« Chronique de la quinzaine - 30 avril 1874 » : différence entre les versions

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{{journal|Chronique de la quinzaine - 30 avril 1874|[[C. Buloz]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.3, 1874}}
 
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Les vacances parlementaires, qui durent depuis un mois déjà, vont bientôt arriver à leur fin. Encore deux semaines, l’assemblée nationale reprendra ses séances, et M. le président de la république, qui depuis quelques jours fait à la ville de Paris la galanterie d’être en Villégiature à l’Elysée, M. le président de la république reprendra, lui aussi, le chemin de la résidence officielle, où l’on va faire de la politique et des ministères.
 
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Encore quelques jours, à deux pas du Jardin du roi et du bosquet d’Apollon, dans un coin du palais de Versailles, le bruit des discussions parlementaires renaîtra. Les partis se retrouveront en présence avec leurs prétentions et leurs passions. Les lois constitutionnelles frapperont à la porte de l’assemblée, car enfin il y aura bientôt une demi-année qu’on parle de ces lois déclarées urgentes au mois de novembre dernier. Les questions qui s’agitent se préciseront forcément ou s’obscurciront et se compliqueront une fois de plus. De toute façon, ce sera sans doute une session décisive qui s’ouvrira le 12 mai. Pour le moment, c’est une vraie politique de vacances qui règne : des bruits, des rumeurs, des polémiques, des lettres et des consultations envoyées aux journaux par les députés qui ont des loisirs, des «communiqués» du gouvernement, de petites guerres à mots couverts ; oui, des bruits, des équivoques ou de médiocres incidens. M. de duc de Broglie doit-il décidément quitter le pouvoir ? M. Dufaure a-t-il vu M. le président de la république, et a-t-il préparé le programme du prochain ministère de la fusion des modérés? Que pensez-vous du dernier conflit du conseil-général de Marseille ou de la manifestation de cet obscur député de Nice, qui, membre de l’assemblée nationale de France, trouve tout simple d’afficher le désir de voir sa province détachée de la France?
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Connaissez-vous la grande nouvelle ? M. le comte de Chambord est arrivé ou est sur le point d’arriver à Versailles, — sans doute pour s’installer à la préfecture ou au palais pendant que M. le maréchal de Mac-Mahon est à Paris, visitant paisiblement l’exposition de peinture organisée par M. le comte d’Haussonville pour venir en aide aux Alsaciens-Lorrains! Ainsi vont les choses, et, puisque les grandes questions sont en suspens jusqu’au retour de l’assemblée, puisqu’il n’y a rien de mieux, c’est bien le moins que chaque matin et chaque soir on recommence, avec des subtilités toujours nouvelles, l’éternel débat : il s’agit de savoir comment il faut entendre la loi du 20 novembre, quelle différence il y a entre la « prorogation des pouvoirs » et le « septennat; » il s’agit de distinguer, de peser des mots, de sonder les mystères d’une syllabe merveilleuse qui heureusement sauve tout, qui est le dernier espoir de la France. Rien n’est perdu, les casuistes veillent et sont à l’œuvre. On dirait que les premiers rayons du printemps les émoustillent et mettent leur imagination en verve.
 
Cependant le pays ne s’intéresse guère à toutes ces subtilités agitatrices dont on s’obstine à l’assourdir. Il mène aujourd’hui comme hier sa vie tranquille et laborieuse. Il paie ses impôts sans résister, puisque les recettes du premier trimestre de l’année atteignent à 1 million près les évaluations du budget, et que les nouveaux impôts rentrent comme les autres, dépassant même un peu les prévisions. Il travaille et fait bonne contenance dans les transactions du monde, puisque dans les trois derniers mois, malgré une crise d’incertitude, son commerce atteint un chiffre d’importation de 925 millions et un chiffre d’exportation de 856 millions, qui représente un mouvement d’affaires inférieur à celui de 1873, mais supérieur encore à celui des années qui ont précédé la guerre. Le pays vit et travaille, étranger aux cabales, aux brigues et aux passions de parti, et tout ce qu’il demande à ceux qui prétendent le guider, à ceux qui se servent toujours de son nom, c’est de ne pas jouer avec sa sécurité et ses intérêts, de ne pas lui disputer les plus simples conditions d’une existence régulière, de le laisser respirer et s’apaiser sous le régime qui lui a été donné. Le pays dans son ensemble,
le pays qui vit de labeur et d’industrie s’en tient à la réalité des choses. Il sait et il voit qu’il y a un gouvernement né d’une série d’actes et d’évolutions qui se sont succédé depuis trois ans jusqu’à la loi du 20 novembre 1873, déclarant M. le maréchal de Mac-Mahon président de la république pour sept ans. Il sait qu’à ce pouvoir, dont la durée et le titre ont été fixés; la loi du 20 novembre a promis une organisation constitutionnelle. Voilà le fait acquis et l’engagement contracté. Si dans cette œuvre, en partie irrévocable, en partie inachevée; il y a eu des calculs inavoués, des réticences, des sous-entendus, des réserves secrètes, des médiations mystérieuses, le pays et M. le maréchal de Mac-Mahon,
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qui est le premier intéressé après le pays, n’y sont pour rien, n’y peuvent rien. La situation ne reste pas moins telle qu’elle a été créée. La faiblesse du ministère a été de vouloir tout ménager, de ne pas se prononcer assez promptement et assez nettement, de laisser grossir et se propager des ambiguïtés contre lesquelles il est aujourd’hui réduit à réagir par des circulaires, des « communiqués » et des menaces qui n’intimident guère personne, qu’on brave ou qu’on élude. Le ministère, avec l’état de siège et les répressions judiciaires, ramenât-il au silence les journaux qui ne cessent de se livrer à une guerre d’interprétations captieuses contre l’institution même du gouvernement, il n’empêcherait pas de parler les députés qui envoient des consultations à ces journaux comme M. Lucien Brun, qui écrivent des lettres comme M. Ferdinand Boyer et M. de La Rochette. M. Lucien Brun, le conseiller ordinaire de M. le comte de Chambord, continuerait à déployer dans sa politique un talent d’avocat expert aux subtilités de procédure. M. de La Rochette persisterait dans ses singulières récriminations et dans ses regrets de ne pouvoir disposer de M. le maréchal de Mac-Mahon.
 
Est-il donc si difficile de s’en tenir à la vérité des choses et aux modestes inspirations du bon sens? Supposez un instant un peu de bonne volonté, quelque prévoyance chez ceux qui font de la politique et même, si vous voulez, une certaine abnégation : quoi de plus simple que la situation actuelle? Mais c’est là le malheur : il y a eu trop de mystères, trop de diplomatie, et maintenant à mesure que se révèlent les caractères, les conséquences de cette situation, c’est une véritable explosion de plaintes, de récriminations, de défis, de désaveux. Évidemment les intrépides champions de la légitimité, les chevau-légers, avaient leur manière à eux d’entendre la loi du 20 novembre. La promesse des lois constitutionnelles leur paraissait une bonne plaisanterie. Ils croyaient et ils avaient sur ce point, disent-ils, l’assurance des « personnes les plus autorisées, » que la prorogation était tout bonnement une arme contre le radicalisme, que la majorité de l’assemblée restait toujours libre, que M. le maréchal de Mac-Mahon ne serait jamais un obstacle au retour de la monarchie dès qu’il serait possible de la proclamer. Eh quoi! ce n’était donc pas vrai? Voilà que les « personnes les plus autorisées » nient absolument les démarches qu’on leur prête, et M. le garde des sceaux Depeyre signe des circulaires contre ceux qui font la guerre au septennat, et M. le vice-président du conseil, nous « ramenant au message du 13 novembre 1872,» dit plus brutalement que M. Thiers aux royalistes : « Laissez là toute espérance ! » De là cette manifestation ininterrompue, assez monotone et passablement comique, de surprise et de dépit. Les légitimistes qui conduisent cette campagne semblent ne pas s’en douter : ils montrent qu’ils se faisaient à eux-mêmes un bien singulier rôle et qu’ils préparaient à M. le président de la république un rôle plus
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étrange encore. En fin de compte, à en croire les témoignages naïfs de leur désappointement, ils auraient voulu être trop habiles et ils seraient tombés dans leur propre piège. Ils auraient pris M. le président de la république pour une respectable utilité consentant à les couvrir de sa tutélaire complaisance, et le maréchal n’a eu qu’à rester lui-même pour déjouer leurs savans calculs, au risque d’ajouter à la confusion dans laquelle ils se débattent. Où peut les conduire le dépit? Ce n’est pas facile à dire. Leur dernier espoir, leur dernière tactique est de menacer le gouvernement d’une dislocation de majorité, soit par une proposition formelle de restauration monarchique, soit par quelque combinaison, plus et plus provisoire que jamais, qui, en supprimant le titre de président de la république, créerait une sorte de pouvoir neutre, tout personnel au maréchal. Les plus violens subtile parlent déjà de poser nettement la question entre le rétablissement de la monarchie et la dissolution de l’assemblée. Tout cela est en vérité très édifiant, assez triste sans laisser de ressembler à une peu amusante comédie, et ne fait qu’ajouter un chapitre de plus à l’histoire des partis qui ne craignent pas de sacrifier leur pays à leurs préjugés et à leurs passions.
 
Et cependant il ne faut pas se plaindre. Cette campagne des légitimistes à outrance, à la veille de la rentrée de l’assemblée, n’est pas sans quelque utilité. Elle a cela de bon qu’elle prépare inévitablement des actes décisifs. Elle met plus vivement à nu cette grande nécessité publique d’une solution qui en finisse avec toutes les équivoques ; en laissant éclater au grand jour les arrière-pensées et les prétentions des partis, elle éclaire la situation et ramène aux seules conditions sérieuses où puisse s’établir aujourd’hui un régime de stabilité relative.
 
Que se passera-t-il aux premiers jours de la session? Il faut s’attendre un peu à de l’imprévu, à des incidens. Évidemment les questions ne peuvent plus désormais être éludées, elles naîtront en quelque sorte d’elles-mêmes, soit sous la forme de propositions individuelles, soit sous la forme des projets que le gouvernement peut présenter à l’assemblée. Il n’est point impossible même que l’assemblée, pressée par les circonstances, par l’impatience des partis, ne soit maintenant conduite à faire dans la session prochaine ce qui aurait pu être l’œuvre de deux sessions, et qu’au lieu de se borner à discuter, à voter d’abord la loi électorale, elle n’ait à se prononcer sur l’ensemble de l’organisation constitutionnelle, sur l’institution de deux chambres, sur une vice-présidence ou sur le mode de transmission du pouvoir en cas de vacance; toutes ces questions se lient assez intimement. Qu’on ait temporisé jusqu’ici par des considérations parlementaires, pour éviter des chocs trop prompts et trop vifs, pour ménager les susceptibilités les plus délicates d’une majorité dont on avait besoin , qu’on ait voulu laisser en quelque façon le septennat prendre racine de lui-même,
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insensiblement, avant d’aborder des discussions où cette majorité pouvait se diviser, soit; c’était peut-être un excès de prudence qui, en ajournant les difficultés, ne faisait que les compliquer et les aggraver au lieu de les simplifier. Aujourd’hui il n’y a plus même moyen d’attendre. C’est une affaire de prévoyance politique, d’existence en face des polémiques et des contestations passionnées qui mettent en doute le caractère du gouvernement qu’on a voulu créer. De deux choses l’une : ou bien le pouvoir doit définitivement prendre corps, s’affirmer, se compléter par des institutions destinées à en assurer l’efficacité et l’indépendance, ou bien il n’est plus qu’une fiction, un pouvoir désarmé et sans force devant les partis qui affichent la prétention de le maintenir dans un rôle effacé et précaire. Il n’y a pour lui qu’une manière de répondre à cette prétention, c’est de vivre, et il n’y a qu’un tribunal qui puisse trancher le débat entre toutes les interprétations contradictoires, c’est l’assemblée. C’est à elle maintenant de dire si elle a entendu ne rien faire de sérieux, si ce qu’elle a fait elle veut par hasard le défaire aujourd’hui, ou si elle entend au contraire le confirmer, le compléter, le fortifier de façon à donner au pays un gouvernement véritable. Voilà la question qui ne peut plus rester en suspens, puisqu’elle a été posée, qui a été si altérée, si obscurcie, qu’il ne suffit plus pour la trancher d’une circulaire ou de quelques « communiqués » ministériels.
 
Si les légitimistes que l’élection de 1871 a envoyés à l’assemblée, qui passent aujourd’hui leur temps à embarrasser le gouvernement, sont la majorité, comme ils le disent sans cesse, et peuvent faire la monarchie, qu’ils produisent cette majorité et qu’ils rétablissent la monarchie. Si, à défaut d’une majorité dans l’assemblée, ils croient que le pays est avec eux et n’aspire qu’à voir arriver M. le comte de Chambord sous les plis du drapeau blanc, qu’ils fassent appel au pays. Ce sera prudent ou imprudent, personne dans tous les cas ne pourra s’en étonner, ce sera l’œuvre d’un parti soutenant sérieusement ses opinions et se servant de tous les moyens avouables pour les faire triompher. Ce qui n’est pas sérieux, c’est de dire plus ou moins directement : Nous n’avons pas la majorité, nous ne pouvons pas faire la monarchie, c’est vrai, et nous ne consulterons pas le pays, parce qu’il est probable que le pays, qui nous a élus une première fois, ne renouvellerait pas notre mandat; mais nous avons été nommés «dans un jour de malheur, » comme disait cet infortuné Beulé, et, si nous ne pouvons pas réunir une majorité pour rétablir la royauté, nous sommes assez nombreux pour empêcher tout ce qui ne sera pas la monarchie. Nous forcerons les ministères à compter avec nous; nous maintiendrons un provisoire indéfini, au risque d’épuiser les forces de la nation. En attendant, nous ferons des pèlerinages, en répétant chaque jour à la France qu’elle n’a que le choix entre le suicide et une amende honorable devant son
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roi. — Ce qui serait tout aussi peu sérieux, ce serait de dire encore: Nous avons créé un gouvernement, rien n’est plus vrai, il faut bien un gouvernement ; mais nous lui refuserons les moyens de vivre autrement que par notre volonté et pour servir nos desseins. Le septennat n’est qu’un mot; pas d’institutions, pas de lois organiques dont on pourrait finir par se contenter : un intérim géré par le maréchal de Mac-Mahon, qui est un trop galant homme pour ne pas nous remettre le pouvoir que nous lui avons donné le jour où nous pourrons rappeler le roi, et il peut compter qu’à ce prix nous sommes ses meilleurs amis!
 
Que les légitimistes de l’extrême droite se l’avouent ou qu’ils ne se l’avouent pas, c’est là le dernier mot de leur système, comme c’est le dernier mot de tous les partis à outrance. Le moment est venu d’en finir avec cette politique de l’impuissance chagrine. Puisque les monarchistes ne peuvent faire la monarchie, qu’ils laissent faire ce qui est possible! Puisqu’ils ont créé un gouvernement, qu’ils laissent à ceux qui prennent ce gouvernement au sérieux le soin de lui assurer les moyens de vivre! Évidemment tout un pays ne peut pas rester sous un régime d’intérim indéfini, ne sachant ni ce qu’il est aujourd’hui ni ce qu’il sera demain, attendant tout de l’imprévu, réduit à se demander sans cesse, comme un navire en perdition, vers quel rivage il va être poussé. Une nation n’est pas provisoire. Elle a des affaires extérieures, des obligations, les intérêts permanens de son travail, de son industrie, de son commerce, et pour pouvoir déployer sérieusement, sûrement son activité, elle a besoin, sinon d’un de ces régimes qui ont toujours la prétention de se croire définitifs, du moins d’un certain ensemble d’institutions essentielles qui sont la puissance publique organisée, qui en fixant une situation permettent une certaine confiance. Si la France l’avait oublié, les habiles stratégistes de la légitimité le lui rappellent. Il y a une chose qui n’est pas moins certaine, c’est que M. le président de la république lui-même ne peut plus accepter la position qui lui est faite. Ce n’est pas pour lui une question d’ambition personnelle, il serait au-dessus de telles considérations, c’est une affaire de dignité. L’estime publique a fait de lui un personnage consulaire, et c’est précisément parce que. son caractère est une garantie, comme on le dit, qu’il ne peut souffrir plus longtemps de voir son autorité mise en doute, son rôle dénaturé devant la France, ses paroles contestées toutes les fois qu’il parle de l’irrévocabilité de son pouvoir, de la nécessité de l’organisation constitutionnelle. M. le maréchal de Mac-Mahon a pu jusqu’ici, ne point se hâter de réclamer l’exécution des promesses de la loi du 20 novembre, il a pu attendre sans impatience les décisions de l’assemblée en se bornant à maintenir fermement le sens qu’il attache au vote qui l’a fait président de la république pour sept ans. On lui fait sentir aujourd’hui qu’il est temps de dissiper toutes ces obscurités,
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de sorte que les légitimistes, par leur précipitation, par la singularité de leurs interprétations audacieuses et subtiles, n’arrivent qu’à rendre plus prochaines, plus nécessaires et plus inévitables à tous les points de vue ces solutions constitutionnelles qu’ils n’étaient peut-être pas les premiers intéressés à provoquer. Les chevau-légers ont sûrement bien employé leurs vacances.
 
Et maintenant est-ce que tout cela ne met pas sur la voie des combinaisons possibles dans un temps donné, des conditions dans lesquelles peut s’accomplir sérieusement cette organisation constitutionnelle qui apparaît comme le programme de la session prochaine? Chose à remarquer, le gouvernement de M. le maréchal de Mac-Mahon a cela de curieux qu’il n’est contesté dans son principe ou affaibli que par quelques-uns de ceux qui l’ont créé et qui affectent encore de se dire ses amis; il a ou il peut avoir au contraire le concours de bien des hommes d’autres nuances d’opinion qui, après avoir discuté et combattu la loi de prorogation telle qu’elle était, en acceptent sans arrière-pensée toutes les conséquences, qui n’avaient d’ailleurs hésité à la voter que parce qu’ils auraient voulu dès le premier moment cette organisation à laquelle il faut arriver aujourd’hui. Un manifeste qui a paru dans un journal de province, et qui exprime la pensée de M. Casimir Perier, le disait nettement il y a peu de jours : « Notre solution, c’est la consolidation de ce qui existe, c’est le maréchal de Mac-Mahon affermi dans son pouvoir, c’est la transmission de ce pouvoir mise à l’abri des surprises et des coups de main... » Quel est l’ami le plus intelligent, le plus prévoyant du septennat? Est-ce M. Casimir Perier? est-ce M. Lucien Brun ou M. Ferdinand Boyer? Tout récemment, M. Laboulaye, traçant dans une lettre un tableau aussi net que décisif de la situation, prenait pour point de départ l’existence incontestée de ce gouvernement qu’il s’agit d’organiser, et en indiquant les conditions du concours de ceux qui pensent comme lui il ne se montrait certes pas exagéré; c’était en conservateur, partisan décidé d’un pouvoir exécutif très fort, qu’il parlait. Dernièrement M. Germain, devant une réunion de maires du département de l’Ain, faisait les mêmes déclarations et le même acte d’adhésion au régime créé par la loi du 20 novembre. M. Dufaure a déjà exprimé ses opinions dans la commission des trente. Ces hommes ne sont pas les seuls, bien d’autres dans l’assemblée ont les mêmes pensées, les mêmes dispositions, et ne refuseraient pas les garanties les plus conservatrices au pouvoir de M. le président de la république. Maintenant donc toute la question est de savoir si l’organisation constitutionnelle, devenue une nécessité évidente, s’accomplira par quelque transaction nouvelle avec ceux qui n’ont d’autre souci que de l’annuler d’avance, ou avec ceux qui ont été les premiers à la demander, — avec les hommes qui reconnaissent le gouvernement dans son principe, dans sa durée, ou
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avec les partis qui ne voient dans ce pouvoir qu’une fiction, un expédient de circonstance destiné à préparer ou à couvrir d’autres combinaisons.
 
Tout est là. C’est la question qui va se poser devant l’assemblée; c’est la question qui pèse sur le ministère lui-même. Le ministère ne peut persévérer dans son système de ménagemens et continuer à chercher des alliés à l’extrême droite qu’en diminuant le caractère et la portée de l’organisation constitutionnelle; il ne peut trouver des alliés au centre gauche que par un déplacement de direction et de majorité, en se transformant et en cherchant sa force dans des combinaisons nouvelles. De toute façon, il y aura évidemment un parti à prendre. Que les nouvellistes à l’imagination prompte et inventive se soient déjà fait un jeu de composer des listes ministérielles, de former le cabinet de la fusion des centres, les nouvellistes vont un peu vite ; on n’en est pas encore là sans doute. Rien ne paraît devoir être fait avant que les partis se soient dessinés, avant que les premiers incidens ou les premiers débats de la session aient révélé l’esprit, les tendances, des diverses fractions parlementaires. Au fond, le ministère sait bien que ses plus dangereux ennemis aujourd’hui, les véritables ennemis du gouvernement, sont ceux qui ne veulent pas d’une organisation constitutionnelle, parce que c’est la « consolidation de ce qui existe, » parce que c’est à leurs yeux « la république pour sept ans, » et que, toujours selon eux, « là est le danger de la situation. » Le ministère arrivât-il, par les plus habiles combinaisons, par les plus ingénieux arrangemens de rédaction, à désarmer ces intraitables en leur arrachant une adhésion de circonstance à des lois sans précision et sans caractère, ce ne serait encore qu’un expédient qui deviendrait aussitôt un prétexte d’ambiguïtés nouvelles. Ce serait toujours à recommencer. M. le ministre de l’intérieur en serait réduit à reprendre sa campagne de « communiqués » et d’explications extra-parlementaires sur les lois d’organisation comme sur la loi du 20 novembre.
 
Ou aura beau faire, il n’y a qu’une politique possible, naturelle et simple, c’est le rapprochement des partis modérés, qui ne croient pas, quant à eux, que la consolidation de ce qui existe soit précisément « le danger de la situation actuelle, » qui sont convaincus au contraire que ce qu’il y a de plus prudent, de plus pressant aujourd’hui, c’est d’assurer à la France quelques années de repos avec des institutions régularisées et un gouvernement défini. Que cette politique se présente donc à l’assemblée, résolument, sans se dissimuler et sans équivoque; qu’elle se place sur un terrain où elle rencontrera sans doute l’hostilité des partis extrêmes, mais où elle ralliera aussi infailliblement toutes les forces modérées; cette politique a certainement toutes les chances de triomphe. Elle est à peu près sûre de rallier une majorité nouvelle, parce qu’en
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définitive, si l’assemblée se laissait entraîner à refuser une organisation nécessaire, sous prétexte que c’est la « république pour sept ans, » elle mettrait à coup sûr le gouvernement dans l’embarras en lui rendant la vie fort difficile, mais elle aurait fait un acte éclatant d’impuissance après lequel elle aurait de la peine à former un gouvernement nouveau et peut-être même à prolonger sa propre existence.
 
Est-ce que nous n’avons pas assez vécu dans ce provisoire où rien ne suit son cours régulier, où tout est interverti et hors de sa place, où chacun se croit le droit de suivre son humeur et son inspiration sans s’inquiéter des plus simples conditions de l’ordre et même des premiers intérêts du pays? C’est le rôle des chambres de faire de la politique; ce n’est point apparemment le rôle des conseils-généraux et des président des assemblées départementales de se livrer à des manifestations politiques, de s’ériger en censeurs de la marche du gouvernement, des lois votées par les pouvoirs publics. C’est là cependant ce que le président du conseil-général de Marseille a cru devoir faire. Cette petite session des assemblées de département, qui s’est passée à peu près partout fort paisiblement, a eu sa petite scène de trouble et d’émotion à Marseille, où le radicalisme domine dans le conseil-général. Le président a voulu faire sa manifestation, il a ouvert cette session de quelques jours par une harangue politique. Le préfet a protesté, le public a murmuré ou applaudi. Là-dessus conflit entre le président et le préfet, interruption des travaux du conseil-général, rapports au gouvernement, lettres échangées, interpellations dans la commission de permanence, question contentieuse portée devant le conseil d’état, — et tout cela parce qu’il a plu à M. Labadié, président radical du conseil départemental, de se donner la satisfaction de dire leur fait au gouvernement et à l’assemblée nationale ! Ce n’est point assurément bien grave, ce n’est qu’un signe de plus de cette maladie de l’esprit de parti pénétrant partout, dénaturant tout, cherchant à tout prix une occasion de se produire, au risque de compromettre le caractère des institutions les plus utiles. Au bout du compte, qu’en résulte-t-il? M. Labadié a fait son discours à la grande joie de ses collègues en radicalisme, et les affaires du département sont restées en suspens. Il faudra maintenant une session extraordinaire pour s’occuper des intérêts du pays, qui paient les frais de l’éloquence de M. Labadié.
 
Ce qui s’est passé à Nice est d’une autre nature et d’une autre gravité. Un député, qui s’appelle M. Piccon, a profité de ses vacances pour aller dans une réunion faire la confidence du véhément désir qu’il éprouve de voir Nice revenir à l’Italie. Ce député, qui, à l’époque de l’annexion, secondait d’un si grand zèle M. le sénateur Laity, qui depuis, pendant la guerre, demandait déjà Garibaldi comme préfet à Nice, choisit l’heure présente pour souhaiter un nouveau démembrement de
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la France. Le discours de ce patriote a réjoui les Allemands ! Que fait alors ce député à l’assemblée nationale de France? Puisque tels sont ses sentimens, sa place n’est point assurément à Versailles, où les plus vifs dissentimens d’opinions n’altèrent pas un commun patriotisme. Qu’en pensera l’assemblée? Qu’en pense le gouvernement lui-même? Une enquête a été faite, à ce qu’il paraît, pour vérifier les paroles de M, Piccon. Des explications seront provoquées sans nul doute. Si le discours n’est pas expliqué ou désavoué, il n’est point impossible qu’il n’y ait quelque résolution dictée par le patriotisme, et c’est ainsi que ces vacances qui vont finir laissent à la chambre, avec les grandes affaires, un petit héritage d’incidens à vider, comme un intermède avant ou après les discussions solennelles de la politique.
 
L’assemblée nationale, à part les incidens qui l’agitent quelquefois et les questions constitutionnelles qui vont en grandissant devant elle depuis trois ans, l’assemblée s’est donné une tâche immense, épineuse et délicate, qu’elle n’a point encore achevée, qu’elle poursuit laborieusement, et où elle ne laisse pas de s’égarer peut-être quelquefois. Lorsqu’elle se réunissait au mois de février 1871, lorsqu’elle se trouvait en face de cette dure nécessité d’une liquidation désastreuse de six mois de guerre, elle décidait qu’une grande enquête serait ouverte sur les actes du gouvernement de la défense nationale. L’enquête devait s’étendre à la guerre, à la politique, à l’administration, aux finances, aux marchés passés à Tours ou à Bordeaux et à Paris. Commission principale d’enquête politique et militaire, commission des marchés, ont été le doublé instrument de cette œuvre, qui a pris par degrés des proportions presque colossales. La pensée était assurément bonne, le zèle et le dévoûment n’ont pas manqué à l’exécution. Les documens accumulés déjà sont considérables, les rapports se sont succédé, et on n’est pas encore au bout. M. le duc d’Audiffret, comme président de la commission des marchés, a déployé une activité infatigable, et a préparé par ses recherches les élémens d’une réforme de l’administration militaire. M. le comte Daru a publié récemment un long rapport d’ensemble sur les événemens politiques à partir du k septembre 1870. M, Perrot s’est chargé de retracer l’histoire de la guerre en province. M. Chaper a raconté le siège de Paris. D’autres ont suivi les événemens à Lyon, à Marseille ou à Toulouse, et il y a une histoire du camp de Conlie, exposée par M. de Laborderie, qui est certainement curieuse. L’œuvre grossit et s’étend chaque jour. Les Anglais, avec la passion qu’ils ont de voir clair dans leurs affaires et le sens pratique qu’ils portent en tout, font quelquefois de ces enquêtes parlementaires; mais ils les font sur des questions précises, ils s’occupent avant tout de rassembler des faits, ils ne cherchent pas à dépasser les limites d’une investigation impartiale et positive. L’enquête française, poursuivie dans ces conditions, sans
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parti-pris, sans préoccupations, pouvait assurément être utile, et malgré tout elle le sera; mais il est évident qu’on a souvent donné audience aux opinions ou aux conjectures, ou même aux apologies personnelles plutôt qu’aux faits. On s’est lancé un peu à l’aventure, sans fixer de limites, sans préciser le caractère des recherches et sans se défendre toujours de certaines obsessions d’esprit, de certains jugemens préconçus. Il en est résulté un amas de documens peu sûrs, un travail confus, détourné souvent de sa vraie destination, contesté, contre lequel s’élève aujourd’hui M. le général Trochu dans un livre très brillant et très vif, — ''la Politique et le siège de Paris'', — qu’il oppose à M. le comte Daru. La défense même que le général Trochu croit nécessaire comme ancien gouverneur de Paris indique l’écueil qu’on n’a pas su toujours éviter.
 
La vérité est que l’enquête française ressemble un peu trop quelquefois, non à une investigation patiente, précise, impartiale, mais à un procès dirigé contre le gouvernement de la défense nationale, contre le 4 septembre, et où les rapporteurs ont trop l’air souvent de se donner la mission d’instruire une accusation politique dénuée de sanction. C’est là une erreur qui affaiblit l’intérêt de ce vaste travail et qui en atténue même l’autorité. L’assemblée n’est pas un tribunal. La responsabilité générale qui s’attache à ces tragiques événemens ne relève guère désormais que du pays. S’il y a une responsabilité politique plus précise à faire peser sur des gouvernemens, la question devrait être vidée depuis longtemps. S’il y a des responsabilités individuelles pour des faits déterminés, ce n’est pas l’assemblée qui est juge. En dehors de cela, les opinions du rapporteur ne sont que des opinions qui ont l’inconvénient de paraître engager l’assemblée dans des controverses où elle n’a que faire. Ces rapports sont des récits ou des exposés plus ou moins intéressans, selon le mérite des auteurs, ils ne sont rien de plus. L’assemblée n’est pas plus chargée d’écrire l’histoire que de prononcer des arrêts de justice. Et voyez où cela conduit : lorsque M. le général Trochu croit devoir se plaindre, qui a-t-il devant lui? Est-ce M. le comte Daru auteur d’un exposé sur les événemens politiques et militaires de 1870? est-ce le président de la commission parlant au nom de l’assemblée? Quelle différence y a-t-il, au point de vue de l’autorité du témoignage, entre M. le comte Daru et M. le général Trochu? Il y a cette différence, que le général Trochu était là, en pleine action, portant le poids d’une situation affreuse, et que M. le comte Daru n’y était pas, comme le remarquait un jour spirituellement l’ancien gouverneur de Paris.
 
Et puis enfin à quoi bon s’attarder dans ces vieilles querelles et leur donner en quelque sorte une consécration officielle ? A quoi sert de refaire perpétuellement le procès du 4 septembre, dont le principal coupable sans doute n’est ni le général Trochu ni le gouvernement de la défense nationale ? Que ceux qui espèrent encore préparer une
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restauration de l’empire s’efforcent de représenter le 4 septembre comme un crime au lieu de voir en lui le dénoûment fatal, inévitable, des désastres impériaux, ils sont dans leur rôle; apparemment il y a autre chose à faire aujourd’hui qu’à leur venir en aide, à leur fournir des élémens pour la réhabilitation, assez difficile, il est vrai, de l’empire. Si le 4 septembre a été si manifestement un crime, une usurpation, alors l’assemblée n’a plus qu’à rappeler le corps législatif; ce n’est pas probablement son intention cependant. Toujours est-il que l’empire ne ferait pas mieux le procès de ceux à qui il a légué un triste héritage, et c’est à quoi on s’expose en se laissant aller à la tentation des enquêtes politiques au lieu de se borner à rassembler des faits, des témoignages, qui ne sont pas l’histoire, qui sont les matériaux de l’histoire.
 
Où en est maintenant l’Europe? Les questions générales ne sont point pour le moment au premier rang des préoccupations publiques. La Suisse, qui pratique, quant à elle, le système du plébiscite, vient de soumettre au scrutin populaire la révision de sa constitution fédérale, votée à une grande majorité sous l’influence des conflits religieux qui passionnent les esprits. L’empereur Guillaume, qui semble entièrement remis de la grave maladie qu’il a éprouvée pendant l’hiver, vient de clore lui-même le parlement allemand par un discours dont une seule partie, celle qui a trait à la loi militaire, intéresse l’Europe et la France. L’empereur, M. de Bismarck, M. de Moltke, ont consenti à ne réclamer le contingent militaire que pour sept ans ; ils ont fait cette libérale concession aux scrupules parlementaires d’une fraction du ''Reichstag''; mais l’empereur parle assez haut en son nom et au nom de tous les gouvernemens allemands pour que cette concession soit estimée à son juste prix, il n’est point douteux que la puissance militaire de l’Allemagne doit rester telle qu’elle a été fixée, c’est l’intention évidente de la politique qui de Berlin préside aux destinées allemandes. Que les armemens se multiplient et grandissent un peu partout, les intérêts de la paix ne restent pas moins les premiers, et c’est parce qu’ils sont les premiers qu’une simple affaire particulière, due à l’initiative privée, prend en ce moment même l’importance d’une affaire internationale. La question de l’isthme de Suez est devenue tout à coup un objet de délibérations ou de pourparlers diplomatiques à la suite d’un conflit relatif aux conditions d’existence de cette grande voie de communication ouverte par l’énergie d’un Français entre l’Occident et l’Orient. Il s’agit tout simplement en apparence d’un tarif que la compagnie de Suez revendique le droit d’établir sur le tonnage réel des navires au lieu de le fixer sur le tonnage officiel souvent fictif. Elle a établi en effet ce tarif depuis deux ans, et la justice française a même prononcé en sa faveur dans un procès soulevé par la compagnie des Messageries maritimes; mais les armateurs étrangers ont réclamé. Ils ont invoqué l’appui de leurs gouvernemens, qui à leur tour sont intervenus à Constantinople, et de tout
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cela il est résulté un acte du sultan interdisant à la compagnie de Suez de maintenir le tarif qu’elle perçoit depuis deux ans, en lui enjoignant de revenir au tarif de tonnage officiel. A vrai dire, c’est là un acte d’interprétation discrétionnaire des conventions, d’omnipotence auquel M. de Lesseps avait manifesté l’intention de résister. Le conflit est devenu un instant assez vif, lorsque les gouvernemens ont évoqué la question dans l’intérêt même d’une œuvre essentiellement internationale. M. de Lesseps s’est soumis à la décision du sultan en réservant les droits de la compagnie qu’il représente, et la diplomatie trouvera sans nul doute un moyen de tout concilier, de façon à ne pas mettre en péril une des plus grandes entreprises de ce siècle.
 
Les événemens ne se hâtent pas en Espagne. Il y a un mois déjà que se livraient autour de Bilbao les combats sanglans dont l’issue est restée incertaine, qui ont laissé en présence carlistes et libéraux. Pendant que Serrano était à guerroyer contre les carlistes, le ministère était en pleine crise à Madrid, et c’est là une des causes de cette sorte de trêve qui s’est prolongée depuis un mois. Serrano a été obligé d’envoyer l’amiral Topete afin de remettre la paix entre ces ministres assez bien inspirés pour se quereller dans un pareil moment, pour ajouter une crise de pouvoir à la guerre civile. Topete semble avoir réussi, au moins pour l’instant, et cette préoccupation a cessé de peser sur les opérations militaires du nord. D’un autre côté, Serrano a employé ce mois à refaire ses troupes, à augmenter son armée et à préparer ses moyens d’attaque. Un nouveau corps a été notamment formé sous les ordres du général Manuel de la Concha. Ce corps a été composé par son chef avec de vieux soldats, de sorte que maintenant ce sont deux véritables armées, l’une conduite par Serrano, l’autre menée au combat par Coucha, qui vont tenter le grand effort contre les positions carlistes. La lutte est peut-être déjà engagée, et on peut dire que c’est l’avenir de l’Espagne qui se joue dans ces montagnes aux abords de Bilbao.
 
 
CH. DE MAZADE.
 
 
ESSAIS ET NOTICES.
 
: ''L’Histoire de France racontée à mes petits-enfans'', par M. Guizot. Troisième volume. Paris 1874. Hachette.
 
Le nouveau volume de M. Guizot embrasse la période qui s’étend depuis l’avènement de François Ier jusqu’à la mort d’Henri IV. Il n’en est peut-être pas dans notre histoire qui soit plus intéressante et plus dramatique. D’abord il s’agit bien de notre France d’aujourd’hui, et nous nous y reconnaissons partout. Il nous faut un effort pour nous
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retrouver entièrement dans ces hommes du moyen âge dont les idées et les croyances étaient si différentes des nôtres; mais la France moderne commence avec la renaissance. Les problèmes qui se posent alors sont ceux que nous cherchons encore à résoudre, et nous nous débattons tous les jours contre les difficultés qu’ont rencontrées devant eux les gens de cette terrible époque. M. Guizot nous les dépeint en les faisant parler eux-mêmes, c’est-à-dire en citant autant qu’il le peut leur correspondance et leurs mémoires : c’est une façon de les placer vivans devant nous. Quand nous les voyons agir, quand nous les entendons parler, nous nous apercevons que ce ne sont pas des inconnus. L’imprévoyance avec laquelle sont conduites les brillantes et fatales expéditions d’Italie, la valeur qu’on y déploie et les fautes qu’on y commet nous font croire qu’il est question de récits contemporains. N’est-ce pas hier qu’on nous abusait de paroles comme celles que Bonnivet adressait à François Ier devant Pavie, pour l’entraîner à livrer bataille : « Nous autres Français n’avons accoutumé de faire la guerre par artifices militaires, mais à belles enseignes découvertes. Nos rois portent la victoire avec eux, comme notre petit roi Charles VIII au Taro, notre roi Louis XII à Agnadel, et notre roi qui est ici à Marignan. » C’est donc bien de nous et de notre France qu’il s’agit dans ce volume ; aussi le lisons-nous non-seulement avec une vive curiosité, mais avec une sorte d’intérêt douloureux, comme des gens qui se sentent mêlés eux-mêmes à ces luttes d’autrefois, et qui reconnaissent dans cette histoire du passé toutes les inquiétudes et toutes les souffrances du présent.
 
Les querelles de religion remplissent le XVIe siècle ; M. Guizot n’a guère fait dans son troisième volume que raconter celles qui ont ensanglanté la France. Ce qui frappe le plus dans le récit qu’il en a tracé, c’est la haute impartialité de l’écrivain. On pouvait croire que ce mérite coûterait quelque peine à M. Guizot. Ce sont les indifférens qui se trouvent le plus à leur aise pour apprécier les luttes religieuses : il est aisé d’être juste pour les combattans quand on n’a pas d’intérêt dans le combat. On sait au contraire que M. Guizot est un chrétien sincère et ardent, et il a donné des preuves de ses convictions dans des ouvrages qu’on n’a pas oubliés. L’un des deux partis qui se font alors la guerre est le sien, et c’est la liberté de sa foi qui se décide sur les champs de bataille. Cependant son impartialité est complète, il n’a d’antipathie ou de complaisance pour personne, et nulle part cette époque n’avait été encore aussi équitablement jugée que dans son ouvrage.
 
Sans doute, il voit la naissance du protestantisme avec une sympathie qu’il ne cherche pas à cacher; il assiste en esprit à ces conférences pieuses entre Lefèvre-d’Étables et Guillaume Farel, où le vieux maître disait à son disciple en lui prenant la main : « Dieu renouvellera le monde, et vous le verrez ! » Il ne dissimule pas sa vive admiration pour Calvin, «qui était à la fois le plus hardi et le moins révolutionnaire des
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novateurs du XVIe siècle; hardi dans la pensée chrétienne, mais plein de déférence et de ménagement envers l’autorité, même quand il se séparait d’elle avec éclat. » Il montre que l’œuvre du grand réformateur français, quoiqu’il soit venu le dernier, était nouvelle : jusque-là Luther, Zwingle, les réformés d’Allemagne et d’Angleterre, avaient appelé les princes et les puissans à leur aide, et, pour les payer de leur protection, ils avaient plus ou moins soumis l’autorité religieuse au pouvoir civil; Calvin voulut l’alliance des deux pouvoirs, mais distincts, indépendans, se portant un respect mutuel, se prêtant un mutuel appui, sans empiéter l’un sur l’autre. Cette distinction entre la société religieuse et la société civile n’est réclamée d’ordinaire que par les esprits indépendans et au nom des intérêts laïques. M. Guizot sait gré à Calvin de l’avoir établie au nom de la religion même, il est heureux aussi de célébrer l’héroïsme des premiers martyrs protestans; mais ces sentimens ne l’entraînent jamais au-delà de la justice et de la vérité. Il aperçoit les fautes des deux partis et n’hésite pas à les blâmer. « Dans l’un et dans l’autre camp, nous dit-il, prévalaient des erreurs énormes et fécondes en funestes conséquences ; catholiques et protestans se croyaient en possession exclusive de la vérité, de toute la vérité religieuse, et en droit de l’imposer par la force à leurs adversaires dès qu’ils en avaient le pouvoir. Les uns et les autres étaient étrangers au respect de la conscience humaine, de la pensée humaine, de la liberté humaine. Ceux qui la réclamaient pour leur propre compte quand ils étaient faibles n’en avaient plus souci envers les autres, quand ils se sentaient forts. » Au moment où M. Guizot va raconter ces guerres sanglantes qui se terminent par le drame effroyable de la Saint-Barthélémy, il s’arrête, comme s’il avait peur d’aller trop loin et d’être plus sévère que ne le veut la justice pour les auteurs du massacre. Il n’a pas sans doute l’intention de les amnistier, mais il pense qu’ils ne doivent pas être frappés seuls. « C’est une méprise et une injustice trop communes, dit-il, de faire peser presque exclusivement de tels faits, et la réprobation qui leur est due, sur les grands acteurs historiques dont le nom y reste attaché. Les peuples eux-mêmes en ont été bien souvent les principaux auteurs; ils ont bien souvent précédé et poussé leurs maîtres dans les désastreux attentats qui ont souillé leur histoire, et c’est sur les masses, comme sur les chefs, que doit peser le juste arrêt de la postérité. » Il montre alors, par une série d’exemples, que les massacres pour cause de religion ont commencé par des mains populaires bien plutôt que par des volontés royales. C’est ainsi que dans les deux partis s’était peu à peu accréditée cette opinion que l’assassinat était permis pour la bonne cause. M. Guizot a raison de regarder tous ceux qui ont pris part à ces exécutions sommaires, à quelque culte qu’ils appartiennent, dans quelque rang de la société qu’ils soient placés, comme des complices lointains de la Saint-Barthélémy.
 
Si le XVIr siècle abonde en scènes lugubres, il présente aussi des
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côtés moins sombres et plus attrayans, M. Guizot s’est bien gardé de les omettre. Il s’est plu à nous dépeindre les grands caractères de ce temps, le premier des Guises, Condé, Coligny; en face de ces fanatiques sans pitié, comme le baron des Adrets, ou ce Montluc qui parcourait la Guienne en faisant pendre les huguenote aux piliers des halles sous prétexte « qu’un pendu étonne plus que cent tués, » il a placé les sages, les modérés, comme L’Hospital, qui mettaient les passions de secte au-dessous des intérêts du pays. Il les montre cherchant à s’organiser, à former un tiers-parti, bien faible encore au milieu de cette déraison générale, mais qui doit finir par rallier les esprits éclairés, qui dominera bientôt dans la haute bourgeoisie et les parlemens, et dont la ''Ménippée'', ce chef-d’œuvre de patriotisme et de bon sens, sera l’admirable expression. Ces politiques, comme on les appelle, commencent à s’apercevoir qu’il n’est pas indispensable, quand un état est divisé entre deux religions rivales, d’exterminer l’une d’elles, pour que l’autre vive en paix; ils pensent qu’il vaut mieux qu’elles s’accommodent ensemble par des concessions mutuelles. Ainsi dans les temps les plus sombres de notre histoire, au milieu des massacres auxquels la religion sert de prétexte, on commence à entrevoir la liberté religieuse dont l’édit de Nantes jettera les premiers fondemens. La liberté politique profite aussi des malheurs publics. Le pouvoir absolu a besoin d’être heureux pour n’être pas contesté. Au premier revers, le prestige cesse; on ose regarder en face cette autorité souveraine devant laquelle on baissait les yeux, et l’on s’étonne de la trouver si médiocre et si vide. Si les revers continuent, elle ne peut bientôt plus résister, et en est même quelquefois réduite, ce qui est le dernier des affronts pour elle, à se mettre sous la protection de la liberté. C’est ainsi que François II et Henri III, à bout de moyens pour rétablir la concorde dans le pays, durent convoquer les états-généraux. Il est vrai que, pour en neutraliser l’effet, ils ordonnèrent à leurs baillis d’empêcher à tout prix l’élection des députés qui leur étaient contraires, et qu’ils n’hésitèrent même pas, s’ils étaient élus, à les faire attaquer sur la route par des gens décidés « à les mettre en un lieu où ils ne feraient jamais ni bien ni mal. » Mais il en réchappait toujours quelqu’un qui venait apporter à l’assemblée une parole indépendante et réclamer les droits qu’avait la nation à voter ses impôts et à prendre part au gouvernement de ses affaires.
 
M. Guizot, comme on le pense bien, a grand plaisir à raconter toutes ces tentatives. Ce qui le rend plus heureux encore, c’est de nous retracer le grand règne d’Henri IV. Il est charmé de ce sens droit et net, de cet esprit pratique, si éloigné de toute infatuation, si ennemi de tout mysticisme, qui se bat et négocie en même temps, qui consent à payer ce qui lui appartient pour n’avoir pas à le conquérir, qui cède à l’opinion au lieu de se raidir contre elle, et qui fait à la paix publique le
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plus grave de tous les sacrifices, celui de sa foi. M. Guizot l’applaudit de toutes ces concessions; il l’approuve même, et sans réserve, de s’être fait catholique, « Je ne saurais mesurer précisément, dit-il, quelle part l’ambition, l’intérêt personnel, l’égoïsme royal, ont pu avoir dans l’abjuration religieuse d’Henri IV; je ne prétends pas nier la présence de ces infirmités humaines, mais je demeure convaincu que la part du patriotisme a été la plus grande, et que le sentiment de ses devoirs de roi envers la France en proie à tous les maux de la guerre civile et de la guerre étrangère a été le mobile déterminant de sa résolution. » Sully, tout protestant qu’il était, l’avait conseillée à Henri IV; il pensait que c’était pour lui le seul moyen « de posséder tranquillement ce grand, riche et populeux royaume, et d’être en condition de pouvoir faire de grandes et loyales associations étrangères. » Le fait est qu’à partir de sa réconciliation avec l’église tout parut réussir au roi, qui reconquit son royaume pièce à pièce. C’est vraiment une merveille de voir avec quelle rapidité la France, qui semblait irrévocablement perdue sous Henri III, s’est relevée sous Henri IV. Il l’avait trouvée ruinée, épuisée, divisée en mille factions, occupée par l’étranger, que tous les partis appelaient à leur aide; il la laissa riche, unie, réconciliée avec elle-même, redoutée de ses voisins, et, comme c’est son usage, rêvant déjà, au lendemain de ses désastres, des projets de domination.
 
M. Vitet disait, il y a deux ans, au sujet du premier volume de M. Guizot, «que l’histoire de France est une source d’enseignemens et de consolations. » Il est bien plus naturel encore de le dire après le troisième ; il n’y a pas de lecture qui soit plus faite pour nous donner du cœur. Le règne d’Henri IV montre que nous ne devons jamais perdre courage et combien de ressources il reste à la France quand on la croit tout à fait abattue. C’est la leçon qu’il faut tirer du livre de M. Guizot. On trouverait assurément beaucoup d’autres éloges à en faire; on pourrait remarquer surtout combien cette main reste ferme malgré les années; on admirerait cette étendue de vues, cette richesse de souvenirs, cette sûreté de jugement, cette aisance avec laquelle l’auteur mêle sans cesse ses propres pensées à celles des contemporains; mais il me semble que, dans la situation où se trouve notre pays, il y a autre chose à louer dans ce bel ouvrage que des mérites littéraires. Il vaut mieux remercier M. Guizot d’avoir consacré sa vigoureuse vieillesse à faire une œuvre utile qui nous enseigne à ne pas désespérer de nous-mêmes et de la France.
 
 
GASTON BOISSIER.
 
Le directeur-gérant, C. BULOZ.