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==LE COMMUNISME ANARCHISTE==
==L’EXPROPRIATION==
 
===I===
 
Toute société qui aura rompu avec la propriété
On raconte qu’en 1848, Rothschild, se voyant menacé dans sa fortune par
privée sera forcée, selon nous, de s’organiser en communisme anarchiste.
la Révolution, inventa la farce suivante : — « je veux bien admettre,
L’anarchie mène au communisme, et le communisme à l’anarchie,
disait-il, que ma fortune soit acquise aux dépens des autres.
l’un et l’autre n’étant que l’expression de la tendance prédominante
Mais, partagée entre tant de millions d’Européens, elle ne ferait
des sociétés modernes, la recherche de l’égalité.
qu’un seul écu par personne. Eh bien ! je m’engage à restituer
à chacun son écu, s’il me le demande. »
 
Il fut un temps où une famille de paysans pouvait considérer
Cela dit et dûment publié, notre millionnaire se promenait tranquillement
le blé qu’elle faisait pousser et les habits de laine tissés dans
dans les rues de Francfort. Trois ou quatre passants lui demandèrent
la chaumière comme des produits de son propre travail. Même alors,
leur écu, il les déboursa avec un sourire sardonique, et le tour
cette manière de voir n’était pas tout à fait correcte.
fut joué. La famille du millionnaire est encore en possession de ses
Il y avait des routes et des ponts faits en commun, des marais asséchés
trésors.
par un travail collectif et des pâturages communaux enclos de haies que
tous entretenaient. Une amélioration dans les métiers à
tisser, ou dans les modes de teinture des tissus, profitait à tous ;
à cette époque, une famille de paysans ne pouvait vivre qu’à
condition de trouver appui, en mille occasions, dans le village, la commune.
 
Mais aujourd’hui, dans cet état de l’industrie où tout s’entrelace
C’est à peu près de la même façon que raisonnent
et se tient, où chaque branche de la production se sert de toutes les
les fortes têtes de la bourgeoisie, lorsqu’elles nous disent : « Ah, l’expropriation
autres, la prétentions de donner une origine individualiste aux produits
? J’y suis ; vous prenez à tous leurs paletots, vous les mettez dans le
est absolument insoutenable. Si les industries textiles ou la métallurgie
tas, et chacun va en prendre un, quitte à se battre pour le meilleur
ont atteint un étonnante perfection dans les pays civilisés, elles
! »
le doivent au développement simultané de mille autres industries,
grandes et petites ; elles le doivent à l’extension du réseau
ferré, à la navigation transatlantique, à l’adresse de
millions de travailleurs, à un certain degré de culture générale
de toute la classe ouvrière, à des travaux, enfin, exécutés
de l’un à l’autre bout du monde.
 
Les Italiens qui mouraient du choléra en creusant le canal de Suez,
C’est une plaisanterie de mauvais goût. Ce qu’il nous faut, ce n’est
ou d’ankylosite dans le tunnel du Gothard, et les Américains que les
pas de mettre les paletots dans le tas pour les distribuer ensuite, et
obus fauchaient dans la guerre pour l’abolition de l’esclavage, ont contribué
encore ceux qui grelottent y trouveraient-ils quelque avantage. Ce n’est pas
au développement de l’industrie cotonnière en France et en Angleterre,
non plus de partager les écus de Rothschild. C’est de nous organiser
non moins que les jeunes filles qui s’étiolent dans les manufactures
en sorte que chaque être humain venant au monde soit assuré, d’abord,
de Manchester ou de Rouen, ou que l’ingénieur qui aura fait (d’après
d’apprendre un travail productif et d’en acquérir l’habitude ; et ensuite
la suggestion de tel travailleur) quelque amélioration dans un métier
de pouvoir faire ce travail sans en demander la permission au propriétaire
de tissage.
et au patron et sans payer aux accapareurs de la terre et des machines la part
du lion sur tout ce qu’il produira.
 
Comment vouloir estimer la part qui revient à chacun, des richesses
Quant aux richesses de toute nature détenues par les Rothschild on les
que nous contribuons tous à accumuler ?
Vanderbilt, elles nous serviront à mieux organiser notre production en
commun.
 
En nous plaçant à ce point de vue général, synthétique,
Le jour où le travailleur des champs pourra labourer la terre sans payer
de la production, nous ne pouvons pas admettre avec les collectivistes, qu’une
la moitié de ce qu’il produit le jour où les machines nécessaires
rémunération proportionnelle aux heures de travail fournies par
pour préparer le sol aux grandes récoltes seront, en profusion,
chacun à la libre dispositionproduction des cultivateurs ;richesses lepuisse jourêtre un l’ouvrieridéal,
ou même un pas en avant vers cet idéal. Sans discuter ici si réellement
de l’usine produira pour la communauté et non pour le monopole, les travailleurs
la valeur d’échange des marchandises est mesurée dans la société
n’iront plus en guenilles ; et il n’y aura plus de Rothschild ni d’autres exploiteurs.
actuelle par la quantité de travail nécessaire pour les produire
 
(ainsi que l’ont affirmé Smith et Ricardo, dont Marx a repris la tradition),
Personne n’aura plus besoin de vendre sa force de travail pour un salaire ne
il nous suffira de dire, quitte à y revenir plus tard, que l’idéal
représentant qu’une partie de ce qu’il a produit.
collectiviste nous paraît irréalisable dans une société
 
qui considérerait les instruments de production comme un patrimoine commun.
— «Soit, nous dit-on. Mais il vous viendra des Rothschild du dehors. Pourrez-vous
Basée sur ce principe, elle se verrait forcée d’abandonner sur-le-champ
empêcher qu’un individu ayant amassé des millions en Chine vienne
toute forme de salariat.
s’établir chez vous ? Qu’il s’y entoure de serviteurs et de travailleurs
salariés, qu’il les exploite et qu’il s’enrichisse à leurs dépens ? »
 
— «Vous ne pouvez pas faire la Révolution sur toute la terre à
la fois. Ou bien, allez-vous établir des douanes à vos frontières
pour fouiller les arrivants et saisir l’or qu’ils apporteront ? — Des gendarmes
anarchistes tirant sur les passants, voilà qui sera joli à voir ! »
 
Eh bien, au fond de ce raisonnement il y a une grosse erreur. C’est qu’on ne
s’est jamais demandé d’où viennent les fortunes des riches. Un
peu de réflexion suffirait pour montrer que l’origine de ces fortunes
est la misère des pauvres.
 
Là où il n’y aura pas de misérables, il n’y aura plus
de riches pour les exploiter.
Nous sommes persuadés que l’individualisme mitigé du système
Voyez un peu le Moyen Âge, où les grandes fortunes commencent à
collectiviste ne pourrait exister à côté du communisme partiel
surgir.
de la possession par tous du sol et des instruments de travail. Une nouvelle
forme de possession demande une nouvelle forme de rétribution. Une nouvelle
forme de production ne pourrait maintenir l’ancienne forme de consommation,
comme elle ne pourrait s’accommoder aux anciennes formes d’organisation politique.
 
Le salariat est né de l’appropriation personnelle du sol et des instruments
Un baron féodal a fait main basse sur une fertile vallée. Mais
de production par quelques-uns. C’était la condition nécessaire
tant que cette campagne n’est pas peuplée, notre baron n’est pas riche
pour le développement de la production capitaliste : il mourra avec elle,
du tout. Sa terre ne lui rapporte rien : autant vaudrait posséder des
lors même que l’on chercherait à le déguiser sous forme
biens dans la lune. Que va faire notre baron pour s’enrichir ? Il cherchera
de « bons de travail ». La possession commune des instruments de travail amènera
des paysans.
nécessairement la jouissance en commun des fruits du labeur commun.
 
Nous maintenons, en outre, que le communisme est non seulement désirable,
Cependant, si chaque agriculteur avait un lopin de terre libre de toute redevance ; s’il avait, en outre, les outils et le bétail nécessaires pour
mais que les sociétés actuelles, fondées sur l’individualisme,
le labour, qui donc irait défricher les terres du baron ? Chacun resterait
sont même ''forcées continuellement de marcher vers le communisme''.
chez soi. Mais il y a des populations entières de misérables.
Les uns ont été ruinés par les guerres, les sécheresses,
les pestes ; ils n’ont ni cheval, ni charrue. (Le fer était coûteux
au Moyen Âge, plus coûteux encore le cheval de labour.)
 
Le développement de l’individualisme pendant les trois derniers siècles
Tous les misérables cherchent de meilleures conditions. ils voient un
s’explique surtout par les efforts de l’homme voulant se prémunir contre
jour sur la route, sur la limite des terres de notre baron, un poteau indiquant
les pouvoirs du capital et de l’Etat. Il a cru un moment et ceux qui formulaient
par certains signes compréhensibles, que le laboureur qui viendra s’installer
pour lui sa pensée ont prêché qu’il pouvait s’affranchir
sur ces terres recevra avec le sol des instruments et des matériaux pour
entièrement de l’Etat et de la société. « Moyennant l’argent,
bâtir sa chaumière, ensemencer son champ, sans payer de redevances
disait-il, je peux acheter tout ce dont j’aurai besoin. » Mais l’individu a
pendant un certain nombre d’années. Ce nombre d’années est marqué
fait fausse route, et l’histoire moderne le ramène à reconnaître
par autant de croix sur le poteau-frontière, et le paysan comprend ce
que sans le concours de tous, il ne peut rien, même avec ses coffres-forts
que signifient ces croix.
remplis d’or.
 
En effet, à côté de ce courant individualiste, nous voyons
Alors, les misérables affluent sur les terres du baron. Ils tracent
dans toute l’histoire moderne la tendance d’une part, à retenir
des routes, dessèchent les marais, créent des villages. Dans neuf
ce qui reste du communisme partiel de l’antiquité, et d’autre part, à
ans le baron leur imposera un bail, il prélèvera des redevances
rétablir le principe communiste dans mille et mille manifestations de
cinq ans plus tard, qu’il doublera ensuite et le laboureur acceptera ces nouvelles
la vie.
conditions, parce que, autre part, il n’en trouverait pas de meilleures. Et
peu à peu, avec l’aide de la loi faite par les maîtres, la misère
du paysan devient la source de la richesse du seigneur, et non seulement du
seigneur, mais de toute une nuée d’usuriers qui s’abattent sur les villages
et se multiplient d’autant plus que le paysan s’appauvrit davantage.
 
Dès que les communes des X<sup>e</sup>, XI<sup>e</sup> et XII<sup>e</sup>
Cela se passait ainsi au Moyen Âge. Et aujourd’hui, n’est-ce pas toujours la
siècles eurent réussi à s’émanciper du seigneur
même chose? S’il y avait des terres libres que le paysan pût cultiver
laïque ou religieux, elles donnèrent immédiatement une grande
à son gré, irait-il payer mille francs l’hectare à Monsieur
extension au travail en commun, à la consommation en commun.
le Vicomte, qui veut bien lui en vendre un lopin ? Irait-il payer un bail onéreux,
qui lui prend le tiers de ce qu’il produit ? Irait-il se faire métayer
pour donner la moitié de sa moisson au propriétaire ?
 
La cité — non pas les particuliers, — affrétait des navires et
Mais il n’a rien ; donc, il acceptera toutes les conditions, pourvu qu’il puisse
expédiait ses caravanes pour le commerce lointain dont le bénéfice
vivre en cultivant le sol et il enrichira le seigneur.
revenait à tous, non aux individus ; elle achetait aussi les provisions
pour ses habitants. Les traces de ces institutions se sont maintenues jusqu’au
XIX<sup>e</sup> siècle, et les peuples en conservent pieusement le souvenir dans
leurs légendes.
 
Tout cela a disparu. Mais la commune rurale lutte encore pour maintenir les
En plein XIX<sup>e</sup> siècle, comme au Moyen Âge, c’est encore la pauvreté
derniers vestiges de ce communisme, et elle y réussit, tant que l’État
du paysan qui fait la richesse des propriétaires fonciers.
ne vient pas jeter son glaive pesant dans la balance.
 
En même temps, de nouvelles organisations basées sur le même
===II===
principe : ''à chacun selon ses besoins'', surgissent sous mille aspects
divers ; car, sans une certaine dose de communisme les sociétés
actuelles ne sauraient vivre. Malgré le tour étroitement égoïste
donné aux esprits par la production marchande, la tendance communiste
se révèle à chaque instant et pénètre dans
nos relations sous toutes les formes.
 
Le pont, dont le passage était payé autrefois par les passants,
Le propriétaire du sol s’enrichit de la misère des paysans. Il
est devenu monument public. La route pavée, que l’on payait jadis à
en est de même pour l’entrepreneur industriel.
tant la lieue, n’existe plus qu’en Orient. Les musées, les bibliothèques
libres, les écoles gratuites, les repas communs des enfants ; les parcs
et les jardins ouverts à tous ; les rues pavées et éclairées,
libres à tout le monde ; l’eau envoyée à domicile avec
tendance générale à ne pas tenir compte de la quantité
consommée, — autant d’institutions fondées sur le principe : «
Prenez ce qu’il vous faut ».
 
Les tramways et les voies ferrées introduisent déjà le
Voilà un bourgeois qui, d’une manière ou d’une autre, se trouve
billet d’abonnement mensuel ou annuel, sans tenir compte du nombre des voyages ; et récemment, toute une nation, la Hongrie, a introduit sur son réseau
posséder un magot de cinq cent mille francs. Il peut certainement dépenser
de chemins de fer le billet par zones, qui permet de parcourir cinq cents ou
son argent à raison de cinquante mille francs par an, — très peu
mille kilomètres pour le même prix. Il n’y a pas loin de là
de chose, au fond, avec le luxe fantaisiste, insensé, que nous voyons
au prix uniforme, comme celui du service postal. Dans toutes ces innovations
de nos jours. Mais alors, il n’aura plus rien au bout de dix ans. Aussi, en
et mille autres, la tendance est de ne pas mesurer la consommation. Un tel veut
«homme — pratique », préfère-t-il garder sa fortune intacte et
parcourir mille lieues et tel autre cinq cents seulement. Ce sont là
se faire de plus un joli petit revenu annuel.
des besoins personnels, et il n’y a aucune raison de faire payer l’un deux fois
plus que l’autre parce qu’il est deux fois plus intense. Voilà les phénomènes
qui se montrent jusque dans nos sociétés individualistes.
 
La tendance, si faible soit-elle encore, est en outre de placer les besoins
C’est très simple dans notre société, précisément
de l’individu au-dessus de l’évaluation des services qu’il a rendus,
parce que nos villes et nos villages grouillent de travailleurs qui n’ont pas
ou qu’il rendra un jour à la société. On arrive à
de quoi vivre un mois, ni même une quinzaine. Notre bourgeois monte une
considérer la société comme un tout, dont chaque partie
usine : les banquiers s’empressent de lui prêter encore cinq cent mille
est si intimement liée aux autres, que le service rendu à tel
francs, surtout s’il a la réputation d’être adroit ; et, avec son
individu est un service rendu à tous.
million, il pourra faire travailler cinq cents ouvriers.
 
Quand vous allez dans une bibliothèque publique, — pas la Bibliothèque
S’il n’y avait dans les environs que des hommes et des femmes dont l’existence
nationale de Paris, par exemple, mais disons celle de Londres ou de Berlin —
fût garantie, qui donc irait travailler chez notre bourgeois ? Personne
le bibliothécaire ne vous demande pas quels services vous avez rendus
ne consentirait à lui fabriquer pour un salaire de trois francs par jour,
à la société pour vous donner le bouquin, ou les cinquante
des marchandises de la valeur de cinq ou même de dix francs.
bouquins que vous lui réclamez, et il vous aide au besoin si vous ne
savez pas les trouver dans le catalogue. Moyennant un droit d’entrée
uniforme — et très souvent c’est une contribution en travail que l’on
préfère — la société scientifique ouvre ses musées,
ses jardins, sa bibliothèque, ses laboratoires, ses fêtes annuelles,
à chacun de ses membres, qu’il soit un Darwin ou un simple amateur.
 
A Pétersbourg, si vous poursuivez une invention, vous allez dans un
Malheureusement, — nous ne le savons que trop, les quartiers pauvres de la
atelier spécial où l’on vous donne une place, un établi
ville et les villages voisins sont remplis de gens dont les enfants dansent
de menuisier, un tour de mécanicien, tous les outils nécessaires,
devant le buffet vide. Aussi, l’usine n’est pas encore achevée que les
tous les instruments de précision, pourvu que vous sachiez les manier ;
travailleurs accourent pour s’embaucher. Il n’en faut que cent, et il en est
— et on vous laisse travailler tant que cela vous plaira. Voilà les outils,
déjà venu mille. Et dès que l’usine marchera, le patron
intéressez des amis à votre idée, associez-vous à
— s’il n’est pas le dernier des imbéciles — encaissera net, sur chaque
d’autres camarades de divers métiers si vous ne préférez
paire de bras travaillant chez lui, un millier de francs par an.
travailler seul, inventez la machine d’aviation, ou n’inventez rien — c’est
votre affaire. Une idée vous entraîne, — cela suffit.
 
De même, les marins d’un bateau de sauvetage ne demandent pas leurs titres
Notre patron se fera ainsi un joli revenu. Et s’il a choisi une branche d’industrie
aux matelots d’un navire qui sombre ; ils lancent l’embarcation, risquent leur
lucrative, s’il est habile, il agrandira peu à peu son usine et augmentera
vie dans les lames furibondes, et périssent quelquefois, pour sauver
ses rentes en doublant le nombre des hommes qu’il exploite.
des hommes qu’ils ne connaissent même pas. Et pourquoi les connaîtraient-ils
? « On a besoin de nos services ; il y a là des êtres humains — cela
suffit, leur droit est établi. — Sauvons-les ! »
 
Voilà la tendance, éminemment communiste, qui se fait jour partout,
Alors il deviendra un notable dans son pays. Il pourra payer des déjeuners
sous tous les aspects possibles, au sein même de nos sociétés
à d’autres notables, aux conseillers, à monsieur le député.
qui prêchent l’individualisme.
Il pourra marier sa fortune à une autre fortune et, plus tard, placer
avantageusement ses enfants, puis obtenir quelque concession de l’État. On lui
demandera une fourniture pour l’armée, ou pour la préfecture ;
et il arrondira toujours son magot, jusqu’à ce qu’une guerre, même
un simple bruit de guerre, ou une spéculation ; et la Bourse lui permette
de faire un gros coup.
 
Et que demain, une de nos grandes cités, si égoïstes en
Les neuf dixièmes des fortunes colossales des États-Unis (Henry Georges
temps ordinaire, soit visitée par une calamité quelconque — celle
l’a bien raconté dans ses ''Problèmes Sociaux'') sont dus à
d’un siège, par exemple cette même cité décidera
quelque grande coquinerie faite avec le concours de l’État. En Europe, les neuf
que les premiers besoins à satisfaire sont ceux des enfants et des vieillards ; sans s’informer des services qu’ils ont rendus ou rendront à la société,
dixièmes des fortunes dans nos monarchies et nos républiques ont
il faut d’abord les nourrir, prendre soin des combattants, indépendamment
la même origine il n’y a pas deux façons de devenir millionnaire.
de la bravoure ou de l’intelligence dont chacun d’eux aura fait preuve, et,
par milliers, femmes et hommes rivaliseront d’abnégation pour soigner
les blessés.
 
La tendance existe. Elle s’accentue dès que les besoins les plus impérieux
Toute la science des Richesses est là trouver des va-nu-pieds, les payer
de chacun sont satisfaits, à mesure que la force productrice de l’humanité
trois francs et leur en faire produire dix. Amasser ainsi une fortune. L’accroître
augmente ; elle s’accentue encore plus chaque fois qu’une grande idée
ensuite par quelque grand coup avec le secours de l’État !
vient prendre la place des préoccupations mesquines de notre vie quotidienne.
 
Comment donc douter que, le jour où les instruments de production seraient
Faut-il encore parler des petites fortunes attribuées par les économistes
remis à tous, où l’on ferait la besogne en commun, et le travail,
à l’épargne, tandis que l’épargne, par elle-même,
recouvrant cette fois la place d’honneur dans la société, produirait
ne « rapporte » rien, tant que les sous « épargnés » ne sont pas
bien plus qu’il ne faut pour tous — comment douter qu’alors, cette tendance
employés à exploiter les meurt-de-faim.
(déjà si puissante) n’élargisse sa sphère d’action
jusqu’à devenir le principe même de la vie sociale ?
 
D’après ces indices, et réfléchissant, en outre, au côté
Voici un cordonnier. Admettons que son travail soit bien payé, qu’il
pratique de l’expropriation dont nous allons parler dans les chapitres suivants,
ait une bonne clientèle et qu’à force de privations il soit parvenu
nous sommes d’avis que notre première obligation, quand la révolution
à mettre de côté deux francs par jour, cinquante francs
aura brisé la force qui maintient le système actuel, sera de réaliser
par mois !
immédiatement le communisme.
 
Mais notre communisme n’est ni celui des phalanstériens, ni celui des
Admettons que notre cordonnier ne soit jamais malade ; qu’il mange à
théoriciens autoritaires allemands. C’est le communisme anarchiste, le
sa faim, malgré sa rage pour l’épargne qu’il ne se marie pas,
communisme sans gouvernement, — celui des hommes libres. C’est la synthèse
ou qu’il n’ait pas d’enfants qu’il ne mourra pas de phtisie ; admettons tout
des deux buts poursuivis par l’humanité à travers les âges
ce que vous voudrez !
— la liberté économique et la liberté politique.
 
===II===
Eh bien, à l’âge de cinquante ans il n’aura pas mis de côté
quinze mille francs ; et il n’aura pas de quoi vivre pendant sa vieillesse,
lorsqu’il sera incapable de travailler. Certes, ce n’est pas ainsi que s’amassent
les fortunes.
 
En prenant « l’anarchie » pour idéal d’organisation politique, nous
Mais voici un autre cordonnier. Dès qu’il aura mis quelques sous de
ne faisons encore que formuler une autre tendance prononcée de l’humanité.
côté, il les portera soigneusement à la caisse d’épargne,
Chaque fois que la marche du développement des sociétés
et celle-ci les prêtera au bourgeois qui est en train de monter une exploitation
européennes l’a permis, elles secouaient le joug de l’autorité
de va-nu-pieds. Puis, il prendra un apprenti, l’enfant d’un misérable
et ébauchaient un système basé sur les principes de la
qui s’estimera heureux si, au bout de cinq ans, son fils apprend le métier
liberté individuelle. Et nous voyons dans l’Histoire que les périodes
et parvient à gagner sa vie.
durant lesquelles les gouvernements furent ébranlés, à
la suite de révoltes partielles ou générales, ont été
des époques de progrès soudain sur le terrain économique
et intellectuel.
 
Tantôt c’est l’affranchissement des communes, dont les monuments — fruit
L’apprenti « rapportera » à notre cordonnier, et, si celui-ci a de la
du travail libre d’associations libres — n’ont jamais été surpassés
clientèle, il s’empressera de prendre un second ’ puis un troisième
depuis ; tantôt c’est le soulèvement des paysans qui fit la Réforme
élève. Plus tard, il aura deux ou trois ouvriers, — des misérables,
et mit en péril la Papauté ; tantôt c’est la société,
heureux de toucher trois francs par jour pour un travail qui en vaut six. Et
libre un moment, que créèrent de l’autre côté de
si notre cordonnier « a la chance » c’est-à-dire, s’il est assez malin,
l’Atlantique les mécontents venus de la vieille Europe.
ses ouvriers et ses apprentis lui rapporteront une vingtaine de francs par jour
en plus de son propre travail. il pourra agrandir son entreprise, il s’enrichira
peu à peu et n’aura pas besoin de se priver du strict nécessaire.
Il laissera à son fils un petit magot.
 
Et si nous observons le développement présent des nations civilisées,
Voilà ce qu’on appelle « faire de l’épargne, avoir des habitudes
nous y voyons, à ne pas s’y méprendre, un mouvement de plus en
de sobriété ». Au fond, c’est tout bonnement exploiter des meurt-de-faim.
plus accusé pour limiter la sphère d’action du gouvernement et
laisser toujours plus de liberté à l’individu. C’est l’évolution
actuelle, gênée, il est vrai, par le fatras d’institutions et de
préjugés hérités du passé ; comme toutes
les évolutions, elle n’attend que la révolution pour renverser
les vieilles masures qui lui font obstacle, pour prendre un libre essor dans
la société régénérée.
 
Après avoir tenté longtemps vainement de résoudre ce problème
Le commerce semble faire exception à la règle. « Tel homme, nous
insoluble : celui de se donner un Gouvernement, « qui puisse contraindre l’individu
dira-t-on, achète du thé en Chine, l’importe en France et réalise
à l’obéissance, sans toutefois cesser d’obéir lui-même
un bénéfice de trente pour cent sur son argent. Il n’a exploité
à la société », l’humanité s’essaye à
personne.»
se délivrer de toute espèce de gouvernement et à satisfaire
ses besoins (l’organisation par la libre entente entre individus et groupes
poursuivant le même but. L’indépendance de chaque minime unité
territoriale devient un besoin pressant ; le commun accord remplace la loi,
et, pardessus les frontières, règle les intérêts
particuliers en vue d’un but général.
 
Tout ce qui fut jadis considéré comme fonction du gouvernement
Et cependant, le cas est analogue. Si notre homme avait transporté le
lui est disputé aujourd’hui : on s’arrange plus facilement et mieux sans
thé sur son dos, à la bonne heure ! jadis, aux origines du Moyen
son intervention. En étudiant les progrès faits dans cette direction,
Age, c’est précisément de cette manière qu’on faisait le
nous sommes amenés à conclure que l’humanité tend à
commerce. Aussi ne parvenait-on jamais aux étourdissantes fortunes
réduire à zéro l’action des gouvernements, c’est-à-dire
de nos jours : à peine si le marchand d’alors mettait de côté
à abolir l’État, cette personnification de l’injustice, de l’oppression
quelques écus après un voyage pénible et dangereux. C’était
et du monopole.
moins la soif du gain que le goût des voyages et des aventures qui le
poussait à faire le commerce.
 
Nous pouvons déjà entrevoir un monde où l’individu, cessant
Aujourd’hui, la méthode est plus simple. Le marchand qui possède
d’être lié par des lois, n’aura que des habitudes sociales — résultat
un capital n’a pas besoin de bouger de son comptoir pour s’enrichir. Il télégraphie
du besoin éprouvé par chacun d’entre nous, de chercher l’appui,
à un commissionnaire l’ordre d’acheter cent tonnes de thé ; il
la coopération, la sympathie de ses voisins.
affrète un navire ; et en quelques semaines, en trois mois, si c’est
un voilier, — le navire lui aura porté sa cargaison. Il ne court même
pas les risques de la traversée, puisque son thé et son navire
sont assurés. Et s’il a dépensé cent mille francs, il en
touchera cent trente, — à moins qu’il n’ait voulu spéculer sur
quelque marchandise nouvelle, auquel cas il risque, soit de doubler sa fortune,
soit de la perdre entièrement.
 
Certainement, l’idée d’une société sans État suscitera,
Mais comment a-t-il pu trouver des hommes qui se sont décidés
pour le moins, autant d’objections que l’économie politique d’une société
à faire la traversée, aller en Chine et en revenir, travailler
sans capital privé. Tous, nous avons été nourris de préjugés
dur, supporter des fatigues, risquer leur vie pour un maigre salaire ? Comment
sur les fonctions providentielles de l’État. Toute notre éducation, depuis
a-t-il pu trouver dans les docks des chargeurs et des déchargeurs, qu’il
l’enseignement des traditions romaines jusqu’au code de Byzance que l’on étudie
payait juste de quoi ne pas les laisser mourir de faim pendant
sous le nom de droit romain, et les sciences diverses professées dans
qu’ils travaillaient ? Comment ? — Parce qu’ils sont misérables ! Allez dans un port de mer,
les universités, nous habituent à croire au gouvernement et aux
visitez les cafés sur la plage, observez ces hommes qui viennent se faire
vertus de l’État-Providence.
embaucher, se battant aux portes des docks qu’ils assiègent dès
l’aube pour être admis à travailler sur les navires. Voyez ces
marins, heureux d’être engagés pour un voyage lointain, après
des semaines et des mois d’attente ; toute leur vie ils ont passé de
navire en navire et ils en monteront encore d’autres, jusqu’à ce qu’ils
périssent un jour dans les flots.
 
Des systèmes de philosophie ont été élaborés
Entrez dans leurs chaumières, considérez ces femmes et ces enfants
et enseignés pour maintenir ce préjugé. Des théories
en haillons, qui vivent on ne sait comment en attendant le retour du père
de la loi sont rédigées dans le même but. Toute la politique
— et vous aurez aussi la réponse.
est basée sur ce principe ; et chaque politicien, quelle que soit sa
nuance, vient toujours dire au peuple : « Donnez-moi le pouvoir, je veux, je
peux vous affranchir des misères qui pèsent sur vous ! »
 
Du berceau au tombeau tous nos agissements sont dirigés par ce principe.
Multipliez les exemples, choisissez-les où bon vous semblera ; méditez
Ouvrez n’importe quel livre de sociologie, de jurisprudence, vous y trouverez
sur l’origine de toutes les fortunes, grandes ou petites, qu’elles viennent
toujours le gouvernement, son organisation, ses actes, prenant une place si
du commerce, de la banque, de l’industrie ou du sol. Partout vous constaterez
grande que nous nous habituons à croire qu’il n’y a rien en dehors du
que la richesse des uns est faite de la misère des autres. Une société
gouvernement et des hommes d’État.
anarchiste n’a pas à craindre le Rothschild inconnu qui viendrait tout
à coup s’établir dans son sein. Si chaque membre de la communauté
sait qu’après quelques heures de travail productif, il aura droit à
tous les plaisirs que procure la civilisation, aux jouissances profondes que
la Science et l’Art donnent à qui les cultive, il n’ira pas vendre sa
force de travail pour une maigre pitance ; personne ne s’offrira pour enrichir
le Rothschild en question. Ses écus seront des pièces de métal,
utiles pour divers usages, mais incapables de faire des petits.
 
La même leçon est répétée sur tous les tons
En répondant à l’objection précédente, nous avons
par la presse. Des colonnes entières sont consacrées aux débats
en même temps déterminé les limites de l’expropriation.
des parlements, aux intrigues des politiciens ; c’est à peine si la vie
quotidienne, immense, d’une nation s’y fait jour dans quelques lignes traitant
un sujet économique, à propos d’une loi, ou, dans les faits divers,
par l’intermédiaire de la police. Et quand vous lisez ces journaux, vous
ne pensez guère au nombre incalculable d’êtres — toute l’humanité,
pour ainsi dire — qui grandissent et qui meurent, qui connaissent les douleurs,
qui travaillent et consomment, pensent et créent, par-delà ces
quelques personnages encombrants que l’on a magnifiés jusqu’à
leur faire cacher l’humanité, de leurs ombres, grossies par notre ignorance.
 
Et cependant, dès qu’on passe de la matière imprimée à
L’expropriation doit porter sur tout ce qui permet à qui que ce soit
la vie même, dès qu’on jette un coup d’&oelig;il sur la société,
— banquier, industriel, ou cultivateur — de s’approprier le travail d’autrui.
on est frappé de la part infinitésimale qu’y joue le gouvernement.
La formule est simple et compréhensible.
Balzac avait déjà remarqué combien de millions de paysans
restent leur vie entière sans rien connaître de l’État, sauf les
lourds impôts qu’ils sont forcés de lui payer. Chaque jour des
millions de transactions sont faites sans l’intervention du gouvernement, et
les plus grosses d’entre elles — celles du commerce et de la Bourse sont traitées
de telle façon que le gouvernement ne pourrait même pas être
invoqué si l’une des parties contractantes avait l’intention de ne pas
tenir son engagement. Parlez à un homme qui connaît le commerce,
et il vous dira que les échanges opérés chaque jour entre
les commerçants seraient d’une impossibilité absolue s’ils n’étaient
basés sur la confiance mutuelle. L’habitude de tenir parole, le désir
de ne pas perdre son crédit suffisent amplement pour maintenir cette
honnêteté relative, — l’honnêteté commerciale. Celui-là
même qui n’éprouve pas le moindre remords à empoisonner
sa clientèle par des drogues infectes, couvertes d’étiquettes
pompeuses, tient à honneur de garder ses engagements. Or, si cette moralité
relative a pu se développer jusque dans les conditions actuelles, alors
que l’enrichissement est le seul mobile et le seul objectif, — pouvons-nous
douter qu’elle ne progresse rapidement dès que l’appropriation des fruits
du labeur d’autrui ne sera plus la base même de la société?
 
Un autre trait frappant, qui caractérise surtout notre génération,
Nous ne voulons pas dépouiller chacun de son paletot ; mais nous voulons
parle encore mieux en faveur de nos idées. C’est l’accroissement continuel
rendre aux travailleurs ''tout'' ce qui permet à n’importe qui de
du champ des entreprises dues à l’initiative privée et le développement
les exploiter : et nous ferons tous nos efforts pour que, personne ne manquant
prodigieux des groupements libres de tout genre. Nous en parlerons plus longuement
de rien, il n’y ait pas ''un seul homme'' qui, soit ''forcé'' de
dans les chapitres consacrés à la ''Libre Entente''. Qu’il
vendre ses bras pour exister, lui et ses enfants.
nous suffise de dire ici que ces faits sont nombreux et si habituels, qu’ils
 
forment l’essence de la seconde moitié de ce siècle, alors même
Voilà comment nous entendons l’expropriation et notre devoir pendant
que les écrivains en socialisme et en politique les ignorent, préférant
la Révolution, dont nous espérons l’arrivée, — non dans
nous entretenir toujours des fonctions du gouvernement. Ces organisations libres,
deux cents ans d’ici, mais dans un avenir ''prochain''.
variées à l’infini, sont un produit si naturel ; elles croissent
 
si rapidement et elles se groupent avec tant de facilité ; elles sont
===III===
un résultat si nécessaire de l’accroissement continuel des besoins
 
de l’homme civilisé, et enfin elles remplacent si avantageusement l’immixtion
L’idée anarchiste en général et celle d’expropriation en
gouvernementale, que nous devons reconnaître en elles un facteur de plus
particulier trouvent beaucoup plus de sympathies qu’on ne le pense, parmi les
en plus important dans la vie des sociétés.
hommes indépendants de caractère et ceux pour lesquels l’oisiveté
n’est pas l’idéal suprême. « Cependant —, nous disent souvent nos
amis, " gardez-vous d’aller trop loin ! Puisque l’humanité ne se modifie
pas en un jour, ne marchez pas trop vite dans vos projets d’expropriation et
d’anarchie ! Vous risqueriez de ne rien faire de durable. »
 
Eh bien, ce que nous craignons, en fait d’expropriation, ce n’est nullement
d’aller trop loin. Nous craignons, au contraire, que l’expropriation se fasse
sur une échelle trop petite pour être durable que
l’élan révolutionnaire s’arrête à mi-chemin qu’il
s’épuise en demi-mesures qui ne sauraient contenter personne et qui,
tout en produisant un bouleversement formidable dans la société
et un arrêt de ses fonctions, ne seraient cependant pas viables, sèmeraient
le mécontentement général et amèneraient fatalement
le triomphe de la réaction.
 
Il y a, en effet, dans nos sociétés, des rapports établis
qu’il est matériellement impossible de modifier si on y touche seulement
en partie. Les divers rouages de notre organisation économique sont si
intimement liés entre eux qu’on n’en peut modifier un seul sans les modifier
dans leur ensemble ; on s’en apercevra dès qu’on voudra exproprier quoi
que ce soit.
Supposons, en effet, que dans une région quelconque il se fasse une
expropriation limitée : qu’on se borne, par exemple, à exproprier
les grands seigneurs fonciers, sans toucher aux usines, comme le demandait naguère
Henry Georges ; que dans telle ville on exproprie les maisons, sans mettre en
commun les denrées ; ou que dans telle région industrielle on
exproprie les usines sans toucher aux grandes propriétés foncières :
 
Le résultat sera toujours le même. Bouleversement immense de la
vie économique, sans les moyens de réorganiser cette vie économique
sur des bases nouvelles. Arrêt de l’industrie et de l’échange,
sans le retour aux principes de justice ; impossibilité pour la société
de reconstituer un tout harmonique.
 
Si l’agriculteur s’affranchit du grand propriétaire foncier, sans que
l’industrie s’affranchisse du capitaliste industriel, du commerçant et
du banquier — il n’y aura rien de fait. Le cultivateur souffre aujourd’hui,
non seulement d’avoir à payer des rentes au propriétaire du sol,
mais il pâtit de l’ensemble des conditions actuelles : il pâtit
de l’impôt prélevé sur lui par l’industriel, qui lui fait
payer trois francs une bêche ne valant — comparée au travail de
l’agriculteur — que quinze sous ; des taxes prélevées par l’État,
qui ne peut exister sans une formidable hiérarchie de fonctionnaires ; des frais d’entretien de l’armée que maintient l’État, parce que les
industriels de toutes les nations sont en lutte perpétuelle pour les
marchés, et que chaque jour, la guerre peut éclater à la
suite d’une querelle survenue pour l’exploitation de telle partie de l’Asie
ou de l’Afrique. L’agriculteur souffre de la dépopulation des campagnes,
dont la jeunesse est entraînée vers les manufactures des grandes
villes, soit par l’appât de salaires plus élevés, payés
temporairement par les producteurs des objets de luxe, soit par les agréments
d’une vie plus mouvementée ; il souffre encore de la protection artificielle
de l’industrie, de l’exploitation marchande des pays voisins, de l’agiotage,
de la difficulté d’améliorer le sol et de perfectionner l’outillage,
etc. Bref, l’agriculture souffre, non seulement de la rente, mais de l’ensemble
des conditions de nos sociétés basées sur l’exploitation ; et lors même que l’expropriation permettrait à tous de cultiver
la terre et de la faire valoir sans payer de rentes à personne, l’agriculture,
— lors même qu’elle aurait un moment de bien-être, ce qui n’est
pas encore prouvé, retomberait bientôt dans le marasme où
elle se trouve aujourd’hui. Tout serait à recommencer, avec de nouvelles
difficultés en plus.
 
De même pour l’industrie. Remettez demain les usines aux travailleurs,
faites ce que l’on a fait pour un certain nombre de paysans qu’on a rendus propriétaires
du sol. Supprimez le patron, mais laissez la terre au seigneur, l’argent au
banquier, la Bourse au commerçant ; conservez dans la société
cette masse d’oisifs qui vivent du travail de l’ouvrier, maintenez les mille
intermédiaires, l’État avec ses fonctionnaires innombrables, — et l’industrie
ne marchera pas. Ne trouvant pas d’acheteurs dans la masse des paysans restés
pauvres ; ne possédant pas la matière première et ne pouvant
exporter ses produits, en partie à cause de l’arrêt du commerce
et surtout par l’effet de la décentralisation des industries, elle ne
pourra que végéter, en abandonnant les ouvriers sur le pavé,
et ces bataillons d’affamés seront prêts à se soumettre
au premier intrigant venu, ou même à retourner vers l’ancien régime,
pourvu qu’il leur garantisse la main d’&oelig;uvre.
 
Ou bien, enfin, expropriez les seigneurs de la terre et rendez l’usine aux
travailleurs, mais sans toucher à ces nuées d’intermédiaires
qui spéculent aujourd’hui sur les farines et les blés, sur la
viande et les épices dans les grands centres, en même temps qu’ils
écoulent les produits de nos manufactures. Eh bien, lorsque l’échange
s’arrêtera et que les produits ne circuleront plus ; lorsque Paris manquera
de pain et que Lyon ne trouvera pas d’acheteurs pour ses soies, la réaction
reviendra terrible, marchant sur les cadavres, promenant la mitrailleuse dans
les villes et les campagnes, faisant des orgies d’exécutions et de déportations,
comme elle l’a fait en 1815, en 1848 et en 1871.
 
Tout se tient dans nos sociétés, et il est impossible de réformer
quoi que ce soit sans ébranler l’ensemble.
 
Du jour où l’on frappera la propriété privée sous
une de ses formes, — foncière ou industrielle, — on sera forcé
de la frapper sous toutes les autres. Le succès même de la Révolution
l’imposera.
 
D’ailleurs, le voudrait-on, on ne pourrait pas se borner à une expropriation
partielle. Une fois que le ''principe'' de la Sainte Propriété
sera ébranlé, les théoriciens n’empêcheront pas qu’elle
soit détruite, ici par les serfs de la glèbe, et là par
les serfs de l’industrie.
 
Si une grande ville — Paris, par exemple, — met seulement la main sur les maisons
ou sur les usines, elle sera amenée par la force même des choses
à ne plus reconnaître aux banquiers le droit de prélever
sur la Commune cinquante millions d’impôts sous forme d’intérêts
pour des prêts antérieurs. Elle sera obligée de se mettre
en rapport avec des cultivateurs, et forcément elle les poussera à
s’affranchir des possesseurs du sol. Pour pouvoir manger et produire, il lui
faudra exproprier les chemins de fer ; enfin, pour éviter le gaspillage
des denrées, pour ne pas rester, comme la Commune de 1793, à la
merci des accapareurs de blé, elle remettra aux citoyens mêmes
le soin d’approvisionner leurs magasins de denrées et de répartir
les produits.
Cependant quelques socialistes ont encore cherché à établir
une distinction. — « Qu’on exproprie le sol, le sous-sol, l’usine, la manufacture,
— nous le voulons bien », disaient-ils. « Ce sont des instruments de production,
et il serait juste d’y voir une propriété publique. Mais il y
a, outre cela, les objets de consommation : la nourriture, le vêtement,
l’habitation, qui doivent rester propriété privée. »
 
Si elles ne s’étendent pas encore à l’ensemble des manifestations
Le bons sens populaire a eu raison de cette distinction subtile. En effet,
de la vie, c’est qu’elles rencontrent un obstacle insurmontable dans la misère
nous ne sommes pas des sauvages pour vivre dans la forêt sous un abri
du travailleur, dans les castes de la société actuelle, dans l’appropriation
de branches. Il faut une chambre, une maison, un lit, un poêle à
privée du capital, dans l’État. Abolissez ces obstacles et vous les verrez
l’Européen qui travaille.
couvrir l’immense domaine de l’activité des hommes civilisés.
 
L’histoire des cinquante dernières années a fourni la preuve
Le lit, la chambre, la maison sont des lieux de fainéantise pour celui
vivante de l’impuissance du gouvernement représentatif à s’acquitter
qui ne produit rien. Mais pour le travailleur, une chambre chauffée et
des fonctions dont on a voulu l’affubler. On citera un jour le XIX<sup>e</sup> siècle
éclairée est aussi bien un instrument de production que la machine
comme la date de l’avortement du parlementarisme.
ou l’outil. C’est le lieu de restauration de ses muscles et de ses nerfs, qui
s’useront demain en travail. Le repos du producteur, c’est la mise en train
de la machine.
 
Mais cette impuissance devient si évidente pour tous, les fautes du
C’est encore plus évident pour la nourriture. Les prétendus économistes
parlementarisme et les vices fondamentaux du principe représentatif sont
dont nous parlons ne se sont jamais avisés de dire que le charbon brûlé
si frappants, que les quelques penseurs qui en ont fait la critique (J.-S- Mill,
dans une machine ne doive pas être rangé parmi les objets aussi
Leverdays) n’ont eu qu’à traduire le mécontentement populaire.
nécessaires à la production que la matière première.
En effet, ne conçoit-on pas qu’il est absurde de nommer quelques hommes
Comment se fait-il donc que la nourriture, sans laquelle la machine humaine
et de leur dire Faites-nous des lois sur toutes les manifestations de
ne saurait dépenser le moindre effort, puisse être exclue des objets
notre vie, lors même que chacun de vous les ignore " ? On commence à
indispensables au producteur ? Serait-ce un reste de métaphysique
comprendre que gouvernement des majorités veut dire abandon de toutes
religieuse ?
les affaires du pays à ceux qui font les majorités, c’est-à-dire,
aux « crapauds du marais », à la Chambre et dans les comices : à
ceux en un mot qui n’ont pas d’opinion. L’humanité cherche, et elle trouve
déjà de nouvelles issues.
 
L’Union postale internationale, les unions de chemins de fer, les sociétés
Le repas copieux et raffiné du riche est bien une consommation de luxe.
savantes nous donnent l’exemple de solutions trouvées par la libre entente,
Mais le repas du producteur est un des objets nécessaires à la
au lieu et place de la loi.
production, au même titre que le charbon brûlé par la machine
à vapeur.
 
Aujourd’hui, lorsque des groupes disséminés aux quatre coins
Même chose pour le vêtement. Car si les économistes qui
du globe veulent arriver à s’organiser pour un but quelconque, ils ne
font cette distinction entre les objets de production et ceux de consommation
nomment plus un parlement international de députés ''bons à tout faire'', auxquels on dit : « Votez-nous des lois, nous
portaient le costume des sauvages de la Nouvelle-Guinée, — nous comprendrions
obéirons ». Quand on ne peut pas s’entendre directement ou par correspondance,
ces réserves. Mais des gens qui ne sauraient écrire une ligne
on envoie des délégués connaissant la question spéciale
sans avoir une chemise sur le dos, sont mal placés pour faire une si
à traiter et on leur dit : « Tâchez de vous accorder sur telle
grande distinction entre leur chemise et leur plume. Et si les robes pimpantes
question et alors revenez, — non pas avec une loi dans votre poche, mais avec
de leurs dames sont bien des objets de luxe, cependant il y a une certaine quantité
une proposition d’entente que nous accepterons ou n’accepterons
de toile, de cotonnade et de laine dont le producteur ne peut se passer pour
pas. »
produire. La blouse et les souliers, sans lesquels un travailleur serait gêné
de se rendre à son travail ; la veste qu’il endossera, la journée
finie ; sa casquette, lui sont aussi nécessaires que le marteau et l’enclume.
 
C’est ainsi qu’agissent les grandes compagnies industrielles, les sociétés
Qu’on le veuille, ou qu’on ne le veuille pas, c’est ainsi que le peuple entend
savantes, les associations de toute sorte qui couvrent déjà l’Europe
la révolution. Dès qu’il aura balayé les gouvernements,
et les États-Unis. Et c’est ainsi que devra agir une société affranchie.
il cherchera avant tout à s’assurer un logement salubre, une nourriture
Pour faire l’expropriation, il lui sera absolument impossible de s’organiser
suffisante et le vêtement, sans payer tribut.
sur le principe de la représentation parlementaire. Une société
fondée sur le servage pouvait s’arranger de la monarchie absolue : une
société basée sur le salariat et l’exploitation des masses
par les détenteurs du capital s’accommodait du parlementarisme. Mais
une société libre, rentrant en possession de l’héritage
commun, devra chercher dans le libre groupement et la libre fédération
des groupes une organisation nouvelle, qui convienne à la phase économique
nouvelle de l’histoire.
 
A chaque phase économique répond sa phase politique, et il sera
Et le peuple aura raison. Sa manière d’agir sera infiniment plus conforme
impossible de toucher à la propriété sans trouver du même
à la « science » que celle des économistes qui font tant de distinctions
coup un nouveau mode de vie politique.
entre l’instrument de production et les articles de consommation. Il comprendra
que c’est précisément par là que la révolution doit
commencer, et il jettera les fondements de la seule science économique
qui puisse réclamer le titre de science et qu’on pourrait qualifier :
''étude des besoins de l’humanité et des moyens économiques
de les satisfaire''.
 
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