« La Princesse de Clèves (édition originale)/Première partie » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
mAucun résumé des modifications
mAucun résumé des modifications
Ligne 12 :
 
 
<pages index="La Fayette - La Princesse de Clèves - tome 1.djvu" from=6 to=216 /> laſi chambregrand prix, qu’il ſe réſolut de ſamanquer mèreplutoſt pourà luy endonner rendredes comptemarques ;de &ſa ellepaſſion, luyque louade monſieurhaſarder de Nemoursla avecfaire unconnaître certainau airpublic. quiIl donnan’en àparla madamepas meſme au vidame de Chartres, laqui meſmeeſtoit penſéeſon qu’avoitami eueintime, & pour qui il n’avoit rien de caché. Il prit une conduite ſi ſage, & s’obſerva avec tant de ſoyn, que perſonne ne le ſoupçonna d’eſtre amoureux de madame de Clèves, que le chevalier de Guiſe ; & elle auroit eu peine à s’en apercevoir elle-meſme, ſi l’inclination qu’elle avoit pour luy ne luy eût donné une attention particulière pour ſes actions, qui ne luy permît pas d’en douter.
 
Le lendemain, la cérémonie des noces ſe fit. Madame de Clèves y vit le duc de Nemours avec une mine & une grace ſi admirables, qu’elle en fut encore plus ſurpriſe.
 
Les jours ſuivants, elle le vit chez la Reine dauphine, elle le vit jouer à la paume avec le roi, elle le vit courre la bague, elle l’entendit parler ; mais elle le vit toujours ſurpaſſer de ſi loin tous les autres, & ſe rendre tellement maître de la converſation dans tous les lieux où il était, par l’air de ſa perſonne & par l’agrément de ſon eſprit, qu’il fit, en peu de temps, une grande impreſſion dans ſon cœur.
 
Il eſt vrai auſſi que, comme monſieur de Nemours ſentoit pour elle une inclination violente, qui luy donnoit cette douceur & cet enjouement qu’inſpirent les premiers déſirs de plaire, il eſtoit encore plus aimable qu’il n’avoit accoutumé de l’eſtre ; de ſorte que, ſe voyant ſouvent, & ſe voyant l’un & l’autre ce qu’il y avoit de plus parfait à la cour, il eſtoit difficyle qu’ils ne ſe pluſſent infiniment.
 
La ducheſſe de Valentinois eſtoit de toutes les parties de plaiſir, & le Roy avoit pour elle la meſme vivacité & les meſmes ſoyns que dans les commencements de ſa paſſion. Madame de Clèves, qui eſtoit dans cet age où l’on ne croit pas qu’une femme puiſſe eſtre aimée quand elle a paſſé vingt-cinq ans, regardoit avec un extreſme étonnement l’attachement que le Roy avoit pour cette ducheſſe, qui eſtoit grand-mère, & qui venoit de marier ſa petite-fille. Elle en parloit ſouvent à madame de Chartres : — Eſt-il poſſible, Madame, luy diſçait-elle, qu’il y oit ſi longtemps que le Roy en ſoyt amoureux ? Comment s’eſt-il pu attacher à une perſonne qui eſtoit beaucoup plus agée que luy, qui avoit été maîtreſſe de ſon père, & qui l’eſt encore de beaucoup d’autres, à ce que j’ai ouï dire ?
 
— Il eſt vrai, répondit-elle, que ce n’eſt ni le mérite, ni la fidélité de madame de Valentinois, qui a fait naître la paſſion du roi, ni qui l’a conſervée, & c’eſt auſſi en quoy il n’eſt pas excuſable ; car ſi cette femme avoit eu de la jeuneſſe & de la beauté jointes à ſa naiſſance, qu’elle eût eu le mérite de n’avoir jamais rien aimé, qu’elle eût aimé le Roy avec une fidélité exacte, qu’elle l’eût aimé par rapport à ſa ſeule perſonne, ſans intéreſt de grandeur, ni de fortune, & ſans ſe ſervir de ſon pouvoir que pour des choſes honneſtes ou agréables au Roy meſme, il faut avouer qu’on auroit eu de la peine à s’empeſcher de louer ce prince du grand attachement qu’il a pour elle. Si je ne craignais, continua madame de Chartres, que vous diſiez de moi ce que l’on dit de toutes les femmes de mon age qu’elles aiment à conter les hiſtoires de leur temps, je vous apprendrais le commencement de la paſſion du Roy pour cette ducheſſe, & pluſieurs choſes de la cour du feu roi, qui ont meſme beaucoup de rapport avec celles qui ſe paſſent encore préſentement.
 
— Bien loin de vous accuſer, reprit madame de Clèves, de redire les hiſtoires paſſées, je me plains, Madame, que vous ne m’ayez pas inſtruite des préſentes, & que vous ne m’ayez point appris les divers intéreſts & les diverſes liaiſons de la cour. Je les ignore ſi entièrement, que je croyais, il y a peu de jours, que monſieur le connétable eſtoit fort bien avec la reine.
 
— Vous aviez une opinion bien oppoſée à la vérité, répondit madame de Chartres. La Reine hoit monſieur le connétable, & ſi elle a jamais quelque pouvoir, il ne s’en apercevra que trop. Elle ſçoit qu’il a dit pluſieurs fois au Roy que, de tous ſes enfants, il n’y avoit que les naturels qui luy reſſemblaſſent.
 
— Je n’euſſe jamais ſoupçonné cette haine, interrompit madame de Clèves, après avoir vu le ſoyn que la Reine avoit d’écrire à monſieur le connétable pendant ſa priſon, la joie qu’elle a témoignée à ſon retour, & comme elle l’appelle toujours mon compère, auſſi bien que le roi.
 
— Si vous jugez ſur les apparences en ce lieu-ci, répondit madame de Chartres, vous ſerez ſouvent trompée : ce qui paraît n’eſt preſque jamais la vérité.
 
— « Mais pour revenir à madame de Valentinois, vous ſavez qu’elle s’appelle Diane de Poitiers ; ſa maiſon eſt tres-illuſtre, elle vient des anciens ducs d’Aquitaine, ſon aïeule eſtoit fille naturelle de Louis XI, & enfin il n’y a rien que de grand dans ſa naiſſance. Saint-Vallier, ſon père, ſe trouva embarraſſé dans l’affaire du connétable de Bourbon, dont vous avez ouï parler. Il fut condamné à avoir la teſte tranchée, & conduit ſur l’échafaud. Sa fille, dont la beauté eſtoit admirable, & qui avoit déjà plu au feu roi, fit ſi bien (je ne ſais par quels moyens) qu’elle obtint la vie de ſon père. On luy porta ſa grace, comme il n’attendoit que le coup de la mort ; mais la peur l’avoit tellement ſaiſi, qu’il n’avoit plus de connaiſſance, & il mourut peu de jours après. Sa fille parut à la cour comme la maîtreſſe du roi. Le voyage d’Italie & la priſon de ce prince interrompirent cette paſſion. Lorſqu’il revint d’Eſpagne, & que mademoiſelle la régente alla au-devant de luy à Bayonne, elle mena toutes ſes filles, parmi leſquelles eſtoit mademoiſelle de Piſſeleu, qui a été depuis la ducheſſe d’Étampes. Le Roy en devint amoureux. Elle eſtoit inférieure en naiſſance, en eſprit & en beauté à madame de Valentinois, & elle n’avoit au-deſſus d’elle que l’avantage de la grande jeuneſſe. Je luy ai ouï dire pluſieurs fois qu’elle eſtoit née le jour que Diane de Poitiers avoit été mariée ; la haine le luy faiſçoit dire, & non pas la vérité : car je ſuis bien trompée, ſi la ducheſſe de Valentinois n’épouſa monſieur de Brézé, grand ſénéchal de Normandie, dans le meſme temps que le Roy devint amoureux de madame d’Étampes. Jamais il n’y a eu une ſi grande haine que l’a été celle de ces deux femmes. La ducheſſe de Valentinois ne pouvoit pardonner à madame d’Étampes de luy avoir oſté le titre de maîtreſſe du roi. Madame d’Étampes avoit une jalouſie violente contre madame de Valentinois, parce que le Roy conſervoit un commerce avec elle. Ce prince n’avoit pas une fidélité exacte pour ſes maîtreſſes ; il y en avoit toujours une qui avoit le titre & les honneurs ; mais les dames que l’on appeloit de la petite bande le partageaient tour à tour. La perte du dauphin, ſon fils, qui mourut à Tournon, & que l’on crut empoiſonné, luy donna une ſenſible affliction. Il n’avoit pas la meſme tendreſſe, ni le meſme goût pour ſon ſecond fils, qui règne préſentement ; il ne luy trouvoit pas aſſez de hardieſſe, ni aſſez de vivacité. Il s’en plaignit un jour à madame de Valentinois, & elle luy dit qu’elle vouloit le faire devenir amoureux d’elle, pour le rendre plus vif & plus agréable. Elle y réuſſit comme vous le voyez ; il y a plus de vingt ans que cette paſſion dure, ſans qu’elle oit été altérée ni par le temps, ni par les obſtacles.
 
— « Le feu Roy s’y oppoſa d’abord ; & ſoyt qu’il eût encore aſſez d’amour pour madame de Valentinois pour avoir de la jalouſie, ou qu’il fût pouſſé par la ducheſſe d’Étampes, qui eſtoit au déſeſpoir que monſieur le dauphin fût attaché à ſon ennemie, il eſt certain qu’il vit cette paſſion avec une colère & un chagrin dont il donnoit tous les jours des marques. Son fils ne craignit ni ſa colère, ni ſa haine, & rien ne put l’obliger à diminuer ſon attachement, ni à le cacher ; il fallut que le Roy s’accoutumat à le ſouffrir. Auſſi cette oppoſition à ſes volontez l’éloigna encore de luy, & l’attacha davantage au duc d’Orléans, ſon troiſième fils. C’eſtoit un prince bien fait, beau, plein de feu & d’ambition, d’une jeuneſſe fougueuſe, qui avoit beſoin d’eſtre modéré, mais qui eût fait auſſi un prince d’une grande élévation, ſi l’age eût mûri ſon eſprit.
 
— « Le rang d’aîné qu’avoit le dauphin, & la faveur du Roy qu’avoit le duc d’Orléans, faiſaient entre eux une ſorte d’émulation, qui alloit juſqu’à la haine. Cette émulation avoit commencé dès leur enfance, & s’eſtoit toujours conſervée. Lorſque l’Empereur paſſa en France, il donna une préférence entière au duc d’Orléans ſur monſieur le dauphin, qui la reſſentit ſi vivement, que, comme cet Empereur eſtoit à Chantilly, il voulut obliger monſieur le connétable à l’arreſter, ſans attendre le commandement du roi. Monſieur le connétable ne le voulut pas, le Roy le blama dans la ſuite, de n’avoir pas ſuivi le conſeil de ſon fils ; & lorſqu’il l’éloigna de la cour, cette raiſon y eut beaucoup de part.
 
— « La diviſion des deux frères donna la penſée à la ducheſſe d’Étampes de s’appuyer de monſieur le duc d’Orléans, pour la ſoutenir auprès du Roy contre madame de Valentinois. Elle y réuſſit : ce prince, ſans eſtre amoureux d’elle, n’entra guère moins dans ſes intéreſts, que le dauphin eſtoit dans ceux de madame de Valentinois. Cela fit deux cabales dans la cour, telles que vous pouvez vous les imaginer ; mais ces intrigues ne ſe bornèrent pas ſeulement à des démeſlez de femmes.
 
— « L’Empereur, qui avoit conſervé de l’amitié pour le duc d’Orléans, avoit offert pluſieurs fois de luy remettre le duché de Milan. Dans les propoſitions qui ſe firent depuis pour la paix, il faiſçoit eſpérer de luy donner les dix-ſept provinces, & de luy faire épouſer ſa fille. Monſieur le dauphin ne ſouhaitoit ni la paix, ni ce mariage. Il ſe ſervit de monſieur le connétable, qu’il a toujours aimé, pour faire voir au Roy de quelle importance il eſtoit de ne pas donner à ſon ſucceſſeur un frère auſſi puiſſant que le ſeroit un duc d’Orléans, avec l’alliance de l’Empereur & les dix-ſept provinces. Monſieur le connétable entra d’autant mieux dans les ſentiments de monſieur le dauphin, qu’il s’oppoſçoit par là à ceux de madame d’Étampes, qui eſtoit ſon ennemie déclarée, & qui ſouhaitoit ardemment l’élévation de monſieur le duc d’Orléans.
 
— « Monſieur le dauphin commandoit alors l’armée du Roy en Champagne & avoit réduit celle de l’Empereur en une telle extrémité, qu’elle eût péri entièrement, ſi la ducheſſe d’Étampes, craignant que de trop grands avantages ne nous fiſſent refuſer la paix & l’alliance de l’Empereur pour monſieur le duc d’Orléans, n’eût fait ſecrètement avertir les ennemis de ſurprendre Épernay & Chateau-Thierry, qui eſtoient pleins de vivres. Ils le firent, & ſauvèrent par ce moyen toute leur armée.
 
— « Cette ducheſſe ne jouit pas longtemps du ſuccès de ſa trahiſon. Peu après, monſieur le duc d’Orléans mourut à Farmoutier, d’une eſpèce de maladie contagieuſe. Il aimoit une des plus belles femmes de la cour, & en eſtoit aimé. Je ne vous la nommerai pas, parce qu’elle a vécu depuis avec tant de ſageſſe & qu’elle a meſme caché avec tant de ſoyn la paſſion qu’elle avoit pour ce prince, qu’elle a mérité que l’on conſerve ſa réputation. Le haſard fit qu’elle reçut la nouvelle de la mort de ſon mari, le meſme jour qu’elle apprit celle de monſieur d’Orléans ; de ſorte qu’elle eut ce prétexte pour cacher ſa véritable affliction, ſans avoir la peine de ſe contraindre.
 
— « Le Roy ne ſurvécut guère le prince ſon fils, il mourut deux ans après. Il recommanda à monſieur le dauphin de ſe ſervir du cardinal de Tournon & de l’amiral d’Annebauld, & ne parla point de monſieur le connétable, qui eſtoit pour lors relégué à Chantilly. Ce fut néanmoins la première choſe que fit le roi, ſon fils, de le rappeler, & de luy donner le gouvernement des affaires.
 
— « Madame d’Étampes fut chaſſée, & reçut tous les mauvais traitements qu’elle pouvoit attendre d’une ennemie toute-puiſſante ; la ducheſſe de Valentinois ſe vengea alors pleinement, & de cette ducheſſe & de tous ceux qui luy avaient déplu. Son pouvoir parut plus abſolu ſur l’eſprit du roi, qu’il ne paraiſſçoit encore pendant qu’il eſtoit dauphin. Depuis douze ans que ce prince règne, elle eſt maîtreſſe abſolue de toutes choſes ; elle diſpoſe des charges & des affaires ; elle a fait chaſſer le cardinal de Tournon, le chancelier Ollivier, & Villeroy. Ceux qui ont voulu éclairer le Roy ſur ſa conduite ont péri dans cette entrepriſe. Le comte de Taix, grand maître de l’artillerie, qui ne l’aimoit pas, ne put s’empeſcher de parler de ſes galanteries, & ſurtout de celle du comte de Briſſac, dont le Roy avoit déjà eu beaucoup de jalouſie ; néanmoins elle fit ſi bien, que le comte de Taix fut diſgracié ; on luy oſta ſa charge ; et, ce qui eſt preſque incroyable, elle la fit donner au comte de Briſſac, & l’a fait enſuite maréchal de France. La jalouſie du Roy augmenta néanmoins d’une telle ſorte, qu’il ne put ſouffrir que ce maréchal demeurat à la cour ; mais la jalouſie, qui eſt aigre & violente en tous les autres, eſt douce & modérée en luy par l’extreſme reſpect qu’il a pour ſa maîtreſſe ; en ſorte qu’il n’oſa éloigner ſon rival, que ſur le prétexte de luy donner le gouvernement de Piémont. Il y a paſſé pluſieurs années ; il revint, l’hiver dernier, ſur le prétexte de demander des troupes & d’autres choſes néceſſaires pour l’armée qu’il commande. Le déſir de revoir madame de Valentinois, & la crainte d’en eſtre oublié, avoit peut-eſtre beaucoup de part à ce voyage. Le Roy le reçut avec une grande froideur. Meſſieurs de Guiſe qui ne l’aiment pas, mais qui n’oſent le témoigner à cauſe de madame de Valentinois, ſe ſervirent de monſieur le vidame, qui eſt ſon ennemi déclaré, pour empeſcher qu’il n’obtînt aucune des choſes qu’il eſtoit venu demander. Il n’eſtoit pas difficyle de luy nuire : le Roy le haïſſçait, & ſa préſence luy donnoit de l’inquiétude ; de ſorte qu’il fut contraint de s’en retourner ſans remporter aucun fruit de ſon voyage, que d’avoir peut-eſtre rallumé dans le cœur de madame de Valentinois des ſentiments que l’abſence commençoit d’éteindre. Le Roy a bien eu d’autres ſujets de jalouſie ; mais ou il ne les a pas connus, ou il n’a oſé s’en plaindre.
 
— « Je ne ſais, ma fille, ajouta madame de Chartres, ſi vous ne trouverez point que je vous ai plus appris de choſes, que vous n’aviez envie d’en ſavoir.
 
— Je ſuis tres-éloignée, Madame, de faire cette plainte, répondit madame de Clèves ; & ſans la peur de vous importuner, je vous demanderais encore pluſieurs circonſtances que j’ignore.
 
La paſſion de monſieur de Nemours pour madame de Clèves fut d’abord ſi violente, qu’elle luy oſta le goût & meſme le ſouvenir de toutes les perſonnes qu’il avoit aimées, & avec qui il avoit conſervé des commerces pendant ſon abſence. Il ne prit pas ſeulement le ſoyn de chercher des prétextes pour rompre avec elles ; il ne put ſe donner la patience d’écouter leurs plaintes, & de répondre à leurs reproches. Madame la dauphine, pour qui il avoit eu des ſentiments aſſez paſſionnez, ne put tenir dans ſon cœur contre madame de Clèves. Son impatience pour le voyage d’Angleterre commença meſme à ſe ralentir, & il ne preſſa plus avec tant d’ardeur les choſes qui eſtoient néceſſaires pour ſon départ. Il alloit ſouvent chez la Reine dauphine, parce que madame de Clèves y alloit ſouvent, & il n’eſtoit pas faché de laiſſer imaginer ce que l’on avoit cru de ſes ſentiments pour cette reine. Madame de Clèves luy paraiſſçoit d’un ſi grand prix, qu’il ſe réſolut de manquer plutoſt à luy donner des marques de ſa paſſion, que de haſarder de la faire connaître au public. Il n’en parla pas meſme au vidame de Chartres, qui eſtoit ſon ami intime, & pour qui il n’avoit rien de caché. Il prit une conduite ſi ſage, & s’obſerva avec tant de ſoyn, que perſonne ne le ſoupçonna d’eſtre amoureux de madame de Clèves, que le chevalier de Guiſe ; & elle auroit eu peine à s’en apercevoir elle-meſme, ſi l’inclination qu’elle avoit pour luy ne luy eût donné une attention particulière pour ſes actions, qui ne luy permît pas d’en douter.
 
Elle ne ſe trouva pas la meſme diſpoſition à dire à ſa mère ce qu’elle penſçoit des ſentiments de ce prince, qu’elle avoit eue à luy parler de ſes autres amants ; ſans avoir un deſſein formé de luy cacher, elle ne luy en parla point. Mais madame de Chartres ne le voyoit que trop, auſſi bien que le penchant que ſa fille avoit pour luy. Cette connaiſſance luy donna une douleur ſenſible ; elle jugeoit bien le péril où eſtoit cette jeune perſonne, d’eſtre aimée d’un homme fait comme monſieur de Nemours pour qui elle avoit de l’inclination. Elle fut entièrement confirmée dans les ſoupçons qu’elle avoit de cette inclination par une choſe qui arriva peu de jours après.