« Toine (recueil)/Édition Conard, 1910/La Moustache » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Aucun résumé des modifications
ThomasBot (discussion | contributions)
m Pmx: match
Ligne 10 :
}}
 
 
==__MATCH__:[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XI.djvu/67]]==
 
:::::::Château de Solles, lundi 30 juillet 1883.
 
 
{{indentation}}Ma chère Lucie, rien de nouveau. Nous vivons dans le salon en regardant tomber la pluie. On ne peut guère sortir par ces temps affreux; alors nous jouons la comédie. Qu'elles sont bêtes, ô ma chérie, les pièces de salon du répertoire actuel. Tout y est forcé, grossier, lourd. Les plaisanteries portent à la façon des boulets de canon, en cassant tout. Pas d'esprit, pas de naturel, pas de bonne humeur, aucune élégance. Ces hommes de lettres, vraiment, ne savent rien du monde. Ils ignorent tout à fait comment on pense et comment on parle chez nous. Je leur permettrais parfaitement de mépriser nos usages, nos conventions et nos manières, mais je ne leur permets
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XI.djvu/68]]==
point de ne les pas connaître. Pour être fins ils font des jeux de mots qui seraient bons à dérider une caserne ; pour être gais ils nous servent de l'esprit qu'ils ont dû cueillir sur les hauteurs du boulevard extérieur, dans ces brasseries dites d'artistes où on répète, depuis cinquante ans, les mêmes paradoxes d'étudiants.
 
Enfin nous jouons la comédie. Comme nous ne sommes que deux femmes, mon mari remplit les rôles de soubrette, et pour cela il s'est rasé. Tu ne te figures pas, ma chère Lucie, comme ça le change! Je ne le reconnais plus... ni le jour ni la nuit. S'il ne laissait pas repousser immédiatement sa moustache je crois que je lui deviendrais infidèle, tant il me déplaît ainsi.
 
Vraiment, un homme sans moustache n'est plus un homme. Je n'aime pas beaucoup la barbe; elle donne presque toujours l'air négligé, mais la moustache, ô la moustache! est indispensable à une physionomie virile. Non, jamais tu ne pourrais imaginer comme cette petite brosse de poils sur la lèvre est utile à l'oeil et... aux... relations entre époux. Il m'est venu sur cette matière un tas de réflexions que je n'ose guère t'écrire. Je te les dirai volontiers... tout bas. Mais les mots sont si difficiles à trouver pour exprimer certaines
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XI.djvu/69]]==
choses, et certains d'entre eux, qu'on ne peut guère remplacer, ont sur le papier une si vilaine figure, que je ne peux les tracer. Et puis, le sujet est si difficile, si délicat, si scabreux qu'il faudrait une science infinie pour l'aborder sans danger.
 
Enfin! tant pis si tu ne me comprends pas. Et puis, ma chère, tâche un peu de lire entre les lignes.
Ligne 27 ⟶ 32 :
Figure-toi qu'on t'applique sur la lèvre un parchemin sec... ou humide. Voilà la caresse de l'homme rasé. Elle n'en vaut plus la peine assurément.
 
D'où vient donc la séduction de la moustache, me diras-tu ? Le sais-je ? D'abord elle chatouille d'une façon délicieuse. On la sent avant la bouche et elle vous fait passer dans
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XI.djvu/70]]==
tout le corps, jusqu'au bout des pieds un frisson charmant. C'est elle qui caresse, qui fait frémir et tressaillir la peau, qui donne aux nerfs cette vibration exquise qui fait pousser ce petit "Ah !" comme si on avait grand froid.
 
Et sur le cou ! Oui, as-tu jamais senti une moustache sur ton cou ? Cela vous grise et vous crispe, vous descend dans le dos, vous court au bout des doigts. On se tord, on secoue ses épaules, on renverse la tête ; on voudrait fuir et rester ; c'est adorable et irritant ! Mais que c'est bon !
Ligne 33 ⟶ 40 :
Et puis encore... vraiment, je n'ose plus ? Un mari qui vous aime, mais là, tout à fait, sait trouver un tas de petits coins où cacher des baisers, des petits coins dont on ne s'aviserait guère toute seule. Eh bien, sans moustaches, ces baisers-là perdent aussi beaucoup de leur goût, sans compter qu'ils deviennent presque inconvenants ! Explique cela comme tu pourras. Quant à moi, voici la raison que j'en ai trouvée. Une lèvre sans moustaches est nue comme un corps sans vêtements ; et, il faut toujours des vêtements, très peu si tu veux, mais il en faut !
 
Le créateur (je n'ose point écrire un autre mot en parlant de ces choses), le créateur a eu soin de voiler ainsi tous les abris de notre
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XI.djvu/71]]==
chair où devait se cacher l'amour. Une bouche rasée me paraît ressembler à un bois abattu autour de quelque fontaine où l'on allait boire et dormir.
 
Cela me rappelle une phrase (d'un homme politique) qui me trotte depuis trois mois dans la cervelle. Mon mari, qui suit les journaux, m'a lu, un soir, un bien singulier discours de notre ministre de l'agriculture qui s'appelait alors M. Méline. A-t-il été remplacé par quelque autre ? Je l'ignore.
Ligne 43 ⟶ 52 :
"Il n'y a point de patriotisme sans agriculture", affirmait M. Méline ; et il avait raison, ce ministre, je le pénètre à présent !
 
A un tout autre point de vue, la moustache
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XI.djvu/72]]==
est essentielle. Elle détermine la physionomie. Elle vous donne l'air doux, tendre, violent, croquemitaine, bambocheur, entreprenant ! L'homme barbu, vraiment barbu, celui qui porte tout son poil (oh! le vilain mot) sur les joues n'a jamais de finesse dans le visage, les traits étant cachés. Et la forme de la mâchoire et du menton dit bien des choses, à qui sait voir.
 
L'homme à moustaches garde son allure propre et sa finesse en même temps.
Ligne 55 ⟶ 66 :
Et puis, ce que j'adore d'abord dans la moustache, c'est qu'elle est française, bien française. Elle nous vient de nos pères les Gaulois, et elle est demeurée le signe de notre caractère national enfin.
 
Elle est hâbleuse, galante et brave. Elle se
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XI.djvu/73]]==
mouille gentiment au vin et sait rire avec élégance, tandis que les larges mâchoires barbues sont lourdes en tout ce qu'elles font.
 
Tiens, je me rappelle une chose qui m'a fait pleurer toutes mes larmes, et qui m'a fait aussi, je m'en aperçois à présent, aimer les moustaches sur les lèvres des hommes.
Ligne 62 ⟶ 75 :
 
Je voulus les voir; mais quand j'aperçus ces deux grandes lignes de 6gures affreuses, je crus que j'allais me trouver mal ; puis je me mis à les examiner, une à une, cherchant à deviner ce qu'avaient été ces hommes.
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XI.djvu/74]]==
 
Les uniformes étaient ensevelis, cachés sous la terre, et pourtant tout à coup, oui ma chérie, tout à coup je reconnus les Français, à leur moustache !
Ligne 81 ⟶ 95 :
 
</div>
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XI.djvu/75]]==