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II. L’INSTITUT DES HAUTES ÉTUDES, LES GRANDS TRAVAUX PUBLICS ET LA SITUATION FINANCIÈRE DE FLORENCE. <ref> Voyez la ''Revue'' du 1er mai.</ref>
 
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Il y aurait, dans ce siècle de révolutions, un livre curieux et piquant à écrire : ce serait l’histoire comparée des gouvernemens provisoires de l’ancien monde. On s’abstiendrait de passer l’Océan ; dans les républiques de l’Amérique centrale et méridionale, il y a trop peu de différence entre le provisoire et le définitif. L’historien aurait assez à faire, depuis 1789, avec les gouvernemens provisoires français, belges, allemands, polonais, autrichiens, hongrois, italiens, espagnols et autres. A tous, il reconnaîtrait des caractères communs qui s’expliquent par leur origine; la révolte contre les pouvoirs établis ou l’insurrection contre l’étranger. L’irrégularité de leur naissance, les hasards de leur composition improvisée et tumultuaire, l’incertitude de leur lendemain les condamnent à
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une hâte fiévreuse. Héritant de situations troublées et confuses, ils professent ou ils affectent une confiance puérile dans l’efficacité des solennels exposés de principes et des décrets révolutionnaires : ils mettent à l’ordre du jour le patriotisme et la vertu, ils prétendent guérir en une heure des maux qui sont l’œuvre des siècles, ils croient aux remèdes secrets et aux panacées humanitaires, ils s’enivrent de leur parole ; leur autorité soudaine et précaire leur monte à la tête. Il ne dépend d’ailleurs point d’eux de méditer et de se recueillir. Les passions qui les ont poussés au pouvoir exigent des satisfactions immédiates. Le parti qui triomphe sent bien que ses mandataires ne peuvent pas compter sur le temps; pourquoi leur ferait-il un crédit qui ne serait qu’une duperie? Ainsi talonnés sans relâche par des impatiences et des défiances sans cesse renaissantes, ces malheureux gouvernemens, malgré le mérite personnel et les hautes qualités morales de quelques-uns de leurs membres, s’usent très vite dans une agitation presque toujours stérile. Quand ils ne disparaissent pas dans quelque catastrophe tragique, ils ont à lutter par les armes contre ceux mêmes qui les acclamaient quelques semaines plus tôt, ou bien c’est la raillerie qui les mine et les ébranle. Lorsque sonne pour eux l’heure de céder la place à des pouvoirs réguliers, les tribuns les plus populaires, les patriotes les plus ardens sont souvent à tel point discrédités qu’il ne leur reste plus qu’à s’effacer et à se perdre dans la foule, heureux si au bout de quelques années on leur rend justice, on leur tient compte de la pureté de leurs intentions, des fautes qu’ils ont évitées, de tout le mal qu’ils ont empêché.
 
Ces caractères communs, l’historien les trouverait, plus ou moins marqués, à peu près partout; mais il distinguerait bien vite, entre ces pouvoirs de même titre et de semblable origine, des différences sensibles, qui tiennent soit aux circonstances, soit aux tempéramens divers des pays où ils sont nés. Pour n’indiquer ici que deux de ces nuances, ce serait peut-être en France qu’il rencontrerait les gouvernemens tout à la fois les plus honnêtes et les plus candides, les plus faciles à l’illusion, les plus éloquens, les plus prodigues d’allocutions brillantes et de phrases sonores. Chez les Italiens au contraire, chez ce peuple que, jusqu’à ces dernières années, nous connaissions et nous jugions si mal, on citerait plus d’un chef issu de la révolution qui est resté assez maître de lui-même, assez avisé d’esprit, assez sobre de proclamations et de promesses pour que sa popularité ait survécu à sa dictature éphémère et que son œuvre n’ait pas été emportée par une violente réaction. Ce n’est pas, est-il besoin de le dire? à Garibaldi que nous songeons. Dans le royaume des Deux-Siciles, le hardi conquérant s’est livré à une véritable débauche de paroles imprudentes et
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pompeuses, de décrets souvent enfantins, parfois dangereux. Quand il a fait hommage de sa conquête à Victor-Emmanuel, le temps pressait; on ne sait ce qui serait advenu des provinces méridionales si Garibaldi et ses collaborateurs n’avaient en toute hâte remis le pouvoir à une administration plus capable de rassurer les intérêts, d’arrêter des vengeances qui pouvaient sembler légitimes, et de garantir la paix intérieure. Ceux auxquels nous pensons, sans même remonter jusqu’au sage et noble Manin, ce sont les hommes d’état dont l’habile conduite sut, après Villafranca et le traité de Zurich, rattacher au royaume subalpin, malgré toutes les difficultés du dedans et du dehors, l’Italie centrale tout entière, c’est Farini dans l’Emilie, c’est surtout, en Toscane, Ricasoli, ''le baron de fer'', comme on l’avait surnommé à Florence.
 
Nous n’avons point à rappeler ici comment, malgré les regrets et les résistances de la diplomatie française, malgré l’ardente opposition de patriotes aussi justement respectés que Montanelli, la persévérance et la froide énergie de Ricasoli surent conduire la Toscane au plébiscite du mois de mars 1860, où l’annexion au royaume d’Italie fut demandée par 360,775 votans sur 386,445. Ce que nous tenons à constater, c’est que, pendant sa courte durée, un peu moins d’un an, ce gouvernement de transition eut assez de liberté d’esprit pour concevoir la pensée de plusieurs des fondations qui devaient compenser ce que Florence perdait au départ des grands-ducs. Plus de cour, un palais vide; hier encore capitale d’un état souverain, Florence tombait au rang de simple ville de province. Pour la dédommager, il fallait des institutions qui, de quelque manière, rendissent à la noble cité la position éminente dont semblait devoir la dépouiller cette déchéance au-devant de laquelle il lui plaisait de courir, dans l’intérêt de cette Italie une et forte dont la grande image commençait à se dessiner sous les yeux de l’Europe surprise et encore incrédule. L’idée nationale, en travail d’enfantement, exigeait de tous, des individus comme des cités et des peuples de l’Italie, un sacrifice complet et sans arrière-pensée. Cette abdication, Florence la signerait de bonne grâce et sans marchander. Elle était engagée par son passé ; de Dante et de Machiavel à Niccolini, encore vivant <ref> Voyez, dans la ''Revue'' du 15 juillet 1866, l’étude de M. de Mazade sur ''Niccolini et la vie toscane''. </ref>, n’étaient-ce pas les grands Florentins qui avaient le plus contribué à faire naître et à entretenir dans l’âme inquiète de l’Italie morcelée cette aspiration et ce rêve qui soudain prenaient corps, par un concours imprévu de circonstances heureuses ? Avant d’entrer dans le domaine des faits, l’unité nationale n’avait-elle pas été comme ébauchée sous les
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voûtes de Santa-Croce, dans cette église où reposaient les uns auprès des autres, sans distinction d’origine, les plus illustres morts de toute l’Italie?
 
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Par un décret en date du 22 décembre 1859, le gouvernement provisoire toscan, sur la proposition du marquis Ridolfi, ministre de l’instruction publique, décidait la fondation à Florence d’un
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institut de hautes études pratiques et de perfectionnement (''Istituto supertore di studîi pratici e di perfezionamento''). A l’appui de cette décision, le ministre pouvait invoquer des souvenirs qui, pour remonter à une époque déjà lointaine, n’en étaient pas moins restée présens à la mémoire des patriotes florentins. L’établissement à Florence d’un centre d’enseignement supérieur n’était point une nouveauté sans précédens; c’était au contraire la réalisation d’une pensée qu’avait conçue la république florentine dans le cours de ce grand siècle où son génie avait enfanté presqu’à la fois la ''Divine Comédie'' de l’Alighieri, le dôme d’Arnolfo di Cambio, les peintures de Giotto. On a conservé le texte des considérans par lesquels la seigneurie justifiait en 1321 le projet de cette création : on y sent le même amour du grand, on y reconnaît la même largeur de vues, on y entend retentir le même accent libre et fier que dans le fameux décret de 1296 par lequel la république avait décidé la reconstruction de la cathédrale et avait ordonné à l’architecte « d’y déployer la plus haute et la plus somptueuse magnificence qui se pût inventer, de manière que toute l’industrie et toute la puissance des hommes ne pussent faire église ni plus belle ni plus grande. »
 
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En 1451, l’université florentine comptait 42 professeurs, mais vers la fin du XVe siècle et dans toute la première moitié du siècle suivant la vie de la république fut si agitée et si précaire, si troublée par les vicissitudes de la politique italienne et par les luttes des partis que bien souvent la seigneurie ne sut pas trouver dans sa caisse les 2,500 florins d’or qu’exigeaient les dépenses courantes de l’université. Il arrivait alors que les professeurs n’étaient pas remplacés; certaines chaires restaient vacantes, ce qui suspendait ou tout au moins ralentissait la vie universitaire. Cependant,
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malgré ces embarras, Florence ne pouvait se résoudre à s’effacer devant Pise, à lui céder la gloire d’appeler et de retenir dans ses murs, autour de maîtres célèbres, la jeunesse italienne; ne fût-ce que par jalousie, elle recommençait toujours, entre deux crises, à s’occuper de son université, elle tentait de détourner à son profit le courant qui portait les étudians vers les écoles de Pise, plus anciennes que celles de Florence. Après la dernière révolte de Pise contre la suprématie florentine en 1497, l’école de Pise fut même fermée par les vainqueurs et le resta pendant plus de cinquante ans; les cours en avaient d’abord été transférés à Prato, puis ils s’étaient fondus avec ceux de Florence.
 
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Ces cours étaient destinés à tous ceux qui voulaient compléter leur instruction générale; sur la proposition du savant bibliothécaire de la Laurentienne, Bandini, Léopold en fonda d’autres d’un caractère tout scientifique et tout spécial. La bibliothèque Laurentienne était une des plus riches de l’Europe en manuscrits
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orientaux; mais, faute d’orientalistes, ces trésors ne profitaient à personne. Un prélèvement opéré sur les bénéfices ecclésiastiques fournit les fonds nécessaires pour rétribuer de nouveaux professeurs ; ce furent des bénédictins de Vallombreuse qui durent enseigner le grec, l’hébreu, l’arabe et le syriaque. On voulut ainsi préparer des érudits capables de faire honneur à la bibliothèque dont le soin leur serait confié. Le catalogue du fonds oriental avait été rédigé et imprimé en 1742 par un des Assemani : il y aurait à le tenir au courant; de plus, il conviendrait d’expliquer et de publier les plus curieux de tant de textes inédits. Nulle part on n’était mieux placé qu’à Florence pour remplir cette tâche ; on y possédait une admirable suite de caractères orientaux, celle qui avait été fondue à Rome en 1530 par les ordres du cardinal Ferdinand de Médicis.
 
Les académies, avec l’émulation qu’elles excitent et l’échange d’idées qu’elles provoquent, contribuèrent aussi à compenser, pour Florence, la perte de son université. On peut regarder comme la première société savante qui se soit fondée en Europe ce groupe d’adorateurs du génie antique et de la philosophie platonicienne qui se réunissait à jours fixes dans la villa médicéenne de Careggi; Marsile Ficin en était le président naturel, et Laurent le Magnifique prenait un vif plaisir à partager ces entretiens et ces discussions. Ces conversations, qui se poursuivaient pendant de longues heures sous les cyprès et les chênes verts d’une maison de campagne florentine, rappelaient en effet celles qui s’étaient tenues jadis au bord du Céphise attique, sous ces peupliers et ces platanes dont Sophocle a chanté la fraîche verdure. Le souvenir des jardins d’Académos n’avait ici rien de déplacé; mais il a fallu cette puissance d’appropriation dont tous les idiomes ont le secret pour que ce même terme en vînt à désigner dans toutes les langues de l’Europe des associations qui n’eurent bientôt plus qu’un rapport très lointain avec l’illustre modèle que s’était proposé, dans son enthousiasme naïf, l’académie platonicienne des Médicis. Celle-ci fut dispersée et détruite par les troubles de Florence en 1521; mais l’idée et le goût ne s’en perdirent pas. Elle eut des héritières : l’''Académie florentine'', à laquelle en 1542 Cosme Ier remettait l’autorité, les honneurs, les privilèges et les émolumens qui avaient appartenu jusqu’alors au recteur de l’université ; plus tard l’''Académie de la Crusca'', en 1582, qui se chargea tout particulièrement d’étudier et de perfectionner la langue italienne. La Toscane, sur ces entrefaites, avait produit Galilée; c’était à Florence qu’il avait passé toute la dernière moitié de sa vie, et il y laissait des élèves distingués. Ceux-ci, sous le patronage du cardinal Léopold de Médicis, fondèrent en 1657 l’''Académie del Cimento'', dont la carrière fut courte, mais brillante. Comme l’Académie de la Crusca avait précédé l’Académie française, l’Académie del
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Cimento fraya la voie à notre Académie des sciences et à la Société royale de Londres. Un cabinet de physique fut formé et doté des meilleurs appareils, des instrumens les plus exacts que l’on connût alors; de belles expériences furent exécutées et firent sensation dans toute l’Europe savante.
 
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Léopold avait fondé un observatoire ; les jésuites en avaient un autre qui, après la suppression de leur ordre, devint propriété de l’état. Le testament d’un savant jésuite, le père Ximénès, Sicilien qui s’était établi à Florence, avait assuré les fonds nécessaires pour la création et l’entretien de deux chaires, l’une d’astronomie, l’autre d’hydraulique. Les titulaires en furent désignés en 1786 ; le mène fonds permettait d’acheter tous les livres et tous les instrumens nécessaires. Les ressources que fournissait cette riche dotation avaient donné à Léopold l’idée de s’en servir pour reconstituer l’Académie del Cimento et pour faire du musée un centre de haut enseignement scientifique. Le départ de Léopold, appelé à régner sur l’Autriche, puis les guerres de la révolution ajournèrent tous ces projets; ils ne commencèrent à se réaliser qu’en 1807, pendant la coure durée du royaume d’Étrurie. Alors six chaires furent établies au musée, pour l’astronomie, la physique, la chimie, l’anatomie comparée, la botanique, la géologie et minéralogie. Encore contrarié par le malheur des temps, cet établissement reprit une nouvelle vie sous la dynastie lorraine, après la restauration de 1814 ; il eut des
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professeurs éminens, comme Nobili pour la physique, Parlatore pour la botanique, Amici pour l’astronomie. Avec ce dernier, l’observatoire de Florence fit d’importantes observations et de belles découvertes.
 
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Les règlemens de 1840 et de 1S44 avaient encore confirmé et développé cette organisation; ils avaient porté à quatre le nombre des années de stage que l’on devait faire dans les hôpitaux florentins; ils avaient aussi créé plusieurs cours à l’usage des étudians; L’ensemble de ces cliniques et de ces cours formait ce que l’on avait appelé, dans la langue administrative, ''la section enseignante de l’Université de Pise''. Cette section avait des collections propres, musées pathologique, physiologique; micrographique, elle avait ses
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laboratoires, où se faisaient toutes les analyses, où se poursuivaient toutes les recherches demandées par les maîtres. Quant aux cadavres, ils étaient fournis, en nombre suffisant, par les hôpitaux d’une ville de 180,000 âmes. Il y avait progrès depuis le temps où, vers 1580, le grand-duc François Ier, dans sa sollicitude pour l’école, qui voulait disséquer, avait promis de lui fournir tous les ans un condamné à mort <ref> Galuzri, ''Storia del’gran-ducato'', liv. IV, ch. 50.</ref>.
 
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L’ordre des études universitaires est établi partout en vue d’un diplôme à conquérir et d’une profession à exercer. Les examens en suite desquels est conféré ce diplôme sont combinés de manière que la société soit assurée de trouver chez tous ceux qui s’engageront dans les carrières dites libérales un minimum de connaissances spéciales, par lequel on se sente garanti contre les conséquences dangereuses d’erreurs trop grossières commises par le magistrat, le professeur, le médecin, l’ingénieur, par les hommes
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dont le titre suffît à commander une certaine confiance. L’enseignement de ce que nous nommons ''les facultés'' s’en tient donc d’ordinaire aux parties de la science qui comportent d’utiles et faciles applications; il ne se charge pas non plus de rompre à la pratique ceux qui auront bientôt les leçons de l’expérience. Il ne saurait donc guère faire une place aux théories encore incertaines et discutées, ni à celles qui, par suite de leur complication, ne peuvent être comprises que d’un petit nombre d’esprits préparés par une discipline spéciale. Obligé de se mettre à la portée des intelligences moyennes et de les conduire dans un temps donné jusqu’au seuil de la carrière désirée, il ne peut leur offrir que des idées qui soient tout ensemble admises par tous et aisées à saisir, pour tout dire en un mot, que la science faite, dans ce qu’elle a de plus général, de plus uni et de plus accessible.
 
Cependant, à côté de la science faite, il y a la science qui se fait, et c’est de beaucoup la plus intéressante; c’est elle qui ouvre à l’esprit le domaine illimité du possible, que ses hypothèses et ses intuitions hardies illuminent d’éclairs soudains et brillans. Au-dessus des théories qui se répètent d’année en année, dans tous les cours de tous les pays, et qui sont ainsi devenues comme les lieux communs de l’enseignement supérieur, il y a, dans l’ordre des sciences exactes, ces sommets des hautes mathématiques d’où l’œil embrasse sans effort, dans tous leurs détails, les provinces et les cantons des régions inférieures. Il y a de même, dans les sciences historiques et philologiques, ces procédés de comparaison et de critique, ces méthodes délicates et fines qui fournissent les moyens de contrôler les doctrines courantes et qui enseignent à dégager la vérité des témoignages contradictoires el de la multitude confuse des faits ou du moins à la serrer de plus en plus près, par de lentes et sûres approches. De pareilles études, de telles recherches ne pourront jamais attirer et retenir qu’un bien petit nombre de jeunes gens; elles exigent une vocation toute spéciale, une passion sincère, et du loisir; elles veulent déplus, pour être cultivées avec fruit, l’institution de cours spéciaux où le professeur soit aussi indépendant que l’élève des préoccupations et des nécessités d’un examen à préparer; elles réclament enfin tout un appareil d’instrumens de travail libéralement placés à la disposition de cette laborieuse élite. Ceux qui s’engagent dans cette voie, on ne saurait le leur dissimuler, font un sacrifice ; au point de vue de la fortune et des honneurs, ils doivent se résigner d’avance à se voir dépassés par ceux de leurs contemporains qui se hâtent d’atteindre un but professionnel. La société profitera tôt ou tard de ces investigations patientes et désintéressées; il n’est pas en effet d’invention scientifique, si spéculative qu’elle paraisse aux esprits superficiels, qui
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n’aboutisse un jour à quelque application pratique, qui ne conduise à quelque progrès matériel. En attendant, l’érudit ou le savant et les disciples qu’ils groupent autour d’eux ne demandent aux pouvoirs publics qu’une seule faveur, l’assurance d’être pourvus des moyens qui leur sont, nécessaires afin de poursuivre leurs travaux, la certitude de n’être point arrêtés à chaque pas par le manque de ressources. Comme la vertu, la sainte curiosité trouve sa récompense en elle-même; elle la trouve dans les émotions de la recherche et les joies de la découverte.
 
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Quoique plus âgé d’une dizaine d’années, l’institut florentin n’a pas eu des destinées aussi brillantes ; mais la faute en est bien moins aux hommes qu’aux circonstances. D’une part, en Italie, l’argent a manqué. La dépense de la nouvelle école aurait dû être supportée, tout au moins en grande partie, par l’état, surtout à partir du jour où Florence devint capitale; mais, depuis qu’a été faite l’unité, la richesse nationale ne s’est pas développée dans les mêmes proportions que les impôts qui la frappent. Les taxes ont augmenté plus vite que la production, et le plus clair du revenu a d’ailleurs été absorbé par les dépenses militaires. L’armée, la flotte, les grands travaux publics ont réclamé trop de millions pour que l’Italie pût faire de grands sacrifices en vue de l’instruction publique. Encore ceux auxquels on s’est résolu ont-ils dû profiter plutôt à l’instruction primaire qu’à l’enseignement supérieur ; les écoles élémentaires n’existaient pour ainsi dire pas dans les provinces méridionales <ref> Voyez, dans la ''Revue'' du 15 août 1868, l’étude de M. Marc-Monnier intitulée ''l’Italie à l’œuvre de 1860 à 1868.</ref>. De plus, on ne saurait le nier, les chambres
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italiennes, distraites par d’autres soins qui pouvaient paraître plus pressans, n’ont accordé qu’une médiocre attention aux questions d’enseignement : ministres et publicistes ont tenté plus d’une fois de les y intéresser; mais tous ces efforts les ont laissées assez indifférentes, et l’opinion ne s’est jamais assez émue de ces appels pour forcer la main au parlement <ref> Il nous suffira de citer le travail qu’un ancien ministre du royaume d’Italie, M. Matteuci, a publié dans la ''Revue'' du 1er octobre 1863 sous ce titre : ''l’Instruction publique et la réforme universitaire en Italie''.</ref>.
 
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Ce que se proposaient, les créateurs de l’institut florentin, ce n’était donc pas de fonder une université de plus, c’était de créer à côté, ou, si l’on veut, au-dessus des universités, une école qui répondît à des désirs et à des besoins d’esprit que celles-ci n’étaient pas appelées à satisfaire. Gênée par le défaut de ressources et contrariée par les événemens, la tentative n’a eu qu’un succès incomplet; mais ce n’en reste pas moins un honneur singulier pour les hommes d’état florentins que d’avoir précédé la France dans cette voie, que d’avoir tracé d’une main sûre, en pleine crise révolutionnaire, le cadre et le programme d’un enseignement qui doit trouver
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aujourd’hui sa place dans le système d’instruction publique de tout peuple civilisé.
 
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Au bout d’une dizaine d’années, la plupart des professeurs de l’institut, parmi ceux mêmes qui avaient le mieux réussi, se
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sentaient las d’avoir à trouver toujours de nouveaux sujets, toujours de nouveaux effets pour des auditeurs qu’ils avaient rendus exigeans. De plus, en 1871 Florence perdait son titre de capitale; le départ successif des chambres, du gouvernement, des ministères, en refaisait une ville de province; il éclaircissait les rangs de ces curieux sur lesquels on s’était accoutumé à compter et auxquels on avait sacrifié les vrais élèves. Enfin une grande université nationale remplaçait à Rome, dans les illustres bâtimens de la ''Sapienza'', la vieille université pontificale ; on y appelait aussitôt plusieurs des professeurs les plus distingués de l’institut, et c’étaient encore des chaires vacantes, après bien d’autres qui déjà manquaient de titulaires. Quelques-unes n’avaient jamais été remplies : d’autres ne l’avaient été que pendant un an ou deux. C’est ainsi qu’avait disparu, après avoir eu à peine un commencement d’existence, la section qui devait se vouer à l’étude du droit, de l’administration et de la politique <ref> En 1861, deux chaires étaient déjà vacantes dans cette section ; en 1865, il y en avait cinq ou six d’inoccupées, mais on s’inscrivait encore pour des cours qui ne se faisaient pas. On se décida enfin l’année suivante à refuser les inscriptions, et on fit savoir qu’il ne serait pas pourvu aux chaires.</ref>. La plupart des ministres avaient montré peu de bonne volonté; ils s’étaient laissé prévenir soit par des jalousies provinciales, soit par les clameurs persistantes de l’université de Pise. Dictées par les mêmes sentimens, des attaques répétées s’étaient produites dans la presse et dans le parlement; on avait proposé plusieurs fois la suppression de l’institut. Cette suppression n’avait pas été prononcée ; mais était-ce vivre que de continuer à durer dans des conditions si précaires? Il fallait aviser, sous peine de donner raison aux ennemis qui se hâtaient de proclamer que l’épreuve était suffisante et que l’entreprise avait avorté.
 
Florence avait alors pour ''syndic'' ou maire un homme qui porte dignement un nom célèbre dans l’histoire de la république, et qui aime sa ville natale comme l’aimaient les vieux Florentins, les contemporains de Dante et de Machiavel. M. Peruzzi avait été ministre ; ses amis, ses anciens collègues étaient au pouvoir. Il en profita pour négocier une convention qui, ratifiée par la loi du 30 juin 1872, est aujourd’hui la charte de l’institut. Les frais d’entretien durent se partager entre l’état, la province et la ville. L’état se chargeait des traitemens; mais la province et le municipe promettaient de verser par annuités, en six ans, 360,000 livres. Cette ample allocation devait servir à l’agrandissement des laboratoires et au développement des collections. De plus, l’état et le municipe s’engageaient, chacun en ce qui le concernait, à faire bientôt jouir l’institut de vastes et beaux bâtimens, voisins de la place Saint-Marc, qui étaient alors occupés par des troupes et par des bureaux du ministère de la
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guerre; ce local lui serait livré lorsque serait achevé le transfert à Rome de tous les services publics. Enfin l’école était placée sous la direction d’une sorte de conseil supérieur dont M. Peruzzi fut nommé président, comme premier magistrat de la cité; dans ce conseil, a côté de commissaires royaux, entrèrent les représentans de la province et les délégués du municipe.
 
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Un pareil état de choses a eu les résultats que l’on en pouvait attendre. Le vide se fait autour de ces chaires auxquelles l’état semble porter si peu d’intérêt. Chaque professeur, titulaire ou chargé de cours, doit par semaine deux leçons publiques et une conférence, celle-ci réservée aux véritables étudians. Je ne sais quel nombre d’auditeurs irréguliers amène aux leçons publiques une curiosité qui varie suivant les saisons; mais j’ai sous les yeux l’''Annuaire de l’institut'', qui contient la ''liste nominative des étudians et auditeurs pour l’année scolaire 1876-1877''. J’y trouve inscrits, dans la colonne de la section des sciences physiques et naturelles, cinq noms pour la première année d’études, deux seulement pour la
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seconde. Il y avait donc, en tout, pour cette section, plus de professeurs que d’élèves. La section confère cependant des diplômes qui permettent de devenir professeur dans les gymnases, lycées et instituts techniques. Pourquoi, malgré les dépenses faites à son intention et les avantages qu’elle présente, malgré le mérite reconnu de la plupart de ses maîtres, est-elle ainsi abandonnée? Pour le dire, et pour signaler le remède, il faudrait vivre à Florence ; mais il y a là une situation qui mérite d’appeler l’attention des ministres et de tous ceux qui s’intéressent en Italie au progrès de la science.
 
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La section de philosophie et de philologie n’avait ni les mêmes antécédens ni la même fonction sociale que la section de médecine et de chirurgie ; elle semblait même avoir moins de racines dans le passé de Florence et moins répondre aux goûts du siècle que la section des sciences physiques et naturelles, qui a tant de peine à vivre. Elle aussi, elle aurait risqué de s’éteindre au milieu de l’indifférence publique, si de bonne heure elle n’avait compris les dangers de la voie où les circonstances l’avaient engagée. C’est surtout à M. Pasquale Villari que revient l’honneur d’avoir aperçu et signalé le péril. M. Villari est peut-être aujourd’hui le premier
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historien de l’Italie, et personne ne connaît comme lui le XVe et le XVIe siècle ; son histoire de Savonarole et le premier volume de sa grande histoire de Machiavel, qui à paru l’an dernier, ont déjà été traduits en anglais et en allemand <ref> ''La Storia di Girolamo Savonarole e de suoi tempi'', 2 vol. in-8° ; Florence, Lemonnier, 1859. — ''Nicolό Macchiavelli e i suoi tempi'', 1 vol. in-8°; Florence, Lemonnier, 1877.</ref>. Né à Naples, il fut, après la révolution, appelé à diriger l’École normale de Pise; en 1865, il fut nommé professeur, d’histoire à l’institut de Florence, et en 1867 il ajoutait à cette chaire la présidence de la section. Il est du petit nombre de ceux qui, en Italie, s’intéressent aux questions d’enseignement ; il a rempli avec distinction les fonctions de secrétaire général du ministère de l’instruction publique.
 
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C’est donc, par le fait, une véritable école normale qu’a fondée à Florence M. Villari, et, pendant la durée de l’année scolaire qui s’achève en ce moment, les cours (''corsi normali'') en étaient suivis par trente-cinq élèves. En même temps la section, fidèle à la pensée dont s’étaient inspirés ses fondateurs, a voulu rester aussi une ''école des hautes études''. Elle assure, aux futurs maîtres de la jeunesse
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italienne le minimum de connaissances qui leur est indispensable; mais elle offre aussi aux esprits plus curieux « le superflu, chose si nécessaire. » A côté des cours réglementaires qu’on est obligé de suivre pour obtenir cette espèce de diplôme d’agrégé, j’y trouve d’autres cours intitulés ''cours complémentaires, cours de perfectionnement'', qui sont suivis par une douzaine d’élèves, j’y trouve un cours de paléographie et de diplomatique, qui en réunit à peu près autant et dont l’une des leçons est faite aux archives d’état, sur les parchemins mêmes; j’y trouve enfin une école des langues orientales, qui paraît très prospère. Le cours de sanscrit a sept élèves, celui d’arabe cinq, celui d’hébreu en réunit jusqu’à seize; trois étudient le chinois. Comme notre École des hautes études, la section a sa ''Bibliothèque'', dont plusieurs volumes ont déjà paru ; j’y remarque, à côté de mémoires dus à des professeurs et savans d’une notoriété européenne, comme MM. Michel Amari et Dominique Comparetti, une étude sur le ''tumulte des Ciompi'', travail historique, rédigé d’après des documens inédits, qui n’est autre chose que la thèse présentée par un des élèves de l’institut, M. Carlo Fossati, pour l’obtention du diplôme. Enfin une ''académie orientale'', dont les membres principaux sont les professeurs mêmes de la section, travaille à faire connaître les trésors que renferment les manuscrits des grands dépôts florentins, et a déjà entrepris plusieurs publications importantes.
 
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Ces épreuves, qui menacent ainsi la sécurité du travail scientifique, sur qui l’opinion doit-elle en faire peser la responsabilité?
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Est-ce sur les hommes, est-ce sur des circonstances qui furent plus fortes que toutes les volontés? C’est ce qu’il convient d’indiquer, sous toutes, réserves et sans entrer dans le détail. Il est en pareille matière bien des choses qui devaient échapper au regard d’un passant, fût-il le plus attentif et le plus désireux de s’éclairer. D’ailleurs nous ne sommes point financier, nous n’avons pas la prétention d’y voir clair dans ces budgets de Florence où, dit-on, les commissions d’enquête, toutes composées qu’elles fussent d’hommes spéciaux, ont eu beaucoup de peine à s’orienter et à se reconnaître.
 
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Florence avait donc fait un peu de toilette; mais sous ses grands-ducs elle ne s’était point développée ni agrandie. Jusqu’à ces
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derniers temps, la manière de vivre, les habitudes n’y avaient guère changé; les étrangers raillaient la sobriété, on disait même la parcimonie florentine. Le Florentin restait indifférent à certaines conditions d’hygiène, à certaines recherches de bien-être qui sont entrées partout dans les mœurs des peuples civilisés. Alors même que l’aisance ne lui manquait pas, il habitait volontiers, loin de toute vue et de toute verdure, une ruelle triste et sombre. Les montagnes voisines sont riches en sources fraîches et pures; il n’en continuait pas moins à boire sans se plaindre la mauvaise eau des puits qui avaient désaltéré ses ancêtres. L’hiver est froid à Florence; il y neige, il y gèle souvent ; on y a vu plus d’une fois l’Arno pris à glace d’une rive à l’autre. Pourtant le feu n’était pas dans les habitudes, même chez les gens riches. Un voyageur anglais raconte une visite qu’il fit il y a une vingtaine d’années à Un vieux noble florentin. C’était par un jour d’hiver; la tramontane soufflait à vous donner l’onglée. M. T.. trouva son ami dans une chambre glaciale, un bonnet fourré sur la tête, enveloppé d’un épais manteau dont le col était retroussé. Le vieillard grelottait et se plaignait amère ment du temps. « Pourquoi donc ne faites-vous pas de feu? Demande avec surprise M. T... — Oh! je n’en fais jamais. Le feu, c’est malsain. — Mais quand il fait encore plus froid qu’aujourd’hui, quand l’Arno charrie? — Je me mets au lit, et j’y reste toute la journée. »
 
Partout où il y a des bureaux et des cartons verts, il est de tradition que nulle part on ne se chauffe aussi bien que dans les ministères. Que l’on soit en monarchie ou en république, allez donc demander à un employé de ménager le bois du gouvernement ! Aujourd’hui à Rome, dans les bureaux de tous les grands services publics, les poêles ronflent du mois de décembre au mois de mars. Ce sont les Turinois, accoutumés à garder le coin du feu pendant leurs longs et rudes hivers, qui ont apporté ces habitudes d’abord à Florence, puis ensuite à Rome. Il n’en était pas de même en Toscane, au temps du grand-duc. Alors l’usage condamnait à se morfondre ceux mêmes qui, partout ailleurs, jouissent de ces bons feux, à la flamme sonore et claire, qui brûlent aux frais de l’état ; tout au plus leur accordait-on le brasero et quelques pincées de charbon ou de poussier. Alliez-vous dans un ministère le matin, un peu avant l’heure du travail, vous y voyiez rangés dans l’antichambre les ''scaldini'' des employas. Aux dimensions de chacun de ces fourneaux, vous pouviez juger de la dignité de son maître. Celui du chef de division était presque un petit poêle; celui de l’expéditionnaire n’était qu’un réchaud microscopique, à se chauffer le bout des doigts. Quant au ministre, peut-être avait-il une cheminée dans son cabinet; mais, si c’était un Florentin de bonne race et
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fidèle aux vieux usages, il ne permettait point qu’on l’allumât. « Le feu, c’est malsain. »
 
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L’édilité florentine s’y est prise autrement elle s’est défiée d’elle-même : pour ne pas céder à la tentation, elle ne s’y est point exposée. Une fois que l’on a commencé des percemens, on n’est plus maître de s’arrêter. Toute avenue amorcée veut être achevée, coûte que coûte, quoi qu’elle écrase sur son chemin. Une fois qu’elle est terminée, elle appelle d’autres voies qui lui fassent pendant, ou qui la coupent en dessinant avec elle ces angles droits, la joie et l’orgueil des ingénieurs. Préfets, maires et conseillers municipaux se trouvent atteints ainsi d’une sorte d’ivresse. La poussière blanche que soulève et que répand dans l’air le pic des démolisseurs a je
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ne sais quelle action funeste sur les cerveaux; elle grise les plus sages. On anéantit alors, sans hésiter, un capital énorme, des maisons qui pouvaient durer longtemps encore, des arbres souvent séculaires; on brise tous les liens qui tiennent l’homme attaché, par la vue et par la mémoire, aux choses connues et aux lieux familiers. On le déracine, on l’arrache du milieu de tous ses souvenirs, que l’on jette au vent.
 
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Sans doute les maisons menacées n’auraient pu se réclamer toutes d’aussi nobles patrons ; mais les bâtimens au seuil desquels ne se serait point dressée pour les défendre quelque ombré vénérée, ceux-là mêmes auraient eu à faire valoir d’autres titres. Ici, c’est au coin d’une rue quelque fresque effacée, où l’œil du connaisseur sait encore retrouver et goûter le charme sincère et la grâce pénétrante des vieux maîtres. Là, dans maint palais déchu que ne signale aucun guide se cache quelque belle ordonnance architecturale, un élégant
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escalier, une ample et sévère ''loggia'', comme celle du Bargello, ou, dans un coin, sous les toiles d’araignée noires de poussière et de fumée, quelque fin détail d’ornementation, quelque précieuse figure décorative jadis sculptée par un élève d’Orcagna ou de Donatello. On ne conçut donc pas la pensée d’ouvrir à travers la ville un de ces sillons meurtriers que nous avons vu si souvent déchirer les flancs et comme la chair de Paris; on se contenta d’agrandir la cité. Celle-ci ne pouvait guère se développer sur la rive gauche ; l’étroit quartier d’''Oltr Arno'' y est resserré entre le fleuve et des collines assez raides, qui sont mieux faites pour recevoir villas et jardins en étage que pour porter des quartiers urbains. Il en est autrement sur la rive droite. Là, entre l’Arno et les dernières pentes du mont Rinaldi, s’étend une plaine assez spacieuse, dont la Florence d’autrefois n’avait occupé qu’une partie. L’espace n’y manquait pas pour des constructions, qui se prolongeraient aussi loin qu’il le faudrait pour loger tous les nouveaux venus. Rien n’empêcherait d’offrir à ceux-ci, dans des habitations bâties tout exprès, tous les agrémens, toutes les recherches du bien-être moderne. On a donc abattu le mur d’enceinte ; sur son parcours ont été dessinés de larges boulevards, qui se sont très vite bordés de maisons d’une sobre élégance, dont beaucoup ont des jardins. En arrière de ces boulevards, entre eux et la campagne, s’est interposée toute une bande de quartiers neufs qui devaient former autour de la vieille ville comme une aimable et fraîche ceinture. Par malheur, le transfert de la capitale à Rome et la gêne financière ont arrêté les travaux commencés. Dans bien des endroits, la chaussée est faite, les bandes des trottoirs sont posées; mais les maisons n’ont pas poussé, ou elles sont restées inhabitées. Depuis cinq ou six ans, le nombre des appartemens inoccupés augmente chaque année à Florence. Si la vie a plus que doublé à Florence depuis une vingtaine d’années, les loyers en ce moment y sont à très bas prix.
 
L’aspect que présentent ces nouveaux quartiers est fort agréable là où ils sont achevés et peuplés. Vous en entendrez cependant critiquer l’aménagement par les Florentins pur sang, restés fidèles à la vieille ville. Nos pères, disent-ils, savaient ce qu’ils faisaient. Dans leurs rues étroites, bordées de hautes maisons aux murs épais, ils étaient mieux protégés contre les chaleurs de l’été, contre les vents froids de l’hiver. Sur ces larges boulevards, dans ces larges rues, parmi ces maisons plus basses, de décembre à mars, la tramontane soulève des flots de poussière et vous coupe le visage en deux; pendant la canicule, le soleil y chauffe tout à son aise les murailles et le pavé; de la rue il fait une fournaise, des appartemens autant d’étuves. Les habitans des nouveaux quartiers n’osent pas nier tout à fait ces inconvéniens ; mais, disent-ils, quand les arbres des jardins
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et des boulevards seront devenus grands, leur ombre versera la fraîcheur au passant. D’ailleurs, lorsque l’été il y a un peu de brise, on la sent mieux dans ces voies spacieuses que dans les ruelles de l’ancienne Florence. Nous n’avons jamais habité les bords de l’Arno que dans la saison tempérée, au printemps ou en automne ; nous n’avons donc pas qualité pour juger ce procès. Les modernes architectes florentins sont gens de goût ; nous craignons pourtant qu’ils n’aient commis là une erreur analogue à celle où sont tombés les architectes allemands qui, en bâtissant la nouvelle Athènes, se sont trop souvenus de Munich et de Stuttgart. Dans les siècles où l’on n’avait pas assez de science pour imiter, de parti-pris, tel ou tel modèle étranger, chaque peuple, guidé par un secret et sûr instinct, a presque toujours trouvé d’emblée et fidèlement pratiqué le genre de constructions qui convenait le mieux aux conditions hygiéniques du milieu où il était appelé à vivre.
 
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Rien de plus utile et de mieux justifié que ces travaux; mais l’argent a manqué pour les conduire jusqu’au point où les bienfaits s’en feraient sentir à tous, où le capital engagé commencerait à porter intérêt. Le municipe, en raison de sa détresse, n’arrose guère les boulevards et les rues; dans beaucoup de celles-ci, les tuyaux ne sont d’ailleurs pas encore posés, et il n’y a point de prises d’eau. On aurait dû commencer par faire partout la canalisation; tout au contraire, en dehors d’un certain nombre de grandes voies, on n’a mis l’eau que dans les rues où elle a été demandée par quelques propriétaires s’engageant à en prendre une quantité dont le prix annuel paie la dépense des travaux à exécuter. Or, sur beaucoup de points, on n’a pu réunir les engagemens nécessaires. Par indolence et par économie, bien des gens continuent à se contenter de l’eau de leur puits; s’ils avaient à leur porte une eau meilleure et plus saine, s’ils la voyaient couler légère et pure du
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robinet de Leur voisin, s’ils n’avaient qu’à parler pour jouir aussitôt des mêmes avantages, peut-être se décideraient-ils ; mais il faut s’entendre à plusieurs, former un syndicat, remplir des formalités. On attend donc, et ce n’est pas la gêne actuelle qui hâtera le mouvement. Jusqu’à nouvel ordre, la ville ne retire donc du louage des eaux qu’un très mince revenu.
 
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On ne saurait s’étonner que l’administration municipale se soit placée à un point de vue quelque peu différent ; ce n’est point son
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rôle d’être aussi sensible au pittoresque. A ses yeux, ce marché avait un grand défaut : vu l’étroitesse des rues où il se tient et leur encombrement, il est à peu près impossible d’en assurer le nettoyage quotidien. Les débris de matières animales et végétales s’y amassent par terre et s’y corrompent dans tous les coins; il s’en exhale des odeurs qui se font sentir à distance. De plus, dans de pareilles conditions, la surveillance et la police sont très difficiles. Enfin le marché, avec son installation toute rudimentaire, rapporte très peu à la ville. On décida donc l’érection d’un marché central, construit tout entier, à l’imitation des halles de Paris, en fer et en verre. Aujourd’hui ce marché existe, tout près de Saint-Laurent ; il a des caves spacieuses et fraîches ; il est haut, vaste, bien aéré ; mais vous n’y trouverez ni marchands ni acheteurs. A peine quelques places y sont-elles occupées; depuis qu’il est achevé, il n’a guère servi qu’à donner quelques fêtes pendant le carnaval. Les étalagistes du vieux marché sont restés sourds à tous les appels que le syndic leur a adressés de sa voix la plus insinuante. Personne ne veut donner le signal du départ. « Si je m’en vais, dit chacun, mes cliens me suivront-ils là-bas? Ils ont leurs habitudes; ils n’aiment point à être dérangés. Plutôt que d’aller me chercher à Saint-Laurent, ils s’adresseront à mon voisin, qui sera resté ! Dans votre grande halle, ouverte à tous les vents, nous gèlerons l’hiver, et, sous ces vitrages, l’été, nous étoufferons. J’aime mieux mon échoppe, ici, dans ce cher coin bien abrité, au pied du palais des Vecchietti ou de celui des Amieri. Là, je ne crains ni la tramontane, ni le soleil, je me trouve bien en toute saison. » Pour décider à l’émigration tous ces obstinés, il aurait fallu jeter bas les vieux murs auxquels ils s’appuient, restes des demeures et des tours de la plus vieille noblesse de Florence, jadis tout entière groupée autour de la place du marché; il aurait fallu exproprier à la fois tous ces détaillans. Alors enfin, chassés de chez eux, ils se seraient décidés, comme un essaim sorti de la ruche maternelle, à venir s’abattre et s’installer dans le marché central ; une fois que la ville les aurait tenus là, elle leur aurait bel et bien fait payer leur place, et l’opération aurait pu devenir fructueuse. Faute de ce complément nécessaire, elle se solde, jusqu’ici, par une perte sèche ; on ne s’est pas senti en mesure de tenter l’expropriation du Marché-Vieux, et les halles restent vides.
 
De tous les grands travaux entrepris dans ces dernières années, le seul qui ait été vraiment conduit jusqu’à son plein et entier achèvement, c’est la création d’une admirable promenade, le ''viœ dei Colli'', ou boulevard des collines. Les ''cascine'', dont s’était si longtemps contentée la Florence grand-ducale, n’avaient plus paru suffire à la capitale de l’Italie. Elles ont pour elles le voisinage du
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fleuve et de beaux ombrages; mais elles sont situées en plaine et elles manquent de vue. On souhaita quelque chose de plus varié et de plus ouvert, qui pût rivaliser, par la diversité des aspects et par l’étendue des horizons offerts au regard, avec le Pincio romain et la route qui, à Naples, contourne le Pausilippe. A cette fin, un habile officier du génie, le commandant Poggi, a dessiné, sur les coteaux qui s’élèvent au sud de Florence, un superbe boulevard, qui a près de 5 kilomètres de développement. Par une suite de lacets à pentes douces bien ménagées, ce boulevard va du quai de l’Arno, près le pont suspendu d’amont, jusqu’à la porte Romaine. La voie est large de 18 mètres; la chaussée est macadamisée; des deux côtés règnent des trottoirs pavés de belles dalles de pierre des Apennins. Ils sont bordés d’arbres qui ont été plantés déjà grands et qui poussent à merveille; ici ce sont des chênes verts, là des marronniers, plus loin des platanes. La promenade est, le soir, tout entière éclairée au gaz ; il y a, de distance en distance, des prises d’eau pour l’arrosage.
 
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La ville paraît plus grande d’ici que de Fiesole ou des coteaux voisins; on est au-dessus même des toits. Pourtant, lorsqu’on a dans la mémoire l’aspect des principales capitales de l’Europe ou même celui de Rome et de Naples, Florence garde l’apparence d’une assez petite ville; cette impression serait encore plus marquée sans les quartiers neufs, où les maisons sont espacées. Pour qu’une telle cité ait pu jouer dans le monde de la pensée et des arts le rôle qui a été le sien, combien il faut qu’elle ait vécu d’une vie intense et forte ! Comme la plante humaine (''la pianta uomo''), pour prendre un mot
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d’Alfieri, a du croître ici plus vigoureuse que partout ailleurs, pendant trois ou quatre siècles, depuis la première aube de la renaissance jusqu’au coucher de son soleil !
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Par cet exposé, tout incomplet et sommaire qu’il soit, on peut se faire une idée du caractère des travaux qu’a entrepris, depuis 1860 et surtout depuis 1865, le municipe florentin, dirigé d’abord par M. Cambray-Digny, puis, pendant ces dix dernières années, par
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M. Peruzzi. La voirie améliorée et la circulation rendue plus facile dans la vieille ville, sans destructions ni bouleversemens qui la défigurassent, par de sobres et discrètes retouches, la fondation de quartiers neufs disposés de manière qu’aucun point n’en fût très éloigné du centre, c’est-à-dire de la place du Palais-Vieux, des eaux abondantes et salubres conduites à Florence et distribuées dans toutes les parties de la cité, l’approvisionnement et l’alimentation mieux assurés par une nouvelle organisation des marchés, une merveilleuse promenade créée aux portes mêmes de la ville, dans un site charmant, toutes ces entreprises en elles-mêmes étaient bien conçues; elles s’inspiraient d’une idée juste, d’un naturel et légitime désir de progrès. Favorisées par les circonstances et conduites à terme, elles devaient, selon toutes les prévisions, mettre Florence en état de jouer plus brillamment son rôle de capitale, elles devaient la faire plus commode, plus saine, plus agréable à habiter. En même temps, on pouvait compter qu’à toutes ces dépenses correspondrait une augmentation proportionnelle du revenu. Les plus prudens mêmes semblaient n’avoir aucun doute à ce sujet ; tout au plus différait-on d’avis sur la question de savoir combien d’années seraient nécessaires pour rembourser les sommes empruntées et pour amortir le capital très considérable qui serait absorbé par ces travaux.
 
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On a beau s’attendre à de pareils coups ; lorsqu’ils vous frappent, on éprouve toujours une sorte de stupeur mêlée de colère, comme
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si l’on n’avait pas été prévenu. Il est difficile de savoir ce qui se passe dans la tête d’un pendu; cependant, j’en jurerais, tant qu’il n’a pas perdu connaissance, le misérable doit être occupé à calculer les chances qui lui restent de sentir soudain la corde casser. Florence avait, depuis plusieurs années, la corde au cou ; de jour en jour, le nœud se serrait, il rendait la gêne plus cruelle, l’angoisse plus vive. Par l’effet des surtaxes municipales, la propriété, frappée d’un impôt presque égal à la moitié du revenu présumé, baissait rapidement de valeur ; le capital, auquel la ville demandait le meilleur de son revenu, s’évanouissait et fondait ainsi entre ses mains <ref> D’après le rapport de la commission d’enquête de 1877, la propriété devait payer en 1878 à Florence une surtaxe municipale de 1,92 par livre de l’impôt perçu au profit de l’état sur les bâtimens de toute espèce. Ajoutée au principal de l’impôt, cette surtaxe faisait peser sur le contribuable une charge équivalente à 41,38 du revenu imposable; avec les mauvaises années et la baisse des loyers, souvent le revenu réel n’est que de très peu supérieur à ce que le percepteur prend au propriétaire.</ref>. L’impôt personnel et mobilier (''tassa di famiglia''), les droits d’octroi étaient très lourds ; le vie devenait bien plus chère à Florence que dans les cités voisines; les étrangers l’abandonnaient; la population diminuait <ref> D’après M. Paul Leroy-Beaulieu (''les Finances des grandes villes de l’Europe'', dans ''l’Économiste français'' du 4 mai 1878), la proportion des dépenses municipales par tête d’habitant était, en 1870, plus forte à Florence que dans toutes les autres villes de l’Europe, Paris excepté (105 francs à Paris, 90 à Florence, 58 à Rome, 46 à Vienne, 36 seulement à Berlin).</ref>. Malgré la résignation avec laquelle les Florentins supportaient ce fardeau toujours croissant, le déficit augmentait d’exercice en exercice. Si l’on arrivait encore à payer les intérêts de la dette consolidée et les dépenses des travaux qui s’achevaient, c’était seulement grâce à une dette flottante hors de toute proportion avec les ressources réelles de la ville <ref> Entre 1865 et 1876, la dette flottante a atteint par momens 40 millions de livres; elle n’a jamais été au-dessous de 30 millions. L’intérêt moyen de cette dette, dans les cinq dernières années, était de 5,37 pour 100. Dans les premiers temps, il avait monté jusqu’à 0,25 pour 100. C’est ce qui résulte du rapport de M. Peruzzi, qui accompagnait la pétition présentée aux chambres en 1876 par la commune de Florence (p. 92).</ref>. Les signes les plus clairs annonçaient donc, à bref délai, un dénoûment fatal. Cependant la première prorogation des échéances, en mars 1878, n’avait pas encore ouvert tous les yeux; on se leurrait de l’idée qu’avant les trois mois écoulés le gouvernement serait intervenu pour tirer Florence d’embarras et lui permettre de reprendre les paiemens au jour fixé. Quand on a lu sur les murs l’arrêté du commissaire royal, le doute n’a plus été permis, même à ceux qui avaient le plus de peine à s’avouer la triste vérité. Alors de toutes parts ont éclaté les cris et les plaintes. L’opinion s’est déchaînée avec une extrême véhémence contre l’ex-syndic, qu’elle avait
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docilement suivi pendant si longtemps. Il y a quelques années, elle ne prêtait qu’une oreille distraite aux quelques opposans qui se permettaient de discuter les plans et les budgets de Périclès-Peruzzi, comme l’appelait le ''Fanfulla'', qui joue à Rome, non sans verve et sans esprit, le rôle de notre ''Charivari''. Depuis que la faillite a été déclarée, c’est à M. Peruzzi que s’en prennent tous ceux qui se sentent atteints par ce désastre, et il n’est personne à Florence qu’il ne frappe d’un coup plus ou moins direct. M. Peruzzi est donc devenu le bouc émissaire de toutes les fautes commises. Les esprits étaient si montés que l’on a craint une manifestation injurieuse et, violente ; la questure a cru devoir placer des gardes aux portes de la maison qu’habite celui qui, l’an dernier, était encore l’homme le plus populaire de Florence <ref> Nous empruntons ce détail et d’autres encore aux lettres intéressantes que M. H.-G. Montferrior envoie de Rome au ''Journal des Débats''. Personne n’a mieux parlé de la question de Florence, avec des informations plus précises et un plus juste sentiment des nécessités politiques et du devoir d’équité qui semblaient imposer au gouvernement italien une conduite autre que celle qu’il a tenue.</ref>. C’était, par bonheur, un excès de précaution. Ce peuple florentin est de sens trop rassis, il est trop bien élevé pour se déshonorer par de pareils excès. Quiconque a un peu vécu à Florence ne s’étonnera point de nous entendre parler en ces termes de toute une foule qui contient, comme ailleurs, des élémens tout à fait illettrés. En Toscane, chez l’ouvrier même et le paysan, on sent les effets d’une culture bien des fois séculaire, effets transmis et accumulés par l’hérédité dans le sang et dans les moelles des générations qui, depuis les Étrusques, se sont succédé sur ce sol privilégié.
 
On reviendra vite, nous n’en doutons pas, malgré les souffrances présentes, au calme et à la justice. Lorsque, dans quelque temps, il faudra reformer, par l’élection, le conseil de la cité, nous ne serions pas étonné que le nom de M. Peruzzi passât de nouveau en tête de la liste. On peut, sans doute, lui adresser quelques reproches; il a péché par trop d’optimisme. Il n’a pas assez fait entrer dans ses calculs les chances contraires qui pouvaient se présenter; il a eu trop de confiance dans les ressources de la cité qu’il aimait et qu’il était fier de rendre plus belle encore et plus charmante; il a ensuite trop compté sur le concours de ses amis politiques, sur la reconnaissance et la générosité de l’Italie ; Il s’est ainsi laissé entraîner; il n’a pas su s’arrêter à temps, il a poursuivi, avec des moyens insuffisans, des travaux qui, faute de quelques millions, n’ont ensuite pas donné les résultats rémunérateurs que l’on était en droit d’en attendre. Les erreurs commises ne sont aujourd’hui que trop évidentes; mais aussi, pourquoi les Florentins
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ont-ils, pendant dix ans, abdiqué entre les mains de M. Peruzzi? Pourquoi la junte municipale, la presse, l’opinion, ne l’ont-elles pas retenu sur cette pente? Le syndic, assure-t-on, n’aimait pas la contradiction ; mais ce n’était pas un tyran italien du moyen âge, ni même un ministre des grands-ducs; il n’exilait personne, il ne pouvait ni supprimer ni suspendre de journaux. Florence, en ne cherchant pas plus tôt à voir clair dans ses affaires, a encouru une grande part de responsabilité ; il y a eu là un peu d’indolence, un certain manque d’énergie et de virilité.
 
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Consultés sur le chiffre à fixer, l’ancien syndic et le nouveau, MM. Cambray-Digny et Peruzzi, paraissent avoir mis une sorte de coquetterie à rester au-dessous de ce qu’ils avaient le droit de
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demander. Prenons les chiffres de la commission d’enquête qui avait été nommée en 1877, sous le ministère Depretis, et qui était présidée par le sénateur A. Magliani, président de section à la cour des comptes. Voici ce qui résulte de son remarquable rapport <ref> ''Gazzetta ufficiale'', 28 décembre 1877.</ref>. Turin avait été indemnisé, en 1864, dans la proportion des 742 millièmes des dépenses que cette ville avait encourues comme capitale du royaume ; si l’on avait appliqué cette même proportion à Florence, Florence aurait dû recevoir, en 1871, 38 millions de livres. Or la loi du 29 juin 1871 ne lui a donné que 22 millions environ ; encore n’arrive-t-on à ce chiure qu’en y comprenant pour près de 8 millions les édifices, tels que palais nationaux et couvens incamérés, que l’état cédait au municipe la loi stipulait d’ailleurs que ces bâtimens seraient incessibles et inaliénables ; ils ne représentent donc pas pour la ville une valeur qu’elle puisse réaliser par échange ou par vente, et ils lui imposent de lourds frais d’entretien. Florence, d’après les commissaires enquêteurs, a donc reçu alors, au plus bas mot, 16 millions de moins qu’elle n’aurait dû le faire, si on avait suivi pour elle les mêmes règles que pour Turin.
 
Aujourd’hui la commission établit, par une série de déductions très bien enchaînées et d’ingénieux calculs, que l’on doit encore à Florence environ 40 millions; c’est ce que représenteraient, avec l’élévation des cours actuels, les intérêts composés des sommes que l’on aurait dû lui donner et les conditions onéreuses des emprunts auxquels l’a contrainte l’insuffisance de la compensation accordée. C’est fort bien; mais cette soulte, on ne paraît pas disposé à la lui donner ; personne n’aime à payer, surtout quand elle monte un peu haut, la carte d’un repas depuis longtemps digéré. C’était en 1871 qu’il fallait exiger la parité de traitement ; alors on aurait tout obtenu. Le parlement était tout entier à la joie inespérée d’aller à Rome, il éprouvait une sorte de pudeur à quitter de sitôt Florence après l’avoir induite en dépense ; il ne lui aurait pas marchandé les dédommagemens. Au lieu de présenter leur note, les Florentins ont sonné leurs cloches et se sont associés, en s’oubliant eux-mêmes, à l’enivrement général; ils n’ont pas voulu paraître faire payer l’hospitalité qu’ils avaient accordée, pendant six ans, au roi et au parlement. Or cette hospitalité leur avait coûté cher; avec toute sa gloire, Florence n’a, pour réparer ses pertes, ni la puissante industrie de Milan ou même celle de Turin, ni le grand commerce maritime de Gênes. Elle avait, à plusieurs reprises, assez prouvé son patriotisme ; elle eût été sage de songer un peu plus, dans cette heure critique, à ses propres intérêts et à ceux de ses
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créanciers. Si elle eût été avisée et vigilante, l’opinion aurait exercé, en ce sens, une utile pression sur les représentans officiels de la cité. C’est avec ces façons de grand seigneur que l’on s’est engagé dans la voie qui menait à la banqueroute ; depuis lors, l’occasion propice ne s’est jamais retrouvée.
 
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Le gouvernement, qui vient de laisser Florence tomber en faillite, avait-il le droit de dégager ainsi sa responsabilité et d’assister, spectateur impassible, à un pareil désastre? Nous ne le pensons pas; et nous sommes surpris que, dans les séances des 9 et 10 mai 1878, où a été discutée la proposition d’enquête présentée par le ministère Cairoli, pas un député ne se soit placé à ce point de vue. La politique financière suivie en Italie depuis plusieurs aimées a certainement beaucoup aggravé les embarras où se débattent aujourd’hui la plupart des grandes communes italiennes. Cette politique peut se résumer en deux mots : se décharger sur les
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communes de beaucoup de dépenses qui, partout ailleurs en Europe, incombent à l’état, et s’emparer en même temps du produit de certaines taxes qui, partout ailleurs, profitent tout entières aux caisses municipales. Ainsi deux lois de 1864 et de 1866 ont fait entrer l’état en partage avec les communes pour les droits d’octroi qui frappent toutes les matières de grande consommation, telles que les boissons, la viande, les farines, le riz, le sucre, le beurre, etc. Chargée de la perception, la commune en a toute l’impopularité; mais elle verse à l’état près de la moitié de la recette. C’est dans le même esprit qu’une loi de 1874 a rendu à l’état les 15 centimes qui avaient été en 1870 attribués aux provinces sur l’impôt foncier. Au moment où s’aggravaient les charges des villes, l’état venait leur retirer des ressources dont elles s’étaient crues assurées <ref> Nous tirons ces détails d’un intéressant article, riche de faits et de chiffres, qui a été publié sans signature dans les Débats du 23 juin 1878, sous ce titre : ''les Finances des communes italiennes''.</ref>.
 
Pour justifier ces tendances, l’état italien peut alléguer les exigences de sa situation, ses besoins plus grands que ses ressources. Ce qui est vraiment inexcusable, ce sont ces lenteurs et ces atermoiemens qui ont abouti à rendre inévitable une catastrophe que les ministres avaient, croyons-nous, un sincère désir d’empêcher. Ce fut en 1874 que, pour la première fois, le municipe de Florence s’adressa au gouvernement; il lui demanda de remettre à la disposition de la ville certaines surtaxes dont l’état s’était emparé. Le ministère ne rendit rien; il se contenta d’offrir des conseils, qui n’étaient même pas bons; il suggéra des augmentations d’impôt. Celles-ci auraient eu pour effet de dessécher les sources déjà fort amoindries du revenu municipal; elles n’auraient produit, sur quelques articles, que des bénéfices illusoires et passagers ; on ne tenta même pas l’expérience. Deux ans après, la gauche arrivait au pouvoir ; elle y avait été aidée par le vote de députés toscans qui, comme M. Peruzzi, avaient jusqu’alors appartenu à la droite. MM. Depretis et Nicotera paraissaient comprendre la nécessité de sauver Florence; ils auraient tenu à honneur d’y parvenir ; ils nommèrent donc une commission. Celle-ci ne mit pas trop de temps à étudier l’affaire ; elle fit un rapport très judicieux qui avait le mérite d’aboutir à une conclusion pratique. Pour compenser l’insuffisance de l’indemnité jadis accordée, l’état, au moyen d’une émission de bons du trésor, prendrait à sa charge, jusqu’à concurrence de 30 millions, le service de la dette flottante qui pesait sur Florence; le crédit de l’état étant très supérieur à celui de la ville, l’état, avec une dépense annuelle de 1,380,000 livres, satisferait les créanciers
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auxquels Florence payait, pour le même capital prêté, 2,070,000 livres ; il bénéficierait d’une différence d’intérêt d’environ 2 pour 100. De plus, pour parfaire la somme, une réduction de 500,000 livres serait accordée, jusqu’à nouvel ordre, sur la taxe d’abonnement de 2,300,000 livres, à laquelle avait été fixée la part afférente au trésor dans les revenus de l’octroi florentin.
 
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La commission parlementaire évalue, dit-on, à 145 millions de livres la dette de Florence. Nous n’avons pas à contrôler ici ses dires, ni à discuter les résolutions qu’elle ne peut manquer de soumettre aux chambres. L’opinion semble enfin s’être émue; presque toute la presse manifeste un vif désir de voir l’état faciliter la liquidation de Florence et sauvegarder, dans une certaine mesure, les intérêts de ses créanciers. Mieux vaut tard que jamais, dit le proverbe; c’est pourtant bien tard. Florence méritait mieux. Pendant les pénibles années où elle se débattait contre des difficultés écrasantes et où elle s’imposait les plus lourdes charges pour tenir ses engagemens, Florence méritait de trouver auprès du gouvernement
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et des chambres un autre accueil, un autre appui. L’indifférence dédaigneuse des ministres de droite, la molle, lente et timide bonne volonté des cabinets de gauche, un vote du parlement dans lequel quatre-vingt-neuf voix se prononcent même contre la proposition d’enquête, ce n’est vraiment pas assez, après ce que Florence avait fait pour l’Italie ! Ne parlons pas d’un passé qui est une des gloires les plus pures de la nation, un de ses titres au respect du monde ; en 1860, c’est la résistance obstinée de Florence aux désirs de la diplomatie européenne, c’est son enthousiaste abdication, qui ont empêché l’établissement du système fédératif et fait l’unité de l’Italie sous le sceptre de la maison de Savoie. On l’a trop oublié.