore de même qu'onqu’on s'ests’est formé une opinion confuse des traités de Vienne, relativement à la France: on les a crus l'oeuvrel’oeuvre inique d'uned’une troupe de souverains victorieux acharnés à notre perte; malheureusement, s'ilss’ils sont durs, ils ont été envenimés par une main française: quand M. de Talleyrand ne conspire pas, il trafique. La Prusse voulait avoir la Saxe, qui tôt ou tard sera sa proie; la France devait favoriser ce désir, car la Saxe obtenant un dédommagement dans les cercles du Rhin, Landau nous restait avec nos enclaves; Coblentz et d'autresd’autres forteresses passaient à un petit Etat ami qui, placé entre nous et la Prusse, empêchait les points de contact; les clefs de la France n'étaientn’étaient point livrées à l'ombrel’ombre de Frédéric. Pour trois millions qu'ilqu’il en coûta à la Saxe, M. de Talleyrand s'opposas’opposa aux combinaisons du cabinet de Berlin; mais, afin d'obtenird’obtenir l'assentimentl’assentiment d'Alexandred’Alexandre à l'existencel’existence de la vieille Saxe, notre ambassadeur fut obligé d'abandonnerd’abandonner la Pologne - au Tzar, bien que les autres puissances désirassent qu'unequ’une Pologne quelconque rendît les mouvements du Moscovite moins libres dans le Nord. Les Bourbons de Naples se rachetèrent, comme le souverain de Dresde, à prix d'argentd’argent. M. de Talleyrand prétendait qu'ilqu’il avait droit à une subvention, en échange de son duché de Bénévent: il vendait sa livrée en quittant son maître. Lorsque la France perdait tant, M. de Talleyrand n'auraitn’aurait-il pu perdre aussi quelque chose? Bénévent, d'ailleursd’ailleurs, n'appartenaitn’appartenait pas au grand chambellan: en vertu du rétablissement des anciens traités, cette principauté dépendait des Etats de l'Eglisel’Eglise. Telles étaient les transactions diplomatiques que l'onl’on passait à Vienne, tandis que nous séjournions à Gand. Je reçus, dans cette dernière résidence, cette lettre de M. de Talleyrand:
 
Vienne, le 4 mai.
 
"J'aiJ’ai appris avec grand plaisir, Monsieur, que vous étiez à Gand, car les circonstances exigent que le Roi soit entouré d'hommesd’hommes forts et indépendants. "Vous aurez sûrement pensé qu'ilqu’il était utile de réfuter par des publications fortement raisonnées toute la nouvelle doctrine que l'onl’on veut établir dans les pièces officielles qui paraissent en France. "Il y aurait de l'utilitél’utilité à ce qu'ilqu’il parût quelque chose dont l'objetl’objet serait d'établird’établir que la déclaration du 31 mars, faite à Paris par les alliés, que la déchéance, que l'abdicationl’abdication, que le traité du 11 avril qui en a été la conséquence, sont autant de conditions préliminaires, indispensables et absolues du traité du 30 mai; c'estc’est-à-dire que sans ces conditions préalables le traité n'eûtn’eût pas été fait. Cela posé, celui qui viole lesdites conditions, ou qui en seconde la violation, rompt la paix que ce traité a établie. Ce sont donc lui et ses complices qui déclarent la guerre à l'Europel’Europe. "Pour le dehors comme pour le dedans, une discussion prise dans ce sens ferait du bien; il faut seulement qu'ellequ’elle soit bien faite, ainsi chargez-vous-en. "Agréez, Monsieur, l'hommagel’hommage de mon sincère attachement et de ma haute considération.
 
"TALLEYRAND.
 
"J'espèreJ’espère avoir l'honneurl’honneur de vous voir à la fin du mois."
 
Notre ministre à Vienne était fidèle à sa haine contre la grande chimère échappée des ombres; il redoutait un coup de fouet de son aile. Cette lettre montre du reste tout ce que M. de Talleyrand était capable de faire, quand il écrivait seul: il avait la bonté de m'enseignerm’enseigner le motif, s'ens’en rapportant à mes fioritures. Il s'agissaits’agissait bien de quelques phrases diplomatiques sur la déchéance, sur l'abdicationl’abdication, sur le traité du 11 avril et du 30 mai, pour arrêter Napoléon! Je fus très-reconnaissant des instructions en vertu de mon brevet d'hommed’homme fort, mais je ne les suivis pas: ambassadeur in petto, je ne me mêlais point en ce moment des affaires étrangères, je ne m'occupaism’occupais que de mon ministère de l'intérieurl’intérieur par intérim.
 
Mais que se passait-il à Paris?
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LES CENT-JOURS A PARIS.
 
EFFET DU PASSAGE DE LA LEGITIMITE EN FRANCE. ETONNEMENT DE BONAPARTE. - IL EST OBLIGE DE CAPITULER AVEC LES IDEES QU'ILQU’IL AVAIT CRU ETOUFFEES. - SON NOUVEAU SYSTEME. - TROIS ENORMES JOUEURS RESTES. CHIMERES DES LIBERAUX. - CLUBS ET FEDERES. - ESCAMOTAGE DE LA REPUBLIQUE: L'ACTEL’ACTE ADDITIONNEL. - CHAMBRE DES REPRESENTANTS CONVOQUEE. - INUTILE CHAMP DE MAI.
 
Je vous fais voir l'enversl’envers des événements que l'histoirel’histoire ne montre pas; l'histoirel’histoire n'étalen’étale que l'endroitl’endroit. Les Mémoires ont l'avantagel’avantage de présenter l'unl’un et l'autrel’autre côté du tissu: sous ce rapport, ils peignent mieux l'humanitél’humanité complète en exposant, comme les tragédies de Shakspeare, les scènes basses et hautes. Il y a partout une chaumière auprès d'und’un palais, un homme qui pleure auprès d'und’un homme qui rit, un chiffonnier qui porte sa hotte auprès d'und’un Roi qui perd son trône: que faisait à l'esclavel’esclave présent à la bataille d'Arbellesd’Arbelles la chute de Darius? Gand n'étaitn’était donc qu'unqu’un vestiaire derrière les coulisses du spectacle ouvert à Paris. Des personnages renommés restaient encore en Europe. J'avaisJ’avais en 1800 commencé ma carrière avec Alexandre et Napoléon; pourquoi n'avaisn’avais-je pas suivi ces premiers acteurs, mes contemporains, sur le grand théâtre Pourquoi seul à Gand? Parce que le ciel vous jette où il veut. Des petits Cent-Jours à Gand, passons aux grands Cent-Jours à Paris. Je vous ai dit les raisons qui auraient dû arrêter Bonaparte à l'îlel’île d'Elbed’Elbe, et les raisons primantes ou plutôt la nécessité tirée de sa nature qui le contraignirent de sortir de l'exill’exil. Mais la marche de Cannes à Paris épuisa ce qui lui restait du vieil homme. A Paris le talisman fut brisé. Le peu d'instantsd’instants que la légalité avait reparu avait suffi pour rendre impossible le rétablissement de l'arbitrairel’arbitraire. Le despotisme muselle les masses, et affranchit les individus dans une certaine limite; l'anarchiel’anarchie déchaîne les masses, et asservit les indépendances individuelles. De là, le despotisme ressemble à la liberté, quand il succède à l'anarchiel’anarchie; il reste ce qu'ilqu’il est véritablement quand il remplace la liberté: libérateur après la Constitution directoriale, Bonaparte était oppresseur après la Charte. Il le sentait si bien qu'ilqu’il se crut obligé d'allerd’aller plus loin que Louis XVIII et de retourner aux sources de la souveraineté nationale. Lui, qui avait foulé le peuple en maître, fut réduit à se refaire tribun du peuple, à courtiser la faveur des faubourgs, à parodier l'enfancel’enfance révolutionnaire, à bégayer un vieux langage de liberté qui faisait grimacer ses lèvres, et dont chaque syllabe mettait en colère son épée. Sa destinée, comme puissance, était en effet si bien accomplie, qu'onqu’on ne reconnut plus le génie de Napoléon pendant les Cent-Jours. Ce génie était celui du succès et de l'ordrel’ordre, non celui de la défaite et de la liberté: or, il ne pouvait rien par la victoire qui l'avaitl’avait trahi, rien pour l'ordrel’ordre, puisqu'ilpuisqu’il existait sans lui. Dans son étonnement il disait: - Comme les Bourbons m'ontm’ont arrangé la France en "quelques mois! il me faudra des années pour la refaire." Ce n'étaitn’était pas l'oeuvrel’oeuvre de la légitimité que le conquérant voyait, c'étaitc’était l'oeuvrel’oeuvre de la Charte, il avait laissé la France muette et prosternée, il la trouvait debout et parlante: dans la naïveté de son esprit absolu, il prenait la liberté pour le désordre. Et pourtant Bonaparte est obligé de capituler avec les idées qu'ilqu’il ne peut vaincre de prime abord. A défaut de popularité réelle, des ouvriers, payés à quarante sous par tête, viennent, à la fin de leur journée, brailler au Carrousel vive l'Empereurl’Empereur! cela s'appelaits’appelait aller à la criée. Des proclamations annoncent d'abordd’abord une merveille d'oublid’oubli et de pardon; les individus sont déclarés libres, la nation libre, la presse libre; on ne veut que la paix, l'indépendancel’indépendance et le bonheur du peuple; tout le système impérial est changé; l'âgel’âge d'ord’or va renaître. Afin de rendre la pratique conforme à la théorie, on partage la France en sept grandes divisions de police; les sept lieutenants sont investis des mêmes pouvoirs qu'avaientqu’avaient, sous le Consulat et l'Empirel’Empire, les directeurs généraux: on sait ce que furent à Lyon, à Bordeaux, à Milan, à Florence, à Lisbonne, à Hambourg, à Amsterdam, ces protecteurs de la liberté individuelle. Au-dessus de ces lieutenants, Bonaparte élève, dans une hiérarchie de plus en plus favorable à la liberté, des commissaires extraordinaires, a la manière des représentants du peuple sous la Convention. La police que dirige Fouché apprend au monde, par des réclamations solennelles, qu'ellequ’elle ne va plus servir qu'àqu’à répandre la philosophie, qu'ellequ’elle n'agiran’agira plus que d'aprèsd’après des principes de vertu. Bonaparte rétablit, par un décret, la garde nationale du royaume, dont le nom seul lui donnait jadis des vertiges. Il se voit forcé d'annulerd’annuler le divorce prononcé sous l'Empirel’Empire entre le despotisme et la démagogie, et de favoriser leur nouvelle alliance: de cet hymen doit naître, au Champ de mai, une liberté, le bonnet rouge et le turban sur la tête, le sabre du mameluck à la ceinture et la hache révolutionnaire à la main, liberté entourée des ombres de ces milliers de victimes sacrifiées sur les échafauds ou dans les campagnes brûlantes de l'Espagnel’Espagne et les déserts glacés de la Russie. Avant le succès, les mamelucks sont jacobins; après le succès, les jacobins deviendront mamelucks: Sparte est pour l'instantl’instant du danger, Constantinople pour celui du triomphe. Bonaparte aurait bien voulu ressaisir à lui seul l'autoritél’autorité, mais cela ne lui était pas possible; il trouvait des hommes disposés à la lui disputer: d'abordd’abord les républicains de bonne foi, délivrés des chaînes du despotisme et des lois de la monarchie, désiraient garder une indépendance qui n'estn’est peut-être qu'unequ’une noble erreur; ensuite les furieux de l'anciennel’ancienne faction de la montagne: ces derniers, humiliés de n'avoirn’avoir été sous l'Empirel’Empire que les espions de police d'und’un despote, semblaient résolus à reprendre, pour leur propre compte, cette liberté de tout faire dont ils avaient cédé pendant quinze années le privilège à un maître. Mais ni les républicains, ni les révolutionnaires, ni les satellites de Bonaparte, n'étaientn’étaient assez forts pour établir leur puissance séparée, ou pour se subjuguer mutuellement. Menacés au dehors d'uned’une invasion, poursuivis au dedans par l'opinionl’opinion publique, ils comprirent que s'ilss’ils se divisaient, ils étaient perdus afin d'échapperd’échapper au danger, ils ajournèrent leur querelle; les uns apportaient à la défense commune leurs systèmes et leurs chimères, les autres leur terreur et leur perversité. Nul n'étaitn’était de bonne foi dans ce pacte; chacun, la crise passée, se promettait de le tourner a son profit; tous cherchaient d'avanced’avance à s'assurers’assurer les résultats de la victoire. Dans cet effrayant trente et un, trois énormes joueurs tenaient la banque tour à tour: la liberté, l'anarchiel’anarchie, le despotisme, tous trois trichant et s'efforçants’efforçant de gagner une partie perdue pour tous. Pleins de cette pensée, ils ne sévissaient point contre quelques enfants perdus qui pressaient les mesures révolutionnaires: des fédérés s'étaients’étaient formés dans les faubourgs et des fédérations s'organisaients’organisaient sous de rigoureux serments dans la Bretagne, l'Anjoul’Anjou, le Lyonnais et la Bourgogne; on entendait chanter la Marseillaise et la Carmagnole; un club, établi à Paris, correspondait avec d'autresd’autres clubs dans les provinces; on annonçait la résurrection du Journal des patriotes. Mais, de ce côté-là, quelle confiance pouvaient inspirer les ressuscités de 1793? Ne savait-on pas comment ils expliquaient la liberté, l'égalitél’égalité, les droits de l'hommel’homme? Etaient-ils plus moraux, plus sages, plus sincères après qu'avantqu’avant leurs énormités? Est-ce parce qu'ilsqu’ils s'étaients’étaient souillés de tous les vices qu'ilsqu’ils étaient devenus capables de toutes les vertus? On n'abdiquen’abdique pas le crime aussi facilement qu'unequ’une couronne; le front que ceignit l'affreuxl’affreux bandeau en conserve des marques ineffaçables. L'idéeL’idée de faire descendre un ambitieux de génie du rang d'empereurd’empereur à la condition de généralissime ou de président de la République était une chimère: le bonnet rouge, dont on chargeait la tête de ses bustes pendant les Cent-Jours, n'auraitn’aurait annoncé à Bonaparte que la reprise du diadème, s'ils’il était donné à ces athlètes qui parcourent le monde de fournir deux fois la même carrière. Toutefois, des libéraux de choix se promettaient la victoire: des hommes fourvoyés, comme Benjamin Constant, des niais, comme M. Simonde-Sismondi, parlaient de placer le prince de Canino au ministère de l'intérieurl’intérieur, le lieutenant général comte Carnot au ministère de la guerre, le comte Merlin à celui de la justice. En apparence abattu, Bonaparte ne s'opposaits’opposait point à des mouvements démocratiques qui, en dernier résultat, fournissaient des conscrits à son armée. Il se laissait attaquer dans des pamphlets; des caricatures lui répétaient: Ile d'Elbed’Elbe, comme les perroquets criaient à Louis XI: Péronne. On prêchait à l'échappel’échappe de prison, en le tutoyant, la liberté et l'égalitél’égalité; il écoutait ces remontrances d'und’un air de componction. Tout à coup, rompant les liens dont on ait prétendu l'envelopperl’envelopper, il proclame de sa propre autorité, non une constitution plébéienne, mais une constitution aristocratique, un acte additionnel aux constitutions de l'Empirel’Empire. La république rêvée se change par cet adroit escamotage dans le vieux gouvernement impérial, rajeuni de féodalité. L'acteL’acte additionnel enlève à Bonaparte le parti républicain et fait des mécontents dans presque tous les autres partis. La licence règne à Paris, l'anarchiel’anarchie dans les provinces; les autorités civiles et militaires se combattent; ici on menace de brûler les châteaux et d'égorgerd’égorger les prêtres; là on arbore le drapeau blanc et on crie Vive le Roi! Attaqué, Bonaparte recule; il retire à ses commissaires extraordinaires la nomination des maires des communes et rend cette nomination au peuple. Effrayé de la multiplicité des votes négatifs contre l'actel’acte additionnel, il abandonne sa dictature de fait et convoque la Chambre des représentants en vertu de cet acte qui n'estn’est point encore accepté. Errant d'écueild’écueil en écueil, à peine délivré d'und’un danger, il heurte contre un autre: souverain d'und’un jour, comment instituer une pairie héréditaire que l'espritl’esprit d'égalitéd’égalité repousse? Comment gouverner les deux Chambres? Montreront-elles une obéissance passive? Quels seront les rapports de ces Chambres avec l'assembléel’assemblée projetée du Champ de mai, laquelle n'an’a plus de véritable but, puisque l'actel’acte additionnel est mis à exécution avant que les suffrages eussent été comptés? Cette assemblée, composée de trente mille électeurs, ne se croira-t-elle pas la représentation nationale? Ce Champ de mai, si pompeusement annoncé et célébré le 1er juin, se résout en un simple défilé de troupes et une distribution de drapeaux devant un autel méprisé. Napoléon, entouré de ses frères, des dignitaires de l'Etatl’Etat, des maréchaux, des corps civils et judiciaires, proclame la souveraineté du peuple à laquelle il ne croyait pas. Les citoyens s'étaients’étaient imaginé qu'ilsqu’ils fabriqueraient eux-mêmes une constitution dans ce jour solennel; les paisibles bourgeois s'attendaients’attendaient qu'onqu’on y déclarerait l'abdicationl’abdication de Napoléon en faveur de son fils; abdication manigancée à Bâle entre les agents de Fouché et du prince Metternich: il n'yn’y eut rien qu'unequ’une ridicule attrape politique. L'acteL’acte aditionnel se présentait, au reste, comme un hommage à la légitimité: à quelques différences près, et surtout moins l'abolitionl’abolition de la confiscation, c'étaitc’était la Charte.
 
SUITE DES CENT-JOURS A PARIS.
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SOUCIS ET AMERTUMES DE BONAPARTE.
 
Ces changements subits, cette confusion de toutes choses, annonçaient l'agoniel’agonie du despotisme. Toutefois l'empereurl’empereur ne peut recevoir du dedans l'atteintel’atteinte mortelle, car le pouvoir qui le combat est aussi exténué que lui; le Titan révolutionnaire, que Napoléon avait jadis terrassé, n'an’a point recouvré son énergie native; les deux géants se portent maintenant d'inutilesd’inutiles coups; ce n'estn’est plus que la lutte de deux ombres. A ces impossibilités générales se joignent pour Bonaparte des tribulations domestiques et des soucis de palais: il annonçait à la France le retour de l'impératricel’impératrice et du roi de Rome, et l'unel’une et l'autrel’autre ne revenaient point. Il disait à propos de la reine de Hollande, devenue par Louis XVIII duchesse de Saint-Leu: "Quand on a accepté les prospérités d'uned’une famille, il faut en embrasser les adversités." Joseph, accouru de la Suisse, ne lui demandait que de l'argentl’argent; Lucien l'inquiétaitl’inquiétait par ses liaisons libérales; Murat, d'abordd’abord conjuré contre son beau-frère, s'étaits’était trop hâté, en revenant à lui, d'attaquerd’attaquer les Autrichiens: dépouillé du royaume de Naples et fugitif de mauvais augure, il attendait aux arrêts, près de Marseille, la catastrophe que je vous raconterai plus tard. Et puis l'empereurl’empereur pouvait-il se fier à ses anciens partisans et ses prétendus amis? ne l'avaientl’avaient-ils pas indignement abandonné au moment de sa chute? Ce sénat qui rampait à ses pieds, maintenant blotti dans la pairie, n'avaitn’avait-il pas décrété la déchéance de son bienfaiteur? Pouvait-il les croire, ces hommes, lorsqu'ilslorsqu’ils venaient lui dire: "L'intérêtL’intérêt de la France est inséparable du vôtre. Si la fortune trompait vos efforts, des revers, sire, n'affaibliraientn’affaibliraient pas notre persévérance et redoubleraient notre attachement pour vous." Votre persévérance! votre attachement redouble par l'infortunel’infortune! Vous disiez ceci le 11 juin 1815: qu'aviezqu’aviez-vous dit le 2 avril 1814? que direz-vous quelques semaines après, le 19 juillet 1815? Le ministre de la police impériale, ainsi que vous l'avezl’avez vu, correspondait avec Gand, Vienne et Bâle; les maréchaux auxquels Bonaparte était contraint de donner le commandement de ses soldats avaient naguère prêté serment à Louis XVIII; ils avaient fait contre lui, Bonaparte, les proclamations les plus violentes: depuis ce moment, il est vrai, ils avaient réépousé leur sultan; mais s'ils’il eût été arrêté à Grenoble, qu'enqu’en auraient-ils fait? Suffit-il de rompre un serment pour rendre à un autre serment violé toute sa force? Deux parjures équivalent-ils à la fidélité? Encore quelques jours, et ces jureurs du Champ de mai rapporteront leur dévouement à Louis XVIII dans les salons des Tuileries; ils s'approcheronts’approcheront de la sainte Table du Dieu de paix, pour se faire nommer ministres aux banquets de la guerre; hérauts d'armesd’armes et brandisseurs des insignes royaux au sacre de Bonaparte, ils rempliront les mêmes fonctions au sacre de Charles X; puis, commissaires d'und’un autre pouvoir, ils mèneront ce Roi prisonnier à Cherbourg, trouvant à peine un petit coin libre dans leur conscience pour y accrocher la plaque de leur nouveau serment. Il est dur de naître aux époques d'improbitéd’improbité, dans ces jours où deux hommes causant ensemble s'étudients’étudient à retrancher des mots de la langue, de peur de s'offensers’offenser et de se faire rougir mutuellement. Ceux qui n'avaientn’avaient pu s'attachers’attacher à Napoléon par sa gloire, qui n'avaientn’avaient pu tenir par la reconnaissance au bienfaiteur duquel ils avaient reçu leurs richesses, leurs honneurs et jusqu'àjusqu’à leurs noms, s'immoleraients’immoleraient-ils maintenant à ses indigentes espérances? S'enchaîneraientS’enchaîneraient-ils à une fortune précaire et recommençante, les ingrats que ne fixa point une fortune consolidée par des succès inouïs et par une possession de seize années de victoires? Tant de chrysalides qui, entre deux printemps, avaient dépouillé et revêtu, quitté et repris la peau du légitimiste et du révolutionnaire, du napoléonien et du bourboniste; tant de paroles données et faussées; tant de croix passées de la poitrine du chevalier à la queue du cheval, et de la queue du cheval à la poitrine du chevalier; tant de preux changeant de bandières, et semant la lice de leurs gages de Foi-mentie; tant de nobles dames, tour à tour suivantes de Marie-Louise et de Marie-Caroline, ne devaient laisser au fond de l'âmel’âme de Napoléon que défiance, horreur et mépris; ce grand homme vieilli était seul au milieu de tous ces traîtres, hommes et sort, sur une terre chancelante, sous un ciel ennemi, en face de sa destinée accomplie et du jugement de Dieu.
 
RESOLUTION A VIENNE. - MOUVEMENT PARIS.
 
Napoléon n'avaitn’avait trouvé de fidèles que les fantômes de sa gloire passée; ils l'escortèrentl’escortèrent, ainsi que je vous l'ail’ai dit, du lieu de son débarquement jusqu'àjusqu’à la capitale de la France. Mais les aigles, qui avaient volé de clocher en clocher de Cannes à Paris, s'abattirents’abattirent fatiguées sur les cheminées des Tuileries, sans pouvoir aller plus loin. Napoléon ne se précipite point, avec les populations émues, sur la Belgique, avant qu'unequ’une armée anglo-prussienne s'ys’y fût rassemblée; il s'arrêtes’arrête; il essaie de négocier avec l'Europel’Europe et de maintenir humblement les traités de la légitimité. Le congrès de Vienne oppose à M. le duc de Vicence l'abdicationl’abdication du 11 avril 1814: par cette abdication Bonaparte reconnaissait qu'ilqu’il était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, et en conséquence renonçait, pour lui et ses héritiers, aux trônes de France et d'Italied’Italie. Or, puisqu'ilpuisqu’il vient rétablir son pouvoir, il viole manifestement le traité de Paris, et se replace dans la situation politique antérieure au 31 mars 1814: donc c'estc’est lui Bonaparte qui déclare la guerre à l'Europel’Europe, et non l'Europel’Europe à Bonaparte. Ces arguties logiques de procureurs diplomates, comme je l'ail’ai fait remarquer à propos de la lettre de M. de Talleyrand, valaient ce qu'ellesqu’elles pouvaient avant le combat. La nouvelle du débarquement de Bonaparte à Cannes était arrivée à Vienne le 3 mars, au milieu d'uned’une fête où l'onl’on représentait l'assembléel’assemblée des divinités de l'Olympel’Olympe et du Parnasse. Alexandre venait de recevoir le projet d'allianced’alliance entre la France, l'Autrichel’Autriche et l'Angleterrel’Angleterre: il hésita un moment entre les deux nouvelles, puis il dit: "Il ne s'agits’agit pas de moi, mais du salut du monde." Et une estafette porte à Saint-Pétersbourg l'ordrel’ordre de faire partir la garde. Les armées qui se retiraient s'arrêtents’arrêtent; leur longue file fait volte-face, et huit cent mille ennemis tournent le visage vers la France. Bonaparte se prépare à la guerre; il est attendu à de nouveaux champs Catalauniques: Dieu l'al’a ajourné à la bataille qui doit mettre fin au règne des batailles. Il avait suffi de la chaleur des ailes de la renommée de Marengo et d'Austerlitzd’Austerlitz pour faire éclore des armées dans cette France qui n'estn’est qu'unqu’un grand nid de soldats, Bonaparte avait rendu a ses légions leurs surnoms d'invincibled’invincible, de terrible d'incomparabled’incomparable; sept armées reprenaient le titre d'arméesd’armées des Pyrénées, des Alpes, du Jura, de la Moselle, du Rhin: grands souvenirs qui servaient de cadre à des troupes supposées, à des triomphes en espérance. Une armée véritable était réunie à Paris et à Laon; cent cinquante batteries attelées, dix mille soldats d'élited’élite entrés dans la garde; dix-huit mille marins illustrés à Lutzen et à Bautzen; trente mille vétérans, officiers et sous-officiers, en garnison dans les places fortes; sept départements du nord et de l'estl’est prêts à se lever en masse; cent quatre-vingt mille hommes de la garde nationale rendus mobiles; des corps francs dans la Lorraine, l'Alsacel’Alsace et la Franche-Comté; des fédérés offrant leurs piques et leurs bras; Paris fabriquant par jour trois mille fusils: telles étaient les ressources de l'empereurl’empereur. Peut-être aurait-il encore une fois bouleversé le monde, s'ils’il avait pu se résoudre, en affranchissant la patrie, à appeler les nations étrangères à l'indépendancel’indépendance. Le moment était propice: les rois qui promirent à leurs sujets des gouvernements constitutionnels venaient de manquer honteusement à leur parole. Mais la liberté était antipathique à Napoléon depuis qu'ilqu’il avait bu à la coupe du pouvoir, il aimait mieux être vaincu avec des soldats que de vaincre avec des peuples. Les corps qu'ilqu’il poussa successivement vers les Pays-Bas se montaient à soixante-dix mille hommes.
 
CE QUE NOUS FAISIONS A GAND. - M. DE BLACAS.
 
Nous autres émigrés, nous étions dans la ville de Charles-Quint comme les femmes de cette ville: assises derrière leurs fenêtres, elles voient dans un petit miroir incliné les soldats passer dans la rue. Louis XVIII était là dans un coin, complètement oublié; à peine recevait-il de temps en temps un billet du prince de Talleyrand revenant de Vienne, quelques lignes des membres du corps diplomatique résidant auprès du duc de Wellington en qualité de commissaires, MM. Pozzo di Borgo, de Vincent, etc., etc. On avait bien autre chose à faire qu'àqu’à songer à nous! Un homme étranger à la politique n'auraitn’aurait jamais cru qu'unqu’un impotent caché au bord de la Lys serait rejeté sur le trône par le choc des milliers de soldats prêts à s'égorgers’égorger: soldats dont il n'étaitn’était ni le roi ni le général, qui ne pensaient pas à lui, qui ne connaissaient ni son nom ni son existence. De deux points si rapprochés, Gand et Waterloo, jamais l'unl’un ne parut si obscur, l'autrel’autre si éclatant: la légitimité gisait au dépôt comme un vieux fourgon brisé. Nous savions que les troupes de Bonaparte s'approchaients’approchaient; nous n'avionsn’avions pour nous couvrir que nos deux petites compagnies sous les ordres du duc de Berry, prince dont le sang ne pouvait nous servir, car il était déjà demandé ailleurs. Mille chevaux, détachés de l'arméel’armée française, nous auraient enlevés en quelques heures. Les fortifications de Gand étaient démolies; L'enceinteL’enceinte qui reste eût été d'autantd’autant plus facilement forcée que la population belge ne nous était pas favorable. La scène dont j'avaisj’avais été témoin aux Tuileries se renouvela: on préparait secrètement les voitures de S.M.; les chevaux étaient commandés. Nous, fidèles ministres, nous aurions pataugé derrière, à la grâce de Dieu. MONSIEUR partit pour Bruxelles, chargé de surveiller de plus près les mouvements. M. de Blacas était devenu soucieux et triste; moi, pauvre homme, je le solaciais. A Vienne on ne lui était pas favorable; M. de Talleyrand s'ens’en moquait; les royalistes l'accusaientl’accusaient d'êtred’être la cause du retour de Napoléon. Ainsi, dans l'unel’une ou l'autrel’autre chance, plus d'exild’exil honoré pour lui en Angleterre, plus de premières places possibles en France: j'étaisj’étais son unique appui. Je le rencontrais assez souvent au Marché aux chevaux, où il trottait seul; m'attelantm’attelant à son côté, je me conformais à sa triste pensée, Cet homme que j'aij’ai défendu à Gand et en Angleterre, que je défendis en France après les Cent-Jours, et jusque dans la préface de la Monarchie selon la Charte, cet homme m'am’a toujours été contraire: cela ne serait rien, s'ils’il n'eûtn’eût été un mal pour la monarchie. Je ne me repens pas de ma niaiserie passée; mais je dois redresser dans ces Mémoires les surprises faites à mon jugement ou à mon bon coeur.
 
BATAILLE DE WATERLOO.
 
Le 18 juin 1815, vers midi, je sortis de Gand par la porte de Bruxelles; j'allaij’allai seul achever ma promenade sur la grande route. J'avaisJ’avais emporté les Commentaires de César et je cheminais lentement, plongé dans ma lecture. J'étaisJ’étais déjà à plus d'uned’une lieue de la ville, lorsque je crus ouïr un roulement sourd: je m'arrêtaim’arrêtai, regardai le ciel assez chargé de nuées, délibérant en moi-même si je continuerais d'allerd’aller en avant, ou si je me rapprocherais de Gand dans la crainte d'und’un orage. Je prêtai l'oreillel’oreille; je n'entendisn’entendis plus que le cri d'uned’une poule d'eaud’eau dans des joncs et le son d'uned’une horloge de village. Je poursuivis ma route: je n'avaisn’avais pas fait trente pas que le roulement recommença, tantôt bref, tantôt long et à intervalles inégaux; quelquefois il n'étaitn’était sensible que par une trépidation de l'airl’air, laquelle se communiquait à la terre sur ces plaines immenses, tant il était éloigné. Ces détonations moins vastes, moins onduleuses, moins liées ensemble que celles de la foudre, firent naître dans mon esprit l'idéel’idée d'und’un combat. Je me trouvais devant un peuplier planté à l'anglel’angle d'und’un champ de houblon. Je traversai le chemin et Je m'appuyaim’appuyai debout contre le tronc de l'arbrel’arbre, le visage tourné du côté de Bruxelles. Un vent du sud s'étants’étant levé m'apportam’apporta plus distinctement le bruit de l'artilleriel’artillerie. Cette grande bataille, encore sans nom, dont j'écoutaisj’écoutais les échos au pied d'und’un peuplier, et dont une horloge de village venait de sonner les funérailles inconnues, était la bataille de Waterloo! Auditeur silencieux et solitaire du formidable arrêt des destinées, j'auraisj’aurais été moins ému si je m'étaism’étais trouvé dans la mêlée: le péril, le feu, la cohue de la mort ne m'eussentm’eussent pas laissé le temps de méditer; mais seul sous un arbre, dans la campagne de Gand, comme le berger des troupeaux qui paissaient autour de moi, le poids des réflexions m'accablaitm’accablait: Quel était ce combat? Etait-il définitif? Napoléon était-il là en personne? Le monde, comme la robe du Christ, était-il jeté au sort? Succès ou revers de l'unel’une ou l'autrel’autre armée, quelle serait la conséquence de l'événementl’événement pour les peuples, liberté ou esclavage? Mais quel sang coulait! chaque bruit parvenu à mon oreille n'étaitn’était-il pas le dernier soupir d'und’un Français? Etait-ce un nouveau Crécy, un nouveau Poitiers, un nouvel Azincourt, dont allaient jouir les plus implacables ennemis de la France? S'ilsS’ils triomphaient, notre gloire n'étaitn’était-elle pas perdue? Si Napoléon l'emportaitl’emportait, que devenait notre liberté? Bien qu'unqu’un succès de Napoléon m'ouvrîtm’ouvrît un exil éternel, la patrie l'emportaitl’emportait dans ce moment dans mon coeur; mes voeux étaient pour l'oppresseurl’oppresseur de la France, s'ils’il devait, en sauvant notre honneur, nous arracher à la domination étrangère. Wellington triomphait-il? La légitimité rentrerait donc dans Paris derrière ces uniformes rouges qui venaient de reteindre leur pourpre au sang des Français! La royauté aurait donc pour carrosse de son sacre les chariots d'ambulanced’ambulance remplis de nos grenadiers mutilés! Que sera-ce qu'unequ’une restauration accomplie sous de tels auspices?... Ce n'estn’estqu'unequ’une bien petite partie des idées qui me tourmentaient. Chaque coup de canon me donnait une secousse et doublait le battement de mon coeur. A quelques lieues d'uned’une catastrophe immense, je ne la voyais pas; je ne pouvais toucher le vaste monument funèbre croissant de minute en minute à Waterloo, comme du rivage de Boulaq, au bord du Nil, détendais vainement mes mains vers les Pyramides. Aucun voyageur ne paraissait; quelques femmes dans les champs, sarclant paisiblement des sillons de légumes, n'avaientn’avaient pas l'airl’air d'entendred’entendre le bruit que j'écoutaisj’écoutais. Mais voici venir un courrier: je quitte le pied de mon arbre et je me place au milieu de la chaussée; j'arrêtej’arrête le courrier et l'interrogel’interroge. Il appartenait au duc de Berry et venait d'Alostd’Alost. Il me dit: "Bonaparte est entré hier (17 juin) dans Bruxelles, après un combat sanglant. La bataille a dû recommencer aujourd'huiaujourd’hui (18 juin). On croit à la défaite définitive des alliés, et l'ordrel’ordre de la retraite est donné." Le courrier continua sa route. Je le suivis en me hâtant: je fus dépassé par la voiture d'und’un négociant qui fuyait en poste avec sa famille; il me confirma le récit du courrier.
 
CONFUSION A GAND. - QUELLE FUT LA BATAILLE DE WATERLOO.
 
Tout était dans la confusion quand je rentrai à Gand: on fermait les portes de la ville; les guichets seuls demeuraient entrebâillés; des bourgeois mal armés et quelques soldats de dépôt faisaient sentinelle. Je me rendis chez le Roi. Monsieur venait d'arriverd’arriver par une route détournée: il avait quitté Bruxelles sur la fausse nouvelle que Bonaparte y allait entrer, et qu'unequ’une première bataille perdue ne laissait aucune espérance du gain d'uned’une seconde. On racontait que les Prussiens ne s'étants’étant pas trouvés en ligne, les Anglais avaient été écrasés. Sur ces bulletins, le sauve qui peut devint général: les possesseurs de quelques ressources partirent; moi, qui ai la coutume de n'avoirn’avoir jamais rien, j'étaisj’étais toujours prêt et dispos. Je voulais faire déménager avant moi madame de Chateaubriand, grande bonapartiste, mais qui n'aimen’aime pas les coups de canon: elle ne me voulut pas quitter. Le soir, conseil auprès de S. M.: nous entendîmes de nouveau les rapports de Monsieur et les on-dit recueillis chez le commandant de la place ou chez le baron d'Ecksteind’Eckstein. Le fourgon des diamants de la couronne était attelé: je n'avaisn’avais pas besoin de fourgon pour emporter mon trésor. J'enfermaiJ’enfermai le mouchoir de soie noire dont j'entortillej’entortille ma tête la nuit dans mon flasque portefeuille de ministre de l'intérieurl’intérieur, et je me mis à la disposition du prince, avec ce document important des affaires de la légitimité. J'étaisJ’étais plus riche dans ma première émigration, quand mon havresac me tenait lieu d'oreillerd’oreiller et servait de maillot à Atala: mais en 1815 Atala était une grande petite fille dégingandée de 13 à 14 ans, qui courait le monde toute seule, et qui, pour l'honneurl’honneur de son père, avait fait trop parler d'elled’elle. Le 19 juin, à une heure du matin, une lettre de M. Pozzo, transmise au roi par estafette, rétablit la vérité des faits. Bonaparte n'étaitn’était point entré dans Bruxelles; il avait décidément perdu la bataille de Waterloo. Parti de Paris le 12 juin, il rejoignit son armée le 14. Le 15 il force les lignes de l'ennemil’ennemi sur la Sambre. Le 16, il bat les Prussiens dans ces champs de Fleurus où la victoire semble à jamais fidèle aux Français. Les villages de Ligny et de Saint-Amand sont emportés. Aux Quatre-Bras, nouveau succès: le duc de Brunswick reste parmi les morts. Blücher en pleine retraite se rabat sur une réserve de 30.000 hommes, aux ordres du général de Bulow; le duc de Wellington, avec les Anglais et les Hollandais, s'adosses’adosse à Bruxelles. Le 18 au matin, avant les premiers coups de canon, le duc de Wellington déclara qu'ilqu’il pourrait tenir jusqu'àjusqu’à trois heures; mais qu'àqu’à cette heure, si les Prussiens ne paraissaient pas, il serait nécessairement écrasé: acculé sur Planchenois et Bruxelles, toute retraite lui était interdite. Surpris par Napoléon, sa position militaire était détestable; il l'avaitl’avait acceptée, et ne l'avaitl’avait pas choisie. Les Français emportèrent d'abordd’abord, à l'ailel’aile gauche de l'ennemil’ennemi, les hauteurs qui dominent le château d'Hougoumontd’Hougoumont jusqu'auxjusqu’aux fermes de la Haie-Sainte et de Papelotte; à l'ailel’aile droite ils attaquèrent le village de Mont-Saint-Jean; la ferme de la Haie-Sainte est enlevée au centre par le prince Jérôme. Mais la réserve prussienne paraît vers Saint-Lambert à six heures du soir: une nouvelle et furieuse attaque est donnée au village de la Haie-Sainte; Blücher survient avec des troupes fraîches et isole du reste de nos troupes déjà rompues les carrés de la garde impériale. Autour de cette phalange immortelle, le débordement des fuyards entraîné tout parmi des flots de poussière, de fumée ardente et de mitraille, dans des ténèbres sillonnées de fusées à la congrève au milieu des rugissements de trois cents pièces d'artilleried’artillerie et du galop précipité de vingt-cinq mille chevaux: c 'était’était comme le sommaire de toutes les batailles de l'Empirel’Empire. Deux fois les Français ont crié: Victoire! deux fois leurs cris sont étouffés sous la pression des colonnes ennemies. Le feu de nos lignes s'éteints’éteint; les cartouches sont épuisées; quelques grenadiers blessés, au milieu de trente mille morts, de cent mille boulets sanglants, refroidis et conglobés à leurs pieds, restent debout appuyés sur leur mousquet, baïonnette brisée, canon sans charge. Non loin d'euxd’eux l'hommel’homme des batailles écoutait, l'oeill’oeil fixe, le dernier coup de canon qu'ilqu’il devait entendre de sa vie. Dans ces champs de carnage, son frère Jérôme combattait encore avec ses bataillons expirants accablés par le nombre, mais son courage ne put ramener la victoire nombre des morts du côté des alliés était estimé à dix-huit mille hommes, du côté des Français à vingt-cinq mille; douze cents officiers anglais avaient péri; presque tous les aides de camp du duc de Wellington étaient tués ou blessés: il n'yn’y eut pas en Angleterre une famille qui ne pût le deuil. Le prince d'Oranged’Orange avait été atteint d'uned’une balle à l'épaulel’épaule, le baron de Vincent, ambassadeur d'Autriched’Autriche, avait eu la main percée. Les Anglais furent redevables du succès aux Irlandais et à la brigade des montagnards écossais que les charges de notre cavalerie ne purent rompre. Le corps du général Grouchy, ne s'étants’étant pas avancé, ne se trouva point à l'affairel’affaire. Les deux armées croisèrent le fer et le feu avec une bravoure et un acharnement qu'animaitqu’animait une inimitié nationale de dix siècles. Lord Castlereagh, rendant compte de la bataille à la Chambre des lords, disait: "Les soldats anglais et les soldats français, après l'affairel’affaire, lavaient leurs mains sanglantes dans un même ruisseau, et d'und’un bord à l'autrel’autre se congratulaient mutuellement sur leur courage." Wellington avait toujours été funeste à Bonaparte, ou plutôt le génie rival de la France, le génie anglais, barrait le chemin à la victoire. Aujourd'huiAujourd’hui les Prussiens réclament contre les Anglais l'honneurl’honneur de cette affaire décisive; mais, à la guerre, ce n'estn’est pas l'actionl’action accomplie, c'estc’est le nom qui fait le triomphateur: ce n'estn’est pas Bonaparte qui a gagné la véritable bataille d'Iénad’Iéna. Les fautes des Français furent considérables: ils se trompèrent sur des corps ennemis ou amis, ils occupèrent trop tard la position des Quatre-Bras; le maréchal Grouchy, qui était chargé de contenir les Prussiens avec ses trente-six mille hommes, les laissa passer sans les voir: de là des reproches que nos généraux se sont adressés. Bonaparte attaqua de front selon sa coutume, au lieu de tourner les Anglais, et s'occupants’occupant avec la présomption du maître, de couper la retraite a un ennemi qui n'étaitn’était pas vaincu. Beaucoup de menteries et quelques vérités assez curieuses ont été débitées sur cette catastrophe. Le mot: La garde meurt et ne se rend pas, est une invention qu'onqu’on n'osen’ose plus défendre. Il paraît certain qu'auqu’au commencement de l'actionl’action, Soult fit quelques observations stratégiques à l'empereurl’empereur: "Parce que Wellington vous a battu, lui répondit sèchement Napoléon, vous croyez toujours que c'estc’est un grand général." A la fin du combat, M. de Turenne pressa Bonaparte de se retirer pour éviter de tomber entre les mains de l'ennemil’ennemi: Bonaparte, sorti de ses pensées comme d'und’un rêve, s'emportas’emporta d'abordd’abord; puis tout a coup, au milieu de sa colère, il s'élances’élance sur son cheval et fuit.
 
RETOUR DE L'EMPEREURL’EMPEREUR. - REAPPARITION DE LA FAYETTE. - NOUVELLE ABDICATION DE BONAPARTE. SEANCES ORAGEUSES A LA CHAMBRE DES PAIRS. - PRESAGES MENAÇANTS POUR LA SECONDE RESTAURATION.
 
Le 19 juin, cent coups de canon des Invalides avaient annoncé les succès de Ligny, de Charleroi, des Quatre-Bras; on célébrait des victoires mortes la veille à Waterloo. Le premier courrier qui transmit à Paris la nouvelle de cette défaite, une des plus grandes de l'histoirel’histoire par ses résultats, fut Napoléon lui-même: il rentra dans les barrières la nuit du 21; on eût dit de ses mânes revenant pour apprendre à ses amis qu'ilqu’il n'étaitn’était plus. Il descendit à l'Elyséel’Elysée-Bourbon lorsqu'illorsqu’il arriva de l'îlel’île d'Elbed’Elbe, il était descendu aux Tuileries, ces deux asiles, instinctivement choisis, révélaient le changement de sa destinée. Tombé à l'étrangerl’étranger dans un noble combat, Napoléon eut à supporter à Paris, les assauts des avocats qui voulaient mettre à sac ses malheurs: il regrettait de n'avoirn’avoir pas dissous la Chambre avant son départ pour l'arméel’armée; il s'ests’est souvent aussi repenti de n'avoirn’avoir pas fait fusiller Fouché et Talleyrand. Mais il est certain que Bonaparte, après Waterloo, s'interdits’interdit toute violence, soit qu'ilqu’il obéir au calme habituel de son tempérament, soit qu'ilqu’il fût dompté par la destinée; il ne dit plus comme avant sa première abdication: "On verra ce que c'estc’est que la mort d'und’un grand homme." Cette verve était passée. Antipathique à la liberté, il songea à casser cette Chambre des représentants que présidait Lanjuinais, de citoyen devenu sénateur, de sénateur devenu pair, depuis redevenu citoyen, de citoyen allant redevenir pair. Le général La Fayette, député, lut à la tribune une proposition qui déclarait: "la Chambre en permanence, crime de haute trahison toute tentative pour la dissoudre, traître à la patrie, et jugé comme tel, quiconque s'ens’en rendrait coupable." (21 juin 1815.) Le discours du général commençait par ces mots: "Messieurs, lorsque pour la première fois depuis bien des années j'élèvej’élève une voix que les vieux amis de la liberté reconnaîtront encore, je me sens appelé à vous parler du danger de la patrie...... Voici l'instantl’instant de nous rallier autour du drapeau tricolore, de celui de 89, celui de la liberté, de l'égalitél’égalité et de l'ordrel’ordre public." L'anachronismeL’anachronisme de ce discours causa un moment d'illusiond’illusion; on crut voir la Révolution, personnifiée dans La Fayette, sortir du tombeau et se présenter pâle et ridée à la tribune. Mais ces motions d'ordred’ordre, renouvelées de Mirabeau, n'étaientn’étaient plus que des armes hors d'usaged’usage, tirées d'und’un vieil arsenal. Si La Fayette rejoignait noblement la fin et le commencement de sa vie, il n'étaitn’était pas en son pouvoir de souder les deux bouts de la chaîne rompue du temps. Benjamin Constant se rendit auprès de l'empereurl’empereur à l'Elyséel’Elysée-Bourbon; il le trouva dans son jardin. La foule remplissait l'avenuel’avenue de Marigny et criait: Vive l'empereurl’empereur! cri touchant échappé des entrailles populaires; il s'adressaits’adressait au vaincu! Bonaparte dit à Benjamin Constant: "Que me doivent ceux-ci? je les ai trouvés, je les ai laissés pauvres." C'estC’est peut-être le seul mot qui lui soit sorti du coeur, si toutefois l'émotionl’émotion du député n'an’a pas trompé son oreille. Bonaparte, prévoyant l'événementl’événement, vint au-devant de la sommation qu'onqu’on se préparait à lui faire; il abdiqua pour n'êtren’être pas contraint d'abdiquerd’abdiquer: "Ma vie politique est finie, dit-il: je déclare mon fils, sous le nom de Napoléon II, empereur des Français." Inutile disposition, telle que celle de Charles X en faveur de, Henri V: on ne donne des couronnes que lorsqu'onlorsqu’on les possède, et les hommes cassent le testament de l'adversitél’adversité. D'ailleursD’ailleurs l'empereurl’empereur n'étaitn’était pas plus sincère en descendant du trône une seconde fois qu'ilqu’il ne l'avaitl’avait été dans sa première retraite; aussi, lorsque les commissaires français allèrent apprendre au duc de Wellington que Napoléon avait abdiqué, il leur répondit: "Je le savais depuis un an." La Chambre des représentants, après quelques débats où Manuel prit la parole, accepta la nouvelle abdication de son souverain, mais vaguement et sans nommer de régence. Une commission exécutive est créée: le duc d'Otranted’Otrante la préside, trois ministres, un conseiller d'Etatd’Etat et un général de l'empereurl’empereur la composent et dépouillent de nouveau leur maître: c'étaientc’étaient Fouché, Caulaincourt, Carnot, Quinette et Grenier. Pendant ces transactions, Bonaparte retournait ses idées dans sa tête: "Je n'ain’ai plus d'arméed’armée, disait-il, je n'ain’ai plus que des fuyards. La majorité de la Chambre des députés est bonne; je n'ain’ai contre moi que La Fayette, Lanjuinais et quelques autres. Si la nation se lève, l'ennemil’ennemi sera écrasé; si, au lieu d'uned’une levée, on dispute, tout sera perdu. La nation n'an’a pas envoyé les députés pour me renverser, mais pour me soutenir. Je ne les crains point, quelque chose qu'ilsqu’ils fassent; je serai toujours l'idolel’idole du peuple et de l'arméel’armée: si je disais un mot ils seraient assommés. Mais si nous nous querellons au lieu de nous entendre, nous aurons le sort du Bas-Empire." Une députation de la Chambre des représentants étant venue le féliciter sur sa nouvelle abdication, il répondit: "Je vous remercie: je désire que mon abdication puisse faire le bonheur de la France; mais je ne l'espèrel’espère pas." Il se repentit bientôt après, lorsqu'illorsqu’il apprit que la Chambre des représentants avait nommé une commission de gouvernement composée de cinq membres. Il dit aux ministres: "Je n'ain’ai point abdique en faveur d'und’un nouveau Directoire, j'aij’ai abdiqué en faveur de mon fils: si on ne le proclame point, mon abdication est nulle et non avenue. Ce n'estn’est point en se présentant devant les alliés l'oreillel’oreille basse et le genou en terre que les Chambres les forceront à reconnaître l'indépendancel’indépendance nationale." Il se plaignait que La Fayette, Sébastiani, Pontécoulant, Benjamin Constant, avaient conspiré contre lui, que d'ailleursd’ailleurs les Chambres n'avaientn’avaient pas assez d'énergied’énergie. Il disait que lui seul pouvait tout réparer, mais que les meneurs n'yn’y consentiraient jamais, qu'ilsqu’ils aimeraient mieux s'engloutirs’engloutir dans l'abîmel’abîme que de s'unirs’unir avec lui, Napoléon, pour le fermer. Le 27 juin, à la Malmaison, il écrivit cette sublime lettre: "En abdiquant le pouvoir, je n'ain’ai point renoncé au plus noble droit du citoyen, au droit de défendre mon pays. Dans ces graves circonstances, j'offrej’offre mes services comme général, me regardant encore comme le premier soldat de la patrie." Le duc de Bassano, lui ayant représenté que les Chambres ne seraient pas pour lui: "Alors je le vois bien, dit-il, il faut toujours céder. Cet infâme Fouché vous trompe; il n'yn’y a que Caulaincourt et Carnot qui valent quelque chose; mais que peuvent-ils faire, avec un traître, Fouché, et deux niais, Quinette et Grenier, et deux Chambres qui ne savent ce qu'ellesqu’elles veulent? Vous croyez tous comme des imbéciles aux belles promesses des étrangers; vous croyez qu'ilsqu’ils vous mettront la poule au pot, et qu'ilsqu’ils vous donneront un prince de leur façon, n'estn’est-ce pas? Vous vous trompez." Des plénipotentiaires furent envoyés aux alliés. Napoléon requit le 29 juin deux frégates, stationnées à Rochefort, pour le transporter hors de France; en attendant il s'étaits’était retiré à la Malmaison. Les discussions étaient vives à la Chambre des pairs. Longtemps ennemi de Bonaparte, Carnot, qui signait l'ordrel’ordre des égorgements d'Avignond’Avignon sans avoir le temps de le lire, avait eu le temps, pendant les Cent-Jours, d'immolerd’immoler son républicanisme au titre de comte. Le 22 juin, il avait lu au Luxembourg une lettre du ministre de la guerre, contenant un rapport exagéré sur les ressources militaires de la France. Ney, nouvellement arrivé, ne put entendre ce rapport sans colère. Napoléon, dans ses bulletins, avait parlé du maréchal avec un mécontentement mal déguisé, et Gourgaud accusa Ney d'avoird’avoir été la principale cause de la perte de la bataille de Waterloo. Ney se leva et dit: "Ce rapport est faux, faux de tous points: Grouchy ne peut avoir sous ses ordres que vingt à vingt-cinq mille hommes tout au plus. Il n'yn’y a plus un seul soldat de la garde à rallier; je la commandais, je l'ail’ai vu massacrer tout entière avant de quitter le champ de bataille. L'ennemiL’ennemi est à Nivelle avec quatre-vingt mille hommes; il peut être à Paris dans six jours: vous n'avezn’avez d'autred’autre moyen de sauver la patrie que d'ouvrird’ouvrir des négociations." L'aideL’aide de camp Flahaut voulut soutenir le rapport du ministre de la guerre; Ney répliqua avec une nouvelle véhémence: "Je le répète, vous n'avezn’avez d'autred’autre voie de salut que la négociation. Il faut que vous rappeliez les Bourbons. Quant à moi, je me retirerai aux Etats-Unis." A ces mots, Lavalette et Carnot accablèrent le maréchal de reproches; Ney leur répondit avec dédain: "Je ne suis pas de ces hommes pour qui leur intérêt est tout: que gagnerai-je au retour de Louis XVIII? d'êtred’être fusillé pour crime de désertion; mais je dois la vérité à mon pays." Dans la séance des pairs du 23, le général Drouot, rappelant cette scène, dit: "J'aiJ’ai vu avec chagrin ce qui fut dit hier pour diminuer la gloire de nos armes, exagérer nos désastres et diminuer nos ressources. Mon étonnement a été d'autantd’autant plus grand que ces discours étaient prononcés par un général distingué (Ney), qui, par sa grande valeur et ses connaissances militaires, a tant de fois mérité la reconnaissance de la nation." Dans la séance du 22, un second orage avait éclaté à la suite du premier: il s'agissaits’agissait de l'abdicationl’abdication de Bonaparte; Lucien insistait pour qu'onqu’on reconnût son neveu empereur. M. de Pontécoulant interrompit l'orateurl’orateur, et demanda de quel droit Lucien, étranger et prince romain, se permettait de donner un souverain à la France. "Comment, ajouta-t-il, reconnaître un enfant qui réside en pays étranger?" A cette question, La Bédoyère s'agitants’agitant devant son siège: "J'aiJ’ai entendu des voix autour du trône du souverain heureux: elles s'ens’en éloignent aujourd'huiaujourd’hui qu'ilqu’il est dans le malheur. Il y a des gens qui ne veulent pas reconnaître Napoléon II, parce qu'ilsqu’ils veulent recevoir la loi de l'étrangerl’étranger, à qui ils donnent le nom d'alliésd’alliés. "L'abdicationL’abdication de Napoléon est indivisible. Si l'onl’on ne veut pas reconnaître son fils, il doit tenir l'épéel’épée, environné de Français qui ont versé leur sang pour lui, et qui sont encore tout couverts de blessures. "Il sera abandonné par de vils généraux qui l'ontl’ont déjà trahi.
 
"Mais si l'onl’on déclare que tout Français qui quittera son drapeau sera couvert d'infamied’infamie, sa maison rasée, sa famille proscrite, alors plus de traîtres, plus de manoeuvres qui ont occasionné les dernières catastrophes et dont peut-être quelques auteurs siègent ici." La Chambre se lève en tumulte: "A l'ordrel’ordre! à l'ordrel’ordre! à l'ordrel’ordre!" mugit-on blessé du coup: "Jeune homme, vous vous oubliez! s'écrias’écria Masséna. - Vous vous croyez encore au corps de garde?" disait Lameth. Tous les présages de la seconde restauration furent menaçants: Bonaparte était revenu à la tête de quatre cents Français, Louis XVIII revenait derrière quatre cent mille étrangers; il passa près de la mare de sang de Waterloo, pour aller à Saint-Denis comme à sa sépulture. C'étaitC’était pendant que la légitimité s'avançaits’avançait ainsi que retentissaient les interpellations de la Chambre des pairs, il y avait là je ne sais quoi de ces terribles scènes révolutionnaires aux grands jours de nos malheurs, quand le poignard circulait au tribunal entre les mains des victimes. Quelques militaires dont la funeste fascination avait amené la ruine de la France, en déterminant la seconde invasion de l'étrangerl’étranger, se débattaient sur le seuil du palais, leur désespoir prophétique, leurs gestes, leurs paroles de la tombe, semblaient annoncer une triple mort: mort à eux-mêmes, mort à l'hommel’homme qu'ilsqu’ils avaient béni, mort à la race qu'ilsqu’ils avaient proscrite.
 
CONCLUSION
 
ANTECEDENTS HISTORIQUES DEPUIS LA REGENCE JUSQU'ENJUSQU’EN 1793.
 
25 septembre 1841.
 
J'aiJ’ai commencé à écrire ces Mémoires à la Vallée-aux-Loups le 4 octobre 1811; j'achèvej’achève de les relire en les corrigeant à Paris ce 25 septembre 1841: voilà donc trente ans, onze mois, vingt et un jours, que je tiens secrètement la plume en composant mes livres publics, au milieu de toutes les révolutions et de toutes les vicissitudes de mon existence. Ma main est lassée: puisse-t-elle ne pas avoir pesé sur mes idées, qui n'ontn’ont point fléchi et que je sens vives comme au départ de la course! A mon travail de trente années j'avaisj’avais le dessein d'ajouterd’ajouter une conclusion générale: je comptais dire, ainsi que je l'ail’ai souvent mentionné, quel était le monde quand j'yj’y entrai, quel il est quand je le quitte. Mais le sablier est devant moi, j'aperçoisj’aperçois la main que les marins croyaient voir jadis sortir des flots à l'heurel’heure du naufrage: cette main me fait signe d'abrégerd’abréger, je vais donc resserrer l'échellel’échelle du tableau sans omettre rien d'essentield’essentiel. Louis XIV mourut. Le duc d'Orléansd’Orléans fut régent pendant la minorité de Louis XV. Une guerre avec l'Espagnel’Espagne, suite de la conspiration de Cellamare. éclata: la paix fut rétablie par la chute d'Alberonid’Alberoni. Louis XV atteignit sa majorité le 15 février 1723. Le Régent succomba dix mois après. Il avait communiqué sa gangrène à la France; il avait assis Dubois dans la chaire de Fénélon, et élevé Law. Le duc de Bourbon devint premier ministre de Louis XV, et il eut pour successeur le cardinal de Fleury dont le génie consistait dans les années. En 1734 éclata la guerre où mon père fut blessé devant Dantzick. En 1745 se donna la bataille de Fontenoy; un des moins belliqueux de nos Rois nous a fait triompher dans la seule grande bataille rangée que nous ayons gagnée sur les Anglais, et le vainqueur du monde a ajouté à Waterloo un désastre aux désastres de Crécy, de Poitiers et d'Azincourtd’Azincourt. L'égliseL’église de Waterloo est décorée du nom des officiers anglais tombés en 1815; on ne retrouve dans l'églisel’église de Fontenoy qu'unequ’une pierre avec ces mots: "Ci-devant repose le corps de messire Philippe de Vitry, lequel, âgé de vingt-sept ans, fut tué à la bataille de Fontenoy le 11 de mai 1745." Aucune marque n'indiquen’indique le lieu de l'actionl’action; mais on retire de la terre des squelettes avec des balles aplaties dans le crâne. Les Français portent leurs victoires écrites sur leur front. Plus tard le comte de Gisors, fils du maréchal de Belle-Isle, tomba à Crevelt. En lui s'éteignits’éteignit le nom et la descendance directe de Fouquet. On était passé de mademoiselle de la Vallière à madame de Châteauroux. Il y a quelque chose de triste à voir des noms arriver à leur fin, de siècles en siècles, de beautés en beautés, de gloire en gloire. Au mois de juin 1745, le second prétendant des Stuarts avait commencé ses aventures: infortunes dont je fus bercé en attendant que Henri V remplaçât dans l'exill’exil le prétendant anglais. La fin de ces guerres annonça nos désastres dans nos colonies. La Bourdonnais vengea le pavillon français en Asie; ses dissensions avec Dupleix depuis la prise de Madras gâtèrent tout. La paix de 1748 suspendit ces malheurs; en 1755 recommencèrent les hostilités; elles s'ouvrirents’ouvrirent par le tremblement de terre de Lisbonne, où périt le petit-fils de Racine. Sous prétexte de quelques terrains en litige sur la frontière de l'Acadiel’Acadie, l'Angleterrel’Angleterre s'emparas’empara sans déclaration de guerre de trois cents de nos vaisseaux marchands; nous perdîmes le Canada: faits immenses par leurs conséquences, sur lesquels surnage la mort de Wolf et de Montcalm.
 
Dépouillés de nos possessions en Afrique et dans l'Indel’Inde, lord Clive entama la conquête du Bengale. Or, pendant ces jours, les querelles du jansénisme avaient lieu; Damiens avait frappé Louis XV; la Pologne était partagée, l'expulsionl’expulsion des jésuites exécutée, la cour descendue au Parc-aux-Cerfs. L'auteurL’auteur du pacte de famille se retire à Chanteloup, tandis que la révolution intellectuelle s'achevaits’achevait sous Voltaire. La cour plénière de Maupeou fut installée: Louis XV laissa l'échafaudl’échafaud à la favorite qui l'avaitl’avait dégradé, après avoir envoyé Garat et Sanson à Louis XVI, l'unl’un pour lire, et l'autrel’autre pour exécuter la sentence. Ce dernier monarque s'étaits’était marié le 16 mai 1770 à la fille de Marie-Thérèse d'Autriched’Autriche: on sait ce qu'ellequ’elle est devenue. Passèrent les ministres Machault, le vieux Maurepas, Turgot l'économistel’économiste, Malesherbes aux vertus antiques et aux opinions nouvelles, Saint-Germain qui détruisit la maison du Roi et donna une ordonnance funeste; Calonne et Necker enfin. Louis XVI rappela les Parlements, abolit la corvée, abrogea la torture avant le prononcé du jugement, rendit les droits civils aux protestants, en reconnaissant leur mariage légal. La guerre d'Amériqued’Amérique, en 1779, impolitique pour la France toujours dupe de sa générosité, fut utile à l'espècel’espèce humaine; elle rétablit dans le monde entier l'estimel’estime de nos armes et l'honneurl’honneur de notre pavillon. La révolution se leva prête à mettre au jour la génération guerrière que huit siècles d'héroïsmed’héroïsme avaient déposée dans ses flancs. Les mérites de Louis XVI ne rachetèrent pas les fautes que ses aïeux lui avaient laissées; expier, mais c'estc’est sur le mal que tombent les coups de la Providence, jamais sur l'hommel’homme: Dieu n'abrègen’abrège les jours de la vertu sur la terre que pour les allonger dans le ciel. Sous l'astrel’astre de 1793, les sources du grand abîme furent rompues; toutes nos gloires d'autrefoisd’autrefois se réunirent ensuite et firent leur dernière explosion dans Bonaparte: il nous les renvoie dans son cercueil.
 
CONCLUSION (Suite.)
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LE PASSE. - LE VIEIL ORDRE EUROPEEN EXPIRE.
 
J'étaisJ’étais né pendant l'accomplissementl’accomplissement de ces faits. Deux nouveaux empires, la Prusse et la Russie, m'ontm’ont à peine devancé d'und’un demi-siècle sur la terre; la Corse est devenue française à l'instantl’instantj'aij’ai paru; je suis arrivé au monde vingt jours après Bonaparte. Il m'amenaitm’amenait avec lui. J'allaisJ’allais entrer dans la marine en 1783 quand la flotte de Louis XVI surgit à Brest: elle apportait les actes de l'étatl’état civil d'uned’une nation éclose sous les ailes de la France. Ma naissance se rattache à la naissance d'und’un homme et d'und’un peuple: pâle reflet que j'étaisj’étais d'uned’une immense lumière. Si l'onl’on arrête les yeux sur le monde actuel, on le voit, à la suite du mouvement imprimé par une grande révolution, s'ébranlers’ébranler depuis l'Orientl’Orient jusqu'àjusqu’à la Chine qui semblait à jamais fermée; de sorte que nos renversements passés ne seraient rien; que le bruit de la renommée de Napoléon serait à peine entendu dans le sens dessus dessous général des peuples, de même que lui, Napoléon, a éteint tous les bruits de notre ancien globe. L'EmpereurL’Empereur nous a laissés dans une agitation prophétique. Nous, l'étatl’état le plus mûr et le plus avancé, nous montrons de nombreux symptômes de décadence. Comme un malade en péril se préoccupe de ce qu'ilqu’il trouvera dans sa tombe, une nation qui se sent défaillir s'inquiètes’inquiète de son sort futur. De là ces hérésies politiques qui se succèdent. Le vieil ordre européen expire; nos débats actuels paraîtront des luttes puériles aux yeux de la postérité. Il n'existen’existe plus rien: autorité de l'expériencel’expérience et de l'âgel’âge, naissance ou génie, talent ou vertu, tout est nié; quelques individus gravissent au sommet des ruines, se proclament géants et roulent en bas pygmées. Excepté une vingtaine d'hommesd’hommes qui survivront et qui étaient destinés à tenir le flambeau à travers les steppes ténébreuses où l'onl’on entre, excepté ce peu d'hommesd’hommes, une génération qui portait en elle un esprit abondant, des connaissances acquises, des germes de succès de toutes sortes, les a étouffés dans une inquiétude aussi improductive que sa superbe est stérile. Des multitudes sans nom s'agitents’agitent sans savoir pourquoi, comme les associations populaires du moyen âge: troupeaux affamés qui ne reconnaissent point de berger, qui courent de la plaine à la montagne et de la montagne à la plaine, dédaignant l'expériencel’expérience des pâtres durcis au vent et au soleil. Dans la vie de la cité tout est transitoire: la religion et la morale cessent d'êtred’être admises, ou chacun les interprète à sa façon. Parmi les choses d'uned’une nature inférieure, même en puissance de conviction et d'existenced’existence, une renommée palpite à peine une heure, un livre vieillit dans un jour, des écrivains se tuent pour attirer l'attentionl’attention; autre vanité: on n'entendn’entend pas même leur dernier soupir. De cette prédisposition des esprits il résulte qu'onqu’on n'imaginen’imagine d'autresd’autres moyens de toucher que des scènes d'échafaudd’échafaud et des moeurs souillées: on oublie que les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie et dans lesquelles se mêle autant d'admirationd’admiration que de douleur; mais à présent que les talents se nourrissent de la Régence et de la Terreur, qu'étaitqu’était-il besoin de sujets pour nos langues destinées si tôt à mourir? Il ne tombera plus du génie de l'hommel’homme quelques-unes de ces pensées qui deviennent le patrimoine de l'universl’univers. Voilà ce que tout le monde se dit et ce que tout le monde déplore, et cependant les illusions surabondent, et plus on est près de sa fin et plus on croit vivre. On aperçoit des monarques qui se figurent être des monarques, des ministres qui pensent être des ministres, des députés qui prennent au sérieux leurs discours, des propriétaires qui possédant ce matin sont persuadés qu'ilsqu’ils posséderont ce soir. Les intérêts particuliers, les ambitions personnelles cachent au vulgaire la gravité du moment: nonobstant les oscillations des affaires du jour, elles ne sont qu'unequ’une ride à la surface de l'abîmel’abîme; elles ne diminuent pas la profondeur des flots. Auprès des mesquines loteries contingentes, le genre humain joue la grande partie; les rois tiennent encore les cartes et ils les tiennent pour les nations: celles-ci vaudront-elles mieux que les monarques? Question à part, qui n'altèren’altère point le fait principal. Quelle importance ont des amusettes d'enfantsd’enfants, des ombres glissant sur la blancheur d'und’un linceul? L'invasionL’invasion des idées a succédé à l'invasionl’invasion des barbares; la civilisation actuelle décomposée se perd en elle-même; le vase qui la contient n'an’a pas versé la liqueur dans un autre vase; c'estc’est le vase qui s'ests’est brisé.
 
CONCLUSION. (Suite)
 
INEGALITE DES FORTUNES. - DANGER DE L'EXPANSIONL’EXPANSION DE LA NATURE INTELLIGENTE ET DE LA NATURE MATERIELLE.
 
A quelle époque la société disparaîtra-t-elle? quels accidents en pourront suspendre les mouvements? A Rome le règne de l'hommel’homme fut substitué au règne de la loi: on passa de la république à l'empirel’empire; notre révolution s'accomplits’accomplit en sens contraire: on incline à passer de la royauté à la république, ou, pour ne spécifier aucune forme, à la démocratie; cela ne s'effectueras’effectuera pas sans difficulté. Pour ne toucher qu'unqu’un point entre mille, la propriété, par exemple, restera-t-elle distribuée comme elle l'estl’est? La royauté née à Reims avait pu faire aller cette propriété en en tempérant la rigueur par la diffusion des lois morales, comme elle avait changé l'humanitél’humanité en charité. Un état politique où des individus ont des millions de revenu tandis que d'autresd’autres individus meurent de faim, peut-il subsister quand la religion n'estn’est plus là avec ses espérances hors de ce monde pour expliquer le sacrifice? Il y a des enfants que leurs mères allaitent à leurs mamelles flétries, faute d'uned’une bouchée de pain pour sustenter leurs expirants nourrissons; il y a des familles dont les membres sont réduits à s'entortillers’entortiller ensemble pendant la nuit faute de couverture pour se réchauffer. Celui-là voit mûrir ses nombreux sillons; celui-ci ne possédera que les six pieds de terre prêtés à sa tombe par son pays natal. Or, combien six pieds de terre peuvent-ils fournir d'épisd’épis de blé à un mort? A mesure que l'instructionl’instruction descend dans ces classes inférieures, celles-ci découvrent la plaie secrète qui ronge l'ordrel’ordre social irréligieux. La trop grande disproportion des conditions et des fortunes a pu se supporter tant qu'ellequ’elle a été cachée; mais aussitôt que cette disproportion a été généralement aperçue, le coup mortel a été porté. Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques; essayez de persuader au pauvre, lorsqu'illorsqu’il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu'illorsqu’il possédera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu'ilqu’il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu: pour dernière ressource il vous le faudra tuer. Quand la vapeur sera perfectionnée, quand, unie au télégraphe et aux chemins de fer, elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront plus seulement les marchandises qui voyageront, mais encore les idées rendues à l'usagel’usage de leurs ailes. Quand les barrières fiscales et commerciales auront été abolies entre les divers Etats, comme elles le sont déjà entre les provinces d'und’un même Etat: quand les différents pays en relations journalières tendront à l'unitél’unité des peuples, comment ressusciterez-vous l'ancienl’ancien mode de séparation? La société, d'und’un autre côté, n'estn’est pas moins menacée par l'expansionl’expansion de l'intelligencel’intelligence qu'ellequ’elle ne l'estl’est par le développement de la nature brute; supposez les bras condamnés au repos en raison de la multiplicité et de la variété des machines; admettez qu'unqu’un mercenaire unique et général, la matière, remplace les mercenaires de la glèbe et de la domesticité: que ferez-vous du genre humain désoccupé?
 
Que ferez-vous des passions oisives en même temps que l'intelligencel’intelligence? La vigueur du corps s'entretients’entretient par l'occupationl’occupation physique; le labeur cessant, la force disparaît; nous deviendrions semblables à ces nations de l'Asiel’Asie, proie du premier envahisseur, et qui ne se peuvent défendre contre une main qui porte le fer. Ainsi, la liberté ne se conserve que par le travail, parce que le travail produit la force: retirez la malédiction prononcée contre les fils d'Adamd’Adam, et ils périront dans la servitude: In sudore vultûs tui, vesceris pane. La malédiction divine entre donc dans le mystère de notre sort; l'hommel’homme est moins l'esclavel’esclave de ses sueurs que de ses pensées: voilà comme, après avoir fait le tour de la société, après avoir passé par les diverses civilisations, après avoir supposé des perfectionnements inconnus, on se retrouve au point de départ en présence des vérités de l'écriturel’écriture.
 
CONCLUSION. (Suite.)
 
CHUTE DES MONARCHIES. - DEPERISSEMENT DE LA SOCIETE ET PROGRES DE L'INDIVIDUL’INDIVIDU.
 
L'EuropeL’Europe avait eu en France, lors de notre monarchie de huit siècles, le centre de son intelligence, de sa perpétuité et de son repos; privée de cette monarchie, l'Europel’Europe a sur-le-champ incliné à la démocratie. Le genre humain, pour son bien ou pour son mal, est hors de page; les princes en majorité, ont eu la garde-noble: les nations, arrivées à leur majorité prétendent n'avoirn’avoir plus besoin de tuteurs. Depuis David jusqu'àjusqu’à notre temps, les rois ont été appelés: la vocation des peuples commence. Les courtes et petites exceptions des républiques grecques, carthaginoise, romaine avec des esclaves, n'empêchaientn’empêchaient pas, dans l'antiquitél’antiquité, l'étatl’état monarchique d'êtred’être l'étatl’état normal sur le globe. La société entière moderne, depuis que la bannière des rois français n'existen’existe plus, quitte la monarchie. Dieu, pour hâter la dégradation du pouvoir royal, a livré les sceptres en divers pays à des rois invalides, à des petites filles au maillot ou dans les aubes de leurs noces: ce sont de pareils lions sans mâchoires, de pareilles lionnes sans ongles, de pareilles enfantelettes tétant ou fiançant, que doivent suivre des hommes faits dans cette ère d'incrédulitéd’incrédulité. Les principes les plus hardis sont proclamés à la face des monarques qui se prétendent rassurés derrière la triple haie d'uned’une garde suspecte. La démocratie les gagne; ils montent d'étaged’étage en étage, du rez-de-chaussée au comble de leurs palais, d'oùd’où ils se jetteront à la nage par les lucarnes. Au milieu de cela remarquez une contradiction phénoménale: l'étatl’état matériel s'améliores’améliore, le progrès intellectuel s'accroîts’accroît, et les nations au lieu de profiter s'amoindrissents’amoindrissent; d'oùd’où vient cette contradiction? C'estC’est que nous avons perdu dans l'ordrel’ordre moral. En tous temps il y a eu des crimes: mais ils n'étaientn’étaient point commis de sang-froid, comme ils le sont de nos jours, en raison de la perte du sentiment religieux. A cette heure ils ne révoltent plus, ils paraissent une conséquence de la marche du temps; si on les jugeait autrefois d'uned’une manière différente, c'estc’est qu'onqu’on n'étaitn’était pas encore, ainsi qu'onqu’on ose l'affirmerl’affirmer, assez avancé dans la connaissance de l'hommel’homme; on les analyse actuellement, on les éprouve au creuset, afin de voir ce qu'onqu’on peut en tirer d'utiled’utile, comme la chimie trouve des ingrédients dans les voiries. Les corruptions de l'espritl’esprit, bien autrement destructives que celles des sens, sont acceptées comme des résultats nécessaires, elles n'appartiennentn’appartiennent plus à quelques individus pervers, elles sont tombées dans le domaine public. Tels hommes seraient humiliés qu'onqu’on leur prouvât qu'ilsqu’ils ont une âme, qu'auqu’au delà de cette vie ils trouveront une autre vie; ils croiraient manquer de fermeté et de force et de génie, s'ilss’ils ne s'élevaients’élevaient au-dessus de la pusillanimité de nos pères; ils adoptent le néant ou, si vous le voulez, le doute, comme un fait désagréable peut-être, mais comme une vérité qu'onqu’on ne saurait nier. Admirez l'hébétementl’hébétement de notre orgueil! Voilà comment s'expliques’explique le dépérissement de la société et l'accroissementl’accroissement de l'individul’individu. Si le sens moral se développait en raison du développement de l'intelligencel’intelligence, il y aurait contre-poids et l'humanitél’humanité grandirait sans danger, mais il arrive tout le contraire: la perception du bien et du mal s'obscurcits’obscurcit à mesure que l'intelligencel’intelligence s'éclaires’éclaire; la conscience se rétrécit à mesure que les idées s'élargissents’élargissent. Oui, la société périra: la liberté, qui pouvait sauver le monde, ne marchera pas, faute de s'appuyers’appuyer à la religion; l'ordrel’ordre, qui pouvait maintenir la régularité, ne s'établiras’établira pas solidement, parce que l'anarchiel’anarchie des idées le combat. La pourpre, qui communiquait naguère la puissance, ne servira désormais de couche qu'auqu’au malheur: nul ne sera sauvé qu'ilqu’il ne soit né, comme le Christ, sur la paille. Lorsque les monarques furent déterrés à Saint-Denis au moment où la trompette sonna la résurrection populaire; lorsque, tirés de leurs tombeaux effondrés, ils attendaient la sépulture plébéienne, les chiffonniers arrivèrent à ce jugement dernier des siècles: ils regardèrent avec leurs lanternes dans la nuit éternelle; ils fouillèrent parmi les restes échappés à la première rapine. Les rois n'yn’y étaient déjà plus, mais la royauté y était encore: ils l'arrachèrentl’arrachèrent des entrailles du temps, et la jetèrent au panier des débris.
 
CONCLUSION. (Suite.)
 
L'AVENIRL’AVENIR. - DIFFICULTE DE LE COMPRENDRE.
 
Voila pour ce qui est de la vieille Europe, elle ne revivra jamais. La jeune Europe offre-t-elle plus de chances? Le monde actuel, le monde sans autorité consacrée, semble placé entre deux impossibilités: l'impossibilitél’impossibilité du passé, l'impossibilitél’impossibilité de l'avenirl’avenir. Et n'allezn’allez pas croire, comme quelques-uns se le figurent, que si nous sommes mal à présent, le bien renaîtra du mal; la nature humaine dérangée à sa source ne marche pas ainsi correctement. Par exemple, les excès de la liberté mènent au despotisme; mais les excès de la tyrannie ne mènent qu'àqu’à la tyrannie; celle-ci en nous dégradant nous rend incapables d'indépendanced’indépendance: Tibère n'an’a pas fait remonter Rome à la République, il n'an’a laissé après lui que Caligula. Pour éviter de s'expliquers’expliquer, on se contente de déclarer que les temps peuvent cacher dans leur sein une constitution politique que nous n'apercevonsn’apercevons pas. L'antiquitéL’antiquité tout entière, les plus beaux génies de cette antiquité, comprenaient-ils la société sans esclaves? Et nous la voyons subsister. On affirme que dans cette civilisation à naître l'espècel’espèce s'agrandiras’agrandira, je l'ail’ai moi-même avancé: cependant n'estn’est-il pas à craindre que l'individul’individu ne diminue? Nous pourrons être de laborieuses abeilles occupées en commun de notre miel. Dans le monde matériel les hommes s'associents’associent pour le travail, une multitude arrive plus vite et par différentes routes à la chose qu'ellequ’elle cherche; des masses d'individusd’individus élèveront les pyramides; en étudiant chacun de son côté, ces individus rencontreront des découvertes dans les sciences, exploreront tous les coins de la création physique. Mais dans le monde moral en est-il de la sorte? Mille cerveaux auront beau se coaliser, ils ne composeront jamais le chef-d'oeuvred’oeuvre qui sort de la tête d'und’un Homère. On a dit qu'unequ’une cité dont les membres auront une égale répartition de bien et d'éducationd’éducation présentera aux regards de la Divinité un spectacle au-dessus du spectacle de la cité de nos pères. La folie du moment est d'arriverd’arriver à l'unitél’unité des peuples et de ne faire qu'unqu’un seul homme de l'espècel’espèce entière, soit; mais en acquérant des facultés générales, toute une série de sentiments privés ne périra-t-elle pas? Adieu les douceurs du foyer, adieu les charmes de la famille; parmi tous ces êtres blancs, jaunes, noirs, réputés vos compatriotes, vous ne pourriez vous jeter au cou d'und’un frère. N'yN’y avait-il rien dans la vie d'autrefoisd’autrefois, rien dans cet espace borné que vous aperceviez de votre fenêtre encadrée de lierre? Au delà de votre horizon vous soupçonniez des pays inconnus dont vous parlait à peine l'oiseaul’oiseau de passage, seul voyageur que vous aviez vu à l'automnel’automne. C'étaitC’était bonheur de songer que les collines qui vous environnaient ne disparaîtraient pas à vos yeux; qu'ellesqu’elles renfermeraient vos amitiés et vos amours; que le gémissement de la nuit autour de votre asile serait le seul bruit auquel vous vous endormiriez; que jamais la solitude de votre âme ne serait troublée, que vous y rencontreriez toujours les pensées qui vous y attendent pour reprendre avec vous leur entretien familier. Vous saviez où vous étiez né, vous saviez où était votre tombe; en pénétrant dans la forêt vous pouviez dire:
 
Beaux arbres qui m'avezm’avez vu naître,
 
Bientôt vous me verrez mourir.
 
L'hommeL’homme n'an’a pas besoin de voyager pour s'agrandirs’agrandir; il porte avec lui l'immensitél’immensité. Tel accent échappé de votre sein ne se mesure pas et trouve un écho dans des milliers d'âmesd’âmes: qui n'an’a point en soi cette mélodie, la demandera en vain à l'universl’univers. Asseyez-vous sur le tronc de l'arbrel’arbre abattu au fond des bois: si dans l'oublil’oubli profond de vous-même, dans votre immobilité, dans votre silence vous ne trouvez pas l'infinil’infini, il est inutile de vous égarer aux rivages du Gange. Quelle serait une société universelle qui n'auraitn’aurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne, ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes ces sociétés? Qu'enQu’en résulterait-il pour ses moeurs, ses sciences, ses arts, sa poésie? Comment s'exprimeraients’exprimeraient des passions ressenties à la fois à la manière des différents peuples dans les différents climats? Comment entrerait dans le langage cette confusion de besoins et d'imagesd’images produits des divers soleils qui auraient éclairé une jeunesse, une virilité et une vieillesse communes? Et quel serait ce langage? De la fusion des sociétés résultera-t-il un idiome universel, ou y aura-t-il un dialecte de transaction servant à l'usagel’usage journalier, tandis que chaque nation parlerait sa propre langue, ou bien les langues diverses seraient-elles entendues de tous? Sous quelle règle semblable, sous quelle loi unique existerait cette société? Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d'ubiquitéd’ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d'und’un globe souillé partout? Il ne resterait qu'àqu’à demander à la science le moyen de changer de planète.
 
CONCLUSION. (Suite.)
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SAINT-SIMONIENS. - PHALANSTERIENS. - FOURIERISTES. OWENISTES. - SOCIALISTES. - COMMUNISTES. - UNIONISTES. - EGALITAIRES.
 
Las de la propriété particulière, voulez-vous faire du gouvernement un propriétaire unique, distribuant à la communauté devenue mendiante une part mesurée sur le mérite de chaque individu? Qui jugera des mérites? Qui aura la force et l'autoritél’autorité de faire exécuter vos arrêts? Qui tiendra et fera valoir cette banque d'immeublesd’immeubles vivants? Chercherez-vous l'associationl’association du travail? Qu'apporteraQu’apportera le faible, le malade, l'inintelligentl’inintelligent, dans la communauté restée grevée de leur inaptitude? Autre combinaison: on pourrait former, en remplaçant le salaire, des espèces de sociétés anonymes ou en commandite entre les fabricants et les ouvriers, entre l'intelligencel’intelligence et la matière, où les uns apporteraient leur capital et leur idée, les autres leur industrie et leur travail; on partagerait en commun les bénéfices survenus. C'estC’est très-bien, la perfection complète admise chez les hommes; très-bien, si vous ne rencontrez ni querelle, ni avarice, ni envie: mais qu'unqu’un seul associé réclame, tout croule; les divisions et les procès commencent. Ce moyen, un peu plus possible en théorie, est tout aussi impossible en pratique. Chercherez-vous, par une opinion mitigée, l'édificationl’édification d'uned’une cité où chaque homme possède un toit, du feu, des vêtements, une nourriture suffisante? Quand vous serez parvenu à doter chaque citoyen, les qualités et les défauts dérangeront votre partage ou le rendront injuste: celui-ci a besoin d'uned’une nourriture plus considérable que celui-là; celui-là ne peut pas travailler autant que celui-ci; les hommes économes et laborieux deviendront des riches, les dépensiers, les paresseux, les malades, retomberont dans la misère; car vous ne pouvez donner à tous le même tempérament: l'inégalitél’inégalité naturelle reparaîtra en dépit de vos efforts. Et ne croyez pas que nous nous laissions enlacer par les précautions légales et compliquées qu'ontqu’ont exigées l'organisationl’organisation de la famille, droits matrimoniaux, tutelles, reprises des hoirs et ayants-cause, etc., etc. Le mariage est notoirement une absurde oppression: nous abolissons tout cela. Si le fils tue le père, ce n'estn’est pas le fils, comme on le prouve très-bien, qui commet un parricide, c'estc’est le père qui en vivant immole le fils. N'allonsN’allons donc pas nous troubler la cervelle des labyrinthes d'und’un édifice que nous mettons rez pied, rez terre; il est inutile de s'arrêters’arrêter à ces bagatelles caduques de nos grands-pères. Ce nonobstant, parmi les modernes sectaires, il en est qui, entrevoyant les impossibilités de leurs doctrines, y mêlent, pour les faire tolérer, les mots de morale et de religion; ils pensent qu'enqu’en attendant mieux, on pourrait nous mener d'abordd’abord à l'idéalel’idéale médiocrité des Américains; ils ferment les yeux et veulent bien oublier que les Américains sont propriétaires, et propriétaires ardents, ce qui change un peu la question. D'autresD’autres, plus obligeants encore, et qui admettent une sorte d'éléganced’élégance de civilisation, se contenteraient de nous transformer en Chinois constitutionnels, à peu près athées, vieillards éclairés et libres, assis en robes jaunes pour des siècles dans nos semis de fleurs, passant nos jours dans un confortable acquis à la multitude, ayant tout inventé, tout trouvé, végétant en paix au milieu de nos progrès accomplis, et nous mettant seulement sur un chemin de fer, comme un ballot, afin d'allerd’aller de Canton à la grande muraille deviser d'und’un marais à dessécher, d'und’un canal à creuser, avec un autre industriel du Céleste-Empire. Dans l'unel’une ou l'autrel’autre supposition, Américain ou Chinois, je serai heureux d'êtred’être parti avant qu'unequ’une telle félicité me soit advenue. Enfin il resterait une solution: il se pourrait qu'enqu’en raison d'uned’une dégradation complète du caractère humain, les peuples s'arrangeassents’arrangeassent de ce qu'ilsqu’ils ont: ils perdraient l'amourl’amour de l'indépendancel’indépendance, remplacé par l'amourl’amour des écus, en même temps que les Rois perdraient l'amourl’amour du pouvoir, troqué pour l'amourl’amour de la liste civile. De là résulterait un compromis entre les monarques et les sujets charmés de ramper pêle-mêle dans un ordre politique bâtard, ils étaleraient à leur aise leurs infirmités les uns devant les autres, comme dans les anciennes léproseries, ou comme dans ces boues où trempent aujourd'huiaujourd’hui des malades pour se soulager; on barboterait dans une fange indivise à l'étatl’état de reptile pacifique. C'estC’est néanmoins mal prendre son temps que de vouloir, dans l'étatl’état actuel de notre société, remplacer les plaisirs de la nature intellectuelle par les joies de la nature physique. Celles-ci, on le conçoit, pouvaient occuper la vie des anciens peuples aristocratiques; maîtres du monde, ils possédaient des palais, des troupeaux d'esclavesd’esclaves; ils englobaient dans leurs propriétés particulières des régions entières de l'Afriquel’Afrique. Mais sous quel portique promènerez-vous maintenant vos pauvres loisirs? Dans quels bains vastes et ornés renfermerez-vous les parfums, les fleurs, les joueuses de flûte, les courtisanes de l'Ioniel’Ionie? N'estN’est pas Héliogabale qui veut. Où prendrez-vous les richesses indispensables à ces délices matérielles? L'âmeL’âme est économe: mais le corps est dépensier. Maintenant, quelques mots plus sérieux sur l'égalitél’égalité absolue: cette égalité ramènerait non-seulement la servitude des corps, mais l'esclavagel’esclavage des âmes; il ne s'agiraits’agirait de rien moins que de détruire l'inégalitél’inégalité morale et physique de l'individul’individu. Notre volonté, mise en régie sous la surveillance de tous, verrait nos facultés tomber en désuétude. L'infiniL’infini, par exemple, est de notre nature; défendez à notre intelligence, ou même à nos passions, de songer à des biens sans terme, vous réduisez l'hommel’homme à la vie du limaçon, vous le métamorphosez en machine. Car, ne vous y trompez pas: sans la possibilité d'arriverd’arriver à tout, sans l'idéel’idée de vivre éternellement, néant partout; sans la propriété individuelle, nul n'estn’est affranchi; quiconque n'an’a pas de propriété ne peut être indépendant; il devient prolétaire ou salarié, soit qu'ilqu’il vive dans la condition actuelle des propriétés à part, ou au milieu d'uned’une propriété commune. La propriété commune ferait ressembler la société à un de ces monastères à la porte duquel des économes distribuaient du pain. La propriété héréditaire et inviolable est notre défense personnelle; la propriété n'estn’est autre chose que la liberté. L'égalitéL’égalité absolue, qui présuppose la soumission complète à cette égalité, reproduirait la plus dure servitude; elle ferait de l'individul’individu humain une bête de somme soumise à l'actionl’action qui la contraindrait, et obligée de marcher sans fin dans le même sentier. Tandis que je raisonnais ainsi, M. de Lamennais attaquait, sous les verrous de sa geôle, les mêmes systèmes avec sa puissance logique qui s'éclaires’éclaire de la splendeur du poète. Un passage emprunté à sa brochure intitulée: Du passé et de l'avenirl’avenir du peuple, complétera mes raisonnements; écoutez-le, c'estc’est lui maintenant qui parle: "Pour ceux qui se proposent ce but d'égalitéd’égalité rigoureuse, absolue, les plus conséquents concluent, pour l'établirl’établir et pour le maintenir, à l'emploil’emploi de la force, au despotisme, à la dictature, sous une forme ou une autre forme. "Les partisans de l'égalitél’égalité absolue sont d'abordd’abord contraints d'attaquerd’attaquer les inégalités naturelles, afin de les atténuer, de les détruire s'ils’il est possible. Ne pouvant rien sur les conditions premières d'organisationd’organisation et de développement, leur oeuvre commence à l'instantl’instantl'hommel’homme naît, où l'enfantl’enfant sort du sein de sa mère. L'EtatL’Etat alors s'ens’en empare: le voilà maître absolu de l'êtrel’être spirituel comme de l'êtrel’être organique. L'intelligenceL’intelligence et la conscience, tout dépend de lui, tout lui est soumis. Plus de famille, plus de paternité, plus de mariage dès lors; un mâle, une femelle, des petits que l'Etatl’Etat manipule, dont il fait ce qu'ilqu’il veut, moralement, physiquement, une servitude universelle et si profonde que rien n'yn’y échappe, qu'ellequ’elle pénètre jusqu'àjusqu’à l'âmel’âme même. "En ce qui touche les choses matérielles, l'égalitél’égalité ne saurait s'établirs’établir d'uned’une manière tant soit peu durable par le simple partage. S'ilS’il s'agits’agit de la terre seule, on conçoit qu'ellequ’elle puisse être divisée en autant de portions qu'ilqu’il y a d'individusd’individus; mais le nombre des individus variant perpétuellement, il faudrait aussi perpétuellement changer cette division primitive. Toute propriété individuelle étant abolie, il n'yn’y a de possesseur de droit que l'Etatl’Etat. Ce mode de possession, s'ils’il est volontaire, est celui du moine astreint par ses voeux à la pauvreté comme à l'obéissancel’obéissance; s'ils’il n'estn’est pas volontaire, c'estc’est celui de l'esclavel’esclave, là où rien ne modifie la rigueur de sa condition. Tous les liens de l'humanitél’humanité, les relations sympathiques, le dévouement mutuel, J'échangeJ’échange des services, le libre don de soi, tout ce qui fait le charme de la vie et sa grandeur, tout, tout a disparu, disparu sans retour. "Les moyens proposés jusqu'icijusqu’ici pour résoudre le problème pour l'avenirl’avenir du peuple aboutissent à la négation de toutes les conditions indispensables de l'existencel’existence, détruisent, soit directement, soit implicitement, le devoir, le droit, la famille, et ne produiraient, s'ilss’ils pouvaient être appliqués à la société, au lieu de la liberté dans laquelle se résume tout progrès réel, qu'unequ’une servitude à laquelle l'histoirel’histoire, si haut qu'onqu’on remonte dans le passé, n'offren’offre rien de comparable." Il n'yn’y a rien à ajouter à cette logique.
 
Je ne vais pas voir les prisonniers, comme Tartufe, pour leur distribuer des aumônes, mais pour enrichir mon intelligence avec des hommes qui valent mieux que moi. Quand leurs opinions diffèrent des miennes, je ne crains rien: chrétien entêté, tous les beaux génies de la terre n'ébranleraientn’ébranleraient pas ma foi; je les plains, et ma charité me défend contre la séduction. Si je pèche par excès, ils pèchent par défaut; je comprends ce qu'ilsqu’ils comprennent, et ils ne comprennent pas ce que je comprends. Dans la même prison où je visitais autrefois le noble et malheureux Carrel, je visite aujourd'huiaujourd’hui l'abbél’abbé de Lamennais. La Révolution de Juillet a relégué aux ténèbres d'uned’une geôle le reste des hommes supérieurs dont elle ne peut ni juger le mérite, ni soutenir l'éclatl’éclat. Dans la dernière chambre en montant, sous un toit abaissé que l'onl’on peut toucher de la main, nous imbéciles croyants de liberté, François de Lamennais et François de Chateaubriand, nous causons de choses sérieuses. Il a beau se débattre, ses idées ont été jetées dans le moule religieux; la forme est restée Chrétienne, alors que le fond s'éloignes’éloigne le plus du dogme: sa parole a retenu le bruit du ciel. Fidèle professant l'hérésiel’hérésie, l'auteurl’auteur de l'essail’essai sur l'indifférencel’indifférence parle ma langue avec des idées qui ne sont plus mes idées. Si, après avoir embrassé l'enseignementl’enseignement évangélique populaire, il fût resté attaché au sacerdoce, il aurait conservé l'autoritél’autorité qu'ontqu’ont détruite des variations. Les curés, les membres nouveaux du clergé (et les plus distingués d'entred’entre ces lévites), allaient à lui, les évêques se seraient trouvés engagés dans sa cause s'ils’il eût adhéré aux libertés gallicanes, tout en vénérant le successeur de saint Pierre et en défendant l'unitél’unité. En France la jeunesse eût entouré le missionnaire en qui elle trouvait les idées qu'ellequ’elle aime et les progrès auxquels elle aspire; en Europe, les dissidents attentifs n'auraientn’auraient point fait obstacle; de grands peuples catholiques, les Polonais, les Irlandais, les Espagnols, auraient béni le prédicateur suscité. Rome même eût fini par s'apercevoirs’apercevoir que le nouvel évangéliste faisait renaître la domination de l'Eglisel’Eglise et fournissait au pontife opprimé le moyen de résister à l'influencel’influence des Rois absolus. Quelle puissance de vie! L'intelligenceL’intelligence, la religion, la liberté représentées dans un prêtre! Dieu ne l'al’a pas voulu; la lumière a tout à coup manqué à celui qui était la lumière; le guide en se dérobant a laissé le troupeau dans la nuit. A mon compatriote, dont la carrière publique est interrompue, restera toujours la supériorité privée et la prééminence des dons naturels. Dans l'ordrel’ordre des temps il doit me survivre; je l'ajournel’ajourne à mon lit de mort pour agiter nos grands contestes à ces portes que l'onl’on ne repasse plus. J'aimeraisJ’aimerais à voir son génie répandre sur moi l'absolutionl’absolution que sa main avait autrefois le droit de faire descendre sur ma tête. Nous avons été bercés en naissant par les mêmes flots; qu'ilqu’il soit permis à mon ardente foi et à mon admiration sincère d'espérerd’espérer que je rencontrerai encore mon ami réconcilié sur le même rivage des choses éternelles.
 
CONCLUSION. (Suite.)
 
L'IDEEL’IDEE CHRETIENNE EST L'AVENIRL’AVENIR DU MONDE.
 
En définitive, mes investigations m'amènentm’amènent à conclure que l'anciennel’ancienne société s'enfonces’enfonce sous elle, qu'ilqu’il est impossible à quiconque n'estn’est pas chrétien de comprendre la société future poursuivant son cours et satisfaisant à la fois ou l'idéel’idée purement républicaine ou l'idéel’idée monarchique modifiée. Dans toutes les hypothèses, les améliorations que vous désirez, vous ne les pouvez tirer que de l'Evangilel’Evangile. Au fond des combinaisons des sectaires actuels, c'estc’est toujours le plagiat, la parodie de l'Evangilel’Evangile, toujours le principe apostolique qu'onqu’on retrouve: ce principe est tellement entré en nous, que nous en usons comme nous appartenant; nous nous le présumons naturel, quoiqu'ilquoiqu’il ne nous le soit pas; il nous est venu de notre ancienne foi, à prendre celle-ci à deux ou trois degrés d'ascendanced’ascendance au-dessus de nous. Tel esprit indépendant qui s'occupes’occupe du perfectionnement de ses semblables n'yn’y aurait jamais pensé si le droit des peuples n'avaitn’avait été posé par le Fils de l'hommel’homme. Tout acte de philanthropie auquel nous nous livrons, tout système que nous rêvons dans l'intérêtl’intérêt de l'humanitél’humanité, n'estn’est que l'idéel’idée chrétienne retournée, changée de nom et trop souvent défigurée: c'estc’est toujours le verbe qui se fait chair! Voulez-vous que l'idéel’idée chrétienne ne soit que l'idéel’idée humaine en progression? J'yJ’y consens; mais ouvrez les diverses cosmogonies, vous apprendrez qu'unqu’un christianisme traditionnel a devancé sur la terre le christianisme révélé. Si le Messie n'étaitn’était pas venu et qu'ilqu’il n'eûtn’eût point parlé, comme il le dit de lui-même, l'idéel’idée n'auraitn’aurait pas été dégagée, les vérités seraient restées confuses, telles qu'onqu’on les entrevoit dans les écrits des anciens. C'estC’est donc, de quelque façon que vous l'interprétiezl’interprétiez, du révélateur ou du Christ que vous tenez tout; c'estc’est du Sauveur, Salvator, du Consolateur, Paracletus, qu'ilqu’il vous faut toujours partir; c'estc’est de lui que vous avez reçu les germes de la civilisation et de la philosophie. Vous voyez donc que je ne trouve de solution à l'avenirl’avenir que dans le christianisme et dans le christianisme catholique; la religion du Vèmerbe est la manifestation de la vérité, comme la création est la visibilité de Dieu. Je ne prétends pas qu'unequ’une rénovation générale ait absolument lieu, car j'admetsj’admets que des peuples entiers soient voués à la destruction; j'admetsj’admets aussi que la foi se dessèche en certains pays: mais s'ils’il en reste un seul grain, s'ils’il tombe sur un peu de terre, ne fût-ce que dans les débris d'und’un vase, ce grain lèvera, et une seconde incarnation de l'espritl’esprit catholique ranimera la société. Le christianisme est l'appréciationl’appréciation la plus philosophique et la plus rationnelle de Dieu et de la création; il renferme les trois grandes lois de l'universl’univers, la loi divine, la loi morale, la loi politique: la loi divine, unité de Dieu en trois personnes; la loi morale, charité; la loi politique, c'estc’est-à-dire liberté, égalité, fraternité. Les deux premiers principes sont développés; le troisième, la loi politique, n'an’a point reçu ses compléments, parce qu'ilqu’il ne pouvait fleurir tandis que la croyance intelligente de l'êtrel’être infini et la morale universelle n'étaientn’étaient pas solidement établies. Or, le christianisme eut d'abordd’abord à déblayer les absurdités et les abominations dont l'idolâtriel’idolâtrie et l'esclavagel’esclavage avaient encombré le genre humain. Des personnes éclairées ne comprennent pas qu'unqu’un catholique tel que moi s'entêtes’entête à s'asseoirs’asseoir à l'ombrel’ombre de ce qu'ellesqu’elles appellent des ruines; selon ces personnes, c'estc’est une gageure, un parti pris. Mais dites-le-moi, par pitié, où trouverai-je une famille et un Dieu dans la société individuelle et philosophique que vous me proposez? Dites-le-moi et je vous suis; sinon ne trouvez pas mauvais que je me couche dans la tombe du Christ, seul abri que vous m'avezm’avez laissé en m'abandonnantm’abandonnant. Non, je n'ain’ai point fait une gageure avec moi-même: je suis sincère; voici ce qui m'estm’est arrivé: de mes projets, de mes études, de mes expériences, il ne m'estm’est resté qu'unqu’un détromper complet de toutes les choses que poursuit le monde. Ma conviction religieuse, en grandissant, a dévoré mes autres convictions; il n'estn’est ici-bas chrétien plus croyant et homme plus incrédule que moi. Loin d'êtred’être à son terme, la religion du libérateur entre à peine dans sa troisième période, la période politique, liberté, égalité, fraternité. L'EvangileL’Evangile, sentence d'acquittementd’acquittement, n'an’a pas été lu encore à tous; nous en sommes encore aux malédictions prononcées par le Christ: "Malheur à vous qui chargez les hommes de "fardeaux qu'ilsqu’ils ne sauraient porter et qui ne voudriez pas les avoir touchés du bout du doigt!" Le christianisme, stable dans ses dogmes, est mobile dans ses lumières; sa transformation enveloppe la transformation universelle. Quand il aura atteint son plus haut point, les ténèbres achèveront de s'éclaircirs’éclaircir; la liberté, crucifiée sur le Calvaire avec le Messie, en descendra avec lui; elle remettra aux nations ce nouveau testament écrit en leur faveur et jusqu'icijusqu’ici entravé dans ses clauses. Les gouvernements passeront, le mal moral disparaîtra, la réhabilitation annoncera la consommation des siècles de mort et d'oppressiond’oppression nés de la chute. Quand viendra ce jour désiré? Quand la société se recomposera-t-elle d'aprèsd’après les moyens secrets du principe générateur? Nul ne le peut dire; on ne saurait calculer les résistances des passions. Plus d'uned’une fois la mort engourdira des races, versera le silence sur les événements comme la neige tombée pendant la nuit fait cesser le bruit des chars. Les nations ne croissent pas aussi rapidement que les individus dont elles sont composées et ne disparaissent pas aussi vite. Que de temps ne faut-il point pour arriver à une seule chose cherchée! L'agonieL’agonie du Bas-Empire pensa ne pas finir: l'èrel’ère chrétienne, déjà si étendue, n'an’a pas suffi à l'abolitionl’abolition de la servitude. Ces calculs, je le sais, ne vont pas au tempérament français; dans nos révolutions nous n'avonsn’avons jamais admis l'élémentl’élément du temps: c'estc’est pourquoi nous sommes toujours ébahis des résultats contraires à nos impatiences. Pleins d'und’un généreux courage, des jeunes gens se précipitent; ils s'avancents’avancent tête baissée vers une haute région qu'ilsqu’ils entrevoient et qu'ilsqu’ils s'efforcents’efforcent d'atteindred’atteindre: rien de plus digne d'admirationd’admiration; mais ils useront leur vie dans ces efforts, et arrivés au terme, de mécompte en mécompte, ils consigneront le poids des années déçues à d'autresd’autres générations abusées qui le porteront jusqu'auxjusqu’aux tombeaux voisins; ainsi de suite. Le temps du désert est revenu; le christianisme recommence dans la stérilité de la Thébaïde, au milieu d'uned’une idolâtrie redoutable, l'idolâtriel’idolâtrie de l'hommel’homme envers soi. Il y a deux conséquences dans l'histoirel’histoire, l'unel’une immédiate et qui est à l'instantl’instant connue, l'autrel’autre éloignée et qu'onqu’on n'aperçoitn’aperçoit pas d'abordd’abord. Ces conséquences souvent se contredisent; les unes viennent de notre courte sagesse, les autres de la sagesse perdurable. L'événementL’événement providentiel apparaît après l'événementl’événement humain. Dieu se lève derrière les hommes. Niez tant qu'ilqu’il vous plaira le suprême conseil, ne consentez pas à son action, disputez sur les mots, appelez force des choses ou raison ce que le vulgaire appelle Providence, regardez à la fin d'und’un fait accompli, et vous verrez qu'ilqu’il a toujours produit le contraire de ce qu'onqu’on en attendait, quand il n'an’a point été établi d'abordd’abord sur la morale et sur la justice. Si le Ciel n'an’a pas prononcé son dernier arrêt; si un avenir doit être, un avenir puissant et libre, cet avenir est loin encore, loin au delà de l'horizonl’horizon visible; on n'yn’y pourra parvenir qu'àqu’à l'aidel’aide de cette espérance chrétienne dont les ailes croissent à mesure que tout semble la trahir, espérance plus longue que le temps et plus forte que le malheur.
 
RECAPITULATION DE MA VIE.
 
L'ouvrageL’ouvrage inspiré par mes cendres et destiné à mes cendres subsistera-t-il après moi? Il est possible que mon travail soit mauvais; il est possible qu'enqu’en voyant le jour ces Mémoires s'effacents’effacent: du moins les choses que je me serai racontées auront servi à tromper l'ennuil’ennui de ces dernières heures dont personne ne veut et dont on ne sait que faire. Au bout de la vie est un âge amer: rien ne plaît, parce qu'onqu’on n'estn’est digne de rien; bon à personne, fardeau à tous, près de son dernier gîte, on n'an’a qu'unqu’un pas à faire pour y atteindre: à quoi servirait de rêver sur une plage déserte? quelles aimables ombres apercevrait-on dans l'avenirl’avenir? Fi des nuages qui volent maintenant sur ma tête! Une idée me revient et me trouble: ma conscience n'estn’est pas rassurée sur l'innocencel’innocence de mes veilles; je crains mon aveuglement et la complaisance de l'hommel’homme pour ses fautes. Ce que j'écrisj’écris est-il bien selon la justice? La morale et la charité sont-elles rigoureusement observées? Ai-je eu le droit de parler des autres? Que me servirait le repentir, si ces Mémoires faisaient quelque mal? Ignorés et cachés de la terre, vous de qui la vie agréable aux autels opère des miracles, salut à vos secrètes vertus! Ce pauvre, dépourvu de science, et dont on ne s'occuperas’occupera jamais, a, par la seule doctrine de ses moeurs, exercé sur ses compagnons de souffrance l'influencel’influence divine qui émanait des vertus du Christ. Le plus beau livre de la terre ne vaut pas un acte inconnu de ces martyrs sans nom dont Hérode avait mêlé le sang à leurs sacrifices. Vous m'avezm’avez vu naître; vous avez vu mon enfance, l'idolâtriel’idolâtrie de ma singulière création dans le château de Combourg, ma présentation à Vèmersailles, mon assistance à Paris au premier spectacle de la Révolution. Dans le nouveau monde je rencontre Washington; je m'enfoncem’enfonce dans les bois; le naufrage me ramène sur les côtes de ma Bretagne. Arrivent mes souffrances comme soldat, ma misère comme émigré. Rentré en France, je deviens auteur du Génie du Christianisme. Dans une société changée, je compte et je perds des amis. Bonaparte m'arrêtem’arrête et se jette, avec le corps sanglant du duc d'Enghiend’Enghien, devant mes pas; je m'arrêtem’arrête à mon tour, et je conduis le grand homme de son berceau, en Corse, à sa tombe, à Sainte-Hélène. Je participe à la Restauration et je la vois finir. Ainsi la vie publique et privée m'am’a été connue. Quatre fois j'aij’ai traversé les mers; j'aij’ai suivi le soleil en Orient, touché les ruines de Memphis, de Carthage, de Sparte et d'Athènesd’Athènes; j'aij’ai prié au tombeau de saint Pierre et adoré sur le Golgotha. Pauvre et riche, puissant et faible, heureux et misérable, homme d'actiond’action, homme de pensée, j'aij’ai mis ma main dans le siècle, mon intelligence au désert; l'existencel’existence effective s'ests’est montrée à moi au milieu des illusions, de même que la terre apparaît aux matelots parmi les nuages. Si ces faits répandus sur mes songes, comme le vernis qui préserve des peintures fragiles, ne disparaissent pas, ils indiqueront le lieu par où a passé ma vie. Dans chacune de mes trois carrières je m'étaism’étais proposé un but important: voyageur, j'aij’ai aspiré à la découverte du monde polaire; littérateur, j'aij’ai essayé de rétablir le culte sur ses ruines; homme d'Etatd’Etat, je me suis efforcé de donner aux peuples le système de la monarchie pondérée, de replacer la France à son rang en Europe, de lui rendre la force que les traités de Vienne lui avaient fait perdre; j'aij’ai du moins aidé à conquérir celle de nos libertés qui les vaut toutes, la liberté de la presse. Dans l'ordrel’ordre divin, religion et liberté; dans l'ordrel’ordre humain, honneur et gloire (qui sont la génération humaine de la religion et de la liberté): voilà ce que j'aij’ai désiré pour ma patrie. Des auteurs français de ma date, je suis quasi le seul qui ressemble à ses ouvrages: voyageur, soldat, publiciste, ministre, c'estc’est dans les bois que j'aij’ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j'aij’ai peint l'Océanl’Océan, dans les camps que j'aij’ai parlé des armes, dans l'exill’exil que j'aij’ai appris l'exill’exil, dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées que j'aij’ai étudié les princes, la politique et les lois. Les orateurs de la Grèce et de Rome furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort: dans l'Italiel’Italie et l'Espagnel’Espagne de la fin du moyen âge et de la Renaissance les premiers génies des lettres et des arts participèrent au mouvement social. Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, de Tasse, de Camoëns, d'Ercillad’Ercilla, de Cervantes! En France, anciennement, nos cantiques et nos récits nous parvenaient de nos pèlerinages et de nos combats; mais, à compter du règne de Louis XIV, nos écrivains ont trop souvent été des hommes isolés dont les talents pouvaient être l'expressionl’expression de l'espritl’esprit, non des faits de leur époque. Moi, bonheur ou fortune, après avoir campé sous la hutte de l'Iroquoisl’Iroquois et sous la tente de l'Arabel’Arabe, après avoir revêtu la casaque du sauvage et le cafetan du mamelouck, je me suis assis à la table des rois pour retomber dans l'indigencel’indigence. Je me suis mêlé de paix et de guerre; j'aij’ai signé des traités et des protocoles; j'aij’ai assisté à des sièges, des congrès et des conclaves; à la réédification et à la démolition des trônes; j'aij’ai fait de l'histoirel’histoire, et je la pouvais écrire: et ma vie solitaire et silencieuse marchait au travers du tumulte et du bruit avec les filles de mon imagination, Atala, Amélie, Blanca, Vèmelléda, sans parler de ce que je pourrais appeler les réalités de mes jours, si elles n'avaientn’avaient elles-mêmes la séduction des chimères. J'aiJ’ai peur d'avoird’avoir eu une âme de l'espècel’espèce de elle qu'unqu’un philosophe ancien appelait une maladie sacrée. Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves; j'aij’ai plongé dans leurs eaux troublées, m'éloignantm’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue.
 
RESUME DES CHANGEMENTS ARRIVES SUR LE GLOBE PENDANT MA VIE.
 
La géographie entière a changé depuis que, selon l'expressionl’expression de nos vieilles coutumes, j'aij’ai pu regarder le ciel de mon lit. Si je compare deux globes terrestres, l'unl’un du commencement, l'autrel’autre de la fin de ma vie, je ne les reconnais plus. Une cinquième partie de la terre, l'Australiel’Australie, a été découverte et s'ests’est peuplée: un sixième continent vient d'êtred’être aperçu par des voiles françaises dans les glaces du pôle antarctique, et les Parry, les Ross, les Franklin, ont tourné, à notre pôle, les côtes qui dessinent la limite de l'Amériquel’Amérique au septentrion; l'Afriquel’Afrique a ouvert ses mystérieuses solitudes; enfin il n'yn’y a pas un coin de notre demeure qui soit actuellement ignoré. On attaque toutes les langues de terre qui séparent le monde; on verra sans doute bientôt des vaisseaux traverser l'isthmel’isthme de Panama et peut-être l'isthmel’isthme de Suez. L'histoireL’histoire a fait parallèlement au fond du temps des découvertes; les langues sacrées ont laissé lire leur vocabulaire perdu; jusque sur les granits de Mezraïm, Champollion a déchiffré ces hiéroglyphes qui semblaient être un sceau mis sur les lèvres du désert, et qui répondait de leur éternelle discrétion. Que si les révolutions nouvelles ont rayé de la carte la Pologne, la Hollande, Gênes et Vèmenise, d'autresd’autres républiques; occupent une partie des rivages du grand Océan et de l'Atlantiquel’Atlantique. Dans ces pays, la civilisation perfectionnée pourrait prêter des secours à une nature énergique: les bateaux à vapeur remonteraient ces fleuves destinés à devenir des communications faciles, après avoir été d'invinciblesd’invincibles obstacles; les bords de ces fleuves se couvriraient de villes et de villages, comme nous avons vu de nouveaux Etats américains sortir des déserts du Kentucky. Dans ces forêts réputées impénétrables, fuiraient ces chariots sans chevaux, transportant des poids énormes et des milliers de voyageurs. Sur ces rivières, sur ces chemins, descendraient, avec les arbres pour la construction des vaisseaux, les richesses des mines qui serviraient à les payer; et l'isthmel’isthme de Panama romprait sa barrière pour donner passage à ces vaisseaux dans l'unel’une et l'autrel’autre mer. La marine qui emprunte du feu le mouvement ne se borne pas à la navigation des fleuves, elle franchit l'Océanl’Océan; les distances s'abrègents’abrègent; plus de courants, de moussons, de vents contraires, de blocus, de ports fermés. Il y a loin de ces romans industriels au hameau de Plancouët: en ce temps-là, les dames jouaient aux jeux d'autrefoisd’autrefois à leur foyer; les paysannes filaient le chanvre de leurs vêtements; la maigre bougie de résine éclairait les veillées de village; la chimie n'avaitn’avait point opéré ses prodiges; les machines n'avaientn’avaient pas mis en mouvement toutes les eaux et tous les fers pour tisser les laines ou broder les soies; le gaz resté aux météores ne fournissait point encore l'illuminationl’illumination de nos théâtres et de nos rues. Ces transformations ne se sont pas bornées a nos séjours: par l'instinctl’instinct de son immortalité, l'hommel’homme a envoyé son intelligence en haut; à chaque pas qu'ilqu’il a fait dans le firmament, il a reconnu des miracles de la puissance inénarrable. Cette étoile, qui paraissait simple à nos pères, est double et triple à nos yeux: les soleils interposés devant les soleils se font ombre et manquent d'espaced’espace pour leur multitude. Au centre de l'infinil’infini, Dieu voit défiler autour de lui ces magnifiques théories, preuves ajoutées aux preuves de l'Etrel’Etre suprême. Représentons-nous, selon la science agrandie, notre chétive planète nageant dans un océan à vagues de soleils, dans cette voie lactée, matière brute de lumière, métal en fusion de mondes que façonnera la main du Créateur. La distance de telles étoiles est si prodigieuse que leur éclat ne pourra parvenir à l'oeill’oeil qui les regarde que quand ces étoiles seront éteintes, le foyer avant le rayon. Que l'hommel’homme est petit sur l'atomel’atome où il se meut! Mais qu'ilqu’il est grand comme intelligence! Il sait quand le visage des astres se doit charger d'ombred’ombre, à quelle heure reviennent les comètes après des milliers d'annéesd’années, lui qui ne vit qu'unqu’un instant! Insecte microscopique inaperçu dans un pli de la robe du ciel, les globes ne lui peuvent cacher un seul de leurs pas dans la profondeur des espaces. Ces astres, nouveaux pour nous, quelles destinées éclaireront-ils? La révélation de ces astres est-elle liée à quelque nouvelle phase de l'humanitél’humanité? Vous le saurez, races à naître; je l'ignorel’ignore et je me retire. Grâce à l'exorbitancel’exorbitance de mes années, mon monument est achevé. Ce m'estm’est un grand soulagement; je sentais quelqu'unquelqu’un qui me poussait: le patron de la barque sur laquelle ma place est retenue m'avertissaitm’avertissait qu'ilqu’il ne me restait qu'unqu’un moment pour monter à bord. Si j'avaisj’avais été le maître de Rome, je dirais, comme Sylla, que je finis mes Mémoires la veille même de ma mort; mais je ne conclurais pas mon récit par ces mots comme il conclut le sien: "J'aiJ’ai vu en songe un de mes enfants qui me montrait Metella, sa mère, et m'exhortaitm’exhortait à venir jouir du repos dans le sein de la félicité éternelle." Si j'eussej’eusse été Sylla, la gloire ne m'auraitm’aurait jamais pu donner le repos et la félicité. Des orages nouveaux se formeront; on croit pressentir des calamités qui l'emporterontl’emporteront sur les afflictions dont nous avons été accablés; déjà, pour retourner au champ de bataille, on songe à rebander ses vieilles blessures. Cependant, je ne pense pas que des malheurs prochains éclatent: peuples et rois sont également recrus; des catastrophes imprévues ne fondront pas sur la France; ce qui me suivra ne sera que l'effetl’effet de la transformation générale. On touchera sans doute à des stations pénibles; le monde ne saurait changer de face sans qu'ilqu’il y ait douleur. Mais, encore un coup, ce ne seront point des révolutions à part; ce sera la grande révolution allant à son terme. Les scènes de demain ne me regardent plus; elles appellent d'autresd’autres peintres: à vous, messieurs. En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre, qui donne à l'ouestl’ouest sur les jardins des Missions-Etrangères, est ouverte: il est six heures du matin j'aperçoisj’aperçois la lune pâle et élargie: elle s'abaisses’abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orientl’Orient: on dirait que l'ancienl’ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'uned’une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'àqu’à m'asseoirm’asseoir au bord de ma fosse: après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'éternitél’éternité.
 
FIN DES MEMOIRES.
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CHATEAUBRIAND PAR LUI-MEME
 
Je suis né gentilhomme. Selon moi, j'aij’ai profité du hasard de mon berceau, j'aij’ai gardé cet amour plus ferme de la liberté qui appartient principalement à l'aristocratiel’aristocratie dont la dernière heure est sonnée. Ces flots, ces vents, cette solitude qui furent mes premiers maîtres, convenaient... à mes dispositions natives; peut-être dois-je à ces instituteurs sauvages quelques vertus que j'auraisj’aurais ignorées. J'aimaisJ’aimais autant chasser et courir que lire et écrire.
 
Mon aptitude au travail était remarquable, ma mémoire extraordinaire.
 
A tous les âges de ma vie, il n'yn’y a point de supplice que je n'eussen’eusse préféré à l'horreurl’horreur d'avoird’avoir à rougir devant une créature vivante. Cette hauteur était le défaut de ma famille; elle était odieuse dans mon père; mon frère la poussait jusqu'aujusqu’au ridicule; elle a un peu passé à son fils aîné. Je ne suis pas bien sûr, malgré mes inclinations républicaines, de m'enm’en être complètement affranchi, bien que je l'aiel’aie soigneusement cachée. Il m'estm’est souvent arrivé en automne de demeurer quatre ou cinq heures dans l'eaul’eau jusqu'àjusqu’à la ceinture, pour attendre au bord d'und’un étang des canards sauvages; même aujourd'huiaujourd’hui, je ne suis pas de sang-froid lorsqu'unlorsqu’un chien tombe en arrêt. Toutefois, dans ma première ardeur pour la chasse, il entrait un fond d'indépendanced’indépendance; franchir les fossés, arpenter les champs, les marais, les bruyères, me trouver avec un fusil dans un lieu désert, ayant puissance et solitude, c'étaitc’était ma façon d'êtred’être naturelle.
 
Un voisin de la terre de Combourg était venu passer quelques jours au château avec sa femme, fort jolie. Je ne sais ce qui advint dans le village; on courut à l'unel’une des fenêtres de la grand'sallegrand’salle pour regarder. J'yJ’y arrivai le premier, l'étrangèrel’étrangère se précipitait sur mes pas, je voulus lui céder la place et je me tournai vers elle; elle me barra involontairement le chemin, et je me sentis pressé entre elle et la fenêtre. Je ne sus plus ce qui se passa autour de moi. Dès ce moment, j'entrevisj’entrevis que d'aimerd’aimer et d'êtred’être aimé d'uned’une manière qui m'étaitm’était inconnue, devait être la félicité suprême... L'ardeurL’ardeur de mon imagination, ma timidité, la solitude firent qu'auqu’au lieu de me jeter au dehors, je me repliai sur moi-même; faute d'objetd’objet réel, j'évoquaij’évoquai par la puissance de mes vagues désirs un fantôme qui ne me quitta plus.
 
Je me composai... une femme de toutes les femmes que j'avaisj’avais vues: elle avait la taille, les cheveux et le sourire de l'étrangèrel’étrangère qui m'avaitm’avait pressé contre son sein; je lui donnai les yeux de telle jeune fille du village, la fraîcheur de telle autre... Cette charmeresse me suivait partout invisible; je m'entretenaism’entretenais avec elle, comme avec un être réel; elle variait au gré de ma folie.
 
Je ne sache pas dans l'histoirel’histoire une renommée qui me tente: fallût-il me baisser pour ramasser à mes pieds et à mon profit la plus grande gloire du monde, je ne m'enm’en donnerais pas la fatigue. Si j'avaisj’avais pétri mon limon, peut-être me fussé-je créé femme, en passion d'ellesd’elles; ou si je m'étaism’étais fait homme, je me serais octroyé d'abordd’abord la beauté; ensuite, par précaution contre l'ennuil’ennui mon ennemi acharné, il m'eûtm’eût assez convenu d'êtred’être un artiste supérieur, mais inconnu, et n'usantn’usant de mon talent qu'auqu’au bénéfice de ma solitude. Dans la vie pesée à son poids léger, aunée à sa courte mesure, dégagée de toute piperie, il n'estn’est que deux choses vraies: la religion avec l'intelligencel’intelligence, l'amourl’amour avec la jeunesse, c'estc’est-à-dire l'avenirl’avenir et le présent: le reste n'enn’en vaut pas la peine.
 
Propre à tout pour les autres, bon à rien pour moi: me voilà.
 
Hors en religion, je n'ain’ai aucune croyance... Tout me lasse; je remorque avec peine mon ennui avec mes jours, et je vais partout bâillant ma vie.
 
Chez moi l'hommel’homme public est inébranlable, l'hommel’homme privé est à la merci de quiconque se veut emparer de lui, et pour éviter une tracasserie d'uned’une heure, je me rendrais esclave pendant un siècle.
 
Est-il certain que le mariage ait gâté ma destinée? J'auraisJ’aurais sans doute eu plus de loisir et de repos; j'auraisj’aurais été mieux accueilli de certaines sociétés et de certaines grandeurs de la terre; mais en politique, si madame de Chateaubriand m'am’a contrarié, elle ne m'am’a jamais arrêté, parce que là, comme en fait d'honneurd’honneur, je ne juge que d'aprèsd’après mon sentiment. Aurais-je produit un plus grand nombre d'ouvragesd’ouvrages, si j'étaisj’étais resté indépendant, et ces ouvrages eussent-ils été meilleurs?... La contrainte de mes sentiments, le mystère de mes pensées, ont peut-être augmenté l'énergiel’énergie de mes accents, animé mes ouvrages d'uned’une fièvre interne, d'uned’une flamme cachée, qui se fût dissipée à l'airl’air libre de l'amourl’amour... Je dois donc une tendre et éternelle reconnaissance à ma femme, dont l'attachementl’attachement a été aussi touchant que profond et sincère. Elle a rendu ma vie plus grave, plus noble, plus honorable, en m'inspirantm’inspirant toujours le respect, sinon toujours la force des devoirs.
 
Est-il certain que j'aiej’aie un talent véritable, et que ce talent ait valu la peine du sacrifice de ma vie? Dépasserai-je ma tombe? Si je vais au-delà, y aura-t-il dans la transformation qui s'opères’opère, dans un monde changé et occupé de tout autre chose, y aura-t-il un public pour m'entendrem’entendre? Ne serai-je pas un homme d'autrefoisd’autrefois, inintelligible aux générations nouvelles?
 
Je n'entretiensn’entretiens jamais les passants de mes intérêts, de mes desseins, de mes travaux, de mes idées, de mes attachements, de mes joies, de mes chagrins, persuadé de l'ennuil’ennui profond que l'onl’on cause aux autres en leur parlant de soi. Sincère et véridique, je manque d'ouvertured’ouverture de coeur; mon âme tend incessamment à se fermer.
 
Toutes les médiocrités d'antichambred’antichambre, de bureaux, de gazettes, de cafés m'ontm’ont supposé de l'ambitionl’ambition, et je n'enn’en ai aucune. Froid et sec en matière usuelle, je n'ain’ai rien de l'enthousiastel’enthousiaste et du sentimental: ma perception distincte et rapide traverse vite le fait et l'hommel’homme, et les dépouille de toute importance. Loin de m'entraînerm’entraîner, d'idéaliserd’idéaliser les vérités applicables, mon imagination ravale les plus hauts événements, me déjoue moi-même: le côté petit et ridicule des objets m'apparaîtm’apparaît tout d'abordd’abord; de grands génies et de grandes choses, il n'enn’en existe guère à mes yeux... En politique, la chaleur de mes opinions n'an’a jamais excédé la longueur de mon discours ou de ma brochure. Dans l'existencel’existence intérieure et théorique, je suis l'hommel’homme de tous les songes; dans l'existencel’existence extérieure et pratique, l'hommel’homme des réalités. Aventureux et ordonné, passionné et méthodique, il n'yn’y a jamais eu d'êtred’être la fois plus chimérique et plus positif que moi, de plus ardent et de plus glacé; androgyne bizarre, pétri de sangs divers de ma mère et de mon père.
 
J'aiJ’ai tour à tour été le chef d'arméesd’armées différentes dont les soldats n'étaientn’étaient pas de mon parti: j'aij’ai mené les vieux royalistes à la conquête des libertés publiques, et surtout de la liberté de la presse, qu'ilsqu’ils détestaient; j'aij’ai rallié les libéraux au nom de cette même liberté sous le drapeau des Bourbons qu'ilsqu’ils ont en horreur.
 
Je hais l'espritl’esprit satirique comme étant l'espritl’esprit le plus petit, le plus commun et le plus facile de tous.
 
Voici une prodigieuse misère: trente-cinq ans se sont écoulés depuis la date de ces événements. Mon chagrin ne se flattait-il pas, en ces jours lointains, que le lien qui venait de se rompre serait mon dernier lien? Et pourtant, que j'aij’ai vite, non pas oublié, mais remplacé ce qui me fut cher! Ainsi va l'hommel’homme de défaillance en défaillance. Lorsqu'ilLorsqu’il est jeune et qu'ilqu’il mène devant lui sa vie, une ombre d'excused’excuse lui reste; mais lorsqu'illorsqu’il s'ys’y attelle et qu'ilqu’il la traîne péniblement derrière lui, comment l'excuserl’excuser? L'indigenceL’indigence de notre nature est si profonde que dans nos infirmités volages, pour exprimer nos affections récentes, nous ne pouvons employer que des mots déjà usés par nous dans nos anciens attachements. Il est cependant des paroles qui ne devraient servir qu'unequ’une fois: on les profane en les répétant.
 
La Vallée-aux-loups, de toutes les choses qui me sont échappées, est la seule que je regrette; il est écrit que rien ne me restera. Après ma Vallée perdue, j'avaisj’avais planté l'Infirmeriel’Infirmerie de Marie-Thérèse, et je viens pareillement de la quitter. Je défie le sort de m'attacherm’attacher à présent au moindre morceau de terre.
 
Personne ne se crée comme moi une société réelle en évoquant des ombres; c'estc’est au point que la vie de mes souvenirs absorbe le sentiment de ma vie réelle. Des personnes mêmes dont je ne me suis jamais occupé, si elles meurent, envahissent ma mémoire: on dirait que nul ne peut devenir mon compagnon s'ils’il n'an’a passé à travers la tombe, ce qui me porte à croire que je suis un mort. Où les autres trouvent une éternelle séparation, je trouve une réunion éternelle; qu'unqu’un de mes amis s'ens’en aille de la terre, c'estc’est comme s'ils’il venait demeurer à mes foyers; il ne me quitte plus. A mesure que le monde présent se retire, le monde passé me revient. Si les générations actuelles dédaignent les générations vieillies, elles perdent les frais de leur mépris en ce qui me touche: je ne m'aperçoism’aperçois même pas de leur existence.
 
"Je dois sans doute au sang français qui coule dans mes veines cette impatience que j'éprouvej’éprouve quand, pour déterminer mon suffrage, on me parle des opinions placées hors de ma patrie; et si l'Europel’Europe civilisée voulait m'imposerm’imposer la Charte, j'iraisj’irais vivre à Constantinople."
 
J'aiJ’ai un tel dégoût de tout, un tel mépris pour le présent et pour l'avenirl’avenir immédiat, une si ferme persuasion que les hommes désormais, pris ensemble comme public (et cela pour plusieurs siècles), seront pitoyables, que je rougis d'userd’user mes derniers moments au récit des choses passées, à la peinture d'und’un monde fini dont on ne comprendra plus le langage et le nom.
 
La fête du roi étant survenue, j'enj’en profitai pour faire éclater une loyauté que mes opinions libérales n'ontn’ont jamais altérée.
 
Mon défaut capital est l'ennuil’ennui, le dégoût de tout, le doute perpétuel.
 
Il serait mieux d'êtred’être plus humble, plus prosterné, plus chrétien. Malheureusement je suis sujet à faillir; je n'ain’ai point la perfection évangélique: si un homme me donnait un soufflet, je ne tendrais pas l'autrel’autre joue.
 
Plus j'aij’ai garrotté ma vie par les liens du dévouement et de l'honneurl’honneur, plus j'aij’ai échangé la liberté de mes actions contre l'indépendancel’indépendance de ma pensée; cette pensée est rentrée dans sa nature.
 
Je me reconnais effrontément l'aptitudel’aptitude aux choses positives, sans me faire la moindre illusion sur l'obstaclel’obstacle qui s'opposes’oppose en moi à ma réussite complète. Cet obstacle ne vient pas de la muse; il naît de mon indifférence de tout. Avec ce défaut, il est impossible d'arriverd’arriver à rien d'achevéd’achevé dans la vie pratique.
 
Si j'aij’ai le bonheur de finir mes jours ici, je me suis arrangé pour avoir à Saint-Onuphre un réduit joignant la chambre où le Tasse expira. Aux moments perdus de mon ambassade, à la fenêtre de ma cellule, je continuerai mes Mémoires. Dans un des plus beaux sites de la terre, parmi les orangers et les chênes verts, Rome entière sous mes yeux, chaque matin, en me mettant à l'ouvragel’ouvrage, entre le lit de mort et la tombe du poète, j'invoqueraij’invoquerai le génie de la gloire et du malheur.
 
Charles X était persuadé que j'avaisj’avais un bon coeur et une mauvaise tête. Le fait est que j'étaisj’étais précisément l'inversel’inverse...: j'avaisj’avais une très froide et très bonne tête, et le coeur cahin-caha pour les trois quarts et demi du genre humain.
 
Les guerres civiles sont moins injustes, moins révoltantes et plus naturelles que les guerres étrangères, quand celles-ci ne sont pas entreprises pour sauver l'indépendancel’indépendance nationale. Les guerres civiles sont fondées au moins sur des outrages individuels, sur des aversions avouées et reconnues; ce sont des duels avec des seconds, où les adversaires savent pourquoi ils ont l'épéel’épée à la main. Si les passions ne justifient pas le mal, elles l'excusentl’excusent, elles l'expliquentl’expliquent, elles font concevoir pourquoi il existe. La guerre étrangère, comment est-elle justifiée? Des nations s'égorgents’égorgent ordinairement parce qu'unqu’un roi s'ennuies’ennuie, qu'unqu’un ambitieux se veut élever, qu'unqu’un ministre cherche à supplanter un rival.
 
"Ce n'estn’est ni par un dévouement sentimental, ni par un attendrissement de nourrice transmis de maillot en maillot depuis le berceau de Henri IV jusqu'àjusqu’à celui du jeune Henri, que je plaide une cause où tout se tournerait de nouveau contre moi, si elle triomphait. Je ne vise ni au roman, ni à la chevalerie, ni au martyre; je ne crois pas au droit divin de la royauté, et je crois à la puissance des révolutions et des faits. Je n'invoquen’invoque pas même la Charte, je prends mes idées plus haut; je les tire de la sphère philosophique de l'époquel’époque où ma vie expire: je propose le duc de Bordeaux tout simplement comme une nécessité de meilleur aloi que celle dont on argumente."
 
Le grand événement de ma carrière politique est la guerre d'Espagned’Espagne. Elle fut pour moi, dans cette carrière, ce qu'avaitqu’avait été le Génie du Christianisme dans ma carrière littéraire. Ma destinée me choisit pour me charger de la puissante aventure qui, sous la Restauration, aurait pu régulariser la marche du monde vers l'avenirl’avenir. Elle m'enlevam’enleva à mes songes, et me transforma en conducteur des faits. A la table où elle me fit jouer, elle plaça comme adversaires les deux premiers ministres du jour, le prince de Metternich et M. Canning: je gagnai contre eux la partie. Tous les esprits sérieux que comptaient alors les cabinets convinrent qu'ilsqu’ils avaient rencontré en moi un homme d'Etatd’Etat.
 
Bénie soyez-vous, ô ma native et chère indépendance, âme de ma vie! Vèmenez, rapportez-moi mes Mémoires, cet alter ego dont vous êtes la confidente, l'idolel’idole et la muse. Les heures de loisir sont propres aux récits: naufragé, je continuerai de raconter mon naufrage aux pêcheurs de la rive. Retourné à mes instincts primitifs, je redeviens libre et voyageur; j'achèvej’achève ma course comme je la commençai. Le cercle de mes jours, qui se ferme, me ramène au point de départ. Sur la route que j'aij’ai jadis parcourue conscrit insouciant, je vais cheminer vétéran expérimenté, cartouche de congé dans mon shako, chevrons du temps sur le bras, havresac rempli d'annéesd’années sur le dos. Qui sait? peut-être retrouverai-je d'étaped’étape en étape les rêveries de ma jeunesse? J'appelleraiJ’appellerai beaucoup de songes à mon secours, pour me défendre contre cette horde de vérités qui s'engendrents’engendrent dans les vieux jours, comme des dragons se cachent dans des ruines.
 
Au bord du lac en remontant le chemin de Lausanne, on trouve la villa de deux commis de M. de Lapanouze, qui ont dépensé 1 500 000 francs à la faire bâtir et à planter leurs jardins. Quand je passe à pied devant leur demeure, j'admirej’admire la Providence qui, dans eux et dans moi, a placé à Genève des témoins de la Restauration. Que je suis bête! que je suis bête! le sieur de Lapanouze faisait du royalisme et de la misère avec moi: voyez où sont parvenus ses commis pour avoir favorisé la conversion des rentes que j'avaisj’avais la bonhomie de combattre, et en vertu de laquelle je fus chassé. Voilà ces messieurs; ils arrivent dans un élégant tilbury, chapeau sur l'oreillel’oreille, et je suis obligé de me jeter dans un fossé pour que la roue n'emporten’emporte pas un pan de ma vieille redingote. J'aiJ’ai pourtant été pair de France, ministre, ambassadeur, et j'aij’ai dans une boîte de carton tous les premiers ordres de la chrétienté, y compris le Saint-Esprit et la Toison d'ord’or. Si les commis du sieur César de Lapanouze, millionnaires, voulaient m'acheterm’acheter ma boîte de rubans pour leurs femmes, ils me feraient un sensible plaisir.
 
Oh! argent que j'aij’ai tant méprisé et que je ne puis aimer quoi que je fasse, je suis forcé d'avouerd’avouer que tu as pourtant ton mérite: source de la liberté, tu arranges mille choses dans notre existence, où tout est difficile sans toi. Excepté la gloire, que ne peux-tu pas procurer? Avec toi, on est beau, jeune, adoré; on a considération, honneurs, qualités, vertus. Vous me direz qu'avecqu’avec de l'argentl’argent on n'an’a que l'apparencel’apparence de tout cela: qu'importequ’importe, si je crois vrai ce qui est faux? Trompez-moi bien et je vous tiens quitte du reste: la vie est-elle autre chose qu'unqu’un mensonge? Quand on n'an’a point d'argentd’argent, on est dans la dépendance de toutes choses et de tout le monde. Deux créatures qui ne se conviennent pas pourraient aller chacune de son côté; eh bien! faute de quelques pistoles, il faut qu'ellesqu’elles restent là en face l'unel’une de l'autrel’autre à se bouder, à se maugréer, à s'aigrirs’aigrir l'humeurl’humeur, à s'avalers’avaler la langue d'ennuid’ennui, à se manger l'âmel’âme et le blanc des yeux, à se faire, en enrageant, le sacrifice mutuel de leurs goûts, de leurs penchants, de leurs façons naturelles de vivre: la misère les serre l'unel’une contre l'autrel’autre, et, dans ces liens de gueux, au lieu de s'embrassers’embrasser elles se mordent, mais non pas comme Flora mordait Pompée. Sans argent, nul moyen de fuite; on ne peut aller chercher un autre soleil, et, avec une âme fière, on porte incessamment des chaînes. Heureux juifs, marchands de crucifix, qui gouvernez aujourd'huiaujourd’hui la chrétienté, qui décidez de la paix ou de la guerre, qui mangez du cochon après avoir vendu de vieux chapeaux, qui êtes les favoris des rois et des belles, tout laids et tout sales que vous êtes! ah! si vous vouliez changer de peau avec moi! si je pouvais au moins me glisser dans vos coffres-forts, vous voler ce que vous avez dérobé à des fils de famille, je serais le plus heureux homme du monde!
 
Démocrate par nature, aristocrate par moeurs, je ferais très volontiers l'abandonl’abandon de ma fortune et de ma vie au peuple, pourvu que j'eussej’eusse peu de rapport avec la foule.
 
Je dois demander pardon à mes amis de l'amertumel’amertume de quelques-unes de mes pensées. Je ne sais rire que des lèvres; j'aij’ai le spleen, tristesse physique, véritable maladie: quiconque a lu ces Mémoires a vu quel a été mon sort. Je n'étaisn’étais pas à une nagée du sein de ma mère, que déjà les tourments m'avaientm’avaient assailli. J'aiJ’ai erré de naufrage en naufrage; je sens une malédiction sur ma vie, poids trop pesant pour cette cahute de roseaux. Que ceux que j'aimej’aime ne se croient donc pas reniés; qu'ilsqu’ils m'excusentm’excusent, qu'ilsqu’ils laissent passer ma fièvre: entre ces accès, mon coeur est tout à eux.
 
Quand les premières semences de la religion germèrent dans mon âme, je m'épanouissaism’épanouissais comme une terre vierge qui, délivrée de ses ronces, porte sa première moisson. Survint une brise aride et glacée, et la terre se dessécha. Le ciel en eut pitié; il lui rendit ses tièdes rosées; puis la brise souffla de nouveau. Cette alternative de doute et de foi a fait longtemps de ma vie un mélange de désespoir et d'ineffablesd’ineffables délices. Ma bonne sainte mère, priez pour moi Jésus-Christ: votre fils a besoin d'êtred’être racheté plus qu'unqu’un autre homme.
 
Si j'avaisj’avais été gouverneur du jeune prince, je me serais efforcé de gagner sa confiance. Que s'ils’il eût recouvré sa couronne, je ne lui aurais conseillé de la porter que pour la déposer au temps venu. J'eusseJ’eusse voulu voir les Capets disparaître d'uned’une façon digne de leur grandeur... Or,... le moyen d'êtred’être appelé à mettre la main à ce plan eût été de cajoler les faiblesses de Prague, d'éleverd’élever des pies-grièches avec l'enfantl’enfant du trône à l'imitationl’imitation de Luynes, de flatter Concini à l'instarl’instar de Richelieu... M'enterrerM’enterrer tout vivant à Prague, il est vrai, n'étaitn’était pas facile, car non seulement j'avaisj’avais à vaincre les répugnances de la famille royale, mais encore la haine de l'étrangerl’étranger. Mes idées sont odieuses aux cabinets... Cependant avec des marques de repentir, en pleurant, en expiant mes péchés d'honneurd’honneur national, en me frappant la poitrine, en admirant pour pénitence le génie des sots qui gouvernent le monde, peut-être aurais-je pu ramper jusqu'àjusqu’à la place du baron de Damas; puis, me redressant tout à coup, j'auraisj’aurais jeté mes béquilles. Mais hélas! mon ambition, où est-elle? ma faculté de dissimuler, où est-elle? mon art de supporter la contrainte et l'ennuil’ennui, où est-il? mon moyen d'attacherd’attacher de l'importancel’importance à quoi que ce soit, où est-il? Je pris deux ou trois fois la plume; je commençai deux ou trois brouillons menteurs pour obéir à madame la Dauphine qui m'avaitm’avait ordonné de lui écrire.
 
Bientôt, révolté contre moi, j'écrivisj’écrivis d'und’un trait, en suivant mon allure, la lettre qui devait me casser le cou. François mourant voulut sortir du monde nu comme il y était entré; il demanda que son corps dépouillé fût enterré dans le lieu où l'onl’on exécutait les criminels, en imitation du Christ qu'ilqu’il avait pris pour modèle. Il dicta un testament tout spirituel, car il n'avaitn’avait à léguer à ses frères que la pauvreté et la paix; une sainte femme le mit au tombeau. J'aiJ’ai reçu de mon patron la pauvreté, l'amourl’amour des petits et des humbles, la compassion pour les animaux... Je devais tenir à bonheur d'avoird’avoir foulé le sol de France le jour de ma fête; mais ai-je une patrie? dans cette patrie ai-je jamais goûté un moment de repos?
 
P>Ma conviction religieuse, en grandissant, a dévoré mes autres convictions; il n'estn’est ici-bas chrétien plus croyant et homme plus incrédule que moi.
 
Une idée me revient et me trouble: ma conscience n'estn’est pas rassurée sur l'innocencel’innocence de mes veilles; je crains mon aveuglement et la complaisance de l'hommel’homme pour ses fautes. Ce que j'écrisj’écris est-il bien selon la justice? La morale et la charité sont-elles rigoureusement observées? Ai-je eu le droit de parler des autres? Que me servirait le repentir, si ces Mémoires faisaient quelque mal?
 
Dans chacune de mes trois carrières je m'étaism’étais proposé un but important: voyageur, j'aij’ai aspiré à la découverte du monde polaire; littérateur, j'aij’ai essayé de rétablir le culte sur ses ruines; homme d'Etatd’Etat, je me suis efforcé de donner aux peuples le système de la monarchie pondérée, de replacer la France à son rang en Europe, de lui rendre la force que les traités de Vienne lui avaient fait perdre; j'aij’ai du moins aidé à conquérir celle de nos libertés qui les vaut toutes, la liberté de la presse. Dans l'ordrel’ordre divin, religion et liberté; dans l'ordrel’ordre humain, honneur et gloire (qui sont la génération humaine de la religion et de la liberté): voilà ce que j'aij’ai désiré pour ma patrie. Des auteurs français de ma date, je suis quasi le seul qui ressemble à ses ouvrages: voyageur, soldat, publiciste, ministre, c'estc’est dans les bois que j'aij’ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j'aij’ai peint l'Océanl’Océan, dans les camps que j'aij’ai parlé des armes, dans l'exill’exil que j'aij’ai appris l'exill’exil, dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées que j'aij’ai étudié les princes, la politique et les lois.
 
Je me suis mêlé de paix et de guerre; j'aij’ai signé des traités et des protocoles; j'aij’ai assisté à des sièges, des congrès et des conclaves; à la réédification et à la démolition des trônes; j'aij’ai fait de l'histoirel’histoire, et je la pouvais écrire: et ma vie solitaire et silencieuse marchait au travers du tumulte et du bruit avec les filles de mon imagination, Atala, Amélie, Blanca, Vèmelléda, sans parler de ce que je pourrais appeler les réalités de mes jours, si elles n'avaientn’avaient elles-mêmes la séduction des chimères... Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves; j'aij’ai plongé dans leurs eaux troublées, m'éloignantm’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue.
 
CHATEAUBRIAND /1850 /MEMOIRES D'OUTRED’OUTRE-TOMBE
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