« Utilisateur:Ærèbe/Nabokov (Les Âmes mortes) » : différence entre les versions

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Voici quelques extraits d'un « essai » de [[w:Vladimir Nabokov]] sur [[Les Âmes mortes]].<br /><br />
Référence du livre : <br />
''Gogol, Tourguéniev, Dostoïevski'' de Vladimir Vladimirovich Nabokov, Marie-Odile Fortier-Masek (Traduction). <br />
Éditeur : Stock (3 mars 1999).<br />
Collection : Bibliothèque cosmopolite<br />
ISBN-10: 223405091X <br />
ISBN-13: 978-2234050914<br />
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[Les critiques russes aux préoccupations sociales virent dans les Ames mortes et dans l'Inspecteur du gouvernement une condamnation du pochlost social émanant de la Russie provinciale, fief de la bureaucratie et du servage, et passèrent par conséquent à côté de la question. C'est simple hasard si les héros de Gogol sont des hobereaux et des fonctionnaires russes; leur environnement et leur situation sociale sont des facteurs dénués de la moindre importance - tout comme M. Homais pourrait être un homme d'affaires de Chicago ou Mrs. Bloom l'épouse d'un instituteur de Vychni-Volotchok. En outre, cet environnement, cette situation, tout ce qu'ils pouvaient bien être dans la vie « réelle », a subi une permutation et une reconstruction si complètes dans le laboratoire du génie particulier de Gogol (phénomène que l'on a déjà observé au sujet de l'Inspecteur du gouvernement) qu'il serait aussi vain de chercher dans les Ames mortes un arrière-plan russe authentique que d'essayer de se faire une idée du Danemark à partir de la mince affaire qui se déroula jadis dans les brumes d'Elseneur.]
 
55
 
 
 
 
 
 
 
[Malgré l'irréalité fondamentale de Tchitchikov dans un monde fondamentalement irréel, la stupidité du personnage apparaît très vite, car il commet dès le début gaffe sur gaffe. N'est-il pas stupide de vouloir acheter des âmes mortes à une vieille femme qui a peur des fantômes? N'est-ce pas faire preuve d'un incroyable manque de discernement que de proposer un marché digne de la cour des Miracles à ce hâbleur, à ce bravache de Nozdriov? Je répète cependant à l'intention de ceux qui aiment les livres où l'on trouve une humanité « réelle », des crimes « réels » et un « message » (cette horreur des horreurs empruntée au jargon de nos charlatans de réformateurs) que la lecture des Âmes mortes ne les mènera nulle part. La culpabilité de Tchitchikov n'étant qu'affaire de convention, sa destinée ne saurait guère provoquer en nous d'émotion. Raison de plus pour que la perspective adoptée par les lecteurs et critiques russes, qui virent dans les Ames mortes la description sans complaisance d'un état de choses existant, apparaisse comme totalement et ridiculement fausse.]
 
57 - 58
 
 
 
 
 
 
 
[Les âmes mortes qu'il achète ne sont pas simplement des noms griffonnés sur un bout de papier. Ce sont les âmes mortes qui, dans l'univers de Gogol, emplissent l'air de leur frémissement feutré, les animulae maladroites de Manilov ou de Korobotchka, des ménagères de la ville de N., des innombrables petits personnages qui surgissent tout au long du livre. Tchitchikov lui-même n'est que le représentant mal payé du diable, un voyageur de commerce de l'Hadès, « notre M. Tchitchikov », comme pourraient dire les directeurs de la firme Satan & Cie en parlant de leur si jovial, si robuste agent qui, intérieurement, frissonne et pourrit lentement. Le pochlost qu'incarne Tchitchikov est un des principaux attributs du diable, et Gogol, notons-le au passage, croyait bien davantage à l'existence du diable qu'à celle de Dieu. Le défaut de l'armure de Tchitchikov, cette lente rouillée d'où se dégage une légère mais abominable odeur (boîte de homard au couvercle perforé oubliée dans la dépense par quelque imbécile patenté), est l'ouverture organique de l'armure du diable. C'est la stupidité essentielle du pochlost .]
 
58 - 59
 
 
 
 
 
 
 
[Tchitchikov est perdu d'avance; il marche à sa perte avec un léger déhanchement que seuls les pochliaki et les pochliatchki de la ville de N. trouvent charmant et de bon ton. Lorsque aux heures cruciales, il se lance dans un de ces discours sentencieux (avec une courte accalmie dans son débit grasseyant : le trémolo de « Mes chers frères ») visant à noyer ses intentions réelles sous un déluge de pathos, il se traite lui-même de « méprisable ver » et, chose curieuse, un vrai ver lui ronge simultanément les entrailles - pour le voir, il suffit de loucher un peu en contemplant ses formes rebondies : aussitôt, elles nous rappellent une réclame pour des pneumatiques européens représentant une espèce de bonhomme fait d'anneaux de caoutchouc concentriques; Tchitchikov, lui, est formé des anneaux serrés d'un énorme ver couleur de chair.]
 
59
 
 
 
 
 
 
 
[Andrei Biély, ce touche-à-tout de génie, voyait le premier volume des Ames mortes comme un cercle fermé tournoyant sur son axe et aux rayons indistincts, avec le thème de la roue réapparaissant à chaque révolution accomplie par le sphérique Tchitchikov.]
 
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[« On vit apparaître un certain Sysoï Pafnoutiévitch et un certain MacDonald Carlovitch [nom pour le moins singulier, mais nécessaire ici pour souligner la distance séparant ce personnage de la vie et, conséquemment, son irréalité - un rêve dans le rêve, pour ainsi dire], dont personne n'avait entendu parler, et un long, mince, invraisemblablement grand individu [littéralement : "un garçon long, long, d'une stature telle qu'on n'en avait jamais vu de semblable"] qui avait reçu une balle dans la main... >>]
 
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[Certains de ces noms résonnent de curieux accents étrangers [ici quasi allemands], un artifice de Gogol pour exprimer l'éloignement ainsi que la déformation optique due à la brume ; noms bizarres, hybrides, destinés à des êtres difformes ou pas encore tout à fait formés ; et si les noms des sires Bespietchny et Pobiédonosny ne sont, pour ainsi dire, que légèrement éméchés [l'un signifie « insouciant » et l'autre « victorieux »], le dernier de la liste est l'apothéose d'un absurde cauchemar dont le faible écho est l'Écossais russifié que nous avons déjà admiré. On a peine à imaginer quel genre d'esprit peut voir en Gogol un précurseur de « l'école naturaliste » et un « peintre réaliste de la vie en Russie ».]
 
70 - 71
 
 
 
 
 
 
 
[Les diverses caractéristiques des personnages contribuent à les propager en une sorte de mouvement sphérique jusque dans les régions les plus reculées du livre. L'aura de Tchitchikov se prolonge symboliquement dans sa tabatière et sa mallette de voyage - cette « tabatière en argent émaillé » qu'il tend généreusement à tous et au fond de laquelle gisent deux violettes délicatement placées là pour le parfum (tout comme, le dimanche matin, il frotte son corps obscène, subhumain, aussi blanc et dodu que celui d'une de ces grosses larves foreuses, avec de l'eau de Cologne - dernier effluve doucereux, écœurant, de son passé caché de contrebandier); car Tchitchikov est un faux-semblant, un fantôme enrobé de rondeurs pseudo-pickwickiennes qui tente d'étouffer l'acre relent d'enfer dont il est imprégné (puanteur bien pire que l'odeur sui generis de son grognon de valet) sous des parfums fades qui plaisent aux nez grotesques des habitants de cette ville de cauchemar. Quant à sa mallette de voyage : « L'auteur est convaincu que, parmi ses lecteurs, il s'en trouvera d'assez curieux pour désirer connaître le plan et la disposition intérieure de cette mallette. Soucieux de leur plaire, il ne voit aucune raison de leur refuser cette satisfaction. Voici donc cette disposition intérieure. »]
 
74 - 75
 
 
 
 
 
 
 
[Et sans avoir averti le lecteur que ce qui suit n'est pas du tout une mallette mais un des cercles de l'enfer et l'exacte réplique de l'âme horriblement ronde de Tchitchikov (et que ce que, lui, l'auteur, se prépare à entreprendre est la mise au jour des entrailles de Tchitchikov sous la lumière crue d'un laboratoire de vivisection il continue ainsi :
 
" Au milieu, il y avait une boîte à savon [Tchitchikov étant lui-même une bulle de savon soufflée par le diable] ; derrière celle-ci, six ou sept espaces étroits servant à ranger les rasoirs [les joues rebondies de Tchitchikov étaient toujours d'une douceur soyeuse : un faux chérubin], puis deux niches carrées pour le sablier et l'encrier, avec de petits sillons réservés aux plumes, à la cire à cacheter et à tous les objets allongés [les instruments du scribe destinés à répertorier les âmes mortes] ; puis toutes sortes de casiers, avec petits couvercles et sans petits couvercles, pour les objets plus courts, remplis de cartes de visite, faire-part de décès, billets de théâtre et autres bouts de papier gardés comme souvenirs [les batifolages mondains de Tchitchikov]. Tout ce plateau supérieur, avec ses divers casiers, se retirait, et dessous se trouvait un espace occupé par des piles de feuilles de papier [le papier étant le principal intermédiaire dans les relations avec le diable] ; venait ensuite un petit tiroir secret pour l'argent; on pouvait le faire discrètement glisser hors du flanc de la mallette [le cœur de Tchitchikov]. Son possesseur pouvait l'ouvrir et le refermer si rapidement [systole et diastole] qu'il était impossible de savoir au juste quelle somme il contenait [l'auteur lui-même l'ignore]. »]
 
75 - 76
 
 
 
 
 
 
 
[Suivant jusqu'au bout une de ces étranges pistes du subconscient qu'on ne peut découvrir que dans l'œuvre d'un génie authentique, Andreï Biély note que cette mallette est la femme de Tchitchikov (qui était par ailleurs aussi impuissant que tous les autres héros subhumains de Gogol), de la même manière que le pardessus est la maîtresse d'Akaki dans « Le manteau », et le beffroi, la belle-mère de Chponka dans « Ivan Chponka et sa tante ». On pourrait ajouter que le nom de la seule propriétaire terrienne du roman, Mme Korobotchka, signifie « petite boîte » - en fait, la mallette de Tchitchikov (ce qui rappelle le cri d'Harpagon : « Ma cassette ! » dans l'Avare de Molière); et l'arrivée de Korobotchka dans la ville au moment critique est décrite en termes plantureux, en accord subtil avec ceux qui ont été employés dans la préparation anatomique de l'âme de Tchitchikov et que nous venons de citer. Soit dit en passant, mieux vaut prévenir le lecteur que pour apprécier ces passages à leur juste valeur, il doit rejeter toute aberration freudienne qu'auraient pu lui suggérer (à tort d'ailleurs) ces allusions fortuites à des rapports conjugaux. Andreï Biély prend grand plaisir à se gausser des psychanalystes solennels]
 
76 - 77
 
 
 
 
 
 
 
[Arrêtons-nous ici un instant pour admirer ce passant solitaire au menton bleu mal rasé, au nez rouge, si différent, en cet état lamentable (correspondant à l'état d'esprit troublé de Tchitchikov), du rêveur passionné qui s'était laissé ravir par la contemplation d'une botte tandis que Tchitchikov dormait d'un profond sommeil.]
 
78
 
 
 
 
 
 
 
[Mme Korobotchka ressemble autant à Cendrillon que Pavel Tchitchikov à Pickwick. On n'oserait dire que le melon d'où elle émerge s'apparente à la citrouille féerique. Il devient britchka juste avant qu'elle n'en sorte, sans doute pour la même raison que le chant du coq est devenu un ronflement sifflant...]
 
80
 
 
 
 
 
 
 
[Mme Korobotchka arrive effectivement, mais la forme de sa voiture est légèrement modifiée dans le rêve (tous les rêves de Tchitchikov étant déterminés par le souvenir des tiroirs secrets de sa mallette), et si ce véhicule devient britchka, c'est simplement parce que Tchitchikov est arrivé lui aussi en britchka. A part ces transformations, la voiture est ronde, parce que Tchitchikov est lui-même une sphère et que tous ses rêves tournent autour d'un centre constant; sa voiture est également sa mallette de voyage aux contours plus ou moins arrondis. La configuration et l'arrangement intérieurs de la voiture nous sont révélés avec la même progression diabolique que ceux de la mallette. Les coussins de forme allongée sont les « objets allongés » de la mallette ; les friandises correspondent aux souvenirs frivoles que Pavel conserve ; les papiers où il gribouille les noms des âmes mortes qu'il a acquises sont curieusement symbolisés par le serf à demi endormi dans sa veste mouchetée ; et le tiroir secret, le cœur de Tchitchikov, laisse échapper Korobotchka elle-même.]
 
81
 
 
 
 
 
 
 
[« Une fois de plus Tchitchikov examina la pièce : tout ce qu'elle contenait était à la fois solide et d'une extrême lourdeur, et par là ressemblait d'une certaine façon au maître de maison lui-même. Dans un angle, un bureau de noyer s'enflait sur ses quatres pieds parfaitement ridicules, tel un ours. Table, chaises, fauteuils, tout était pesant et des plus incommodes; en un mot, chaque objet, chaque chaise, semblait dire : "Moi aussi, je suis Sobakiévitch !" ou bien : "Et moi aussi, je ressemble beaucoup à Sobakiévitch !"]
 
82 - 83
 
 
 
 
 
 
 
[Mais bien que ces « âmes mortes » ne soient rendues à la vie que pour être menées au malheur et au trépas, leur résurrection est évidemment beaucoup plus satisfaisante et plus complète que la fausse « résurrection morale » que Gogol envisageait pour les deuxième et troisième volumes à l'intention des citoyens pieux et respectueux des lois. Son art et sa fantaisie ont su faire revivre les morts dans ces passages. Des considérations morales et religieuses n'auraient fait que détruire les créatures chaudes, molles et replètes de son imagination.]
 
89
 
 
 
 
 
 
 
[La note lyrique dominante des Âmes mortes éclate lorsque l'idée de la Russie telle que la voyait Gogol (un paysage particulier, une atmosphère spéciale, un symbole, une route qui n'en finit pas) se dessine dans tout son étrange charme, à travers ce rêve fantastique qu'est le livre.]
 
93
 
 
 
 
 
 
 
[La distance séparant le poète de son pays devient la distance qui sépare la Russie de son avenir, cet avenir que Gogol identifie en quelque sorte avec l'avenir de son œuvre, avec la seconde partie des Âmes mortes - le livre que toute la Russie attend de lui et qu'il essaie de se persuader qu'il va écrire. Pour ma part, les Âmes mortes s'achève au moment où Tchitchikov quitte la ville de N. Je ne sais vraiment pas ce que j'admire le plus lorsque je considère le remarquable jaillissement d'éloquence qui met un terme à la première partie : la magie de sa poésie - ou une magie d'une tout autre sorte ; car Gogol avait à faire face à une double tâche : s'arranger pour que Tchitchikov échappât par la fuite à un juste châtiment, et détourner l'attention du lecteur du fait, plus embarrassant encore, qu'aucun châtiment imposé par des lois humaines n'eût pu atteindre l'agent de Satan, qui s'en retournait chez lui, en enfer.]
 
96 - 97
 
 
 
 
 
 
 
["Sélifane proféra d'une voix grêle et chantante : "N'ayez pas peur!" Les chevaux tressaillirent, emportant la légère britchka comme si elle était faite de duvet. Sélifane se contentait de faire voltiger son fouet et de crier de temps à autre : "Oh ! oh ! oh !" rebondissant doucement sur son siège, tandis que la troïka tantôt s'envolait sur une colline, tantôt filait comme une ombre en redescendant une autre de ces collines dont était parsemée la grand-route qui descendait en une pente à peine sensible. Tchitchikov se contentait de sourire chaque fois qu'il était légèrement soulevé de son coussin de cuir, car il aimait la course rapide. Quel est le Russe, d'ailleurs, qui n'aime pas- la course rapide? Est-ce son âme, qui aspire à s'étourdir, à voltiger, à dire parfois : "Que le diable emporte tout !" est-ce son âme qui ne l'aime pas? Peut-on ne pas l'aimer quand elle contient quelque chose d'extatique et de merveilleux? Il semble qu'une force inconnue vous a pris sur son aile, et que vous volez, et que tout vole : les verstes volent, les marchands que l'on rencontre assis sur les sièges de leurs kibitkas volent, la forêt vole des deux côtés, avec ses sombres rangées de sapins et de pins, le fracas des haches et le croassement des corbeaux; la route entière vole on ne sait où et se perd dans le lointain, et il y a quelque chose d'effrayant dans cette brève et scintillante vision, où les choses passent et s'évanouissent sans avoir le temps de fixer leurs contours : seuls le ciel au-dessus de la tête et les nuages laineux et la lune se frayant un passage paraissent immobiles. Oh ! troïka, troïka oiseau, qui t'a inventée? Tu ne pouvais bien sûr naître que chez un peuple adroit, dans un pays qui n'aime pas plaisanter et s'est étendu uniformément sur la moitié du monde, si loin que si l'on commence à compter les verstes, les yeux finissent par se troubler. Pourtant, il semble que l'engin n'a rien de bien compliqué, il n'a pas été construit avec des vis en fer, mais c'est plutôt un habile paysan de Iaroslavl qui a monté et ajusté ses pièces, grossièrement, avec la seule hache et le seul burin. Le cocher ne porte pas de cuissardes étrangères : il a une barbe et une paire de moufles, et il est assis sur Dieu sait quoi; cependant, dès qu'il se lève et rejette son fouet en arrière et entonne une chanson, alors... alors les coursiers volent comme le vent d'été, les rayons des roues se confondent pour former un cercle vide, la route frémit, un passant s'arrête en poussant un cri d'effroi - et soudain elle file, file, file !... Et on ne voit plus au loin que quelque chose qui soulève la poussière et troue l'air."]
 
97 - 98
 
 
 
 
 
 
 
[Quittant de nouveau la Russie en mai 1842, Gogol reprit ses curieuses pérégrinations à l'étranger. En tournant, les roues avaient filé pour lui l'écheveau de la première partie des Âmes mortes; les cercles qu'il avait décrits lui-même lors de sa première série de voyages à travers une Europe nébuleuse avaient fait du sphérique Tchitchikov une toupie tournoyante, une ébauche d'arc-en-ciel; la rotation physique avait aidé l'auteur à s'hypnotiser et à hypnotiser ses héros pour aboutir à ce cauchemar kaléidoscopique que, pendant des années, les esprits simples allaient considérer comme un « panorama de la Russie » (ou la « Vie de famille en Russie »). Maintenant, il était temps de s'entraîner pour la seconde partie]
 
99 - 100
 
 
 
 
 
 
 
[On peut se demander si, tout au fond de son esprit bombé de fantastique, Gogol ne pensait pas que ces roues qui tournent, ces longues routes qui se déroulent comme de sympathiques serpents, et la qualité légèrement enivrante de ce mouvement doux et continu qui s'étaient révélées si satisfaisantes lors de la rédaction de la première partie allaient automatiquement engendrer un second volume qui formerait un anneau clair et lumineux autour des couleurs tourbillonnantes du premier. Il était convaincu que cet anneau devait être une auréole - sinon, on pourrait attribuer la première partie au diable lui-même. Selon la méthode qui consistait à poser les fondations d'un livre après l'avoir publié, il parvint à se persuader que la seconde partie (qui n'était pas encore écrite) avait, en fait, donné naissance à la première, et que celle-ci demeurerait fatalement une simple illustration privée de sa légende si le livre dont elle était issue n'était pas présenté à un public sans grand esprit.]
 
100
 
 
 
 
 
 
 
[Il fut très contrarié d'apprendre que des gens sérieux voyaient dans les Âmes mortes, soit avec satisfaction, soit avec déplaisir, une condamnation sans appel du servage, tout comme ils avaient vu dans l'Inspecteur du gouvernement une dénonciation de la corruption]
 
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[Gogol... un « réaliste » ! Il se trouve des manuels de littérature pour l'affirmer, et il est fort possible aussi que Gogol lui-même, dans ses efforts pathétiques et vains pour obtenir les petits morceaux qui formeraient la mosaïque de son livre de ses lecteurs eux-mêmes, ait cru agir de manière tout à fait rationnelle. C'est si simple ! répétait-il d'un ton maussade à diverses dames et à divers messieurs. Il suffit de vous asseoir une heure par jour et de noter tout ce que vous voyez et entendez. Il aurait aussi bien pu leur demander de lui expédier la lune par la poste - n'importe quel quartier. Et ne vous inquiétez pas si une étoile ou deux et une traînée de brume s'ajoutent au paquet bleu que vous aurez ficelé à la hâte. Et si une des cornes du croissant est abîmée, je la remplacerai.]
 
106
 
 
 
 
 
 
 
[Dans les quelques chapitres de la seconde partie qui subsistent, les lunettes magiques de Gogol se troublent. Tout en demeurant (ostensiblement) au centre du champ visuel, Tchitchikov s'écarte quelque peu du plan focal. Il y a plusieurs passages superbes dans ces chapitres, mais ce ne sont que des échos de la première partie. Et lorsque les « bons » personnages apparaissent - le propriétaire économe, le saint homme de marchand, le prince à l'image de Dieu -, on a l'impression que des inconnus viennent s'installer dans une maison pleine de courants d'air où des objets familiers s'entassent en un sinistre désordre. Je l'ai dit plus haut, les escroqueries de Tchitchikov ne sont que les fantômes et les parodies du crime, ce qui explique qu'aucun châtiment « réel » ne soit possible - à moins de fausser complètement le sens]
 
 
 
[Gogol a réellement écrit la partie concernant la rédemption avec un « bon prêtre » (d'un type légèrement catholique) qui sauve l'âme de Tchitchikov au fin fond de la Sibérie (on a retrouvé un bout de témoignage selon lequel Gogol aurait étudié la Flore sibérienne de Pallas aux fins de créer un décor authentique), et si Tchitchikov devait réellement finir ses jours dans la peau d'un moine émacié, dans quelque lointain monastère, alors il n'est pas étonnant que, dans un ultime et aveuglant éclair de vérité artistique, l'artiste ait brûlé la fin des Ames mortes. Le père Mathieu a pu croire que, peu de temps avant sa mort, Gogol avait renoncé à la littérature; mais la brève flambée que l'on pourrait considérer comme une preuve et un symbole de ce renoncement se révéla être exactement le contraire : accroupi devant ce poêle (« Où ? » demande mon éditeur. A Moscou), un artiste détruisait en sanglotant le travail de longues années parce qu'il avait enfin compris que le livre achevé trahissait son génie; au lieu de s'éteindre pieusement dans une chapelle de bois entourée de sapins ascétiques sur la rive d'un lac de légende, Tchitchikov était donc rendu à son élément natal : les petites flammes bleues d'un modeste enfer.]
 
124- 125