« Émile, ou De l’éducation/Édition 1852/Livre II » : différence entre les versions

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Si l’enfant est délicat, sensible, que naturellement il se mette à crier pour rien, en rendant ces cris inutiles et sans effet, j’en taris bientôt la source. Tant qu’il pleure, je ne vais point à lui ; j’y cours sitôt qu’il s’est tu. Bientôt sa manière de m’appeler sera de se taire, ou tout au plus de jeter un seul cri. C’est par l’effet sensible des signes que les enfants jugent de leur sens, il n’y a point d’autre convention pour eux : quelque mal qu’un enfant se fasse, il est très rare qu’il pleure quand il est seul, à moins qu’il n’ait l’espoir d’être entendu.
 
S’il tombe, s’il se fait une bosse à la tête, s’il saigne du nez, s’il se coupe les doigts, au lieu de m’empresser autour de lui d’un air alarmé, je resterai tranquille, au moins pour un peu de temps. Le mal est fait, c’est une nécessité qu’il l’endure ; tout mon empressement ne servirait qu’à l’effrayer davantage et augmenter sa sensibilité. Au fond, c’est moins le coup que la crainte qui tourmente, quand on s’est blessé. Je lui épargnerai du moins cette dernière angoisse ; car très sûrement il jugera de son mal comme il verra que j’en juge : s’il me voit accourir avec inquiétude, le consoler, le plaindre, il s’estimera perdu ; s’il me voit garder mon sang-froid, il reprendra bientôt le sien, et croira le mal guéri quand il ne le sentira plus. C’est à cet âge qu’on prend les premières leçons de courage, et que, souffrant sans effroi de légères douleurs, on apprend par degrés à supporter les grandes.
 
Loin d’être attentif à éviter qu’Émile ne se blesse, je serais fort fâché qu’il ne se blessât jamais, et qu’il grandît sans connaître la douleur. Souffrir est la première chose qu’il doit apprendre, et celle qu’il aura le plus grand besoin de savoir. Il semble que les enfants ne soient petits et faibles que pour prendre ces importantes leçons sans danger. Si l’enfant tombe de son haut, il ne se cassera pas la jambe ; s’il se frappe avec un bâton, il ne se cassera pas le bras ; s’il saisit un fer tranchant, il ne serrera guère, et ne se coupera pas bien avant. Je ne sache pas qu’on ait jamais vu d’enfant en liberté se tuer, s’estropier, ni se faire un mal considérable, à moins qu’on ne l’ait indiscrètement exposé sur des lieux élevés, ou seul autour du feu, ou qu’on n’ait laissé des instruments dangereux à sa portée. Que dire de ces magasins de machines qu’on rassemble autour d’un enfant pour l’armer de toutes pièces contre la douleur, jusqu’à ce que, devenu grand, il reste à sa merci, sans courage et sans expérience, qu’il se croie mort à la première piqûre et s’évanouisse en voyant la première goutte de son sang ?