« Histoire d’un ruisseau/XIII » : différence entre les versions

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Je me rappellerai toujours avec quel étonnement je vis pour la première fois une compagnie de soldats s’ébaudir dans la rivière. Encore enfant, je ne pouvais m’imaginer les militaires autrement que sous leurs habits multicolores, avec leurs épaulettes rouges ou jaunes, leurs boutons de métal, leurs divers ornements de cuir, de laine et de toile cirée, je ne les comprenais que marchant d’un même pas, en colonnes rectangulaires, tambours en tête et officiers en flanc, comme s’ils formaient un immense et étrange animal poussé en avant par je ne sais quelle aveugle volonté. Mais, phénomène bizarre, l’être monstrueux, arrivé sur le bord de l’eau, venait de se fragmenter en groupes épars, en individus distincts ; vêtements rouges et bleus étaient jetés en tas comme de vulgaires hardes, et de tous ces uniformes de sergents, de caporaux, de simples soldats, je voyais sortir des hommes qui se précipitaient dans l’eau avec des cris de joie. Plus d’obéissance passive, plus d’abdication de leur propre personne ; les nageurs, redevenus eux-mêmes pour quelques instants, se dispersaient librement dans le flot : rien ne les distinguait plus des « pékins, » qui s’ébattaient à côté d’eux. Malheureusement, un coup de sifflet se fit entendre, et le triage s’opéra soudain : tandis que nous restions à folâtrer dans l’eau, nos camarades d’un moment s’enfuyaient pour aller reprendre leurs habits rouges et leurs boutons numérotés, et bientôt nous les vîmes s’éloigner marchant en rang et au pas sur la route poudreuse.
 
Depuis j’ai vu, sous d’autres climats que celui de la France, combien l’hostilité diminue tout d’un coup entre des ennemis qui viennent de se dépouiller des vêtements sous lesquels ils ont pris l’habitude de se voir et de se haïr. C’était près d’une ville de la côte de Colombie, à la bouche d’un profond ruisseau, qu’un étroit banc de sable où déferlent incessamment les vagues, sépare de l’océan. Chaque matin, des centaines d’individus appartenant à deux races presque toujours en guerre se rencontraient à cette embouchure de ruisseau. D’un côté, c’étaient les descendants plus ou moins mêlés des Espagnols, qui venaient faire leurs ablutions quotidiennes ; de l’autre, c’étaient les Indiens qui profitaient d’une trêve pour se rendre au marché de la plage. De rive à rive, on se jetait des regards de haine et des paroles d’insulte, car on se souvenait des combats et des massacres, des victimes étranglées, noyées, ensevelies vivantes ; mais quand les guerriers rouges, dépouillant leur tunique, pareille à celle des Hellènes d’autrefois, apparaissaient dans la beauté resplendissante de leurs formes et s’élançaient dans la rivière pour la traverser en quelques élans, on oubliait l’antique haine et l’on se prenait même à les aimer. Malgré tout, n’étions-nouspasnous pas des frères ? Eux aussi, me semble-t-il, nous regardaient sans colère, mais en abordant la rive, ils secouaient leur longue chevelure noire, s’éloignaient fièrement sans retourner la tête et disparaissaient bientôt à un tournant de la plage.
 
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