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peu à peu le regret du monde se révéla dans leurs
entretiens. Sir Williams fut le premier à bailler, à se
plaindre, à faire des allusions, timides d’abord, puis
directes, à la vie civilisée.
 
— De quoi vous plaignez-vous ? lui disait L..., nous
n’avons ni gendarmes ni gardes champêtres pour nous
interdire la chasse ; nous sommes les deux consuls d’une
république fantastique.
 
— Il nous manque quelque chose, risquait l’Anglais.
 
— Quoi ?
 
— Des femmes !
 
— Des femmes ! et pourquoi faire s’il vous plait ?
 
— Pour faire notre soupe.
 
— Celle que vous fabriquez est excellente.
 
— Notre république manquant de citoyens, je voudrais
avoir sous mes ordres au moins quelques citoyennes.
 
— Ah ! ça, mon cher, que vous ai-je fait pour qu’il
vous passe par la tête l’idée saugrenue d’introduire
dans notre thébaïde des animaux malfaisants ? vous
n’êtes qu’un sybarite, un faux sauvage, un affreux
civilisé !
 
Sir Williams courbait la tête en silence et se taisait,
mais il recommençait le lendemain, si bien que, vers la
fin du huitième mois, il déclara qu’il ne resterait pas
plus longtemps dans ce désert. L.... refusa de le suivre,
se prétendant engagé d’honneur a devenir homme des
bois, même cannibale à l’occasion. Cependant, généreux
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jusqu’au bout, il délia son compagnon de la foi jurés.
 
— Mais qu’allez-vous faire quand je serai parti ? demanda
celui-ci.
 
— J’apprendrai la langue des singes et je ferai la
conversation avec eux, répondit fièrement L...
 
— Mais vous éprouverez un jour le besoin de ne pas
vivre absolument seul ; vous regretterez, n’ayant pas
d’ami, de n’avoir pas une femme.
 
— Alors j’épouserai une guenon.
 
— Vous voulez donc rester ici ?
 
— Certainement, je veux rester.
 
— Je me reprocherais toute ma vie de vous avoir
abandonne, s’écria sir Williams qui ressentit un moment
d’hésitation.
 
— Du tout, partez, vous me ferez plaisir. Je suis venu
pour me transformer en sauvage ; je le deviendrai bien
davantage quand vous ne serez plus là. Vos regrets, vos
plaintes, vos soupirs m’horripilent ; vous me rendrez
service en vous en allant.
 
— Puisqu’il en est ainsi, je file ; adieu.
 
L’entêtement de L... ne faiblit pas devant le départ
de son ami ; il tint bon pendant quatre mois encore,
vivant des produits de sa chasse et de sa peche ; enfin
son année de sauvagerie révolue, jugeant qu’il avait
assez fait pour son amour-propre, notre homme quitta, a
son tour, la forêt vierge et vint à Bie-Janeire.
Il essaya en vain d’y reconstituer sa fortune, alors il
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retourna en France où il demanda et obtint, par l’intermédiaire
de son beau-frère et de ses amis, d'être envoyé a
Pondichéry en qualité de premier commis des domaines.
Il occupa plus tard les fonctions de directeur ; l’excellent
garçon est mort, il y a peu d’années, en revenant d’un
congé passé en France.
 
Ce viveur, ce prodigue, ce joueur effréné possédait un
cœur d’or. Il se mit a adorer sa femme puis, devenu
veuf, sur les prières instantes de ses parents qui étaient
millionnaires, il amena à Paris ses six enfants dont la
famille voulait se charger. Mais, au moment de repartir
seul pour l’Inde, la force de se séparer de ses enfants lui
manque et il les ramena tous avec lui vers le pays où
ils étaient nés et où il passait son temps à les manger de
caresses.
 
Ceux qui se souviennent de L... pensent de lui a
coup sur que ce fut un original ; mais ils ajouteront
qu’il avait conservé toutes les qualités des défauts avec
lesquels il avait si complétement rompu lors de sa déconfiture.
Il était généreux, serviable, honnête, dévoué
a ses amis et il se montra toujours père de famille
exemplaire.
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CHAPITRE XXXIV
 
LE DOBACHI
 
J’ai parlé plusieurs fois déjà du dobachi sans dire ce
qu’est ce personnage ni de quelles fonctions il est revêtu.
Il importe de réparer cette négligence : le personnage
vaut la peine d’être connu.
 
Le dobachi est le premier domestique d’une maison
pieu organisée, une sorte d’intendant, tenant de Figaro
et de Caleb, intermédiaire obligé de toutes les transactions
d’affaires ou de plaisirs parlant l’anglais ou le français,
selon que la ville où il exerce est placée sous la
domination anglaise ou sous la domination française,
accompagnant partout le maître, dont il est l’homme de
confiance ; sournois, flatteur, insinuant avec lui, mais se
redressant avec hauteur devant les autres domestiques.
 
Un homme de cette trempe est indispensable à tout
Européen. Si celui-ci sort à pied, son dobachi abrite sa
tête sous un énorme parasol ; s’il sort en palanquin, le
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marche a côté de la portière, un bambou à la
main pour écarter les curieux ; s’il est en voiture, le
fidèle serviteur se tient en lapin sur le véhicule. Le
maître exprime-t-il un désir, le dobachi court aux informations,
interroge ses confrères, et en apprend le
soir même à son maître plus que celui-ci ne tenait à
savoir.
 
L’élément dans lequel brille de tout son éclat ce maître
Jacques indien c’est l’intrigue amoureuse. Il excelle à
remettre un billet doux, à écarter un fâcheux, à préparer
une rencontre. Il se glisse au sein des familles
comme un serpent sous l’herbe.
 
Lorsque, dans le cours d’une promenade, je rencontrais
une femme ; si mon regard se fixait avec trop d’attention
sur elle, Antou me disait :
 
— Saheb désire connaître cette dame ?
 
— Oui, est-ce que tu la connais, par hasard ?
— C’est madame A..., veuve d’un officier anglais ;
elle est venue se fixer à Pondicbéry afin de vivre plus
confortablement avec sa pension. Si vous voulez lui
rendre visite ?......
 
— Y songes-tu ? je viens de la voir pour la première
fois.
 
— Laissez-moi faire : elle vous recevra bien.
 
Et de fait, j’étais attendu le lendemain et on me faisait
le meilleur accueil.
 
Le dobachi sait tout, voit tout ; se faufile partout. il
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rend, à divers points de vue, d’utiles services au patron,
mais il remplit un peu trop auprès de lui le role de son
ombre. C’est le joueur de flûte dont le sénat romain
avait honoré le consul Duilius, avec cette différence que
le dobachi ne joue pas de la flute.
 
Le mien s’était fait chrétien trois ou quatre fois en
vue de la prime que les missionnaires accordaient aux
Indiens que leurs exhortations conduisaient au baptême.
Il était revenu à Brahma afin que la prime put lui être
encore accordée. Il se nommait Antou. Le soir, lorsque,
pour rentrer, je traversais l’immense place du Gouvernement,
il marchait devant moi avec une lanterne.
 
Quand j’avais eu la chance de gagner au jeu, je lui
donnais une roupie, et il me baisait les deux mains en
pleurant de joie. An reste, il me volait avec une régularité
exemplaire, et je lui pardonnais de grand cœur,
car il mettait dans cette mauvaise action autant de
dextérité que d’esprit.
 
Si le sort du jen ne m’avait laissé que de la monnaie
de billon, je la plaçais sur une table, où je ne la retrouvais
plus le lendemain.
 
Alors, prenant Antou par l’oreille, je lui disais :
 
— Pourquoi as-tu empoche mes caches, coquin ?
 
— Je n’ai rien pris ; monsieur est si bon : il avait mis
là ses caches pour son pauvre dobachi. Ce n’était pas
bien à moi de refuser.
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— Mais je ne t’ai rien offert du tout.
 
— L’intention de monsieur était de m’offrir. Il a jeté
ses caches sur la table avec un geste qui signifiait : c’est
pour toi.
 
Devant cette explication, je ne pouvais m’empêcher
de rire, et j’étais désarmé.
 
Antou achevait de m’étourdir avec une phrase peu
modeste, mais qu’il articulait avec une assurance tout à
fait digne de son caractère :
 
— Saheb, disait-il, est le premier des maîtres et Antoi
le premier des dobachis de l’Inde !
 
Au fond, il avait de solides qualités, et j’eus souvent
à me louer de ses services durant les deux années de
mon séjour à Pondichéry. Il a été de toutes mes excursions
et s’est rendu réellement utile en diverses circonstances..
 
Ce garçon était fort intelligent ; seulement il possédait
une vanité poussée à l’extrême et se croyait volontiers
un personnage important, parce qu’il se prenait pour un
fonctionnaire public. Il émargeait au budget, en effet,
mes domestiques étant a la charge de la colonie, et ce
simple émargement le rehaussait à ses yeux de cent
coudées.
 
— Nous autres employés de l’État, avait-il coutume
de dire à ses collègues de l’office, nous sommes au-dessus
des domestiques de M. tel ou de M. tel qui étaient
un si grand luxe.
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Le pauvre diable a du faire une singulière grimace
lorsque, moi parti, le nouveau titulaire de l’emploi a,
selon la coutume, renouvelé toute la maison et que le
majestueux Antou s’est vu remplacer par un dobachi de
la façon de mon successeur :
 
''Sic transit gloria mundi !''
 
J’espère pour lui qu’il aura trouvé une autre condition
avantageuse et continué de faire briller les talents
que lui avait prodigués la nature.
 
Pour ma part, je ne veux pas être ingrat ; je le tiens
pour un précieux auxiliaire, c’est lui qui administrait
ma maison et commandait à ma place, c’est de sa main
que j’ai tenu les ayas qui m’ont servi, et ses choix ont
été à peu près irréprochables.
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CHAPITRE XXXV
 
 
LES AUTRES OFFICIEUX
 
À côté du dobachi brille, par son importance, le cuisinier,
personnage considérable par ses fonctions. Mes
autres domestiques étaient des femmes, de toutes jeunes
filles, que leurs parents cèdent, pour un temps donne,
aux Européens. Ces jeunes filles et un homme de peine
avaient, comme Antou, l’honneur d’être inscrits au
budget colonial.
 
Seul, le cuisinier était directement à ma solde. Il
constituait le supplément indispensable à toute bonne
organisation domestique. Le mien était un musulman,
très-habile dans la cuisine française et qui, par cela
même, résistait jusqu’au bout aux volontés de mon
dobachi.
 
Celui-ci prétendait faire, chaque jour, les achats de
denrées ; le cuisinier voulait en être exclusivement
chargé. En réalité, l’un et l’autre n’avaient en vue que
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le prélèvement de l’impôt sur le budget quotidien de
l’alimentation. Je crois que ces deux excellents serviteurs
finirent par s’entendre et par faire danser ensemble
l’anse du panier.
 
Comme dans tous les pays et à toutes époques, le
barbier joue dans l’hindoustan un rôle considérable. Il
n’y fait pas partie généralement de la domesticité proprement
dite. Mais c’est un auxiliaire dont on ne saurait
se passer. Mon barbier arrivait chaque matin vers
sept heures et procédait à ma toilette. Ses soins ne se
bornaient point à accommoder les cheveux et la barbe,
ils s’étendaient aux mains, aux dents et à d’autres parties
du corps.
 
Rien n’est comparable a la dextérité des barbiers
hindous ; après avoir rasé et coiffé leurs clients sans que
ceux-ci ressentent la moindre impression de leurs attouchements,
ils les inondent de parfums ; puis ils terminent
par une opération après laquelle on éprouve un
bien-être à peu près complet.
 
Cette opération consiste à étirer les nerfs des mains,
des bras, du cou et des oreilles. À chaque pression, un
bruit sec se fait entendre, et quand la main légère de
l’opérateur a passé partout, le corps tout entier a repris
une élasticité et une souplesse incomparables.
Mon barbier possédait une grande délicatesse de
touche ; mais, quoiqu’il terminât très-rapidement sa besogne
quotidienne, il daignait me consacrer une heure,
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chaque matin, afin de me tenir au courant des événements
et surtout des cancans de la ville. C’était une
gazette vivante dont les nouvelles étaient toujours amusantes.
Par lui, j’apprenais que M. un tel avait fait visite à
madame une telle à une heure où on ne fait plus de
visites ; que madame Trois-Étoiles, dite la belle aux
cheveux d’or, avait eu, la veille, une scène fort vive
avec son mari qui lui avait refusé de la conduire a une
fête où elle se proposait de danser, sous le spécieux
prétexte qu’il n’aimait pas le monde.
 
Le mari était, en effet, un ours dans toute l’acception
du terme, vivant seul et collectionnant avec passion des
antiquités. Madame, au contraire, qui n’avait aucun
goût pour les antiques, était aussi mondaine que son
mari l’était peu, et détestait cordialement la manie de
son époux.
 
Ce barbier, que m’avait présenté Antou, était au courant
de la chronique scandaleuse. Il savait les amourettes
nouvelles et les ruptures. Il m’annonçait que telle personne
avait changé d’amant ; que tel mari avait remplacé
ses ayas par de plus jeunes ; qu’il y avait promesse
de mariage entre celui-ci et celle-là.Je savais encore par lui le nombre exact des noces du
mois suivant ; de celles qui se célébreraient probablement
avant la fin de l’année, et j’avoue que la sagacité du
narrateur était rarement en défaut. 12
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Quoique Indien, il parlait bien le français, ce qui lui
permettait. d’écouter et de -répéter beaucoup de petits
événements. Son esprit était vif et mordant. Il critiquait
volontiers tout le monde sans faire d’exception pour ses
clients, c’était une sorte de Bassecour à turban qui, dans
une société aussi mêlée, trouvait a exercer sa causticité
naturelle. * *
 
Lorsqu’il vint me raconter l’enlévement de madame
G... par monsieur X... son amant, il ajouta :
— Quelle faute, saheb, quelle faute irréparable. C
X... gâte le métier il était si bien chez lui dans ce
ménage, un mari fabriqué exprès, une femme ravissante ;
le voilà désormais responsable de cette femme ; c’est lui
qui est le mari. Il était dans le paradis ; il s’est jeté dans
l’enfer.
 
— Et l’autre 7
 
— Qui l’autre ?
 
— Monsieur G...
 
— Oh ! il a du chagrin, mais on sent que ça passera
vite..... C’est X... qui ne se consolera pas.
Le dobachi, le cuisinier et le barbier composaient la
partie masculine de mes gens ; tout le reste appartenait
au beau sexe. J’avais de délicieuses servantes, recrutées
par maître Antou, jolies, gracieuses et faites de manière
à tenter un sculpteur.
 
Quoique nées dans l’Inde, elles ne pouvaient résister
à la chaleur des jours caniculaires. Elles passaient leurs
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journées dans la salle de bains, vaste pièce à colonnes
de marbre que l’eau rafraîchissait sans relâche ; elles
s’étendaient la nuit sur les canapés en rotin qui garnissaient
la vérandah de mon premier étage.
 
J’ai toujours préféré le service des femmes à celui
des hommes. Elles l’accomplissent avec plus de régularité
et plus de délicatesse. Malgré' les qualités d’Antou
et son exactitude ordinaire, il a fait défaut plusieurs fois
a l’appel, et j’ai du me passer de lui. Les femmes restent
à la maison, non pas pour filer de la laine, comme
Lucrèce, mais pour ne pas se fatiguer. Mes ayas étaient
a mes ordres constamment et obéissaient sans trop
discuter.
 
Elles étaient fort habiles, d’ailleurs ;. j’avais eu soin
de les, choisir parmi celles qui n’ont point appris à
mâcher le bétel, ce qui est pis que mâcher du tabac ;
leur coquetterie n’allait point jusqu’à passer un grand
anneau d’or ou d’argent dans l’une de leurs narines. En
outre, elles baragouinaient quelques mots de français,
et comme j’avais appris assez de tamoul pour me servir
des phrases les plus usuelles, nous nous entendions
parfaitement.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/212]]==
 
CHAPITRE XXXVI
 
UNE Joue Emaux : nr UN snnenm*
 
V Mon barbier vint exprès un soir m’apprendre, quelques
instants après l’événement, un trait de courage et
de sang-froid de la part d’une femme ; ce trait mérite
d’être rappelé ici.
 
Elle se préparait à se rendre au gouvernement, seule,
bien entendu, son mari ayant manifesté la volonté de
ne pas quitter ses chères collections. Madame avait pris
son parti depuis assez longtemps déjà de ces fins de
non-recevoir de son époux ; elle se disposait donc à faire
une toilette irrésistible : son aya venait de quitter son
boudoir pour aller chercher je ne sais quel objet réclamé
par sa maîtresse. Celle-ci s’était assise, en attendant
sa camériste, lorsqu’elle sentit tout a coup
glisser sur sa cuisse un corps froid et visqueux.
C‘était un serpent, entré dans la chambre on ne sait
comment, et qui venait de s’enrouler autour de sa
jambe.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/213]]==
 
Une autre femme, à sa place, se, serait évanouie et
aurait été mordue. La dame ne perdit pas la tête. Prévoyant
que le moindre cri, le moindre geste, occasionneraient
sa mort, elle eut la force de comprimer tout
mouvement et jusqu’au tremblement que devait lui
procurer le contact de son dangereux hôte.
 
Deux ou trois minutes, longues comme des siècles,
s’écoulèrent dans une douloureuse attente. Enfin, l’aya
parut a la porte. D’un geste de la main, sa maîtresse lui
indiqua qu’il y avait danger de la vie et lui ordonna de
ne faire aucun bruit ; puis ses lèvres à peine agitées
laissèrent échapper la prière d’apporter du lait.
 
La servante comprit cette prière et se retira en effleurant
le sol. Elle revint bientôt avec une jatte de lait
qu’elle plaça près de la porte, aux deux côtés de laquelle
se rangèrent silencieusement deux ou trois serviteurs
armés de rotins.
 
L’odeur du lait dégourdit le serpent, qui se déroula
lentement, glissa le long de la jambe, et se dirigea vers
la jatte. Il y fut reçu par un coup de rotin qui lui brisa
la colonne vertébrale et le jeta par terre en deux tronçons.
 
C’est par ce moyen bien simple que les indigènes
tuent les reptiles, et ils les tuent avec une sûreté de
main et de coup d'œil vraiment surprenante.
Le danger passé, on aurait pu croire que l’héroïne de
ce drame lugubre serait restée chez elle afin de se remettre
d’une alarme si chaude. Peu de femmes auraient
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/214]]==
eu le courage d’agir comme elle le fit. Sans même prévenir
son mari, elle acheva sa toilette et se rendit a
l’hôtel du Gouvernement, où elle ne manqua pas une
valse, pas une polka, pas un quadrille.
 
Le récit de son accident l’y avait précédée, car mon
barbier, qui venait de me le raconter, l’avait sans
doute raconté à d’autres, et il n’était bruit que de cela
au moment où elle parut. Je n’ai pas besoin d’ajouter
qu’elle fut l’héroïne de la soirée.
 
Il y avait beaucoup de monde ce soir-la ; on l’entoura,
on la félicite, et le prestige de sa beauté, accentuée par
des cheveux d’un rouge vif, relevé encore par le courage
qu’elle venait de révéler, lui valurent, entre autres
hommages, les attentions d’un jeune et riche officier
anglais de la garnison de Goudelour, au quel elle accorda
plusieurs contredanses.
 
N’y tenant plus, ce gentleman finit par lui décocher
une déclaration en règle.
 
— Madame, lui dit-il, je vous admire comme tout
le monde ici ; mais, depuis quelques instants, je sens
que je vous aime comme personne ne vous aimera jamais :
j’ai, en conséquence, l’honneur de vous demander
votre main.
 
— Ce serait peut-être avec plaisir que je vous l’accorderais,
monsieur, si elle était libre.
 
— Elle n’est pas libre ? vous n’êtes donc pas veuve ?
 
— Je suis mariée.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/215]]==
 
— Cependant on vous voit toujours seule ?
 
— Mon mari aime la solitude.
 
— Et il vous abandonne complètement, c’est impardonnable
lorsqu’on possède une aussi jolie femme ; votre
mari est un barbare.
 
— Il est un peu sauvage ; j’en conviens, mais il est
mon mari, j’ai juré de lui être fidèle et je tiendrai mon
serment. Je vous conseille donc...
 
— D’attendre, interrompit l’officier en s’inclinant ;
j’attendrai.
 
— En apprenant le lendemain matin le péril qu’avait
couru sa femme, le mari se borna à exprimer le regret
qu’au lieu d’un serpent* minuscule, elle n’eut pas reçu
la visite d’une superbe cobra-capella dont il aurait enrichi
sa collection.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/216]]==
 
CHAPITRE XXXVII
 
LA GAMELLE DES GONZES
 
Une table servie par un chef émérite était fort enviée ;
aussi quelques personnes, des magistrats, des officiers
et des fonctionnaires de la marine, garçons comme
moi, me prièrent d’établir dans mon hôtel une gamelle
dont chacun paierait, à la fin de chaque mois, sa quote-part
de dépenses. J 'y consentis d’autant plus volontiers
que je m’ennuyais beaucoup de manger seul.
 
Dès le jour de l’installation de la gamelle, mon chef
déploya tous ses talents culinaires afin de donner à ses
hôtes une haute idée de son mérite.
 
Mes commensaux, qui, grâce à la combinaison, économisaient
les frais d’un nombreux domestique, une
location coûteuse et beaucoup de menues dépenses,
furent mieux servis qu’ils ne l’avaient jamais été, et
cela leur coûta beaucoup moins cher.
 
On riait, on causait beaucoup à la gamelle, a tel point
que de fort graves personnages briguèrent l’honneur
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/217]]==
d’y être invités, ce qui leur permit de faire quelquefois
l’école buissonnière.
 
Nos menus étaient aussi variés qu’ils pouvaient l’être,
mais ils étaient surtout très-abondante. Mes convives,
étant presque tous jeunes, apportaient à table un superbe
appétit qu’accompagnait une soif à peu près inextinguible.
 
La soif résultait naturellement de la chaleur qui, a
l’heure du déjeuner surtout, était peu tolérable. Heureusement,
on fait usage dans toute l’étendue de la
péninsule d’un instrument qu’on aurait pu avec succès
inaugurer en France pendant la période tropicale que
bous venons de traverser.
 
Cet instrument est le panca, immense éventail suspendu
au plafond d’un bout a l’autre de la table. Il
consiste en un morceau de bois rectangulaire, peint ou
doré, dont le bord inférieur est orné d’une frange en
vétivert.
 
Une corde prend le panca par le milieu et sert a le
balancer. Un serviteur, spécialement chargé de cette
fonction, se tient dans une autre pièce où arrive le bout
de la corde, et, par un mouvement régulier de va-et-vient,
le panca, constamment agité, répand sur les têtes
des convives un air vif et frais imprégné des senteurs
de la frange qu’on a eu soin de mouiller préalablement.
C’est un procédé élémentaire, on le voit ; mais il est
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/218]]==
excellent, car, pendant les journées chaudes, le meilleur
repas serait trouvé détestable sans cet accessoire obligé
de toutes les maisons aisées.
 
« On m’a assuré que les Anglais, quelques-uns du
moins, poussaient plus loin que nous le raffinement
en pareille matière, et qu’ils dormaien, sous leurs moustiquaires,
au bruit du panca, mis en branle d’une
chambre voisine. »
 
Je comprends parfaitement que les Européens qui
habitent l’Inde, et qui sont assez riches pour affecter
toute une équipe a ce service, se payent l’ineffable douceur
de dormir éventés comme ils se la procurent a
l’heure des repas. Les rajahs, les nababs et les riches
scharafs ne dédaignent point ce système d’aération que
nous tenons d*enx, et que j’ai toujours été surpris de
ne pas voir appliquée en’Europe pendant la canicule.
. Enngénéral, le rez-de-c haussée des maisons indienne
n’est pas habité : il est consacré aux magasins. aux
dépenses, aux cuisines et a leur dépendances. Cependant
l’usage y a maintenu les salles à manger, qui seraient
de véritables fournaises sans le panca.
Notre réunion ayant fini par attirer l’attention, on se'
disputa l’honneur de faire partie de la gamelle ; mais,
comme au ciel, il yeut beaucoup de prétendants et
peu d’admis. Un trop grand nombre de convives en
eut infailliblement altéré l’originalité et le sans-façon.
On la nomma la gamelle des Gonzes. Chaque fois
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/219]]==
qu’un de ses membres l’abandonnait pour se marier ou
pour se rendre à une destination nouvelle, on lui donnait
un festin d’adieux, que nous appelions un enterrement
de première classe, auquel étaient invités ses
meilleurs amis et qui se terminait par des couplets
inspirés par la circonstance.
En voici un écrit à l’occasion d’un juge de nos adhé-.
rents qui se séparait de nous pour cause de mariage.
Cela se chantait sur l’air du Petit homme gris.
 
Dès que monsieur le maire,
De lui-même enchanté
Et barde,
De sa voix militaire
Vous aura dit ni, ni,
p G’eet flni. *
Gardez, sur cemot,
De jouer trop tôt
Au doux jeu du marmot ;
Sachez qu’en tout,
Sachez qu’en tout
Ilexcès est un défaut.
 
La chanson se mélait a tout dans l’Inde où l’on avait
pris des naturels la manie du mariage ; on s’y mariait
pour un oui pour un non, sans prévoir qu’on courait
le risque d’avoir à se repentir bientôt de s’être trop
presse. Se marier est en soi une chose morale et bonne,
mais, comme elle doit durer autant que nous, il convient
d’apporter a son accomplissement une prudente
circonspection, et c’est ce qu’on ne fait pas toujours.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/220]]==
 
Si du moins on avait à opposer au mariage son correctif
naturel, le divorce, le mal serait en partie réparable.
Mais le divorce, on ne sait pourquoi, etfraye certains
esprits qui acceptent pourtant la séparation de
corps, terme moyen anormal et absurde, tout à fait insuffisant,
qui ne remédie a rien et complique la situation.
Les sceptiques se moquent volontiers de ceux qui ont
le courage de leur opinion ; ils n’ont pas épargne les
railleries à M. Naquet, auteur d’une proposition tendant
au rétablissement du divorce ; ils l’ont accusé de n’avoir
pas la bosse du mariage. M. Naquet aurait pu répondre
que cette bosse n’est pas indispensable pour
avoir raison : il n’a rien répondu, et sa proposition a
été repoussée.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/221]]==
 
CHAPITRE xxxvm
 
UN RICHE BABOU
 
L’un des plus opulents négociants de Pondîchéry, un
natif, à la tête d’une maison considérable, dont la signature
avait cours sur toutes les places importantes de
l’Europe, Arounassalom Sabapady, maria sa fille à. un
jeune Indien millionnaire, et ne manqua pas de venir
en personne, accompagné du prétendu, annoncer la
nouvelle au gouverneur, avec lequel l’importance de
ses opérations l’avait mis en relations suivies. ÿ
Arounassalom était à cette époque un homme d’une
cinquantaine d’années, ù la figure douce et intelligente,
à l’attitude presque majestueuse, portant avec grâcele
pittoresque costume des nababs indiens. Il parlait trescorrectement
le français et l’anglais et était très-aimé
de la population européenne en même temps que sa
fortune le rendait tout à fait respectable aux yeux de
ses compatriotes.
 
En realité, Arounassalom méritait cette affection et
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/222]]==
cœ respects par la générosité de son caractère et les
largesses dont il comblait les nombreux employés de sa
maison et ses compatriotes..
 
Je n’entreprendrai pas de raconter en détail ce que
furent ces noces indiennes, ni les fêtes qui, pendant
huit jours, en éternisèrent le souvenir dans la ville
noire. La maison nuptiale était littéralement couverte
de feuillages et de fleurs, les portes et les fenêtres étaient
encadrées dans des arcs de triomphe formés de cocotiers
et de palmiers ; les rues environnantes semées de feuilles
odorantes ; ~ ` * ^.
 
Il y eut, pendant ces huit jours, dans toute la ville
noire, une agitation indescriptible, un bruit assourdissant
d’instruments discors, des flammes de bengale aux
couleurs variées, des feux d’artifice et des réjouissances
ininterrompues.
 
* ` Tandis que des manifestations éclatantes se produisaient
parmi les groupes indigènes, et que des palan—quïns
de toute forme débarquaient incessamment de
notables Indiens, des bayadères dansaient dans les
cours intérieures, où les représentants de Brahma p recédaient
à. la cérémonie du mariage.
 
Cette cérémonie commence par les ablutions traditionnelles ;
puis les Iiancés, assis sur une peau d’antilope,
sont frottés de safran et reçoivent sur le corps de
Peau, du lait et du blé que versent sur eux leurs parents ;
on les parfume ensuite, on les oint d’huile de
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/223]]==
0000, on les attache ensemble avec des nœuds de mousseline,
puis on les détache. Alors le brahmane officiant
leur donne lecture des commandements religieux du
mariage ou mantras ; cette lecture ne nous apprend rien
de nouveau ; elle prouve seulement que Manou n’était
pas plus galant que notre Code civil.
« L’époux estle dieu de la femme, dit la loi de
Manou ; quelque vieux, laid et méchant qu’il soit ou
devienne, la femme doit en faire l’idole de son cœur ;
que tous ses désirs soient conformes aux siens. S’il rit,
qu’elle soit preteå rire ; s’il pleure, qu’elle verse dee
larmes ; s’il veut* causer, qu’elle parle ; s’il garde le
silence, qu’elle se taise. »
 
On voit que le législateur indien n’y va pas de main
morte et qu’il le prend de haut avec le sexe faible. Les
législateurs de l’Europe civilisée visent certainement le
même but, qui est la subordination de l’épouse à 1'6poux,
mais ils y mettent un peu plus de formes et se
gardent bien surtout d’imposer le silence a la femme
quand le mari n’a pas envie de parler.
Le fiancé reçoit sur l’épaule un cordon brahmanique,
tandis que l’anneau nuptial, au lieu d’être place au
doigt de la fiancée, est mis à son cou. Cet anneau Adevient
tout simplement un collier, portant, il est vrai,
le symbole de l’alliance..
 
Après cette dernière formalité, l’alliance est définitivement
conclue. Cependant la série des réjouissances
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/224]]==
ne s’arréte point pour cela. Les épougfont 'le tour d’un
feu consacré ; on procède a de nouvelles ablutions ; on
brule du riz en l’honneur des dieux protecteurs ; on
désarme par des offrandes les divinités qu’on croit généralement
mal disposées. Les familles répandent leurs
largesses parmi les pauvres et un banquet solennel
précédera procession qui, dans la péninsule hindous tunique,
termine toutes les fêtes de La vie privée ou publique.
La procession ne manque pas d’éclat, d’autant mieux
qu’elle a lieu, le soir, a la lueur des torches, au milieu
d’une affluence considérable, et au bruit continu des
tambours, des trompettes et des cymbales. Les nouveaut
époux, assis dans le même palanquin orné* de dorures
et de pierreries, sont conduits à travers les rues et rentrent
enfin chez eux, après avoir joui longuement ~de
leur promenade triomphale.
 
Arounassalom vint me voir un matin, tandis que se
déroulaient dans sa maison ces splendeurs matrimoniales.
' - Je ne m’attendais pas à vous recevoir aujourd’hui,
lui dis-je en l’apercevant, ~car un mariage est toujours
pour vous autres Indiens une affaire capitale.
 
— Je me suis échappé un instant pour vous prier de
me rendre un service..
 
— Parlez, et croyez à mon désir de vous être
agréable.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/225]]==
 
— J’ai vu M. le gouverneur ; je lui ai, soumis mon
projet de donner une fête à la colonie européenne à
l’occasion du mariage de ma fille, et il a daigné l’approuver.
Il m’a même promis d’y assister, ainsi que
madame de Verninac.
 
— Et vous venez m’inviter ?
 
— Cela va sans dire, puisque je compte inviter tous
les Européens résidant à Pondichéry. Mais ce n’est pas
tout ce que j’espère de votre obligeance.
 
— Expliquez-vous donc.
 
— Notre loi religieuse nous interdit de nous mêler
aux chrétiens et de prendre part à leurs plaisirs ; c’est
peut-être absurde, continua Arounassalom, mais c’est
ainsi, et il faut se soumettre aux préjugés. Je voudrais
donc qu’il vous fût possible de vous mettre en mon lieu
et place, et de présider à cette fête européenne qui sera
—donnée dans mamaison 'lorsque les réjouissances indiennes
seront terminées.
 
— Je consens volontiers à vous remplacer, répliquai-ie ;
mais il vaudrait mieux, ce me semble, désigner
plusieurs commissaires, afin de ne pas faire peser
sur moi seul tous les soins et toutela responsabilité.
— C’est une excellente idée. Soyez assez bon pourf
vous charger de choisir vos collègues.
— Maintenant, quelles sont vos intentions et de quoi
se composera cette fête ?
 
— Elle se composera de ce que vous voudrez.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/226]]==
 
— Mais encore *I il faut préciser.
 
— Eh bien l mettons un bal, un souper et une tombola
où tous les assistants gagneront un objet d’art ou
de luxe.
 
— Mais vous allez vous ruiner, mon bon ami, avec
vos libéralités l—
 
Je ne crois pas, répliqua finement mon nabab. Je
viens de distribuer un lac de roupies (250,000 francs)
dans la ville noire ; je puis bien en dépenser autant
pour feter les fonctionnaires français qui protègent mon
commerce et les négociants, mes collègues, avec lesquels
je suis en excellentes relations.
— Puisque vous etes décidé, je me déclare tout à
vous. i
 
— Merci, saheb. Je’ne vous demande plus qu’une
chose, c’est de commander sans compter et d’envoyer
toucher a ma caisse toutes les factures que vous aurez
l’obligeance de viser. Elle payeraà vue et sans rien
60ntroler.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/227]]==
 
H CHAPITRE XXXIX
 
UN MARIAGE INDIEN
 
Ge qui fut dit fut fait. Je lis appel. À plusieurs personnes
qui consentirent à partager avec moi le soin de
préparer cette fête qui, auxv yeux d’un Européen fraîchement
débarqué, aurait passé aisément pour un conte
des Mille et une nuits.
 
Toute la colonie européenne reçut des invitations.
Desque le bruit se répandit en ville que le gouverneur
avec sa famille et les hauts fonctionnaires de la ville
blanche honoreraient la ville noire de leur présence,
chacun fit ses préparatifs pour s’y rendre. Les femmes
mirent dehors leurs toilettes les plus meurtrières. Celles
qui en avaient arborèrent leurs diamants.
Dès neuf heures du soir commença le défilé des voitures
et des palanquins : on n’entendait, dans la longue
et large avenue qui conduit de la ville proprement
dite, à la cité beaucoup plus peuplée des indigènes, que
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/228]]==
 
le chant cadence des coulis, le claquement des fouets
et le pas sonore des chevaux. Les véhicules couraient
au milieu des groupes parmi lesquels brillaient des milliers
de torches.
 
Toutes les maisons de la ville noire, qui appartenaient
à des notables, 'étaient illuminées ; mais lïéclat des lumières
pãlissait devant celui que lançait, dans toutes les
directions, la maison nuptiale inondée, du faite a la
base, de feux aux couleurs diverses qui semblaient
jaillir de l’amoncellement de verdure et de fleurs sous
lequel disparaissaient ses murs de stuc.
' Un commissaire se tenait sous la véraudah formant
le premier vestibule et olîrait à chaque visiteur un hillet
de tombola et, de’plus, àchaque dame, un éventail.
Dans un second vestibule, des* serviteurs, vétus de
riches habits, passaient autour du cou des hommes un
cercle de fleurs au parfum pénétrant, qui descendait
jusqu’à. la ceinture ; les dames recevaient, chacune, un
admirable bouquet, enchassé dans une gaine en argent
ciselé ou ten ivoire sculpté.
 
Lorsque toute la société fut réunievdans un vaste
salon, dont les murs étaient formés de vérandas à celonnes
de marbre rouge, les mêmes serviteurs arrosèrent
avec de lfeau de senteur le triple rang de femmes
élégantes qui avaient pris place sur des banquettes, detées.
Ils se servaient pour cette aspersion de vases en
I
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/229]]==
vermeil fermés, comme les cassolettes, {par un couvercle
percé de petits trous,
 
Quand la voiture du gouverneur fut annoncée par
les coureurs d’ArounassaIom, la commission tout entière
se porta au-devant. du chef de la colonie, et le
maître de la-maison lui-même le conduisit à* la.place
d’honneur qui lui était destinée.
 
Au même instant, les flammes de bengale jaillirent
avec plus de force des bassins qui les contenaient ;Ales
bottes éclatèrent de toutes parts, et la bruyante fanfare
de cymbales, de trompettes et de tambours lit retentit
les airs.
 
L’arrivée du gouverneur marqua le commencement
de la fête. Un orchestre, qui né valait pas précisément
ceux de nos théâtres lyriques, mais qui avait le mérite
de jouer sur des instruments a peu près acceptables et
selon les principes de la musique, fit entendre des airs
de danse, et les amateurs se mirent en branle, tandis
que les gens dite raisonnables, parce qu’ils ne dansent
plus, prenaient possession des tables de jeu installées
dans une pièce voisine. ' *
 
Un observateur aurait pu remarquer, en regardant
attentivement les.grillages qui séparaient les vérandahsintérieures
des autres pièces de la maison, les têtes curieuses
des femmes indiennes qui assistaient, cachées, à
ce spectacle qu’elles n’avaient. jamais vu, car si les
femmes des castes «intérieures vont et viennent dans les
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/230]]==
rues a peine vetues d’un pagne transparent, les
femmes des hautes castes se cachent avec soin des Enropéens.
La loi religieuse ne leur défend pas de * se
montrer ; mais la jalousie des maris a ajouté aux prescriptions
de Manou un codicille de sa façon.
 
Vers onze heures les danses cessèrent ; on passa dans
une vaste salle de marbre où était dresse, sur plusieurs
tables, l’un des festins les plus merveilleux auxquels
j’aie jamais assisté. On manges les mets recherchés que
produit l’art des Vatels européens, les denrées les plus
coûteuses, les fruits les plus savoureux ; les libations
furent faites avec les vins des crus les plus renommés.
L’hôte de ce palais enchanté avait mis a contribution la
Bourgogne, l’Aquitaíne et la Champagne ; il avait emprunté,
en outre, à l’Espagne, à l*Italie et aux Iles ce
qu’elles avaient de meilleur en produits liquides.
Après ce repas, dont l’or, l’argent et le vermeil encadraient
les merveilles, les danses reprirent avec une animation
nouvelle. Elles ne furent suspendues que vers une
heure du matin, moment où apparut le fameux moulougouthani,
sur Iequelon se jeta avec enthousiasme. J’ai dit
l’infaillible succès qu’oblientle bouillon de poivre parmi
les Européens résidant dans l’Inde. C’est du fanatisme.
La tombola fut tirée à quatre heures du matin, pendant
une nouvelle interruption de la danse. Les lots
étaient, pour la plupart, d’une certaine richesse et
d’une grande élégance. Il y avait parmi eux des ca
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/231]]==
chemires, des dentelles et des soieries de l’Inde, des
boîtesa parfums, de très-beaux éventails, des statuettes,
des ouvrages en or, en argent, enivoire, en ébène et en
écaille, des palanquins en réduction, des bijoux et des
pierres précieuses, et ces mille objets que l’artisan indien
cisèle simplement, mais supérieurement.
Le gouverneur quitta la feteaprès le tirage de la
tombola, mais les danses continuèrent jusqu’à 'six
heures du matin ; on vint alors nous avertir que le déjeuner
érait servi. (Pétait une seconde édition du souper,
à laquelle personne ne toucha pour ainsi dire ;
enfin, les retardataires prirent congé du maître de la
maison en l’accablant de félicitations..
À Après le départ de la société européenne, les serviteurs
de l’opulent Babou n’auront probablement pas
manqué de purifier les lieux profanes par la présence
des infidèles. Ces braves Indiens avaient admiré, pendant'
toute la nuit, les hôtes de leur maître, mais ces
hôtes étaient des maudits à leurs yeux, et ils se seront
cru obligés d’el1`acer avec des parfums. l’empreinte de
leurs pas sur les dalles de marbre.
 
Je ne sais pas au juste ce que coúta à Arounassalom
cette fantaisie de nabab ; mais je sais bien que peu de
rajabs pourraient s’en permettre de semblables, et que
le Grand Mogol lui-même, au temps de sa splendeur,
n’aurait dépassé le négociant de Pondichery, ni en
savoir-vivre, ni en magnificencej, ni en charité
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/232]]==
 
CHAPITRE XL.
 
LA PAGODE DE VILLENOUR
 
Les cérémonies religieuses chez les Indiens sont bien
faites pour éveiller la curiosité et les investigations des
étrangers. Ce n’est-pas le côté le moins bizarre de leur
civilisation. Leur vie intime, ordinairement murée,
devient impénétrable lorsqu’il s’agit du culte intérieur.
Nul profane n’en a sondé les mystères ; les Eurepéens
se gardent de recherches qui, aux yeux de ces
populations fanatiques, seraient considérées comme dœ
souillures ou des profanations..Fai lu quelque part que
des voyageurs avaient été admis, moyennant des cadeaux
aux brahmes, à assister aux actes secrets de l’intérieur
des pagodes. Il n’en est rien : les portes des
pagodes sont hermétiquement fermées, et celui qui ose~'
rait les franchir n’en sortirait pas vivant.
Un seul homme a tenté d’y pénétrer une fois ; c’est le
général duc de Saint-Simon, le gouverneur le plus po-
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/233]]==
pulaire qu’ait eu l’Inde française après l’amiral de Verninac.
Eh bien ! M. de Saint-Simon n’a dû qu'à son
immense popularité, a l’affection profonde de la popu›
lation indigène, de se tirer sain et sau ! d’une tentative
qu’il ne poussa pas jusqu’au bout d’ailleurs.
Je ne puis donc parler que des cérémonies extérieures
qui, a des époques déterminées, se célèbrent
avec une grande pompe et appellent ches nous, des
points les plus éloignés de la péninsule, les sectateurs
de la Trimourti indienne. A
 
Au nombre de ces cérémonies est la féte de l’Agriculture
qui, au mois d’avril de chaque année, a lieu à
Villenour, chef-lieu d’un des districts français les plus
peuplés et les plus riches.
 
La pagode de Villenour est d’un effet saisissant. Vaste
quadrilatère entouré dune muraille de granit, elle
présente la configuration de tous les antiques menumentsde
ce genre disséminés sur le territoire indien.
Sur chaque face s’élève une tour qui dresse vers
le ciel* un monde de statues, de colonnettes et de
sculptures, véritable fouillis dontl'œi1 ne peut saisir
les détails infinis.,
 
Au milieu de l’enceinte s’étend un vaste étang au
centre duquel est bâti, sur pilotis, un élégant pavillon.
La se font les ablutions si chères aux indigènes.,
Ainsi que le Koran, le livre ide Manou les prescrit.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/234]]==
comme une étroite obligation imposée aux fidèles.
C’est une mesure d’hygiène populaire sous l’apparence
d’une prescription religieuse. »
 
Ilimmense emplacement contient de nombreuses
constructions affectées a la famille brahmanique des
desservants et aux innombrables serviteurs attachés au
culte. * i
 
Quoique la pagode de Villeneur soit loin d’avoir la
réputation de sainteté de celle de Jaggeruaut, ses fêtes
sont très-suivies. On y vient du territoire anglais. Les
autorités sont convoquées d’ordinaire, et j’ai eu la
bonne fortune d’y assister plusieurs fois en compagnie
du gouverneur et des hauts fonctionnaires de Pondichéry.
 
Le personnel artistique de la pagode vint au-devant
de nous pour nous faire honneur. Il se compose en particulier
de porteurs de gigantesques trompettes en cuivre.
Celles qui tirent tomber les murs delériche n’avaient
certes pas cette effroyable dimension ni des sons
aussi effrayants.
 
Les aborda du temple étaient garnis d’une atïreuse
et complète exhibition des infirmités et des folies humaines.
La cour des Miracles n’a jamais, a coup leur,
rien offert de plus hideux.
 
Des squelettes vivants gisaient sur le sol, où s’étalaient
toutes les formes de la lèpre, l’éléphantiasis avec
ses pieds monstrueux, le lupus aux chairs livides et
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/235]]==
profondément ulcérées, la carie mettant à nu des tronçons
de pieds et de mains. i i-A
 
côté des affections résultant de la fatalité humaine,
se montraient toutes les insanités et toutes les barbaries
que s’inflige la superstition.
 
Sur un espace d’un mètre carré, calciné par le soleil,
ÿaperçus une tête rasee, figurant sur la terre comme la
tete du décapité parlant. Le corps enfoui dans le sable
disparaissait entièrement.
 
Ge martyr volontaire restait ainsi depuis le lever du
soleil j usqu’à son coucher, et j’entendais dire dans la
foule que des œufs, placés sur son crâne durcissaient
sous cette influenoe torride.
 
Plus loin une vieille femme qui, vingt ans auparavant,
avait fait vœu de tenir le bras droit levé vers le
ciel, circulait parmi la foule. Le membre ankylosé avait
acquis la rigidité du fer. -.
 
Une autre s’était. astreinte, par expiation, à garder
une de ses mains toujours fermée ; les ongles avaient
poussé et s’étaient fait jour par la partie supérieure.
Un Hindou suspendu, la tête en has, au-dessus d’un
foyer ardent, se balançait pendant des heures entières
aux applaudissements frénétiques de la foule..
Ge qui me frappa le plus, ce fut un enfant de dix a
douœans, couronné de fleurs à forte senteur et barbouillé
de poudre de sandal. Son buste était nu. Il avait le flanc
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/236]]==
traversé de part en part par une large épée dont la
pointe ressortait de plusieurs pouces.
Iflenfant circulait allègrement atravers les groupes
de curieux. Je le saisis au passage afin de me rendre
compte du truc ingénieux qui faisait de ce joyeux garçon
une victime expiatoire. J’avoue à ma honte qu’il
me fut impossible d’y rien comprendre. Les Indiens
excellent, on le sait, dans ces sortes d’escamotages.
 
Ma revue des martÿrs volontaires se termina par
l’examen d’un indigène extraordinairement ventru qui
n’avait pour tout vêtement qu’un langoutiÿ Il faisait
promener sur son volumineux abdomen un énorme
scorpion noir de la plus dangereuse espèce.
Nous nous flmes jour avec assez de peine à travers
une foule bigarrée, compacte, bruyante, transportée
d’une joie tenant de la folie, quand nous fumes rassasiés
d’un spectacle que peuvent seuls présenter les pays
perdus de l’extrême Orient, et nous atteignîmes enfin le
centre de la fête.
 
Un char de la hauteur d’un quatrième étage se dressait“devant
nous. C’était le char de la pagode, véritable
monument, construit en bois de teck massif, et reposant
sur quatre roues pleines, larges 'comme l’étaient les
aubes de nos plus forts transatlantiques.
a Quatre câbles formidables, gros comme les haussières
d’un vaisseau utrois ponts, n’élongeaient devant le char.
Quatre mille indigènes environ, en habits de fête, se
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/237]]==
tenaient prets à saisir les cables. Uinaltérable crédulité
des Indiens affirme que, lorsque le char exécute sans
encombre le tour de l’immense périmètre de la pagode,
l’année est sûrement féconde.
 
En tête de la colossale machine, on aperçoit un quag
drige de chevaux a robes impossibles : verte. jaune ou
violette ; on dirait qu’ils vont s’élancer dans Pespaoet
C’est l’œuvre d’un sculpteur naïf.
 
Au-dessus de ce monstrueux attelage est le plateau
sur lequel trône la divinité. Des théories de bayadères ;
vêtues de pagnes éclatante, couvertes de bijoux précieux
et de fleurs odorantes, s’enlacent et se dénouent
autour du dieu, agitent des éventails en plumes et lang
çant des nuages d’encens.
 
~ Gomme je tiens a ne perdre aucun détail de ce spectacle
et a bien saisir les nuances, après 'avoir joui d’un
peu loin de l’ensemble que je trouve harmonieux, je
m’approche, je regarde ; je recule soudain malgré moi.
L’immense char est sculpté a jour. De sa base a son
faite se déroulent une série de scènes dont rougirait la
Vénus impudiq ne elle-même. Les cauchemars de la
débauche, les conceptions les plus monstrueuses de
l’imagination en délire, les fantaisies les plus insensées
sont épuisés et dépassés. À I
 
Les musées ecrets qui ont révélé a notre siècle les
tristes manifestations de la vie grecque et romaine pâlissent
devant la vieille corruption du génie indien, qui
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/238]]==
a fait de l’obscène Lingam l’une des incarnations de
leurs dieux. p
 
À un signal donné, l’attelage humain saisit les câbles
et produit un effort puissant ; le char s’ébranle, les
roues crient ; une immense clameur ort de la foule :
l’épreuve sainte est commencée. U *
 
Nulle victime volontaire ne se précipita sous lesroues du char ; la prévoyance de l’administration avait
placé devant chaque roue un gardien vigilant dont
la mission était de s’opposer à la folie contagieuse
des suicides pieux..
 
À Jaggernaut, le fanatisme a les coudées plus franches.
On» assure cependant que soit par faute de précaution,
soit par surprise, deux Indiens fanatiques se
tirent broyer sous les yeux de M. le commissaire général
Bontemps, l’un des successeurs de M. de Verninac
dans le gouvernement de l’Inde.
 
Si cet événementiel lieu, il s’est passé longtemps
après mon séjour à Pondichéry ; mais il ne constitue
qu’une exception. La pagode de Villenour n’a pas le sinistre
privilège de celle de Jaggernaut, dont les fêtes se
renouvellent une fois par mois. ' V
 
À Jaggernaut, l’immoralité est plus grande, le fanatisme
plus accentué, les pèlerins plus nombreux,
les danses des bayadères plus lascives, et le sang coule
à îlots à chaque promenade du char. On ne compte pas
moins de cinq à six mille victimes par an autour de ce
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/239]]==
temple consacréà Krichna ; la route qui mène de ce
point åliénarès est ordinairement jonchée de cadavres.
Revenons ù la fête de l’Agriculture de Villenour. Le
char avait triomphalement accompli son cycle, et cet
heureux événement fut salué par les acclamations des
quatre mille individus qui le traînaient et de l’énorme
foule qui l’accompagnait.
 
Hommes, femmes et enfants n’avaient cessé de pousser
des hurlements pendant le voyage. Ils redoublèrent ala
tin de l’épreuve qui promettait une année féconde. Elle
le fut, en eiïet, et ce résultat, du probablement à de
bonnes conditions atmosphériques, la superstition ne
manqua point de l’attribuer a la faveur dont jouissait
l’amiral auprès des divinités, ce qui augmenta considérablement
sa popularité. V
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/240]]==
 
CHAPITRE Xu.
 
LA rms DU FEU A
 
p Dans les temps les plus reculés de leur histoire, les
Grecs et les Romains n’étaient pas plus superstitieux
que ne le sont de nos jours les habitants de la péninsule
asiatique. Chose étrange ! ceux-ci sont lirres aux
mêmes croyances et à des puérilités identiques ù celles
du paganisme. U I
 
De corbeau qui croasse, soit à droite, soit à gauche,
le lièvre qui traverse le chemin selon qu’il le traverse
devant ou derrière eux, ne sont pas des présages indifférents
à leurs yeux. Le moindre incident a sa signification
et sa portée. Selon certains signes, les jours
de la emaine sont propices ou funestes ; les hommes sont
heureux ou maudits et portent avec eux la prospérité
ou l’infortune. ›
 
D’où viennent ces similitudes et ces coïncidences dans
les formes de la pensée et des croyances humaines ?Serait-ce que l’esprit de l’homme tourne toujours et
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/241]]==
partout dans le même cercle pour aboutir aux mêmes
faiblesses, ou plutôt les ancêtres de la civilisation européenne
n’avaient-ils point puisé eux-mêmes, à pleines
mains, dans l’extrême Orient, leurs mœurs, fleurs
usages et leurs législations.
 
V Je reviendrai à cet ordre d’idées dans le chapitre que
je consacrerai à la partie la plus sérieuse de mes souvenirs,
à l’organisation sociale et politique de l’Inde ancienne
et moderne. U
 
Gonstatons seulement cette conséquence fatidique : le
char de l’Agriculture ayant fourni sans encombre sa
course annuelle, le gouvernement de l’amiral était béni
des dieux, et cette circonstance promettait a nos sujets
indiens toutes les prospérités et tous les bonheurs. On a
vu plus haut que, grâce a une énergique volonté,
servie par une grande intelligence, il n’avait pas manque
à sa vocation. l A
 
Puisque je viens d’effleurer la question si intéressante
des croyances religieuses, je ne saurais oublier la fetedu
Feu a laquelle j’assistai dans une vaste plaine située
pres de l’aldée de Dupuypett, où flnit le territoire irançais
sur la route de Madras.
 
' Ici encore flgurait un char, mais celui-là de minces
proportions, dépendant d’un pagotin du voisinage : devant
le char s'6tendait un terrain présentant* une surface
*de dix mètres de long sur trois mètres de large :
une buée ardente s’en échappait ; le sol était incandes-
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/242]]==
cent ; une couche de charbon enflammé le tapissait.
 
La foule setenait a une distance -de vingt pas au
moins, repoussée par l’intolérable chaleur projetée par
celte Iournaise. Dans l’espace réservé, en face du char
sur lequel tronait la divinité, se pressait ungroupe
d’hommes, de femmes et d’enfants, vétus de costumes
aux couleurs éclatantes, la figure et les bras barbouillés
de poudre de sandal, la tête et le cou chargés de ces
colliers de fleurs blanches dont on fait un usage continuel
dans les (êtes indiennes et dont le parfum pénétrant
ressemble a celui du seringa double.
 
Le groupe semblait animé d’une sorte d’alacríté impatiente
et fébrile. À un signal convenu, les martyrs
s’ébranlent et vont au dieu l’un à la suite de l’autre,
d’un pas tranquille et lent. Une forte odeur de chair
brûlée, se répand aussitôt.
 
Pavaisúdétourné la tête par un sentiment instinctif de dégoût et-d’horreur ; mais je ne pus échapper à un
incident de cette triste scène : un jeune enfant de sept
a huit ans a peine, que son père tenait par la main,
trébucha sur les charbons ardents et s’étendit tout
de son long., V
 
— Il fut immédiatement relevé : pas un cri ne sefit entendre ;
seulement la marche vers le dieu fut accélérée,
—et je pus voir les malheureuses victimes de la superstition
se prosterner devant le char et réclamer ù la divi—nité
le prix de leurs sacrifices. 4
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/243]]==
 
Mon fidèle dobachi, qui m’avait accompagné, m’assura
qu’à l’aitle de.procédés connus dfeux seuls, les
Indiens pouvaient marcher sur le feu sans compromettre
leur épiderme. Cependant, l’odeur de rôti, qui
m’avait si fortement affecté, et certaine claudication que
les pauvres acteurs de cette scène étrange dissimulaient
avec peine, me prouvaient suffisamment que, si les
procédés existaient, ils étaient d’une efficacité plus que
douteuse. — '
 
En assistant à ces manifestations d’un fanatisme
aveugle, on ne peut s’empêcher de faire des comparaisons.
Quel contraste entre cette foi ii-<›1›usie, ' cet esprit
de renoncement et de sacrifice, ce rachat par la douleur
volontaire, et la contagion du nihiliste qui envahit
le monde européen ? A
 
En Europe, les phases de la vie se déroulent sans
qu’ony prenne garde, pour ainsi dire. Dans l’Inde,
rien ne se fait sans la pensée d’en haut ;` chaque acte
de l’existence reporte l’esprit du croyant vers une dívinité
quelconque..
 
À la naissance, les astres sont consultés, l’horoscope
sc dresse, les constellations prononcent. Dans le cours
dela vie et à l’heure de la mort, l’Indien se soumet
constamment à une sorte de discipline de l’âme à laquelle ;
il est vrai, ne préside ni la logique ni la raison.
L’excès existe donc a peu près partout : où est la
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/244]]==
juste mesure tQue vaut-il mieux pour le bonheur de
l’individu et des peuples ? Grave question que je ne
saurais résoudre et que je laisse au lecteur le soin de
creuser.
 
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/245]]==
 
CHAPITRE XLII
 
SUPERSTITIONS INDIENNEB.
 
Ge que j’ai surtout voulu faire connaître, c’est la vie
indienne dans ses plus singulières manifestations, dans
ses plus nalves croyances. Et qu’on ne crois point
qu’ellès soient propres aux populations natives seules : les
préjugés et les superstitions sont de natureoontagieuse.
* J 'ai connu à Pondichery un blanc d’une intelligence
remarquable, parfaitement doué par la nature et par
l’éducation, riche négociant a la tête de grosses aflaires
qui s’était, sous ce -rapport, étrangement indianiste.Avant de s’établir dans une maison, il consultait les
auspices, il faisait intervenir les brahmes. La caisse
devait être placée dans une orientation favorable et
suivant l’état des constellations dans le ciel.
Iiinstallation faite, si le commerce prospérait, tout
était strictement maintenu dans le même état ; pas un
clou n’était déplacé. Si, au contraire, les afiaires avaient
mal marché, on bouleversait tout de fond en comble.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/246]]==
 
La toilette extérieure des maisons se renouvelle souvent dans
l’Inde où l’on aime les couleurs riantes et
variées. La maison de mon ami gardait la teinte sombre
qu’y avaient déposée les intempéries des saisons : les
années se succédaient prospères. Un jour le vent tourna,
l’immeuble fut impitoyablement abandonné.
Le propriétaire du procureur général était un riche
Babou malabar, en contact journalier avec la population
européenne. La fréquentation aurait dû lui élargir un
peu l’esprit et développer en lui le sentiment du bon goût.
Ayant fait élever un etage sur sa maison à rez-dechaussee,
au-dessus des fenêtres de sa nouvelle construction,
il fit peindre deux rosaces abominables, présentant
couiusément un mélange de toutes les couleurs.
Cette horrible peinture, sur laquelle se jouaient les
rayons ardents du soleil, aveuglait les visiteurs. Le locataire,
homme du monde d’une grande distinction,
gémissait de voir l’odieux barbouillage qui déshonorait
son habitation, et dont il ne pouvait s’expliquer ni le
but ni le prétexte. Il s’en plaignit au Babou :
— Comment vous etes-vous décidé à badigeonner ainsi
votre immeuble ?
 
—'Vous ne voyez donc pas, répondit l’honnête propriétaire,
que cette peinture est la pour attirer et figer
les regards des divinités ennemies qui rodent sans
cesse autour de nous. i
 
C’est l’effet du paratonnerre que vous espérez de votre
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/247]]==
affreux badigeonnage 'I demanda le procureur général.
— Oui, attirés et fascines par l’éclat de ces couleurs,
les yeux des divinités malfaisantes ne verront point les
splendeurs et les riches proportions de votre demeure.
Ainsi toutes les mauvaises inspirations que suscitent
leur jalousie et leur colère vous seront épargnées, vous
vivrez heureux sous la protection des dieux propices.
—› Vous croyez que vos dieux peuvent être jaloux de
simples mortels ? t
 
— Incontestablement, non pas Brahma le Createur,
non pas Wichnou le Conservateur, pas même Siva le
Destructeur, trop haut placé 'pour *vouloir moins que
des catastrophes grandioses, mais les dieux de la suite
de Siva, les dieux méchants sont terriblement envieux
et ils ne se gênent point pour tracasser un homme.
— C’est bien mesquin de la part de ces immortels.
' - Que voulez-vous ? cela les distrait et maintient
ici-bas une salutaire crainte, une discipline dont les
grands dieux n’ont guère le temps de s’occuper.
— Et vous êtes sur que votre badigeonnage me met
à l’abri des vexations des petites divinités ?
— Aussi sur que je le suis de causer avec vous en ce
moment. Je vous affirme que ces couleurs les aveuglent
et qu’elles vous laisseront tranquille.
— J 'accepte en ce cas le barbouillage, quoique je
tienne vos petits dieux pour de pauvres hères.
— Ah I ne blasphémez point, car s’ils ne vous voient
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/248]]==
point, ils pourraient vous entendre et vous * feraient
subir mille ennuis. A
 
J’ai fait ressortir plusieurs fois déjà la désespérante
uniformité de la vie dans l’Inde. Le ciel d’un azur implacable
pendant dix mois de l’année, l’absence d’hiver,
la régularité des jours et des nuits égaux en longueur.
ne contribuent pas peu a produire cette monotonie qui
engendre assez rapidement le spleen, puis la nostalgie.
On ne s’étonnera ddlc pas d’apprendre que je saisissais
avidement toutes les occasions de sortir de la
léthargie dans laquelle j’étais ordinairement plongé.
Elle est tellement accablante que, malgré les merveilles
d’une nature sans rivale, l’immensité des horizons,
la facilité de l’existence contemplative, on ne
tarde point a regretter les agitations et les soins dela
vie parisienne, l’atmosphère humide. les maisons étroites
divisées en mille petits compartiments où vivent parquées
des familles entières. *
 
Dans l’orient, l’air, l’espace, la verdure, les fleurs
ne sont mesurés à personne ; ils sont mesurés à tous en
Europe, et pourtant ou à la nostalgie de l’Europe lorsqu’on
en est quelque temps exilé. Un esprit actif se
plie difficilement, du reste, a l’éternelle contemplation
des beautés éternelles de la nature, lorsque rien ne ternit
un instant sa magnificence.
 
La rentrée de la cour et la distribution des prix du
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/249]]==
collége malabar de la mission étaient deux de ces 'rares
occasions que je ne laissai point échapper. Il m’est
resté de ces solennités des impressions que j’ai précieusement
gardées et qui m’ont donné ; sur l’histoire et sur
Pethnographie des peuples de l’Inde, des notions que je
n’aurais pu acquérir que par des études continues et
par un séjour prolongé.
 
Je dois à la vérité d’ajouter que l’obligeance de M. le
procureur général Ristelhueber a donnéà mes souvenirs
une incontestable autorité, et que j’ai eu recours à la
mémoire de l’éminent jurisconsulœ chaque fois qu’uu
doute s’est présenté à mon espriten niatière de législation
hindoue.
 
 
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/250]]==
 
CHAPITRE XLIII
 
LA LEGISLATION DE MANQU
 
C’est de l’extrême Orient, a-t-on dit, que nous vient la
lumière. À ne considérer que superficiellement les énormités
qui se produisent dans les pays du soleil, les
préjugés des castes diverses. le fanatisme absolu qui
a-résisté aux’éfl’orts du temps, au mélange des 'races et
au contact d’une immigration plusieurs fois renouvelée,
on ne croirait pas qu’il en put être ainsi.
Bien n’est plus vrai, cependant. Cette vérité ressort
jusqu’à l’évidence des travaux des magistrats qui, depuis
trente ans, se sont succédé dans le poste éminent de
chef de la justice dans l’Inde. Appelés à prononcer, chaque
année, le discours de rentrée connu sous le nom de
Mereuriale, ils ont été naturellement amenés à approfondir,
dans ses origines et dans sa philosophie, la
législation hiudoue, dont l’étude et l’application sont
obligatoires pour les magistrats français.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/251]]==
 
La cour et les tribunaux reprennent leurs travaux au
mois de mars. La rentrée s’accomplit avec une 'grande
pompe, dans un vaste édifice situé au bord de la mer,
sur la limite du cours Chabrol. Le gouverneur y assiste
avec son état-major et l’élite des fonctionnaires. La
population indigène, dans ses habits de gala, se presse à
ces solennités de la justice.
 
C’est dans une de ces cérémonies qu’en écoutant le
procureur général, qui avait pris pour texte de son
discours le livre de Manou, j’ai pu comprendre tout
ce que notre civilisation européenne doit-a celle de
l’Àsîe.
 
Lorsque la Grèce et Rome s’organisaient, les sages,
ces grands citoyens à qui incombait la mission de fiser
par des principes les destinées de leur pays. allèrent partout cherchant
les traditions du passé, cette sagesse accumuléc
par les siècles. Ils fouillèrent surtout l’Égypte et
l’Inde, et en revinrent chargés d’une abondante moisson.
Les lois des Douze Tables, résume concret de la législation
primitive de Rome, qui, gravé sur l’airain et précieusement
gardé au Forum, survécut à tous les bouleversements
et ne disparut de la grandeïcité qu’emporté
par l’invasion des barbares ; portaient en plus d’un endroit
la trace de cette origine et de ces nombreux emprunts.
« i '
 
Manou 'vivait douze cents ans environ avant l’ère
chrétienne. Son livre, dont un éloquent orateur nous
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/252]]==
faisait passer sous les yeux les textes les plus saillants,
fut pour moi un sujet d’étonnement profond et une
véritable révélation. Quelle fermeté dans les principes !
Quelle logique dans les déductions ! Quelle haute et
irrécusable sageàsei
 
De chaque citation sortaient de singulières analogies
avec les lois et les institutions, de notre vieille Europe.
Certains textes me frappèrent au point que je ne résistai
pas à l’envie de les recueillir. Peu de personnes. même
parmi les plus érudits, les connaissent en France. A
moins d'6tre un savant indianiste, qui s’occupe de
remonter le cours des âges pour extraire d’un fouillis de
documents la quintessence d’une morale et d’une législation
spéciales ? Q, — `
 
Le livre de Manou se composait primitivement de
cent mille versets ou slocas, nombre qui, par suite de
retranchements et de remaniements successifs, fut réduit
à quatre mille. Ainsi que le Koran, son code est une
sorte d’Évangile comprenant tout ce qui touche à la vie
sociale, a la conduite civile ou religieuse de l’homme.
Il est l’interprétation la plus fidéle et la plus pure des
Védas, .livres sacrés de l’Inde. dont la connaissance n’a
été que très-imparfaitement acquise aux investigations
du dehors *et, du reste, superficiellement révélée.
 
Manou pose, comme base de l’édifice social, cet axiome
qui 'a été, mais dans une certaine mesure seulement, a
l’usage des gouvernements, autocratiques de l’Europe :
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/253]]==
 
« Toute justice émane du roi. » Dans Manou, la justice.
c’est la toute-puissance ; c’est le roi.
Qu’il lance les foudres vengeresses ou un’il le fasse
assister aux tranquilles débats d’un procès ciÿil, le
législateur représente le monarque assis ou' debout,
modeste dans ses habits et dans ses ornements, humble
de maintien, entouré de brahmanes et de conseillers
expérimentés, et rendant la justice, appuyé sur la loi
éternelle.
 
Mes lecteurs verront peut-être avec intérêt quelques
uns de ces préceptes pleins de force et d’énergie, bien
qu’ils soient consacrés à imposer aux peuples une soumission
aveugle aux volontés du prince et a assurer à
celui-ci un droit absolu de vie et de mort sur ses
sujets ou plutôt sur ses esclaves.
 
En tenant compte du temps où s’est produit le livre
ue Manou, des mœurs et du fétichisme des adeptes, on
sera forcé d’admettre, une fois, le principe d’autorité
accepté, qu’il n’a jamais été plus éloquemment niplus
poétiquement proclamé. ~ * *
 
On lit aulivre VH: ' * *
 
Sloca 3.—Ge monde privé de rois, étant de tous côtes
bouleversé par la crainte, pour la conservation de tous
les êtres, le* Seigneur créa un roi.
Sloca 6. — De même que le soleil, le roi* brûle les
yeux et les cœurs, et personne sur la terre ne peut le regarder en face. ~'
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/254]]==
Sloca 7. ¿- Il est le feu, le vent, le soleil, le génie qui
préside à la lune, le roi de la justice, le dieu des richesses,
le dieu des eaux et le souverain du firmament
par sal puissance. 1
 
Sloca 8. — On ne doit point mépriser un monarque,
même encore dans l’enfance, en se disant : c’est un
simple mortel, car c’est une grande divinité qui réside
sous cette forme humaine.
 
Sloca 14. — Pour aider le -roi dans' ses fonctions, le
Seigneur produisit, dès le principe, le génie du châtiment,
protecteur de tous les êtres, exécuteur de la justice,
son propre fils, dont l’essence est toute divine.
 
Sloca 15. — C’est la crainte du châtiment qui permet
à toutes les créatures mobiles et immobiles de jouir de
ce qui leur est propre et qui les empéche de s’écarter
de leurs devoirs.
 
Sloca 16. — Après avoir bien considéré le lieu et le
temps, les moyens de punir et les préceptes de la loi,
le roiintlíge le châtiment avec justice à ceux qui se
livrent il l’iniquité.
 
Sloca 17. — Le châtiment est un roi plein d’énergie.
C’est un administrateur habile ; c’est un sage dispensateur
de la loi. Il est reconnu comme le garant de l’accomplissement
du devoir des quatre ordres.
 
Sloca 18. — Le châtiment gouverne le genre humain ;
le châtiment le protége, le châtiment veille pendant que
tout dort ; le châtiment c’est la justice, disent les sages..
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/255]]==
 
Le livre de Manou consacre aussi le principe de la
délégation. Le roi, quand il ne jugeait pas lui-même,
pouvait charger un brahmine instruit du soin de' remplir
son office. Le législateur montre une remarquable
sollicitude pour le choix de ces délégués.
« Que le prince, dit-il au sloca xx, du chapitre VIII,
« choisisse, si telle est sa volonté, comme interprète de
« la loi, un homme de la classe sacerdotale qui nïen
« remplit pas les devoirs et quiait d’autres recommandations
que sa naissance, ou, à défaut de brabmine,
un schatria ou un wayssia, mais jamais un
« homme de la classe servile. »
 
Manou pensait sans doute, comme plus tard le divin
Homère, que l’homme plongé' dans l’esclavage ou réduit
à la domesticité perd la moitié de sa vertu.
Certes ces préceptes, qui tendent à courber toutes les
tetes devant une seule, ne sont plusde notre époque ;
nous aimons la liberté parce que nous la croyons compatible
avec le respect de l’autorité et qu’elle est l’essence
de la dignité humaine ; mais le législateur indien
s’adressait à des races primitives, crédules autant que
barbares ; il avait à créer une société et une civilisation,
et il avait compris qu’il n’atteindrait pas lebut s’il ne
frappait les masses d’une salutaire terreur.:
La où éclatent la haute pensée et la prudente morale
du législateur indien, c’est dans les devoirs qu’il trace
aux juges et dans les préceptes qui doivent leur servir
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/256]]==
de règle de conduite. On retrouve dans°ses prescriptions
la poésie naïve et forte a la fois des premiers âges.
Ici les préceptes sont plus acceptables. Empruntons
en quelques-unes au livre que Manou leur consacre :
Sloca 12. — Lorsque la justice, blessée par l’injustice,
se présente devant la cour et que les juges ne lui retirent
pas le dard, ils en sont eux-mêmes blessés.
Sloca 17. — La justice est le seul ami qui accompagne
les hommes* après le trépas, car toute autre affection
est soumise la même destruction quele corps.
~ Sloca 18. — Un quart de l’injustice d’un jugement
retombe sur celui des deux contestant qui en est cause,
un quart sur le faux témoin, un quart sur tous les juges,
un quart sur le roi. ' »
 
Sloca19.v- Lorsque le coupable est condamne, le roi
est innocent, les juges sont exempts de blâme, et lafaute
revient à celui qui l’a commise.
 
* Stora 28. — Que le roi ou le. juge nommé par lui
découvre ce qui se passe dans l’esprit des hommes par
le son de leur voix, la couleur de leur visage, leur
maintien, l’état de leur corps, leurs regards et leurs
gestes.
 
` Sloca 31. — Le témoin qui dit la vérité en faisant
sa déposition parvient aux séjours suprêmes et obtient
dans ce monde la plus haute renommée. Sa parole est
honoi-ée de Brahma. q
 
Sloca 81. — L'âme (atmà) est son propre témoin, l’âme
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/257]]==
est son propre asile. Ne méprisez jamais votre âme, ce
témoin par excellence des hommes.
 
Sloca 85. — Les méchants se disent : personne ne nous
voit, mais les dieux les regardent de même que l’esprit
(pourlécha) qui siège en eux.
 
Sloca 86. — Les divinités gardiennes du ciel, dela
terre, des eaux, du cœur humain, de la lune, du soleil,
du feu, des enfers, des vents, de la nuit, des deux crépuscules
et de la justice, connaissent les actions de tous
les êtres animés. *
 
Sloca 91. — 0 digne homme ! tandis que tu te dis : je
suis seul avec moi-même, dans ton cœur réside sans
cesse cet esprit suprême, observateur attentif et silencieux
de tout le bien et de tout le mal.
 
Sloca 92. — Get esprit qui siège dans ton cœur, c’est
un juge sévère, un punísseur inflexible, c’est un Dieu !
Si tu n’as jamais eu discorde avec lui, ne va pas en pe«
lerinageà la rivière de Gange ni dans les plaines de
Gourou.
 
Je borne là. mes citations ; aller plus loin serait abuser
de la bienveillance de mes lecteurs. Elles doivent suffire
pour justifier a leurs yeux l’intensité des impressions
que j’emportai de cet exposé d’une législation qui apour
elle la concision et la clarté et qui, malgré les siècles et
Pexpnnsion des lumières, est encore la règle inflexible
d’innomhrables populations.
 
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/258]]==
 
Il y a, dans ces textes si caractéristiques, une vérité
éternelle, qu’on ne saurait méconnaître et à laquellcont
rendu hommage tous ceux qui ont eu pour mission d’approfoñdir
l’œuvre de Manou et d’en coordonner les
éléments avec ceux de la législation européenne. Css
éléments constituent encore aujourd’hui le code que les
magistrats français et anglais appliquent dans la répartition
de la justice aux natifs ou dans les procès entre
natifs et Européens. “ '.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/259]]==
 
CHAPITRE, xuv
 
LE GOLLEGE MALABAR
 
Ce n’est pas seulement sous le rapport de la législation
et de la sociabilité que l’Orient4 fut le grand initiateur de
l’occident.
 
Les déshérités de la foi, ceux qui n’admettent ni la
révélation, ni l’Évangile, ni les livresjsaints, se sont
évertués a rechercher de quelle source avaient pu sortir
les admirables doctrines du christianisme. Ils ont trouvé
cette source dans l’Inde : c’est de la, en ctîet, qu’est
venu le souflle puissant qui dissipa les ténèbres de la
barbarie.
 
D’après eux, Jésus de Nazareth, que Renan appelle un
homme exquis, apparaît pour la dernière fois en Judée,
à l’âge de douze ou treize ans, enseignant les docteurs
au milieu du temple. Puis une eclipse se fait dans
cette vie précieuse qui vient finir sur le Golgotha d’où
elle illumine le monde du rayonnement de la croix I
Qu’était devenu l’homme-Dieu jusqu’à l'âge de trente-
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/260]]==
trois ans ? Il avait voyagé : l’Inde l’avait vu se pénétrant des
sublimes doctrines du bouddhisme, étudiant les
lois politiques et religieuses de l’extrême Orient, comme
il avait étudié, en Égypte et en J udée, les livres sacrés,
et preuantà chacun «de ces codes ce qui lui paraissait
le mieux convenir à l'œuvre de l’émancipation de l’humanité. J’avais
pour ami un jeune prêtre plein d’une sainte
ardeur, apôtre convaincu, pret au martyre. Il était
membre de la Mission de Pondichéry. Nos longues
causeries abordaient souvent les sujets religieux. Que
de fois, dans ses épanchements, il m’exprima les
anxieuses préoccupations qu’éveillaient en lui les
étranges similitudes que présentaient dans leur ensemble
et même dans les détails du culte, la religion du Christ
et celle de Sakia-Mouny ! Je faisais de mon mieux pour
calmer ces terreurs dont sa robuste foi n’était pourtant
pas ébraulée.
 
Ce n’était donc pas sans un certain orgueil que, sortant
de l’audience’de la cour comme de mes entretiens
avec le missionnaire, je foulais cette terre féconde qui
avait été la mère nourricière et intellectuelle de notre
continent.
 
J’aicité la Mission ; mais je n’ai pas eu le temps de
dire tout ce que cette institution représente de services
rendus chaque jour avec une modestie qui double le
prix de ces services. Là seulement le pardon des in-
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/261]]==
jures est une vérité, l’abnégation un devoir constamment
pratiqué et le sacrifice une des conditions de l’état :
aussi que d'œuvres généreuses, de dévouements obscurs
et de véritable esprit de charité !
 
Le missionnaire qui arrive de France est envoyé
dans l’intérieur peu de temps après son débarquement.
Il part, 'revêtu de la robe blanche, portant toute sa
barbe et n’ayant, pour suffire à ses besoins, qu’un misérable
viatique que dédaignerait le plus humble de nos
desservants. Perdu parmi les populations indiennes, il
passe par les plus rudes épreuves, se familiarise avec
les idiomes du pays, et, sans faire de propagande bien
fructueuse, conquiert bientôt l’estime et la considération
qui s’attachent partout aut hommes de renoncement
et de sacrifice.
 
Je me rendais souvent au siège de la Mission et ne
manquais jamais d’aller présenter mes respects au digne
prélat qui la dirigeait alors, Mgr Clément Bonnand,
évêque de Drusipare, dont le diocèse embrassait
une immense superficie de territoire, et qui, malgré
Page et les fatigues d’un long apostolat dans l’Inde, ne
reculait devant aucun des devoirs de son pénible ministère.
 
La Mission avait aussi ses fêtes, ses réunions solennelles,
auxquelles je me rendais avec empressement,
accompagnant l’amiral et les chefs d’administration.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/262]]==
 
Situé dans la ville noire, où l’espace n’est pas limité,
l’établissement occupe une très-grande surface de terrain.
Il est adossé à une très-belle église, surmontée
d’un dome, œuvre d’un missionnaire doué du génie de
l’architecture.
 
Chaque année, la distribution des prix du collège
malahar s’y faisait avec le plus de solennité possible.
Obéissant a un esprit de libéralisme peu ordinaire dans
les institutions religieuses, le collège de la Mission ouvrait
ses portesà tous les enfants natifs, sans distinction
de race ou de religion. Le parsis y ooudoyait le chrétien,
le sectateur de Brahma s’asseyait sur les bancs à
côté de l’israélite, et le mahométan fraternisait avec
toutes les écoles du protestantisme.
 
Les missionnaires apportent dans l’accomplissement
de leur œuvre une tolérance et une charité qu’on peut
louer sans réserve parce qu’elle est excessivement rare.
Est-ce l’habitude de se trouver en contact avec des
gens qui professent les religions les plus diverses qui
impose cette tolérance à nos prêtres en Orient ? Je
ne saurais le dire, mais je constate une vérité indéniable.
Des dangers incessants, une vie un peu vagabondeà
travers des pays inconnus, hospitaliers souvent, mais
où il est difficile d’aborder quelquefois, l’incertitude du
lendemain, en exigeant des missionnaires une grande
énergie et une rare sagacité, les rapprochent davantage
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/263]]==
des populations. Ce ne sont plus des ministres vivant a
l’écart des autres individus, ce sont des hommes comme
tous les citoyens, qui apprennent *à ménager les “faiblesses
humaines et cherchent à les convaincre sans les
violenter ni les menacer.
 
Les jeunes élèves, réunis.sous nos yeux, dans les
distributions des prix du collège malabar, présentaient
les types les plus variés. L’amiral s’était beaucoup
occupé d’ethnographie. Pendant deux ans, il avait vécu,
au milieu des ruines de Thèbes, dans l’intimité la plus
étroite avec Champollion. Chargé de transporter en
France l’obélisque de Louqsor, il s’était pénétré de la
science des hiéroglyphes.
 
Le groupe d’enfants qu’il avait sous les yeux réveilla
ses vieux souvenirs. Il était vivement trappe des
traits et du caractère de ces physionomies juvéniles.
— Regardez cet enfant, me disait-il, c’est un Rhamsès.
Regardez attentivement cet autre, c’est un Sésostris. Je
les ai vus certainement esquisses sur les monuments de
Thèbes.
 
La ressemblance lui semblait tellement saisissante
qu’il en arrivait a résoudre une question fort controversée
de l’histoire des peuples de l’extrême Orient :
l’Inde avait-elle conquis l’Égypte ou l’Égypte avait-elle
conquis l’Inde ?
 
(les types primitifs, gravés sur la pierre en traits ineffaçables,
ne se retrouvent plus parmi les races égyp-
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/264]]==
tiennes elles-mêmes. Ils revivent, au Dekkan, dans
toute leur pureté. Donc le lieu d’origine était
l’Inde : c’eat de là qu’étaient sortis les conquérants etla
conquête.
 
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/265]]==
 
CHAPITRE XLV
 
UNE Excnnsron Aux NELGHÉRIES
 
Entre l’Indus et le Gange, fleuves immenses qui,
dans leurs bras écartés, enserrent la péninsule dans sa
plus grande largeur ; de la cime extrême du Tbihet à
la pointe du cap Gomorin, .mesure de sa plus grande
longueur, il n’existe qu’une contrée, une seule, où la
température s’abaisse presque au niveau de celle de
l’Europe méridionale. Cette contrée s’étend vers le sud-ouest,
adossée à l’un des versants des Ghattes.
 
Elle occupe une vaste étendue de territoire parallèle
à la cote du Malabar ; les Ghattes marquent sa limite
occidentale, et, en s’allongeant vers l’est, du côté de
Madras et Pondichéry, les montagnes qui se relient à
cette chaîne forment une succession de vallées entourées
d’arbres, les unes ne contenant que quelques villages,
comme la vallée de Gourg ; d’autres, circonscrivant
des royaumes entiers. 15.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/266]]==
 
L’ancien empire d’Haîder-Aly et de Tippoe-Saib, le
Mysore, est enfermé dans un cercle de hautes montagnes
boisées, arrosé par plusieurs bras du Gavery et
fermé au sud par les Nelghéries, dont les hauteurs sont
aujourd’hui couvertes de maisons de plaisance. Ghose
étrange et rare dans l’Inde, plusieurs de ces maisons
Ont des cheminées.
 
Ainsi, sous une zone torride, alors que la chaleur est
souvent intolérable a quelques lieues de la, on se
chaulîe, comme en France, pendant toute une saison de
l’année, et il peut arriver qu’on ait froid à peu de distance
de l’equateur. Il est probable qu’on gèlcrait si l’on
atteignait la cime du Dodabet, la plus haute montagne
des Nelghéries, placée à 2,600 mètres au-dessus du : niveau
de la mer.
 
C’est dans les vallées de Gourg que prend sa source le
Gavery, qui est, pour les natifs, le fleuve sacré du Sud,
comme le Gange est le fleuve sacre du Nord. Les flancs
des montagnes sont couverts de forêts vierges qui donnent
aux paysages une majestueuse beauté. Cependant,
si pittoresques qu’ils soient, les paysages des Ghattes
sont loin de l’être autant que ceux que les Nelgheries
ou montagnes Bleues entourent d’une ceinture imposante.
L’aspect du cirque des Nelghéries n’a de comparable
que la vue de certains sites des Pyrénées et des Alpes.
Sur les pentes ornées d’une éternelle verdure, la brise
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/267]]==
fraiche et embaumée se joue au milieu de vastes parterres
de fleurs. Les jardins se retrouvent partout,
tantôt dans le fond des vallées où les fleurs boivent les
eaux du fleuve sacré, tantôt épanouis entre des troncs
d’arb1-es séculaires ou sur des terrasses comme les jardins
suspendus de Babylone.
 
4 Le pèlerinage des Nelghéries est, pour les riches
habitants de Madras, de Pondichéry ou de laville anglaise
de Trichenapoly, un rendez-vous de villégiature. Ils
vont s’y retremper chaque année pendant les mois de
juillet et d’aoùt, a l’époque des plus fortes chaleurs, des
tatigues des dix autres mois, et le repos qu’ils trouvent
dans ce cercle de fleurs, sous une température relativement
fralche, est véritablement réparateur.
 
Quant aux habitants de la cote du Malabar, ils ne dépassent
pas ordinairement la chaîne des Ghattes, qui atteignent
`une hauteur de 700 mètres ; les plus hardis
poussent jusque dans la vallée de Gourg. Je dis les plus
hardis, car, pour franchir les montagnes, il faut qu’ils
comptent avec la population de forêts à peine explorées,
composée de tigres, de léopards, de singes à longue
queue et de reptiles de toute espèce.
 
Le moyen de locomotion le plus commode pour se
rendre de la cote de Goromandel aux contre-forts des
Nelghéries est tout à fait primitif. C’est la charrette à.
bœufs des anciens irois fainéants. On va lentement, sans
doute ; mais on se fatigue moins que par tout l’autre
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/268]]==
moyen. On ne marche que la nuit et l’on campe pendant
toutela journée, attendant, pour se remettre en route,
que le soleil ait disparu de l’horizon.
Unenuit du* commencement de juillet 1853, je commençai
cet agréable voyage, suivi de toute ma maison,
le dobachi en tête, à l’aide de deux charrettes trainées
par de magnifiques paires de bœufs. J’emportais tout
avec moi, les provisions et les ustensiles de cuisine ; car
je savais que je ne trouverais rien sur ma route, si ce
nfest du pain a trois ou quatre stations déterminées.,
Dans l’Inde, les étapes sont d’environ cinq lieues.
Aucun industriel n’ayant songé à fonder un hôtel à
chaque étape, on se contente de l’hospitalité à la manière
indienne, “c’est-à-dire qu’on accepte tel qu’il est l’abri
que vous offre, non pas le hasard, mais une touchante
coutume dont l’origine se perd dans la nuit des temps
et que la tradition a perpétuée jusqu’à nous.
Atravers l’immense péninsule, dans quelque direction
qu’il marche, le voyageur rencontre là chaque étape une
maison élevée à son intention. Les Anglais ont décoré
ces sortes de caravansérails du nom de bengalovv ; les
Indiens les appellent chaud ries. Depuis deux siècles
environ, non loin de l’asile ouvert aux natifs, il y ala
maison destinée aux Européens.
 
Les anciens princes de l’Inde tenaient honneur d’otl”rir
aux voyageurs des lieux de repos dans leurs royaumes
où les routes étaient a peine tracées et où les distances
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/269]]==
sont considérables. De la, l’édification de ces bengalow
ou chaud ries, à cinq lieues l’un de l’autre, ouverts a
tout venant pendant trois jours, sans que l’ilote hébergé
soit tenu de payer une rémunération quelconque, si ce
n’est un pourboire au gardien de l’asile.
 
Mais, si l’hospitalité est gratuite, ou n’y trouve absolument
que de l’eau pour faire cuire les aliments et pour
les soins de la propreté, et le bois pour allumer les
fourneaux. Il faut donc apporter avec soi les vivres
dont on a besoin, le vin et tous les condiments nécessaires
à la cuisine. Il est vrai que c’est beaucoup déjà
que de trouver, en arrivant au bout de l’étape, une
maison contenant plusieurs chambres meublées de tables,
de couchettes et de siéges en rotin, unepompe à eau et
un office pour la préparation des repas.
Un voyageur, qui a publié récemment un livre sur
l’Inde, écrit que le prix du séjour dans les bengalow
est de 2 fr. 50 par jour. Je déclare, moi qui ai fait
d’assez nombreuses excursions dans l’intérieur, que ce'
prix ne devient obligatoire qu’après trois jours pleins
de résidence, et que les règlements qui régissent la
matière déterminent formellement la gratuité de l’hospitalité.
Cette mesure, généreuse et prévoyante a la fois,
a fait une œuvre de haute charité de l’établissement des
chaud ries par les princes indigènes, à laquelle se sont
associés plus tard les Européens qui ont occupé le pays
après eux.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/270]]==
 
Cependant les Anglais, chez lesquels la passion de
diviser l’humanité en catégories est indélébile, ont
appliqué au fonctionnement des bengalow le grand
principe qui règle leur administration civile et militaire
dans l’Inde. 'Ils ont fait deux classes divisées en convenant
and ínconvenmt service.
 
Les Français, eux, se sont bornés à prescrire l’hospitalité
sans restriction et sans distinction ; mais nos
Iormalistes voisins ne l’ont pas entendu ainsi ; l’orgueil
britannique, plus intraitable mille fois que la
morgue espagnole, n’y aurait pas trouvé son-compte.
Sur le territoire anglais, il est de règle inflexibleqque
le premier occupant d’un bengalow, s’il appartient a
lïnconoenent service, doit décamper à l’arrivée d’un gentleman.
Ges déménagements forcés sont fort communs
par la raison que lïneonvenent service comprend tous les
employés de sang mélé, quel que soit leur grade.
Un de mes amis m’a raconté à ce sujet une aventure
qui lui arriva à lui-même, et que, en sa qualité de
Français, il tenait pour humiliante. Arrivant un jour a
une station angle-indienne, il trouva toutes les pièces du
bengalow occupées par une famille assez nombreuse,
femme, mari, fils et trois fllles charmantes.
Dès qu’on le vit descendre de son palanquin, tout
ce monde plia bagage et se mit en train de déménager.
La famille s’en alla camper dans un champ voisin. Désolé
de voir in la belle étoile toutes ces personnes à l’ap-
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/271]]==
parence très-distinguée, mon ami se rendit en personne
au campement et épuisa les plus vives instances auprès
du chef de la famille pour le décider à reprendre possession
du bengalow.
 
On le remercia beaucoup de sa galanterie, dont les
jeunes belles filles se montrèrent touchées jusqu’aux
larmes ; on l’assura d’une éternelle reconnaissance,
mais aucune supplication ne put vaincre la résistance
de ces pauvres gens qui, possédant une grande tortune,
et ayant recu une éducation distinguée, devaient
horriblement souffrir d’une humiliation prescrite par
la loi.
 
Ne voulant pas prolonger la s1`tuation, mon ami adopta
le seul moyen capable de décider cette honorable famille
a reprendre possession du bengalow. Il fit recharger
ses colis, remonta dans son palanquin, et, sans prendre
le temps de se reposer, il se remit en route vers un
autre asile. *l’ai tenu a esquisser ce trait des mœurs anglaises,
mœurs caractéristiques que ne saurait admettre l’esprit
français, chevaleresque de sa nature, mais profondément
égalitaire. Ces traits, si inexplicables qu’ils paraissent
de la part de gens amoureux de la liberté, ne
sont que trop réels cependant, et on les retrouve, à la
fin du xxx' siècle, dans tous les événements gros ou
petits de la vie publique. et privée en Angleterre.
Mes lecteurs voudront bien me pardonner cette courte
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/272]]==
digression. Je reprends maintenant le cours de mon
voyage.
 
À peine arrivé au bengalow, je descendais de ma
voiture a bœufs ; j’entrais dans la maison, précédé du
gardien qui me donnait toutes les indications utiles,
tandis que mon cuisinier prenait possession des fourneaux,
que mes ayas se jetaient sur les couchettes, et
que mon dobachi, brochant sur le tout, allait et venait,
stimulant les hommes de peine qui débarquaient le
matériel et les approvisionnements, gourmandant celui-ci,
encourageant celui-là, donnant ses ordres à tous
comme un général d’armée la veille d’une affaire.
Le hasard détermine souvent, dans les bengalow, des
rencontres étranges, des aventures et des relations utiles
ou agréables. Des mariages s’y sont préparés d’une
façon tout a fait inattendue ; des intrigues s’y sont
nouées. Pour ma part, j’ai conservé un excellent souvenir
de ces maisons de passage. L’usage est généralement
adopté par les Européens, et surtout par les
Français, de méler leurs provisions à celles de leurs
compatriotes qui arrivent en même temps qu’eux a'
l’étape ou qui débarquent quand ils y sont déjà installés,
et de transformer leurs repas solitaires en pique nique.
Un matin, de très-bonne heure, ma caravane atteignit
le bengalow au moment où une jeune dame, d’une
tournure distinguée, descendait de son palanquin sur le
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/273]]==
perron. Mon premier soin fut de mander Antou pour
lui donner l’ordre de s’aboucher avec le dobachi de la
voyageuse, de savoir quelle était cette personne, de lui
faire remettre ma carte en demandant l’autorisation de
lui présenter mes respects. l
 
Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’Antou vint
me dire que la voyageuse était lady G..., femme d’uu
général de l’armóe de la Compagnie, qui venait de Madras
et allait passer un mois aux Nelghéries. `.
— Cette dame, ajouta mon dobachi, sera-heureuse
de vous recevoir, dès qu’elle aura terminé sa toilette,
œr elle est d’origine française, et la visite d’un compatriote
lui sera très-agréable ;..
 
Je lis, à mon tour, un bout de toilette, puis, lorsque
je jugeai le moment venu, je fus introduit dans* la
chambre de lady G.... Je trouvai en elle une femme charmante,
qui m*accabla de questions sur Pondichéry et
sur les principales familles qui y étaient établies.
— Ne condamnez pas trop ma curiosité, me dit-elle,
et surtout excusez mon indiscrétion, elles sont bien
naturelles : Pondichéry est ma ville natale ; j’y ai été
élevée et j’y ai passe toute ma jeunesse l
— J’aurais du m’en douter, Madame, car vous
paraissez connaître toute la colonie européenne qui
Phabite.
 
— Certes, en devenant Anglaise par mon mariage, je
n’ai pas cessé d’être Française par le oœur..Feutre-
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/274]]==
tiens une très-active correspondance avec mes amis de
Pondichery ; j’ai gardé d’eux le meilleur souvenir ; de
leur cote, chaque jour me prouve qu’ils n’ont point
oublié leur amie Sarah, la petite-fille de M. de
Toufl’reville, `l’un des bons gouverneurs de notre chère
colonie.
 
— Quoi ! vous etes de la famille de Toufireville ? lui
dis-je. Votre parenté avec »le digne colonel qui gouvernait
Pondichéry en 1793 est un titre de-plus al’aEection
de tous vos compatriotes.
 
— Nous avons beaucoup a causer, ajouta-t-elle gracieusement :
il me serait donc très-agréable de reprendre
cette conversation a l’heure du repas.
— Je suis à vos ordres, Madame, et si vous voulez bien
m’autoriser à partager votre diner en vous offrant le
mien, nos cuisiniers et nos dobachis s’entendront bien
vite pour le service.
 
Quelques heures plus tard, nous nous assimes à la
même table, lady et moi, et je passai l’une des plus
agréables soirées de mon séjour dans l’Inde., Elle ne fut
interrompue que par le signal du départ.
Ma charmante commensale, allant empalanquin plus
vite que moi avec ma lourde voiture, je lui laissai
prendre les devants. Je la retrouvai, deux jours après,
aux Nelghéries, dans une adorable villa enfouie sous les
flours. Je la rencontrai plus tard à Paris ; elle me prb
senta au général G..., qui me fit un fort aimable aœueil,
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/275]]==
et je devins l’un des commensaux de leur maison, qui
était très-recherchée à cause de l’usageintellígent que ses
propriétaires firent de leur fortune et de la grâce incomparable
qui présidait à leurs réceptions.
 
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/276]]==
 
CHAPITRE XLVI
 
LE Mvsonn
 
À part le cercle dans lequel les touristes anglais ont
circonscrit leurs villas, les paysages du Mysore semblent
être revenus à l’état sauvage depuis que le dernier
sultan se fit bravement tuer sur les remparts de sa
capitale en défendant le dernier boulevard de l’independance
de l’Inde.
 
Les derniers grands souvenirs de l’Inde des rajahs se
rattachent aux noms historiques 'du sultan Haider-Aly
et de son fils Tippoe-Saïb, auquel est resté le surnom
de Bahadour (le Brave).
 
Haider-Aly était le lieutenant du rajah de Mysore. Il
hattit tous ses ennemis, détruisîtes armées mahrattes,
puis, devenu ministre, se révolta contre son maître, en
1761, et se proclama sultan du Mysore. C’était un homme
de génie auquel les Français facilitèrent la conquête des
cotes du Malabar et des îles Maldives et que les indigènes
servirent avec dévouement parce qu’il était brave,
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/277]]==
entreprenant, apte à organiser et à gouverner un vaste
empire, et qu’ils le tenaient, sur sa parole, pour un descendant
direct du prophète.
 
Son fils Tippoe-Saïb lui ressemblait sous tous les
rapports. Vainqueur des Anglais à Mangalore, à Bednor
et ailleurs, il signa la paix en 1784 ; des 1787, il sollicita
l’alliance de la France. Ayant envahi le Tranvacore,
il fut attaqué en même temps par les Anglais commandés
par les lords Gornwallis et Abercomby, par le sultan
du Nizam et par les Mahrattes, vaincusipar son prédécesseur.
A
 
Dans cette lutte disproportionnée, Tippoe-Satb devait
succomber ; il succomba et paya sa défaite de lu moitie
de ses États et d’une indemnité de guerre de 75 millions
de francs. Quelques années plus tard, il entama des
négociations avec le général Bonaparte alors en Égypte.
De peur de le voir seconru, les armées anglaises, aux
ordres des lords Harris et Stuart, reprirent les hostilités
contre ce redoutable adversaire qui chercha et trouva
une mort digne de lui dans le dernier assaut donné a sa
résidence. V
 
Autour de Seringapatam, .témoin de la gloire et de
la muni-licence de l’héroïque Tippoe-Salb et du célèbre
Haider-Aly, dans les environs de la ville de M ysore, si
riche autrefois, les -ruines peuplent seules ce pays
fécond en souvenirs. Les sites sont toujours superbes,
mais les arbustes, abandonnés a eux-mêmes, ont tapissé
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/278]]==
les grands arbres de leurs lianes entrelacées, les forêts
sont devenues inextricables, et, dans les cités désormais
silencieuses, les maisons se sont effondrées pierre a pierre
sur le sol désert.
 
Je ne raconterai point en détail mon excursion de
Pondíchéry au Mysore. Elle se fit à petites journées, et
j’allai, nonchalamment étendu dans ma charrette trainée
par des bœufs au pas tranquille et lent, m’arrêtant
a chaque étape réglementaire, poussant de ça et de la
des pointes dans le pays selon que la disposition du
paysage me promettait, au bout de quelques centaines de
pas, un site original ou imprévu. Aucun incident autre
que -celui de ma, rencontre avec lady ne marqua
mon voyage.
 
Je traversai parfois des amas de ruines, de grandes flaques
dfeaux stagnantes dont les émanations ont fait penétrer
la malaria au milieu de ces contrées enohantées.
Mais lorsque je découvris du haut d’une montagne le
cirque dans lequel s’étaient groupées 'les maisons de
plaisance européennes, entourées de fleurs aux parfums
variés, encadrées pour ainsi dire dans un fond de verdure
luxuriante, je restai muet d’admiration et je ne
trouvai pas un mot pour l’exprimer.
 
L’églantíer, le jasmin, le chèvrefeuille, toutes les
plantes de la vieille Europe étalaient sous un ciel clément
leurs feuillages dentelés ; ma voiture roulait sur
un sol parsemé de violettes ; les cactus et les arbustes
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/279]]==
des tropiques s’épanouissaient sur de larges terrasses, et,
dans la plaine admirablement préparée par la nature, la
main de l’homme avait planté la vigne et le pêcher à'
côté du cocotier et de la pamplemousse. Les végétaux et
les céréales de l’occident croissaient pèle-mêle avec ceux
de l’extrême Orient.
 
W Au moment où je cherchais du regard, à travers les
massifs épais, le chalet au seuil duquel s’arrêterait mon
paisible équipage, le dobachi de lady G... se trouva
devant moi. Il s’inclina avec un profond respect et, me
tendant une clef :
 
— Milady a pensé à vous, me dit-il ; elle vous prie
d’accepter l’hospitalité de sa villa.
— Mais elle Y demandai-je.
 
— Elle a trouvé ici une dame de ses amies qui lui a
offert de partager sa maison de plaisance, et elle m’a
ordonne de veiller à votre arrivée et de vous prévenir
que vous pouviez disposer de la sienne.' '
Je chargeai le fidèle serviteur de transmettre à sa
maîtresse l’expression de ma vive gratitude, et je me
laissai conduire sans façon dans l’une des plus jolies
oasis de ce ravissant pays.
 
Il est à peine besoin d’ajouter que j’allai moi-même
otïrir mes remercîments à mon hôtesse, et que sa société
et celle de son amie, femme d’un juge de la présidence
de Bombay, donnèrent un charme tout particulier au
mois de vacances que je passai au pied des Nelghéries.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/280]]==
 
Des entretiens suivis avec deus femmes du monde,
joignant à beaucoup d’esprit une excellente éducation
et la pratique des voyages, font passer le temps sans
même qu’on s’en aperçoive. C’est précisément ce qui
qu’arriva, si bien que, lorsque j’atteignis le terme de mon
congé, il me sembla qu’il venait à peine de commencer.
J 'ai remarqué que la population indienne de ces districts
est à peu près uniquement composée de fermiers
et de jardiniers qui donnent, par leur “exactitude et leur
empressement a rendre fertile cette terre privilégiée, un
démenti formel à la réputation de paresse de leur race.
Cette réputation est méritée, d’ailleurs, “ pour les indigènes
de l’Inde ; mais sur le territoire du Mysore, en
raison de l’abaissement de la température, de la distinction
sensible des saisons, le travail est facile, et ceux quis’y livrent trouvent dans la récolte une large rémunération
de leur peine.
 
Cependant, si grand que fut le plaisir que j’éprouvai
dans la conversation de mes voisines, je devaisà ma
situation, en quelque sorte officielle, de pousser plus loin
mes investigations, et je lis, tantôt à cheval, tantôt à
pied, des excursions dans le but de me familiariser avec
ce côté de la presqu’île.
 
Je poussai un jour jusqu’à la cote de Malabar afin de
ivisiler notre petit comptoir de Mahé, ville française que
plus de cent lieues séparent de Pondichéry et aux des-
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/281]]==
tinées de laquelle préside un chef de service muni de
pouvoirs par le gouverneur, et qui entretient avec le
chef-lieu une correspondance régulière. La ville de
Mahé est bâtie sur la rive gauche de la rivière qui
porte son nom et que les bateauii à faible tirant
d’eau remontent aisément jusqu’à une certaine distance.
Gomme dans le reste de l’Inde, une barre formée par
des rochers ferme l’accès de la rivière, et il est impossible
de franchir cette barre à marée basse. Le commerce
est d’ailleurs peu important dans le district de
Mahé, qui ne comprend pas tout à fait six mille hectares
et ne compte guère que quinze blancs sur une population
de sept mille habitants environ. H
 
Le climat est salubre et beaucoup plus tempéré que
celui de nos autres établissements. Ainsi le thermomètre
dépasse rarement 30 degrés et descend souvent
à 22. Quoique des inondations artificielles y permettent
la culture du riz, le sol inondé ne dégage aucune
influenoe méphitique, l’atmosphère étant balayée incessamment
par de grands vents ; la mauvaise saison ne se
prolonge pas au de la de trois mois.
 
On ne pratique guère, a Mahé, qu’une seule industrie,
Celle du tissage, et elle occupe encore un certain nombre
de bras. Cependant, elle a beaucoup diminué d’importance
depuis que les Anglais, chez lesquels nos tisserands
sont contraints de prendre leurs matières pre-
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/282]]==
mières, se sont avisés de frapper d’un droit presque
prohibitif ces matières a la sortie de leur territoire.
Si le temps ne mfavait fait défaut, j’aurais certainement
poussé une pointe à Bombay, la troisième présidence
des Indes anglaises. La villeest, dit-on, fort belle,
et les îles d’Eléphanta et de la Salcette ménagent au
touriste leurs pagodes souterraines si curieuses à voir. l’étais plus vivement sollicité encore par le désir de
faire un pèlerinage sur la tombe de Victor Jacquemont,
le jeune et illustre savant mort sur cette terre dont il
avait surpris tous les secrets.
 
Il ne m’a pas été permis de satisfaire ma légitime
curiosité. Bombay était' fort loin de moi ; l’aller
et le retour eussent exigé une quinzaine de joursau
moins, et il m’était impossible de les leur consacrer. Je
me proposais aussi de descendre jusqu’à Cochin et d’aller
saluer dans son tombeau Vasce de Gama, qui ouvrit
l’occident la route des Indes ; mais le moment du
retour au Goromandel était venu, et je dus renoncer à
mon projet.
 
Pour regagner le cirque des Nelghéries, il me fallut
flflnchir de nouveau la chaîne des Ghattes inférieures,
au-dessous de la vallee de Gourgh. Mes guides et moi,
nous gravissions les monts au pas de nos chevaux,
avançant lentement et avec une prudence extrêmeà
travers les forêts et surtout armés jusqu’aux dents.
La précaution n’était pas inutile. À chaque instant,
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/283]]==
nous entendions le bruit que produit le serpent glissant
dans les hautes herbes. La n’est pas le danger pour le
voyageur qui veille sur lui-même. En donnant au reptile
l’arme terrible du venin, la Providence lui a
inspiré la crainte de l’être animé. Lesserpents fuient
devant l’homme, et le bruit des pas de ce dernier suifit
pour faire sauver toute la nichée. A moins donc de
mettre le pied sur un reptile love ou de se trouver
en présence°d’une femelle pleine, il n’y a rien a redouter.
Mais les tigres et les autres bètes feroces sont très-communs
dans les Ghattes : leurs cris rauques jettent
l’épouvante au milieu de ces immensités. En descendant
la pente des montagnes Rouges, notre caravane
fut subitement attaquée par une famille de léopards
qui lui aurait fait un mauvais parti sans la détection
inétendue, du gros de la troupe. L’un de mes guides
venait de blesser leur chef de file : au bruit de la détonation,
les jeunes léopards s’élancèrent dans les bois : la
mère détala à leur suite.
 
Le grand léopard ne fit qu’un bond sur le guide qui
l’avait blesse ; j’épaulai mon fusil et je lachai mes deux
ooups sur le monstre qui, atteint à la tête par mes
balles, tomba lourdement sur le sol. Il essaya bien, en
sedebattant contre la mort, de saisir les chasseurs ;
mais une quatrième balle eut raison de sa résistance ;
il se roidit une dernière fois et expira.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/284]]==
 
Nous laissâmes son cadavre au milieu du chemin, et,
en nous éloignant, nous pùmes voir le vol des vautours
se rapprocher peu à peu de la terre où gisait notre victime.
Il est supposable qu’il ne fallut pas longtemps à
la compagnie des oiseaux de proie pour dépecer le
redoutable quadrupède..I’avoue que ce petit voyage
ne fut exempt ni de soucis ni de peur et que je fus
enchanté de me retrouver sain et sauf dans la villa des
Nelghéries.
 
Py passai deux jours encore dans la société de lady
G... et de son amie. Gomme j’exprimais devant ces
dames le regret de n’avoir pas visité Bombay et les
pagodes souterraines d’Eléphant1 et de la Salcette :
— Ne regrettez rien, me dirent-elles, nous avons vu
ces prétendues merveilles, et elles ne nous ont inspiré
qu’un médiocre enthousiasme. Il est étrange, sans doute,
qu’on ait creusé d’énormes rochers pour faire de ces
cavernes des lieux de prière ou de cérémonies ; cela
pouvait *exciter une certaine curiosité autrefois, mais
aujourd’hui, les piliers de ces temples enfouis dans le
sol, les statues des dieux, les colonnes, les symboles
taillés dans la pierre tendre s’émiettent de jour en jour,
et c’est a peine si l’on peut distinguer dans cet effondrement
les naïves compositions des sculpteurs indiens.- C’est égal, je me promets de faire un jour le
voyage de Bombay, pour voir ce qui reste de ces témoignages
de la piété brahmanique. i—
 
Vous n’en aurez peut-être pas le temps, ajouta
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/285]]==
 
lady G..., encore quelques années et tout aura disparu.
Dfailleurs, etes-vous certain de revenir de ce côté ?
Paffirmai que je n’y manquerais point, ne prévoyant
pas alors que je n’avais “plus que quelques mois a passer
dans l’Inde, ” et que des événements inattendus me feraient
rentrer en France beaucoup plus tot que je ne
Paurais supposé.
 
(les deux jours de repos m’ayant entièrement remis
de mes fatigues, je pris congé de mes deux nouvelles
amies et, remontant sur ma voiture mérovingienne,
j’opérai mon retour à Pondichéry sans encombre et sans
incident digne d’être consigne ici. u
 
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/286]]==
 
CHAPITRE XLVII
 
LES NÉGOG IATIONS
 
A répoque on je faisais partie de iaaminisaafion de
l’Inde française, le gouvernement anglais s’occupait
beaucoup des chemins de fer qui devaient mettre en
relations dir cetes les grandes villes de la péninsule et
qui, d’après leurs prévisions, étaient appelés a assurer
leur domination sur ce vaste pays, en leur fournissant
le moyen de transporter rapidement leurs forces d’un
point à un autre, en rapprochant d’eux les populations
par les avantages que procure au commerce, a l’industrie
et à la production la facilité des moyens de transit.
J’ai laissé pressentir, dans le cours de ces souvenirs,
que les Anglais n’avaient aucune racine sérieuse dans
l’Inde. Ils doivent incontestablement l’antipathie des
Hindous à la soif de conquêtes de la Compagnie, soif
que ses premiers agents ont employé tous les moyens
pour satisfaire.
 
Au moment où le gouvernement britannique a subs-
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/287]]==
titué son autorité à celle de la Compagnie, les choses
en étaient arrivées au point que l’absorption des
royaumes indigènes, obtenue par l’astuce ou par la
violence, poussée à l’extrême sans discernement, avait
creusé un déflcit de plusieurs centaines de millions
dans la caisse sociale et sérieusement compromis l’avenir.
Autour de Pondichéry, où les aldées anglaises sont
intercalées au milieu des aldées françaises, lester mes de
comparaison ne manquaient pas entre les deux modes
d’administration, mis ainsi face à face. Les Indiens ne
trouvaient pas notre domination aussi paternelle que
celle de nos voisins leur paraissait exigeante.
La situation se dessina plus nettement encore lorsque
Pahaissement de l’impôt foncier sur nos domaines et la
reconnaissance de la propriété aux tenanciers eurent
provoqué, parmi les habitants de la partie française, le
sentiment d’une juste et profonde reconnaissance.
Les agriculteurs de la partie anglaise se plaignirent
hautement de n’être pas aussi bien traités que leurs
voisins et le conseil de la présidence de Madras ne nous
laissa point ignorer que nous avions doublé la difficulté
de sa tache par une générosité, équitable au fond, mais
qu’il ne lui était pas permis d’imiter sous peine d’achever
la ruine de la' royale Compagnie.
 
De ces récriminations a des propositions ayant pour
but de parer \aux inconvénients d’une sorte de promis-
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/288]]==
cuité territoriale, il n’y avait qu’un pas ; ce pas tut
promptement franchi.
 
Ou nous proposa donc diverses combinaisons que
nous examinâmes sérieusement et dont l’une au moins
aurait pu être acceptée. Je fais allusion ici a un échange
de territoire autour de Pondichéry, qui aurait, en écartant
de la ville les districts anglais, laissé le territoire
français la circonscrire entièrement sans solution de
continuité jusqu’à sa limite.
 
Avoir un domaine compacte et qu’on puisse parcourir
sans avoir à traverser le domaine d’un voisin plus ou
moins commode, est assurément une chose fort désirable.
Tout dépend des conditions auxquelles est soumis,
par l’une ou l’autre partie, l’échange projeté. Je ne puis
attribuer qu’à une difficulté survenue au dernier mement
l’insuccès de négociations que je laissai en voie
d’aboutir lorsque je quittai Pondichéry.
Quant au projet d’un échange de toutes nos possessions
de l’Inde contre l’ancienne.1le de France, j’ai lu
quelque part qu’il avait existé, aux débuts de ia' Restauration,
vers 1815, mais je ne crois pas qu’il ait été
remis sur le tapis depuis cette époque.
Sous le rapport du revenu, l’île Maurice n’aurait jamais
produit ce que nous tirons de nos comptoirs péninsulaires
si petits qu’ils soient, et, étant donné nos
établissements coloniaux de l’île de la Réunion et de
Madagascar au sud du continent africain, nos ports de
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/289]]==
 
l’Inde ont une importance commerciale et stratégique
qu’il n’est guère possible de contester.
Ils maintiennent en effet notre drapeau sur une terre
d’où il ne faut a aucun prix le laisser disparaître ; ils
servent d'œcales à nos navires desservant le trafic entre
la France et l’extrême Orient ; ils sont les stations où
viennent se réparer et se ravitailler nos bâtiments de
guerre. Sans ces quelques villes, d’ailleurs, on aurait
bientôt oublié jusqu’au nom de la France que les populations
indigènes ont appris a respecter.
 
Le projet de voie ferrée, aujourd’hui réalisé, qui
relie la présidence de Calcutta à celle de Bombay, donna
lieu en même temps à. un autre échange de notes. On
nous demanda si nous ne consentirions pas à abandonner
Ghandernagor et son territoire, pour recevoir comme
compensation un territoire d’une certaine étendue autour
du chef-lieu de nos établissements. l
Pour la royale Compagnie, qui n’aimait pas être génée
dans ses projets ni contrôlée dans ses actes, il y
avait intérêt a posséder Ghandernagor, appelé a devenir
une importante station du nouveau chemin de fer,
quitte à nous offrir à Pondichéry un arrondissement
beaucoup plus considérable.
 
Ghandernagor, au demeurant, mesure à peine la superficie
d’une de nos communes. Son territoire, d’une
demi-lieue de largeur, n’a guère plus d’une lieue
de longueur sur la rive gauche de l’Hoogly ; Son
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/290]]==
commerce est à peu près nul, et quelques indigoteries
composent toute sa force industrielle.
Mais, sur ce petit territoire, a nous cédé par le grand-Mogol
des 1688, nous avons bati une ville spacieuse et
élégante. Assise au fond d’une baie formée par le fleuve,
cette ville toute française jouit d’un climat tempéré,
grâce aux bois qui l’entourent et aux étangs qu’on y
rencontre en grand nombre.
 
En France, on attacherait sans doute peu d’importantœ
à un établissement aussi peu étendu. Il n’en peut être de
même dans l’Inde, car ce comptoir, placé en plein
Bengale, au centre même de la puissance britannique,
avec laquelle elle est en relations constantes par une
voie ferrée et par un grand fleuve accessible en toute
saison aux bateaux à vapeur, est un point d’observation
relativement considérable.
 
Pourquoi, d’ailleurs, conservons-nous avec tant de
soin nos cinq loges du Bengale, que nous n’administrons
même pas puisqu’elles sont affermées 'Z Ce sont de
simples maisons- avec de petits jardins ; mais, sur ces
maisons, flotte le pavillon français, et cette raison snflit
pour en rendre la possession précieuse.
Toutes ces propositions d’échange ne réussirent donc
point en dépit des offres tentantes de nos voisins ; il ne
pouvait en être autrement, selon moi, car je suis convaincu
que nous aurions commis une grande faute,
en cédant le peu de terrain que nous avons au Bengale.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/291]]==
 
CHAPITRE XLVIII
 
VOYAGE AU TANJAOUR
 
La délimitation de la frontière entre notre arrondissement
de Karikal et le Tanjaour aboutit à un tout
autre résultat.›Elle s’accomplit dans les termes de la
plus entière cordialité, grâce aux dispositions des agents
chargés d’y procéder.
 
Le territoire de Karikal faisait partie autrefois de la
provinœ du Tanjaour. Il ne contient que 13,515 hectares,
mais les terres sont d’une grande fertilité, développée
par les inondations périodiques des affluents
du Gavery. La ville est bâtie non loin de l’embouchure
de l’Arselar qui, pendant la saison des pluies, est navigable
jusqu'à elle
 
Le port de Karikal est *très-fréquenté : un phare à
feu fixe, élevé à rentrée de la rivière, l’indique d’assez
loin aux voyagems.
 
L’aspect du pays est à peu près comme celui de Pon-
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/292]]==
dichéry, mais la ville est moins régulière et moins
blanche ; les rues sont beaucoup moins larges que celles
du chef-lieu, les jardins moins étendus et moins soignés.
Il est vrai qu’il est rare de rencontrer, même dans
l’Iude, une ville aussi grandiose ment dessinée que
l’est Pondichéry. à
 
L’industrie est très-développée dans le district. On y
fabrique des toiles de Guinée, et on y trouve, de plus,
des chantiers de construction qui fournissent, chaque
année, au cabotage de nombreuses embarcations et au
commerce des bâtiments d’un assez fort tonnage. Le
mouvement commercial est très-animé sur ce point.
Dans ce district, de temps immémorial, le droit de
propriété était reconnu aux indigènes, moyennant une
redevance qu’ils payaient à l’État. Mais les propriétés
agricoles restent indivises et sont exploitées en commun
par des titulaires associés qu’on désigne sous le nom de
myrasdars. — U
 
Il n’y a donc point s’étonner de voir les terres cultivées
avec beaucoup de soin, puisque ces terres sont
les seules ressources, non-seulement de ceux qui les
possèdent, mais aussi de nombreux auxiliaires qui ne
reçoivent d’autres gages' qu’une part proportionnelle
sur les récoltes. Les cinq maganoms qui composent
le district : Tirnoular, Nallajendour, Karikal, Kitchery
et Nedouncadou, produisent du riz en abondance.
À l’époque où s’effectua la délimitation de notre fron—.ihr
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/293]]==
tière du Sud, le ministre du rajah du Tanjaour vint a
Pondichéry, <|u’il avait habité, du reste, pendant de
longues années, où il était ne et avait exerce jusqu’à
l’année précédente les importantes fonctions de ttiassildar
ou receveur des domaines.
 
C’était un homme d’une rare intelligence, doué d’un
esprit très-vif, rompu aux formes administratives, parlant
et écrivant le français avec une remarquable
pureté. Une circonstance douloureuse l’avait contraint
de résigner ses fonctions, dl abandonner le pays natal et
d’aller otïrir ses services au souverain le plus voisin.
Gomme tous les Indiens, le thassildar avait peut-être,
dans l’exercice de ses fonctions, `p1-élevé quelques bribes
d’impôts dont il n’avait pas tenu un compte exact, fait
danser l’anse du panier, comme nous disons en France
en parlant des domestiques, et on eut le tort de faire
une grosse affaire d’un méfait contre lequel manquaient
les preuves, et qui ne constitue pas un délit aux yeux
des Indiens. — l.
 
Une enquête eut lieu qui aboutit à faire traduire
notre homme en cour d’assises. Le thassildar fut acquitté,
et, comprenant lui-même que si son aventure judiciaire
ne lui faisait rien perdre de l’estime et de la sympathie
de ses coreligionnaires, il n’avait plus à prétendre
au même degré de confiance auprès de l’administration
française, il se rendit dans le Tanjaour dont le rajah l’accueillit
les bras ouverts.
 
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/294]]==
 
J’avoue que l’esprit cultivé du thassildar, la faculté
d’assimilation qui le distinguait, et surtout le charme de
sa conversation, me séduisirent complètement. Lorsqn'ü
repartit ; après avoir rempli sa mission, nous nous serrâmes
les mains avec effusion. ›
 
Un mois s’était à peine écoulé depuis son départ,
lorsque je reçus une lettre datée de Taujore. C’était une
invitation officielle, signée du ministre du rajah, au
nous de son souverain, qui m’annonçait une sériede
chasses et me priait de vouloir bien y assister, en m’oIkant
Phospútalité dans l’un des palais du prince.
:Il réagissait, bien entendu, de' chasser l’éléphant, * le
*tigre et le léopard. Je n’avais jamais vu d’expédition
pareille, qui ne se pratique point dans les districts français
où manque le gibier fauve. J*etais, en outre, fortement
tenté par l’hospitalité d’un prince descendant
nde ces rajahs du Tanjaour qui furent des premiers dans
Plnçle à se jeter dans la gueule du loup, dent-a-dire
à s’allier aux Anglais pour combattre l’influence française..:...
La, ville de. Tanjore, à elle seule, méritait bien une
viãiffl : Q’est : l’une des places les “plus. fortes de l’Iude,
que les Anglais assiégèrent inutilement en 1749, sur les
remparts.de laquelle les * Français, neuf ans plus tard,
émoussèrent, sans plus de succès, l’eEort de leur artillerie,
et que les premiers n’enlevèrent que par trahison
en 1773. — - *
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/295]]==
 
Mon. parti* (UI. bientôt pris. Je demandai au gouver-B£11.I'~ ;
l'&u(irisation ›. de faire le voyage, et je me mis en
route vensle royaume du Tanjaour. Un bâtiment de
Commerce meloondnisit à Karikal, et un palanquin me
pnrflajuaqufå. Tanjore en lieux nuits. Les estafettes du thaasildar avaienteignalé mon arrivée,
car je trouvai le haut dignitaire qui m*attendait
à'l’IAHfi. defi Mmes de la ville avec une escorte d’honngurqle
pena ;-ai dauela capitale au lgruiç des tambours
*Mes fezlíflrsw-: ila fus fionduit ä la réflidenw qui m’é-1%=šF.@1¢fl¢ifl¢s›
1›ar1@.r°i¢td@nH.1#<1H¢Ue1e minime vw*
 
111$ Piînfllallerluifmême-' » l «
 
Avant d’aller plus loin, j’ai le devoir lie eonglaten les
gnghançemgnœ de l’hospitalité accordée par le rajah aux étrangers qui le visitent. Il m’fl étéimpflflible de *trouver
un geul, jnguant en défaut la prévoyance et la sollicitude de mnuhôte invisible. l ~= 1 Ilaiaü oonslruim, tout près de la rési¢ence.royfl-10.
un magnifique palais, dont le marbre et Por forment
l’ornementation..A lîincérieur, l’œil se.complait a
admilzexà «les raretés de touœ sorte.. des lobjetsl @l’art et
un luxede meublesflllwpéena très-bien emendu, ,
La table nelaissepaa pIus à désirer que la legeimut.
Elleleat servie a toutes leeheurea du jout, non
pas ù l.anglaise comme on pourrait s’y attendre, maifl
à la française, ce qui est une preuyeue, goût de la paift
du njah. V l
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/296]]==
 
Chaque matin, un majordome vient prier l’hôte du
souverain de dicter lui-même le menu de son déjeuner
et de son diner ; en même temps il lui présente la carte
des vins. Aucun des grands crus n’y manque : Gruau-Larose,
Chateau-Yquem, Laffitte, Gliquot, Moet, Tokay,
Constance, Chambertin, Corton, etc., etc., rappelant
les meilleures années vinicoles.
 
~ Un chef français préside à la préparation des mets les
plus délicats. L’amphitryon seul fait défautà la féte gastronomique,
tant les agents de la Gompagnie ont à cœur
d’empêcher une trop grande intimité entre les étrangers
et les descendants des vieilles dynasties qui ont
régné sur la péninsule.
 
Le rajah absent, je pus lire sur la flgure de mon
introducteur le plaisir que lui causait ma visite. Il se
confondit en protestations d’amitié ; je les lui rendis de
mon mieux, de sorte que, lorsque l’heure de nous rendre
ensemble au palais royal fut venue, nous étions les
meilleurs amis du monde. r
 
La capitale du Tanjaour, comme place de guerre, a
beaucoup.moins d’importance aujourd’hui» qu’elle n’en
a eu, il y a un siècle..Ses fortifications résistaient alors
avec succèsà un long siège ; elles l’ont prouvé plusieurs
fois ; mais, comme elles n’ont pas été améliorées depuis,
elles ne résisteraient pas longtemps à une attaque de
l’artillerie nouvelle.
 
Qu’importe, après tout, au rajah qui l’habite ? Il a
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/297]]==
conservé le titre de roi et les apparences de la royauté ;
mais il n’est plus qu’un pensionnaire de l’Angleterre.
Des collecteurs anglais perçoivent les impôts, et il reçoit
une pension qui le dispense de rien faire. Auprès
de lui, la royale Compagnie a placé un de ses agents
avec le titre de résident, un ambassadeur au petit pied,
lequel n’est en realité qu’un surveillant de* tous ses
actes.
 
En arrivant chez le rajah, j’admirai la belle architecture
de son palais. Nous traversâmes une immense
cour sur l’un des côtes de laquelle était campée toute
une ménagerie : tigres, lions, léopards, bêtes fauves de
tous poils et de toutes tailles, se dressèrent contre les
barreaux de leurs cages et poussèrent d’effroyables rugissements
lorsque la musique indienne salua notre
arrivée.
 
Nous atteignîmes le salon découvert du premier étage
où se tenait le roi assis sur un trône, et, sur un tabouret
placea sa gauche, le résident anglais. Le tabouret
de droite était pour le ministre. La présentation eut
lieu selon les formes de l’étiquette indienne. L’accueil
du rajah fut tout à fait gracieux ; il n’en fut pas
tout a fait de même de celui du résident qui ne me
quitta pas du regard pendant l’audience, et dont l’inquiétude
se trahit par une moue significative.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/298]]==
 
XLIX
 
cflnssn AU 'mena
 
Le rajah du Tanjaour étaitnn jeune homme de
petite taille, au front déprimé, aux *traits fatigués,
n’ayant d’autre passion que celle de collectionner des
bètes fauves, dont la ménagerie qui servait d’antichambre
àjsa résidence olîrait de très-remarquables
échantillons. V
 
Scher-Sing était admirablement façonné pour la situation
qu’il s’était faite lui-même. Ignorant et paresseux,
il se reposait entièrement sur le thassildar du
soin de dirigerladmínistration intérieure de son palais,
et sur M. Fakland, le résident, pour tout ce qui touchait
à la direction extérieure.
 
En choisissant M. Fakland pour la position qu’il oeoupait,
la cour des directeurs avait fait preuve d’intelligence
et de tact. Maigre, d’une taille élevée, d’un visage
austère, lugubre comme un Anglais attaqué du spleen,
le résident était doué, en outre, d’une défiance prodi-
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/299]]==
gieuse. Il voyait partout des ennemis ou des traîtres,
prets a ruiner son influence, ›a amoindrir ou à détourner.
sont autorité. * ~ lPour ce qui me concerne, je suis convaincu que, à
ses yeux, l’invitation à laquelle je m’élais rendu avec.
tant d’empr-essement n’était qu’un prétexte pour couvrir
demaehiaveliques projets. Mon intimité avec le vizir
lui inspira sans doute la pensée que ma visite n’avait
d’autre but que de soustraire le jeune rajah à l’influence
britannique, de rompre violemment le traité qui
le liait à la Compagnie et de donner a la France
l’ancien royaume du Tanjaour, dont les maganoms de Karikal
avaient fait, pendant des siècles, partie intégrante..
. (Yetait de la folie, sans doute ; mais, étant donné le
caractère ombrageux du personnage, cette folie était
sans certains rapports explicable. À ses yeux, le secrétaire
général du gouvernement français était nécessairement
un agent politique ayant mission de tàter le
terrain et de préparer un changement de domination.
K. Fakland ne songeait pas que le fonctionnaire en yisite
n’était, à Tanjore, qu’un simple particulier ; qu’il y était
venu seul et qu’il était absurde de lui supposer l’intention
d’annexer le Tanjaour aux possessions françaises
du Malagala., I
 
Quoi qu’il en soit, l’air contraint du résident et la
froideur de son accueil ne me laissèrent aucun doute
sur le degré de confiance que je lui inspirais. Il avait
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/300]]==
pris l’habitude de quitter le rajah le moins possible.
Pendant les quelques jours que je passai à Tanjore, il
se fit son ombre et le suivit impitoyablement partout.
Je ne m’inquiétai guère de ces petites manœuvres ; je
riais même de bon cœur des préoccupations fébriles
que procurait ma présence à l’excellent M. Fakland,
et je ne laissai échapper Qaucune occasion de les
augmenter.
 
Ma première journée fut employée à visiter le palais
du roi, qui est l’un des plus magnifiques de l’Inde.
M. Fakland ne nous lâcha pas d’une minute. Ile rajah
nous ayant prévenus qu’un grand tigre lui était signalé
dans les jungles situées à. deux lieues de la capitale,
sur l’un des bras du Cavery, et que la chasse aurait
lieu le sur lendemain, je vis pâlir M. Fakland.
Peu amateur de cette chasse dangereuse, le résident
était en outre un détestable cavalier et craignait surtout
de monter sur un éléphant dont les caprices pouvaient
compromettre la sécurité de sa précieuse personne. Il fut
bien tenté de décliner l’invitation du rajah ; mais il se
décida* lorsqu’il m’entendit remercier le jeune prince
de sa gracieuse attention.
 
—Cette partie, me dit Scher-Sing, est donnée en
votre honneur etpour vous, Saheb, mon vizir m’ayant
assuré que vous n’avez jamais assisté a une pareille
chasse.
 
— Je suis aux ordres de Votre Hautesse, répliquai-je
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/301]]==
en m’inclinant ; je l’accompagnerai après-demain dans
les jungles. Cettepetite promenade ne seraprohahlement
pas du goût de Paimahle M. Fakland.
 
— J’irai, Monsieur, et avec infiniment de plaisir,
s’écria alors le résident avec une vivacité -qui ne lui
était pas habituelle.
 
Après avoir consacré le reste de l’après-midi à nos
préparatifs pour l’expédition du lendemain, parcouru en
long et en large les allées du merveilleux jardin qui
tient au palais royal, je regagnai mon gite et je me
dépèehai de ml endormir afin d’être pret a l’heure matinale
fixée pour le départ.
 
Il était trois heures à peine, lorsque je fus réveillé
en sur saut par le thassildar. Je n’habillai à la hâte.
Nous trouvâmes à notre porte de fort beaux chevaux
de selle, richement harnachés, et nous nous dirigeâmes
au trot vers le rendez-vous de chasse, à deux lieues dans
Pouest de Tanjore, à deux cents mètres environ des
iungles ; qui nous cachaient la rive droite d’un des grands
bras du Gavery.
 
À peine 'y étions-nous *depuis quelques minutes que
nous entendîmes le piétinement des chevaux et le bruit
que produisent les armes en frappant sur des corps
solides. Le rajah arrivait escorte de plusieurs régiments
de cavalerie et ayant a ses côtes M. Fakland, qui' paraissait
très-mal à l’aise sur sa monture.
 
Tout le mondémit immédiatement pied à terre ; puis,
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/302]]==
tandis qu’une partie des cavaliers pénétrait dans les
jungles, des serviteurs amenèrent des éléphants dressés
a la chasse des fauves. M. Fakland fut le seul :Ventre
nous qui refusa- d’abandonner son cheval, parce qu’il
avait toujours sur›le cœur une chute assez désagréable
qu’un pachyderme aussi jeune que Iolãtre-lui’avaití:ît
subir l’année précédente.
 
Un omcier de cipayes se détache bienttttdesjungles et
vint nous prévenir que le mangeur «Hommes était' dans
son domaine. Alors, sur un signe du rajah, les' chasseurs
se mirent en route. La plate-forme de chaque éléphant
aurait pu rivaliser avec un arsenal pourle nombre
et la variété des armes qu’on y avait entassées. Le
conducteur de ma colossale monture, le mahaotte, pour
le désigner par son nom indien, me fit remarquer jusqu’a
quel point la prévoyance de notre hôte s’était›distinguée..Pavais
aportée de rnalmain quatre fusils à
 
deux coups, deux revolvers et deux paires de gros pistolets
tous chargés à balles, ainsi que deux sabres bir*
mans et une hache. V
 
Nos éléphants se porteront d’un pas rapide et sonore
jusqu’à la limite des jnngles ; ils jarretèrent un instant
avant d’y pénétrer, dressant la trompe et l1airantl’air
autour d’enx. Ils sentir-ent le voisinage du fauve, car
ils frappèrent fortement la terre de leurs pieds de devant
et poussèrent des cris qui n’accusaient point la crainte,
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/303]]==
au contraire ; car *ils s’élancèrent aveci-mpetuositéfvers
le bouquet le plus touflu. 1 ~ *
 
En se voyant pour ainsi dire aeculé dans leesntre
du bois, ayant d’un côté le fleuve au large lit, *de l’autre
des milliers de soldats et de chasseurs, le tigre sentivle
péril de sa situation : au froissement des branches, on
devine qu’il glissait aussi doucement que possibleiafin
de ne pas manquer son ooup et de ne s'6lanoer*que
lorsqu’il aurait trouvé une issue facile. i ~ «
Nos éléphants, avec l’intelligence et l’intrépiditó.qui
distinguent œs animaux, suivirent, sans. le voir, les
mouvements du fauve ; les rabatteurs en firsnt -autant
de leur côté, de sorte que, lorsque le tigre bondit de-la
jungle, il se trouva en présence d’une multitude de
bètes et de gens prets a le bien recevoir.
Il hattit ses flanes pendant quelques secondes, regardant
avec des yeux sanglants la barrière humaine qui
lui fermait la retraite vers la plaine, cherchant- la victime
qn*il comptait immoler la premières sa terrible
fureur. Nous ne le perdlmes pas de vue, et peut-être
allait-il rentrer dans le fourré ou s’élancer dans le fleuve,
lorsque le cheval de M. Fakland, effrayé par la aprésenoe
du monstre, fit un tel mouvement de reoulqu’il
faillit jeter bas son cavalier. Gelui-ci ne se maintint en
selle qu’en le serrant vigoureusement entre ses longues
jambes osseuses, et, après une ou deux oscillations, il
reprit son équilibre.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/304]]==
 
Mais la pression rapprocha des tlancs de l’animal les
éperons démesurés dont le résident avait orné ses
bottes ; le fer, pénétrant des deux côtés du ventre avec
un grande violence, fit faire au cheval un bond involontaire
en avant, si bien que monture et chasseur se trouvèrent
a portée du fauve.
 
L’occasion de mériter son titre de mangeur d’hommes,
en dévorant un agent supérieur de la Compagnie, ne
se fut pas plutôt oiïerte au tigre qu’il fit un bond formidable.
Heureusement, le rajah raccourcit l’ellipse
qu’il prétendait accomplir en lui logeant une balle dans
la machoire. L’effort du tigre se borna a enlever avec
ses griffes une partie de la culotte du résident. Il est
vrai qu’il enleva en même temps un peu de la chair, ce
qui nous valut un goddam très-énergique.
À peine blessé, le fauve s’élança de nouveau, et im
cavalier de l’escorte fut immédiatement couché par terre.
Plusieurs coups de feu retentirent en même temps, et
le mangeur d’hommes, rendu plus furieux par de nombreuses
blessures, abandonne la victime qu’il tenait
expirante sous sa griife pour tenter un suprême Àeíïort.
Il s’elança sur l’éléphant du rajah. Le mahaotte, voyant
le danger que courait son maître, enfonça dans sa
gueule la moitié de son sabre, et l’éléphant, atteint
aussi par l’embrassement qu’il venait de subir,
lança d’un coup de trompe l’agresseur a vingt mètres
de là.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/305]]==
 
Une fois à bas, le tigre devint le but d’une fusillade
générale. Cependant l’honneur de sa défaite revint
entièrement aux éléphants, qui s’élancèrent sur lui, le
piétinèrent malgré sa résistance désespérée, et finalement
l’achevèrent en le perçant de leurs défenses :
On fit alors le relevé de la journée : nous eùmes une
mort à regretter, celle du pauvre cavalier abattu par le
tigre. Le mestry, ou médecin du rajah, déclara que la
blessure du résident était une simple égratignure qui
serait guérie le lendemain. Quant au chevalet à l’éléphant
blessés ; ils l’étaient légèrement et les soins qu’on
prit d’eux ne tardèrent point à les remettre en parfait
état de santé. s
 
Nous rentrâmes en ville, harassés par cet exercice
violent qui avait duré plusieurs heures ; mais, en dépit
de "la fatigue, j’éprouvai la plus vive satisfaction d’a@
voir assisté à cette guerre émouvante et pleine depérils
de l’homme contre le plus terrible carnassier de la
création.
 
Au moment où j’allais me mettre au lit, des émissaires
du rajah m’apportèrent de la part de leur maître la
peau du tigre mis à mort parnos armes. (Pétait une
galanterie royale. La peau, d’un jaune vif éclatant, avec
des nuances qu*on aurait dites bronzées, indiquait une
bête de la plus grande taille et d’une force considérable.
J’ai rapporté en France ce trophée cynégétique.
«
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/306]]==
fatigues de la précédente journée me tinrent au
lit jusque vers neuf heures du matin, dans cet état de
somnolence et de reve, qui n’est' pas le sommeil, mais
qui procure un 'repos plein de douceur et de bien-être. ` ` `
En' rouvraut les yeux, je vis entrer le thassildar,
qui me rappela que nous étions attendus a dîner par le
rajlah, mais que, avant l’heure flxée pour le repas, il
tenait à melaire visiter en détail la' principale pagode
île tanjore. ` ' `
 
Cette pagode et le palais du roi, me dit-il ; sont les deux
merveilles de ce petit royaume.
 
Je me levai et je suivis mon guide qui, en quelques
minutes, me mit en présence d’un monument tout à
fait remarquable. La grande pagode de Tanjore est
d’une architecture à la fois sévère et hardie ; elle est
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/307]]==
aussi grandiose que les célèbres pagodes de Villenour
et de lfiaghernaut et les temples sacrés de Delhi et de
Bénarès. — '
 
' Je restai longtemps en contemplation devant ce cheid'œuvre
de l’art indien, “ et je n’en*fus tiré que par la
voix demon compagnon, qui m’annonça que lfheure
était venue* de nous diriger vers le palaist '
" I Nous nous rendîmes à la résidence royale, ou se
trouvait déjà l’inévitable MQ Fakland, assez mal remis
des émotions de la veille. Comme toujours ; le méthe-dique résident était en costume de cérémonie, frac noir,
souliers vernis et cravate blanche. i', iY Mon costume faisait avec le sien un étrange contraste :
j’étais en jaquette de toile et en pantalon blanc.
Mon' sans-façon choqua probablementeI’Anglais, mais
le rajah ne s’en aperçut point et me combla d’attenÎîons
de tout genre qui firent froncer le sourcil au résident.
A table, le rajah me plaça à sa droite, réservant la
gauche à M. Fakland et ayant en face de lui son
vizir. Tout autour allaient et venaient de nombreux domestiques,
et le tableau du fond était garni d’un double
rang de cavaliers en uniforme de fantaisie doré surtontes
les coutures.
 
Ge repas est le plus complétement originale ceux
auxquels j’appris part pendant les deux années que j’ai
passées dans l’Inde. Il consista en quarante-huit plats
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/308]]==
de karri ou, pour dire plus juste, de mets divers assaiœnnés
au karri. C’était de la couleur locale poussée
jusqu’à l’exagération. ÿ e
 
— Sa Hautesse ; me dit le thassildar, a tenu à vous
offrir une collation dont les éléments européens sont
absolument préparés à la manière indienne. °
Je remerciai le rajah de cette gracieuse attention,
d’autant plus que j’adore le karri et que, au risque de
provoquer chez moi un peu de surexcitation, je fis aux
plats autant d’honneur qu’ils en méritaient.
Quant à M. Fakland, il s’occupait bien, selon ce qu’il
croyait être son devoir, de ce que je pouvais dire au
jeune prince, des sourires échangés entre nous et de
nos moindres gestes ; mais il paraissait géné dans ses
vêtements de gala et sans doute la grifl’e du tigre n’était
pas étrangère à son embarras.
 
Aussi, lorsque je lui demandai des nouvelles de sa
blessure, le résident me répondit avec une grimace :
— La blessure n’est rien, et je ne*m’en suis plus occupe
depuis hier. Maisje ne comprends pas que la bète
se soit attaquée a mon pantalon ; c’est mal choisir l’endroit
pour gritïer les gens.
 
— Ne vous plaignez point, mon cher Fakland,
dit le rajah ; les ongles du tigre ne sont pas souvent
aussi inoffensifs, et vous avez eu beaucoup de chance
hier..
 
— Sans l’adresse et le courage de Votre Hautesse,
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/309]]==
interrompis-je à mon tour, M. Fakland était un homme
mort. p
— Aussi pourquoi persiste :-à rester à cheval, quand il
est plus commode et beaucoup moins périlleux de se
poster sur un éléphant ?
› - Je crains ce pachyderme ; il me donne le mal de
mer.
— Á propos, ajouta le rajah, nous chassons demain
l’éléphant. Je regrette que vous ne soyez pas des
nôtres.,
— Mais je me propose d’avoir l’honneur de vous accompagner...
— Venez, si cela peut vous être agréable ; cependant
votre blessure... i—
Si mal placée ! murmurai-je.
— Monsieur, dit le résident d’un ton sec, ma blessure
est tout à fait guérie. Je n’ai perdu dans cette
afiaire...
— Que votre pantalon.
Le diner terminé, le rajah nous congedia sous le preš
texte de s’occuper des affaires du pays. Il est supposable
qu’il ne s’en occupa pas le moins du monde, car il se
renferme, tout le reste de la journée, dans les appartements
de ses femmes.
Lelendemain, le départ eut lieu plus tot encore que la
veille, car nous avions une longue route à faire avant
d’atteindre la frontière de la forêt où nous attendaient
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/310]]==
nos mahaottes et les éléphants apprivoisésfiont le concours
est indispensable dans la poursuite des pachydermes ;
* ', Il ne nous fallut pas moins de deux heures pour
atteindre la branche la plus méridionale du Gavery et
de trois autres heures pour aller de la au rendez-vous
désigné. Toute notre troupe, le rajah en téte, éta.ità
eheval, et nous soulevions des flots de poussière, car
notre esoorte d’hommes se composait de plusieurs régi*
ments. Nous traînions même à notre suite une batterie
d’artillerie.-.
 
Le point vers lequel nous nous dirigeâmes est plaoé
à peu près au milieu de la roule, entre le Gavery et
Madura ; nous rencontrãmes plusieurs bois avant de nous
arrêter, mais ils sont entièrement iiénués d’éléphants.
Ceux-cine eampent guère que dans les foréts touiîues
où ils trouvent autant d’air et d’espa¢e qu’il en faut à
leur colossale constitution..
 
L’lle de Ceylan, avec ses montagnes étagóes, sesforéts
immenses, ses ravins profonds, est bien le terrain qui
oonvientaux pachydermes. Aussi y deviennent-ils d’une
taille et d’une force prodigieuses. lieux que Poe remontre
dans le sud de la péninsule, même à. la hauteur de Ceylan, sont loin d’être aussi gros.
On chasse les éléphants de plusieurs manières, soit
à pied ou 9. cheval, en tirailleurs, courant les.risques
d’un duel dangereux, quelquefois aüontant une lutte
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/311]]==
de ruse avec llanimal le ›plus*terrible de la terre lors¿
qu’il est encíte ; menacé de voir une avalanche de ces
*monstrueux quadrupèdes fondre sur vous avec la rapi›
ïiité de lafoudre. ` *“
 
Une pareille chasse ne peut être pratiquée que per
des chasseurs émérítes, très-expérimentés et très-prévoyants,
qui savent se 'ménager un refuge sur un arbre
aux longs rameaux et au tronc assez solide pour que
les trompes de ses adversaires ne le déracinent point.
Elle serait mortelle pour des amateurs qui, se fiant uni¢
quement sur leur courage, se venaient bientôt entourés
et mis en pièces. ~ ' `
 
t La course aux éléphants la plus commune, celle à laquelle
nous nous livrâmes, n’est sans doute pas sans péril ;
mais le péril est moindre que par l’attaque directe, et
les plus noviees s’en tirent à leur honneur. Tantôt on
produit un' défoncement du sol qu’on recouvre de branchages
et dans lequel vient donner Téléphant, tantôt
le traquenard ou kraal est préparé pour une bande
entière. '
 
Un vaste enclos ferme d’un côté par des barricades
de banauiers et de cocotiers. présente à son entrée une
sorte de défllé au bout duquel on place des femelles
apprivoisées. *Les batteurs íont lever une bands d’éléphants
sauvages ; ils les cement autant que faire se peut
en dírigeamlleur marche vers 1'enc1os ; ils les effrayent
avec des feux devant lesquels reœle le troupeau.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/312]]==
 
Puis, à mesure que les feux se rapprochent, la bande'
tout' entière s’élance et pénètre comme un ouragan
dans le kraal ; à sa suite, les cavaliers entrent avec des
éléphants privés, et, tandis que les pachydermes sauvages
sont arrêtés par les femelles, les chasseurs entourent
leurs énormes pattes d’un lacetet contient la garde
des prisonniers aux éléphants domestiques qui, a l’aide
de leurs trompes, se chargent de mettre les récalcitrants
à la raison.-Dans
 
une expédition de ce genre, on fait rarement
usage des armesa feu. On ne tue pas, on capture ; a
moins que la vie d’un chasseur ne soit sérieusement
menacée, personne ne tire, car on tient avant tout à
enlever le gibier vivant. t »-Nous
 
ne primes pas moins d’une douzaine d’éléphants
dans la journée ; ce résultat fut obtenu sans coûter une
goutte de sang à qui que ce soit. Le résident lui-même,
malgré la difficulté qu’il éprouvait a se tenir a cheval,
n’eut pas à regretter la perte d’un nouveau pantalon.
La journée lui aurait semblé tout à fait bonne si j’avais
épargné sa susceptibilité.
 
Mais, sur ce chapitre je me montrai impitoyable.
J’aurais tout pardonné a ce rogue personnage, son
caractère pointu, son humeur désagréable, ses manies
excentriques ; je me serais même abstenu de rire en
le voyant cavalcader à la façon-d’une paire de pincettes,
mais li espionnage dont il ne nous fit pas grâce
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/313]]==
une seule minute était indigne d’un véritable gentleman,
et son aveugle défiance méritait certes les Petites
leçons que je lui donnai.
 
Quand nous Îdéfilâmes, le soir, dans les rues de la
capitale, a lalueur des torches, la population nous fit une
ovation en règle. Elle s’agenouilla même devant les douze
prisonniers que nous lui amenions, car l’éléphant est
un animal sacré dans l’Inde. Il est vrai que le serpent,
notamment l’horrible cobra-¢ape11a, 'est1*<›bjet d’un culte
régulier de la part de certaines castes, ce qui prouve
une fois de plus que tous les goûts sont dans la nature.
Malgré les pressantes instances du rajah, qui voulait
me retenir près de lui, et les témoignages d’afl*ection
du thassildar, après avoir passé deux jours encore dans
la capitale du Tanjaour, annonçai mon départ à mes
hôtes pour le jour suivant.
 
Le rajah me pria d’accepter quelques cadeaux. Je
voulus refuser ; mais il fallut se soumettre a l’usage,
rar l’usage règne en souverain du nord au sud de la
péninsule. Je ne pus me soustraire davantage a la
garde d’honneur dont Scher-Sing me fit accompagner.
Le vizir, en personne, me conduisit jusqu’à la frontière
française. Là je pris congé de mon escorte, j’embrassai
le vizír, le priant de renouveler mes remercîments
à son souverain et de ne pas m’oublier auprès de
M. Fakland qui a du se sentir soulage d’un poids énorme
en me voyant quitter le Tanjaour avant l’annexion.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/314]]==
 
CHAPITRE LI
 
L’ÉMIGRATION
 
Au retour de mes excursions, *je trouvuí l’a(lminístration
fort occupée d’une question qui intéressait directement
l’avenir et la prospérité de toutes nos autres
colonies. - * - ~ u-Je
 
veux parler ici de l’émigration.
 
Ifémancipation des esclaves, proclamée par la révolution
de 1848, a été une mesure nécessaire, — équitable,
inévitable, qui @imposait d’elle-même à tout 'esprit
flroit, mais dont la réalisation immédiate pouvait entraîner
la ruine des -grandes exploitations rurales, et,
comme conséquence fatale, celle de nos colonies ses claves.,
..
 
— Aussi les philanthropes, qui révaient l’abolition de l’esclavage
sur. toute l’étendue des territoires transatlanftitmés
abrifåfl Dal' notre pavillon, dans le.but d’éviter
oμ xïamoiudrir la catastrophe, pr¢pel*aient la transition.,
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/315]]==
depuis plusieurs années, et ménageaient une sorte de
compromis entre les propriétaires @esclaves et les tx-av ailleurs
agricoles.
 
La république de 1848 ne devait pas tenir compte
des ménagements et des lenteurs d’une émancipation
graduelle. Son droit était de la décréter sans délai. et
sans exception.. C’est ce qu’elle fit et elle fit bien.›.
Cependant on ne tarda.pas de säpercevoir que les
—anciens esclaves se méprenaient complétement sur la
portée de l’acte qui les rendait a la liberté. Le défaut
d'6duca.tion aidant, l’effervescence des premières heures
les entraîna à croire que l’abolition de l’esclavage* n’était
autre chose que l’abolition du travail.. 1 1
Quelques-uns des émancipés, poussant plus loin -l’hyperbole,
se figurèrent véritablement que la mesure dont
ila élaientlbhjet supprimait jusqu’à la différence des
couleurs de la peau, et j’ai pu me convaincre moi-même
du sans qu’ils attachaient a. l’émancipation, V lorsque,
un jour de l’année 1849, étant entré ches un marchand
de tabac d’uns de nos Anlillesalin d’y faire l’acquisition
de quelques paquets de cigares speciaux à nos
œlonies, je commis l’imprudence de demander des
bouts-de-nègre. — *
 
Un nouvel émancipé, noir comme le plus noir des
Gaflres, se trouvait dans la boutique. Il leva la tête en
entendant ma demande, et m’interpellant en mauvak
français : ' '
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/316]]==
 
— Vous, Monsleur, ms dit-il, oublie que Negres ont
été abolie par l’émancipation.
 
— Alors il n’y en a plus, mon ami ?
 
— Plus du tout ; moi citoyen, toi citoyen, tous égaux,
tous blancs.
 
Je ne répliquai pas un mot çmais, prenant mon interlocuteur
par la main, je l’amenai devant une glace qui
ornait le fond de la -boutique.
 
— Regardez, lui dis-je. »
 
Il regarda et, à son tour, ne trouva rien a répondre.
Evidemment ce brave garçon n’y entendait pas malice ;
il voulait dire autre chose et n’avait pas su exprimer
sa pensée. Mais, en fait, son ignorance et celle
de ses congénères, habilement exploitées par l’ambition
politique, mirent.en péril sérieux la société coloniale.
Le résultat immédiat des suggestions dont on les accabla
fut la désertion des ateliers, le renoncement aux
travaux de l’agriculture, qu’ils considéraient à tort
comme l’une des obligations de l’esclavage, et leur affiliation
à des clubs où des meneurs retors leur enseignèrent
l’art de voter en leur faveur.
 
Une loi, aussi équitable que celle de l’abolition, avait
bien indemnisé les anciens maîtres de la perte qu’on
leur avait fait subir en supprimant ce qu’ils avaient
achete et payé ; mais cette loi n’allait pas et ne pouvait
pas aller jusqu’à contraindre les émancipés à continuer
de travailler sur les habitations, et on put craindre sé-
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/317]]==
rieuse ment que la grande culture ne disparut bientôt
entièrement de nos possessions transatlantiques.
Il fallut donc de toute nécessité recourir à un expé-È
dient pour la sauver. On s’adressa à l’émigration etrangere,
au travailleur libre, contractant un engagement
avec un propriétaire, pour un temps déterminé, comme
les garçons de ferme en contractent, en France, avec les
fermiers.
 
On s’adressa d’abord à des habitants de Madère, où la
déplorable situation de vignobles autrefois célèbres
rendait la main d'œuvre à peu près inoccupée. Des Madériens
se transportèrent dans nos Antilles, et essayèrent
d'ÿ remplacer les nègres. Ce premier essai échoua radicalement.
Les Madériens ne pouvant braver impunément le
travail agricole dans nos colonies, on eut l’idée de recruter
sur la cote d’Afrique les ouvriers ruraux dont
avait besoin le sol intertropical ; mais ici on se trouva
en face des lois et des règlements promulguée contre
la traite., i
 
Certes, rien ne ressemble moins à l’acte criminel qui
constitue la traite et qui consiste à enlever, malgré eux,
les gens d’un pays pour aller les vendre ailleurs, que la
signature volontaire d’un engagement librement discuté.
Mais les Anglais, sous un prétexte de philanthropie
mal entendu, n’y voient point de différence et confondent
volontiers sous le nom de traite les actes aussi in.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/318]]==
nocents que licites du lounge desphras du.travailleur ir
un propriétaire d’usine ou de terre, ' moyennant un saî
faire convenu d’avance.
 
La vraie philanthropie, la philanthropie intelligente
aurait, au contraire, favorise l’émigration paf ricaine au
lieu de l’interdire. Personne n’ignore que les roitelets
de l’intérieur de l’Afrique se livrent entr’euk ades
guerres continuelles et ou’ils mettent volontiers a mort
leurs prisonniers. Au temps de l’esclavage, ils fuel les
Eugiènzpoin : ; pi1s les vendaient à des marchands de
chair humaine. ',
 
Depuis que la traite est traquée sur toutes lescotes,
ils en fontdes sacrifices humains comme sa Îlahomefl
où chaque fête royale entraîne la mort de nombreuses
victimes. A Ilvaudreit mieux, dans l’intérêt del’l1umanité, traiter
du rachat des prisonniers qu’on transporterait dans les
colonies et qu’on transformerait en engagés libres sous
la surveillance et sous le patronage de lq’État, à moins
quel’Angleterre, d’accord avec les autres puissances civilisées,
ne se décide enfin à mettre à la raison les chefs
presque tous barbares du continent afrícainr
Le recrutement des travailleurs nous étant interdit en
Afrique, la nécessité nous a contraint de le chercher
ailleurs. Nous sommes parvenus, non sans peine, à le
faire tant bien que mai dans l’inde. Il nous a fallu pour
cela vaincre d’abord la résistance de nos voisins sur le
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/319]]==
territoire desquels nous devions prendre nos travailleurs,
puis la répugnance des Indiens eux-mêmes qui ont
longtemps considère l’expatriation comme un fait anormal,
irréligieux, presque déshonorant.
 
Les Anglais ont flni par comprendre qu’ils n’avaient
pas a interdire des opérations surveillées et honnêtes.
Les Indiens se sont rendus a la voix de leurs intérêts,
admettant en définitive querexpatriation-ne blesse point
la loi religieuse et qu’elle ne déshonore personne.
En conséquence, Pondichéry vit une société d’émigration
se former et établir son siège dans ses mure, et
l’on n’évalue pas à moinsde 70,000 individus le nombre
d’émigrants qui, de 1848 à 1863, fut expédié par
cette société dans nos colonies de la Martinique, de la
Guadeloupe, de la Guyane et de la Réunion.
Lescontmts d’engagement étaient livrés a raison de
42 ronpics pour chaque travailleur expédie dans le
centre Amérique et de 39 roupiespourcenx a destination
de la Reunion.
 
Par suite d’une convention conclue entre la France
et l’Angleterre le 1{{er}} juillet 1861, tous les ports' de l’Inde
anglaise furent ouverts à notre recrutement, et, ù l’expi :
-ation au pmiiegs se la société a*emigi-mon, en 1862,
le gouvernement français établit un agent special dans
chacune des villes de Calcutta, Madras, Pondichéry,
Yanaon, Karikal, Bombay et Mahé pourvu d’un mandat
régulier et d’un exequatur du gouvernement anglais,
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/320]]==
opérant, en un mot, officiellement sans le contrôle de
l’autorité des deux pays. *
 
Les colonies adressent leurs demandes à ces agents
pour le nombre de bras dont le concours est nécessaire ;
elles traitent avec lui des conditions de l’engagement,
de l’expédition, du voyage de retour, du salaire des
travailleurs, et les agents expédient les immigrants.
Rien n’est plus moral assurément, n’ofl’re plus de
garanties que ce mode de procéder. Ces sortes d’engagements
se pratiquent en France et en Angleterre, et personne
n’a l’idée de les blâmer. D’où vient donc qu’on
persiste à les condamner dans certains cercles politiques ?
 
L’orateur qui, sous la première révolution, s*écria un
jour à la tribune : « Périssent nos colonies plutôt qu’un
principe l » était à coup sur un républicain convaincu,
mais, en même temps, un médiocre homme d’État. On
devait croire, en tenant compte de la ainérsnœ des
époques, que cette phrase sonore et creuse n’aurait plus
d’é¿: he aujourd’hui. Cependant certaines gens croient
bien faire en remettant en lumière les vieilles idées et
les mots hors d’usage.
 
N’en déplaise à ces esprits chagrins et méticuleux
jugeant constamment à faux, l’émigration, telle qu’elle
se fait de nos jours, ne ressemble en rien à la traite de
honteuse mémoire. La surveillance et le contrôle suivent
Popération dans toutes ses phases ; la liberté de
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/321]]==
l’engagé est absolument garantie, son bien-être assuré
il loue son travail et n’aliène ni son corps ni son
âme.
 
Les politiques, qui blàment l’institution ; feraient
mieux d’étudier un système qui vint aider nos colonies
à sortir de la crise qu’elles traversent. L’émigration jusqu’ici
est le seul moyen qui les ait `soutenues ; je conviens
que le moyen est couteux ; aussi je ne demande
pas mieux que les critiques se cotisent pour en fournir
un autre. mais je les défie bien de le trouver en dehors
du travail.
 
Or, ces mêmes politiques ne nieront peut-être point
que leurs prédications plus ou moins intéressées ont
causé le mal dont souffrent nos départements d’outrager.
Si ; profitant de l’influence que les événements leur
avaient donnée sur des esprits faibles et crédules, ils
leur avaient appris que le travail est la loi de l’humanité,
que le travail procure l’indépendance a l’homme
et assure la liberté du peuple, les anciens esclaves, devenus
citoyens, n’auraient pas déserté l’atelier ni la
culture.
 
On a préféré lancer ces pauvres diables dans le mouvement,
leur parler de leurs droits sans jamais leur
dire un mot des devoirs que ces droits leur imposent,
si bien que la masse ignorante a. pu dire hautement :
—.Pétais contraint de travailler autrefois quand j’étais
esclave. Maintenant libre, je ne veux plus rien faire.
~ 18
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/322]]==
 
Or, si les anciens cultivateurs coloniaux se croisent
les bras, la conséquence logique de leur attitude est de
forcer les propriétaires à les remplacer par des immigrants
décides* à travailler. Je ne vois donc que d’autre
solution à cette grave question. Il ne s’agit que d’améliorer
les procédés de l’émigration, qui peut avoir des
vices mais qui est perfectible comme toutes les choses
humaines et qui, en tous cas, est eussi morale que
la traite étaitodielse et l’esclavage monstrueux.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/323]]==
 
 
CHAPITRE LH
 
LE GONGÉ.
 
Les absents ont toujours tort, si l’on en croit la sagesse
des nations ; je devais éprouver a mon tourla
vérité du proverbe. À Mes longues absences réitérées
avaient été mises a profit par mes ennemis et surtout
par mes obligés, et je sentis, vers la fin de l’année 1853 ;
une certaine froideur s’établir dans mes relations avec
Phôtel du gouvernement..
 
Dénué d’ambition, ne faimnt jamais de : ele hors de
propos, incapable de flatter la puissance, me moquent
volontiers des démonstrations de servilité que je voyais
se manifester sous mes yeux, je devais fatalement provoquer
Pexplosion d’une hostilité trop longtemps comprimée ;
une ligue se forma contre moi. Je la prévis
avant son éclosion et je ne fls rien pour l’empêcher.
Mes adversaires, admirablement servis par mon in ;
différence, trouvèrent mille occasions pour une, de faire
naître la déflance là où régnait la plus sympathique
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/324]]==
affection. Le mois que je passai aux Nelgheries, les
quelques jours de mon excursion dans le Tanjaour, un
autre mois consacré a remplir une mission au Bengale
donnèrent à la médisance le temps nécessaire pour preduire
tout son effet..
 
Il m’aurait sufii d’une courte explication pour changer
l’état des choses et bouleverser le complot. Je dédaignai
de la demander et je m’arrangeai pour qu’on ne
me l’offrit point. À partir de cette époque, je ne reçus
plus que les visites de quelques amis restés fidéles ;. je
rompis ouvertement, non-seulement avec les malveil-Iants
mais aussi avec les indécis et les poltrons. Seuls,
les Indiens me témoignèrent une touchante sympathie
pour la part très-active due j’avais prise à la mesure
qui avait consacré leurs droits en diminuant leurs
charges.
 
Je n’assistai donc 'plus aux dîners du gouvernement
que comme un invité ordinaire, à titre officiel, et lorsqu’il
ne me fut pas possible de décliner l’invitation. Je
m’abstins désormais de paraître à ces bals dont j’étais
autrefois le commissaire obligé. Les dix-huit mois que
j’avais*vécu dans l’Inde commençaient même a me peser
beaucoup, et je revais a une combinaison qui me permit
de reprendre la route de France lorsqu’une indisposition
vint à. mon aide..
 
Gette indisposition n’était qu’un prétexte, mais je
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/325]]==
m’en servis avec une certaine habileté. U n matin, j’allai
rendre visite à l’amiral de Verninac, qui me reçut fort
bien ; je lui communiquai mon désir de quitter la celonie,
où, lui dis-je, je n’ai plus de services à. rendre ni
au pays, ni à la population, ni a vous.
— Vous auriez tort, me dit l’amiral, d’abandonner la
position que vous oceupez ici. Quoi que vous supposiez,
mes sentiments pour vous sont restes les mêmes, et rien
ne les changera. Seulement, ayant usé de la collaboration
de bien des gens, je crois qu’il est d’une bonne politique
de vivre avec eux sur le pied de la cordialité.
Imitez-moi et vous serez tranquille.
 
— Je me sens peu propre à me montrer gracieux à
l’endroit des gens dont vous parlez, amiral ; je suis malade ;
je sens la nostalgie m’envahir, et comme je me
suis surmené, toutes les fatigues passées' m’accablent à
la fois.
 
— Cependant tout le monde se trouve bien ici.
— Oui, ceux qui s’en tiennent à la vie négative ; mais
songez aux courses auxquelles je me suis livré coup sur
coup. On ne se meut pas impunément dans l’Inde comme
en Europe. Vous m’avez envoyé à Dacca, loge française
située au nord-est de Calcutta, sur les confius du Bengale
et du pays d’Assam, parce que la tradition prétendait
qu’en évacuant ce point les Français y avaient enterré
des trésors. J’ai fait faire des fouilles qui ont duré
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/326]]==
une quinzaine de jours et sont restees infructueuses. En
passant, j’ai profité de l’occasion pour visiter notre
comptoir dfïanaon, sur la cote d’orixa, et notre loge de
Mszulipntam, dans les Gireurs.
 
— De superbes pays, interrompít l’amiral.
— Très-beaux, en efllet, mais Mazulipatam est à Cent
dix lieues de Pondichéry, et j’ai accompli cette traite
pour voir une maison de garde surmontée d’un pavillon
français, deux petits terrains habites par deux cents
Indiens et une aldée de quelques familles, Francepett
(Pett, en. tamoul, signifie bourg), grande comme une
des places de Paris.
 
"— Yanaon est une ville charmante peuplée de sept
mille habitants.- Tout à. fait charmante, précisément parce qu’elle
est bâtie au confluent du Godavéry 'et de la rivière
Goringny, mais il faut aller la chercher à trente lieues
au-dessus de Mazulípatam, sous un climat accablant, et,
comme je remplis mes missions en conscience, j’ai parcouru
les 1430 hectares de son territoire par un soleil
à rotir un troupeau de bœuls en marche.- Juger par soi-même est une excellente chose ;
vous etes revenu convaincu que ce comptoir est bien
place, que son sol est très-fertile et qu’on y fabrique
des tissus et des statuettes en cuivre, en bois et en
ivoire, qui ne manquent pas de mérite. Enfin, ne per-
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/327]]==
des pas de vue qu ?Yanaon faisait partie' autrefois * dela
province.de Goiconde, fameuse par ses diamants et pzlr
ses richesses de toute sorte." ., . ›.
 
=.«-«De slà, * je me suis rendu à Ghandernagor, puis a
Calcuttai afin de solliciter du vice-roi des Indes l’auterisation de
porter nos fouilles en dehors de notre loge
de Dacca et d’opérer, au besoin, sur le territoire
. -› Nhubliez point, interrompit l’amiral, que vous
aves sollicité vous-même la mission que - avez
remplie. Vous désiriez voir le plus possible de ce pays
fécrique ; Sur la courte distance qui sépare Calcutta de
Chandernagor, vous avez visité, sur la rive gauche de
Plfloogly, l’ancienne- ville de Sérampour, bâtie par les
Danois, .et la grande imprimerie où une corporation
d’anabaptistes tire chaque année la Bible à des millions
d’exemplaires. Sur la rive droite, vous avez admiré la
villa de plaisance du vice-roi, Barrackpour, avec son
parc immense, ses volières, sa ménagerie, < ses fermes
et tout eequ’on y a entassé de rare et de précieux.
— Certes, je ne me plains pas, amiral, d’avoir vu
tout cela ; ce sont autant de souvenirs amoncelés dans
les casiers de ma mémoire ; mais j’ai voulu inspecter
nos cinq loges du Bengale situées à des centaines de
lieues l’une de l’autre. Il en coûterait moins de fatigue
à un homme de faire trois fois de suite le tour de la
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/328]]==
France que d’aller de Gassimbazar à Balasnre, de Jougdia
à Patna. Je ne suis pas non plus fâché d’avoir franchi
trois ou quatre bras de l’Hoogly et d’avoir passé le
Gange pour atteindre Dacca. Mais j’ai été très-éprouvé
par ces courses, par l’humidité et par la chaleur. Je sens
que j’ai besoin de l’air natal pour me remettre, et je
vous prie de m’accorder un congé.
 
— Sauf les cas bien constatés de maladie qgrave, nos
règlements s’opposent a ce qu’un congé soit accordé à
un fonctionnaire avant qu’il ait accompli cinq années
de résidence.,
 
— Je me verrai donc contraint de donner ma démission.
— Pour rentrer en France à vos frais ! Avez-vous
les quatre ou cinq mille francs nécessaires à votre rapatriement ?
*
 
— Je n’ai pas la moindre économie. A *
Le cas était embarrassant. Cependant l’amiral comprit
que ma résolution était irrévocable, et il me promit de.
chercher un biais. Le lendemain même le biais était
trouvé. L’amîral s’entendit avec l’ordonnateur, le commis aire
de la marine Moras, qui était resté de mes amis ;
ils firent appeler le chef du service de santé qui constata,
après un court examen de ma personne, la maladie
grave que je lui désignai ; puis, a la prochaine réunion
du conseil de gouvernement, lecture faite du rapport du
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/329]]==
médecin, un congé de six mois à passer en France me
fut voté à l’unanimité. Ce vote impliquait celui d’un
crédit pour mes dépenses de voyage..
Enchanté de se séparer de moi, le contrôleur Robert
ne fit aucune objection ; il vota même le congé ; on
m’a assuré, depuis, qu’il avait adressé un rapport contraire
aucontroleur en chef à Paris, et j’ai lieu de croire
à ce rapport, puisque mon congé ne fut pas approuvé et
qu’une depeche prescrivit au gouverneur d’infliger un
blâme à l’ordonnateur qui Pavaít proposé.-Or,
lorsque la depeche parvint à Pondichery, l’amiral
était en tournée dans les districts de Karikal ; les fonctions
de gouverneur étaient exercées intérimaire ment par
Pexcellent M. Moras qui n’aura pas manqué sans doute
de se décerner à lui-même le suif, comme on dit en
langage maritime, dont le ministre donnait l’ordre au
chef de la colonie de lui transmettre l’expression.
 
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/330]]==
 
CHAPlTRE Lili
 
~ iunswnnnIefixai mon' départ au I°janvier 1854, à une heure
du matin. Cette précaution me dispensait des visites
officielles du jour de l’an, aussi ennuyeuses qu’inutiles.
Je me bornaia convier mes fidèies à diner, le 31 décembre,
à la gamelle. Ma dernière soirée à Pondichéry
fut ainsi conseeréeà ceux que j’aimais. J’éprouvai un
sentiment de joie très-vive ame voir entouré, 'au moment
de dire un éternel adieu au pays, de cœurs émus et àserrer des mains loyales.
La reconnaissante affection de la population indienne
7
 
me ménageait une autre satisfaction. Il est d usage que,
dans la nuit qui précède le 1{{er}} janvier, les serviteurs
hindous couvrent de feuillages et de fleurs la maison du
maître qu’ils veulent honorer. Le bruit de mon départ
s’était répandu dans la ville et, cette fois, les habitants
de la ville noire se chargèrent de remplir la tâche dévolue
aux gens du service intérieur. Voulant que ma maison
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/331]]==
fût ornée a temps, des escouades de coolies vinrenty
travailler pendant le diner ; Ils opérèrent avec tant de
discrétion, que je ne me doutai pas un seul instant de la
surprise qui n’attendait : a la sortie.
 
Obéissant à l’affection que j’avais su leur inspirer, mes
domestiques avaient sollicité comme une faveur de
m’accompagner jusqu’à Madras, -où je devais prendre le
paquebot anglais. Mon dobachi avait organisé notre caravane.
Des charrettes a bœufs, chargées du bagage que
ÿemportais avec moi en France, et mes ayas m’attendaient,
vers deux heures, à la halte la plus voisine, où
il était convenu que je les rejoindrais en palanquin..
À l’heure fixée, ayant pris congé de mes amis, jc
montai dans mon palanquin au milieu d’une foule immense
composée d’indigent›es, qui me saluèrent de leurs
acclamations. Plusieurs centaines de torches éclairaient
cette scène ; mon hôtel, de la base au faite, était couvert
de verdure. avec toutes leurs branches et leurs fruits.
La porte cochère était encadrée de cocotiers et de palmiers.
Mes porteurs eurent une peine infinie à se frayer
un passage à travers cette multitude, et, lorsqu’ils purent
s’élancer au pas rapide et régulier qui distingue leur
caste, la plus grande] partie des assistants se mirent a
leurs trousses en faisant retentir l’air de vivats prolongés.
Patleignis ainsi le Bengalow, où stationnaient mes
voitures et la moitié de ma maisonnée, ayant pour
cortège tous mes autres serviteurs et quelques milliers
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/332]]==
d’Indiens agitant leurs torches et criant de toute la
force de leurs poumons :
 
— Saheh ! Sahebl Adieu, saheb !
 
La même scène se renouvela, lorsque, ayant renvoyé
mon palanquin, mes charrettes se mirent en marche. Je
poi-tai la main sur mon cœur en signe d’adieu a la foule,
qui reprit lentement le chemin de Pondichéry. À partir
de ce moment, la marche de mon équipage prit l’allure
calme et majestueuse qui convient à des bœufs traînant
une grandeur déchue, et j’arrivai à Madras sans autre
incident que celui qui m’attendaitàSaint-Thomé, sur
l’une des hauteurs qui dominent la ville.
Un corps d’armée de la Compagnie s’y livrait à des
manœuvres au moment où ma caravane défilait. La
musique d’un régiment de higlanders se fit entendre
alors ; ce fut un chant français très-connu qui frappa
mon oreille. On. aurait dit que la musique n’attendaîtque
mon passage pour le saluer d’un air de mon pays : cet
air étaitle Chant des Girondins, dont les rues de Paris
avaient si longtemps retenti.
 
Malgré moi, je me mis à répéter ces paroles :
Mourir pour la patrie l '
 
J’allais la revoir : deux larmes tombèrent de mes
yeux. V
 
À peine installé dans un hôtel modeste, laissant mes
domestiques prendre les dernières dispositions pour un
0
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/333]]==
séjour qui devait être de courte durée, je me dirigeai
vers la demeure d’un honorable négociant français,
établi à Madras depuis longtemps, et pour lequel j’avais
une lettre de recommandation et de crédit. En même
temps que la banque et les opérations d’importation et
d’exportation, M. Lecot exerçait les -fonctions de.vice consul
de France dans ce port. Ses compatriotes sont
unanimes pour louer la façon dont il remplit cet important
mandat. » '
 
Généreux autant que riche, M. Lecot est venu en
aide à bien des misères. Le titre de Français était à ses
yeux un titre a sa bienveillance. Il eut l’obligeance de
me conduire lui-même à l’agence de la malle afln d’arrêter
mon passage sur le paquebot attendu le lendemain,
dej Galcutta. ! J’acquittai le prix du transport
jusqu’à Marseille, et, tranquille de ce cote, je m’apprêtai
à prendre congé de mon guide en le remerciant
de sa complaisance, mais l’excellent homme ne l’entendait
pas ainsi. 4
 
— Il est a peine dix heures du matin, me dit-il,
vous avez toute la journée a vous. Je veux que vous
déjeuniez avec moi.
 
J’essayai vainement de décliner cette otïre.
— Je n’admets point de défaite, ajouta-t-il ; vous me
désobligeriez fort en n’acceptant point. Nous irons déjeuner
a ma villa, qui est à trois milles de la ville ; je
vous présenterai à ma femme et a ma famille. Je vous
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/334]]==
promets de vous ramener à quatre heures au plus tard
et de vous rendre votre liberté ;>jusque-là, vous êtes
mon prisonnier. i
 
En quelques minutes, une élégante victoria, menée
par des chevaux rapides, nous entraina à la villa
de l’honorable M. Lecot, .petit palais de marbre dans
laquelle tout ce que le luxe peut enfanter de merveilles
était réuni. Un goût exquis avait présidé à l’ameublement
de cette délicieuse retraite cachée au milieu des
fleurs les plus rares.
 
La maîtresse de la maison se montra d’une grâce
charmante pour son convive improvisé. Après un déjeuner
somptueux, mademoiselle Lecot, blonde jeune
fille aux traits délicats et agréables, a la taille svelte et
bien prise, dont l’attitude et la toilette révélaient la distinction
native, nous fits-ntendre quelques romances en
s’accompagnant sur le piane. ' V V
 
Aitrois heures et demie, la voiture qui nous avait
*amenés vint nous prendre ; je dis adieu à ces dames
et, à quatre heures précises, je me retrouvai au centre
de la ville. Je serrai une dernière fois la main à
M. Lecot et je me hâtai de rentrer chez moi afin de
consacrer la soirée à mes gens.
 
Je réglai leurs gages en y ajoutant une large gratification ;
je rendis la volée à mes ayas, qui reçurent en
bijoux des dots suffisantes pour qu’elles pussent se
choisir des maris. Le lendemain, ma maison tout en-
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/335]]==
tière m’accompagna jusqu’à la schelinguer qui devait
me faire franchir la barre et me conduire au paquebot.
Les adieux furent déchirants. Mes ayas pleuraient et
sanglotaient sans qu’aucune phrase parvint a calmer
leur désespoir ; mes coolies embrassaient mes vêtements.
Antou et le cuisinier tenaient chacun une de
mes mains et les couvraient de baisers. En manière de
dénouement, un Indien accourut comme je franchissais
le bord de la schelinguer et me remit un pli cacheté.
Ce pli était une adresse des notables indigènes de
Pondicbéry, par laquelle ils me suppliaient d’agréer
l’expression de leur profonde gratitude, me recommandaient
de me souvenir d’eux et me donnaient l’assurance
que mon nom resterait a jamais gravé dans leurs
cœurs. A
 
Ces braves gens n’avaient pas osé me faire remettre
ce témoignage de leur affection sur le territoire français,
de peur de blesser quelque susceptibilité malveillante ;
ils avaient chargé un émissaire de me l’apporter
à Madras au moment même de Pembzirqtlement.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/336]]==
 
CHAPITRE LÎV i
 
sun LE srnausn
 
Je n’etais pas aussi largement installe sur l’Himalaya
que je l’avaís été sur le steamer qui m’avait amené de
Suez à Madras, près de deux ans auparavant ; ma cabine
était beaucoup moins spacieuse ; je manquais de
baignoire, et cependant je m’y trouvai mieux, parce
que Pflimalaya me ramenait vers la terre natale.
il y avait à bord de l’encombrement ; les passagers
étaient nombreux. C’était, pour la plupart, des officiers
et des agents de la Compagnie se rendant en congé en
Angleterre ; des paootilleurs allant faire leurs achats ;
de riches familles de Sumatra et de Bornée et quelques
colons d’Australie, entre autres un évêque espagnol in
pœrtibus infidélité, venant des Philippines.
Ge prélat, petit et barbu, s’était mis en route pour
Rome avec un bagage considérable ; il trainait avec lui
des animaux peu domestiques, destinés au pape, et, il
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/337]]==
ne s’occupa guère que de ses bètes pendant toute la traversée.
 
Ici trouve naturellement sa place une observation
que tous les voyageurs ont pu faire, qui doit choquer
fortement l’esprit français imhu du sentiment de -Pégalilé.
Les navires de toutes les nations, qui admettent
des passagers à leur bord, ont diverses classifications
pour ces passagers qui sont répartis selon des tarifs
déterminés. Il n’est point humiliant chez nous d’ctre
placéà la troisième ou quatrième classe ; cela prouve
seulement qu’on n’a pas assez de fortune pour prendre
la première oula seconde.
 
Nos voisins ont un autre système qui montre une fois
de plus combien ils sont formalistes et aristocratiques.
Sur leurs steamers, il n’y a qu’une classe, dont le tarif
est très-élevé, la classe des gentlemen et des ladies ; au-dessous,
on ne trouve que les cases pour les domes«tiques,
nourris de la desserte de la table, et encore pour
être admis dans cette fosse commune est-il nécessaire
de justifier qu’on est la chose de quelqu’un.
Il résulte de ce système qu’un fort honnête homme,
qui n’aurait pas quatre ou cinq mille francs pour payer
son passage normal, serait obligé - c’est le règlement
et il est inflexible - de prier un passager ou un officier
de le faire inscrire comme son domestique. N’être pas
riche, en Angleterre, est un malheur bien plus terrible
que chez nous où l’homme bien élève n’est déplacé
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/338]]==
nulle part et n’est pas assimile à un laquais, parce qu’il
n’a pas la bourse très garnie. 'È
 
Parvenu à Aden, notre steamer reçut à son bord un
supplément de voyageurs provenant de lá malle accessoire
de Maurice. Quelques-uns des nouveaux venus
étaient Français et arrivaient en ligne directe de l’île de
la Réunion ou de Madagascar ; parmi eux se trouvait un
autre prélat, Mgr Desprez, evêque de Saint¿Denis, qui
se rendait également à Rome..
 
Mgr Desprez, qui occupe depuis près de vingt ans le
siège archiépiscopal de Toulouse, était jeune a l’époque
où je fis sa rencontre à Aden, paraissait fort instruit et
aimait beaucoup à causer. Sa conversation était aussi
variée d’élégante.
 
Notre traversée de la mer Rouge et le voisinage de
l’Arabie servirent de texte à nos entretiens. Prenant
pour base de sa démonstration la position qu’occupe la
fontaine de Moïse, il m’indiqua l’endroit où avait du
passer le peuple hébreu, fuyant la persécution, et où
l’armée de Pharaon fut engloutie par la marée montante.
Vers la fin de janvier 1854, lorsque nous débarquâmes
à Suez, nous trouvâmes sur ce point, où se
condensent la chaleur du désert et celle de la mer
Rouge, une température inconnue aux habitants de la
haute Égypte. Le froid était très-vif“et même rigide. La
boue qui couvrait les rues s’était congelée. Çà et là›
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/339]]==
à notre grande stupéfaction, nous mettions le pied sur
des plaques de glace.
 
Jamais, de mémoire d’homme, on n’avait vu de glace
sur ce point. La population était consternée et abasourdie ;
plusieurs fellahs moururent de froid ; un très«
grand nombre se trouvèrent tort incommodés de ce
renversement des lois atmosphériques, et moi-même je
me sentis indisposé. ~ `
 
C’était de ma faute..Vuvais quitté l’Inde sans prévoir
ce rigoureux hiver ; j’étais surtout loin ide me douter
qu’il se donnerait la peine de venir à má rencontre
jusqu’à Suez, qui est l’an des endroits du globe ou la
chaleur est le plus intolérable en toutes saisons. p
Dans les colis assez lourds qui n’accompagnaient, je
n’avais que des vêtements de toile légère, et il ne m’a¢
vait pas été possible de m’en procurer d’autres avant
de quitter Pondichéry, où le drap n’est connu que de
réputation etne résiste pas longtemps aux piqûres des
insectes.. ' V
 
Pour traverser l’Égypte, transformée en Sibérie, le
n’avais doncpà ma disposition que des habits et des
pantalons blancs peu en harmonie avec la température.
Je suppléai à l’insuffisance de l’étoffe en aocnmulnt
vêtements sur vêtements, et, malgré cette précaution,
le froid me fit cruellement souffrir, surtout dans
le désert.
 
Un incident vint nous distraire un peu lorsque nous
\.
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/340]]==
ne fùmes plus qu’a trois ou quatre lieues du Caire.
L’évêque espagnol s’aperçut que ses domestiques
avaient laissé s’échapper deux autruches. Il demanda a
grands cris des chameaux et rebroussa chemin a la
poursuite des fugitives. »
 
Gonvaincn que le prélat et ses gens, aussi ignorants
que lui de la topographie du désert, ne manqueraient
pas de s’y perdre, nous nous élançâmes, cinq ou six
jeunes gens et moi, sur les traces des imprudents ;
mais en nous hissant sur de s chameaux, nous eúmes le
soin de prendre avec nous deux ou trois guides..
Nous allâmes très-rapidement a travers les sables
recevant en plein visage les tourbillons glaces soulevés
par le vent, et ce n’est qu’au bout de deux ou trois
heures que nous rencontrâmes nos chasseurs égarés.
L’intrépide monseigneur avait reconquis ses deux autruches
et les tenait triomphalement en laisse. Notre
caravane gagna le Caire, et nous arrivâmes juste a
temps pour reprendre place dans le convoi qui ne nous
aurait pas attendus. t
 
Une fois à Alexandrie, j’aperçus dans le port, a cote
d’un immense steamer qui chauffait, l’un des paquebots
des Messageries. Ce dernier repartait le lendemain pour
Marseille ;, la vue du pavillon m’inspira la plus violente
9
 
envie de faire la traversée d’Alexandrie à Marseille sur
un bâtiment français.
 
Il y avait un rnois que je n’entendais parler qu’an-
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/341]]==
glais I. L’éternel Tea, les inévitables sandwichs, les
plums, à peine cuits et si indigestes, qui forment la
based de l’alimentation britannique, commençaient à
m’inspirer de la -répugnance. Aussi, quoiqiíe mon
passage fût payé d’avance sur le steamer qui devait
déposer à Marseille les malles pour Londres, ÿarrêtai
Pembarquementde mon bagage, et ÿattendis le lendemain
dans une hôtellerie. 1
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/342]]==
 
CHAPITRE LV
 
LE RETOUR
 
L’amour du pavillon ne me réussit pas ; je puis
avouer aujourd’hui que mon idée ne fut pas heureuse.
Sa mise à exécution me coúta d’abord un second passage.
Puis nous fúmes pris, presque à la sortie du port
d’Alexandrie, par une tempête terrible qui.ne nous
permit ni d’avancer, ni de revenir au point de départ ;
de sorte que, pendant une douzaine de jours, hors
d’état de se conduire et ayant dévoré à peu près sa
provision de charbon, impropre à tenir en panne, notre
paquebot fut ballotté tantôt vers Messine, tantôt vers
Malte, tantôt vers la cote d’Afrique. V-Il
ne m’est pas possible de dire le déplorable état
dans lequel se trouvaient les passagers entassés dans
leurs cabines ; ils étaient horriblement malades, s’inquiétant
peu de leurs voisins et de l’existence de tous
mise en péril sérieux.
 
Personne ne parut à table pendant cette longue
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/343]]==
tourmente, qui provoqua de la part d’un vieux matelot
breton l’exclamation suivante :
 
—Ils disent que la Méditerranée c’est comme de
l’huile ? quelle s...-t-huile 1
 
Nous nous tenions accroupis sous l’entre-pont, dans
une obscurité profonde, car le navire était couvert
d’immenses prélarts destinés à recevoir et à faire écrouler
les montagnes d’eau qui l’envahissaient à chaque
instant. Enfin, j’entendis donner l’ordre d’abattre les
mats, et cet ordre souna mal à mes oreilles.l’interrogeai le capitaine qui me répondit :
— Je crois que nous sommes* à la hauteur de la Valette.
Comme je n’ai plus de charbon à—bord, je fais
préparer le combustible pour entrer dans le port, si
nous parvenons à rencontrer son embouchure.
L’ouragan nous avait heureusement poussés devant
Malte et nous pûmes atteindre le mouillage en chantant
la machine avec notre mature. Il était temps !
officiers et matelots étaient sur les dents ; les passagers
n’avaient pas quitté la position horizontaleyle bâtiment
avait d’assez graves avaries et ne pouvait continuer
son voyage.
 
La plus grande activité régnait alors à Malte où les
Anglais faisaient leurs préparatifs pour la guerre 'de
Crimée. Le port était littéralement encombré d’innombrables
colis qui étaient amoncelés sur les quais. Au
milieu de ce désordre, l’évêque de Saint-Denis fem-
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/344]]==
barqua pour Givita-Vecchia. Quant à nous, nous reslàmes
à Malte, en attendant qu*un autre paquebot vint
nous chercher. A
 
Nous y étions encore lorsqu’une dépêche de Rome
vint réclamer l’un des colis de l’évêque espagnol qui,
ayant suivi sa route sur le steamer, avait précédé son
collègue dans la ville éternelle. On chercha vainement
cette malle, mais on eut bientôt la de de l’énigme. La
malle du prélat était repartie pour l’Égypte, à la suite
d’un ouvrier boulanger, tandis que l’évêque avait emporté
à Rome le bagage de cet ouvrier. W
 
Qu’on juge de sa stupéfaction, lorsqu’il voulut revétir
ses vêtements pontificaux pour se rendre au
Vatican, et qu’il ne trouva sous sa main que les hardes
d’un mitron. Cette erreur fut bientôt réparée, et les
deux voyageurs rentrèrent, quelques jours après, en
possession de leurs colis.
 
Pendant notre relâche dans le port de la Valette, le
vent s’était calmé, la mer était devenue moins houleuse ;
mais le froid sévissait avec une intensité croissante.
Un officier du paquebot eut pitié de moi et me
préta un vieux caban que j’endossai sur ma série de
pantalons blancs. Ce caban me maintint à la température
de la glace ; je ne descendis plus a vingt degrés
au-dessous de zére.
 
Au moment précis de l’appareillage, un prêtre monta
ù bord avec un billet de seconde classe pour Marseilleg
==[[Page:Chauvet - L Inde française.djvu/345]]==
 
J’ai déjà dit que l’encombrement était énorme en quittant
Alexandrie ; à Malte nous avions pris un supplément
de voyageurs. L’un des domestiques du paquebot,
las de chercher une case pour le dernier venu, le tit
entrer dans une cabine à huit lits qui était pleine de
monde.
 
— Mais, mon ami, dit le prêtre, il n’y a pas de place
la-dedans.
 
— Installez-vous pour le moment, répondit le garçon
qui était provençal et goguenard ; à Marseille, nous
verrons......
 
Il le poussa dans la cabine où l’abbé fut forcé de
s’installer comme il put. l’arrivai transi à Marseille, où j’appris que le steamer
anglais avait mouillé à l’heure réglementaire. Ainsi,
j’avais payé deux fois mon passage et j’arrivais avec
quinze jours de retard, ayant subi, pendant ces quinze
jours, un froid sibérient N’y pouvant plus résister, je
laissai aller mon bagage à la douane ; je me précipitai
dans une maison de confection, la première venue, et
j’en sortis aussi lourdement vêtu que je' l’étais légèrement
avant d’y entrer.
 
Je me rendis immédiatement chez mon ami le chanteur
du Nil, que je trouvai dans une jolie boutique d’armurerie
dé la rue Paradis. En voyant descendre de voiture
à sa porte un personnage couvert de fourrures des