« Les Méthodes nouvelles dans l’enseignement secondaire » : différence entre les versions

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: ''Quelques mots sur l’Instruction publique en France'', par M. Michel Bréal, professeur au Collège de France.
 
Le livre de M. Bréal vient à propos pour nous remettre devant les yeux cette question de l’enseignement, qu’il ne faudrait jamais perdre de vue, et que tant de motifs concourent à effacer de notre souvenir. Au premier moment de ses désastres, la France ne s’abusa point sur les causes qui les avaient amenés; elle connut son mal et souhaita d’en être guérie. Ce fut un cri général qu’il fallait imiter l’exemple qu’avait donné la Prusse en 1807, relever le niveau des intelligences, répandre l’instruction à flots, fonder des écoles ou rajeunir celles qui existaient par des méthodes nouvelles, apprendre à lire au peuple, rendre aux classes lettrées le goût des études sérieuses, préparer enfin par le travail des générations plus saines et plus fortes pour l’avenir. Tous les partis paraissaient alors adopter ces principes; on les lisait sur tous les drapeaux, et il semblait que tout le monde fût d’accord pour les faire triompher. Malheureusement de pressantes nécessités appelèrent d’autres côtés l’attention des législateurs; on eut le temps de se raviser et de se diviser. Les divergences d’opinions reparurent, les beaux programmes furent oubliés. Cette question de l’enseignement, qui devrait réunir tous les esprits, est aujourd’hui l’une de celles qui les séparent. On l’écarté on l’éloigné, on en parle le moins qu’on peut, de peur de provoquer des luttes fâcheuses et de créer quelques divisions de plus dans un pays déjà si misérablement divisé.
 
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Le public pourtant ne l’oublie pas : un instinct sûr et tenace semble l’avertir qu’il importe au salut du pays qu’elle soit enfin abordée et résolue. Quelles que soient ses préoccupations légitimes, aussitôt qu’on la lui rappelle, il y revient avec ardeur; le bon accueil qu’il a fait au livre de M. Bréal en est la preuve. Ce livre n’était pas de ceux qui devaient s’attendre à obtenir une popularité rapide : il ne cherche pas les vains agrémens; il n’en a pas moins été beaucoup lu et réimprimé. Ce succès est un bon signe, et il fait au moins autant d’honneur aux lecteurs qu’au livre. Bien des raisons montrent, quand on veut les voir, que l’opinion publique ne s’est pas autant égarée et assoupie depuis un an qu’on veut bien le dire. Elle a eu sans doute ses défaillances, elle a été entraînée de divers côtés par les nécessités ou les passions du moment; mais au fond ce qu’elle souhaite toujours avec le plus d’ardeur, c’est qu’on travaille enfin à cette régénération morale dont elle sent la nécessité. Des journaux étrangers et ennemis se plaisent depuis quelque temps à faire de nous les plus tristes tableaux. Ils prétendent qu’en quelques mois nos bonnes résolutions se sont dissipées, et que tous les enseignemens que nous avions tirés de nos désastres sont perdus. Ils nous trouvent aussi légers, aussi insoucians, aussi futiles qu’autrefois, et s’empressent de prédire que nous ne nous relèverons point du coup qui nous a frappés. Cette sentence est rigoureuse; heureusement elle ne s’appuie que sur des observations superficielles. Il ne suffit pas, pour juger un peuple, de traverser les rues d’une grande ville et de remarquer qu’elle contient toujours la même foule bruyante, ou d’entrer dans les petits théâtres et de constater qu’ils sont pleins. On sait bien que parmi ceux qui les remplissent se trouve ce monde de visiteurs cosmopolites qui viennent chez nous s’amuser de nos pièces légères pour avoir le droit de s’en indigner chez eux en connaissance de cause. Toute cette agitation et tout ce bruit restent le plus souvent à la surface. Il ne faut pas que ces empressés de la rue, que ces désœuvrés du théâtre nous cachent cette population honnête et laborieuse qui s’est si facilement soumise à toutes les charges que nos malheurs lui imposaient, qui, loin de se soustraire à ce lourd fardeau, semble disposée à subir et même à réclamer de nouveaux sacrifices, qui offre si volontiers tous ses enfans au service militaire, et qui, accablée d’impôts, se déclare prête à donner encore sans marchander tout ce que réclame l’enseignement public.
 
C’est à ces gens de bonne volonté et de bonne foi, qui cherchent le salut de la France en dehors des partis, que le livre de M. Bréal s’adresse. Il est écrit avec un accent d’honnêteté et de franchise qui ne pouvait manquer de leur plaire. M. Bréal ne fait pas de sacrifices à la popularité. Il se détourne volontiers de ces questions brûlantes qui passionnent les esprits et avec lesquelles on peut se faire des succès faciles, ou, s’il est forcé d’y toucher, il le fait avec une modération remarquable.
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Il ne se dissimule pas par exemple que l’enseignement primaire qu’on donne dans les maisons ecclésiastiques est très superficiel, il sait « qu’elles ne distribuent trop souvent qu’un savoir incomplet et précaire; » mais s’ensuit-il qu’on ne doive laisser debout que l’enseignement laïque, et qu’on ait le droit de fermer toutes les écoles des prêtres? M. Bréal ne le croit pas. « Outre qu’une telle suppression, dit-il, serait une atteinte au droit des familles et à la liberté des citoyens, le premier résultat qu’elle produirait serait de faire dégénérer en lutte ouverte la guerre sourde qui existe entre le prêtre et l’instituteur; chacun de nos paysans aurait dès lors à choisir pour son enfant entre l’école mise en interdit ou l’église sans l’école. La rupture entre l’état et le clergé serait la conséquence dernière d’une telle loi, qui n’est pas moins contraire aux principes de la vraie démocratie et aux doctrines d’une politique libérale qu’aux sentimens et aux droits de la partie croyante de la nation. » M. Bréal est partisan décidé de l’enseignement obligatoire, et, comme bien des gens supposent que la prétention d’apprendre à lire à tout le monde n’est qu’une nouveauté chimérique, il rappelle fort à propos qu’aux états-généraux de 1560 la noblesse demandait qu’on levât une contribution « afin de stipendier des pédagogues et gens lettrés en toutes villes et villages pour l’instruction de la pauvre jeunesse du pays, » et qu’elle voulait qu’on forçât les pères et mères, à peine d’amende, d’envoyer leurs enfans à l’école, « et qu’à ce fait ils fussent contraints par les seigneurs et juges ordinaires. » En somme, il n’insiste guère néanmoins sur ce remède souverain, dont tant de gens s’exagèrent l’importance. Selon lui, la régénération de l’enseignement est ailleurs : il importe sans doute qu’on le répande, mais il faut avant tout qu’on l’améliore. Pour que le principe de l’obligation produise tous les bons effets qu’on attend, on doit s’occuper d’abord de donner dans les écoles une instruction solide, « qui développe la réflexion et le jugement, qui grave dans l’intelligence des connaissances positives et laisse après elle le désir d’apprendre, qui soit en un mot non pas le semblant, mais la réalité de l’instruction. » C’est précisément ce qui nous manque le plus. Le vice dont souffre notre enseignement et dont la France souffre avec lui se résume en un mot : nos méthodes sont incomplètes ou mauvaises; il faut s’empresser de les changer, et c’est par là que doivent commencer les réformes. Tel est le sentiment de M. Bréal et la conclusion de son livre.
 
M. Bréal s’occupe de l’enseignement à ses trois degrés, et il est d’avis qu’à tous les étages des réformes sont indispensables. On l’admet assez généralement pour l’instruction primaire, et presque tout le monde reconnaît la nécessité de l’étendre et de la fortifier: on en convient volontiers pour l’enseignement supérieur, où tout est à faire, et l’on est d’accord qu’en réalité il existe à peine chez nous; mais on sera sans doute
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surpris du jugement rigoureux que M. Bréal porte sur notre instruction secondaire, qui le satisfait peut-être encore moins que les deux autres. Ce n’est pas l’opinion ordinaire. L’Université, qui reconnaît que ses facultés laissent à désirer, montre ses lycées et ses collèges avec complaisance, et le pays pense un peu comme l’Université. Depuis près de trois siècles, tous les enfans des classes aisées sont élevés chez nous de la même façon. La méthode des jésuites fut accueillie dès le début avec tant d’applaudissemens que leurs rivaux eux-mêmes furent obligés de l’imiter pour se soutenir; nous l’avons pieusement recueillie de l’Université de Paris, et nous la conservons avec une fidélité rare. Il n’y en a pas d’autre en France, et elle règne dans les collèges libres comme dans ceux de l’état. On s’imaginait, quand on proclama la liberté de l’enseignement en 1850, que le régime nouveau ferait naître des systèmes d’éducation très variés, et ceux qui étaient opposés à la loi annonçaient tristement que nous allions tomber dans une véritable confusion; Il n’en a rien été : dans les établissement les plus divers, les méthodes sont semblables; on ne se divise que sur des points de détail; pour l’ensemble, on est d’accord. Le seul résultat de la loi, c’est que le père de famille peut envoyer son fils chez les dominicains
et les jésuites, comme dans les collèges universitaires; mais ce fils retrouvera partout les mêmes exercices et les mêmes méthodes. Cet enseignement est donc profondément établi dans nos usages et dans nos mœurs; mais la vogue dont il jouit n’empêche pas M. Bréal de le trouver mauvais. Il lui semble que ces méthodes, qui comptent un si long passé et se croient si sûres de l’avenir, sont contraires à l’esprit de notre temps, et que, si l’on s’obstine à les garder, elles achèveront de nous perdre. Cette opinion, qu’il a soutenue avec une grande vigueur, n’est pas conforme au sentiment général; elle ne peut manquer de surprendre beaucoup de personnes. Il faut voir sur quelles raisons il l’appuie et ce qu’on en doit penser.
 
Le système suivi dans nos lycées pour instruire la jeunesse diffère de ceux qu’emploient les autres nations. Ce n’est pas assez distinguer l’instruction qu’on y donne et en montrer toute l’originalité que de dire, comme on l’a fait, qu’elle est avant tout littéraire. Dans d’autres pays aussi, on tient à donner aux jeunes gens le goût et le sentiment des lettres; mais on s’y prend chez nous d’une façon particulière. A Rome, où il était besoin que tout le monde sût parler, l’éducation ne cherchait à faire que des orateurs; on enseignait au jeune homme à développer tous les sujets et à trouver des argumens pour toutes les causes. Nous autres, nous ne semblons occupés qu’à former des écrivains. Tout l’effort de nos maîtres consiste à donner à ceux qui les écoutent les moyens d’exprimer d’une manière suivie et sensée quelques idées générales : de là l’importance que nous accordons aux compositions écrites.
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Dans les gymnases allemands, les devoirs écrits ne servent qu’à montrer si l’on a profité des lectures ; c’est le contraire chez nous : les lectures ne servent qu’à composer des devoirs écrits. Quand nous faisons lire à l’élève les grands auteurs de l’antiquité, c’est toujours avec la pensée de les imiter. Il les étudie non pas pour eux, mais pour lui. Ce qu’il remarque en eux, ce n’est pas ce qui les caractérise en propre, c’est au contraire ce qui. est de tous les pays et de tous les temps, et dont il peut par conséquent faire son profit. Il les feuillette comme un cahier de bonnes expressions où il doit se fournir d’idées piquantes et de termes heureux : aussi arrive-t-il souvent qu’il les a lus sans les connaître; en revanche, il finit par devenir très habile à s’approprier leurs pensées et leur style. S’il est intelligent et studieux, au bout de quelque temps il connaît leurs procédés à fond et sait les reproduire. Avec les idées et les phrases des autres, il est devenu une sorte d’écrivain. On voit comment le premier résultat de cette éducation a été de créer une nation très lettrée; elle a fait de la France entière un grand public, très capable de goûter et de juger les œuvres littéraires, mais difficile, délicat, vétilleux, car il n’est presque personne chez nous qui n’ait écrit et ne connaisse un peu par expérience les secrets et les finesses du métier. Ce public a quelquefois excité et quelquefois retenu nos écrivains. Si les grandes qualités de l’art français sont en partie son œuvre, il est responsable aussi de quelques-unes de nos imperfections. Il nous a tour à tour arrêtés dans notre élan et prémunis contre les chutes, — en somme, nous lui devons deux siècles de grandeur incontestable; il est juste de lui en faire honneur, et il faut reconnaître en même temps que, comme il devait ses principales qualités à son éducation, cette éducation n’a pas été inutile à notre gloire. Si M. Bréal avait eu le dessein de faire dans son livre l’histoire de notre enseignement secondaire, on pourrait lui reprocher de n’avoir pas rendu justice aux effets heureux de cet enseignement dans le passé; mais il ne s’occupe que du présent, il cherche uniquement à connaître si ces anciennes méthodes nous conviennent encore, quels fruits elles produisent aujourd’hui dans nos lycées. Il lui paraît difficile, quand on se borne à les étudier de nos jours et dans leurs rapports avec la génération présente, de conserver la même admiration pour elles, et d’avoir autant de confiance en leur efficacité.
C’est une vérité banale que, chaque siècle ayant sa vocation spéciale et son rôle particulier dans l’histoire, des générations dont la destinée n’est pas la même ne peuvent pas être tout à fait élevées de la même façon. Quand l’éducation s’obstine à rester immobile au milieu du mouvement général, elle se condamne elle-même à devenir bientôt inutile ou nuisible. On ne tarde pas à reconnaître alors à des signes certains qu’elle ne suffit plus à sa tâche. Une sorte de langueur se répand dans
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l’enseignement public : on ne le donne qu’avec indifférence, on ne le reçoit qu’avec ennui. L’intérêt des études devrait augmenter pour l’élève avec les années, et les années ne font qu’accroître le peu de goût qu’il ressent pour elles et l’impatience qu’il éprouve d’en être délivré. Il cherche à sortir au plus vite des établissemens où on le retient, et il n’en sort qu’avec des connaissances superficielles dont au bout de quelques mois il ne reste plus de trace. Lorsqu’un système d’éducation ne donne pas de meilleurs fruits, il est évident qu’il faut le modifier. On aura beau prouver en théorie qu’il est le plus parfait du monde, l’expérience le condamne, et l’expérience est souveraine. Il ne s’agit pas ici, comme on le fait trop souvent, de discuter le mérite d’une méthode d’une façon idéale, par des argumens philosophiques, et de prouver que c’est celle qui convient le mieux à l’homme en général. L’homme en général n’existe pas; celui que nous connaissons, que nous fréquentons, que nous devons élever, est engagé dans la vie à des conditions particulières, il subit certaines nécessités que ses pères n’ont pas connues, il appartient à une époque spéciale : il faut l’élever pour son temps. C’est donc surtout par les résultats qu’il convient de juger les méthodes, et les faits décident en dernier ressort si l’on doit les conserver intactes ou s’il faut les approprier à des temps nouveaux.
 
Ainsi posée, la question me semble bien près d’être résolue. Ce n’est pas qu’il soit très aisé de décider exactement quelle est la force des études dans nos lycées. Nous y faisons vivre ensemble deux populations très différentes, et, suivant qu’on observe les quelques élèves qui sont à la tête de la classe ou l’ensemble de leurs camarades, l’opinion n’est plus la même. Dans les lycées de Paris surtout, la préparation à l’École normale et le concours général maintiennent un certain niveau. On y explique du grec assez couramment, ce qui ne se trouve guère ailleurs. Tous les ans, on couronne au concours des copies bien supérieures à celle qui obtint à La Harpe le prix d’honneur, en sorte qu’avec un peu de complaisance on pourrait conclure que nos élèves savent mieux le latin qu’autrefois; mais l’éducation publique n’est pas faite seulement pour quelques intelligences d’élite, il faut qu’elle convienne au plus grand nombre. Si sur les milliers de jeunes gens qui la reçoivent quelques-uns seulement en profitent, elle manque le but. Ce qui indique la force ou la faiblesse des études, ce ne sont pas ces épreuves réservées à quelques candidats plus heureux et spécialement préparés pour elles, c’est l’examen auquel tous prennent part, c’est-à-dire le baccalauréat; or, de l’aveu de tous les juges, l’ignorance de la plupart des aspirans au baccalauréat est honteuse, et il faut de véritables efforts d’indulgence pour admettre la moitié des jeunes gens qui s’y présentent. Le plus grand nombre arrive à peine à épeler quelques mots grecs et ne peut écrire quelques phrases d’un latin barbare sans les émailler de fautes.
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Voilà donc pour beaucoup d’élèves l’unique résultat de sept ou huit années d’études ! Il faut avouer que la récolte est mince, qu’elle ne répond guère aux dépenses que font les parens et à la peine que se donnent les maîtres. De toutes ces connaissances imparfaitement acquises, rien ne doit rester dans-la vie; le lendemain du baccalauréat, tout est oublié. Nos pères conservaient au moins une sorte de souvenir pieux de leurs études du collège; ils relisaient volontiers les auteurs qu’ils avaient expliqués dans leur jeunesse, les délicats aimaient à citer Horace, les politiques retrouvaient tout dans Tacite; les journaux à la mode, l’''Almanach des Muses, le Mercure, la Décade philosophique'', accueillaient avec grand plaisir des traductions en vers de Tibulle ou d’Ovide, et c’étaient les morceaux que le public aimait le plus à lire. On se souvient encore à la Sorbonne du cours que professait M. Lemaire, l’éditeur de la bibliothèque latine. Autour de lui se pressait un auditoire sympathique de gens de soixante ans qui venaient rafraîchir dans ses leçons les impressions de leurs jeunes années. Virgile surtout faisait leurs délices; ils le savaient par cœur et voulaient toujours l’entendre expliquer. Quand le professeur commentait le quatrième livre, il cédait à son émotion, et tous ces vieillards fondaient en larmes. Ce ne serait peut-être pas aujourd’hui un bon moyen d’attirer la foule que d’admirer trop Virgile. Elle aime au contraire à entendre traiter légèrement ces idoles antiques dont elle est fort désabusée, et il est moins sûr, pour obtenir ses applaudissemens, d’en faire l’éloge que de s’en moquer. Non-seulement le collège aujourd’hui ne nous apprend plus à les connaître, mais il ne nous habitue pas à les aimer.
 
La décadence des études n’est donc que trop certaine ; elle est officiellement constatée par les rapports des facultés et par les lamentations des ministres, qui gémissent souvent, dans leurs circulaires, sur la faiblesse des examens du baccalauréat; mais des lamentations, quelque touchantes qu’elles soient, ne guérissent rien, et le mal ne s’est pas arrêté depuis vingt ans. Sur qui faut-il rejeter la faute? Ce n’est pas assurément sur nos professeurs : il n’est pas de pays où l’on exige plus de garanties de ceux qui se destinent à l’enseignement. Les concours qu’on a multipliés à l’entrée de la carrière n’y laissent pas pénétrer d’incapables; les inspections, qui sont sévères et nombreuses, n’y permettent guère d’être négligent. Les professeurs font ce qu’ils peuvent, ils obéissent régulièrement aux instructions qu’ils reçoivent, et il serait tout à fait injuste de les rendre responsables du peu de succès de leurs leçons. Beaucoup de personnes en accusent le fond même de notre enseignement classique; il leur semble que nous avons tort d’apprendre aux élèves les littératures anciennes et les langues mortes, qui ne leur servent de rien, qu’il faut les remplacer au plus vite par l’étude des sciences et des langues vivantes, et que notre éducation deviendra féconde quand
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elle aura pris franchement ce caractère positif qui est celui de notre époque. La question est trop grave pour être abordée en passant. Sans prétendre la traiter en quelques mots, rappelons que les Allemands viennent de nous prouver avec trop d’évidence qu’ils sont des esprits très positifs et d’excellens calculateurs ; ils n’ont pas cru pourtant qu’il leur fût indispensable pour acquérir ces mérites de renoncer à l’étude du grec et du latin. Ils s’y livrent au contraire avec plus d’ardeur et de succès que jamais. Si cette étude, qui fleurit chez eux, est devenu chez nous si languissante et si stérile, ce n’est donc pas que le grec et le latin soient contraires à l’esprit du temps, c’est que nous n’avons pas une bonne manière de les enseigner.
 
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Les réformes que propose M. Bréal sont très différentes; il en résume l’esprit dans quelques lignes pleines de sens. « L’honnête homme, comme l’entendait le XVIIe siècle, sachant diriger son esprit, d’une manière
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sensée et droite, et trouvant pour ses idées une expression toujours naturelle et juste, voilà l’idéal que nos professeurs ont en vue. N’en est-il pas cependant un autre que les changemens survenus dans notre société et les progrès de la science ont fait succéder au premier, non pour l’abroger, mais pour le transformer et l’agrandir? Il est un art aussi nécessaire aujourd’hui que celui de penser logiquement; c’est l’art de découvrir et d’observer les faits, l’art de comprendre et de contrôler la vérité. » Ainsi les méthodes anciennes, en faisant écrire et disserter les élèves sur des thèmes convenus, se proposaient surtout de leur enseigner à bien penser et à bien parler : c’est un grand mérite qu’il ne faut pas laisser perdre; la méthode nouvelle s’attachera de plus à faire naître et à développer chez eux cette curiosité intelligente, cet esprit d’investigation et de découverte qui n’est pas seulement indispensable aux travaux scientifiques, mais dont tous les hommes ont besoin dans une société où chacun se fait sa fortune. Quand le but est nettement marqué, il est plus facile de s’entendre sur le chemin qu’on doit suivre pour y parvenir.
 
Parmi les innovations que souhaite M. Bréal, il en est sur lesquelles on est à peu près d’accord. Tout le monde demande qu’on diminue dans nos classes le nombre des devoirs écrits, et qu’au contraire on rende les explications plus rapides et plus longues. Les étrangers sont bien Surpris quand ils jettent les yeux sur les programmes de nos études. Ils ne peuvent comprendre qu’on sorte d’un collège sans avoir lu Homère et Virgile tout entiers, qu’on ne connaisse Tite-Live et Salluste que par quelques narrations ou quelques discours choisis, qu’on n’explique que par accident les comédies de Térence et les lettres de Pline, ces ouvrages charmans qui conviennent si bien à la jeunesse, — qu’on aborde à peine quelques harangues de Cicéron, et qu’on se tienne toujours loin de sa correspondance <ref> Nous avons grand’peine à nous figurer la différence qui existe pour les explications entre nos lycées et les gymnases allemands. J’ai sous les yeux le programme des études dans le gymnase de Schleusingen, petite ville de la Prusse, pour 1870. Dans la classe appelle ''prima'', et qui répond à peu près à notre rhétorique, les élèves devaient lire en latin, les deux premiers livres des ''Odes'' d’Horace et les deux livres de ses ''Satires'', la ''Germanie'' de Tacite et les deux premiers livres de ses ''Annales'', le ''Brutus'' de Cicéron et les deux premiers livres des ''Lettres familières''; en grec, neuf livres de l’''Iliade'', deux discours de Démosthène, une tragédie de Sophocle, un livre de Thucydide et deux dialogues de Platon. La ''prima'' contient de plus des cours d’histoire, de mathématiques, de physique, de français; on y enseigne l’histoire de la littérature allemande au moyen âge, et les élèves studieux reçoivent en récompense des leçons d’hébreu. </ref>. Si l’on veut donner aux jeunes gens le goût de l’antiquité, il faut faire passer devant eux un plus grand nombre d’auteurs, il faut surtout qu’ils lisent des ouvrages entiers, et non, comme on fait aujourd’hui, des fragmens d’ouvrages. C’est seulement par
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l’ensemble que les œuvres des maîtres peuvent plaire. Quelques scènes de Sophocle, détachées d’une tragédie, ne présentent pas beaucoup d’intérêt, et il est difficile de trouver un grand plaisir à épeler une fois par semaine quelques lambeaux d’un discours de Démosthène dont on ne verra jamais la fin. Toutes les beautés disparaissent dans cette lecture morcelée; elle ne permet de saisir ni la force des argumens, ni la suite des idées, ni le développement des passions, et tout le monde reconnaît qu’il faut qu’on y renonce au plus vite, si l’on veut que les élèves apportent aux explications une attention moins distraite. Les autres innovations que M. Bréal réclame seront moins aisément acceptées. On leur a reproché d’être trop radicales et de dénaturer notre enseignement, — c’est ce que veut M. Bréal, et il ne s’en cache pas. Dans tous les cas, on ne peut pas les accuser, comme on l’a fait, d’être chimériques : il ne propose rien qui n’ait été expérimenté ailleurs et qui n’y ait réussi. Les méthodes qu’il préfère et qu’il voudrait voir introduire dans nos classes sont celles même qu’on suit avec succès en Angleterre et surtout en Allemagne. Il est difficile de prétendre que ceux qui nous conseillent de les adopter soient des ennemis des études classiques, puisque ces études sont plus florissantes en Allemagne que chez nous.
 
Le succès même que ces méthodes obtiennent ailleurs a fourni un argument pour les combattre. On leur reproche d’être des importations étrangères, on nous, dit qu’elles peuvent convenir sans doute à des peuples dont le génie est différent du nôtre, mais qu’elles risquent de ne pas s’accorder avec notre caractère national. Sur ce point, M. Bréal nous rassure tout à fait; il nous montre que ce sont aussi des méthodes françaises. Quand il demande qu’on apporte à l’étude de la grammaire un esprit plus philosophique, il s’appuie sur l’opinion de Port-Royal; c’est Port-Royal aussi qui a montré le premier qu’il faut faire une place dans l’enseignement à l’histoire et à la comparaison des langues. Dans les livres excellens de Lancelot, on retrouve les principes de la grammaire historique et comparative dont l’Allemagne tire vanité aujourd’hui. « Quand on lit ces ouvrages, si remplis de science et de raison, dit M. Bréal, il semble par momens qu’on a devant les yeux un livre contemporain, à la différence de nos modernes manuels, qui sont vieux et surannés au moment même où ils paraissent. » Sommes-nous donc fidèles à l’esprit français quand nous répudions les traditions de Port-Royal pour marcher sur les traces des jésuites? Après Port-Royal, c’est Rollin que M. Bréal invoque de préférence. Il est peu de noms qui soient plus respectés et plus célébrés chez nous que celui de Rollin : « c’est le saint de l’enseignement; » mais nous tenons plus à le combler d’éloges qu’à suivre ses leçons. N’avait-il pas protesté contre l’importance exagérée qu’on accordait chez les pères au devoir écrit et recommandé de préférence l’explication des auteurs, « qui sont comme un dictionnaire vivant et une
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grammaire parlante? » N’était-il pas, comme Port-Royal, partisan d’études grammaticales raisonnées et sérieuses, et n’a-t-il pas consacré dans son ouvrage un chapitre entier à la phonétique latine, dans lequel il dit « qu’il faut que les jeunes gens connaissent la manière ancienne d’écrire et de prononcer le latin, et que c’est une partie essentielle de la grammaire? » N’est-ce pas lui enfin qui conseille au maître, quand il traduit un auteur, de présenter quelques observations sur l’histoire et la constitution du texte, d’indiquer de temps en temps quelques variantes, et de faire décider les élèves entre deux leçons différentes d’une phrase difficile? Ces exercices sont depuis longtemps abandonnés dans nos écoles. « Notre Université, dit M. Bréal, craint de troubler par ces minuties les jouissances littéraires, mais nous ne voyons pas que les temps et les pays où la critique de texte a été poussée le plus loin aient pour cela moins compris ou moins aimé l’antiquité. Nous devons constater au contraire que, partout où la critique philologique a été abandonnée, l’antiquité a peu à peu cessé d’être étudiée et comprise, et qu’elle est devenue le prétexte d’une sorte de culte officiel et vide. »
 
M. Bréal nous ramène donc en réalité à la méthode de Port-Royal et de Rollin; nous nous en sommes écartés par timidité d’esprit, par complaisance pour ce goût d’insouciance et de futilité qui règne partout; il nous engage à y revenir. Il pense que l’élève ne sait bien que ce qu’il a trouvé lui-même, et demande qu’au lieu de lui imposer toujours des solutions toutes préparées on le mette sur la voie de les découvrir. C’est le système de Rousseau. Nous l’avons déclaré chimérique en France; en Allemagne, on en a fait la base de l’éducation publique. Quel danger pouvons-nous courir à l’essayer dans nos classes? Quel mal peuvent faire à l’esprit français des méthodes qui sont françaises d’origine, qui ont été imaginées chez nous et pour nous? Il y a sans doute un grand inconvénient à méconnaître le génie d’un peuple dans les réformes qu’on veut lui appliquer, et personne ne nie que l’éducation qu’on lui donne doit être appropriée à sa nature; mais n’est-ce pas un danger aussi, et un danger plus grand, sous prétexte de ménager son caractère national, de le pousser du côté de ses défauts? La France est une nation lettrée, plus que les autres peut-être elle comprend, elle aime les jouissances de l’esprit, elle goûte surtout, elle préfère à tout le reste l’élégance du langage, la finesse des aperçus, la justesse des pensées, la délicatesse des sentimens; il faut néanmoins remarquer que les grandes époques de son histoire littéraire sont celles où ces qualités n’ont pas dominé seules et sans contre-poids. Le XVIIe siècle avait été précédé et préparé par un siècle de grande érudition, et lui-même tenait en haute estime la connaissance approfondie de l’antiquité. C’est l’époque des Ménage, des Saumaise, des Dacier. La science et la littérature ne s’étaient pas séparées encore, elles marchaient ensemble et s’appuyaient l’une sur l’autre. Au
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XVIIIe siècle, la philologie et l’érudition classique furent délaissées, mais d’autres connaissances prirent leur place. On étudia de tous côtés avec passion les mathématiques et la géométrie. Les lettres subirent l’entraînement commun. Montesquieu commença par composer des mémoires, d’histoire naturelle, Voltaire nous fit connaître Newton, d’Alembert et Condorcet étaient de grands géomètres avant de devenir des écrivains célèbres. La littérature s’associa donc au mouvement général et y puisa des forces pour se rajeunir. Elle a cru devoir se conduire autrement de nos jours, et il ne me semble pas qu’elle s’en trouve bien. On peut affirmer aujourd’hui que c’est par ses découvertes scientifiques que notre siècle sera grand dans l’avenir. Il a déchiffré des langues inconnues et tiré du tombeau des civilisations ignorées; il a créé des sciences nouvelles, l’histoire des mythologies et la grammaire comparée, qui, en constatant la filiation des langues, permet de saisir la parenté des peuples ; il s’est servi d’une façon plus intelligente de sciences anciennes, comme l’archéologie et l’épigraphie, qui, mieux étudiées, lui ont permis de pénétrer plus profondément dans le passé. Pourquoi notre littérature s’est-elle tenue obstinément à l’écart de ces découvertes? Elle a longtemps affecté de les dédaigner pour se dispenser de les connaître; elle s’est isolée du mouvement qui entraînait le monde, et en s’isolant elle s’est affaiblie. Elle a trop uniquement vécu d’elle-même, sans s’occuper de renouveler sa provision d’idées, qui tous les jours s’épuise. — Est-ce vraiment servir l’esprit français que de vouloir toujours la maintenir dans cet isolement, qui la livre sans résistance à tous ses défauts? Ne lui rend-on pas au contraire un service signalé en essayant de l’arracher à ce vide où elle se complaît et de la réconcilier avec la science; qui lui rendra le sérieux, la gravité, la vie?
 
C’est le rôle qu’a pris en Allemagne l’enseignement public. Le jeune homme qui sort d’un gymnase; ressemble fort peu à celui qui vient de quitter nos lycées. On a cherché surtout à développer en lui le sens critique; on s’est plus souvent adressé à son jugement qu’à sa mémoire; on lui a même laissé entrevoir à l’occasion quelques-uns des grands résultats de la science. Il a des jours ouverts de tous les côtés, et ses maîtres lui ont montré de loin les chemins qu’il doit plus tard parcourir, car rien ne s’achève au gymnase; ce n’est qu’une préparation à des études plus complètes et plus approfondies. L’élève en sort avec la pensée que son éducation n’est pas finie, et il arrive à l’université très désireux de connaître ce qui lui reste à savoir. Au contraire ce qui caractérise le collège chez nous, c’est qu’il forme un tout complet. Il ne suppose pas une éducation primaire préalable; il n’exige pas comme couronnement une instruction supérieure et scientifique. Il se suffît à lui-même, et l’élève n’a qu’à gravir successivement toute l’échelle des classes pour que son éducation soit terminée. On a tout introduit dans
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le collège, même l’enseignement philosophique, qui ailleurs est toujours réservé pour l’université. Quelques-unes de ces études qu’on a voulu à toute force placer dans le lycée y viennent trop tôt. Les professeurs se plaignent que les élèves sont trop jeunes pour bien comprendre les leçons qu’on y donne, et que les sujets n’y peuvent être qu’effleurés. Ils n’y prennent donc souvent que des demi-connaissances; mais ils n’en ont pas moins cette pensée, quand ils en sortent, que leur cours d’études est fini, et qu’ils n’ont plus rien à apprendre, ils entrent dans la société avec une assurance que ne justifie pas leur savoir, mais qu’explique leur éducation ; n’ont-ils pas en effet un moyen sûr d’y réussir? Au collège, quand ils avaient à faire parler quelque personnage qu’ils connaissaient mal, dans des circonstances qui ne leur étaient pas familières, ils s’en tiraient d’ordinaire en développant des idées générales qui conviennent dans tous les cas. C’est un procédé commode pour avoir toujours quelque chose à dire; ils se gardent bien d’y renoncer, et s’en servent sans scrupule. Parler de tout sans préparation, se croire propre à traiter tous les sujets quand on sait développer quelques généralités banales, n’éprouver jamais le besoin d’aller au fond de rien, chercher le vraisemblable au lieu du vrai, se moquer de ce qu’on ne sait pas, remplacer, par des traits d’esprit les faits qu’on ignore, se tenir toujours à la surface, préférer un à peu près agréable à des connaissances précises qui risqueraient d’être lourdes, voilà notre maladie; nous la prenons au collège, et nous la gardons toute la vie. Il y a longtemps que nous en sommes atteints, elle a fait de grands progrès dans ces dernières années. On a fini par ne plus juger la valeur des choses que par la façon dont elles sont dites; le public s’est habitué à se payer uniquement de mots, et une belle métaphore a passé sans contestation pour un argument sérieux. Les derniers événemens surtout ont été féconds en excès de ce genre; il s’est commis alors tant d’abus de rhétorique, tant de débauches de phrases, que les gens sérieux se sont pris souvent à dire comme Sénèque : Nous souffrons en vérité d’une intempérance de littérature, ''litterarum intemperantia laboramus''.
 
C’est à l’enseignement public qu’il appartient de nous guérir de ce mal; l’enseignement peut seul préserver les générations qui viendront après nous des défauts qui ont perdu la nôtre; mais le pourra-t-il faire, s’il s’obstine à conserver les mêmes méthodes, s’il ne consent pas à s’écarter de la direction qu’il suit depuis un demi-siècle? Toute la question est là. Si l’on trouve qu’il ne suit pas la meilleure route pour inspirer aux élèves l’horreur des phrases et le goût des connaissances positives, il faut se résigner à le changer. C’est l’opinion de M. Bréal. Il se garde bien pourtant de demander qu’on détruise brusquement ce qui existe, et qu’on impose par décret à la France une éducation nouvelle. Il se souvient des réformes malheureuses de M. Fortoul; il sait
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ce que durent et ce que produisent ces coups d’autorité. C’est dans l’enseignement surtout que les révolutions violentes sont fâcheuses; il n’y faut rien innover que peu à peu. Sans doute il est utile que les exercices du lycée soient modifiés, cependant il importe encore plus qu’un esprit nouveau, un esprit de travail et de curiosité savante, se répande parmi les professeurs, et ce changement n’est pas de ceux qui se décrètent par ordonnance. Le mouvement doit venir des professeurs eux-mêmes. Il leur appartient de voir ce qui leur manque, personne n’est plus compétent qu’eux pour reconnaître les mérites et les défauts de ces méthodes qu’ils appliquent, et dont ils jugent tous les jours les résultats. Il faut seulement, dans l’examen sincère qu’ils en feront, qu’ils se prémunissent contre l’esprit d’immobilité et de routine, si puissant chez nous. « Notre histoire, dit M. Bréal, est semée de révolutions à la surface; mais ce qui constitue le fond de la vie intellectuelle et morale s’est à peine modifié depuis deux siècles. De pénétrans observateurs de notre génie national ont cru reconnaître que dans les réformes qui touchent aux choses de l’esprit, notre trait distinctif était la timidité. Ce sont pourtant les seuls changemens vraiment féconds, les seuls qui à la longue amènent après eux tous les autres. »