« Les Théories politiques en Allemagne » : différence entre les versions

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: ''Théorie générale de l’état'', par M. Bluntschli, professeur à l’université de Heidelberg, correspondant de l’Institut de France, traduite en français par M. de Riedmatton <ref> Cet ouvrage a déjà été ici même l’objet d’une étude de M. Fouillée, au point de vue d’une question spéciale : celle du contrat social (''Revue'' du 15 avril). Nous nous proposons d’en faire connaître et d’en discuter les principales théories.</ref>.
 
Les théories politiques n’ont jamais eu un caractère purement spéculatif. Alors même qu’elles ont pour objet la république idéale de Platon, l’Utopie de Thomas Morus ou la Salente de Fénelon, elles sont suscitées par le sentiment plus ou moins légitime, mais toujours très vif, des abus du temps présent et des réformes destinées à y remédier. Depuis que le grand mouvement de la fin du dernier siècle et les révolutions successives auxquelles il a donné le branle, en France et en Europe, ont tout remué sans rien asseoir définitivement, dans la constitution des états et dans la condition des peuples, il est plus que jamais impossible de dégager entièrement la philosophie politique des préoccupations et des passions de la politique militante. Kant lui-même ne l’a pas fait, lorsqu’il publia en 1796 ses ''Elémens métaphysiques de la doctrine du droit'', où, sous la rigueur des déductions et l’appareil des formules, on sent partout vivant l’esprit de Rousseau et de la révolution française. Tous les problèmes que la révolution a soulevés : le principe de la souveraineté, la forme du gouvernement, les limites de la puissance publique, remplissent depuis quatre-vingts ans les livres et les cours des philosophes, avec la même diversité de solutions,
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et trop souvent les mêmes entraînemens de l’esprit de parti que dans les discussions de la presse et des assemblées politiques.
 
D’autres problèmes non moins brûlans se sont posés depuis 1789 et ont troublé la froide raison des philosophes aussi bien que la conscience et le jugement des hommes d’état. La révolution française, dans ses doctrines comme dans ses actes, était cosmopolite. Elle se donnait pour but, non l’émancipation d’un peuple, mais celle du genre humain. Elle suivait en cela non-seulement l’esprit logique et ''classique'' des Français, comme le croit M. Taine, mais l’esprit général du XVIIIe siècle dans toute l’Europe. C’était l’esprit de Kant, de Herder, de Gœthe, de Schiller, comme de Voltaire et de Rousseau; c’était aussi l’esprit de Locke et de tous les publicistes anglais, jusqu’au cri d’alarme poussé par Burke. Des tendances contraires ne prirent crédit que par réaction contre la révolution. Quand sa propagande cessa d’être pacifique et se fit guerrière et conquérante, elle se heurta partout au sentiment national subitement éveillé et revendiquant ses droits méconnus. Conservateur à l’origine, ce sentiment devint bientôt révolutionnaire à son tour. Il fit naître ces questions de nationalités et de races qui tiennent autant de place dans la politique et dans la philosophie politique de notre siècle qu’en tenaient au siècle passé les rêveries cosmopolites et humanitaires. Il a suscité également ces théories ambitieuses qui, au nom d’une formule métaphysique ou en vertu des lois de l’histoire, réclament pour une nation privilégiée la suprématie universelle. L’esprit cosmopolite de la révolution se retrouvait encore et s’affirmait naïvement dans les conquêtes napoléoniennes : les Français croyaient rencontrer partout des frères opprimés, prêts à saluer leur drapeau et à accepter leurs lois comme une délivrance et comme un honneur. L’exaltation de l’esprit national inspiré seule aujourd’hui l’ambition allemande : elle ne voit autour d’elle que des races inférieures ou en décadence. Rien n’atteste mieux ces nouvelles tendances que l’opposition des doctrines politiques de Kant et de Hegel : le premier ne considérant dans l’état social que le libre développement de la nature humaine, assuré à l’intérieur par l’action purement protectrice du gouvernement et des lois, et à l’extérieur par les garanties internationales de la paix universelle; le second glorifiant l’omnipotence de l’état, célébrant les bienfaits de la guerre et se faisant le prophète d’un nouvel empire germanique <ref> Voir notre étude sur la ''Philosophie politique de Hegel'', dans la ''Revue'' du 1er janvier 1871. — Ce nouvel esprit de la philosophie allemande a été très bien compris par M. Fouillée (''l’Idée moderne du droit; le droit, la force et le génie'', d’après les écoles allemandes contemporaines, ‘ Revue du 1er juin 1874) ; mais nous ne sommes pas de son avis quand il prétend retrouver le même esprit dans Kant lui-même.</ref>. Les formules absolues de Hegel
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sont très décriées aujourd’hui, même en Allemagne; mais les idées dont elles sont l’expression sont loin d’être abandonnées, et, dans en chercher l’application dans la politique de M. de Bismarck, nous les rencontrons, plus ou moins adoucies, dans presque toutes les théories politiques qu’a enfantées la philosophie allemande depuis soixante ans. Elles ne sont pas étrangères à celle qu’a édifiée dans ces dernières années l’un des plus sages comme des plus illustres parmi les jurisconsultes et les écrivains politiques de l’Allemagne contemporaine, M. Bluntschli.
 
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La ''Théorie générale de l’état'', de M. Bluntschli, vient d’être traduite en français par M. de Riedmalten. La traduction a obtenu en 1878 une des médailles de l’Académie française, et de justes éloges ont été accordés à l’œuvre originale au nom de la docte compagnie. Ces éloges auraient gagné toutefois à être accompagnés de certaines réserves. D’aucun ouvrage de ce genre, en Allemagne non plus qu’en France, on ne peut dire sans restriction qu’il « se fait remarquer par des jugemens qui sont des arrêts sur les hommes et sur les choses. » M. Bluntschli, je le veux bien, est le plus impartial des publicistes et le plus modéré des Allemands; mais, comme tous les publicistes, il a son parti pris sur plus d’une question, et, comme tous les Allemands de nos jours, il a une forte dose de vanité nationale. On s’est souvent moqué de certains écrivains français pour qui l’histoire semble dater de 1789 : que dire d’un des représentans les plus autorisés de la pensée allemande qui fait gravement et en propres termes commencer l’histoire moderne en 1740, parce que l’année 1740 a vu l’avènement de Frédéric II de Prusse? Ce n’est là qu’une prétention assez puérile ; sur bien d’autres points plus sérieux, les théories de M. Bluntschli appellent la controverse. Elles n’en sont que plus dignes d’étude. Dans de telles matières, nous ne cherchons pas des ''arrêts'', ou du moins nous nous constituons toujours en tribunal d’appel. Un livre est bon quand il est suggestif, comme disent les Anglais, quand les questions y sont envisagées sous toutes leurs faces et, sans ébranler nos convictions, les éclairent, les mûrissent et les complètent en leur ouvrant de nouveaux aperçus et en provoquant partout la réflexion et l’examen. Le substantiel traité qu’a traduit M. de Riedmatten a au plus haut point ce mérite. Ce n’est que le premier volume et proprement l’introduction d’un grand ouvrage embrassant toute la science politique; mais toutes les principales questions de cette science y sont déjà élucidées par un esprit supérieur, profondément versé dans toutes les connaissances historiques, philosophiques et juridiques
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dont le concours est nécessaire pour les résoudre, et joignant au respect éclairé du passé le sentiment très net des besoins du pressent. Or nulle science n’offre un intérêt plus direct et plus pratique pour tous les états, et il n’en faut excepter aucun dans toute l’Europe, qui traversent depuis près d’un siècle une grande crise politique et sociale. Il est bon d’ailleurs que, pour cette science, chaque nation cherche des lumières chez les nations étrangères : si nous ne trouvons pas au dehors moins de préjugés et de passions que parmi nous, nous y trouverons du moins des passions et des préjugés autres que les nôtres et moins propres à nous égarer. Les Français, particulièrement, ont tout à gagner à connaître sur ces questions la pensée allemande. L’Allemagne joue, depuis quelques années, un si grand rôle, et ce rôle nous touche de si près, elle est de plus tellement accoutumée à chercher dans ses conceptions spéculatives le mobile et la justification de tous ses actes, qu’il ne nous est pas plus permis de rester indifférens à ses théories politiques qu’à sa politique elle-même.
 
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La méthode historique ne doit donc pas se séparer de la méthode philosophique; mais, si les conditions de la première se conçoivent aisément, il en est autrement de celles de la seconde, qui varie suivant les philosophes. M. Bluntschli ne nous a pas exposé sa méthode philosophique, et l’idée qu’il s’en fait ne ressort pas clairement de ses théories. Il fait profession de s’appuyer surtout sur la connaissance de l’âme humaine; mais sa psychologie est assez vague, et elle tient d’ailleurs peu de place dans le; développement de sa doctrine. Il fait appel aux notions morales, aux idées de droit et de devoir ; mais là encore il s’en tient à des généralités sans
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précision. Il pose parfois des formules absolues, comme si elles lui étaient révélées par une intuition rationnelle, et il semble ainsi emprunter les procédés des grands métaphysiciens de l’âge antérieur; mais il n’est ni leur disciple ni leur émule, et ses formules ne s’enchaînent par aucun lien systématique. Sa philosophie n’est au fond qu’une philosophie de sens commun, très sage en général et très circonspecte, mais sans principes assurés et sans vues profondes, et, comme le sens commun lui-même, mal préparée à se défendre contre certains courans d’opinion qui prennent aisément l’apparence de vérités universelles. Une telle philosophie n’est ni une doctrine ni une méthode; elle n’est que l’élévation naturelle d’un bon esprit; mais cette élévation même est un don précieux et qui peut porter d’heureux fruits quand il s’allie, comme chez M. Bluntschli, aux connaissances les plus étendues et les plus solides.
 
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Il faut réduire à ses justes bornes cette périlleuse analogie. L’unité de l’état est une unité toute morale ; elle n’offre rien qui ressemble véritablement à l’unité matérielle d’un corps organisé. Elle ne s’en rapprocherait qu’à la condition de faire du corps
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lui-même, comme dans certaines théories récentes, une société d’individus, et l’analogie serait encore bien éloignée. Dans son unité morale elle-même, l’état est loin d’avoir la personnalité propre de l’âme humaine. Il constitue une personne en fait et en droit, mais c’est toujours une personne collective, qui représente les intérêts communs de plusieurs milliers et souvent de plusieurs millions de personnes distinctes, et qui est représentée elle-même dans tous ses actes par une ou plusieurs personnes, dont la pensée et la volonté propres ne s’effacent jamais entièrement pour exprimer uniquement la pensée et la volonté nationales. Voilà ce qu’on ne doit jamais oublier quand on transporte dans l’organisme social quelques-unes des conditions de l’organisme individuel. M. Bluntschli ne l’oublie pas en général dans le développement de sa théorie; il sait faire une très large part à la liberté humaine et aux droits des individus; mais quand il veut faire œuvre de pur philosophe, quand il pose des principes et trace des formules, il se laisse souvent égarer par de subtiles et trompeuses analogies.
 
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Après avoir exagéré l’analogie de l’organisme social et de l’organisme individuel, M. Bluntschli la méconnaît quand il préconise comme l’idéal suprême de l’état la chimère de l’état universel. Le propre de tout organisme est d’être limité dans l’espace qu’il occupe, dans la durée qu’il embrasse, dans les élémens dont il se compose. L’organisme social n’échappe pas à cette loi. Il suppose partout, comme le dit très bien M. Bluntschli lui-même, « une relation permanente entre une nation et un territoire donnés. » Or une nation n’est pas l’humanité; un territoire n’est pas la surface entière du globe. Ce faux idéal de l’état universel a suscité dans tous les temps des ambitions démesurées; il hante peut-être aujourd’hui les imaginations allemandes. Si l’Allemagne se laisse entraîner à le poursuivre, elle pourra ajouter de nouvelles pages à l’histoire des conquêtes, mais elle en ajoutera aussi de nouvelles à l’histoire de la grandeur éphémère et de la chute rapide des trop vastes empires. L’idéal, pour chaque espèce d’être, est déterminé par sa nature; il
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n’en est que l’expression la plus parfaite. L’idéal social ne doit aussi qu’exprimer fidèlement et complètement les conditions naturelles de toute société constituée. Il est le plus haut degré d’unité morale, de liberté civile et politique, de culture et de bien-être auquel puisse s’élever une nation sur le territoire le mieux approprié à son développement. Tous ces biens sont compromis dans la poursuite de cet autre idéal qui a pour objet l’accroissement indéfini du territoire et de la population d’un état. Les grands empires historiques n’ont eu que le nom d’empires du monde, et dans les limites plus ou moins reculées où leur vanité se plaisait à voir les bornes mêmes de la terre, ils n’ont jamais été qu’un amalgame de peuples, en dehors de toutes les conditions d’un véritable état. Ce n’étaient là, nous dit M. Bluntschli, que des essais prématurés et par là destinés à un échec inévitable. L’état universel ne deviendra possible que lorsque l’humanité tout entière, ayant acquis la pleine conscience d’elle-même, pourra recevoir une organisation commune. Il sera « l’humanité organisée, » en possession de toutes les garanties qui peuvent lui assurer dans son ensemble tous les biens que poursuit chaque état particulier. « C’est dans l’empire universel que nous trouverons l’état-type et le respect assuré du droit des gens dans sa forme la plus haute. Les états particuliers sont à l’empire universel ce que les peuples sont à l’humanité : membres du grand empire, ils trouveront en lui leur achèvement et leur satisfaction comme les membres dans le corps. L’empire universel ne veut pas opprimer, mais protéger la paix des états et la liberté des peuples. » Ce sont là de beaux rêves, mais ce ne sont que des rêves, inoffensifs si on les renvoie à un avenir indéfiniment éloigné, très dangereux si on cherche dès à présent à en préparer la réalisation. De telles chimères n’appartiennent pas à la science, et la philosophie, comme l’histoire, ne doit s’y arrêter que pour en montrer la vanité et le péril.
 
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« L’état antique ne reconnaît point encore les droits personnels de l’homme, ni par suite les droits personnels de liberté. Dans l’état antique, la moitié au moins de la population est esclave, la plus faible partie libre., — L’état moderne reconnaît à tous les droits
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de l’homme; il a partout supprimé l’esclavage comme une injustice et même sous la forme plus douce du servage et de la sujétion héréditaire.
 
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« L’état féodal repose sur la communauté de la croyance ; il demande l’unité de la foi. Les incrédules et les hérétiques n’ont aucun droit public. On les poursuit, on les extermine; tout au plus les tolère-t-on... L’église dirige l’éducation de la jeunesse et étend son autorité sur là science elle-même. — L’état moderne ne considère pas la religion comme une condition du droit. Le droit privé et le droit public sont pour lui indépendans de la foi... L’église n’a plus que l’éducation religieuse. L’école est l’école de l’état. La science est affranchie de l’autorité religieuse, et l’état protège sa liberté.
 
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« (Dans l’état féodal), le droit public et le droit privé sont partout mêlés. La souveraineté territoriale est assimilée à une propriété privée, le pouvoir du prince à un bien de famille... La représentation est fondée sur les ordres. Les ordres aristocratiques, clergé et noblesse, dominent. Le droit est différent dans chaque ordre. — (Dans l’état moderne), le droit public est distingué du droit privé; au droit public se lie le devoir public... La représentation de la nation est une. Les grandes classes populaires l’emportent; le fondement est démocratique; la qualité de citoyen appartient à tous également...
 
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Tout état suppose une nation soumise à une même autorité sur un même territoire. Une nation dispersée sur différens territoires, des nations différentes juxtaposées sur un même territoire ne formeraient pas un état. Les Juifs, depuis leur dispersion, ont cessé d’être un état, sans cesser d’être une nation, jusqu’au moment où ils se sont confondus, par l’égalité des droits, avec les autres membres des nations et des états modernes, et n’ont plus gardé que le caractère d’une société religieuse. Nul territoire n’est mieux approprié à l’unité d’un état que la péninsule italienne, et cependant il a
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fallu la lente formation d’une nation italienne pour qu’il pût s’y constituer de nos jours un état unique.
 
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Il semble d’après cela que M. Bluntschli soit un partisan de ce qu’on appelle la ''souveraineté nationale''. Il répugne cependant à employer cette expression ; il craint qu’on ne la confonde avec celle de ''souveraineté du peuple''. La distinction qu’il a lui-même établie entre la nation et le peuple suffirait pour prévenir cette confusion. L’usage seul d’ailleurs reconnaît très bien la différence des deux expressions et des théories politiques auxquelles elles se rapportent. La souveraineté du peuple appartient à la théorie du contrat social ; elle ne se réalise que dans un gouvernement démocratique. La souveraineté nationale est une conception plus large dans son
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principe et dans son application ; elle repose soie L’idée même d’une; nation, considérée non comme un assemblage d’individus , mais comme un tout vivant; elle se prête aux manifestations les plus diverses, sous toutes les formes de gouvernement. Le peuple est souverain quand il fait ou défait son gouvernement à la pluralité des suffrages; la nation est souveraine quand elle s’incarne dans son gouvernement, quand elle vit de sa vie, quand elle se développe sans entraves sous sa direction et sous ses lois. La souveraineté du peuple n’est quelquefois qu’une apparence, car elle peut subir la carte forcée ; sous une forme plus voilée, la souveraineté nationale trouve plus sûrement sa réalisation. La nation anglaise se sent plus véritablement souveraine sous sa constitution plusieurs fois séculaire, qu’elle modifie insensiblement à son image, que si elle s’était donné, par une série de plébiscites, des constitutions fabriquées de toutes pièces. Macaulay remarque que le despotisme brutal d’Henri VIII et d’Elisabeth blessait moins l’attachement des Anglais à leurs libertés traditionnelles que ne fit quelques années plus tard le gouvernement des Stuarts, plus respectueux en apparence des formes parlementaires, parce que le premier s’appuyait sur le sentiment national, tandis que le second ne cherchait qu’à lui faire violence. Non pas que les institutions libérales ou démocratiques soient indifférentes. L’exercice du droit de suffrage sera toujours le moyen le plus sûr de connaître la volonté nationale, et le suffrage universel, quand il est éclairé et libre, en est l’expression la plus parfaite. Les institutions qui appellent le peuple entier à faire acte de souveraineté par lui-même ou par ses représentans sont très légitimes, et il n’en est pas de plus désirables quand elles sont appropriées aux mœurs et à l’état social d’une nation. L’erreur est d’en faire le principe général de tout gouvernement et d’y voir la forme adéquate et nécessaire de la souveraineté nationale. Ces institutions ne sont que l’idéal auquel tendent tous les états modernes. M. Bluntschli le reconnaît lui-même, et il est d’accord en cela avec l’éloquent philosophe qui a défendu contre lui et contre la plupart des publicistes contemporains la théorie du contrat social, car M. Fouillée place le contrat, non pas à l’origine, mais au terme de l’évolution des états vers un idéal d’entière liberté et de pure démocratie.
 
M. Bluntschli accepterait l’expression de souveraineté nationale pourvu que l’on ne considérât la nation que comme « l’ensemble politiquement organisé, où la tête occupe le premier rang, où chaque membre a sa place naturelle et sa fonction. » En d’autres termes, une nation organisée en monarchie ne serait souveraine qu’avec son prince et sous l’autorité de son prince. Il est difficile de concilier cette restriction avec le « droit naturel » qu’a toute nation, d’après
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M. Bluntschli, « de modifier opportunément sa constitution. » Il n’entend pas sans doute qu’une constitution monarchique ne puisse jamais se modifier que dans un sens monarchique, sur l’initiative du prince lui-même, car il admet la légitimité des révolutions dans certains cas exceptionnels, mais toujours possibles, « lorsque les voies de la réforme sont absolument fermées. » Alors, dit-il, « la révolution se justifie par la nécessité du développement indispensable et du salut de la nation, » et il cite l’opinion de Niebuhr, « homme d’état si conservateur que la révolution de 1830 lui brisait le cœur : » — « Celui qui nie l’axiome : ''nécessité fait loi (Noth kennt kein gebot''), autorise toutes les horreurs. Lorsqu’un peuple est foulé aux pieds et mutilé sans espoir d’amélioration, lorsque le tyran méconnaît tous les droits et ne respecte pas même l’honneur des femmes, comme les Turcs à l’égard des Grecs, il y a nécessité impérieuse, et la révolte est aussi légitime qu’un autre acte. Il faut être bien misérable pour le contester. »
 
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Une nation, dans la théorie de M. Bluntschli, n’existe en fait que lorsqu’elle possède une organisation politique ; elle peut exister en puissance lorsqu’un peuple est suffisamment préparé à recevoir une telle organisation ou lorsqu’il l’a perdue par un fait d’usurpation et de violence, C’est le « principe des nationalités. » M. Bluntschli ne
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recule devant aucune des applications de ce principe. Il veut qu’une nationalité, après avoir cessé d’être une nation dans le sens précis et positif du mot, conserve certains droits, tels que le droit à sa langue, à sa littérature, à ses coutumes et à ses mœurs. Il veut aussi qu’une nationalité, lorsqu’elle se sent mûre pour une existence nationale qu’elle n’a jamais possédée, puisse la revendiquer en brisant les liens légaux dans lesquels elle est emprisonnée. C’est ainsi que se sont formés de nos jours la monarchie italienne et l’empire allemand, et si ces créations, sans titres authentiques dans le passé, ont violé le droit positif, M. Bluntschli n’hésite pas à les justifier au nom du droit naturel :
 
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C’est déjà beaucoup trop. Même ainsi restreint, ce « droit naturel » qu’aurait un état « d’attirer à lui les fractions nationales indispensables à son corps » est une menace perpétuelle pour tous les états, une atteinte à l’autorité de tous les traités. Ici, comme pour les révolutions intérieures, M. Bluntschli ne sort pas du prétendu droit de nécessité. Il faut autre chose pour justifier les annexions et les conquêtes, si elles sont jamais justifiables. Une guerre injuste peut
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avoir des conséquences heureuses pour la formation des nations, mais elle ne cesse pas d’être injuste, et les conquêtes qui la couronnent ne cessent pas d’être des actes de violence parce qu’un état y trouve les conditions les plus favorables pour son développement national. « Le droit des gens encore imparfait, dit M. Bluntschli, n’a point établi de tribunal humain pour juger si un peuple est ou non capable de devenir une nationale tribunal de Dieu prononce seul, et ses arrêts sont l’histoire du monde. » Les arrêts de l’histoire, pour les faits de guerre et de conquête comme pour les faits de révolution, doivent garder un caractère moral; ils ne peuvent sans impiété être attribués au tribunal de Dieu que s’ils sont approuvés au tribunal de la conscience. L’idée de nationalité est une idée éminemment respectable et qui se recommande à toute la sollicitude des hommes d’état; mais elle n’a pas par elle-même la valeur d’un principe de droit. Elle n’est qu’un principe tout moral de bonne politique, et M. Bluntschli en comprenait bien le véritable caractère quand il commandait de respecter, chez un peuple dépossédé de ses droits nationaux, la langue, la littérature, les mœurs nationales; mais la violation de ce précepte ne suffirait pas pour justifier un soulèvement et surtout pour autoriser l’intervention armée d’un état étranger. Il faut des griefs positifs et non l’idée vague de nationalité pour rendre légitimes ces changemens territoriaux qui, à la suite de révoltes ou de guerres, donnent naissance à des nations nouvelles ou font revivre des nations déchues.
 
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L’idée de la société, comme celle de la nation, s’est dégagée de l’idée pure de l’état dans la conception moderne du droit public. M. Bluntschli fait honneur de cette idée à la philosophie allemande : je crois qu’elle a été surtout mise en lumière par l’école libérale
française et qu’elle doit plus aux Royer-Collard, aux Tocqueville et aux Laboulaye qu’à aucun métaphysicien d’outre-Rhin. Quoi qu’il en soit, nulle idée n’appelle à un plus haut degré l’attention du philosophe politique, car elle est la mesure des devoirs généraux de l’état et des limites dans lesquelles doit se renfermer son action. L’état n’existe que pour la société, et ne doit intervenir que là où la société ne se suffit pas à elle-même. Que si la société se confond avec l’état, c’est le pur despotisme monarchique pu démocratique. Si elle s’oppose à l’état, sans que l’un et l’autre aient une claire conscience de leurs droits respectifs, l’anarchie se mêle au despotisme. Telle était la condition des peuples du moyen âge, avec les guerres privées, la rivalité du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel et tous
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les abus du système féodal. L’idéal moderne n’est que la distinction bien entendue et l’accord constant de ces deux grandes forces, l’une purement morale, l’autre à la fois morale et matérielle : la société et l’état. Il est regrettable que M. Bluntschli n’ait fait qu’indiquer l’idée de la société. Il lui consacre à peine deux pages, et il ne paraît pas même l’avoir bien comprise. La société est pour lui « une union accidentelle d’individus, une liaison changeante de personnes privées dans les limites de l’état. » La société est beaucoup plus et beaucoup mieux que cela. Elle est le fonds commun des besoins, des intérêts, des idées qui servent de lien moral entre les individus vivant sous une même autorité et sous les mêmes lois. Elle embrasse tout le domaine du droit naturel, de la civilisation, de la religion, des mœurs, des modes elles-mêmes. Elle est sujette à des variations incessantes; mais là même où elle paraît le plus mobile, elle s’appuie sur des croyances, sur des traditions, sur des façons persistantes de sentir et de penser que n’entament jamais complètement les plus grandes révolutions politiques ou morales.
 
L’idée de la société, plus approfondie et mieux comprise, peut seule éclairer une théorie qui tient une assez grande place dans le livre de M. Bluntschli : celle de l’aristocratie. L’auteur distingue trois phases dans l’évolution des institutions aristocratiques : les ''castes'', les ''ordres'' et les ''classes''. Les ordres sont un progrès sur les castes, car ils ne reposent pas exclusivement sur la naissance, ils ne sont pas condamnés à l’immobilité ; mais, une fois organisés, ils représentent des intérêts absolument séparés; ils rompent l’unité politique et sociale de la nation. Les classes appartiennent à une civilisation plus avancée; elles sont un groupement artificiel, et par là même intelligent, des intérêts collectifs dont un état bien constitué sait tenir compte et qui doivent se subordonner les uns aux autres, suivant leur degré d’importance, au sein de l’unité nationale. M. Bluntschli regrette que la distinction des classes tende à s’effacer dans les états modernes. Il voudrait lui rendre une nouvelle vie en Allemagne. Tel est aussi pour la France le vœu de son traducteur. Ce sont là des conceptions absolument chimériques. Quand une aristocratie politique a disparu, il n’est au pouvoir d’aucune constitution de la faire revivre. Une aristocratie est un fait social, antérieur à l’organisation de l’état. M. Bluntschli le reconnaît pour les castes et pour les ordres: il essaie en vain d’établir une loi différente pour les classes. Quelque forme que revête une aristocratie, elle a partout ses racines dans le passé le plus lointain des nations; le législateur, loin de la créer de toutes pièces, n’agit sur elle que pour essayer de restreindre la part prépondérante, souvent exclusive, qu’elle s’est faite dans la législation primitive. L’évolution politique des peuples n’est que la lutte des autres élémens sociaux contre
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cet élément prédominant à l’origine, et, s’il ne succombe pas entièrement dans cette lutte; il en sort toujours affaibli, il n’y puise jamais de nouvelles forces. Des aristocraties peuvent se former à la suite d’un bouleversement social, par le fait de l’invasion et de la conquête; il est sans exemple qu’elles soient nées du développement organique et des révolutions intérieures des nations.
 
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La distinction de la société et de l’état trouve encore sa place dans ces grandes questions politiques et sociales qui ont pour objet la famille, les religions, le domaine public et les propriétés privées. Nous ne ferons que résumer sur ces questions les remarques généralement très judicieuses de M. Bluntschli. La famille est un fait purement social. Elle n’est pas le type de l’état, elle n’est que celui d’une forme exceptionnelle de l’état : le patriarcat. En dehors de cette forme exceptionnelle, elle exerce cependant dans tout état une influence considérable et elle appelle partout l’intervention des pouvoirs publics, non pour la fonder ou la consacrer, mais pour la soustraire aux effets les plus dangereux de l’arbitraire individuel. De là les lois sur le mariage et l’institution du mariage civil. M. Bluntschli préférerait, pour le mariage, une célébration purement religieuse, « si le clergé n’en avait pas abusé pour entraver
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la liberté des mariages reconnue par l’état et pour rendre la législation civile trop dépendante des vues de l’église. » Le mariage civil est né, en effet, d’une réaction contre les empiétemens du clergé ; mais il puise sa légitimité dans les droits propres de l’état, qui doit respecter le mariage religieux comme toutes les formes de l’exercice des cultes, mais qui ne saurait y trouver l’équivalent absolu des engagemens civils dont il est le gardien. L’état doit maintenir sa pleine indépendance vis-à-vis des autorités religieuses; il doit également protéger, vis-à-vis des mêmes autorités, l’indépendance des individus ; il ne saurait donc, à aucun titre, subordonner à des actes religieux, qui ne relèvent que des consciences, aucun des liens de la vie privée et de la vie publique et particulièrement le plus important de tous, celui qui constitue la famille.
 
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Il s’est étendu davantage sur la question de la propriété. Comme la famille, comme la religion, comme tous les intérêts sociaux, la propriété se confond dans l’origine avec l’état et elle ne s’en
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dégage entièrement que dans la conception de l’état moderne. Souveraineté et propriété, territoire et domaine, furent longtemps considérés comme des idées identiques. Le système féodal aggrave cette confusion en la compliquant par l’enchevêtrement des liens de vasselage et de suzeraineté; mais, par là même, il prépare la distinction des deux idées en ne laissant place nulle part pour le plein exercice soit de la souveraineté, soit de la propriété. Aujourd’hui, pour les états civilisés, les cessions territoriales accomplies contre le gré des habitans sont le dernier vestige de l’ancienne confusion, et les protestations qu’elles soulèvent, les prétextes même que l’on invente pour en colorer l’odieux attestent combien elles répugnent aux idées modernes sur la souveraineté politique. Elles étaient déjà condamnées par Grotius dès les premières années du XVIIe siècle. Il demandait, au nom du droit naturel, « outre le consentement de l’état qui aliène, celui des habitans de la partie aliénée. » a La force des circonstances, dit avec une résignation trop facile M. Bluntschli, l’emportera souvent sur ce principe. »
 
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Le territoire national est la base matérielle de l’état. Le défendre contre toute invasion est le premier acte par lequel s’affirme la personnalité propre de l’état et l’union organique de ses membres. Comment les familles, les tribus, les peuplades réunies sur un même territoire ont-elles été conduites à le considérer comme leur bien commun, à éprouver pour lui le sentiment de la patrie et à s’y constituer sous la forme d’un état ? M. Bluntschli traite d’abord la question historiquement. Il passe en revue les causes générales qui, sur tous les points du globe, dans l’antiquité et dans les temps modernes, ont donné naissance aux états ou ont concouru à leur décadence et à leur chute. Ces causes sont tellement diverses et tellement complexes qu’elles se prêtent à peine à des classifications et qu’il est impossible de les réunir dans une théorie commune. Aussi ceux qui ont voulu édifier une telle théorie sur l’origine de l’état ont-ils eu recours, soit aux inductions préhistoriques, soit aux conceptions philosophiques. M. Bluntschli paraît ignorer cette science nouvelle e£encore si conjecturale qui cherche à reconstituer les plus anciennes sociétés humaines, comme la paléontologie reconstitue des espèces animales depuis longtemps disparues, d’après quelques débris épars à la surface ou enfoncés dans les entrailles de la terre. Il ne discute que les hypothèses des philosophes : l’état de nature, le droit divin, le droit du plus fort, le contrat social. Le vice commun de ces hypothèses est de concevoir l’état en dehors de tout principe moral, en dehors des
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devoirs et des droits dont il est la consécration et la garantie. Quand un état de pure nature, étranger à tout lien social, aurait été possible aux premiers âges de l’humanité, nulle puissance au monde n’aurait pu en faire sortir une société politique, même avec l’organisation la plus imparfaite et la plus grossière, si elle n’avait dû trouver dans la nature humaine, dans la conscience humaine, certains besoins moraux, certains sentimens, certaines idées plus ou moins claires où pût s’appuyer son autorité. En vain fait-on intervenir la volonté de Dieu, exprimée par ses ministres : le respect religieux est autre chose que la soumission politique; même sous la forme théocratique, la notion de l’état ne se confond jamais entièrement avec celle de l’église et, pour peu qu’elle commence à s’en dégager, elle suppose un autre principe qu’une révélation divine. L’évolution progressive des institutions politiques tend à séparer de plus en plus l’ordre spirituel et l’ordre temporel : elle exclut donc le droit divin comme principe de l’état. Elle exclut plus évidemment encore le droit du plus fort; car il n’y a pas proprement d’institutions, il n’y a pas même l’embryon d’une société politique, là où ne règne que la force, là où aucun droit n’est reconnu et protégé. L’idéal de l’état est l’accord le plus complet de la liberté de chacun avec la liberté de tous. Cet idéal pourrait-il se réaliser sous la forme d’un libre contrat entre tous les membres de la société pour l’établissement de toutes les lois et de tous les pouvoirs publics? Un tel contrat, arbitrairement conclu, alors même qu’il serait partout possible, ne saurait avoir la valeur morale des principes naturels sur lesquels doit reposer partout la puissance de l’état. S’il puise toute sa force en lui-même, c’est le lien le plus fragile, car il est à la merci de tous les entraînemens et de tous les caprices des volontés populaires; s’il suppose d’autres liens, qu’il est tenu de respecter et qui lui assurent à lui-même un respect universel et durable, ce n’est plus dans le contrat social, c’est dans ces liens mêmes que l’état trouve sa véritable origine.
 
Quelle est donc la base morale de l’état? C’est, suivant M. Bluntschli, d’accord avec Aristote, cet instinct, ce sentiment de sociabilité qui fait de l’homme un ''animal naturellement politique'', (grec). L’homme n’a besoin, pour former une société avec ses semblables, ni d’un commandement exprès de Dieu, ni d’une contrainte matérielle, ni d’un libre contrat. L’état social est pour l’humanité un besoin primitif et universel ; mais ce besoin n’explique pas, parmi les différentes sortes de sociétés qui lui donnent également satisfaction, comment prend naissance la société politique, celle qu’on appelle proprement l’état. M. Bluntschli complète donc sa théorie en ajoutant à l’instinct de sociabilité la conscience que l’état prend de lui-même. Tant que cette conscience ne s’est pas
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éveillée, il y a des sociétés plus où moins informes, reposant sur différentes bases, il n’y a pas encore de nations constituées, il n’y a pas d’états. Nous croyons cette théorie aussi vraie que profonde, mais il est nécessaire de la préciser plus que ne l’a fait son auteur. Le lien moral de la société politique est la réciprocité de certains devoirs et de certains droits entre les individus qui composent une même nation, le territoire qui forme leur patrie commune et les pouvoirs publics qui représentent et qui protègent leur union. La conscience de l’état n’est autre chose que la conscience de ces devoirs et de ces droits. Elle donne seule un caractère moral à l’autorité et à l’obéissance; seule elle marque les limites de l’une et de l’autre ; seule elle légitime, en lui assignant son véritable but, l’emploi de la force, et seule aussi elle rend possible le contrat social, en lui donnant une autre base que la pure et mobile volonté des contractans. C’est enfin cette conscience des droits et des devoirs de l’état qui seule imprime à sa puissance un caractère divin, en dehors de toute révélation positive et de toute institution théocratique, par le seul effet de cette tendance naturelle de l’humanité, qui associe partout au sentiment moral un certain sentiment religieux.
 
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La question du but et des limites de l’état est la question capitale de la politique moderne. L’état était tout dans les conceptions antiques : son premier devoir, dans les conceptions modernes, est de s’imposer des bornes en reconnaissant des droits qu’il n’a point créés, dont il ne lui appartient point de diriger, mais seulement de régler et de garantir l’exercice. Nul intérêt, si haut qu’il soit, ne saurait prévaloir contre ce devoir; mais il n’est pas le seul, comme le suppose la théorie de l’état de droit, et, après qu’il a été strictement observé, il laisse encore une sphère immense à l’action de l’état. La philosophie humanitaire et cosmopolite du XVIIIe siècle ne
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plaçait en face de l’état que des individus et des propriétés privées ; elle oubliait les intérêts généraux et permanens dont il est l’expression la plus complète et la plus sûre. Il représente l’unité d’une nation, l’unité d’une société, l’unité d’un territoire. Il est en même temps le gardien de tout ce qui peut assurer à cette nation, à cette société, à ce territoire, pris dans leur ensemble, le plus haut degré de prospérité matérielle, de culture intellectuelle et morale. En dehors d’un état fortement constitué, la nation la plus homogène, la société la plus éclairée et la plus brillante, le territoire le mieux situé et le plus fertile n’ont aucune consistance; ils sont à la merci de tous les accidens et de tous les coups de force. L’état a donc une valeur propre de l’ordre le plus élevé; il a le droit de se considérer tout ensemble comme un moyen au service des différens buts qui sont assignés à son action, et comme un but en lui-même et pour lui-même. «''Moyen et but'', » telle est la formule de l’état dans la théorie de M. Bluntschli ; telle est la conciliation qu’il prétend trouver entre les théories extrêmes et également exclusives qui placent soit dans l’état seul, soit dans les seuls individus la source et la plénitude de tous les droits.
 
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L’aristocratie et la démocratie elles-mêmes, telles que les entendent les états modernes, sont plutôt des principes que des formes de gouvernement. Dans les cités antiques, le pouvoir pouvait être exercé directement, soit par un seul, soit par plusieurs, soit par
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tous, suivant la division d’Aristote; mais nos grands états modernes ne comportent ni l’aristocratie, ni la démocratie pures; toutes les formes qu’ils peuvent revêtir se ramènent à deux : la monarchie et la république, et, sous ces deux formes, l’esprit qui domine dans leurs institutions et dans leur politique peut être également aristocratique ou démocratique, théocratique ou ''idéocratique''.
 
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Cette exclusion n’est pas une pure inconséquence ; elle se rattache à toute une théorie de la monarchie constitutionnelle. Esprit libéral, mais obsédé par certains préjugés allemands ou plutôt prussiens, M. Bluntschli a un goût très vif pour la monarchie constitutionnelle; mais il la conçoit plutôt sous la forme prussienne que sous la forme anglaise, avec la suprématie personnelle du monarque dans toutes les matières de législation et de gouvernement. C’est à
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Frédéric II de Prusse qu’il fait honneur des premiers essais d’une monarchie tempérée sur le continent. Le pouvoir royal, tel qu’il l’entend d’après le grand. Frédéric, doit subir, des restrictions et se soumettre à un contrôle; mais il n’est pas moins, le pouvoir suprême; «La monarchie constitutionnelle est vraiment une monarchie... L’autorité publique reçoit sa consécration la plus élevée, non dans une collection d’hommes, mais dans une individualité. Le monarque est, dans un sens éminent, la personne même de l’état. Dans les affaires publiques, la volonté de l’état doit s’élaborer en lui et devenir sa volonté personnelle. Il est absurde d’attribuer au monarque le droit le plus élevé; et de le mettre pour cela même en tutelle. Ce ne sont pas les chambres qui créent la loi; c’est le prince qui, en la sanctionnant, fonde le respect public de la loi. Les ministres ne viennent pas ajouter leur autorité aux décisions royales; c’est lui qui les revêt de son autorité, les ministres ne sont que les organes, indispensables d’ailleurs, de sa volonté. » Ainsi entendue, on conçois que la monarchie constitutionnelle ne soit pas pour M. Bluntschli un gouvernement mixte, un mélange de diverses formes et de divers esprits ; le principe monarchique domine partout, il enveloppe tous les pouvoirs, et tous les organes du gouvernement lui restent subordonnés, alors même que quelques-uns exercent sur lui un droit de limitation et de contrôle.
M. Bluntschli essaie de justifier cette théorie par l’exemple, de l’Angleterre elle-même. « La constitution anglaise, dit-il, n’est pas née de la division du pouvoir. Elle eut, dès l’origine, un caractère spécifiquement monarchique qui, petit à petit, fut modéré par une aristocratie puissante et par des élémens démocratiques. La forme externe de l’état est demeurée monarchique, et le droit public anglais attribue au roi, non-seulement toute la puissance suprême de gouvernement, mais encore la première place dans le corps composé du parlement législatif. » S’il ne s’agit que de la « forme externe, » M. Bluntschli a raison; mais ce n’est pas là ce qu’il entend par la forme propre et constitutionnelle de l’état. Entraîné par la forcé de la vérité, il dira lui-même : « La monarchie constitutionnelle est comme la réunion de toutes les autres formes. Elle a la variété en même temps que l’harmonie du système. Elle offre un champ libre aux forces et au sentiment national de l’aristocratie et dégage de toute entrave mauvaise la vie démocratique du peuple. Enfin son respect des lois est un élément idéocratique. Tout est maintenu dans une juste relation et dans l’unité. » Et il ajoutera pour la monarchie anglaise : « Le roi anglais sait qu’il ne représente ni n’accomplit sa volonté propre, mais celle de l’état, Ses ministres n’en gouvernent que plus librement, et comme ils puisent leurs forces dans la confiance du parlement, de la chambre
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basse surtout, c’est la représentation nationale qui exerce en réalité ce surcroit d’influence. »
 
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Il marque très bien les deux différences capitales entre la démocratie antique et la démocratie moderne. La première réunissait la masse entière des citoyens pour délibérer sur les affaires publiques; elle faisait, par le sort, participer indistinctement tous les citoyens aux fonctions publiques. « La république moderne, en substituant au sort l’élection des meilleurs, emprunte un élément aristocratique qui la grandit et l’ennoblit. Elle donne également la souveraineté à l’ensemble des citoyens, à la nation; mais elle en attribue l’exercice à des hommes choisis dont elle fait les représentais de la nation. » Dans un tel gouvernement, la première loi est la loi électorale. Elle doit viser, non une représentation mathématique des électeurs, d’après leur nombre seul, sans tenir compte
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de la diversité de leurs intérêts et de l’inégalité de leurs lumières, mais une représentation intelligente, propre à assurer partout les meilleurs choix. Pour appuyer par un exemple précis le principe posé par M. Bluntschli, la double expérience qui a été faite en France depuis 1848 du scrutin de liste et du scrutin uninominal a prouvé que le premier est plus favorable à la qualité des élus, qu’il donne à la représentation nationale, abstraction faite de toute opinion politique, un niveau plus élevé. C’est donc le scrutin de liste qui devrait être préféré.
 
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M. Bluntschli reconnaît en revanche que les institutions utiles au plus grand nombre, les établissemens de bienfaisance, les écoles populaires, les routes et tous les travaux d’intérêt général, trouveront dans une démocratie les conditions les plus favorables. Il termine ainsi son étude sur cette forme de gouvernement qui, sans avoir ses préférences, paraît lui inspirer une sincère sympathie : « Le sentiment d’une mâle liberté a dicté la constitution et y a trouvé son expression ; il élève les nombreuses classes moyennes, développe l’intelligence par l’exercice direct ou indirect des affaires publiques et fortifie les caractères. L’amour de la patrie y trouve une large base et, dans les crises, les citoyens se montrent prêts à tous les sacrifices; mais cette forme est moins favorable au développement des natures d’élite ; le peuple les voit souvent avec méfiance et hostilité. Cependant celles-ci même s’attireront l’estime et la confiance, si elles né blessent pas le sentiment de l’égalité par d’orgueilleuses prétentions et si elles savent lutter de zèle et de
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dévoûment pour le bien public avec les meilleurs des démocrates. » Voilà un noble idéal et de sages conseils qui se recommandent à l’attention de toute démocratie fédérative ou unitaire.