« Goffin, ou le Héros liégeois » : différence entre les versions

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Goffin, ou le Héros liégeois


INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.


GOFFIN,


ou


LE HÉROS LIÉGEOIS,


PAR M. MILLEVOYE ;


Pièce qui a remporté, au jugement de la Classe de la Langue et de la Littérature Française de l’Institut Impérial, le Prix extraordinaire, proposé pour le meilleur ouvrage de poésie, sur le généreux dévouement d’Hubert Goffin et de son fils.

Séance publique du 10 septembre 1812.


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.... Celebrare domestica facta.
Hor. de Arte Poet.

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Un voyageur pensif, aux plages solitaires
Errait, s’abandonnant à ses chagrins austères,
Et d’un cœur né sensible autant que généreux
Déplorait chaque jour le présent douloureux.
Il avait vu par-tout le barbare égoïsme,
Par-tout la vanité sous le nom d’héroïsme,

Par-tout la haine ardente et la froide amitié,
Et l’hypocrite orgueil affectant la pitié ;
Et déjà succédaient aux fleurs de sa jeunesse
Les fruits souvent amers de la triste sagesse.
 
Un jour que loin du monde égarant son ennui
Il fuyait, fatigué des hommes et de lui,
Près des murs que la Meuse embellit et partage,
Il s’arrêta. Debout sur un tertre sauvage,
Il mesurait de l’œil le ténébreux, séjour
Où l’homme, s’exilant de la clarté du jour,
Va puiser ces charbons dont l’utile bitume
En des forges sans nombre incessamment s’allume,
Et par qui l’industrie obtient d’un fer grossier
Le glaive protecteur et le soc nourricier.
Alors passe un vieillard : sur son front se déploie
Je ne sais quel mélange et de trouble et de joie ;
Il regarde le ciel, et son œil satisfait
Semble bénir le ciel de quelque grand bienfait.
L’étranger l’interroge ; et de la sombre voûte
Le vieillard en silence avec lui prend la route.
Il commence en ces mots le fidèle récit :

« Voyez-vous cet abîme où l’ombre s’épaissit ?

Là des rocs sulphureux l’onde perçant la veine
Inonda par degrés l’enceinte souterraine,
Et le trépas bientôt de toutes ses horreurs
Enveloppa dans l’ombre un peuple de mineurs.
Tout pâlit, tout s’empresse ; et la foule éperdue
Aux cables surchargés s’attache suspendue.
Son fils entre ses bras, le généreux Goffin
Du gouffre épouvantable allait sortir enfin ;
Mais ses amis !… « Hélas ! ils ne pourront me suivre ;
« Je veux les sauver tous, ou ne pas leur survivre. »
Il dit, cède sa place, et court avec son fils
Frapper du fer aigu les rochers endurcis.

« Cependant au dehors la cloche des alarmes
Rassemblait les vieillards et les femmes en larmes.
L’habile ingénieur, par de sages travaux,
Opposait une digue aux menaces des eaux,
Tandis que par pitié les magistrats sévères
Écartaient de ces bords le désespoir des mères.
Les ouvriers nombreux, dont ils règlent l’ardeur,
Des mines d’alentour creusent la profondeur
Dévoûment sans espoir ! leur main découragée,
Par l’utile boussole à peine dirigée,
Ne creuse le rocher qu’avec un lent effort.

Ils appellent… Tout garde un silence de mort.
Le salpêtre deux fois s’allume, éclate et gronde ;
Son bruit détonne au loin sous la terre profonde ;
C’est en vain : le bruit meurt, et l’espoir avec lui.
Déjà du second jour la dernière heure a fui ;
La nuit s’achève, et l’ombre a fait place à l’aurore.
On s’arrête, on écoute, on n’entend rien encore.

« Hélas ! les malheureux dans l’abîme plongés
Perdent aussi leur plainte et leurs cris prolongés :
Bientôt l’air que leur bouche avidement respire,
À leurs poumons brûlans ne pourra plus suffire.
Suffoqués des vapeurs de l’étroit souterrain,
Par la soif consumés, dévorés par la faim,
L’un cherche sous la voûte, aux bords de l’onde impure,
D’un cadavre récent l’effroyable pâture :
Du pic laborieux l’autre ronge le fer,
Ou du flanc des rochers aspire un sel amer :
D’autres, aux profondeurs de ce gouffre homicide,
En hurlant vont puiser une boisson fétide :
D’autres, muets, l’œil fixe, et les traits sans couleur,
Du flambeau qui décroît observent la pâleur ;
Et chacun, abjurant des travaux inutiles,
Disait : « S’il faut mourir, mourons du moins tranquilles ».

Tous, à ces derniers mots, tombent anéantis ;
Ils allaient périr tous !.... L’un d’eux était mon fils.

« Ensevelis vivans dans l’ombre sépulcrale,
Il leur semblait encor revoir par intervalle
Le toit qu’ils délaissaient au retour éclatant
De l’astre qui pour eux ne brillait qu’un instant,
Les bois accoutumés, le fleuve, la montagne,
Et le vallon paisible où souvent leur compagne,
Le soir, en répétant quelque refrain joyeux,
Son enfant sur son sein, venait au-devant d’eux.
 
« Mais Goffin vit encore ; et sa persévérance
À tant d’infortunés tiendra lieu d’espérance.
Prodigue de secours et de soins consolants,
Il cherche à ranimer ses compagnons tremblants,
Implore tour-à-tour le frère pour le frère,
Le père pour son fils, et le fils pour son père,
Promet de les ravir à l’abîme profond....
Aucun d’eux ne se lève, aucun d’eux ne répond.
« Eh bien, s’écria-t-il, lâches ! je vous pardonne.
« Viens, mon fils, travaillons pour qui nous abandonne :
« Ils sont tous des enfans ; sois homme pour eux tous, »
Il s’arme, et les rochers ont mugi de ses coups.

Du fer qui les meurtrit ses mains sentent l’outrage ;
Son fils baise ses mains, en lui disant : courage !
Quand un bruit plus sonore, éclatant sous le fer,
Annonce tout-à-coup les approches de l’air :
À ce bruit imprévu la troupe se ranime ;
Tous les bras à-la-fois veulent percer l’abîme ;
Il s’ouvre.... ô désespoir ! c’est le jour qu’on attend,
C’est la mort que l’on voit, la mort que l’on entend.
L’air embrasé frémit, se précipite et tonne ;
Du phosphore azuré la flamme tourbillonne :
Tous reculent d’horreur ; et leur dernier flambeau
Les plonge, en s’éteignant, dans la nuit du tombeau.

« Amis, disait Goffin, à ce péril funeste
« Essayons d’opposer la force qui nous reste.
« Si nul effort humain ne nous peut secourir,
« Nous reviendrons ici nous étendre et mourir. »
Il disait ; mais sa voix n’était pas écoutée :
« Retire-toi, criait la foule épouvantée ;
« Ne nous impose pas des tourmens superflus.
« Sans toi depuis long-temps nous ne souffririons plus. »
Ils osent, les ingrats ! dans leur aveugle rage,
Prodiguer à Goffin la menace et l’outrage !
Que dis-je ? sur sa tête ils sont prêts à lever

L’instrument de labeur qui les pourrait sauver.
Lui, sans trouble, et touché de leur seule infortune :
« Viens, mon fils, viens finir une vie importune.
« Ils l’exigent ? eh bien ! livrons-les à leur sort ;
« En les privant de nous précipitons leur mort. »
Alors vous eussiez vu redoubler les alarmes,
La menace expirer et se changer en larmes,
Et les séditieux, se traînant à genoux,
Crier, les bras tendus : « Goffin ! protégez-nous. »
Quelques-uns, dans l’accès de leur morne délire,
Prolongeaient tristement un effroyable rire ;
Quelques-uns promettaient à la Vierge des cieux
Et la sainte neuvaine et les dons précieux ;
D’autres avec ferveur juraient par ses images
D’accomplir, les pieds nus, de longs pèlerinages ;
Les orphelins entre eux se répétaient toujours :
« Nos mères sont au ciel, et veillent sur nos jours. »
Les enfans recevaient, avant l’heure dernière,
Les bénédictions et l’adieu de leur père.
De leur père !.... et mon fils mourait loin de mes bras,
Sans que du moins ma bouche eût béni son trépas.

« Mais le jeune Goffin lève un front intrépide ;
Son cœur n’est point ému, son œil n’est point humide.

De leur abattement il les fait tous rougir :
« Est-ce à nous de pleurer quand nous pouvons agir ?
« Frappons ; voici la route. » Et sa voix consolante
Semble ressusciter leur force chancelante.
On le suit ; plus d’effroi, plus d’oisive langueur ;
L’espoir aux bras lassés rend toute leur vigueur.
Un bruit vague, ô transports ! a frémi sous la roche ;
De moment en moment il s’augmente, il s’approche ;
L’oreille peut du fer compter les coups pressés ;
La voix répond aux cris des deux parts élancés ;
Et le dernier effort va briser la barrière
Qui de l’affreuse nuit séparait la lumière.
Les sombres flancs du roc s’entrouvrent, et le jour
Par le bruit de la foudre atteste son retour.
« Ils sont sauvés ! » s’écrie une foule enivrée ;
« Sauvés ! sauvés ! » répond la troupe délivrée.
Tous au-devant du jour s’élancent.... Malheureux !
Songent-ils que la mort plane toujours sur eux ?
Ils peuvent, au cercueil restituant sa proie,
Échappés aux douleurs, succomber à la joie ;
L’air en poison subtil peut encor se changer ;
Et le danger redouble au terme du danger.
Les soins sont prodigués ; l’art, prévoyant et sage,
Du trépas à la vie adoucit le passage.

Plus d’un père avec moi, plus d’une épouse en pleurs
De l’ordre salutaire accusait les lenteurs.
Comment peindre en effet cette longue souffrance,
Ce mélange cruel de terreur, d’espérance,
Tant de cœurs suspendus, condamnés par le sort
À cette chance horrible et de vie et de mort !
Quelques-uns ne sont plus...... Mais le sauveur des autres
A juré par son fils de nous rendre les nôtres ;
Et son destin s’attache à leurs communs destins.
Il songe à ses enfans naguères orphelins ;
Il embrasse en espoir son épouse fidèle :
Mais à ses compagnons il doit encor son zèle ;
Et sorti le dernier du gouffre ténébreux,
Son œil se lève au ciel, et retombe sur eux. »
 
À ces récits, la bouche et l’oreille captives,
L’étranger oubliait les heures fugitives ;
Et déjà pâlissaient les feux mourans du jour.
« Restez, dit le vieillard. Non loin de ce séjour,
« Un banquet, signalant la fin de nos misères,
« De nos fils délivrés doit rassembler les pères.
« Là vos yeux à loisir contempleront Goffin.
« L’étoile de l’honneur ; pare déjà son sein ;
« La palme et les lauriers vont décorer sa tête. »

Il dit ; et l’étranger, qui s’assied à la fête,
Admire dans Goffin d’honneurs environné
L’héroïsme ingénu, de sa gloire étonné.
Il entend célébrer celui dont la puissance
Voit tout, préside à tout dans son Empire immense,
Et qui, de cette main terrible aux potentats,
Sait dispenser la gloire et donner les États :
Son cœur alors palpite, et semble enfin renaître ;
Il est homme et français, il se sent fier de l’être ;
La joie épanouit son front moins abattu,
Et pour croire au bonheur, il croit à la vertu.





DE L’IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,
IMPRIMEUR DE L’INSTITUT, RUE JACOB, No 24.
1812.