« L’Antisémitisme (Lazare)/XV » : différence entre les versions

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{{chapitre|[[L’Antisémitisme. Son histoire et ses causes]]|[[Auteur:Bernard Lazare|Bernard Lazare]]|XV. Les destinées de l’antisémitisme|}}
 
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Les causes de l’antisémitisme — L’antisémitisme actuel et l’antijudaïsme d’autrefois — La cause permanente — Le Juif étranger et les manifestations de l’antisémitisme — Le Juif et l’assimilation — Le Juif et les milieux — Les modifications du type juif — La disparition des constantes extérieures — La disparition des constantes intérieures — L’état religieux de la synagogue contemporaine — L’extinction et la ruine du Talmudisme — Le Juif est un élément absorbé — La disparition du préjugé religieux contre le Juif — L’affaiblissement du particularisme et de l’exclusivisme national — Les progrès du cosmopolitisme — L’antisémitisme et les transformations économiques — La lutte contre le capital — L’union des capitalistes — Le capital et la révolution — Les antisémites auxiliaires de la révolution — La fin de l’antisémitisme.
 
 
 
Telles que nous venons de les étudier, les causes de l’antisémitisme moderne sont nationales, religieuses, politiques et économiques ; ce sont des causes profondes qui dépendent non seulement des Juifs,
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non seulement de ceux qui les entourent, mais encore et surtout de l’état social. Ignorants des véritables origines de leurs sentiments, ceux qui professent l’antisémitisme expliquent leur état d’esprit par des griefs qui ne concordent pas avec les causes que nous avons trouvées ; griefs ethniques, griefs religieux, griefs politiques, griefs économiques, tous ces décors de l’antisémitisme ne sont pas fondés. Les uns, comme les griefs ethniques, proviennent d’une fausse conception des races ; les autres, comme les griefs religieux et les griefs politiques, sont nés d’une idée incomplète et étroite de l’évolution historique ; les derniers enfin. comme les griefs économiques, ont été produits par le besoin de voiler une des luttes du capital. Ni ceux-ci ni ceux-là ne sont justifiés. Il n’est pas exact que le Juif soit un pur Sémite, pas plus que les peuples européens ne sont de purs Aryens. La notion même de Sémite et d’Aryen, impliquant une inégalité respective, ne peut en rien se légitimer ; nous avons vu qu’au sens que l’on attribue à ce mot, il n’y a pas de race, c’est-à-dire pas de collectivité humaine descendant de deux ancêtres primitifs et s’étant développée sans admettre l’intrusion étrangère. L’idée de la pureté de sang, comme fondement de l’unité dans l’association, si elle a eu sa raison d’être alors que l’humanité était composée de minuscules hordes hétérogènes, n’a plus été soutenable dès que ces hordes se sont agrégées pour former des cités. Elle s’est cependant perpétuée, elle est devenue une fiction ethnologique,
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que les villes antiques ont embellie de légendes, en rapportant la vie de leurs héros fondateurs, fiction qui s’est transformée lorsque se sont fédérées les villes, lorsque se sont formées les nations, mais qui a persisté tout de même, qui a donné naissance à ces généalogies interminables, dont le but était toujours d’établir une filiation commune pour les membres d’un même état.
 
S’il n’est pas vrai que les Juifs soient une race, il n’est pas juste non plus de les considérer comme la cause des transformations modernes. C’est leur donner une trop haute place, si haute, qu’en réalité les antisémites font plutôt œuvre de philosémites. Faire d’Israël le centre du monde, le ferment des peuples, l’agitateur des nations, cela est absurde : c’est cependant ainsi que procèdent les amis et les ennemis des Juifs. Ils leur attribuent, qu’ils s’appellent Bossuet ou qu’ils se nomment Drumont, une importance excessive que la vanité du Juif, cette vanité sauvage et caractéristique, a d’ailleurs acceptée. Il faut cependant en rabattre. Si des monarchies et des empires se sont écroulés, si l’Église toute-puissante a vu décroître son autorité que tous les efforts de la bourgeoisie agonisante ne feront pas revivre, si l’indifférence religieuse s’accroît au contraire en même temps que marche la révolution, la faute n’en est pas aux fils de Jacob. Les Juifs n’ont certainement pas créé à eux seuls l’état actuel, seulement ils y sont mieux adaptés, en vertu de qualités ataviques et séculaires, que tous autres. Ils n’ont pas fondé cette société capitaliste, financière,
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agioteuse, commerciale et industrielle, que tant de causes ont contribué à établir ; ils en ont, nonobstant, bénéficié plus que chacun ; ils en ont tiré de très précieux, très nombreux et très considérables avantages, et cela, non parce qu’ils ont usé de procédés particulièrement déloyaux ou malhonnêtes, comme les en ont accusés leurs adversaires, mais parce que les siècles, les lois restrictives, les prescriptions religieuses, les conditions politiques et sociales, dans lesquelles ils avaient vécu, les avaient préparés au milieu contemporain et les avaient armés pour la lutte quotidienne d’armes meilleures.
 
Néanmoins si les Juifs ne sont pas une race, ils ont été jusqu’à nos jours une nation. Ils se sont perpétués avec leurs caractéristiques propres, leur type confessionnel, leur code théologique qui fut en même temps un code social. S’ils ne détruisirent pas le christianisme, s’ils n’organisèrent pas une ténébreuse conspiration contre Jésus, ils donnèrent des armes à ceux qui le combattirent et, dans les assauts donnés à l’Église, ils se trouvèrent toujours au premier rang. De même, s’ils ne sapèrent pas — formés en une vaste société secrète qui aurait durant des siècles poursuivi ses desseins — les trônes monarchiques, ils fournirent un appoint considérable à la révolution. Ils furent en ce siècle parmi les plus ardents soutiens des partis libéraux, révolutionnaires et socialistes ; ils leur apportèrent des hommes comme Lasker et comme Disraeli, comme Crémieux, comme Marx et
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Lassalle <ref>Il n’est pas question de discuter ici la valeur personnelle de tous ces hommes si différents, mais simplement de rappeler leur action. </ref>, sans compter le troupeau obscur des propagandistes ; ils les soutinrent par leurs capitaux. Enfin, nous venons de le dire, s’ils n’ont pas, sur les ruines de l’ancien régime, dressé à eux seuls le trône de la bourgeoisie capitaliste triomphante, ils ont aidé à son établissement. Ainsi sont-ils aux deux pôles des sociétés contemporaines. D’un côté ils collaborent activement à cette centralisation extrême des capitaux qui facilitera sans doute leur socialisation, de l’autre ils sont parmi les plus ardents adversaires du capital. Au Juif draineur d’or, produit de l’exil, du Talmudisme, des législations et des persécutions, s’oppose le Juif révolutionnaire, fils de la tradition biblique et prophétique, cette tradition qui anima les anabaptistes libertaires allemands du XVIe siècle et les puritains de Cromwell. Au milieu de toutes les transformations qui ont marqué ce siècle, ils ne sont donc pas restés inactifs, au contraire, et c’est leur activité qui a, non pas provoqué, mais perpétué l’antisémitisme, car l’antisémitisme moderne est l’héritier de l’antijudaïsme du Moyen Âge. Jadis aussi, en Espagne, en combattant les Morisques et les Marranes on tenta de réduire les éléments étrangers de la nation espagnole ; jadis les Juifs furent considérés comme une tribu étrangère, une horde de déicides, voulant par le prosélytisme insuffler son esprit aux chrétiens, et, de plus, cherchant
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à saisir cet or dont l’importance commença à apparaître pendant les premières années du Moyen Âge. Les manifestations de l’antisémitisme actuel sont, du moins dans l’Europe occidentale <ref>Dans l’Europe orientale, en Perse, au Maroc, nous avons un tableau approximatif de l’antisémitisme au Moyen Age. Préjugés, législations restrictives, avanies humiliations, massacres, émeutes, expulsions, rien ne manque. Je pense du reste l’avoir montré, pour la Roumanie et la Russie, dans le huitième chapitre de ce livre.</ref>, différentes des manifestations d’autrefois, les griefs ont varié, c’est-à-dire qu’on les a exprimés d’une autre façon, qu’on les a soutenus par des théories scientifiques, anthropologiques et ethnologiques, mais les causes n’ont pas sensiblement changé et l’antisémitisme contemporain ne diffère de l’antijudaïsme d’antan que parce qu’il est moins inconscient, plus raisonneur, plus dogmatique, moins impulsif et plus réfléchi. A la base de l’antisémitisme de nos jours, comme à la base de l’antijudaïsme du XIIIe siècle, se trouvent l’horreur et la haine de l’étranger. C’est là la cause fondamentale de tout antisémitisme, c’est là le motif permanent, celui qu’on trouve à Alexandrie sous les Ptolémée, à Rome au temps de Cicéron, dans les villes grecques de l’Ionie, à Antioche et dans la Cyrénaïque, dans l’Europe féodale et dans les États contemporains que le principe des nationalités anime.
 
Maintenant, laissons le vieil antijudaïsme et ne nous occupons que de l’antisémitisme moderne. Produit d’une action de l’exclusivisme national et d’une réaction de l’esprit
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conservateur contre les tendances issues de la Révolution, toutes les causes qui l’ont amené ou conservé peuvent se ramener à une seule : les Juifs ne sont pas encore assimilés, c’est-à-dire qu’ils croient encore à leur nationalité. Ils continuent, par la circoncision, par des règles prophylactiques spéciales, par des prescriptions alimentaires, à se différencier de ceux qui les entourent ; ils persistent en tant que Juifs, non pas qu’ils ne soient susceptibles de patriotisme, -- les Juifs en certains pays comme en Allemagne ont contribué plus que personne à réaliser l’unité nationales -- mais ils résolvent le problème qui paraît insoluble de faire partie intégrante de deux nationalités ; s’ils sont Français et s’ils sont Allemands <ref>>Les antisémites allemands reprochent aux Juifs de nourrir des sentiments hostiles à l’Allemagne et de favoriser les intérêts français, mais les antisémites français reprochent à leur tour aux Juifs leur prétendue tendresse pour l’Allemagne. C’est une façon d’affirmer que les Juifs sont étrangers, ou, pour mieux dire, non assimilés</ref>, ils sont aussi Juifs, et si on leur sait un gré médiocre d’être Allemands et d’être Français, on leur reproche vivement d’être Juifs. On les considère dans tous les États comme les Américains considèrent les Chinois, ainsi qu’une tribu d’étrangers ayant conquis les mêmes privilèges que les autochtones, et ayant refusé de disparaître. On les sent encore différents, et plus les nations s’homogénéisent plus ces différences apparaissent. Dans ce grand mouvement qui conduit chaque peuple à l’harmonie
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des éléments qui le composent, les Juifs sont des réfractaires, ils sont toujours la nation au cou raide contre laquelle le Législateur lançait ses anathèmes ; ils se rattachent à des formes sociales abolies et dont l’autonomie est depuis longtemps détruite. En une certaine mesure, ils sont une nation qui survit à sa nationalité, et depuis des siècles, ils résistent à la mort. Pourquoi ? Parce que tout a contribué de maintenir leurs caractères de peuple ; parce qu’ils ont possédé une religion nationale qui eut sa parfaite raison d’être lorsqu’ils formaient un peuple, cessa d’être satisfaisante après la dispersion, mais les maintint à l’écart ; parce qu’ils ont fondé dans toute l’Europe des colonies jalouses de leurs prérogatives, attachées à leurs coutumes, à leurs rites, à leurs mœurs ; parce qu’ils ont vécu, durant des années, sous la domination d’un code théologique qui les a immobilisés ; parce que les lois des pays multiples où ils ont planté leur tente, les préjugés et les persécutions les empêchèrent de se mêler ; parce que, depuis le second exode, depuis leur départ de la terre palestinienne, ils ont élevé, et on a élevé autour d’eux d’infranchissables et rigides barrières. Tels qu’ils sont, on les a créés lentement et ils se sont créés, on a fait leur être intellectuel et moral, on s’est appliqué à les différencier et ils s’y sont appliqués de même. Ils craignirent la souillure et on craignit d’être souillé par eux ; leurs docteurs refusèrent de les laisser s’unir aux chrétiens et les légistes chrétiens interdirent
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toute union avec les Juifs ; ils s’adonnèrent au trafic de l’or et on leur défendit d’exercer d’autres professions ; ils s’éloignèrent du monde et on les contraignit à rester dans des ghettos.
Ils étaient ainsi différents de ceux qui vivaient à leurs côtés, mais, avant leur émancipation, ils échappaient aux regards ; ils se tenaient à part, nul n’avait de contact avec eux, on leur avait tracé leur domaine, assigné leur lot, et ils vivaient en marge des sociétés sans gêner en rien la marche générale, car ils ne faisaient pas partie du corps social. Lorsqu’ils furent libérés, ils se répandirent partout, et ils apparurent tels que les âges les avaient faits. On eut devant eux l’impression que l’on ressentirait si l’on voyait soudain les Tziganes du monde se rallier à la civilisation et réclamer leur place. Car on avait changé les conditions dans lesquelles depuis si longtemps les Juifs vivaient, mais on ne les avait pas modifiés eux-mêmes, et il fallait pour une telle œuvre autre chose que la décision de l’Assemblée nationale. Produit d’une religion et d’une loi, les Israélites ne pouvaient se transformer que si cette loi et cette religion se transformaient.
 
Ici nous nous trouvons en face d’une objection capitale. Les antisémites ne se bornent pas à dire que le Juif appartient à une race différente, qu’il est un étranger ; ils affirment qu’il est un élément inassimilable et irréductible, et si quelques-uns admettent que le Juif peut entrer dans la composition des peuples, ils prétendent que c’est au détriment de ces
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peuples et que le sémite tue et perd l’aryen, ce qui est d’ailleurs en contradiction avec la théorie antisémitique d’après laquelle toute race supérieure doit subjuguer la race inférieure sans pouvoir être entamée par elle. Les Juifs sont-ils réellement incapables de s’assimiler ? Pas le moins du monde, et toute leur histoire prouve le contraire. Elle nous a montré <ref>Voir Ch. X.</ref> combien de Juifs avaient pénétré dans les nations par le baptême, combien nombreuses avaient été les conversions au Moyen Âge, combien enfin de Juifs avaient disparu, absorbés par ceux qui les entouraient, venant volontairement au Christ ou ondoyés de force par des moines ou des rois fanatiques, Juifs dont on ne peut pas plus aujourd’hui retrouver des vestiges, qu’on ne peut par exemple trouver trace des Goths, des Alamans, des Suèves, qui, amalgamés à d’autres peuplades encore, ont contribué à former le Français. De tous temps, le Juif, comme tous les sémites, s’est uni à l’aryen, de tous temps il y a eu pénétration réciproque de ces deux races, et rien n’est plus propre à prouver combien l’assimilation est possible. Du reste, pour démontrer que les Juifs ne sont pas assimilables, il faudrait démontrer qu’ils ne sont pas modifiables, car tout être incapable de se modifier ne peut être fondu dans une agglomération humaine, de même que tout aliment réfractaire ne peut entrer dans l’économie du corps. Or, ils ont été constamment transformés par les milieux.
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Si on trouve entre un Juif espagnol et un Juif russe <ref>Je parle des Juifs pratiquants, bien entendu.</ref> des ressemblances, on trouve aussi des différences, et ces différences n’ont pas été seulement produites par l’adjonction de peuplades étrangères attirées et converties par les Juifs, elles ont été produites aussi par le milieu naturel, par le milieu social et par le milieu moral et intellectuel. Le type juif n’a pas seulement varié dans l’espace, il a varié dans le temps ; c’est un truisme de dire que le Juif du ghetto de Rome n’était pas le même que le Juif des troupes de Barkokeba ; de même que le Juif de nos grandes capitales européennes n’est point semblable au Juif du Moyen Âge. Cependant ces dissemblances que je signale entre Juifs de divers pays et de divers âges sont moins saillantes que les ressemblances ; cela prouve que le milieu artificiel dans lequel on a fait vivre le Juif a été plus fort que le milieu naturel ; c’est toujours ce qui arrive pour l’homme, car il est moins sensible aux milieux climatériques, contre lesquels il réagit sans cesse qu’aux milieux sociaux. Le Juif n’a pu échapper à cette règle humaine, et ce ne sont pas les neiges de Pologne ou les torrides soleils d’Espagne qui ont été ses modeleurs principaux. Il a été pétri par les lois politiques des nations et par la religion, religion puissante et terrible, comme toutes les religions rituelles qui remplacent la métaphysique par une Somme législative. Ces lois et cette religion ont été toujours les mêmes pour le Juif ; en
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tous lieux et en tous temps, elles ont été pour lui des constantes, constantes extérieures et constantes intérieures.
 
Or, depuis cent ans ces constantes ont varié <ref>Je rappelle une fois encore que je n’ai en vue que les Juifs de l’Europe occidentale, ceux qui ont été admis aux droits de citoyens dans les divers états qu’ils habitent, et non les Juifs orientaux qui sont encore sous le régime des lois d’exception, en Roumanie et en Russie, comme au Maroc et en Perse.</ref>. Les lois extérieures qui régissaient les Juifs ont cessé d’être ; la législation spéciale et uniforme qu’ils subissaient a été abolie, ils sont désormais soumis aux lois des pays dont ils sont des citoyens, et ces lois, étant différentes suivant les latitudes, sont un facteur de différenciation. Avec les lois ont disparu les coutumes : les Juifs ne vivent plus à l’écart, ils participent à la vie commune, ils ne sont plus étrangers aux civilisations qui les ont accueillis, ils n’ont plus une littérature spéciale, des mœurs particulières, singulières et caractérisantes ; ils ont accepté les façons de vivre des nations diverses entre lesquelles ils sont distribués. Comme ces façons sont différentes, elles différencient encore les Juifs, et des dissemblances de plus en plus grandes naissent désormais entre eux. Ils s’éloignent tous les jours de ce type professionnel et confessionnel qui existe encore, mais qui, fatalement, nécessairement, tend à disparaître, et n’est maintenu que par les constantes intérieures c’est-à-dire par la religion, par les rites et les habitudes qui en dépendent.
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Or, aujourd’hui, les pratiques religieuses des Juifs varient avec les divers pays. Tandis que, dans la Galicie, par exemple, les plus minutieuses observances du culte sont pratiquées, en France, en Angleterre, en Allemagne elles sont réduites au minimum. Si l’étude du Talmud est toujours en honneur en Pologne, en Russie, dans certaines parties de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, elle est tombée en complète désuétude dans tous les autres pays. Entre le Juif français émancipé et le Juif galicien talmudiste, le fossé se creuse tous les jours, et encore, de cette façon, il se crée des différences en Israël, différences que l’on peut aussi observer entre les Juifs des synagogues réformées et ceux des synagogues orthodoxes. Mais, ce qui est plus important, l’esprit talmudique disparaît lentement ; les écoles talmudiques persistantes se ferment tous les jours dans l’Europe occidentale ; le Juif contemporain ne sait même plus lire l’hébreu. Débarrassée des liens rabbanites la synagogue ne professe plus qu’une sorte de déisme cérémonial ; chez le Juif moderne, ce déisme s’affaiblit de plus en plus ; tout Juif émancipé est prêt pour le rationalisme, et ce n’est pas seulement le talmudisme qui meurt, c’est la religion juive qui agonise. Elle est la plus vieille des religions existantes, il semble qu’elle doive être la première à disparaître. Au contact direct de la société chrétienne, elle s’est désagrégée. Pendant longtemps elle avait subsisté, comme subsistent ces corps que l’on soustrait à la lumière et à l’air ; on a ouvert les fenêtres
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du caveau dans lequel elle dormait, le soleil et le vent sont entrés et elle s’est dissoute.
 
Avec la religion juive s’évanouit l’esprit juif. Cet esprit anima encore Heine et Boerne, Marx et Lassalle, mais ils avaient été élevés encore à la juive, ils avaient été bercés par des traditions que les jeunes Juifs d’aujourd’hui ignorent et dédaignent, et maintenant il n’y a plus, ou du moins il tend à ne plus y avoir, de personnalité juive. Ainsi, ces Juifs composés de diverses couches dissemblables, que de semblables conditions de vie extérieure, de semblables préoccupations intellectuelles, de semblables formes religieuses, morales et sociales avaient unifiés, ces Juifs retournent à l’hétérogénéité. Les constantes qui les avaient formés devenant des variables, l’artificielle uniformité disparaît, parce que disparaissent la foi juive, les pratiques juives, l’esprit juif, et avec cet esprit, ces pratiques, cette foi, les Israélites eux-mêmes s’évanouissent. Ce que n’ont pu faire les persécutions, l’affaiblissement des croyances religieuses, partant des croyances nationales, l’a accompli. Le Juif libéré, soustrait aux codes exceptionnels et au talmudisme ankylosant, est un élément absorbé, bien loin que d’être un élément absorbant. En certains pays, comme aux États-Unis, "la distinction entre Juifs et chrétiens s’efface rapidement <ref>Henry GEORGE : Progrés et pauvreté, Paris, 1887, traduction française.</ref>", elle s’effacera
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de jour en jour, car de jour en jour les Juifs abandonneront leurs antiques préjugés, leurs rites séparatistes, leurs prescriptions prophylactiques et alimentaires. Ils ne se croiront plus destinés à persister en tant que peuple, ils n’imagineront plus, imagination touchante peutêtre, mais absurde, qu’ils ont un rôle éternel à remplir. Un temps viendra où ils seront complètement éliminés, où ils seront dissous au sein des peuples, comme les Phéniciens qui, après avoir semé leurs comptoirs à travers l’Europe, disparurent sans laisser de trace. En ce temps-là aussi l’antisémitisme aura vécu, mais le moment n’est pas proche. Encore, le nombre des Juifs judaïsants est considérable, et, tant qu’ils subsisteront, il semble que l’antisémitisme devra persister. Cependant l’antisémitisme n’est pas uniquement provoqué par Israël ; il est le produit de causes religieuses, nationales et économiques, causes indépendantes des Juifs ; ces causes sont susceptibles elles aussi de se modifier et même de disparaître, nous pouvons de nos jours constater leur affaiblissement.
 
Si le judaïsme s’affaiblit, ni le catholicisme ni le protestantisme ne se fortifient, et l’on peut dire que toute forme positive de la religion perd de sa puissance. On croit pouvoir affirmer le contraire pour la religion chrétienne, mais on est d’abord en cela victime d’une illusion, on est ensuite guidé par des intérêts particuliers. Comme a dit Guyau <ref>M. GUYAU : L’irréligion de l’avenir, Paris, 1893, p. XIX.</ref> : "La religion
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a trouvé des défenseurs sceptiques qui la soutiennent tantôt au nom de la poésie et de la beauté esthétique des légendes, tantôt au nom de leur utilité pratique." Le néomysticisme est un résultat de ce besoin de poésie et de beauté esthétique qui croit ne pouvoir se satisfaire que par l’illusion religieuse. Quant à l’utilité pratique de la religion, nous la voyons désormais soutenue par la bourgeoisie capitaliste qui a attaqué les croyances religieuses tant que celles-ci ont soutenu les partisans des régimes anciens et qui, désormais, appelle la foi à son secours pour consolider son pouvoir et défendre ses privilèges. Mais ce ne sont là que des manifestations artificielles, et le sentiment religieux positif, déterminé, limité, s’éteint tous les jours. On marche d’un côté vers une sorte d’antireligiosisme matérialiste étroit et sot, de l’autre on aboutit à cette irréligion philosophique et morale qui sera "un degré supérieur de la religion et de la civilisation même <ref>M. GUYAU : loc. cit., p. XV.</ref>". En même temps que ces tendances s’affirment, les préjugés religieux tendent à s’éteindre, et le préjugé contre le Juif, préjugé aussi persistant que le préjugé du catholique contre le protestant, et du Juif contre le chrétien, ne peut pas être le seul à permaner. Il va diminuant d’intensité et, bientôt sans doute on ne tiendra plus tout Israélite pour responsable des affres de Jésus sur le Calvaire. Avec l’extinction progressive des préventions religieuses, une des causes d’antisémitisme
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s’évanouira et ainsi l’antisémitisme perdra de sa violence ; seulement il durera tant que dureront les causes nationales et les causes économiques.
 
Mais le particularisme et l’égoïsme national, si forts, si puissants qu’ils soient encore, présentent des signes de décadence. D’autres idées sont nées qui, tous les jours, acquièrent plus de force ; elles imprègnent les esprits, s’impriment dans les cervelles, engendrent des conceptions nouvelles, de nouvelles formes de pensées. Si le principe des nationalités est encore un principe directeur de la politique, on ne fait plus de la haine contre l’étranger un dogme brutal et irraisonné <ref>Excepté cependant les patriotes exaltés, ceux qui, en France, sont anglophobes et germanophobes par principe, plutôt que par raisonnement.</ref>. Il se crée une culture commune aux peuples civilisés, une culture humaine au-dessus de la culture française, de la culture allemande, de la culture anglaise ; la science, la littérature, les arts deviennent internationaux, non qu’ils perdent ces caractéristiques qui en font le charme et le prix, et qu’ils visent à une uniformité fâcheuse, mais ils sont animés d’un même esprit. La fraternelle des peuples, qui était jadis une chimère inattingible, peut être rêvée sans folie ; le sentiment de la solidarité humaine se fortifie, le nombre des penseurs et des écrivains qui travaillent à le renforcer augmente tous les jours ; les nations se rapprochent les unes des autres, elles peuvent mieux se connaître, mieux s’aimer et s’estimer ; la facilité des relations
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et des communications favorise le développement du cosmopolitisme ; ce cosmopolitisme unira un jour les races les plus diverses, il leur permettra de se fédérer en de pacifiques unions : à l’égoïsme patriotique, il substituera l’altruisme international. De cette diminution de l’exclusivisme national, les Juifs bénéficieront encore, d’autant qu’elle coïncidera avec l’affaiblissement de leurs caractères distinctifs, et les progrès de l’internationalisme amèneront la décadence de l’antisémitisme.
 
En même temps que les Juifs verront décroître les préventions nationalistes, ils verront les causes économiques de l’antisémitisme diminuer de puissance. On combat les Juifs parce qu’ils représentent un capital que l’on dit étranger, on peut donc supposer que le jour où l’animosité contre l’étranger aura disparu, le capital juif ne sera plus en butte aux attaques du capital chrétien. Malgré cela, la concurrence n’en subsistera pas moins et, toujours. ceux des Juifs qui se seront maintenus auront à pâtir des sentiments hostiles que cette concurrence fomentera contre eux.
 
Mais d’autres événements, d’autres transformations peuvent amener la disparition de ces causes économiques. Dans la lutte qui est engagée entre le prolétariat et la société industrielle et financière, on verra peut-être les capitalistes juifs et chrétiens oublier leurs dissentiments et s’unir contre l’ennemi commun. Toutefois, si les conditions sociales actuelles devaient persister, il n’y aurait là qu’une trêve, mais de la bataille qui se livre maintenant, le
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capital ne paraît pas devoir sortir vainqueur. Fondée sur le mensonge, sur l’intérêt, sur l’égoïsme, sur l’injustice et sur le dol, la société actuelle est destinée à périr. Quelque brillante qu’elle paraisse, aussi resplendissante qu’elle soit, raffinée, luxueuse et superbe, elle est frappée à mort ; moralement elle est condamnée. La bourgeoisie qui détient la force politique, parce qu’elle détient la force économique, usera vainement de ses pouvoirs, en vain elle fera appel à toutes les armées qui la défendent, à tous les tribunaux qui la gardent, à tous les codes qui la protègent, elle ne pourra résister aux lois inflexibles qui, de jour en jour, tendent à substituer la propriété commune à la propriété capitaliste.
 
Tout concourt à amener ce résultat. De ses propres mains la classe des possédants se déchire ; si une catégorie de possesseurs veut égoïstement se défendre, elle combat inconsciemment contre elle-même, et pour l’avènement de ses ennemis. Toute lutte intestine des détenteurs du capital ne peut qu’être utile à la révolution. En dénonçant les capitalistes juifs, les capitalistes chrétiens se dénoncent eux-mêmes, et ils contribuent à ruiner les fondements de cet état dont ils sont les plus ardents défenseurs. Ironie des choses, l’antisémitisme qui est professé surtout par les conservateurs, par ceux qui reprochent aux Juifs d’avoir été les auxiliaires des Jacobins de 89, des libéraux et des révolutionnaires de ce siècle, l’antisémitisme se fait l’allié de ces mêmes révolutionnaires ;
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M. Drumont en France, M. Pattaï en Hongrie, MM. Stoecker et de Boeckel en Allemagne œuvrent pour ces démagogues et ces révoltés qu’ils prétendent combattre. Ce mouvement, réactionnaire à l’origine, se transforme au profit de la révolution. L’antisémitisme excite la classe moyenne, le petit bourgeois, et le paysan quelquefois, contre les capitalistes juifs, mais ainsi il les mène doucement au socialisme, il les prépare à l’anarchie, les conduit à la haine de tous les capitalistes et surtout du capital.
 
Ainsi, inconsciemment, l’antisémitisme prépare sa propre ruine, il porte en lui son germe de destruction, et cela inévitablement, puisque, en ouvrant la voie au socialisme et au communisme, il travaille à éliminer non seulement les causes économiques, mais encore les causes religieuses et nationales qui l’ont engendré et qui disparaîtront avec la société actuelle dont elles sont les produits.
 
Telles sont les destinées probables de l’antisémitisme contemporain. J’ai tenté de montrer comment il se rattachait à l’ancien antijudaïsme, comment il avait persisté après l’émancipation des Juifs, comment il avait grandi et quelles avaient été ses manifestations.
 
J’ai essayé d’en déterminer les raisons, et après les avoir établies, j’ai voulu prévoir son avenir. De toutes façons il me parait destiné à périr, et il périra pour toutes les raisons que j’ai indiquées : parce que le Juif se transforme, parce que les conditions religieuses, politiques, sociales et économiques changent, mais il périra surtout parce qu’il est
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une des manifestations persistantes et dernières du vieil esprit de réaction et d’étroit conservatisme qui essaie vainement d’arrêter l’évolution révolutionnaire.
 
<center>FIN/<center>