« Une idylle tragique/IX » : différence entre les versions

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cet homme qu’elle avait connu si malade de sensualité haineuse apprendrait la vérité, ce serait en lui un réveil de ses plus basses, de ses plus féroces jalousies. N’avait-elle pas compté elle-même sur cette jalousie, au début, quand elle nourrissait des projets de vengeance dont aujourd’hui elle avait honte ? Toutes ces idées s’étaient représentées devant sa raison, presque aussitôt après le départ d’Hautefeuille. Elle l’avait, comme déjà la première fois, accompagné jusqu’au seuil de la serre, le tenant par la main et le conduisant à travers les meubles du salon dans l’obscurité, tout émue et si fière de ne pas sentir trembler cette main du jeune homme, indifférent au danger. Au contact de l’air froid de la nuit, elle avait frissonné… Une dernière étreinte, leurs bouches unies dans un avide et dernier baiser, ce baiser de tous les adieux, — toujours déchirant quand on aime : le sort est si traître et le malheur va si vite ! — quelques minutes d’attente à écouter son pas dans l’allée déserte du jardin, — et elle était rentrée pour retrouver dans son lit solitaire la place, froide maintenant, où avait reposé son aimé… Là, dans cette mélancolie soudaine de la séparation, son intelligence s’était réveillée du songe d’oubli et de volupté prolongé durant ces dernières heures, le sens de la réalité lui était revenu, et elle avait eu peur… Cette peur avait été très vive, mais courte. Ely était d’une lignée de gens ayant fait la guerre. Elle était capable, en action, de vigoureux parti pris ; et, en pensée,
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de cette énergie qui sait dresser un état exact de situation. Ces âmes là, fortes et lucides, ne s’attardent pas aux fièvres de l’imagination maladive où s’affole la faiblesse. Elles voient clairement approcher le danger. C’est ainsi qu’au plus fort de sa passion naissante pour Hautefeuille, — sa confidence à Mme Brion en faisait foi, — elle avait prévu, avec une quasi-certitude, le heurt de son amour contre l’amitié d’Olivier pour Pierre. Mais ce réalisme courageux fait qu’une fois en présence de ce danger, ces mêmes âmes le circonscrivent, le mesurent. Elles constatent avec précision les données de la crise qu’elles traversent, et elles ont cette autre force d’oser espérer, en sachant pourquoi, dans, des moments qui paraissent désespérés. Si après le départ d’Hautefeuille et en remettant sa tête lassée sur l’oreiller de volupté, devenu l’oreiller d’une anxieuse insomnie, Ely de Carlsberg avait eu une reprise d’affreuse inquiétude, quand elle se leva, le lendemain matin, elle était de nouveau en confiance avec l’avenir. Elle espérait.
 
Elle espérait, — et pour des motifs qu’elle voyait devant elle comme son père le général pouvait voir un terrain de bataille, nettement, précisément. Elle espérait dans l’amour, d’abord, qu’Olivier Du Prat devait porter à sa femme. Elle-même, elle avait si bien éprouvé quel rajeunissement apporte au cœur l’émotion d’aimer une âme jeune, pure, naïve à la vie, combien notre ê
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treêtre moral s’y retrempe, s’y repétrit, s’y recrée, comme on réapprend à ce contact la foi au bien, la magnanimité dès généreuses indulgences, la noblesse de la charité, comme on s’y lave des honteuses rancunes, des vilains sentiments et de leur souillure. Olivier avait épousé une enfant de son choix, dont il était aimé, sans doute, et qu’il aimait. Pourquoi n’aurait-il pas subi, lui aussi, la bienfaisante influence de la jeunesse et de la pureté ? Et alors, ou trouverait-il la force de faire du mal à une femme dont il avait pu souffrir, qu’il pouvait juger sévèrement, iniquement, mais dans l’actuelle sincérité de laquelle il lui faudrait bien croire ? — Ely espérait dans cela encore, dans cette vérité de sa passion pour Pierre, dans l’évidence qu’Olivier aurait du bonheur de son ami. Elle se disait : « Le premier mouvement de défiance une fois passé, il réfléchira, il s’enquerra. Il saura que je n’ai eu vis-à-vis de Pierre aucun des défauts dont il m’a fait jadis des crimes : ni orgueil, ni légèreté, ni coquetterie… » Elle avait été si simple, si droite, si honnête dans cet amour ! Comme toutes les personnes que possède un sentiment très complet, il lui semblait impossible que l’on pût méconnaître la bonne foi de son cœur. — Et puis, elle espérait dans leur honneur à tous les deux : dans celui de Pierre, d’abord, qui, non seulement ne parlerait pas, elle en était sûre, mais qui, en outre, emploierait toute sa force à ne pas se laisser deviner même par son plus intime ami ; dans l’honneur d’Olivier ensuite : elle le savait si
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scrupuleux dans toutes les questions de délicatesse, si surveillé dans ses propos, si gentleman ! Lui non plus ne voudrait jamais parler. Prononcer, le nom d’une ancienne maîtresse, lorsque cet amour s’est noué et dénoué dans certaines conditions de mystère, c’est manquer à un contrat tacite aussi sacré qu’une parole d’honneur. C’est se dégrader à ses propres yeux. Olivier se respectait trop pour commettre une telle faute, sinon dans l’égarement d’une crise affolante de douleur. Cette crise, pouvait-il l’avoir dans les conditions où il revenait, marié, heureux, après des mois et des mois, presque deux années ? Non ; il ne l’aurait pas, et, surtout, il ne voudrait pas l’infliger à son ami… —Enfin, c’était le dernier motif sur lequel reposait l’espoir d’Ely, le plus ferme, et cette conception prouvait à quelle profondeur elle connaissait Olivier : parler d’elle à Pierre, c’était mettre une femme entre eux deux, c’était corrompre la sérénité idéale de leur affection que jamais un nuage n’avait traversée. Quand il ne se respecterait pas lui-même, Olivier respecterait cette affection. — Telles étaient les pensées sur lesquelles la malheureuse femme vécut cette journée qui suivit l’arrivée d’Olivier à Cannes ; et c’était la journée justement où les soupçons du jeune homme prenaient corps, celle où les indices s’accumulaient autour de lui pour se condenser en une absolue certitude, grâce à la parole bien intentionnée, mais irréparable, de Corancez…
 
Ces motifs d’espérer, Ely de Carlsberg se les é
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taitétait donnés avec sa raison. Sa raison allait les lui arracher, un par un, au cours de la première semaine qui suivit le retour d’Olivier ; et cela, sans qu’elle le rencontrât une seule fois. Elle n’avait rien tant appréhendé que de se retrouver en face de lui. Pourtant, combien elle eût préféré une explication, même la plus violente, à cette absence totale de contact, — évidemment intentionnelle de la part du jeune homme, car, du point de vue de la politesse, elle n’était même pas correcte ! — Un seul moyen restait à Ely pour savoir la vérité : les conversations d’Hautefeuille… Quelle douleur dans sa douleur ! Quelle angoisse dans son angoisse ! Ce fut par Hautefeuille uniquement qu’elle entendit parler d’Olivier pendant cette interminable semaine. Ce fut par Hautefeuille qu’elle assista au drame moral qui se jouait dans le cœur de son ancien amant. Pierre trouvait tout naturel de communiquer à sa chère confidente les inquiétudes que lui donnait son ami, et il ne se doutait pas que les moindres détails revêtaient pour elle une signification terrible. Chacune de leurs causeries pendant ces mortels huit jours la fit descendre plus avant dans les profondeurs dangereuses des pensées d’Olivier ; et chacune annonça la possibilité d’abord, puis l’approche d’une catastrophe, probable enfin jusqu’à la certitude. Le premier coup fut porté à Ely au lendemain même de ce dîner à Monte-Carlo, quand elle revit Pierre, non plus dans l’intimité secrète du rendez-vous nocturne, mais à
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cette grande soirée chez elle dont il avait été parlé dans le train. Il arriva tard et lorsque les salons étaient déjà remplis de monde, vers les onze heures :
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— « Vous avez bien fait de forcer ma porte ; vous savez que, pour vous, j’y suis toujours… Mais vous voilà bouleversée. Que se passe-t-il ? »
 
— « Il se
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passe que je suis perdue, » dit Yvonne, « si je n’ai pas quelqu’un pour m’aider, pour me sauver… Ah ! » continua-t-elle, en appuyant ses mains sur son front comme pour enchasser un cauchemar, « quand je pense à tout ce que je traverse depuis hier, je crois que j’ai rêvé… Il se passe que nous sommes ruinés, d’abord, absolument, irréparablement ruinés. Je ne le sais que depuis vingt-quatre heures… Ce gentil, cet excellent Gontran a tout fait pour me le cacher jusqu’au bout… Et moi qui lui reprochais de jouer à Monte-Carlo ! Pauvre cher garçon ! Il espérait qu’un coup de hasard lui donnerait cent, deux cent mille francs, une première mise de fonds, de quoi recommencer notre fortune… Car il travaillera. Il est décidé à faire n’importe quoi. Si vous saviez comme il est bon et brave ! Cest pour moi qu’il souffre. C’est pour moi, pour m’avoir un peu plus de luxe, qu’il a essayé des placements trop hardis. Il ne soupçonne pas combien tout cela m’est indifférent… Moi ! mais je le lui ai dit, je vivrais avec rien : une petite couturière que je dirigerais et qui me ferait des robes à mon idée ; une petite installation à Passy dans une de ces maisons Anglaises si mignonnes et si bon marché ; une voiture de la Compagnie ou un coupé du cercle pour mes visites et le théâtre, et je serais la plus heureuse des femmes. J’irais aux Halles le matin, et je suis sûre que j’aurais pour rien une meilleure table qu’aujourd’hui. Et je me plairais à cette vie, je le sais. Au fond, je n’étais pas née pour ê
 
— « Il se passe que je suis perdue, » dit Yvonne, « si je n’ai pas quelqu’un pour m’aider, pour me sauver… Ah ! » continua-t-elle, en appuyant ses mains sur son front comme pour enchasser un cauchemar, « quand je pense à tout ce que je traverse depuis hier, je crois que j’ai rêvé… Il se passe que nous sommes ruinés, d’abord, absolument, irréparablement ruinés. Je ne le sais que depuis vingt-quatre heures… Ce gentil, cet excellent Gontran a tout fait pour me le cacher jusqu’au bout… Et moi qui lui reprochais de jouer à Monte-Carlo ! Pauvre cher garçon ! Il espérait qu’un coup de hasard lui donnerait cent, deux cent mille francs, une première mise de fonds, de quoi recommencer notre fortune… Car il travaillera. Il est décidé à faire n’importe quoi. Si vous saviez comme il est bon et brave ! Cest pour moi qu’il souffre. C’est pour moi, pour m’avoir un peu plus de luxe, qu’il a essayé des placements trop hardis. Il ne soupçonne pas combien tout cela m’est indifférent… Moi ! mais je le lui ai dit, je vivrais avec rien : une petite couturière que je dirigerais et qui me ferait des robes à mon idée ; une petite installation à Passy dans une de ces maisons Anglaises si mignonnes et si bon marché ; une voiture de la Compagnie ou un coupé du cercle pour mes visites et le théâtre, et je serais la plus heureuse des femmes. J’irais aux Halles le matin, et je suis sûre que j’aurais pour rien une meilleure table qu’aujourd’hui. Et je me plairais à cette vie, je le sais. Au fond, je n’étais pas née pour ê
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treêtre riche. C’est encore heureux ! … » Elle avait esquissé ce programme qu’elle croyait modeste, et qui supposait cinquante mille francs par an, avec un tel mélange d’enfantillage et de vaillance que Mme de Carlsberg en eut le cœur serré. Elle lui prit la main et l’attira pour l’embrasser en lui disant :
 
—« Je connais votre cœur, Yvonne. Mais j’espère que tout peut se réparer. Vous avez des amis, de bons amis, et moi, d’abord… Au premier moment on s’affole, et puis on s’aperçoit que l’on n’était pas tant ruiné que cela… »
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exprimer une angoisse et une révolte. — « Oui, » insista-t-elle, « un seul homme, et c’est Dickie Marsh. » — « Le commodore ? » fit Mme de Chésy avec une évidente stupeur. Puis, hochant de nouveau la tête et la bouche soudain crispée dans un pli amer : « Non, » fit-elle vivement, « je sais trop maintenant ce que valent ces amitiés des hommes et le prix qu’ils mettent à leurs services. Je ne suis pas ruinée depuis bien longtemps, et déjà il y a eu quelqu’un, » elle hésita une seconde, « oui, il y a eu quelqu’un pour m’offrir de l’argent… ah ! chère Ely ! » et elle mit ses mains devant ses yeux en rougissant d’indignation, « si je voulais être sa maîtresse ? … Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir ce qu’éprouve une femme quand elle découvre tout d’un coup que depuis des mois et des mois elle est guettée par un homme qu’elle croyait son ami, comme une bête par un chasseur… Les familiarités qu’elle avait permises, sans y prendre garde, parce qu’elle n’y voyait pas de mal, les petites coquetteries qu’elle avait pu avoir innocemment, les intimités dont elle ne se défiait pas, tout lui revient à la fois pour lui faire honte, une honte affreuse. L’infâme manège qui se cachait sous cette comédie, elle ne l’a pas vu ; elle le voit. Elle n’a pas été coupable, et il lui semble qu’elle l’a été. Subir un nouvel affront de cette espèce, non, jamais ! Marsh me ferait la même ignoble proposition que m’a faite l’autre… Ah ! c’est trop honteux ! … »
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Elle n’avait prononcé aucun nom. À ce frémissement de pudeur outragée, Mme de Carlsberg devina la scène qui s’était jouée, la veille ou ce matin même, entre l’imprudente mais si honnête créature et l’immonde Brion. Elle comprit, une fois de plus, combien l’évaporée, l’étourdie Parisienne était vraiment une innocente et qui venait d’avoir la première révélation des brutalités de la vie. Il y avait quelque chose de pathétique jusqu’à en être navrant dans ces remords, ces scrupules, ces révoltes soudaines d’une âme restée naïve par irréalisme. Et, si menacée elle-même par une autre brutalité d’un autre homme, Ely eut un mouvement de tout son être vers la malheureuse enfant. Elle allait lui parler de Marsh, lui raconter la conversation du yacht, la promesse de l’Américain, lorsqu’elle entendit, avec cette acuité des sens que nous avons au service de nos inquiétudes dans certaines heures, la porte de l’autre salon s’ouvrir. Elle se dit : « Voilà Olivier ! » En même temps, par un instinctif élan de superstition, elle regarda Yvonne encore tremblante, et mentalement elle ajouta : « Je l’aiderai Cette bonne action me portera bonheur… » Puis tout haut : « Calmez-vous. Je ne vais pas pouvoir causer avec vous davantage : j’attends quelqu’un. Mais revenez demain dans l’après-midi, et je vous jure que j’aurai trouvé ce que vous cherchez pour Gontran. Laissez-moi faire. Et du courage ! Surtout que personne ne soupçonne rien… Il ne faut jamais qu’on nous voie souffrir… »
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Elle se l’adressait à elle-même, ce conseil d’héroïsme mondain ; et elle prêchait d’exemple en ce moment, car le valet de pied venait d’ouvrir la porte et d’annoncer : « Monsieur Olivier Du Prat, » et cependant jamais Mme de Chésy n’aurait deviné, à voir Ely si souriante, si dignement accueillante, ce que représentait pour la maîtresse d’Hautefeuille l’entrée du nouveau venu dans ce petit salon, et celui-ci, non moins correct, non moins surveillé que les deux femmes, s’excusait de n’être pas venu leur rendre ses devoirs plus tôt.
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— « Dites que j’ai été coquette, » interrompit-elle, « et que j’ai voulu m’en faire aimer. C’est vrai. »
 
— «
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Puisque vous avez si bonne mémoire, » reprit Olivier, « vous vous souvenez que ces coquetteries allèrent loin, très loin, et que ce jeune homme devint votre amant… » Ah ! comme les paupières d’Ely battirent douloureusement tandis qu’il insistait sur cette phrase avec cette dureté voulue qu’elle l’avait supplié de lui épargner, et il continuait : « Vous vous souvenez aussi que cet amour fut bien malheureux. Cet homme était susceptible, défiant, inquiet. Il avait beaucoup souffert de jalousie. Une femme qui l’eût aimé vraiment n’aurait eu qu’un souci : ne pas réveiller en lui cette horrible maladie du soupçon. Vous avez fait tout le contraire… Fermez les yeux, et revoyez un peu en pensée un certain bal chez la comtesse Steno et cet homme dans un coin du salon, et vous dansant, et avec qui ? »
 
— « Puisque vous avez si bonne mémoire, » reprit Olivier, « vous vous souvenez que ces coquetteries allèrent loin, très loin, et que ce jeune homme devint votre amant… » Ah ! comme les paupières d’Ely battirent douloureusement tandis qu’il insistait sur cette phrase avec cette dureté voulue qu’elle l’avait supplié de lui épargner, et il continuait : « Vous vous souvenez aussi que cet amour fut bien malheureux. Cet homme était susceptible, défiant, inquiet. Il avait beaucoup souffert de jalousie. Une femme qui l’eût aimé vraiment n’aurait eu qu’un souci : ne pas réveiller en lui cette horrible maladie du soupçon. Vous avez fait tout le contraire… Fermez les yeux, et revoyez un peu en pensée un certain bal chez la comtesse Steno et cet homme dans un coin du salon, et vous dansant, et avec qui ? »
 
Cette allusion à un épisode oublié de leur plus triste époque fit venir un flot de sang aux joues d’Ely. Elle se revit, comme l’y invitait son implacable interlocuteur, se laissant faire la cour par un des princes Pietrapertosa, celui de ses rivaux imaginaires qu’Olivier avait le plus détesté. Elle répondit :
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— « Et vous avouez cela, posément, tranquillement ! … Et vous n’apercevez pas ce qu’il y eut d’infâme, d’abominable, de monstrueux dans cette vengeance : rencontrer un cœur tel que celui-là, si pur, si jeune, si délicat, un être incapable d’un soupçon, tout simplicité, tout naïveté, et s’en faire aimer au risque de le briser, de le désenchanter à jamais, pour satisfaire, quoi ? … Une misérable rancune de coquette qui ne veut pas avoir été abandonnée ! … Et cela ne vous a pas fait hésiter, cette fraîcheur et cette noblesse d’âme ? Vous ne vous vous êtes pas dit : « Jouer avec cet être sans défense, en abuser, mais c’est une infamie ? » Et ce que vous lui enleviez, vous n’y avez donc pas pensé ? Sachant l’amitié qui l’unissait à moi, si vous aviez eu dans le cœur quelque chose, je ne dis même pas de haut, mais d’humain, est-ce que vous n’auriez pas reculé devant ce crime : la lui souiller, la lui ravir, cette belle, cette noble intimité, pour lui donner en échange une aventure galante de quelques jours, le temps de vous être divertie à la scélératesse de votre caprice et de votre lâche vengeance ! … Il ne vous avait rien fait, lui, il ne vous avait pas quittée, lui, il ne s’était pas marié ! … Ah ! oui, la lâche vengeance ! Mais du moins je vous l’aurai crié en face, que c’est lâche, lâche, lâche ! … »
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Ely s’était levée pendant que cet homme ulcéré lui jetait ces paroles d’outrage, et son front s’était redressé. Maintenant ses yeux soutenaient ceux d’Olivier avec un regard où l’affront ne faisait passer aucun éclair de colère ou de révolte. Ils exprimaient, ces yeux, presque une sérénité à force d’être sincères. Elle fit quelques pas vers le jeune homme ; sur ce bras qui la menaçait, elle mit sa main, d’un geste si doux et si ferme à la fois qu’Olivier s’arrêta de parler. Et elle commença de lui répondre avec une voix qu’il ne lui connaissait pas. L’accent en était si simple, — si humain, justement ! — qu’il était impossible de douter des mots prononcés avec cette voix. C’était réellement un cœur mis à nu, et dont la plainte remuait celui qui l’écoutait à une extrême profondeur. Il avait aimé cette femme bien plus qu’il ne le savait lui-même et, dans cette femme dont il idolâtrait la beauté, il avait cherché sans pouvoir l’animer, le créer, précisément l’être qui se montrait à lui. Cette âme qu’annonçaient ces yeux tendres et tristes, cette âme farouche, passionnée, capable du plus grand, du plus complet amour, il l’avait devinée, pressentie, poursuivie, sans jamais l’atteindre ni l’étreindre, à travers toutes les caresses, toutes les violences, toutes les brutalités de sa jalousie, et elle était là, éveillée par un autre, et quel autre ! … Et il écoutait Ely parler :
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Elle continuait, lui prodiguant des paroles de consolation, de supplication, de sympathie, quand, brusquement, il l’interrompit :
 
— «
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Je vous remercie de votre pitié, » dit-il d’une voix redevenue brève et sèche. — Reprenait-il la conscience de sa dignité d’homme ? Était-il froissé de cette charité de femme, si humiliante quand on aime ? Tremblait-il, si cet entretien se prolongeait, d’en dire trop peut-être, d’en sentir trop ? Il insista :
 
— « Je vous remercie de votre pitié, » dit-il d’une voix redevenue brève et sèche. — Reprenait-il la conscience de sa dignité d’homme ? Était-il froissé de cette charité de femme, si humiliante quand on aime ? Tremblait-il, si cet entretien se prolongeait, d’en dire trop peut-être, d’en sentir trop ? Il insista :
 
— « Je vous demande pardon de n’avoir pas mieux dominé mes nerfs… Nous n’avons plus rien à nous dire. Je vous promets une chose : je ferai tout pour que Pierre ne sache jamais rien. Ne me remerciez pas. Je me serais tû à cause de lui, à cause de moi, pour sauver cette amitié qui m’a été, qui m’est si chère. Je n’étais pas venu vous menacer de parler. J’étais venu vous demander de vous taire, vous aussi, de ne pas pousser plus loin ce que je croyais être votre vengeance… Et, au moment de vous dire adieu pour toujours, c’est encore cela que je vous demande : vous aimez Pierre, il vous aime ; promettez-moi de ne jamais vous servir de cet amour contre notre amitié, de respecter cela dans son cœur. »