« Bleak-House/9 » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
(Aucune différence)

Version du 27 février 2011 à 20:20

Bleak-House (1re  éd. française : 1857 ; texte original : 1852-1853)
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (p. 102-117).

CHAPITRE IX.

Signes et présages.

Je ne sais pas comment cela se fait, mais il me semble que je parle toujours de moi. Je ne prends jamais la plume qu’avec l’intention de m’oublier autant que possible et de m’occuper exclusivement des autres, et chaque fois que j’en reviens à mon histoire j’éprouve une contrariété réelle ; je voudrais rentrer dans l’ombre et ne puis y parvenir. J’espère néanmoins que ceux qui liront ces pages comprendront que, si elles contiennent beaucoup de détails sur moi-même, c’est que vraiment c’était indispensable et qu’il était impossible que cela ne s’y trouvât pas.

Nous étions presque toujours ensemble, Éva et moi, occupées à lire, à travailler, à faire de la musique, et notre temps était si bien employé que les journées d’hiver voltigeaient autour de nous comme des oiseaux à l’aile brillante.

Richard nous donnait toutes ses soirées, la plupart de ses après-midi, et se plaisait beaucoup dans notre société, bien qu’il fût l’un des êtres les plus remuants qu’on pût trouver au monde.

Il aimait beaucoup Éva ; mais beaucoup, beaucoup. J’aurais pu le dire plus tôt, car je devinai tout de suite combien ils s’adoraient. Non pas que je le fisse voir, au contraire ; j’étais si réservée à cet égard, et j’avais si bien l’air de ne me douter de rien, que je me demandais souvent, pendant que je travaillais assise à côté d’eux, si je ne devenais pas profondément dissimulée.

Et pourtant, chaque jour, la dissimulation devenait plus difficile. Leur réserve, du moins en paroles, égalait bien la mienne ; mais l’innocente façon avec laquelle ils s’attachaient à moi de plus en plus, à mesure qu’ils s’aimaient davantage, avait tant de charme, que j’avais bien de la peine à ne pas montrer l’intérêt que je prenais à leur amour.

« Notre chère amie est si bonne, disait Richard en venant me trouver dès le matin dans les allées du parterre, c’est une si admirable petite femme ! et, avant de galoper par monts et par vaux comme un voleur de grands chemins, cela me fait tant de bien de me promener gravement avec elle, que me voilà encore ici, comme j’y étais hier.

« Vous savez, dame Durden, me disait Éva lorsque, remontées dans notre chambre, elle posait sa tête sur mon épaule, reflétant dans ses yeux la flamme de notre foyer, vous savez bien que je n’ai pas besoin de causer ; mais de rester là auprès de vous, à rêver en compagnie de votre cher visage, écoutant souffler le vent, et songeant à ceux qui sont maintenant sur mer. »

C’est que Richard parlait d’être marin ; nous en avions dit quelques mots, et il était question de satisfaire le penchant que, dans son enfance, il montrait pour les voyages. M. Jarndyce avait écrit à l’un des membres de la famille, au baron sir Leicester Dedlock, pour qu’il s’intéressât en faveur de Richard, et sir Leicester avait répondu gracieusement : « Qu’il serait heureux de faire quelque chose pour M. Carstone, si toutefois c’était en son pouvoir, ce dont malheureusement il n’entrevoyait pas la probabilité ; que milady envoyait ses compliments à ce jeune homme (à qui elle se souvenait parfaitement d’être unie par des liens de famille éloignés) et avait la ferme confiance qu’il ferait son devoir dans quelque profession honorable qu’il lui plût d’embrasser. »

«  Il est très-clair, me dit Richard après la réception de ce billet, que je ne dois compter sur personne et faire mon chemin moi-même. Peu importe, après tout ; bien des gens avant moi n’ont pas eu d’autre appui. Je voudrais seulement, pour commencer, être bien armé en course, afin de pouvoir m’emparer du grand chancelier, que je mettrais à la portion congrue jusqu’à ce qu’il eût terminé notre affaire ; il en deviendrait toujours moins épais, s’il n’en devenait pas plus lucide. »

Richard joignait aux plus heureuses dispositions qu’un jeune homme puisse avoir une gaieté inaltérable, mais malheureusement aussi une légèreté qui m’inquiétait d’autant plus qu’il appelait sagesse ce qui n’était qu’insouciance. Je ne puis mieux faire comprendre sa manière de calculer que d’en citer un exemple, à propos de l’argent que nous avions prêté à M. Skimpole. M. Jarndyce avait fini par en savoir le chiffre, soit qu’il l’eût demandé à ce dernier, soit qu’il se fût adressé à Coavinses, et avait remis la somme entre mes mains en me priant de retenir ce que j’avais avancé, et de rendre le reste à Richard ; toutes les dépenses inutiles que celui-ci justifia par le recouvrement de ses dix livres et le nombre de fois dont il me parla de cet argent, comme s’il venait de le réaliser, ou qu’il l’eût toujours là de côté sous sa main, formerait, en les additionnant, une somme considérable.

«  Ma prudente petite mère, pourquoi pas ?… me disait-il quand, sans la moindre réflexion, il éprouva le besoin de donner cinq livres au briquetier ; puisque j’ai retiré dix livres de l’affaire Coavinses.

— Et comment cela, Richard ?

— Vous savez bien que j’avais donné ces dix livres avec plaisir et ne comptais plus les ravoir ; vous ne pouvez pas nier cela ?

— Je ne le nie pas non plus.

— Eh bien ! donc, puisque j’ai gagné dix livres…

— Mais ce sont les mêmes, insinuai-je.

— Pas du tout, ce sont dix livres auxquelles, je ne m’attendais nullement ; dix livres de plus dans ma bourse, et que, par conséquent, je puis employer à n’importe quel usage. »

Et lorsqu’il eut renoncé au don qu’il voulait faire, après avoir fini par comprendre que ce sacrifice n’eût produit aucun bien :

«  Voyons, disait-il, j’ai économisé cinq livres sur l’affaire du briquetier. Si donc je puis faire un voyage à Londres, prendre la poste pour aller et revenir sans qu’il m’en coûte plus de quatre livres, j’en aurai une d’économisée, et l’économie est toujours une bonne chose ; un penny qu’on épargne est un penny gagné. »

Je ne crois pas qu’on pût voir une nature plus généreuse et plus ouverte que celle de Richard ; au bout de quelques semaines, je le connaissais aussi bien que s’il eût été mon frère, ardent et brave, et d’une activité dévorante, il n’en était pas moins d’une excessive douceur qui, sous l’influence d’Éva, en faisait le plus agréable de tous les compagnons, s’intéressant à toute chose, et si heureux, si confiant, si gai !

Et moi qui les voyais s’adorer de plus en plus, sans en rien dire, chacun d’eux supposant que son amour était le plus grand des secrets, que ne soupçonnait pas même la personne adorée ; moi qui ne les quittais jamais, causant et me promenant avec eux, je n’étais guère moins enchantée, guère moins ravie qu’eux-mêmes de leur délicieux rêve.

Nous vivions ainsi, lorsqu’un matin à déjeuner M. Jarndyce reçut une lettre qu’il ouvrit, en s’écriant :

«  C’est de Boythorn. »

Il la parcourut avec une joie évidente, et s’arrêta au milieu de sa lecture pour nous dire que M. Boythorn venait à Bleak-House.

«  Nous étions ensemble au collège, il y a de cela quarante-cinq ans au moins, continua t-il en frappant sur sa lettre, qu’il posa sur la table. Lawrence Boythorn était le garçon le plus impétueux qui fût au monde, et il est resté le plus vif de tous les hommes que je connaisse. C’était l’enfant le plus robuste, le plus audacieux qu’on pût voir, et il est aujourd’hui tout ce qu’il était alors, plein de cœur, mais terriblement effrayant.

— Au physique, monsieur ? demanda Richard.

— Mais un peu sous ce rapport, répondit M. Jarndyce ; il porte la tête en arrière comme un vieux soldat ; j’ai dix ans de moins que lui, mais il a deux pouces de plus que moi, des mains de forgeron, une vaste poitrine et des poumons !… je n’en connais pas de semblables. Il suffit qu’il parle, qu’il vienne à rire ou à ronfler pour que les poutres de la maison s’ébranlent. »

Toutefois M. Jarndyce ne fit pas la plus légère allusion à la girouette, et nous pensâmes que c’était de bon augure.

«  Mais ce n’est pas de l’extérieur que je parle, poursuivit mon tuteur, c’est du moral de l’homme, de son caractère emporté que je vous signale, Rick, Éva, et vous aussi, petite femme, car vous y êtes tous intéressés. Le langage de Boythorn est aussi violent que sa parole est sonore ; toujours dans les extrêmes et au superlatif, on le prendrait pour un ogre, et je crois qu’il passe pour tel dans l’esprit de certaines gens. Vous ne serez pas étonnés de le voir me prendre sous sa protection, car il n’a pas oublié qu’en pension, où j’étais tout enfant, il cassa deux dents (il vous en dira six) à l’un de mes oppresseurs, et que c’est ainsi que notre amitié commença. Dame Durden, Boythorn et son domestique arriveront cette après-midi à Bleak-House. »

Je veillai aux préparatifs nécessaires pour que rien ne manquât à la réception de notre hôte, et nous attendîmes M. Boythorn avec curiosité. L’après-midi était passée, la journée s’avançait, il n’avait pas paru ; le dîner avait été retardé d’une heure, et nous attendions toujours, assis autour de la cheminée, sans autre lumière que la lueur du foyer, quand ces paroles, prononcées d’une voix de stentor, retentirent dans l’antichambre :

«  Nous avons été trompés, Jarndyce, par un damné coquin, un misérable, qui nous a fait tourner à droite au lieu de nous dire de prendre à gauche, le triple scélérat ; il faut que son père ait été un bien affreux vaurien pour avoir un tel fils ; je te le déclare, Jarndyce, je serais heureux de lui fracasser la tête.

— Penses-tu qu’il l’ait fait exprès ? lui demanda mon tuteur.

— Je n’en ai pas le moindre doute ; c’est un coquin qui doit passer sa vie à égarer les voyageurs ; sur mon âme, je n’ai jamais vu de plus mauvais air que le sien quand il m’a dit de tourner à droite ; et penser que je me suis trouvé face à face avec un tel scélérat sans lui faire sauter la cervelle !

— Passe encore pour les dents, » reprit M. Jarndyce.

M. Boythorn éclata de rire et tout vibra dans la maison.

«  Tu n’as pas oublié ça ! poursuivit-il ; ah ! ah ! ah ! quand j’y pense ; encore un fameux coquin. La physionomie de ce garçon-là, quand il était enfant, exprimait assez de cruauté, de noire perfidie et de bassesse pour servir d’épouvantail dans un régiment de scélérats. Si je rencontrais demain dans la rue cet abominable despote, je l’abattrais sans façon comme un arbre pourri.

— Je n’en doute pas, répondit M. Jarndyce ; mais veux-tu monter un instant dans ta chambre ?

— Sur mon âme, Jarndyce, reprit notre hôte en consultant sa montre, si tu avais été marié, j’aurais tourné bride à la porte du jardin et me serais enfui jusqu’au sommet de l’Himalaya plutôt que de me présenter à une heure aussi indue.

— Pas tout à fait aussi loin, dit mon tuteur en souriant.

— Sur ma vie, je l’aurais fait, s’écria M. Boythorn ; je ne voudrais pas pour rien au monde avoir eu la coupable insolence de faire attendre une maîtresse de maison jusqu’à l’heure où nous sommes ; j’aimerais mieux me tuer, mais infiniment mieux. »

Il monta l’escalier avec M. Jarndyce, et nous l’entendîmes faire retentir sa chambre de sa voix et de ses rires, dont l’écho le plus éloigné répétait le son joyeux, ainsi que bientôt nous le fîmes nous-mêmes, entraînés par cette gaieté contagieuse.

Il y avait quelque chose de si franc et de si loyal dans sa voix forte et vibrante, dans sa verve furieuse, et ses superlatifs qui éclataient comme des canons chargés à poudre sans jamais blesser personne, que nous fûmes tout d’abord prévenus en sa faveur, impression dans laquelle son aspect nous confirma bientôt lorsque M. Jarndyce vint à nous le présenter. Non-seulement c’était un beau vieillard, droit et vigoureux, avec une tête massive, couronnée de cheveux gris, la physionomie intelligente et noble quand il gardait le silence, une grande taille, une stature qui eût semblé trop forte s’il n’eût pas toujours été en mouvement, et un menton qui se serait peut-être doublé s’il ne s’était sans cesse agité avec ardeur ; mais encore M. Boythorn avait les manières d’un si parfait gentleman ; sa politesse avait quelque chose de si chevaleresque ; son visage s’éclairait parfois d’un sourire si affectueux et si doux ; on voyait si bien qu’il se montrait tout entier, n’ayant rien à cacher, incapable, comme disait Richard, de se restreindre en quoi que ce soit, et déchargeant ses gros canons inoffensifs, parce qu’il n’avait pas d’autres armes, que je le regardais à table avec un égal plaisir, soit qu’il causât en souriant avec Éva et moi, soit qu’il fût poussé par M. Jarndyce à quelque volée de superlatifs, ou bien que, relevant la tête comme un limier, il fît trembler les vitres de ses éclats de rire.

«  J’espère que tu as apporté ton oiseau ? lui demanda mon tuteur.

— Ma foi, répondit-il, c’est bien le plus étonnant de tous les oiseaux d’Europe, la plus merveilleuse de toutes les créatures ; je ne le donnerais pas, même pour dix mille guinées. J’ai constitué une rente à son profit au cas où il me survivrait ; c’est un vrai phénomène pour l’intelligence et l’affection ; d’ailleurs son père avait été, avant lui, l’un des oiseaux les plus surprenants qui aient jamais vécu. »

Le sujet de cet éloge était un petit serin, si bien apprivoisé, que le domestique de M. Boythorn l’ayant apporté sur son doigt, il vint se poser sur la tête de son maître, après avoir fait le tour de la pièce en voltigeant. Rien ne me sembla mieux peindre le caractère de M. Boythorn que de lui entendre exprimer les sentiments les plus implacables avec cette petite créature si fragile, perchée tranquillement sur son front.

«  Sur mon âme, disait-il en tendant avec délicatesse une miette de pain au canari, si j’étais à ta place, Jarndyce, demain matin je saisirais à la gorge tous les maîtres de la chancellerie et je vous les secouerais jusqu’à ce que leur argent eût roulé hors de leur poche, et qu’on entendît sous leur peau les os claquer comme des castagnettes. Je voudrais obtenir un jugement de n’importe qui, par voie légale ou non ; et, si tu veux me donner tes pleins pouvoirs, je me charge de cette affaire avec une extrême satisfaction. »

Le petit canari, sans paraître inquiet de la violence de ces paroles, mangeait toujours ce que lui donnait son maître.

«  Je te remercie, Lawrence, répondit M. Jarndyce en riant ; mais le procès n’en est pas arrivé à ce point qu’on puisse en avancer la conclusion par le moyen que tu m’indiques, alors même qu’on prendrait à la gorge toute la magistrature et le barreau tout entier.

— Il n’y a jamais eu ici-bas un chaudron de sorcière comparable à cette affreuse chancellerie, continua M. Boythorn ; je ne vois pas d’autre réforme à tenter à son égard, que de miner cette infernale boutique et de faire tout sauter un beau jour, paperasses et fonctionnaires de haut et bas degré, depuis le diable, qui engendra cette pétaudière, jusqu’au trésorier général qu’elle engendra à son tour. »

Il était impossible de ne pas rire du sérieux énergique avec lequel il recommandait cette mesure efficace ; et, partageant bientôt l’hilarité qu’il avait fait naître, M. Boythorn éclata de rire à son tour ; la vallée tout entière sembla lui faire écho, sans que cette gaieté, ni cette parole bruyante inquiétât le canari, qui sautillait tranquillement sur la table, lançant la tête à droite, à gauche, et tournant tout à coup son œil brillant vers son maître, comme s’il n’avait vu dans M. Boythorn qu’un oiseau comme lui.

«  Et où en es-tu avec ton voisin pour ce droit de passage que vous vous disputez ? demanda M. Jarndyce ; car tu n’es pas non plus à l’abri des tracas de la procédure.

— Le particulier a porté plainte contre moi, comme étant coupable de délit à son égard. C’est bien le plus orgueilleux de tous les êtres qui aient jamais existé ; il est moralement impossible qu’il s’appelle Leicester, son nom est Lucifer.

— Très-flatteur pour votre parent éloigné, dit en riant M. Jarndyce à Richard et à Éva.

— Je demanderais pardon à miss Clare et à M. Carstone, reprit notre hôte, si je ne voyais, sur le charmant visage de cette jeune miss et dans le sourire de ce gentleman, qu’ils tiennent leur parent éloigné à distance respectueuse.

— Dites plutôt que c’est lui qui nous tient éloignés, répondit Richard.

— Sur mon âme, s’écria M. Boythorn, lançant tout à coup une volée de son artillerie, ce triste personnage est bien, comme l’étaient avant lui son père et son grand-père, le plus sot animal, le plus franc imbécile, le plus roide et le plus arrogant de tous les êtres, qui, par une méprise inexplicable de la nature, occupe sur la terre une autre position que celle de canne de parade, la seule qui réponde à la roideur de son caractère et de son maintien. Cette famille n’a jamais compté que des bornes, solennellement entichées de leur mérite ; mais peu importe ; il ne me fermera pas mon sentier, eût-il cinquante baronnets en lui-même, et possédât-il jusqu’à cent Chesney-Wold, les uns dans les autres, comme ces boules d’ivoire tournées par les Chinois. Ne me fait-il pas écrire par son agent, son secrétaire, ou je ne sais qui : « Sir Leicester Dedlock, baronnet, présente ses compliments à M. Lawrence Boythorn, et appelle son attention sur ce fait : que le droit de passage par le sentier conduisant à l’ancien presbytère, demeure actuelle de M. Boythorn, appartient exclusivement à sir Leicester ; ledit sentier faisant partie effective du parc de Chesney-Wold ; par suite duquel droit, sir Leicester juge convenable de fermer ledit sentier. »

Je réponds dans le même style :

«  M. Lawrence Boythorn présente ses compliments au baronnet sir Leicester Dedlock, et appelle son attention sur ce fait : qu’il nie toutes les prétentions de sir Leicester Dedlock sur tout le reste, et ajoute, relativement à la clôture du sentier, qu’il serait enchanté de connaître l’homme qui oserait l’entreprendre. »

Le baronnet m’envoie un exécrable borgne pour construire une barrière à l’entrée du sentier. Je joue de mon arme à feu sur l’ignoble coquin jusqu’à le laisser pour mort. Notre entêté persiste, et la barrière est élevée dans la nuit. J’en fais le lendemain matin des copeaux et je les brûle, notre baronnet s’irrite, envoie ses mirmidons franchir mes palissades, traverser mon jardin ; je leur tends des pièges, leur fais éclater des fusées dans les jambes, et leur tire des coups de fusil, bien résolu de délivrer le genre humain de l’insupportable engeance de ces bandits nocturnes. Il porte plainte contre moi, j’en fais autant contre lui ; il m’attaque en sévices et voies de fait ; je plaide mon droit de légitime défense et continue ce qu’il appelle mes sévices et voies de fait. Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! »

À l’entendre s’exprimer avec cette incroyable énergie, on l’aurait supposé le plus violent de tous les hommes ; à le voir en même temps regarder son oiseau qui était perché sur son pouce, et dont il satinait délicatement les plumes, on l’aurait pris pour l’être le plus doux, le plus inoffensif ; et chacun eût pensé, en regardant son visage ou en l’écoutant rire, qu’il n’avait pas de souci, qu’il ignorait toute dispute, et que sa vie tout entière s’écoulait comme un beau jour d’été.

«  Non, non, ajouta-t-il ; aucun Dedlock ne m’interdira le passage ; bien que je reconnaisse volontiers, dit-il en changeant de ton immédiatement, que milady Dedlock est la femme la plus accomplie qu’il soit possible de voir, et à laquelle un vrai gentleman puisse jamais rendre hommage ; mais ce n’est pas un baronnet de sept cents ans d’épaisseur qui clora mon sentier. Un homme qui est entré au régiment à vingt ans, et qui, au bout de huit jours, avait défié le plus sot, le plus présomptueux, le plus impérieux de tous les officiers dont jamais l’uniforme ait étranglé la taille, et qui est sorti vainqueur de ce défi audacieux, ne se laissera pas arrêter par tous les sirs Lucifers morts ou vifs, avec ou sans barrières.

— Pas plus qu’il n’a souffert qu’on opprimât son jeune ami sans défense, ajouta mon tuteur.

— Assurément, reprit M. Boythorn en frappant sur l’épaule de M. Jarndyce avec un air de protection où quelque chose de sérieux se mêlait au sourire. Cet homme est toujours là, prêt à défendre son petit camarade. Jarndyce, tu peux compter sur lui. Quant à la sotte affaire dont je parlais tout à l’heure, que miss Clare et miss Summerson veuillent bien me pardonner d’avoir développé si longuement un sujet si aride. Il n’est rien arrivé à mon adresse de la part de Kenge et Carboy ?

— Je ne le pense pas, Esther ? me dit M. Jarndyce.

— Non, tuteur, répondis-je.

— Merci, répliqua M. Boythorn ; je n’avais pas même besoin de le demander, ayant vu tout de suite combien miss Summerson est attentive pour tous ceux qui l’entourent. Si j’en ai parlé, continua-t-il, c’est qu’arrivant du Lincolnshire, je ne suis pas allé à Londres ; et je pensais que quelques lettres avaient pu m’être envoyées ici ; j’espère que demain matin elles m’annonceront que mon affaire va marcher. »

Je le vis si souvent, pendant le cours de la soirée, contempler Éva et Richard avec un plaisir qui donnait à son visage une expression des plus aimables, tandis qu’assis à quelque distance du piano, il écoutait la musique avec délices, que je demandai à mon tuteur, lorsque nous commençâmes la partie de trictrac, si M. Boythorn était marié.

«  Non, me répondit M. Jarndyce.

— Mais il en a eu l’intention ?

— Comment l’avez-vous deviné ? reprit mon tuteur en souriant.

— C’est que, répondis-je, non sans quelque embarras, il y a quelque chose de si affectueux dans ses manières ; il est si aimable, si attentif envers nous, que…

— Vous avez raison, petite femme, répondit mon tuteur, il a été sur le point de se marier, une seule fois ; il y a déjà longtemps.

— La jeune fille est-elle morte ? demandai-je.

— Non… ; mais elle est morte pour lui. Cette circonstance a énormément influé sur sa vie et sur son caractère. Croiriez-vous jamais qu’il a encore le cœur et la tête d’un héros de roman ?

— Cher tuteur, j’étais toute disposée à le deviner, avant même que vous me l’eussiez dit.

— Il n’a jamais été, depuis lors, tout ce qu’il aurait pu être, dit M. Jarndyce ; et le voilà maintenant arrivé à la vieillesse, sans personne auprès de lui qu’un domestique et un oiseau…. C’est à vous de jouer, mon enfant. »

Je compris que nous en étions au point où le vent allait changer si la conversation continuait, et je n’en dis pas davantage.

Il y avait quelques instants que je repensais dans mon lit à cette vieille histoire d’amour, lorsque je fus réveillée par le ronflement sonore de notre hôte ; et je tentai cette chose difficile, de me figurer un vieillard comme il était autrefois, et de le revêtir de toutes les grâces de la jeunesse ; je me rendormis avant d’y être parvenue, et je rêvai du temps où j’étais chez ma marraine. La science des songes m’est trop peu familière pour que je puisse savoir s’il y a dans ce fait quelque chose de remarquable ; mais il m’arrivait bien souvent de me retrouver, dans mes rêves, à cette époque de ma vie.

Le lendemain matin, une lettre de MM. Kenge et Carboy informa M. Boythorn qu’un de leurs clercs viendrait dans la journée pour s’entendre avec lui. Comme c’était précisément le jour de la semaine où j’expédiais mes payements, mes comptes, mes affaires de ménage, que j’accumulais à dessein pour les traiter en bloc, je restai à la maison pendant que M. Jarndyce, Éva et Richard profitaient d’un temps magnifique pour faire une longue promenade. Quant à M. Boythorn, il devait attendre le clerc de M. Kenge et aller au-devant de nos promeneurs dès que sa conférence avec lui serait terminée.

J’étais donc enfoncée dans mes comptes, examinant les livres des fournisseurs, additionnant des mémoires, enfilant des quittances, et faisant à ce sujet pas mal de bruit et d’embarras, lorsque M. Guppy me fut annoncé. J’avais eu l’idée tout d’abord que l’envoyé de M. Kenge pourrait bien être le jeune homme qui m’avait reçue à Londres, et je fus contente d’avoir deviné juste et de revoir ce gentleman, parce que son nom était lié dans mon souvenir à mon bonheur actuel.

Je l’aurais à peine reconnu, tant sa toilette était pimpante ; habillé de neuf et tout flambant des pieds jusqu’à la tête, chapeau luisant, gants de chevreau lilas, cravate aux vives nuances, gros bouquet de fleurs à la boutonnière, bague en or au petit doigt ; et, de plus, répandant autour de lui un relent de graisse d’ours et de mille essences dont la salle à manger fut aussitôt parfumée. Je le priai de s’asseoir en lui indiquant un siège, et lui demandai des nouvelles de M. Kenge, sans oser lever les yeux, car il fixait sur moi un regard si pénétrant que j’en étais toute confuse.

Quand on vint l’avertir que M. Boythorn l’attendait et qu’il eût à monter dans la chambre de ce gentleman, je le prévins qu’il trouverait, en descendant, une collation à laquelle M. Jarndyce espérait bien qu’il prendrait part.

«  Aurai-je l’honneur de vous retrouver ici, mademoiselle ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur, » répondis-je, et il sortit en me lançant un nouveau regard et en me faisant un salut.

Je supposai qu’il était naturellement gauche et timide, car évidemment il avait l’air embarrassé, et j’attendis son retour avec l’intention de veiller à ce que rien ne lui manquât et de m’en aller ensuite, le laissant à lui-même. On apporta la collation ; mais l’entrevue qu’avait M. Guppy avec M. Boythorn était longue et, j’imagine, fort orageuse ; car, bien que la chambre de celui-ci fût assez éloignée, j’entendais s’élever de temps en temps la voix de notre hôte qui mugissait comme le vent dans la tempête et lançait probablement une bordée complète de récriminations et d’injures superlatives.

Enfin M. Guppy rentra, ayant l’air plus déconcerté que jamais par suite de ce bruyant entretien.

«  C’est un vrai Tartare, me dit-il à voix basse.

— Veuillez, monsieur, prendre quelques rafraîchissements, » répondis-je en lui montrant la collation.

Il se mit à table et se prit à aiguiser convulsivement le grand couteau sur la fourchette à découper, en me regardant toujours (ce dont j’étais bien sûre, quoique j’eusse les yeux baissés). L’aiguisement du couteau sur la fourchette durait depuis si longtemps, que je me crus obligée de lever les yeux pour rompre le charme par lequel M. Guppy semblait enchaîné ; immédiatement, en effet, il regarda le plat qui se trouvait en face de lui et se mit à découper.

«  Que vous offrirai-je, mademoiselle ? Ne prendrez-vous pas quelque chose ? me demanda-t-il.

— Merci, monsieur, je ne prendrai rien.

— Comment, je ne puis rien vous offrir ? reprit M. Guppy en avalant précipitamment un verre de vin.

— Rien du tout, monsieur ; je vous ai seulement attendu pour savoir si vous aviez besoin de quelque chose.

— Je vous suis bien reconnaissant, mademoiselle ; j’ai tout ce que je puis désirer… au moins… c’est-à-dire que…. bien au contraire… Il but deux verres de vin l’un après l’autre, et je pensai que je ferais mieux de m’en aller.

— Mille pardons, mademoiselle, me dit-il en se levant à son tour ; mais faites-moi la grâce de m’accorder une minute d’entretien ? »

Ne sachant pas ce qu’il avait à me dire, je consentis à me rasseoir.

«  Sous toutes réserves, n’est-ce pas, mademoiselle ? me demanda M. Guppy avec anxiété, en se rapprochant de ma table.

— Je ne vous comprends pas, monsieur, répliquai-je toute surprise.

— C’est un de nos termes de procédure, mademoiselle ; j’entends par là que soit chez Kenge et Carboy, soit ailleurs, vous ne ferez pas usage, à mon détriment, des paroles que je vais prononcer ; que, dans le cas où cet entretien n’aboutirait à aucun résultat, je resterai dans la position où je me trouve actuellement, et qu’il ne me causera nul préjudice ni dans le présent ni dans l’avenir ; en un mot, qu’il s’agit d’une communication entièrement confidentielle.

— Je ne devine pas du tout ce que vous pouvez avoir à me confier ; mais, croyez-le, monsieur, je serais désolée de vous porter un préjudice quelconque.

— Merci, mademoiselle ; j’en suis intimement convaincu et cela me suffit complétement. »

M. Guppy n’avait pas cessé, pendant toutes ces paroles, de frotter la paume de sa main droite contre celle de sa main gauche, si ce n’est pour se polir le front avec son mouchoir de poche.

«  Si vous voulez me permettre de prendre un autre verre de vin, je crois, mademoiselle, que j’en surmonterai mieux le hoquet qui m’oppresse, et qui serait également désagréable et pour vous et pour moi. »

Il but de nouveau et revint auprès de ma table, derrière laquelle je m’étais retranchée.

«  Vous ne voulez pas que je vous en offre un verre, mademoiselle ? me dit M. Guppy quelque peu restauré par cette nouvelle libation.

— Non, monsieur.

— Pas un demi-verre ? pas même un quart ? … Eh bien ! alors, procédons : Mes appointements s’élèvent aujourd’hui, chez Kenge et Carboy, à deux livres par semaine. Quand j’eus le bonheur de vous voir pour la première fois, miss Summerson, ils n’étaient que d’une livre quinze schellings, chiffre auquel depuis longtemps ils se trouvaient fixés. Ils se sont donc élevés de cinq schellings depuis cette époque, et pareille augmentation m’est garantie dans un an, à dater d’aujourd’hui. Ma mère possède une petite propriété, dont l’usufruit la fait vivre d’une manière indépendante, quoique modeste, dans Old-Street-Road. Elle est éminemment qualifiée pour être une belle-mère accomplie ; ne se mêle jamais de rien, est pour la paix quand même et du caractère le plus facile à vivre ; elle a ses défauts ; qui n’en a pas ? mais je ne l’ai jamais vue manquer aux convenances en présence de personne ; et vous pourrez lui confier en toute sûreté le vin, les liqueurs et la bière. Quant à moi, je loge Penton-Place-Pentonville ; c’est un peu bas, mais aéré, ouvert par derrière et considéré comme l’un des quartiers les plus sains. Miss Summerson, je vous adore ; soyez assez bonne pour prendre acte de ma déclaration et pour me permettre de l’appuyer (si je puis parler ainsi) d’une offre de mariage. »

M. Guppy s’agenouilla devant moi. J’étais fort à l’aise derrière ma table et point du tout effrayée. « Quittez, lui dis-je, cette position ridicule, ou je me verrais forcée de manquer à ma parole et de tirer la sonnette.

— Écoutez-moi, mademoiselle, dit M. Guppy en joignant les mains.

— Je n’écouterai pas un mot avant que vous ayez repris la place que vous n’auriez pas quittée, si vous aviez eu le sens commun. »

Il se leva d’un air piteux et alla se rasseoir comme je le lui disais.

«  Quelle dérision, mademoiselle, reprit-il en posant la main sur son cœur, et en secouant la tête avec mélancolie ; quelle dérision que de se trouver en face d’aliments quelconques dans un pareil moment ! l’âme recule devant toute nourriture, mademoiselle, quand elle est si profondément émue.

— Monsieur, lui dis-je, vous m’avez priée de vous écouter, et je vous demande à mon tour de vouloir bien en rester là.

— Oui, mademoiselle, répondit-il, car mon obéissance égale mon amour et mon respect. Plût à Dieu que je puisse un jour te le jurer devant l’autel !

— C’est impossible, répliquai-je, il ne faut pas parler de cela.

— Je ne suis pas sans savoir, continua M. Guppy en se penchant au-dessus du plateau, et en fixant sur moi ce regard ardent que je devinais sans le voir, car mes yeux étaient détournés des siens ; je ne suis pas sans savoir que sous le rapport des biens de ce monde, la proposition que je vous ai faite paraît offrir peu d’avantages ; mais écoutez, miss Summerson, ange du ciel ! … ne sonnez pas. J’ai été élevé à une rude école, je suis accoutumé au travail et à tout ce qui concerne la pratique judiciaire. Quoique bien jeune encore, j’ai découvert des preuves, gagné des causes, et acquis une profonde expérience ; que ne ferais-je pas si j’avais le bonheur de posséder votre main ; que ne ferais-je pas pour servir vos intérêts ; et pour avancer votre fortune ; quels moyens n’aurais-je pas d’apprendre tout ce qui vous concerne ? je ne sais rien aujourd’hui, mais que ne pourrais-je pas découvrir si j’avais votre confiance et que vous voulussiez encourager mes efforts ? »

Je lui répondis qu’il ne réussirait pas plus en invoquant mes intérêts qu’en s’adressant à mes sentiments, et que je le priais de comprendre que tout ce que je lui demandais, c’était de partir immédiatement.

«  Cruelle ! s’écria-t-il, un seul mot encore ; vous avez dû voir combien j’étais frappé de votre beauté, le jour où je vous aperçus pour la première fois dans la cour du Cheval-blanc ; vous avez remarqué, je n’en doute pas, qu’il me fut impossible de ne point payer tribut à vos charmes, quand j’ai relevé le marchepied du fiacre où vous étiez montée ; faible tribut, j’en conviens, mais partant d’un cœur sincère ; et depuis lors ton image est gravée dans mon cœur. J’ai passé toute ma soirée à me promener devant la maison de mistress Jellyby rien que pour regarder les murailles qui te renfermaient, céleste créature ! Cette course d’aujourd’hui, complétement inutile, ainsi que le message qui lui sert de prétexte, a été projetée par moi dans le seul but de te revoir ; et si j’ai parlé d’intérêts, c’était pour me recommander et me servir d’appui dans mon triste sort ; mais l’amour était avant tout dans mon cœur où il domine toute chose.

— Monsieur Guppy, je serais désolée, répondis-je en mettant la main sur la sonnette, de me montrer injuste envers quelqu’un de sincère ; je ne mépriserai jamais l’expression d’un sentiment honnête, quelque désagréable que m’en soit l’aveu ; et, s’il est vrai que vous ayez voulu me prouver l’estime que je vous inspire, je sens que je dois vous en remercier. Maintenant, j’espère que vous allez partir, oublier vos folies et ne vous occuper que des affaires de MM. Kenge et Carboy.

— Une seconde, mademoiselle, s’écria M. Guppy en arrêtant mon bras au moment où j’allais sonner, il est convenu que cet entretien ne me portera nul préjudice ?

— Je n’en parlerai jamais, répliquai-je, à moins qu’un jour vous ne me forciez à le faire.

— Une demi-seconde, mademoiselle : dans le cas où vous viendriez à prendre en considération les paroles que je vous ai dites, fût-ce dans un temps éloigné, peu importe, car mes sentiments resteront inaltérables, dans le cas où vous regarderiez mes offres d’un œil plus favorable, particulièrement au sujet des voies et moyens relatifs à votre fortune…, il suffira d’adresser un billet à William Guppy, 87, Penton-Place ; et, en cas d’absence ou de mort (par suite de mes espérances brisées ou autres causes), à mistress Guppy, 302, Old-Street-Road. »

Je sonnai enfin ; le domestique entra. M. Guppy posa sa carte sur la table, salua et partit d’un air abattu. Comme il sortait de la maison, je levai les yeux et je vis qu’il s’arrêtait pour me regarder encore.

Je repris mes livres pour terminer mes comptes ; et lorsque j’eus fini tout ce que j’avais à faire, que j’eus rangé mon pupitre et mis tout à sa place, je me trouvai si calme et si heureuse que je crus avoir oublié cet incident imprévu. Mais quand je fus remontée dans ma chambre, je fus tout étonnée de commencer par en rire et plus surprise encore de finir par en pleurer ; bref, j’étais vivement émue, et je sentis que l’ancienne corde qui vibrait autrefois dans mon cœur n’avait jamais été plus violemment ébranlée depuis l’époque où je n’avais pour confidente que ma pauvre poupée.