« Mémoires inédits de Mme de Rémusat/03 » : différence entre les versions

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CHAPITRE III (1803). <ref> Voyez la ''Revue'' du 15 juin et du 1er juillet.</ref>
 
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Quand Bonaparte arrivait dans une ville, aussitôt le préfet du palais était chargé d’en convoquer les diverses autorités, pour qu’elles lui fussent présentées. Le préfet, le maire, l’évêque, les présidens des tribunaux le haranguaient, ensuite, se retournant vers Mme Bonaparte, lui faisaient aussi un petit discours. Selon qu’il était en train de plus ou de moins de patience, Bonaparte écoutait ces discours jusqu’au bout, ou les interrompait pour faire aux différens individus des questions sur les attributions de leur charge ou sur le pays où ils l’exerçaient. Il questionnait rarement avec l’air de l’intérêt, mais avec le ton d’un homme qui veut prouver qu’il sait, et qui veut voir si l’on saura lui répondre. Dans ces harangues il était question de la république, mais, si on voulait se donner la peine de les relire, on verrait qu’à bien peu de choses près on les adresserait facilement à un souverain. Dans quelques villes de Flandre, il y eut certains maires qui osèrent pousser le courage jusqu’à presser le consul d’achever le bonheur du monde en remplaçant son
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titre trop précaire par un autre qui devait mieux convenir à la haute destinée qui l’appelait. J’étais présente la première fois que cela arriva, j’examinai Bonaparte. Quand de pareilles paroles furent prononcées, il eut quelque peine à ne point laisser échapper un sourire qui voulait effleurer ses lèvres ; mais, se rendant maître de lui cependant, il interrompit l’orateur, et répondit avec l’accent d’une colère feinte que l’usurpation d’un pouvoir qui altérerait l’existence de la république était indigne de lui, et comme César, il repoussa la couronne que peut-être il n’était pas fâché qu’on commençât à lui présenter. Et au fond ces bons habitans des provinces que nous visitions n’avaient pas grand tort en s’y trompant ; car l’éclat qui nous environnait, l’appareil de cette cour militaire, et pourtant brillante, le cérémonial exactement imposé partout, le ton impérieux du maître, la soumission de tous, et enfin cette épouse du premier magistrat à laquelle la république ne devait rien, et qu’on présentait à leurs hommages, tout cela ne pouvait guère indiquer que la marche d’un roi.
 
Après ces audiences, Bonaparte montait ordinairement à cheval ; il se montrait au peuple, qui le suivait avec des cris; il visitait les monumens publics, les manufactures, toujours en courant un peu, car il ne pouvait écarter la précipitation d’aucune de ses manières. Ensuite il donnait à dîner, assistait à la fête qu’on lui avait préparée, et c’était là la partie la plus ennuyeuse de son métier; « car, ajoutait-il d’un ton mélancolique, je ne suis pas fait pour le plaisir. » Enfin, il quittait la ville après avoir reçu des demandes, répondu à quelques réclamations, et fait distribuer des secours d’argent et des présens. Dans ces sortes de voyages, il prit l’habitude, après s’être fait informer des établissemens publics qui manquaient aux différentes villes, d’en ordonner lors de son passage la fondation. Et pour cette munificence, il emportait les bénédictions des habitans. Mais il arrivait que peu après : « conformément à la grâce que vous a faite le premier consul (et plus tard l’empereur), mandait le ministre de l’intérieur, vous êtes chargés, citoyens maires, de faire construire tel ou tel bâtiment, en ayant soin d’en prendre les dépenses sur les fonds de votre commune. » Et c’est ainsi que tout à coup les villes se trouvaient forcées de détourner l’emploi de leurs fonds, dans un moment souvent où ils ne suffisaient pas pour les dépenses nécessaires. Le préfet avait soin cependant que les ordres fussent exécutés, ou bien on laissait en souffrance quelque partie utile; mais on pouvait ainsi attester que d’un bout à l’autre de la France tout s’embellissait, tout prospérait, et que l’abondance était telle qu’on pouvait vaquer partout à des entreprises nouvelles, quelque onéreuses qu’elles fussent. A Arras, à Lille, à
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Dunkerque, nous trouvâmes les mêmes réceptions ; mais il me sembla que l’enthousiasme diminuait un peu, quand nous eûmes quitté l’ancienne France. A Gand surtout, nous trouvâmes un peu de froideur. En vain les autorités s’efforcèrent d’animer les habitons, ils se montrèrent curieux, mais point empressés. Bonaparte en eut un léger mouvement d’humeur, et fut tenté de ne point séjourner; mais cependant, se ravisant bientôt, il dit le soir à sa femme : « Ce peuple-ci est dévot et sous l’influence de ses prêtres ; il faudra demain faire une longue séance à l’église, gagner le clergé par quelque caresse, et nous reprendrons le terrain. » En effet, il assista à une grand’messe avec les apparences d’un profond recueillement; il entretint l’évêque, qu’il séduisit complètement, et il obtint peu à peu dans les rues les acclamations qu’il désirait. Ce fut à Gand qu’il trouva les filles du duc de Villequier, l’un des quatre anciens premiers gentilshommes de la chambre, qui étaient nièces de l’évêque, et à qui il rendit la belle terre de Villequier avec des revenus considérables. J’eus le bonheur de contribuer à cette restitution, en la pressant de tout ce que je pus, soit auprès de Bonaparte, soit auprès de sa femme; ces deux aimables jeunes personnes ne l’ont jamais oublié. Le soir de cette action, je lui parlais de leur reconnaissance : « Ah ! me dit-il, la reconnaissance ! c’est un mot tout poétique, vide de sens dans les temps de révolution, et ce que je viens de faire n’empêcherait point vos deux amies de se réjouir vivement si quelque émissaire royal pouvait dans cette tournée venir à bout de m’assassiner. » Et comme je faisais un mouvement de surprise, il continua : « Vous êtes jeune, vous ne savez ce que c’est que la haine politique. Voyez-vous, c’est une sorte de lunette à facettes au travers de laquelle on ne voit les individus, les opinions, les sentimens qu’avec le verre de sa passion. Il s’ensuit que rien n’est mal ni bien en soi, mais seulement selon le parti dans lequel on est. Au fond, cette manière de voir est assez commode, et nous autres nous en profitons; car nous avons aussi nos lunettes, et si ce n’est pas au travers de nos passions que nous regardons les choses, c’est au moins au travers de nos intérêts. — Mais, lui dis-je à mon tour, avec un pareil système, où placez-vous donc les approbations qui vous flattent? Pour quelle classe d’hommes usez-vous votre vie en grandes entreprises et souvent en tentatives dangereuses ? — Oh ! c’est qu’il faut être l’homme de sa destinée; qui se sent appelé par elle ne peut guère lui résister. Et puis, l’orgueil humain se crée le public qu’il souhaite dans ce monde idéal qu’il appelle la postérité. Qu’il vienne à penser que dans cent ans un beau vers rappellera quelque grande action, un tableau en consacrera le souvenir, etc., etc. ; alors l’imagination se
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Monte, le champ de bataille n’a plus de dangers, le canon gronde en vain, il ne paraît plus que le son qui va porter dans mille ans le nom d’un brave à nos arrière-neveux. — Je ne comprendrai jamais, repris-je, qu’on s’expose pour la gloire, si l’on porte, intérieurement le mépris des. hommes de son temps. » Ici Bonaparte m’interrompit vivement : « Je ne méprise point les hommes, madame, c’est une parole qu’il ne faut jamais dire, et particulièrement j’estime les Français ! »
 
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En allant d’Anvers à Bruxelles, nous nous arrêtâmes quelques heures à Malines; nous y trouvâmes le nouvel archevêque, M. de Roquelaure <ref> M. de Roquelaure, né en 1721, avait été évêque de Senlis et aumônier du roi. Il était depuis 1802 archevêque de Malines. L’empereur le remplaça en 1808 par l’abbé de Pradt. Il a été membre de l’Académie française et il est mort en 1818. Il n’était point de la famille des ducs de Roquelaure. (P. R.)</ref>. Il était évêque de Senlis sous Louis XVI, et il avait été l’ami intime de mon grand-oncle, le comte de Vergennes. Je l’avais beaucoup vu dans mon enfance, et j’eus un extrême plaisir à le retrouver. Bonaparte le cajola beaucoup. A cette époque il affectait de soigner et de gagner les prêtres. Il savait à quel point la religion soutient la royauté, et il entrevoyait par eux le moyen de faire arriver au peuple le catéchisme dans lequel nous avons vu depuis menacer de la damnation éternelle quiconque n’aimerait point l’empereur, ou ne lui obéirait pas. C’était la première fois, depuis la révolution, que le clergé voyait le gouvernement s’occuper de son sort et lui donner un rang et de la considération. Aussi se montra-t-il reconnaissant, et fut-il un auxiliaire utile à Bonaparte, jusqu’au moment où, son despotisme s’accroissant toujours et s’égarant de plus en plus, il voulut l’imposer aux consciences et forcer les
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prêtres à hésiter entre lui et leurs devoirs. Mais à cette époque, quel moyen de succès lui donnait cette parole prononcée par toutes les bouches pieuses : « Il a rétabli la religion <ref> <ref> Bonaparte, sachant qu’il aurait affaire en Belgique à un peuple religieux, se fit accompagner dans ce voyage par le cardinal Caprara, qui lui fut extrêmement utile.</ref> ! »
 
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Un dimanche il fut question d’aller à la cathédrale de Bruxelles. en grande cérémonie. Dès le matin, M. de Rémusat s’était transporté à l’église pour veiller à l’ordonnance de cette cérémonie. Il avait ordre secret de ne s’opposer à aucune des distinctions inventées par le clergé pour cette occasion. Cependant, comme on devait aller recevoir le premier consul avec le dais et la croix jusqu’aux grandes portes, quand il fut question de savoir si Mme Bonaparte partagerait cet honneur, Bonaparte n’osa pas la mettre dans cette évidence, et la fit placer dans une tribune avec le second consul. A midi, c’était l’heure convenue, le clergé quitte l’autel et va se ranger en dehors de son portail. Il attend l’arrivée du souverain, qui ne paraît point. On s’étonne, on s’inquiète, lorsque tout à coup, en se retournant, on s’aperçoit qu’il avait pénétré dans l’église et qu’il s’était placé sur le trône qu’on lui avait préparé. Les prêtres, surpris et troublés, regagnent le chœur pour commencer le service divin. Le fait est qu’au moment de se mettre en marche, Bonaparte avait appris que, dans une cérémonie pareille, Charles-Quint avait préféré entrer dans l’église de Sainte-Gudule par une petite porte latérale, qui depuis avait conservé son nom, et apparemment il eut la fantaisie de se servir du même passage, espérant peut-être qu’on l’appellerait désormais la porte de Charles-Quint et de Bonaparte.
 
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Je vis un matin le consul, ou pour mieux dire dans cette occasion, le général, passer en revue les nombreux et magnifiques régimens qu’on avait fait venir à Bruxelles. Rien n’était si enivrant que la manière dont il était accueilli des troupes à cette époque. Mais aussi il fallait voir comme il savait parler alors aux soldats, comme il les interrogeait les uns après les autres sur leurs campagnes, sur leurs blessures, comme il traitait particulièrement bien ceux qui l’avaient accompagné en Egypte. J’ai entendu dire à Mme Bonaparte que son époux avait longtemps conservé l’habitude d’étudier, le soir en se couchant, les tableaux de ce qu’on appelle les cadres de l’armée. Il s’endormait sur tous les noms des corps et même sur ceux d’une partie des individus qui composaient ces corps; il les gardait dans un coin de sa mémoire, et cela lui servait ensuite merveilleusement dans l’occasion pour reconnaître le soldat, et lui donner le plaisir d’être distingué par son général. Il prenait avec les militaires en sous-ordre un ton de bonhomie qui les charmait, les tutoyait tous, et leur rappelait les faits d’armes qu’ils avaient accomplis ensemble. Plus tard, lorsque ses armées sont devenues si nombreuses, quand ses batailles ont été si meurtrières, il a dédaigné ce genre de séduction. D’ailleurs la mort avait emporté tant de souvenirs qu’en peu d’années il lui fût devenu difficile de retrouver un grand nombre de compagnons de ses premiers exploits, et lorsqu’il haranguait ses soldats en les conduisant au feu, il ne pouvait plus s’adresser à eux que comme à une postérité renouvelée incessamment, à laquelle l’armée précédente et détruite avait légué sa gloire. Mais cette autre manière de les encourager lui réussit encore longtemps avec une nation qui se persuadait remplir sa destinée en se dévouant chaque année à mourir pour lui.
 
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Ce fut à Bruxelles que je commençai à m’apprivoiser un peu avec la conversation de M. de Talleyrand. Son visage dédaigneux, sa disposition railleuse, m’imposaient beaucoup. Cependant, comme
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l’oisiveté d’une vie de cour donne quelquefois cent heures à une journée, il se trouva que nous en passâmes un assez grand nombre dans le même salon, attendant celles où il plairait au maître de se montrer ou de sortir. Ce fut dans un de ces momens d’ennui que j’entendis M. de Talleyrand se plaindre de ce que sa famille n’avait point répondu aux projets qu’il avait formés pour elle. Son frère, Archambault de Périgord, venait d’être exilé. Il était accusé de s’être livré à ce langage moqueur assez commun à cette famille, mais qu’il avait appliqué à des personnages trop élevés, et surtout on lui savait mauvais gré d’avoir refusé de donner Eugène Beauharnais à sa fille, qu’il aima mieux marier au comte Just de Noailles. M. de Talleyrand, qui désirait ce mariage autant que Mme Bonaparte, blâmait la conduite de son frère avec amertume, et je comprenais fort que sa politique personnelle eût trouvé son compte dans une pareille union.
 
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Au sortir de Bruxelles, nous visitâmes Liège et Maestricht, et
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nous rentrâmes dans l’ancienne France par Mézîères et Sedan. Mme Bonaparte fut charmante dans ce voyage, et laissa des souvenirs de sa bonté et de sa grâce que, quinze ans après, je n’ai point trouvés effacés.
 
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Ayant dans le cours de cette année créé aussi les différentes sénatoreries, il donna un chancelier au sénat, un trésorier et des préteurs. Le chancelier fut M. de Laplace, qu’il honorait comme savant, et qui lui plaisait parce qu’il savait très bien le flatter. Les deux préteurs furent les généraux Lefebvre et Sérurier, et M. de Fargues <ref> M. de Fargues loi avait été utile au 18 brumaire.</ref> fut trésorier.
 
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L’année républicaine se termina comme de coutume au milieu de septembre, et l’anniversaire de la république fut célébré par de grandes fêtes populaires, et avec une pompe royale dans le palais des Tuileries. On apprit en même temps que les Hanovriens, conquis par le général Mortier, avaient fait des réjouissances le jour de la naissance du consul. C’est ainsi que peu à peu, d’abord en tête de tout, et ensuite tout seul, il accoutumait l’Europe à ne plus voir la France que dans sa personne, la présentant au lieu et place de tout le reste.
 
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Cependant on faisait de grands préparatifs pour la flottille des bateaux plats qui devaient servir à l’expédition d’Angleterre. De jour en jour on répandait davantage la possibilité, au moyen d’un temps calme, de la faire parvenir jusque sur les côtes d’Angleterre, sans que les vaisseaux pussent gêner sa marche. On disait que Bonaparte lui-même commanderait l’expédition, et cette entreprise ne paraissait au-dessus ni de son audace, ni de sa fortune. Nos journaux nous représentaient l’Angleterre agitée et inquiète, et, dans le fond, le gouvernement anglais n’a pas été exempt de toute crainte à ce sujet. Le ''Moniteur'' combattait toujours avec acharnement les
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journaux libres de Londres, et le gant des injures se relevait des deux côtés. On exécutait en France la loi de la conscription, et de nombreux soldats commençaient à se réunir sous les drapeaux. Quelquefois on se demandait la raison d’un si grand armement, et l’on raisonnait sur des articles tels que ceux-ci, jetés sans réflexion dans le ''Moniteur'' : « Les journalistes anglais soupçonnent que les grands préparatifs de guerre que le premier consul vient d’ordonner en Italie sont pour l’Egypte. »
 
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Et lui, tandis qu’on s’agitait ainsi plus ou moins par ses ordres, paraissait journellement dans une attitude fort paisible. Il avait
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repris à Saint-Cloud sa vie rangée et pleine, et nous passions nos journées telles que je les ai déjà décrites. Les frères de Bonaparte étaient tous occupés <ref> Ce fut vers la fin de l’automne, ou même au commencement de l’hiver, en 1803, que Lucien se maria avec Mme Jouberthon et se brouilla avec son frère.</ref>, Joseph au camp de Boulogne, Louis au conseil d’état, Jérôme, le plus jeune, en Amérique, où il avait été envoyé, et où il fut très tien reçu par les Anglo-Américains. Ses sœurs, qui commençaient à jouir d’une grande fortune, embellissaient à l’envi les maisons que le premier consul leur avait données, et cherchaient à l’emporter les unes sur les autres par le luxe de leurs ameublemens. Eugène Beauharnais se renfermait dans l’exercice de ses devoirs militaires; sa sœur vivait paisiblement et assez tristement.
 
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En arrivant au Pont-de-Briques, petit village situé à une lieue de Boulogne, où Bonaparte avait fixé son quartier général, mon mari tomba dangereusement malade. Aussitôt que je l’appris, je courus pour le rejoindre, et j’arrivai à ce Pont-de-Briques au milieu de la nuit. Tout entière à mon inquiétude, je n’avais pensé en partant qu’à l’état dans lequel j’allais trouver un si cher malade ; mais lorsque je descendis de voiture, je fus un peu troublée de me trouver seule au milieu d’un camp; et sans savoir ce que le consul penserait de mon arrivée. Ce qui me rassura cependant, c’est que les domestiques qui s’éveillèrent pour me recevoir me dirent qu’on avait bien prévu que je viendrais, et qu’on m’avait réservé une petite chambre depuis deux jours. J’y passai le reste de la nuit, en attendant le jour pour m’offrir aux regards de mon mari dont je ne voulais pas troubler le repos. Je le trouvai très abattu; mais il éprouva une si grande joie de me voir près de son lit que je me
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félicitai d’être ainsi partie sans en avoir demandé la permission.
 
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A six heures, Bonaparte rentrait, et alors il me faisait appeler. Quelquefois il donnait à dîner à quelques-uns des militaires de sa maison, ou au ministre de la marine, ou au directeur des ponts et chaussées qui l’avaient accompagné. D’autres fois, nous dînions en tête-à-tête, et alors il causait d’une multitude de choses. Il s’ouvrait sur son propre caractère; il se peignait comme ayant toujours été mélancolique, hors de toute comparaison avec ses
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camarades de tout genre. Ma mémoire a conservé très fidèlement le souvenir de tout ce qu’il me dit dans ces conversations. Le voici à peu de choses près :
 
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« Au 10 août, je sentais que, si on m’eût appelé, j’aurais défendu le roi; je me dressais contre ceux qui fondaient la république par le peuple; et puis je voyais des gens en veste attaquer des hommes en uniforme, cela me choquait.
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« Plus tard, j’appris le métier de la guerre : j’allai à Toulon; on commença à connaître mon nom. A mon retour, je menai une vie désœuvrée. Je ne sais quelle inspiration secrète m’avertissait qu’il fallait commencer par user mon temps.
 
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« Mais j’avais versé le sang parisien ! C’est un sacrilège. Il fallut en laisser refroidir l’effet. De plus en plus je me sentais appelé à quelque chose. Je demandai le commandement de l’armée d’Italie. Tout était à faire dans cette armée, les choses et les hommes. Il n’appartient qu’à la jeunesse d’avoir de la patience, parce qu’elle a de l’avenir devant elle. Je partis pour l’Italie avec des soldats misérables, mais pleins d’ardeur. Je faisais conduire au milieu de la troupe des fourgons escortés, quoique vides, que j’appelais le trésor de l’armée. Je mis à l’ordre du jour qu’on distribuait des souliers aux recrues; personne n’en voulut porter. Je promis à mes soldats que la fortune et la gloire nous attendaient derrière les Alpes, je
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leur tins parole, et aussi depuis ce temps l’armée me suivrait au bout du monde.
 
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« Quand je revins en France, je trouvai les opinions plus amollies que jamais. A Paris, et Paris c’est la France, on ne sait jamais prendre intérêt aux choses, si l’on n’en prend aux personnes. Les usages d’une vieille monarchie vous ont habitués à tout personnifier. C’est une mauvaise manière d’être pour un peuple qui voudrait sérieusement la liberté ; mais vous ne savez guère vouloir rien sérieusement, si ce n’est peut-être l’égalité. Et encore on y renoncerait volontiers, si chacun pouvait se flatter d’être le premier. Être égaux en tant que tout le monde sera au-dessus, voilà le secret de toutes vos vanités ; il faut donc donner à tous l’espérance de s’élever. Le grand inconvénient pour les directeurs, c’est que personne ne se souciait d’eux, et qu’on commençait à se soucier
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trop de moi. Je ne sais ce qui me fût arrivé sans l’heureuse idée que j’eus d’aller en Egypte. Quand je m’embarquai, je ne savais si je ne disais pas un éternel adieu à la France; mais je ne doutais pas qu’elle ne me rappelât.
 
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Un autre soir, tandis que nous étions à Boulogne, Bonaparte mit
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la conversation sur la littérature. J’avais été chargée par le poète Lemercier, qu’il aimait assez, de lui porter une tragédie nommée ''Philippe-Auguste'' qu’il venait de finir et qui contenait des applications à sa propre personne. Il voulut la lire tout haut, nous étions tous deux seulement. C’était quelque chose de plaisant de voir un homme toujours pressé, même quand il n’avait rien à faire, aux prises avec l’obligation de prononcer des mots de suite sans s’interrompre, forcé de lire des vers alexandrins dont il ne comprenait pas la mesure, et vraiment prononçant si mal qu’on eût dit qu’il n’entendait pas ce qu’il lisait. D’ailleurs, dès qu’il ouvrait un livre, il voulait juger. Je lui demandai le manuscrit, je le lus moi-même; alors il se mit à parler, il se ressaisit à son tour de l’ouvrage et raya des tirades entières, y fit quelques notes marginales, blâma le plan et les caractères. Il ne courait pas grand risque de se tromper, car la pièce était mauvaise. Ce qui me parut assez singulier, c’est qu’à la suite de cette lecture, il me signifia qu’il ne voulait point que l’auteur crût que toutes ces ratures et ces corrections fussent d’une main si importante, et m’ordonna de les prendre sur mon compte. Je m’en défendis fort, comme on peut le penser, j’eus grand’peine à le faire revenir de cette fantaisie et à lui faire comprendre que, s’il était déjà un peu étrange qu’il eût ainsi biffé et presque défiguré le manuscrit d’un auteur, il serait sans aucune convenance que je me fusse, moi, avisée d’une pareille liberté. « A la bonne heure, disait-il, mais pour cela comme dans d’autres occasions j’avoue que je n’aime guère ce mot vague et niveleur ''des convenances'' que vous autres jetez en avant à toute occasion. C’est une invention des sots pour se rapprocher à peu près des gens d’esprit, une sorte de bâillon social qui gêne le fort et qui ne sert que le médiocre. Il se peut qu’elles vous soient commodes, à vous, qui n’avez pas grand’chose à faire dans cette vie ; mais vous sentez bien que moi, par exemple, il est des occasions où je serais forcé de les fouler aux pieds. — Mais, lui répondis-je, en les appliquant à la conduite de la vie, ne seraient-elles pas un peu ce que les règles sont aux ouvrages dramatiques? elles leur donnent de l’ordre et de la régularité, et ne gênent réellement le génie que lorsqu’il voudrait s’abandonner à des écarts condamnés par le bon goût. — Ah ! le bon goût, voilà encore une de ces paroles classiques que je n’adopte point <ref> M. de Talleyrand disait une fois à Bonaparte : «Le bon goût est votre ennemi personnel. Si vous pouviez vous en défaire à coups de canon, il y a longtemps qu’il n’existerait plus. » </ref>. C’est peut-être ma faute, mais il y a certaines règles que je ne sens point. Par exemple, ce qu’on appelle ''le style'', mauvais ou bon, ne me frappe guère. Je ne suis sensible qu’à la force de la pensée. J’ai aimé d’abord Ossian, mais c’est par la même
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raison qui me fait trouve du plaisir à entendre murmurer le vent et les vagues de la mer. En Egypte, on a voulu me faire lire ''l’Iliade'', elle m’a ennuyé. Quant aux poètes français, je ne comprends bien que votre Corneille. Celui-là avait deviné la politique, et, formé aux affaires, eût été un homme d’état. Je crois l’apprécier mieux que qui que ce soit, parce qu’en le jugeant j’exclus tous les sentimens. dramatiques. Par exemple, il n’y a pas bien longtemps que je me suis expliqué le dénoûment de ''Cinna''. Je n’y voyais d’abord que le moyen de faire un cinquième acte pathétique, et encore la clémence proprement dite est une si pauvre petite vertu, quand elle n’est point appuyée sur la politique, que celle d’Auguste, devenu tout à coup un prince débonnaire, ne me paraissait pas digne de terminer cette belle tragédie. Mais une fois Monvel, en jouant devant moi, m’a dévoilé tout le mystère de cette grande conception. Il prononça le ''Soyons amis, Cinna'', d’un ton si habile et si rusé que je compris que cette action n’était que la feinte d’un tyran, et j’ai approuvé comme calcul ce qui me semblait puéril comme sentiment. Il faut toujours dire ce vers de manière à ce que de tous ceux qui l’écoutent, il n’y ait que Cinna de trompé.
 
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C’est dans de telles conversations que s’écoula le temps que je passai à Boulogne avec le premier consul, et ce fut à la suite de ce voyage que j’éprouvai le premier mécompte qui devait commencer à m’inspirer de la défiance de cette cour où j’étais appelée à vivre.
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Les militaires de la maison s’étonnaient quelquefois qu’une femme pût ainsi demeurer de longues heures avec leur maître, pour causer sur des matières toujours un peu sérieuses ; ils en tirèrent des conclusions qui compromettaient ma conduite, toute simple et toute paisible qu’elle était. J’ose le dire : la pureté de mon âme, les sentimens qui m’attachaient pour toute ma vie à mon mari, ne me permettaient point de concevoir l’idée des soupçons que l’on formait sur moi dans l’antichambre du consul, tandis que je l’écoutais dans son salon. Quand il revint à Paris, ses aides de camp s’amusèrent de nos longs tête-à-tête; Mme Bonaparte s’effaroucha des récits qu’on lui en fît, et lorsqu’après un mois de séjour au Pont-de-Briques, mon mari se sentit assez fort pour supporter la route, et que mous revînmes à Paris, je trouvai ma jalouse patronne un peu refroidie.
 
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Cependant ce qu’on me disait m’expliqua la contrainte de Mme Bonaparte à mon égard. Une fois que j’en étais plus froissée que de coutume, je ne pus m’empêcher de lui dire avec les larmes aux yeux : « Eh quoi ! madame, c’est moi que vous soupçonnez?» Comme elle était bonne et accessible à toutes les émotions du moment, elle ne tint pas contre mes pleurs, elle m’embrassa et se rouvrit à moi comme par le passé. Mais elle ne me comprit point tout entière; il n’y avait point dans son âme ce qui pouvait entendre la juste indignation de la mienne; et sans s’embarrasser si mes relations avec son mari à Boulogne avaient pu être telles qu’on le lui donnait à penser, il lui suffît, pour se tranquilliser, de conclure que dans
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tous les cas elles n’auraient été que passagères, puisque rien dans ma conduite sous ses yeux ne paraissait différent de ma réserve première. Enfin, pour se justifier à mes yeux, elle me dit que la famille de Bonaparte avait la première, pendant mon absence, répandu contre moi des bruits injurieux: « Vous ne voyez pas, lui dis-je, qu’à tort ou à raison, on croit ici, madame, que le tendre attachement que je vous porte peut me rendre avisée sur ce qui se passe autour de vous, et enfin, quoique mes conseils soient un bien faible secours, cependant ils peuvent encore ajouter à votre prudence fortifiée de la mienne. Les jalousies politiques me paraissent faire défiance de tout, et je crois que, quelque mince personnage que je sois, on voudrait vous brouiller avec moi. » Mme Bonaparte convint de la vérité de cette réflexion; mais elle n’eut pas la moindre idée que je dusse m’affliger longtemps de ce qu’elle ne l’avait pas faite la première. Elle m’avoua qu’elle avait fait à son époux des reproches relatifs à moi, et qu’il avait paru s’amuser à la laisser dans l’inquiétude sur mon compte. Toutes les petites découvertes que ces circonstances me firent faire sur les personnages dont j’étais entourée m’effarouchèrent et troublèrent les sentimens que je leur avais dévoués. Je commençai à sentir une sorte de mouvement dans le terrain qui me portait, et sur lequel j’avais marché jusqu’alors avec la confiance de l’inexpérience; je sentis que je venais de connaître un genre d’inquiétude qui, plus ou moins, ne me quitterait plus.
 
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On n’épargna rien à cette époque pour que tous les journaux réchauffassent les imaginations sur la descente; Il me serait impossible de dire si Bonaparte croyait encore réellement qu’elle fût praticable. Il en avait l’air du moins, et les frais que l’on fit pour
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construire les bateaux plats furent très considérables. Les injures entre les feuilles anglaises et le ''Moniteur'' continuaient toujours, de même que les défis. « On dit que les Français ont fait un désert du Hanovre et qu’ils se préparent à le quitter. » Voilà ce qu’on voyait dans le ''Times''; et aussitôt une note du ''Moniteur'' répondait : « Oui, quand vous quitterez Malte. »
 
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Je reviens à l’hiver de 1804. Cet hiver se passa, comme le précédent, en fêtes et en bals pour la cour et la ville; et, en même temps, en continuation de l’organisation de lois nouvelles qui furent présentées à la nouvelle session du corps législatif. Cette année, Mme Baciocchi, qui avait un penchant très décidé pour M. de Fontanes, parla si souvent de lui à son frère, que ses discours, joints à l’opinion qu’il avait de cet académicien, le déterminèrent à le nommer président du corps législatif. Ce choix parut singulier à quelques personnes; mais au fait, pour ce qu’à l’avenir Bonaparte voulait faire du corps législatif, il n’avait guère besoin de lui donner un autre président qu’un homme de lettres. Celui-là a montré toujours un art noble et distingué, quand il a fallu haranguer l’empereur dans les circonstances les plus délicates. Son caractère a peu de force, mais son talent lui en donne beaucoup, quand il est obligé de parler en public ; son bon goût lui inspire alors une véritable élévation. Peut-être était-ce un inconvénient, car rien n’est si dangereux pour les souverains que de voir le talent revêtir les abus de leur autorité des
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couleurs de l’éloquence, lorsqu’il s’agit de les présenter aux nations; et surtout cela est d’un grand danger en France, où l’on rend un culte si dévoué aux formes. Combien de fois n’est-il pas arrivé que les Parisiens, dans le secret de la comédie que le gouvernement jouait devant eux, se sont prêtés de bonne grâce à s’en montrer dupes, seulement parce que les acteurs rendaient justice à la délicatesse de leur goût, qui exigeait que chacun jouât le mieux possible le rôle dont il était chargé !
 
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Un certain monde, qui tenait d’assez près aux affaires, commençait à parler du besoin que la France avait d’une hérédité dans le pouvoir qui la gouvernait. Quelques courtisans politiques, des révolutionnaires de bonne foi, des gens qui voyaient tout le repos de la France dans la dépendance d’une seule vie, s’entendaient sur l’instabilité du consulat. Peu à peu toutes les idées s’étaient rapprochées de la royauté, et cette marche aurait eu des avantages, si l’on eût pu s’entendre pour obtenir une royauté modérée par les lois. Les révolutions ont ce grave inconvénient de partager l’opinion publique en des nuances infinies qui sont toutes modifiées par le froissement que chacun a éprouvé dans les circonstances particulières. C’est toujours là ce qui favorise les entreprises que tente le despotisme, qui arrive après elles. Pour contenir le pouvoir de Bonaparte, il eût fallu oser prononcer le mot de liberté, mais, comme peu d’années avant il n’avait été tracé d’un bout de la France à l’autre que pour servir d’égide à l’esclavage le plus sanglant,
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personne n’osait surmonter la funeste impression, mal raisonnée pourtant, qu’il donnait.
 
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Quand un souverain, quelque titre qu’il ait, transige avec l’un ou l’autre des partis exagérés qu’enfantent les troubles civils, on peut toujours parier qu’il a des intentions hostiles contre les droits des citoyens qui se sont confiés à lui. Bonaparte, voulant affermir son plan despotique, se trouva donc forcé de transiger avec ces redoutables jacobins, et malheureusement il est des gens qui ne trouvent de garantie suffisante que dans le crime. On ne les rassure qu’en se chargeant de quelques-unes de leurs iniquités ! Ce calcul est entré pour beaucoup dans l’arrêt de mort du duc d’Enghien, et je demeure convaincue que tout ce qui a été fait à cette époque n’a dépendu d’aucun sentiment violent, d’aucune vengeance aveugle, mais seulement a été le résultat d’une politique toute machiavélique qui voulait aplanir sa route à quelque prix que ce fût. Ce n’est pas non plus pour la satisfaction d’une vanité aveugle que Bonaparte aspirait à changer son titre consulaire en celui d’empereur. Il ne faut pas croire que toujours ses passions l’entraînassent aveuglément; il n’ignorait pas l’art de les soumettre à l’analyse de ses calculs, et si par la suite il s’est abandonné davantage, c’est que le succès et la flatterie l’ont peu à peu enivré. Cette comédie de république et d’égalité qu’il lui fallait jouer, tant qu’il est demeuré premier consul, l’ennuyait, et ne trompait au fond que ceux qui voulaient bien être trompés. Elle rappelait ces simagrées des temps de l’ancienne Rome, où les empereurs se faisaient de temps en temps réélire par le sénat. J’ai vu des gens qui, se parant comme d’un vêtement d’un certain amour de la liberté et n’en faisant pas moins une cour assidue à Bonaparte premier consul, ont prétendu qu’ils lui avaient ôté leur estime dès qu’il s’était donné le titre d’empereur. Je n’ai jamais trop compris leurs motifs. Comment l’autorité qu’il exerça, presque dès son entrée dans le gouvernement, De les éclaira-t-elle pas? Ne pourrait-on pas dire au contraire qu’il y
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avait de la bonne foi à se donner le titre d’un pouvoir qu’on exerçait réellement?
 
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Fouché a nié d’avoir conseillé le meurtre du duc d’Enghien. A
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moins d’une certitude complète, je ne vois jamais de raison pour faire peser l’accusation d’un crime sur qui s’en défend positivement. D’ailleurs Fouché, qui avait la vue longue, prévoyait facilement que ce crime ne donnerait au parti que Bonaparte voulait gagner qu’une garantie très passagère; il le connaissait trop bien pour craindre qu’il songeât à replacer le roi sur un trône qu’il pouvait occuper lui-même, et l’on comprend bien qu’avec les données qu’il avait, il ait dit que ce meurtre n’était qu’une faute.
 
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Peu de jours après le premier retour du roi, le duc de Rovigo se présenta chez moi un matin <ref> Le duc de Rovigo savait à quel point, mon mari et moi, nous étions liés avec M. de Talleyrand, et il désirait que dans ce moment, s’il était possible, je le servisse auprès de lui.</ref>. Il cherchait alors à se justifier des accusations qui pesaient sur sa tête. Il me parla de la mort du duc d’Enghien. « L’empereur et moi, me dit-il, nous avons été trompés dans cette occasion. L’un des agens subalternes de la conspiration de Georges avait été gagné par ma police; il nous vint déclarer que dans une nuit où les conjurés étaient rassemblés,
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on leur avait annoncé l’arrivée secrète d’un chef important qu’on ne pouvait encore nommer ; et qu’en effet, quelques nuits après, il était survenu parmi eux un personnage auquel les autres donnaient de grandes marques de respect. Cet espion le désignait de manière à faire croire que cet individu inconnu devait être un prince de la maison de Bourbon. Dans le même temps, le duc d’Enghien s’était établi à Ettenheim pour y attendre sans doute le succès de la conspiration. Les agens écrivirent qu’il lui arrivait quelquefois de disparaître pour plusieurs jours; nous conclûmes que c’était pour venir à Paris, et son arrestation fut résolue. Depuis, lorsqu’on a confronté l’espion avec les coupables arrêtés, il a reconnu Pichegru pour le personnage important désigné, et lorsque j’en rendis compte à Bonaparte, il s’écria en frappant du pied : « Ah! le malheureux ! qu’est-ce qu’il m’a fait faire ? »
 
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Au reste, ce n’est point pour justifier Bonaparte que je présente mes doutes. Quel que fût le caractère de Moreau, sa gloire existait réellement, il fallait la respecter, il fallait excuser un ancien compagnon d’armes mécontent et aigri, et le raccommodement n’eût-il même été que la suite de ce calcul politique que Bonaparte voulait
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voir dans l’Auguste de Corneille, il eût encore été ce qu’il y avait de mieux à faire. Mais Bonaparte eut, je n’en doute pas, la conviction de ce qu’il appelait la trahison morale de Moreau. Il crut que cela suffisait aux lois et à la justice, parce qu’il se refusait à voir la vraie face des choses qui le gênaient. On l’assura légèrement que les preuves ne manquaient pas pour légitimer la condamnation. Il se trouva engagé; plus tard il ne voulut voir gue de l’esprit de parti dans l’équité des tribunaux, et d’ailleurs il sentit que ce qui pouvait lui arriver de plus fâcheux, c’était que cet intéressant accusé fût déclaré innocent. Et lui, une fois sur le point d’être compromis, ne pouvait plus être arrêté sur rien ; de là mille circonstances déplorables de ce fameux procès.
 
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En parlant ainsi, Bonaparte s’était levé, et se rapprochant de sa femme il lui prit le menton, et lui faisant lever la tête : « Tout le monde, dit-il encore, n’a pas une bonne femme comme, moi ! Tu pleures, Joséphine, eh ! pourquoi? as-tu peur? — Non, mais je n’aime pas ce que l’on va dire. — Que veux-tu y faire?.. » Puis se retournant vers moi : « Je n’ai nulle haine, nul désir de vengeance, j’ai fort réfléchi avant d’envoyer arrêter Moreau ; je pouvais fermer les
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yeux, lui donner le temps de fuir ; mais on aurait dit que je n’avais pas osé le mettre en jugement. J’ai de quoi le convaincre; il est coupable, je suis le gouvernement ; tout ceci doit se passer simplement. »
 
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Le 29 février on découvrit la retraite de Pichegru, et il fut arrêté, après s’être défendu vaillamment contre les gendarmes. Cet événement ralentit les défiances, mais l’intérêt général se portait toujours sur Moreau. Sa femme donnait à sa douleur une attitude un
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peu théâtrale, qui avait de l’effet. Cependant Bonaparte, ignorant les formes de la justice, les trouvait bien plus lentes qu’il ne l’avait d’abord pensé. Dans le premier moment, le grand juge s’était engagé trop légèrement à rendre la procédure courte et claire, et cependant on n’arrivait guère à avérer que ce fait : que Moreau avait entretenu secrètement Pichegru, qu’il avait reçu ses confidences, mais qu’il ne s’était engagé positivement sur rien. Ce n’était point assez pour entraîner une condamnation qui commençait à devenir nécessaire; enfin, malgré ce grand nom qui se trouve mêlé à toute cette affaire, George Cadoudal a toujours conservé dans l’opinion et aux débats l’attitude du véritable chef de la conjuration.
 
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La colère de Bonaparte croissait d’autant plus que, de moment
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en moment, il se sentait comme à faux. Il avait cru dominer l’opinion, et elle lui échappait; il s’était dans le début, j’en suis certaine, dominé lui-même, on ne lui en savait nul gré; il s’en indignait, et peut-être jurait intérieurement qu’on ne l’y rattraperait plus. Ce qui semblera peut-être singulier à ceux qui n’ont pas appris à quel point l’habit d’uniforme éteint chez ceux qui le portent l’exercice de la pensée, c’est que l’armée, dans cette occasion, ne donna pas la plus légère inquiétude. Les militaires font tout par consigne et s’abstiennent des impressions qui ne leur sont point commandées. Un bien petit nombre d’officiers se rappela alors avoir servi et vaincu sous Moreau, et la bourgeoisie fut bien plus agitée que toute autre classe de la nation.