« La Justice/Veille IX » : différence entre les versions

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==[[Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/301]]==
 
<pages index="Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu" from=301 to=312 />
 
 
 
<poem>
Dans la nuit constellée où je promène et plonge
Un regard que mon rêve à l’infini prolonge,
J’évoque le plus vieux soleil,
Qui fut père et semeur des étoiles sans nombre,
Et qui peuplant, de proche en proche, l’éther sombre,
En fit un océan vermeil.
</poem>
==[[Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/302]]==
<poem>
 
Je cherche ce foyer, du moins ce qu’il en reste
Après qu’il a rempli l’immensité céleste
Des feux à sa masse arrachés.
Vrai chorège, il défraye et préside les rondes
Dont l’enlace le chœur des innombrables mondes
Qu’il a, comme un frondeur, lâchés.
 
Sans doute il est encore en pleine incandescence ;
Et les astres auxquels il a donné naissance
Lui font cortège maintenant,
Ainsi que d’une ruche on voit l’essaim né d’elle
S’échapper sans la fuir, et, déserteur fidèle,
N’en sortir qu’en l’environnant.
 
Plus loin, beaucoup plus loin que les visibles sphères,
Bien plus haut, par delà les cendres d’or légères
Dont le zodiaque est sablé,
Je contemple en esprit ce soleil patriarche :
Il excède en grandeur la planète où je marche,
Comme elle excède un grain de blé ;
 
Et ce qu’au grain de blé pèse un grain de poussière,
Parasite ténu d’une masse grossière
Je le pèse à ce globe-ci ;
Mais il porte avec moi, ce globe misérable,
Ce qui manque au soleil : l’idée impondérable,
L’amour impondérable aussi !
</poem>
==[[Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/303]]==
<poem>
 
Je ne dédaigne plus la sphère maternelle,
Car, tout humble qu’elle est, je n’ai puisé qu’en elle
Ce qui me fait juger les cieux.
Je préfère au soleil ce tas d’ombre et de fange,
Si, pour les admirer, je dois à ce mélange
Mon cœur, ma pensée et mes yeux.
 
Un astre n’est vivant qu’en cessant d’être étoile :
Il vit par les vertus que son écorce voile,
Non par l’éclat que nous voyons ;
Il ne vaut que du jour où, transformant ses flammes
Il change sa chaleur et sa lumière en âmes,
En regards ses propres rayons !
 
Aussi la terre étroite en majesté surpasse
Le plus beau des soleils engendrés dans l’espace,
Et vaut mieux qu’eux tous réunis.
Je l’honore en dépit du dogme qui l’outrage,
Parce qu’elle a fait l’homme en achevant l’ouvrage
Ébauché par les infinis ;
 
Car ni l’éternité, ni l’immense étendue,
Ni la cause première, en ces gouffres perdue,
Et qui ne dit pas son vrai nom,
Si grandes qu’elles soient, ne l’ont fait toutes seules,
L’homme n’est pas leur œuvre : il les a pour aïeules,
Mais pour mère et nourrice, non !
</poem>
==[[Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/304]]==
<poem>
 
En vain, pour l’accueillir, l’espace et la durée
Ouvraient leur profondeur vide et démesurée ;
Pas de terre, pas de berceau !
En vain flottait l’esprit sur les eaux sans limite ;
Sans pain, pas de génie, et pas d’amour sans gîte,
Et pas de sceptre sans roseau !
 
Il lui fallait la terre et ses milliers d’épreuves,
D’ébauches de climats, d’essais de formes neuves,
D’élans précoces expiés,
D’avortons immolés aux rois de chaque espèce,
Pour que de race en race, achevé pièce à pièce,
Il vît l’azur, droit sur ses pieds.
 
Il fallait, pour tirer ce prodige de l’ombre
Et le mettre debout, des esclaves sans nombre,
Au travail mourant à foison ;
Comme, en égypte, un peuple expirait sous les câbles,
Pour traîner l’obélisque à travers monts et sables
Et le dresser sur l’horizon ;
 
Et comme ce granit, épave de tant d’âges,
Levé par tant de bras et tant d’échafaudages,
Étonnement des derniers nés,
Semble aspirer au but que leur montre son geste,
Et par son attitude altière leur atteste
L’effort colossal des aînés,
</poem>
==[[Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/305]]==
<poem>
 
L’homme, en levant un front que le soleil éclaire,
Rend par là témoignage au labeur séculaire
Des races qu’il prime aujourd’hui ;
Et son globe natal ne peut lui faire honte,
Car la terre en ses flancs couva l’âme qui monte
Et vient s’épanouir en lui.
 
La matière est divine ; elle est force et génie ;
Elle est à l’idéal de telle sorte unie
Qu’on y sent travailler l’esprit,
Non comme un modeleur dont court le pouce agile,
Mais comme le modèle éveillé dans l’argile
Et qui lui-même la pétrit.
 
Voilà comment, ce soir, sur un astre minime,
Ô soleil primitif, un corps qu’un souffle anime,
Imperceptible, mais debout,
T’évoque en sa pensée et te somme d’y poindre,
Et des créations qu’il ne voit pas peut joindre
Le bout qu’il tient à l’autre bout.
 
Ô soleil des soleils, que de siècles, de lieues,
Débordant la mémoire et les régions bleues,
Creusent leur énorme fossé
Entre ta masse et moi ! Mais ce double intervalle,
Tant monstrueux soit-il, bien loin qu’il me ravale,
Mesure mon trajet passé.
</poem>
==[[Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/306]]==
<poem>
 
Tu ne m’imposes plus, car c’est moi le prodige !
Tu n’es que le poteau d’où partit le quadrige
Qui roule au but illimité ;
Et depuis que ce char, où j’ai bondi, s’élance,
Ce que sa roue ardente a pris sur toi d’avance,
Je l’appelle ma dignité !
 
Certes, mon propre élan m’est de faible ressource ;
Mais c’est le genre humain qui m’entraîne en sa course,
D’un galop tous les jours plus prompt !
Et bientôt renversé, dépassé, foulé même,
Je garderai du moins, dans ma chute, un baptême
De sueur olympique au front !
 
Et comme, en secouant la poudre des arènes,
Le lauréat vieilli cède à ses fils les rênes
Dès qu’il se sent par eux vaincu,
Et meurt fier de léguer ses pareils à sa ville,
Et, dans le marbre, au peuple, un exemple immobile
Où sa force aura survécu ;
 
Ainsi, vieux à mon tour, mes dernières années,
Par mes bras affaiblis au repos condamnées,
Me trouveront prêt au départ ;
Et pour l’œuvre commune ayant fait mon possible
J’emporterai, vaincu, l’assurance invincible
D’y survivre en ma noble part !
</poem>
==[[Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/307]]==
<poem>
 
Tout être, élu dernier de tant d’élus antiques,
De tant d’astres vainqueurs aux luttes chaotiques,
Et de races dont il descend,
D’une palme croissante est né dépositaire ;
Tout homme répondra de l’honneur de la terre
Dont il vêt la gloire en naissant ;
 
Et puisque notre sphère est aux astres unie
Comme un nœud l’est aux nœuds d’une trame infinie,
Et tord un fil du grand métier,
Dans le peu de ce fil que l’homme brise ou lâche,
L’homme, traître à la terre en désertant la tâche,
Est traître à l’univers entier !
 
Traître même à la mort, qu’atteint sa défaillance,
Car avec les vivants les morts font alliance
Par un legs immémorial !
Traître à sa descendance avant qu’elle respire,
Car héritier du mieux il lui laisse le pire,
Félon deux fois à l’idéal !
 
Ah ! Je sais désormais ce que me signifie
Ma conscience, arbitre et témoin de ma vie,
Qui ne se trompe ni ne ment,
Ce qu’elle me conseille, ou prohibe, ou commande,
Cette voix qui tout bas si souvent me gourmande,
Et m’approuve si rarement !
</poem>
==[[Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/308]]==
<poem>
 
Le remords, c’est la voix de la nature entière
Qui dans l’humanité gronde son héritière :
« Qu’as-tu fait du prix de mes maux,
Des trésors de douleur dont j’ai pétri ta pâte,
Toi pour qui j’ai broyé froidement et sans hâte
Sous mes pilons tant d’animaux ?
 
« Qu’as-tu fait de ton âme, orgueil de ta planète,
Du fonds que j’ai remis à ta main malhonnête,
Et du sang dont je t’ai gorgé ?
Qu’as-tu fait du marteau, pour gagner ton salaire ?
Sur l’enclume terrestre avec le four solaire,
Quel pont céleste as-tu forgé ?
 
« Regarde : autour de toi tout lutte et se concerte !
Que d’ouvriers soldats, dont pas un ne déserte
Mes ateliers pleins de leurs morts !
Et toi seule, pour qui des légions périrent,
À qui par millions les victoires sourirent,
Tu bats en retraite et tu dors !
 
« Regarde : tout aspire, éclôt et meurt plus digne !
Vois dans la goutte d’eau vibrer le zèle insigne
Du peuple infinitésimal ;
Et levant ta prunelle, aux astres familière,
Vois tressaillir des cieux l’ardente fourmilière !
Tout travaille, et tu dors : c’est mal ! »
</poem>
==[[Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/309]]==
<poem>
 
Et je sais maintenant d’où nous vient l’allégresse
Qui nous monte du cœur au front, et le redresse,
Et l’illumine, chaque fois
Que l’âme, en affrontant ce que la chair abhorre,
Soumet la vie à l’ordre, et, sage, collabore
À l’idéal avec les lois :
 
C’est toute la nature en nous-même contente,
Louant l’humanité pour elle militante,
Laborieuse et souple au frein ;
Elle dit : « Gloire à toi dont le zèle conspire
Avec mon vaste règne au bien de mon empire,
Et m’aide à l’œuvre souverain !
 
« Ma fille, prends le sceptre ! Il sied que tu partages,
Avec mes soins royaux, mes royaux avantages,
Règne ! Mon trône est n’importe où.
Je remettrai ma torche et ma foudre en ta droite,
Dans un éclair tiré de ta planète étroite
Comme le feu l’est d’un caillou.
 
« Ce que ton bras si frêle et la flamme si mince
De ton intelligence ont fait de ta province
M’emplit d’un maternel orgueil.
Va ! Si je t’ai donné des angoisses de reine,
Mes lois t’enseigneront ma majesté sereine
Dans la bataille et dans le deuil.
</poem>
==[[Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/310]]==
<poem>
 
« Si je t’ai proposé des épreuves si rudes,
Je sais faire des lits dignes des lassitudes !
Va ! Les sommeils qui te sont dus,
Loin du heurt des marteaux, du grincement des limes,
Berceront ta fatigue en des hamacs sublimes
D’une étoile à l’autre tendus !… »
 
Telles au genre humain parlent ces voix natives,
Vibrantes plus ou moins, toujours impératives ;
Elles l’ont sauvé quand, tout nu,
Sur les mers de la vie où sa galère flotte,
Navigateur de force avant d’être pilote,
Il fut lancé dans l’inconnu !
 
Et maintenant qu’errant au gré de la tourmente
L’équipage, à vau-l’eau, n’a rien qui l’oriente,
Que son radeau fait de débris,
En mêlant tout le fer des chaînes et des armes,
A du pôle recteur fait dévier les charmes,
Et dérouté l’aimant surpris,
 
Maintenant que l’orage a couvert les étoiles,
Qu’à des restes de mâts ne pendent plus pour voiles
Que des restes de pavillons,
Ce sont ces voix encore, à défaut de boussole
Et d’astres, dont l’appel nous guide et nous console,
Et nous fait hisser des haillons !
</poem>
==[[Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/311]]==
<poem>
 
C’est leur appel qui rend aux naufragés courage,
Reproche aux abattus leur langueur à l’ouvrage
En leur nommant les caps aimés,
Dans les derniers vaillants entretient l’espérance,
Et, même en pleine mer, chante la délivrance
Au sombre cœur des affamés !
 
Tout homme entend ces voix l’adjurer d’être digne,
D’être fidèle au rang que la douleur assigne
À son espèce en l’univers.
Oh ! Que penser est doux quand l’étude est féconde !
J’en frissonne : un rayon dont la clarté m’inonde
Dessille mes yeux entr’ouverts !
 
C’est de ce rang conquis la conscience innée,
Gardienne d’une espèce et de sa destinée,
Qui me révèle mon devoir !
Elle m’enjoint d’être homme et de respecter l’homme,
Au nom des cieux passés dont la terre est la somme,
Et des cieux futurs, mon espoir !
 
Non que j’ose espérer que le temps y ranime
Le spectre évanoui de ma pensée infime ;
Mais je sais que l’ébranlement
Qu’en battant pour le bien mon cœur ému fait naître,
Humble vibration du meilleur de mon être,
Se propage éternellement !
</poem>
==[[Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/312]]==
<poem>
 
Le respect de tout homme est la justice même :
Le juste sent qu’il porte un commun diadème
Qui lui rend tous les fronts sacrés.
Nuire à l’humanité, c’est rompre la spirale
Où se fait pas à pas l’ascension morale
Dont les mondes sont les degrés.
 
Le sens du mot ''justice'', enfin je le devine !
Humaine par son but, la justice est divine,
Même dans l’âme d’un mortel,
Par l’aveu du grand tout dont elle est mandataire,
Par le suffrage entier du ciel et de la terre,
Et par le sacre universel.</poem>