« Le Rouge et le Noir/Chapitre XL » : différence entre les versions

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Amour ! dans quelle folie ne parviens-tu pas''<br>
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à nous faire trouver du plaisir ?''<br>
Amour ! dans quelle folie ne parviens-tu pas''<br>
::''Lettres d’une'' {{sc|Religieuse portugaise.}}<br><br>
à nous faire trouver du plaisir ? ''<br>
::''Lettres d’une'' {{sc|Religieuse portugaise.}}<br><br>
 
Julien relut ses lettres. Quand la cloche du dîner se fit entendre : Combien je dois avoir été ridicule aux yeux de cette poupée parisienne ! se dit-il, quelle folie de lui dire réellement ce à quoi je pensais ! mais peut-être folie pas si grande. La vérité dans cette occasion était digne de moi.
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Après dîner, il se trouva tout à fait débarrassé de l’accès d’enthousiasme qui l’avait obsédé toute la journée. Par bonheur, l’académicien qui savait le latin était de ce dîner. Voilà l’homme qui se moquera le moins de moi, se dit Julien, si, comme je le présume, ma question sur le deuil de Mlle de La Mole est une gaucherie.
 
Mathilde le regardait avec une expression singulière. Voilà bien la coquetterie des femmes de ce pays telle que Mme de Rênal me l’avait peinte, se dit Julien. Je n’ai pas été aimable pour elle ce matin, je n’ai pas cédé à la fantaisie qu’elle avait de causer. J’en augmente de prix à ses yeux. Sans doute le diable n’y perd rien. Plus tard, sa hauteur dédaigneuse saura bien se venger. Je la mets à pis faire. Quelle différence avec ce que j’ai perdu ! quel naturel charmant ! quelle naïveté ! Je savais ses pensées avant elle, je les voyais naître, je n’avais pour antagoniste,
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dans son cœur, que la peur de la mort de ses enfants, c’était une affection raisonnable et naturelle, aimable même pour moi qui en souffrais. J’ai été un sot. Les idées que je me faisais de Paris m’ont empêché d’apprécier cette femme sublime.
 
Quelle différence, grand Dieu ! et qu’est-ce que je trouve ici ? de la vanité sèche et hautaine, toutes les nuances de l’amour-propre et rien de plus.
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On se levait de table. Ne laissons pas engager mon académicien, se dit Julien. Il s’approcha de lui comme on passait au jardin, prit un air doux et soumis, et partagea sa fureur contre le succès d''’Hernani''.
 
— Si nous étions encore au temps des lettres de cachet !... dit-il.
 
— Alors il n’eût pas osé, s’écria l’académicien avec un geste à la Talma.
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Quel rapport peut-il y avoir entre mener toute une maison, porter une robe noire, et le 30 avril ? se disait-il. Il faut que je sois encore plus gauche que je ne le pensais.
 
— Je vous avouerai...avouerai… dit-il à l’académicien, et son œil continuait à interroger. Faisons un tour de jardin, dit l’académicien entrevoyant avec ravissement l’occasion de faire une longue narration élégante.
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— Quoi ! est-il bien possible que vous ne sachiez pas ce qui s’est passé le 30 avril 1574 ?
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Julien était si étonné, que ce mot ne le mit pas au fait. La curiosité, l’attente d’un intérêt tragique si en rapport avec son caractère, lui donnaient ces yeux brillants qu’un narrateur aime tant à voir chez la personne qui écoute. L’académicien ravi de trouver une oreille vierge, raconta longuement à Julien comme quoi, le 30 avril 1574, le plus joli garçon de son siècle, Boniface de La Mole et Annibal de Coconasso, gentilhomme piémontais, son ami, avaient eu la tête tranchée en place de Grève. La Mole était l’amant adoré de la reine Marguerite de Navarre, et remarquez, ajouta l’académicien, que Mlle de La Mole s’appelle ''Mathilde Marguerite''. La Mole était en même temps le favori du duc d’Alençon et l’intime ami du roi de Navarre depuis Henri&nbsp;IV, mari de sa maîtresse. Le jour du mardi gras de cette année 1574, la cour se trouvait à Saint-Germain avec le pauvre roi Charles&nbsp;IX qui s’en allait mourant. La Mole voulut enlever les princes ses amis que la reine Catherine de Médicis retenait comme prisonniers à la cour. Il fit avancer deux cents chevaux sous les murs de Saint-Germain, le duc d’Alençon eut peur, et La Mole fut jeté au bourreau.
 
Mais ce qui touche Mlle Mathilde, ce qu’elle m’a avoué elle-même, il y a sept à huit ans, quand elle en avait douze, car c’est une tête, une tête !... et l’académicien leva les yeux au ciel. Ce qui l’a frappée dans cette catastrophe politique, c’est que la reine Marguerite de Navarre, cachée dans une maison de la place de Grève, osa faire demander au bourreau la tête de son amant. Et la nuit suivante, à minuit, elle prit cette tête dans sa voiture, et alla l’enterrer elle-même dans une chapelle située au pied de la colline de Montmartre.
 
— Est-il possible ? s’écria Julien touché.
 
— Mlle Mathilde méprise son frère, parce que, comme vous le voyez, il ne songe nullement à toute cette histoire ancienne, et ne prend point le deuil le 30 avril. C’est depuis
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ce fameux supplice, et pour rappeler l’amitié intime de La Mole pour Coconasso, lequel Coconasso, comme un Italien qu’il était, s’appelait Annibal, que tous les hommes de cette famille portent ce nom. Et, ajouta l’académicien en baissant la voix, ce Coconasso fut, au dire de Charles&nbsp;IX lui-même, l’un des plus cruels assassins du 24 août 1572...1572… Mais comment est-il possible, mon cher Sorel, que vous ignoriez ces choses, vous le commensal de cette maison ?
 
— Voilà donc pourquoi, deux fois à dîner, Mlle de La Mole a appelé son frère Annibal. Je croyais avoir mal entendu.
 
— C’était un reproche. Il est étrange que la marquise souffre de telles folies...folies… Le mari de cette grande fille en verra de belles !
 
Ce mot fut suivi de cinq ou six phrases satiriques. La joie et l’intimité qui brillaient dans les yeux de l’académicien choquèrent Julien. Nous voici deux domestiques occupés à médire de leurs maîtres, pensa-t-il. Mais rien ne doit étonner de la part de cet homme d’académie.
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Accoutumé au naturel parfait qui brillait dans toute la conduite de Mme de Rênal, Julien ne voyait qu’affectation dans toutes les femmes de Paris ; et, pour peu qu’il fût disposé à la tristesse, ne trouvait rien à leur dire. Mlle de La Mole fit exception.
 
Il commençait à ne plus prendre pour de la sécheresse de cœur le genre de beauté qui tient à la noblesse du maintien. Il eut de longues conversations avec Mlle de La Mole,
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qui, quelquefois après dîner, se promenait avec lui dans le jardin, le long des fenêtres ouvertes du salon. Elle lui dit un jour qu’elle lisait l’histoire de D’Aubigné et Brantôme. Singulière lecture, pensa Julien ; et la marquise ne lui permet pas de lire les romans de Walter Scott !
 
Un jour elle lui raconta, avec ces yeux brillants de plaisir, qui prouvent la sincérité de l’admiration, ce trait d’une jeune femme du règne de Henri&nbsp;III, qu’elle venait de lire dans les ''Mémoires'' de l’Étoile : trouvant son mari infidèle, elle le poignarda.
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— Et Boniface de La Mole en fut le héros, lui dit-il.
 
— Du moins il fut aimé comme peut-être il est doux de
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l’être. Quelle femme actuellement vivante n’aurait horreur de toucher à la tête de son amant décapité ?
 
Mme de La Mole appela sa fille. L’hypocrisie, pour être utile doit se cacher ; et Julien, comme on voit, avait fait à Mlle de La Mole une demi-confidence sur son admiration pour Napoléon.
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Elle s’est appuyée sur mon bras d’une façon bien singulière ! se disait Julien. Suis-je un fat, ou serait-il vrai qu’elle a du goût pour moi ? Elle m’écoute d’un air si doux, même quand je lui avoue toutes les souffrances de mon orgueil ! Elle qui a tant de fierté avec tout le monde. On serait bien étonné au salon si on lui voyait cette physionomie. Très certainement cet air doux et bon, elle ne l’a avec personne.
 
Julien cherchait à ne pas s’exagérer cette singulière amitié. Il la comparait lui-même à un commerce armé. Chaque jour en se retrouvant, avant de reprendre le ton presque intime de
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la veille, on se demandait presque : Serons-nous aujourd’hui amis ou ennemis ? Julien avait compris que se laisser offenser impunément une seule fois par cette fille si hautaine, c’était tout perdre. Si je dois me brouiller, ne vaut-il pas mieux que ce soit de prime abord, en défendant les justes droits de mon orgueil, qu’en repoussant les marques de mépris dont serait bientôt suivi le moindre abandon de ce que je dois à ma dignité personnelle ?
 
Plusieurs fois en des jours de mauvaise humeur, Mathilde essaya de prendre avec lui le ton d’une grande dame, elle mettait une rare finesse à ces tentatives, mais Julien les repoussait rudement.
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Il serait plaisant qu’elle m’aimât ! Qu’elle m’aime ou non, continuait Julien, j’ai pour confidente intime une fille d’esprit, devant laquelle je vois trembler toute la maison, et, plus que tous les autres le marquis de Croisenois. Ce jeune homme si poli, si doux, si brave, et qui réunit tous les avantages de naissance et de fortune dont un seul me mettrait le cœur si à l’aise ! Il en est amoureux fou, il doit l’épouser. Que de lettres M. de La Mole m’a fait écrire aux deux notaires pour arranger le contrat ! Et moi qui me vois si subalterne la plume à la main, deux heures après, ici dans le jardin, je triomphe de ce jeune homme si aimable, car enfin, les préférences sont frappantes, directes. Peut-être aussi elle hait en lui un mari futur. Elle a assez de hauteur pour cela. Et les bontés qu’elle a pour moi, je les obtiens à titre de confident subalterne !
 
Mais non, ou je suis fou, ou elle me fait la cour ; plus je me montre froid et respectueux avec elle, plus elle me recherche.
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Ceci pourrait être un parti pris, une affectation ; mais je vois ses yeux s’animer, quand je parais à l’improviste. Les femmes de Paris savent-elles feindre à ce point ? Que m’importe ! j’ai l’apparence pour moi, jouissons des apparences. Mon Dieu, qu’elle est belle ! Que ses grands yeux bleus me plaisent, vus de près, et me regardant comme ils le font souvent ! Quelle différence de ce printemps-ci à celui de l’année passée, quand je vivais malheureux et me soutenant à force de caractère, au milieu de ces trois cents hypocrites méchants et sales ! J’étais presque aussi méchant qu’eux.
 
Dans les jours de méfiance : Cette jeune fille se moque de moi, pensait Julien. Elle est d’accord avec son frère pour me mystifier. Mais elle a l’air de tellement mépriser le manque d’énergie de ce frère ! Il est brave, et puis c’est tout, me dit-elle. Il n’a pas une pensée qui ose s’écarter de la mode. C’est toujours moi qui suis obligé de prendre sa défense. Une jeune fille de dix-neuf ans ! À cet âge peut-on être fidèle à chaque instant de la journée à l’hypocrisie qu’on s’est prescrite ?
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À chaque instant, cherchant à s’occuper de quelque affaire sérieuse, sa pensée abandonnait tout, et il se réveillait un quart d’heure après, le cœur palpitant, la tête troublée et rêvant de cette idée : M’aime-t-elle ?
 
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