« Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1879 » : différence entre les versions

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On avait bien quelque raison de dire, il n’y a pas si longtemps de cela, qu’après l’ère des dangers supposée trop complaisamment finie, l’ère des difficultés allait commencer. Elle n’a pas tardé à commencer en effet cette ère des difficultés, et c’est malheureusement aussi l’ère des dangers qui se rouvre avec des aggravations aussi soudaines que désolantes, avec les incidens les mieux faits pour déconcerter tous les calculs, toutes les espérances. Depuis la rentrée des chambres à Versailles, en peu de jours, on pourrait presque dire en quelques heures, tout a changé de face, tout s’est précipité.
 
Ce qui était ou ce qui devait être le plus imprévu est arrivé. Ce qui était le plus à craindre et le plus à éviter s’est réalisé. D’une situation toute faite en apparence pour le calme, pour « l’harmonie des pouvoirs publics, » toute préparée pour une vie régulière et durable, est sortie tout à coup, par l’artifice des partis, une bourrasque, une espèce de cyclone menaçant de tout emporter dans son tourbillon. Le parlement avait eu à peine le temps de se réunir que déjà les passions étaient ostensiblement à l’œuvre pour aller à l’assaut du ministère, pour l’amener à merci, pour le réduire à l’alternative fameuse de se soumettre ou de se démettre. Le ministère avait à peine échappé, par la plus honnête et la plus plausible victoire, à cette absurde alerte que déjà l’orage venait d’un autre côté, de la résistance décidée, invincible, de M. le président de la république à certaines mesures que le cabinet croyait devoir lui proposer. La crise a commencé par l’éventualité d’une retraite du ministère; elle ne s’est apaisée un moment que pour se raviver presque aussitôt et pour s’aggraver encore par l’éventualité de la
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démission de M. le maréchal de Mac-Mahon, devenue aujourd’hui une réalité au milieu d’une confusion croissante. Voilà nettement et crûment la situation, telle qu’elle a été faite, telle qu’elle apparaît. Comment tout cela a-t-il pu arriver? Quelles vont être les conséquences de cette évolution précipitée, de ce déplacement soudain de pouvoir et de direction ? C’est la question qui s’élève maintenant devant nous, qui reste entière dans sa gravité et son intensité, qui n’est nullement résolue par la substitution d’un président à un autre président, de M. Jules Grévy à M. le maréchal de Mac-Mahon. Elle reste d’autant plus sérieuse, cette question des conséquences et des suites possibles de la crise nouvelle, qu’elle se complique d’étranges incohérences. Pour le moment, en un mot, ce qui se passe sous nos yeux a trop visiblement le caractère d’une expérience de plus après tant d’autres expériences dont le pays a été plus d’une fois le témoin attristé ou étonné et souvent aussi la victime.
 
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Voilà six ans bientôt que le M. maréchal de Mac-Mahon était élevé au pouvoir à la place de l’homme le plus illustre et le plus attachant de cette malheureuse période du siècle. Il avait été trop visiblement choisi pour servir des desseins ou des intérêts de partis. Son honneur est d’être resté lui-même avec son instinct de soldat au milieu de toutes les combinaisons dont il a été plus d’une fois entouré, de s’être inspiré avant tout dans les momens difficiles de sa loyauté et de son bon sens. M. le maréchal de Mac-Mahon avait sans doute ses habitudes, ses traditions, ses sympathies, ses préjugés ou ses inexpériences qui donnaient à sa manière d’exercer le pouvoir une originalité particulière, souvent embarrassante. Il a pu se tromper, et il s’est à coup sûr trompé gravement l’an dernier dans cette entreprise aussi dangereuse que stérile du 16 mai, dans cette campagne de triste mémoire ; mais s’il a pu se méprendre sur la nature de son autorité, il a eu le mérite de s’arrêter là où il a vu la limite distincte de la loi. L’homme qui avait commencé sous l’empire en protestant seul dans le sénat contre les mesures arbitraires de sûreté générale ne pouvait finir par des coups d’état. Ceux qui se hâtent de se réjouir du changement d’hier comme d’une délivrance oublient trop vite que dans des heures critiques le dernier président a eu le courage de résister à toutes les excitations, et qu’il y a eu des circonstances où il a peut-être
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empêché de périlleuses tentatives de restauration par une inviolable fidélité au drapeau ; ils oublient que plus que tout autre le dernier président a contribué par son initiative à faire voter les lois constitutionnelles qui ont décidé l’établissement définitif de la république. A sa manière et par résignation si l’on veut, il subissait cette puissance des choses que M. Thiers avait résolument reconnue avec la clairvoyance supérieure de son esprit. On raconte que M. le maréchal de Mac-Mahon disait un jour à un de ses amis : « Voyez ce que c’est ! J’appartiens par ma famille à l’ancienne monarchie, par ma carrière à la monarchie de juillet et à l’empire, et me voilà obligé par devoir de travailler à la fondation d’un régime que je n’aime guère. » C’était l’expression naïve des contradictions morales qui compliquaient sa position. Il est certain que ces contradictions ont pu lui être quelquefois pénibles, surtout depuis un an, et si au dernier moment il n’a pu se décider à sacrifier d’anciens compagnons d’armes, s’il a mieux aimé « abréger son mandat, » c’est un sentiment qui l’honore. De quoi se plaint on? Il laisse la république fondée sous sa présidence, et quant à lui, il a eu le droit dé dire dans sa lettre de démission qu’après avoir passé cinquante-trois années au service du pays, il a la consolation de penser qu’il n’a « jamais été guidé par d’autres sentimens que ceux du devoir et de l’honneur et par un dévouaient absolu à la patrie. » C’est là ce qu’il ne faut pas oublier au moment où s’éclipse cette présidence qui n’est plus que de l’histoire et qui doit rester de l’histoire.
 
Assurément puisque le conflit insoluble avait éclaté, puisque M. le maréchal de Mac-Mahon ne croyait pouvoir le dénouer que par sa démission, devançant ainsi le terme légal de son mandat, nul n’avait plus de titres pour recueillir la succession que le président de la chambre des députés, M. Jules Grévy. M. Dufaure avait d’avance décliné le fardeau ; M. Grévy restait le candidat le plus naturel, le plus universellement accepté, et de fait, par une coïncidence singulière, aujourd’hui comme au 24 mai 1873, cette transmission de l’autorité exécutive a été vivement enlevée. Hier encore à midi, M. le maréchal de Mac-Mahon était président de la république, à trois heures sa lettre de démission était lue au parlement. A sept heures du soir, le congrès des deux chambres s’était déjà réuni, il avait voté, et M. Jules Grévy était élu par 563 voix sur 670 suffrages exprimés. Il n’a point l’unanimité, il a du moins une majorité assez considérable pour garder une autorité morale incontestée. Le nouveau président, à soixante-cinq ans, entre pour la première fois aux affaires par la grande porte, sans avoir passé par d’autres fonctions ou par le ministère. Il a été toute sa vie au barreau ou dans les assemblées, en 1848 et depuis huit ans. Il porte au pouvoir une certaine rigidité, un vif sentiment du droit et de la légalité, un esprit mûri par l’expérience des révolutions, et, bien que
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républicain de vieille date, il doit aux fonctions de président des assemblées qu’il a longtemps exercées l’avantage d’être resté en dehors des luttes passionnées des partis. C’est dans toute la simplicité du mot un président civil après un président militaire. M. Jules Grévy est bien l’homme de la situation qui commence, de même que M. le maréchal de Mac-Mahon reste l’homme de la situation qui finit. Le pouvoir passe de l’un à l’autre sans trouble, sans contestation. Tout s’est accompli légalement, correctement, et nul doute que le pays ne trouve dans le caractère et la raison du nouveau président les garanties dont il a besoin contre toutes les aventures, contre des actes qui ne seraient que des abus de la victoire conduisant à d’inévitables réactions. Ce n’est pas la volonté du bien qui peut manquer. M. Jules Grévy, à la hauteur où il est désormais placé, aura sans effort, sous l’influence des grandes nécessités publiques qui parleront à son esprit, l’impartialité supérieure des vrais gouvernemens. Il restera le représentant de la France, non le représentant d’un parti : nous le croyons bien, nous l’espérons; mais rien ne peut faire que cette crise, où disparaît la présidence de M. le maréchal de Mac-Mahon, où surgit la présidence de M. Grévy, ne soit pas le résultat d’un ensemble de circonstances de nature à peser sur le pouvoir nouveau comme sur le pouvoir d’hier; rien ne peut empêcher que les derniers événemens, par les incohérences et les désordres qui les ont préparés, né soient dès aujourd’hui une épreuve des plus sérieuses pour les institutions nouvelles et peut-être le commencement d’un grand inconnu.
 
Le danger, la faiblesse de la situation nouvelle, c’est l’origine même, c’est ce qu’on pourrait appeler la génération morale et politique de ces complications qui sont venues tout changer en un instant. Que la question des grands commandemens militaires ait été la cause immédiate du conflit qui a déterminé la retraite de M. le maréchal de Mac-Mahon, qu’on n’ait pas pu s’accorder sur l’interprétation de la loi qui règle la durée de ces commandemens, sur le déplacement de quelques chefs supérieurs de l’armée, soit, c’est la vérité officielle; mais évidemment Cette question des commandemens militaires qui par elle-même, avec un peu de temps et une certaine liberté d’esprit, n’avait rien d’insoluble, n’a été qu’un point particulier, une occasion, et, eût-on réussi à trouver pour le moment un palliatif, un expédient, on n’aurait pas été beaucoup plus avancé. C’était tout au plus une partie remise. Au fond, à part cet incident de la dernière heure, la vraie difficulté a éclaté au lendemain de ces élections sénatoriales qui étaient un succès pour le gouvernement, qui semblaient promettre désormais une marche plus régulière et plus aisée; elle date du jour où s’est engagée sous nos yeux cette campagne étrange, confuse, bruyante, tendant à exagérer le sens du scrutin du 5 janvier et commençant par le
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siège tumultueux, par l’assaut du ministère lui-même, de ce ministère à qui on devait le succès des élections sénatoriales. Ce jour-là tout a été réellement faussé par l’intervention pleine d’âpreté, par le déchaînement de ceux qui ont tenté audacieusement de s’approprier une victoire de scrutin et de ceux qui, sans aller jusqu’à une hostilité avouée, ont cru habile de profiter des circonstances. Le ministère, menacé dans l’obscurité des conciliabules, a triomphé à la clarté de la discussion publique; il a triomphé par la loyauté de son attitude, par l’ascendant de la raison, par la sévère et vigoureuse parole de M. Dufaure. M. Floquet et M. Madier de Montjau en ont été pour leurs frais d’éloquence, les impatiens de la gauche en ont été pour leur tentative. Le gouvernement, si menacé la veille encore, a obtenu au 20 janvier une majorité assez considérable; mais en désarmant ses adversaires, en réunissant une majorité suffisante, le ministère est resté lié par toute sorte d’engagemens pressans qui lui ont été imposés pour le sauver, qui avaient le caractère d’une traite à vue tirée par les partis sur toutes les fonctions de l’état. Ces engagemens qu’il voulait tenir, qu’il n’était plus libre de décliner, le cabinet était obligé à son tour de les faire accepter par le président de la république, qui n’a pas cru pouvoir souscrire à tout ce qu’on lui demandait, notamment à ces modifications des commandemens militaires tant réclamées.
 
En définitive on n’avait échappé à un écueil que pour aller se heurter contre un autre écueil; la difficulté n’avait fait que se déplacer et s’aggraver en allant du parlement à l’Elysée, en mettant plus que jamais directement en présence la volonté parlementaire représentée par le ministère et le chef du pouvoir exécutif. Au point où l’on était arrivé, tout devenait impossible ; M. le maréchal de Mac-Mahon n’avait plus qu’à abdiquer, sous peine de se trouver dans un isolement complet, sans appui et sans ministère, en lutte ouverte avec le parlement, — de sorte que, par une étrange combinaison, les impatiens de la gauche, après avoir été vaincus dans leur tentative contre le cabinet, se trouvent en fin de compte avoir le dernier mot du conflit par la pression qu’ils ont exercée. La démission présidentielle du 30 janvier est pour eux la revanche de leur échec dans les interpellations du 20. Ce qui se passe depuis trois jours, on ne peut se le dissimuler, est l’œuvre de leurs agitations, de leurs menées, de leurs prétentions, de tout ce qu’ils ont tenté pour faire sortir d’un scrutin destiné à maintenir la paix une victoire de leurs passions et de leurs intérêts de parti, et c’est là justement ce qui fait la gravité de la crise : c’est là aussi ce qui rend singulièrement difficile et délicate la position de M. Jules Grévy, arrivant au pouvoir avec la mission de réaliser ce qu’on commence à appeler la « vraie république, » — sans doute parce que ce qu’on avait jusqu’à ce moment n’était pas la vraie république.
 
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C’est là toute la question au début de la présidence nouvelle. Il est bien certain en effet qu’il y a ou qu’il peut y avoir deux républiques; il y a du moins et plus que jamais deux politiques en présence dans l’application pratique des institutions qui ont été données à la France. Ce qui a existé jusqu’ici, ce qui existe encore est l’œuvre d’une de ces politiques qui a son histoire écrite dans ces huit années laborieuses écoulées depuis les désastres qui ont accablé le pays. S’il y a un fait évident, éclatant à la lumière de cette histoire, c’est que la république n’est devenue possible et n’a réussi à désarmer bien des résistances, à dissiper bien des préventions, à rallier une multitude d’esprits sensés, que parce qu’elle a su se modérer, se dépouiller de ce qu’elle avait d’exclusif, s’adapter aux mœurs, aux intérêts, aux besoins de sécurité de la société française, parce qu’elle a trouvé de toutes parts des représentans, des auxiliaires faits pour l’accréditer. M. Thiers lui a imprimé pour ainsi dire son empreinte, il lui a tracé la voie, il lui a donné ses programmes, il lui a indiqué aussi les écueils contre lesquels elle pouvait aller se briser. Au milieu de toutes les difficultés douloureuses du territoire à délivrer et d’un gouvernement à recomposer au lendemain d’une guerre ruineuse, à travers toutes les contradictions des partis, il a été le négociateur patient, mesuré, ingénieux, de l’avènement d’un régime qu’il considérait désormais comme le seul possible en France; il le considérait comme le seul possible à la condition qu’en protégeant les intérêts libéraux il pût être conservateur et rester sage, selon son expression familière. C’est M. Thiers qui a donné en quelque sorte son esprit à la république, ce sont les lois constitutionnelles qui lui ont donné, après M. Thiers, la consécration légale. Ces lois si laborieusement conquises ont été pour le régime nouveau l’organisation définitive et régulière, dépouillée de toutes les théories chimériques, de toutes les combinaisons anarchiques, ramenée aux conditions invariables des gouvernemens, et la facilité avec laquelle s’est accomplie hier la transmission du pouvoir prouve assez que cette constitution de 1875 peut suffire à tout : elle a eu certainement le mérite de rendre le régime républicain viable. Quoi encore? la présidence de M. le maréchal de Mac-Mahon lui-même n’a point été inutile à la république; elle a été une garantie pour beaucoup de conservateurs hésitans et inquiets, pour bien des esprits incertains. Elle a positivement servi à sa manière le régime nouveau, cette présidence militaire qui finit, et peut-être même M. le maréchal de Mac-Mahon a-t-il rendu un service plus grand encore à la république en la soumettant à quelques-unes de ces épreuves dont on ne devrait pas trop se plaindre, puisqu’elles ont eu leur utilité, puisqu’elles ont montré aux républicains que la- meilleure manière de conquérir le pouvoir était de le mériter par la prudence, par l’esprit pratique, par la modération. De tout cela il est résulté un ensemble de
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faits, de lois, d’habitudes qui constituent toute la situation présente, qui ont assurément donné à la république ses meilleures chances de succès et de durée. C’est déjà presque une tradition politique dont les dernières élections sénatoriales, accomplies sous la même influence et dans le même sens de modération libérale, n’ont été après tout qu’une consécration victorieuse, une phase nouvelle.
 
Eh bien ! c’est là précisément la question du jour. Voilà une république qui a sa constitution, ses lois, qui a rallié par degrés bien des esprits et s’est fait accepter par le pays, parce qu’elle se présente comme un régime de modération libérale et conservatrice, parce qu’elle offre des garanties à tous les intérêts sérieux. Il s’agit de savoir si le moment est venu de dévier de cette ligne de conduite, de détruire ce qui a été fait, de remplacer la république parlementaire que la modération a rendue possible par la « vraie république » de certains républicains dont les fantaisies auraient bientôt tout compromis. Il s’agit de savoir si on abandonnera à toutes les passions agitatrices l’œuvre de huit années, si d’une victoire de scrutin qui, dans la pensée du pays, n’a eu visiblement d’autre objet que de consolider ce qui a été conquis par tant d’efforts, on tirera des conséquences telles qu’on ne tarderait pas à rentrer dans les aventures. Que M. Floquet ait la présomption naïve de mettre sa sagesse à côté de celle de M. Dufaure, que M. Madier de Monjau invoque un Casimir Perier républicain, que l’un et l’autre et leurs amis aient combattu le ministère, ou qu’ils se disposent à combattre ceux qui représenteraient au pouvoir les mêmes idées, c’est fort bien; mais toutes les divagations mises de côté, que veut-on? que propose-t-on sous prétexte de réaliser la « vraie république? » Quels sont les programmes que les républicains de la gauche extrême ont à opposer à ceux qui ont fait jusqu’ici le succès du régime nouveau? Ils ont sans doute une politique. Consiste-t-elle, cette politique, à inaugurer l’ère nouvelle par le procès des ministres du 16 mai, au risque de soulever les questions les plus périlleuses, de semer partout l’irritation et l’agitation? Même après les grâces innombrables qui ont été décrétées, M. Louis Blanc et M. Victor Hugo ont encore proposé tout récemment une amnistie: soutiendra-t-on cette amnistie qui ne s’appliquerait plus qu’aux chefs de la commune? L’étendra-t-on, comme un député le demande, à ceux qui ont été condamnés pour des crimes de droit commun, qui ont brûlé et pillé Paris? On parle sans cesse, c’est un thème invariable, de défendre la société laïque, de réprimer le cléricalisme : veut-on se lancer dans les persécutions religieuses? A-t-on quelque idée de s’associer aux conseillers municipaux de Lyon qui ont supprimé le feu à de pauvres enfans dans des écoles congréganistes, ou aux conseillers municipaux de Paris qui ne veulent pas qu’une statue de Charlemagne figure sur une place publique? Sous prétexte de revendiquer
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l’autorité parlementaire, a-t-on le dessein d’organiser le gouvernement des comités? Toutes ces choses cependant se pratiquent plus ou moins, se produisent avec quelque jactance et entrent dans des programmes qui ont la prétention d’être des programmes républicains destinés à remplacer la politique de la république conservatrice.
 
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Ce qui arrive en France aujourd’hui, ce qui en résultera dans un temps plus ou moins prochain ne peut qu’être assurément un surcroît de préoccupation pour l’Europe, où s’agitent tant d’autres problèmes de toute sorte et où chaque pays a ses mouvemens d’opinion avec ses intérêts. L’Angleterre, quant à elle, l’Angleterre, pour le moment, tout entière à ses grandes affaires extérieures, n’a point de ces embarras intérieurs et de ces crises qui paralysent les gouvernemens. L’Italie, par le retour de M. Depretis au pouvoir, a retrouvé un ministère que le parlement de Borne paraît, disposé à laisser vivre au moins quelques mois, et qui vient de signer avec la France des arrangemens de nature à préparer un nouveau traité de commerce. En Allemagne, à l’heure qu’il est, à part tout ce qu’on ne dit pas, il y a une question singulière qui semble se dessiner de plus en plus et qui pourrait se résumer ainsi : La politique de M. do. Bismarck tend-elle décidément à devenir l’expression d’un travail intime, compliqué et multiple de réaction? C’est en effet une question assez complexe et qui est publiquement agitée dans les parlemens comme dans toutes les polémiques. L’autre jour, en écrivant une longue lettre sur les douanes, le chancelier se proposait-il de donner le signal d’une réaction économique qui arriverait prochainement à se préciser, à se formuler dans un système de tarifs
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ou dans des lois fiscales? Les derniers attentats commis contre l’empereur Guillaume ont-ils eu pour effet de déterminer ou d’accélérer un mouvement réel de réaction religieuse? Des déclarations récentes du ministre de l’instruction publique, M. Falk, tendraient, il est vrai, à définir la limite de ce mouvement. D’un autre côté, il y a des rapports évidens, des négociations plus ou moins précises, à peu près ininterrompues entre Berlin et le Vatican pour arriver à une paix religieuse qui, dans tous les cas, serait une halte dans la politique inaugurée il y a quelques années par M. de Bismarck. Voici enfin un nouveau symptôme, et le plus récent, d’un autre genre de réaction : c’est le projet qui a été présenté sous le nom de « loi disciplinaire » et qui aurait pour objet de suppléer à l’insuffisance des règlemens intérieurs du parlement dans la répression des excès de langage des orateurs. Ainsi les signes se pressent : après la réaction contre le libéralisme économique et contre le libéralisme religieux, ce serait la réaction contre le libéralisme parlementaire. Après les mesures répressives réclamées avec éclat et obtenues il y a quelques mois contre les propagandes socialistes, ce serait la répression organisée, sommaire, des intempérances de parlement. La logique suit son cours.
 
Rien de plus significatif assurément que cette « loi disciplinaire » dont le projet a été livré récemment d’une manière presque imprévue à toutes les discussions en Allemagne. Elle tendrait à investir le bureau du parlement d’une sorte de pouvoir judiciaire; elle donnerait à une commission constituée sous l’autorité du président de l’assemblée le droit d’exclure un membre du parlement pour une session ou même pour une législature entière. On pourrait aussi à plus forte raison interdire en totalité ou en partie la publication des discours jugés révolutionnaires. Bref c’est un code complet de correction à l’usage des orateurs qui ne sauraient pas surveiller leur langage, et la loi nouvelle a déjà reçu de l’humour germanique, des loustics de la politique, le surnom de « loi muselière. » Ce qu’il y a de plus grave, c’est que la pensée première du projet émanerait, dit-on, de l’empereur lui-même, qui depuis longtemps aurait été offensé de certains discours prononcés dans les chambres et qui tout récemment aurait témoigné au président du parlement l’intention de l’armer de pouvoirs nouveaux contre de tels excès. M. de Bismarck, quant à lui, proteste qu’en présentant le nouveau système au nom de l’empereur, en préposant à des règlemens intérieurs l’autorité de la loi, il a voulu relever la dignité des débats des chambres. C’est par intérêt pour le régime parlementaire qu’il veut le soumettre à la discipline! Cependant ce projet, bien que présenté au nom de l’empereur par M. de Bismarck, sera-t-il définitivement accepté et voté? C’est peut-être encore une question. Déjà d’assez vives inquiétudes se sont manifestées non-seulement dans la presse, mais dans les
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parlemens, à Munich, à Stuttgart, comme à Berlin. Le projet a prêté à bien des critiques, et il n’est point impossible qu’il ne soit tout au moins profondément remanié par la représentation fédérale à laquelle il est soumis.
 
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Un pays aux mœurs paisibles, au tempérament calme, la Hollande vient d’avoir ses émotions, des émotions sincères et sérieuses, quoique les incidens qui les ont provoquées ne touchent ni à la sécurité nationale ni à la régularité des institutions. L’autre jour, au moment où le roi des Pays-Bas venait de célébrer son second mariage avec une princesse de Waldeck-Pyrmont et se disposait à faire avec la nouvelle reine une entrée solennelle à La Haye, un prince populaire de la maison d’Orange, un frère du roi, le prince Henri, a été enlevé par une mort subite. Le prince Henri était connu hors des Pays-Bas pour ses lumières, pour son zèle intelligent en faveur des sciences géographiques ; en Hollande il était aimé et respecté pour son caractère et pour sa droiture, pour ses qualités solides. Il n’avait pas encore soixante ans. Il avait commencé sa première éducation dans la marine. Entré au service comme simple aspirant vers 1830, il avait consacré la plus grande partie de sa jeunesse à naviguer. Il avait pris part aux expéditions ou explorations des escadres hollandaises sur toutes les mers jusque vers 1848. Depuis plus d’un quart de siècle il avait été placé comme lieutenant du roi à la tête du grand-duché de Luxembourg, il a exercé ces fonctions jusqu’à sa mort. Il n’avait cependant jamais cessé de s’occuper de tout ce qui touchait aux intérêts maritimes, coloniaux, commerciaux de la Hollande. Toutes les entreprises utiles de cet ordre trouvaient en lui un
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protecteur éclairé, et tout récemment le roi couronnait sa carrière de marin en le nommant grand-amiral. Comme gouverneur du Luxembourg, il avait toujours montré autant de tact que de modération. Sous des dehors graves et méditatifs, le prince Henri gardait un fonds généreux de cordialité et de bienveillance. Il avait de la bonhomie dans la dignité, des goûts simples, un esprit conciliant, et en lui, on le savait, vibrait le sentiment national. Aussi avait-il conquis dans le Luxembourg comme en Hollande une honnête popularité qui se manifestait à l’occasion du second mariage qu’il faisait, lui aussi, il y a quelques mois à peine et qui a éclaté plus vivement encore il y a quelques jours, au moment où une mort imprévue l’a frappé. C’est à coup sûr l’honneur d’un prince de laisser après lui une si touchante et si universelle émotion, d’être regretté par un pays tel que la Hollande, comme une des plus dignes personnifications de la vie nationale.
 
Lorsque les chambres néerlandaises se sont trouvées réunies ces jours derniers à La Haye, leur premier acte a été de s’associer à ce deuil de la famille royale, dans lequel on voyait un deuil public, et de donner une expression officielle au sentiment du pays tout entier. Tous les dissentimens parlementaires se sont effacés à ce début un peu assombri d’une session nouvelle. La politique ne tardera pas sans doute à reprendre ses droits, d’autant plus que le ministère qui existe depuis un an déjà, qui s’est formé à la fin de 1877 sous la présidence de M. Kappaine van de Coppello, va se trouver peut-être dans des conditions assez difficiles. Le ministère hollandais a été tout dernièrement éprouvé, lui aussi, par la mort; il vient de perdre un de ses membres le plus distingués, les plus résolus, M. de Roo, qui avait été appelé à la direction des affaires de la guerre et qui avait porté dans l’administration de l’armée, dans l’organisation de la défense nationale un esprit de réforme, une vigueur de volonté dont on attendait beaucoup. M. de Roo, avant d’arriver au pouvoir, s’était signalé par ses écrits, par sa carrière parlementaire. Le remplacer n’est pas précisément aisé, et le ministre de la marine a pris pour le moment la direction de la guerre. Le ministère de La Haye aura cependant besoin de toutes ses forces. Il a devant lui un certain nombre de questions épineuses, dont l’une, celle de l’instruction primaire, n’a eu jusqu’ici qu’un commencement de solution. Elle a été, si l’on veut, à demi résolue, conformément aux propositions ministérielles, par une loi qui a fait prévaloir le principe dit de « l’école neutre, » malgré l’opposition des protestans antirévolutionnaires et des catholiques ; mais il reste une dernière bataille à livrer pour fixer la date définitive de l’exécution de la loi, et tout pourrait être remis en doute par de nouvelles luttes de partis. Le ministère hollandais a de plus sur les bras des difficultés d’un autre ordre, des difficultés financières, qui résultent des sacrifices que la Hollande s’impose pour des travaux de toute sorte dans ses possessions d’outre-mer,
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surtout des dépenses occasionnées par la guerre d’Atchin. Voilà quatre ans et plus que dure cette guerre lointaine, qui a déjà coûté bien des hommes et beaucoup d’argent, où les Hollandais ont contre eux les conditions meurtrières du climat aussi bien que le fanatisme opiniâtre de tribus belliqueuses. Elle est loin d’être terminée, elle risque d’être encore fort coûteuse, d’épuiser pour longtemps la vieille ressource des bonis coloniaux, et pour porter le poids de ses charges accumulées, pour avoir ses finances en équilibre, la Hollande est bien obligée de recourir à l’éternel expédient. Si l’on veut éviter des déficits, il faut de nouveaux impôts.
 
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Commencé il y a plus de dix ans, l’ouvrage considérable où M. Alphonse Royer nous retrace l’histoire du théâtre depuis ses origines vient d’être achevé par la publication des deux derniers volumes, qui embrassent la production dramatique européenne durant les trois premiers quarts du XIXe siècle, Il n’est que juste que la partie française occupe ici une place prépondérante, en raison de l’influence que, dans toute cette période, notre scène n’a pas cessé d’exercer sur le mouvement de l’art. Pour la constater, il suffit de dresser le bilan de notre production contemporaine, et de rapprocher notre fécondité de la stérilité relative des autres pays, dont le théâtre vit, en partie du moins,
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d’imitations et d’adaptations. N’y a-t-il pas là une puissance qui mériterait d’être mieux comprise et utilisée? M. Royer insiste, avec raison sur l’importance de ce pouvoir d’expansion de l’esprit dramatique français. « Ce fait persistant, dit-il, qui se produit en dehors de toute ingérence gouvernementale et qui porte aux extrémités du monde la pensée française, est une des forces vitales qui nous restent. Cette force ne relève que d’elle-même ; elle agit sans que personne songe à l’utiliser pour le bien. Il ne viendra jamais à l’idée de nos modernes Solons de classer parmi les institutions nationales un art qui recevait jadis la suprême direction des premiers magistrats de la Grèce et de Rome, et plus tard du grand roi de Versailles. »