« Cruelle Énigme (Bourget) » : différence entre les versions

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À HENRY JAMES
 
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En prononçant cette phrase, qu'il considérait comme très habile, le comte regardait son filleul à travers la fumée d'une petite pipe de bois de bruyère qu'il venait d'allumer, — machinale habi­tude qui expliquait suffisamment l'acre atmosphère dont la chambre était saturée. Il vit les joues d'Hubert se colorer d'un soudain afflux de sang qui eût été, pour un observateur plus perspicace, un indéniable aveu. Il n'y a qu'une allusion, ou la crainte d'une allusion, sur une femme aimée qui ait le pouvoir de tant troubler un jeune homme aussi évidemment pur. Celui-ci appré­henda sans doute de s'être trahi, car il fut plus embarrassé encore pour répondre :
— « Je vous affirme, mon parrain, qu'il n'y a dans ma conduite rien dont je doive avoir honte. C'est la première fois que ni ma mère ni ma grand'-mère ne me comprennent.. Mais je ne leur céde­rai pas sur le point où nous sommes en lutte. Elles y sont injustes, affreusement injustes... » continua-t-il en se levant et faisant quelques pas. Cette fois, son visage exprimait non plus la souf­france, mais l'orgueil indomptable que l'atavisme militaire avait mis dans son sang. Il ne laissa pas au général le temps de relever des paroles qui, dans sa bouche de fils ordinairement très soumis, décelaient une extraordinaire intensité de pas­sion. Il contracta son sourcil, secoua la tête comme pour chasser une obsédante idée, et, rede­venu maître de lui :
— « Je ne suis pas venu ici pour me plaindre à vous, mon parrain,  » dit-il; « vous me rece­vriez mal, et vous n'auriez pas tort... J'ai à vous demander un service, un grand service. Mais je voudrais que tout restât entre nous de ce que je vais vous confier. »
— « Je ne prends pas de ces engagements-là, » fit le comte. « On n'a pas toujours le droit de se taire, » ajouta-t-il. « Ce que je peux te pro­mettre, c'est de garder ton secret si mon affec­tion pour qui tu sais ne me fait pas un devoir de parler. Va, maintenant, et décide toi-même... »
— « Soit, » repartit le jeune homme après un silence durant lequel il avait, sans doute, jugé la situation où il se trouvait; « vous agirez comme vous voudrez... Ce que j'ai à vous dire tient dans une courte phrase. Mon parrain, pouvez-vous me prêter trois mille francs ? »
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— « Sans doute; je vais passer quinze jours à Londres chez mon ami de l'ambassade, Emma­nuel Deroy, que vous connaissez. »
— « Si ta mère te laisse partir, » reprit le vieil­lard, qui continuait de poursuivre son enquête avec logique, « c'est que ta conduite à Paris l'a fait cruellement souffrir. Réponds-moi avec fran­chise. Tu as une maîtresse? »
— «  Non  , » répondit vivement Hubert avec un nouveau passage de pourpre sur ses joues; « je n'ai pas de maîtresse. »
— « Si ce n'est ni la dame de pique ni celle de cœur, » fit le général, qui ne douta pas une minute de la véracité de son filleul, — il le savait incapable d'un mensonge, — « me feras-tu l'honneur de me dire où s'en sont allés les cinq cents francs par mois que ta mère te donne, une paye de colonel, et pour ton argent de poche?... »
— « Ah! mon parrain, » reprit le jeune homme, visiblement soulagé, vous ne connaissez pas les exigences de la vie du monde. Tenez ! Hier, j'ai rendu à dîner au Café Anglais à trois amis ; c'est tout près de huit louis. J'ai dû offrir plusieurs bouquets, pris des voitures pour aller à la campagne, envoyé quelques souvenirs. On est si vite au bout de ces cinq billets de banque!... Bref, je vous le répète, j'ai des dettes que je veux payer, j'ai à suffire aux frais de mon voyage, et je ne veux pas m'adresser à ma mère en ce moment, ni à ma grand'mère. Elles ne savent pas ce que c'est que l'existence d'un jeune homme à Paris. A un premier malentendu, je ne veux pas en ajouter un second. Étant donnés nos rapports d'aujour­d'hui, elles verraient des fautes où il n'y a eu que des nécessités inévitables. Et puis, une scène avec ma mère, je ne peux pas la supporter physique­ment.»
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— « Véritablement non, grand'mère, » répli­qua-il avec un ton de badinage enfantin; « ce ne serait pas gracieux pour mon ami, qui a été si gentil à Londres... »
— « II nous ment, » se dit Mme Liauran; et, comme le silence s'était fait parmi les hôtes du salon après le départ d'Hubert, elle écouta si la porte d'entrée de l'hôtel allait s'ouvrir aussitôt. Il s'écoula une demi-heure sans qu'elle entendît le bruit du battant. Elle n'y put tenir et pria le général d'aller jusque dans l'appartement du jeune homme, sous le prétexte de prendre un livre, afin de savoir s'il s'était habillé. Il s'était habillé en effet. Il allait donc chez Mme de Sauve, ou bien dans le monde, afin de l'y revoir. Ce fut la conclusion que tira de cet indice la mère jalouse, qui, pour la première fois, avoua au comte ses longues inquiétudes. L'accent dont elle parlait empêcha ce dernier de confesser à son tour l'emprunt qu'Hubert lui avait fait des trois mille francs, dépensés sans doute, songea-t-il, à suivre cette femme.
— « II m'a menti une fois encore, » s'écria Mme Liauran, « lui qui avait une telle horreur du mensonge. Ah! comme elle me l'a changé! » Ainsi, l'évidence d'une métamorphose de carac­tère subie par son fils la torturait dès ce premier jour. Ce fut pis encore durant ceux qui suivirent. Elle ne voulut cependant pas admettre tout de suite que son cher, son candide Hubert fût l'amant de Mme de Sauve. Elle ne se résignait pas à l'idée qu'il put se rendre coupable d'une faute de cet ordre sans de terribles remords. Elle l'avait élevé dans de si étroits principes de religion ! Elle igno­rait que précisément le premier soin de Thérèse avait été d'endormir tous les scrupules de cons­cience de son jeune ami, en le conduisant, par d'insensibles degrés, de la tendresse timide à la passion brûlante. Pris au lacet de ce doux piège, Hubert n'avait à la lettre jamais jugé sa vie depuis ces cinq mois, et la nature s'était faite la complice de la femme aimante. Nous nous repentons bien de nos plaisirs, mais il est malaisé d'avoir des re­mords du bonheur, et l'enfant était heureux d'une de ces félicités absolues qui ne voient même pas les souffrances qu'elles causent. C'était cependant sur le pouvoir de sa souffrance que Mme Liauran comptait presque uniquement dans la campagne qu'elle avait entreprise, elle, une simple femme qui ne savait de la vie que ses devoirs, contre une créature qu'elle imaginait à la fois prestigieuse et fatale, ensorcelante et meurtrière. Elle avait adopté le naïf système commun à toutes les jalou­sies tendres, et qui consiste à montrer sa peine. Elle se disait : « II verra que j'agonise. Est-ce que cela ne suffira pas?» Le malheur était qu'Hubert, enivré par sa passion, n'apercevait dans la peine de sa mère qu'une injustice tyrannique à l'égard d'une femme qu'il considérait comme divine, et d'un amour qu'il estimait sublime Lorsqu'il re­venait du bois de Boulogne, le matin, après s'être promené à cheval et avoir vu passer Mme de Sauve dans sa voiture attelée de deux ponettes grises qu'elle conduisait elle-même, il rencontrait à dé­jeuner le profil attristé de sa mère, et il se di­sait : « Elle n'a pas le droit d'être triste. Je ne lui ai rien pris de mon affection. » II raisonnait, au lieu de sentir. Sa mère lui mettait son cœur sai­gnant sur son chemin, et il passait outre. Quand il devait dîner au dehors, et qu'à l'instant du départ l'adieu de sa mère lui présageait que Mme Liauran passerait à le regretter une soirée de mélancolie, il songeait : «  Si elle savait pourtant que Thérèse me reproche de consacrer à notre amour trop de mes heures? » Et c'était vrai. La maîtresse avait cette générosité facile des femmes qui se savent immensément préférées, et qui se gardent bien de demander à celui qui les aime d'agir comme elles le désirent. Le plaisir est si délicat de laisser son amant libre, de l'en­courager même à vous sacrifier à d'autres devoirs, quand on est certaine de ce que sera sa décision! Il arrivait aussi qu'Hubert revînt à l'hôtel de la rue Vaneau ayant eu avec Thérèse un rendez-vous se­cret dans la journée. — Emmanuel Deroy avait mis à la disposition de son ami la petite garçon­nière qu'il conservait avenue Friedland. — Mais alors, soit que la tristesse nerveuse dont s'accom­pagnent les trop vifs plaisirs le rendit cruel, soit que de secrets remords de conscience vinssent le tourmenter, soit que le contraste fût trop fort entre les formes charmantes que prenait la ten­dresse de Thérèse et les formes tristes que revê­tait celle de Mme Liauran, le jeune homme deve­nait réellement ingrat. L'irritation grandissait en lui, et non la pitié, devant le chagrin de celle dont il était pourtant le fils idolâtré. Marie-Alice saisis­sait cette nuance, et elle en souffrait plus que de tout le reste, sans deviner que l'excès de sa dou­leur était une faute irréparable de conduite et qu'une comparaison démoralisante s'établissait dans l'esprit d'Hubert entre les sévérités de la fa­mille et les caressantes délices de l'affection choisie.
La mère, épuisée par une inquiétude continuelle, était à bout de forces, quand un événe­ment inattendu, quoique facile à prévoir, mit davantage encore en saillie l'antagonisme qui la faisait se heurter sans cesse contre son fils. On était dans la semaine sainte. Elle avait compté sur la confession et la communion d'Hubert pour hasarder une tentative suprême et le décider à rompre des relations qu'elle jugeait encore incom­plètement coupables, mais si dangereuses. Il ne pouvait pas entrer dans sa tête de fervente chré­tienne que son fils manquât au devoir pascal. Aussi n'avait-elle aucun doute sur sa réponse, en lui demandant, à un moment où ils se trou­vaient seuls :
— « Quel jour feras-tu tes pâques cette année  ? »
— « Maman, » répondit Hubert avec un sen­sible embarras « je vous demande pardon du chagrin que je vais vous causer. Il faut que je vous l'avoue cependant, des doutes me sont venus, et, en toute conscience, je ne crois pas pouvoir m'approcher de la Sainte Table. »
Cette réponse fut l'éclair qui montra soudain à Marie-Alice l'abîme où son fils avait roulé, tandis qu'elle le croyait seulement sur le bord. Elle ne fut pas la dupe une minute du prétexte imaginé par Hubert. Et d'où lui seraient venus des doutes religieux, à lui qui depuis des mois ne lisait aucun livre ? Elle connaissait d'ailleurs la simplicité d'âme de cet enfant, à l'instruction de qui elle avait présidé. Non. S'il ne voulait pas communier, c'est qu'il ne voulait pas se confesser. Il avait horreur d'avouer une faute inavouable. Laquelle, sinon celle qui avait été l'œuvre mauvaise de ces six mois?... Adultère ! Son fils était adultère ! Mot ter­rible et qui lui représentait, à elle, si loyale, si pure, si pieuse, la plus répugnante des bassesses, l'igno­minie du mensonge mélangée aux turpitudes de la chair. Elle trouva dans son indignation l'énergie d'ouvrir enfin son cœur à Hubert. Elle lui dit, bouleversée comme elle était par ses craintes religieuses pour le salut de cet enfant aimé, des phrases qu'elle n'aurait jamais cru pouvoir pro­noncer, nommant Mme de Sauve, l'accablant des plus durs reproches, la flétrissant de tout ce qu'une femme honnête peut trouver en elle de mépris pour une femme qui ne l'est pas, invoquant le souvenir du passé commun, menaçante tour à tour et sup­pliante, déchaînée enfin et ne calculant plus.
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— « Et qui, elle? »
— « Mme de Sauve. »
— «  Par exemple, » se dit George en lui-même, «voilà qui est singulier et qui valait la peine d'ac­cepter l'invitation de cet imbécile. »
Et, ce pensant, il regardait l'amphitryon, un certain Louis de Figon, élégant de bas étage, qui exultait de joie de traiter quelques hommes du Petit Cercle, dont il faisait le siège patiem­ment.
— « Nous nous attendions à mieux, » continuait l'autre, « mais elle voulut absolument baisser les rideaux... Ce que nous avons taquiné Ludovic sur son teint fatigué, le soir!... On n'a parlé que de cela entre Trouville et Deauville pendant une semaine. Elle s'en est doutée, car elle est partie bien vite. Mais je parie vingt-cinq louis qu'elle n'en sera pas moins reçue partout cet hiver... La société devient d'une tolérance... »
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— « Écoute, mon enfant, » dit Marie-Alice, dans les yeux de laquelle la douceur inattendue de ce geste fit courir des larmes, « je ne peux pas en­trer avec toi dans tout ce triste détail ; » elle lui tou­chait les cheveux en ce moment comme aux jours où il était petit : « Va trouver ton cousin George. Il te répétera ce qu'il nous a raconté. Car c'est lui qui, dans sa sollicitude, a cru devoir nous pré­venir. Mais retiens ce que ta mère te dit mainte­nant. Je crois à la double vue du cœur. Je n'aurais pas haï cette femme comme j'ai fait dès les pre­miers jours, si elle ne devait pas t'être fatale. Allons! adieu, mon enfant. Embrasse-moi, » dit-elle avec un accent brisé. — Comprenait-elle que depuis cette heure les baisers de son fils ne se­raient plus jamais pour elle ce qu'ils avaient été?
Hubert s'élança de l'appartement, sauta dans un fiacre et donna au cocher l'adresse du Cercle Im­périal, où il espérait trouver George. Mais tandis que cet homme, stimulé par la promesse d'un fort pourboire, fouettait sa bête à coups redoublés, le malheureux enfant commençait à réfléchir sur le coup si entièrement inattendu qui venait de le frapper. Le caractère de la race d'action à laquelle il appartenait se manifesta par une reprise de possession de lui-même. Il écarta dès l'abord toute idée d'une invention calomnieuse de la part de sa mère et de son parrain. Que ces deux êtres détes­tassent Thérèse, il le savait. Qu'ils fussent capables d'oser beaucoup pour le détacher d'elle, il venait d'en avoir la preuve. Oui, Mme Liauran et le comte pouvaient tout oser, tout, excepté mentir. — Ils croyaient donc à ce qu'ils avaient dit, et ils le croyaient sur la foi de George Liauran, lequel avait colporté un des mille bruits infâmes de Paris ; mais dans quel but? L'esprit d'Hubert, en ce moment, n'admettait pas qu'il y eût un atome de vérité dans l'histoire des relations de sa maîtresse avec un autre homme. Il ne s'attarda pas à discuter le fait en lui-même, il pensa uniquement au per­sonnage de la bouche de qui venait le récit. A quel mobile avait donc obéi ce cousin auquel il allait maintenant demander une explication? II le vit en imagination avec son visage mince, sa barbe en pointe, ses cheveux courts et son fin regard. Cette vision suscita en lui un singulier sentiment de malaise qui était, sans qu'il s'en doutât, l'œuvre de Mme de Sauve. Jamais George n'avait jusqu'ici parlé d'elle à Hubert d'une manière qui comportât une allusion ou une moquerie. Mais les femmes ont un sûr instinct de défiance, et celle-ci s'était rendu compte, dès les premiers temps, que son amour était nécessairement antipathique au cousin d'Hubert. Elle devinait qu'il voyait seulement une fantaisie de blasée, là où elle voyait, elle, une religion. Une femme pardonne des médisances précises plutôt encore qu'elle ne pardonne le ton avec lequel on parle d'elle, et elle comprenait que le simple accent de la voix de George prononçant son nom était en désaccord absolu avec les senti­ments qu'elle souhaitait inspirer à Hubert. Et puis, pour tout dire, elle avait un passé, et George pou­vait connaître ce passé. Un frisson la parcourait tout entière à cette seule idée. Pour ces diverses raisons, elle avait employé sa plus fine et sa plus secrète diplomatie à détacher les deux cousins l'un de l'autre. Ce travail portait aujourd'hui ses fruits, et c'était la cause qui inspirait à Hubert une invincible défiance, tandis que le fiacre l'em­portait vers le cercle de la rue Boissy-d'Anglas. « Par quel moyen, » songea-t-il, « questionner George? Je ne peux cependant pas lui dire : Je suis l'amant de Mme de Sauve, vous l'avez ac­cusée de m’avoir trompé, prouvez-le-moi... » L'impossibilité morale d'un tel entretien était de­venue, à la minute où la voiture s'arrêta devant le cercle, une impossibilité physique. Hubert se dit: « Après tout, je suis bien enfant de m'occuper de ce que croit ou ne croit pas M. George Liauran. » II renvoya son fiacre, et, au lieu d'entrer au club, il marcha dans la direction des Champs-Elysées. Ce qui constitue l'essence merveilleuse de l'amour et son charme unique, c'est qu'il ramasse comme en un faisceau et fait vibrer à l'unisson les trois êtres qui sont en nous : celui de pensée, celui de sentiment et celui d'instinct, — le cerveau, le cœur et toute la chair. Mais c'est aussi cet unisson qui est sa terrible infirmité. Il demeure sans dé­fense contre l'envahissement de l'imagination phy­sique, et cette faiblesse apparaît surtout dans la naissance de la jalousie. Ainsi s'explique la mons­trueuse facilité avec laquelle le soupçon surgit dans l'âme de l'homme qui se sait le plus aimé, si un détail quelconque fait se former devant les yeux de son esprit un tableau où il voit sa maî­tresse le trompant. Sans doute, l'amoureux ne croit pas à la vérité de ce tableau, mais il ne peut pas non plus l'oublier entièrement, et il en souffre jusqu'à ce qu'une preuve vienne rendre cette image de tous points absurde. Comme il entre dans la formation de ce tableau une grande part de vie physique, plus la preuve sera maté­rielle, plus la guérison sera complète. C'est exactement ce qui arrive à celui qui se réveille d'un cauchemar, lorsque l'assaut des sensations environnantes vient dissiper le mirage torturant qui l'hallucinait dans son sommeil. Certes, Hubert Liauran, depuis une année qu'il aimait Thérèse de Sauve, n'avait jamais eu un doute, même d'une minute, sur cet amour, dont, par une délica­tesse qui se trouvait être de la prudence, il n'avait jamais parlé à personne; et encore maintenant, après les accusations formulées contre elle par le comte Scilly et Mme Liauran, il ne la croyait pas capable d'une trahison. Cependant ces accusations emportaient avec elles une réalité possible, et tan­dis qu'il remontait vers l'Arc-de-Triomphe, voici que le souvenir des phrases prononcées par son parrain et sa mère évoqua en lui le spectacle de Thérèse s'abandonnant à un autre homme. Ce ne fut qu'un éclair, et à peine cette vision de hideur eut-elle frappé l'esprit d'Hubert, qu'elle déter­mina une réaction. Par un violent effort, il chassa cette image, qui s'effaça pour quelques minutes; puis elle reparut, accompagnée cette fois de tout un cortège d'idées probatrices. Hubert se rappela soudain que, durant le voyage à Trouville, et d'un jour à l'autre, plusieurs lettres de sa maîtresse s'étaient trouvées écrites d'une écriture un peu autre. Il semblait qu'elle se fût mise à sa table en hâte, pour s'acquitter de sa douce corvée d'amour comme d'une tâche précipitamment accomplie. Hubert avait été peiné de ce petit changement momentané, puis il s'était reproché comme une ingratitude cette tendre susceptibilité de cœur. Oui, mais n'était-ce pas aussitôt après cette courte période des lettres négligées que Thé­rèse avait quitté Trouville, sous le prétexte que l'air de la mer ne lui valait rien? Ce départ avait été décidé en vingt-quatre heures. Hubert ressen­tait encore le mouvement de joie étonnée que lui avait procuré ce retour subit. Il ne s'attendait pas à voir Mme de Sauve rentrer à Paris avant le mois d'octobre, et il la retrouvait dans la première semaine de septembre. Cette joie d'alors se trans­formait rétrospectivement en une vague inquié­tude. Est-ce qu'il n'y avait aucun rapport entre le trouble évident des lettres écrites avant ce départ, ce départ même et l'abominable action dont Thé­rèse avait été accusée? Mais c'était une infamie à lui que d'admettre, même en imagination, des idées pareilles. Il rejeta sa tête en arrière, ferma ses yeux, plissa son front, et, réunissant toute son énergie d'âme, il put encore une fois chasser le soupçon,
II était maintenant dans la plus haute partie de l'avenue. Il se sentit tellement las qu'il fit une action pour lui extraordinaire. Il chercha un café où il put s'arrêter et se reposer. Il avisa une petite taverne anglaise, perdue dans ce coin de Paris élégant, pour l'usage des cochers et des bookmakers. II y entra. Deux hommes à face rouge, à forte encolure, et que l'on devinait devoir sentir l'écurie, se tenaient debout devant le comptoir. Par cette fin d'un après-midi d'au­tomne, l'ombre envahissait sinistrement ce coin désert. En face du bar courait une banquette vide, et une longue table de bois était chargée d'un numéro de journal anglais à plusieurs feuilles. Hubert s'assit et se laissa servir un verre de vin de Porto, qu'il but machinalement, et qui eut sur ses nerfs tendus un effet d'excitation nouvelle. La vision lui revint, pour la troisième fois, accom­pagnée d'un nombre d'idées plus grand encore qui, d'elles-mêmes, se classaient en un corps de raisonnement. Thérèse était donc revenue à Paris, si vite, et elle s'était rendue à l'un de leurs rendez-vous clandestins. Pourquoi donc avait-elle eu, entre ses bras mêmes, un si violent accès de san­glots? Elle était souvent mélancolique dans la volupté. Les ivresses de l'amour aboutissaient d'ordinaire en elle à l'attendrissement triste. Mais qu'il y avait loin de son habituelle et rêveuse langueur à cette frénésie de désespoir ! Hubert en était demeuré comme épouvanté, puis elle lui avait répondu : « II y avait si longtemps que je n'avais goûté tes baisers. Ils me sont si doux qu'ils me font mal. Mais c'est un cher mal!... » avait-elle ajouté en l'attirant sur son cœur et en le ber­çant entre ses bras. Ce désespoir ne s'était pour­tant dissipé entièrement ni le lendemain ni durant les semaines suivantes, qu'elle avait passées dans une maison de campagne des environs de Paris, chez une de ses amies qu'Hubert connaissait. Il était allé pour l'y voir, et il l'avait trouvée plus silencieuse que jamais, et par instants presque morne. Elle était revenue à Paris dans le même état, le visage un peu altéré ; mais il avait attribué ce changement à un malaise physique. Une subite et nouvelle association d'idées lui faisait se dire maintenant : « Si c'était un remords?... Quel remords?... Mais de cette infamie... » II se leva, sortit du café, reprit sa marche et secoua cette affreuse hypothèse. «Insensé que je suis! » pensa-t-il.  » Si elle m'avait trompé, c'est qu'elle ne m'aimerait pas, et quel motif aurait-elle alors de me mentir?... » Cette objection, qui lui parut irréfutable, chassa le soupçon pour quelques mi­nutes. Puis le soupçon revint, — comme il revient toujours. « Mais qui est ce comte de La Croix-Firmin? M'en a-t-elle jamais parlé? » se demanda-t-il. En fouillant anxieusement tous ses souvenirs, il ne put trouver que ce nom eût jamais été prononcé par elle... Si, cependant… Il aperçut soudain, et dans un coin perdu de sa mémoire, les syllabes de ce nom haï déjà. Il les avait vues imprimées dans un article de journal sur les fêtes de Trouville. C'était sur une feuille du boulevard, certainement, et dans une série où il avait remarqué aussi le nom de sa maîtresse. Par quel hasard ce petit fait, insignifiant en lui-même, revenait-il le tourmenter à ce moment? Il douta de son exactitude et prit une voiture pour aller jusqu'aux bureaux du seul journal qu'il lût d'habitude. Il feuilleta la collection et remit la main sur l'entrefilet, dont il se souvenait sans doute parce qu'il l'avait lu plusieurs fois à cause de Thérèse. C'était le compte rendu d'une garden party organisée chez une marquise de Jussat. Est-ce que cela prouvait seulement que ce M. de La Croix-Firmin eût été présenté à Mme de Sauve? « Ah ! » s'écria le pauvre enfant à la suite de ces meurtrières réflexions, « est-ce que je vais deve­nir jaloux? » Cela lui représentait une idée insupportable, car rien n'était plus contraire que la défiance à la loyauté innée de toute sa nature. Il se ressouvint alors de la chaude tendresse que son amie lui avait prodiguée depuis le premier jour, et, comme il avait dès lors pris l'habitude douce de lui ouvrir tout son cœur, il se dit qu'il avait un moyen assuré d'éloigner pour toujours cette mauvaise vision. Il fallait simplement voir Thérèse et tout lui dire. D'abord, c'était la préve­nir d'une calomnie à laquelle elle avait à couper court aussitôt. Puis il sentait qu'un seul mot sorti de la bouche de cette femme dissiperait immédiatement jusqu'à l'ombre de l'inquiétude dans sa pensée, il entra dans un bureau de poste et griffonna sur le papier bleu d'une petite dé­pêche pneumatique : « Mardi, cinq heures. — L'ami est triste et ne peut se passer de son amie. Des méchants lui ont parlé d'elle en lui faisant mal. A qui dire tout cela, sinon à la chère confidente de toute douleur et de tout bonheur? Peut-elle venir demain où elle sait, à dix heures, dans la matinée? Qu'elle le puisse, et elle sera plus aimée encore, s'il est possible, de son H. L..., qui signifie par cette fin d'après-midi : Horrible Lassitude. » C'est sur ce ton de puérilité tendre qu'il lui écrivait, avec la mignardise de mots où la passion dissimule sou­vent sa violence native. Il glissa la fine dépêche dans la boîte, et il fut étonné de se sentir rede­venu presque paisible. Il avait agi, et la présence du réel avait chassé la vision.
 
 
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— « Non, je ne suis pas malade; mais le ton de ta dépêche était si étrange qu'il m'a inquiétée. »
— «Ma dépêche?» reprit Hubert en lui serrant les mains, qu'elle avait froides, pour les ré­chauffer. « Ah! ce n'était pas la peine... Tiens! maintenant je n'ose plus même t'avouer pourquoi je l'ai écrite. »
— «  Avoue tout de même, » fit-elle avec une insistance déjà angoissée, car l'embarras d'Hubert venait de lui rendre l'inquiétude dont elle avait tant souffert.
— «On est si étrange ! » reprit le jeune homme en secouant la tête.  «  On a des heures où l'on doute malgré soi de ce que l'on sait le mieux... Mais il faut d'abord que tu me pardonnes d'avance.»
— « Te pardonner, » dit-elle, «mon ange! Ah! Je t'aime trop!... Te pardonner?» répéta-t-elle; et ces syllabes, qu'elle entendait sa propre voix prononcer, retentissaient dans sa conscience d'une façon presque intolérable. Qu'elle aurait voulu, en effet, avoir à pardonner et non pas à être pardonnée! « Mais quoi?... » interrogea-t-elle d'une voix plus basse et qui révélait le recommencement de son trouble intérieur.
— «  D'avoir pu me laisser troubler une minute par une infâme calomnie, que des personnes qui haïssent notre amour m'ont rapportée sur ta vie à Trouville... Mais qu'as-tu?...  » — Cette phrase, et plus encore le son de voix avec lequel elle avait été prononcée, était entrée dans le cœur de Thé­rèse comme une lame. Peut-être si Hubert l'avait accueillie, dès son arrivée, par des paroles de soupçon, ainsi que les hommes savent en inventer, dont chaque mot suppose une absence de foi qui devance les preuves, aurait-elle trouvé dans son orgueil de femme l'énergie d'affronter le soupçon et de nier. Mais il y avait dans l'attitude du jeune homme, depuis le début de cette explication, la sorte de confiance tendre, candide et désarmée qui impose la sincérité à toute âme demeurée un peu noble ; et, malgré ses défaillances, Thérèse n'était pas née pour les compromis des adultères ni surtout pour les complications des trahisons. Elle était de ces créatures capables de grands mouvements de conscience, de soudains reflux de générosité, qui, descendues à un certain degré, disent : « C'est assez d'abjection ! » et préfèrent se perdre entièrement à s'abaisser davantage. Les remords des dernières semaines l'avaient d'ailleurs amenée à cet état de sensibilité souffrante qui pousse aux actes les plus déraisonnables, pourvu que ces actes terminent la souffrance. Et puis, l'énervement de la nuit d'insomnie, augmenté encore par le malaise du jour orageux, lui rendait aussi impossible de dissimuler ses émotions qu'il l’est à un soldat, frappé de panique, de dissimuler sa peur. En ce moment, son visage était à la lettre bouleversé par l'effet de ce qu'elle venait d'écou­ter et par l'attente de ce que son inconscient bourreau allait dire. Il y eut une minute d'un si­lence plus que pénible pour tous les deux. Le jeune homme, assis sur le divan à côté de sa maîtresse, la regardait avec ses paupières baissées, sa bouche entr'ouverte, sa face de morte. L'excès de ce trouble avait quelque chose de si étonnamment significatif, que tous les soupçons, soulevés et chassés la veille, se réveillèrent à la fois dans la pensée de l'enfant. Il vit soudain devant lui des gouffres, dans l'éclair d'une de ces intuitions ins­tantanées qui nous illuminent parfois tout le cerveau, à des heures d'émotion suprême.
— « Thérèse! » cria-t-il, épouvanté de sa propre vision et de l'horreur subite qui l'envahis­sait. « Non! ce n'est pas vrai, ce n'est pas pos­sible !... »
— « Quoi? « fit-elle encore. « Parlez, je vous répondrai. »
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— « Il aura été retenu par des amis, » avait ré­pondu la vieille dame, dissimulant sa propre inquiétude pour dominer celle de sa fille.
Lorsque la porte s'était ouverte à dix heures, avec sa finesse d'ouïe et du fond du salon, Mme Liauran avait entendu le bruit, et elle avait dit à sa mère et au comte Scilly, prévenu depuis le dîner : « C'est Hubert. » Quand Firmin eut rapporté la phrase du jeune homme : « Il faut que je lui parle ! » s'était écriée la malade. Et elle s'était redressée sur son séant, comme ne se souvenant pas qu'elle ne pouvait plus marcher.
— « Le comte va se rendre auprès de lui, » fit Mme Castel, «  et nous le ramener. »
Au bout de dix minutes, Scilly revint, mais seul. Il avait frappé à la porte, puis essayé de l'ouvrir. Elle était fermée à double tour. Il avait appelé Hubert plusieurs fois; ce dernier l'avait enfin supplié de le laisser.
— « Et pas un mot pour nous? » demanda Mme Liauran.
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Une préoccupation singulière s'était emparée du jeune homme. Après une nuit d'une torture si continûment aiguë qu'il ne se souvenait pas d'avoir jamais rien subi de pareil, il était redevenu maître de lui. Il avait traversé la première crise de son chagrin, celle après quoi l'on ne meurt plus de désespoir, parce que l'on a réellement touché le fond du fond de la douleur. Puis il avait repris ce calme momentané qui succède aux prodi­gieuses déperditions de force nerveuse, et il avait pu penser. C'est alors qu'une inquiétude l'avait saisi à l'endroit de Mme de Sauve, — inquiétude dépourvue de tendresse, car à cette minute, après l'assaut de chagrin qu'il venait de soutenir, il avait l'âme tarie, sa léthargie intérieure était absolue, il ne lui restait plus de quoi sentir. Mais il s'était souvenu tout d'un coup d'avoir laissé Thérèse dans le petit rez-de-chaussée de l'avenue Friedland, et son imagination n'osait pas se former de conjectures sur ce qui s'était passé après son départ. C'est précisément à la fin du déjeuner que cette idée l'avait assailli ; elle lui avait aussitôt donné, par-dessus sa douleur fondamentale, la seule émotion dont il fût capable, un frisson de terreur physique. Il alla directement de la rue Vaneau à l'avenue, et quand il se trouva devant la maison, il n'osa pas entrer, bien qu'il eût la clef dans sa main. Il appela le concierge, vilain personnage auquel il ne parlait jamais sans répulsion, tant il haïssait sa face effrontée et glabre, son œil servile à la fois et insolent et son ton de complice grassement payé.
— «Je fais toutes mes excuses à Monsieur, » dit cet homme avant même qu'Hubert l'eût interrogé. « Je ne savais pas que Madame fût encore là. J'avais vu sortir Monsieur; je suis entré, dans l'après-midi, pour donner un coup d'œil au ménage, comme je fais tous les jours. J'ai trouvé Madame assise sur le canapé. Elle semblait bien souffrante. Est-ce qu'elle va mieux aujourd'hui, monsieur? » ajouta-t-il.
— « Elle va très bien... » répondit Hubert; et comme il éprouvait subitement une invincible répugnance à entrer dans l'appartement, et que d'autre part il voulait à tout prix ne pas mettre cet homme, pour lui si antipathique, à même de rien soupçonner du drame de sa vie, il reprit : «  Je suis venu régler votre note. Je pars pour un voyage... »
— « Mais Monsieur m'a déjà payé au commencement du mois, » dit l'autre.
— « Je serai peut-être absent longtemps, » fit Hubert, qui tira un billet de banque de son porte­feuille. « Vous mettrez cela en compte. »
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Ces femmes-là ! — Cette formule, qui lui était venue naturellement à l'esprit, à lui l'enfant jusque-là si naïf, si doux, si délicat, traduisait bien la sensation qui le dominait à cette heure, et qui dura plusieurs jours. C'était un immense dégoût, une nausée intime; mais si entière, si profonde, qu'elle ne laissait la place à rien d'autre dans son cœur. Il n'aurait même pas su dire s'il souf­frait, tant le mépris absorbait les forces vives de son être. Il apercevait cette femme, qu'il avait si religieusement idolâtrée et avec une ferveur si noble, comme plongée, comme vautrée dans un tel abîme de déchéance qu'il se faisait à lui-même l'impression de s'être, en l'aimant, roulé dans la boue. C'était la vision physique dont il était la victime maintenant, d'un bout à l'autre du jour, à ce point qu'il ne pouvait l'interpréter, ni former quelque hypothèse sur le caractère de Thérèse. Cette vision s'infligeait à lui avec une précision matérielle qui touchait à l'hallucina­tion. Oui, il voyait l'acte, et l'acte seul, sans avoir la force de secouer cette hideuse, cette obsédante hantise. Cela le paralysait d'horreur, et il ne pouvait penser qu'à cela. Une sorte de mirage ininterrompu lui montrait la prostitution de sa maîtresse, l'exécrable souillure, et, comme un homme atteint de la jaunisse regarde tous les objets à travers la bile qui lui injecte les yeux, c'est à travers ce dégoût que toute la vie lui apparaissait. Son âme était comme saturée d'amer­tume et cependant affreusement sèche. Il n'était pas une impression qui ne se transformât pour lui dans ce sentiment du sale et du triste. Il se levait, passait la matinée parmi ses livres, les ouvrait, ne les lisait pas. Il déjeunait, et la vue de sa mère, au lieu de l'attendrir, le crispait. Il rentrait dans sa chambre et reprenait son oisiveté morne de la matinée. Il dînait, puis, aussitôt après le dîner, quittait le salon, pour ne rencontrer ni le général ni son cousin, de qui la présence lui était insup­portable. La nuit, s'il s'éveillait, il continuait de voir la scène maudite, avec la même impossibilité de parvenir à la douleur détendue S'il s'en­dormait, il lui fallait, une fois sur deux, suppor­ter le cauchemar de cette même vision. Comme il n'avait aucune idée sur la physionomie de l'homme avec lequel sa maîtresse l'avait trompé, ce qui surgissait devant son sommeil morbide, c'était d'horribles songes où toutes sortes de visages différents étaient mêlés. Le mal que lui faisait cette imagination le réveillait. La sueur inondait son corps ; il éprouvait un déchirement au sein, comme si son cœur, qui battait trop vite, allait se décrocher; et, à travers cette souffrance, c'était la même prostration de ses puissances affectueuses, si complète qu'il ne s'inquiétait même plus de savoir ce que Thérèse était devenue.
— « Après tout, » se disait-il un matin en se levant, «je vivais bien avant de la connaître! Je n'ai qu'à me remettre en pensée dans l'état où je me trouvais avant ce 12 octobre... » —Il se rappelait exactement la date. — « Il n'y a pas beaucoup plus d'un an. J'étais si paisible alors ! J'aurai fait un mauvais rêve, voilà tout. Mais il faut dé­truire tout ce qui pourrait me rappeler ce sou­venir. »
Il s'assit devant son bureau, après avoir mis de nouveau du bois dans le feu afin d'activer la flambée et fermé la porte à double tour. Il se rappela involontairement qu'il agissait ainsi autrefois, lorsqu'il voulait revoir le cher trésor de ses reliques d'amour. Il ouvrit le tiroir où ce trésor était caché : il consistait en un coffret de maroquin noir sur lequel étaient entrelacées deux initiales, un T et un H. Thérèse et lui avaient échangé deux de ces coffrets pour y conserver leurs lettres. Sur celui qu'il avait donné à son amie, il avait fait, à défaut des deux initiales, autographier le nom de Thérèse en entier. « Ai-je été enfant! » songea-t-il à l'idée des mille petites délicatesses de cet ordre auxquelles il s'était livré. Il y a toujours de la puérilité, en effet, dans ces extrêmes délicatesses; mais c'est du jour où l'on est sur le chemin de la dureté du cœur que l'on pense ainsi. A côté de ce coffret gisaient deux objets qu'Hubert avait jetés là, le soir même du jour où il avait appris la trahison de sa maîtresse : l'un était sa bague, l'autre une fine chaîne d'or à laquelle était suspendue une clef toute mince. Il prit dans sa main le petit anneau et regarda malgré lui la surface intérieure. Thérèse y avait fait graver une étoile et la date de leur séjour à Folkestone. Ce simple signe évoqua soudain devant Hubert une perspective indéfinie de réminiscences : il revit la porte de l'hôtel, l'escalier et son tapis rouge, le salon où ils avaient dîné, le garçon qui les servait, avec son visage d'une respectabilité britannique, sa lèvre rasée, son menton trop long. Il l'entendit qui disait : « I beg your pardon; » et à travers ces détails si insignifiants en eux-mêmes, pour lui uniques, le sourire de Thérèse lui apparut. Quelle langueur flottait dans ses yeux alors, ces yeux dont la nuance d'un gris vert était toute fondue, toute noyée d'un complet abandonnement de l'être intime; ces yeux où dormait un sommeil qui semblait l'inviter à en être le rêve ! Hubert passa la bague à son doigt machinalement, puis il la lança presque avec colère dans le tiroir, contre le bois duquel le métal rebondit. Pour ouvrir le coffret, il dut manier la chaîne. C'était un jaseron ancien qui lui venait de Thérèse. Il lui avait donné, lui, le bracelet auquel était attachée la clef de l'appartement, et elle lui avait, elle, donné cette chaînette pour qu'il pût porter à son cou la clef du coffret. Il avait gardé ce scapulaire d'amour des mois et des mois, et bien souvent cherché avec la main le petit bijou sous sa chemise, pour se faire un peu de mal en se l'enfonçant contre la poi­trine. Il se rappelait ainsi le tendre mystère de son cher bonheur. Que toute cette ivresse était loin aujourd'hui ; ah ! combien loin, combien per­due dans l'abîme du passé, d'où s'échappe une si affreuse odeur de mort! Quand il eut soulevé le couvercle du coffret, il s'accouda, et, le front dans sa main, il contempla ce qui restait de son bonheur, ces quelques riens si parfaitement indif­férents pour tout autre, pour lui si pénétrés d'âme : un mouchoir brodé, un gant, une voilette, un paquet de lettres, un paquet de petites dépêches bleues, mises les unes dans les autres et formant comme un menu livre de tendresse. Et les enve­loppes des lettres avaient été ouvertes avec tant de soin, le papier des dépêches déchiré si exacte­ment! Les moindres détails remémoraient à Hu­bert les scrupules de piété amoureuse qu'il avait ressentis pour tout ce qui venait de sa maîtresse. Il y avait encore, par-dessous les lettres et les dépêches, un portrait d'elle, où elle était représentée dans le costume qu'elle portait à Folkestone : une simple jaquette ajustée en drap et un chapeau avancé dont l'ombre tombait un peu sur le haut du visage. Elle avait fait faire cette photographie pour le seul Hubert, et, en la lui donnant, elle lui avait dit : « Je pensais tant à nous, pendant que je posais... Si tu savais comme ce portrait t'aime !...» Et Hubert se sentait réellement aimé par ce portrait. Il lui semblait que de cet ovale du visage, que de cette bouche fine, que de ces yeux baignés de songe, un effluve tendre se déta­chait, l'enveloppait; et c'est alors qu'à côté de la vision de la perfidie commença de nouveau à se dresser la vision de l'amour de Thérèse. Aussi évidemment qu'il savait, par son aveu, que cette femme l'avait trompé, il savait, par ses souvenirs, qu'elle l'avait aimé, qu'elle l'aimait encore. Il la revit telle qu'il l'avait laissée sur le canapé de leur cher asile, avec sa face convulsée et ses larmes, surtout, Dieu! quelles larmes! Pour la première fois depuis cette heure fatale, il se rendit compte de la noblesse avec laquelle elle s'était confessée de sa faute, quand il lui était si aisé de mentir, et il laissa soudain échapper ce cri qui ne lui était pas encore venu à travers ses journées de douleur desséchée et déchirante : « Mais pourquoi? pour­quoi?   »
Oui, pourquoi? pourquoi? — Cette angoisse d'ordre tout moral accompagna dès cette minute l'angoisse de la vision physique. Hubert commença de penser, non plus seulement à son mal, mais à la cause de son mal. Brûler ces lettres, lacérer ce portrait, briser, jeter la chaîne, la bague, détruire ce résidu suprême de son amour, cela lui aurait été aussi impossible que de déchirer avec le fer le corps frémissant de sa maîtresse. C'étaient, ces objets, des personnes vivantes, avec des regards, des caresses, des palpitations, une voix. Il referma le tiroir, incapable de supporter plus longtemps la présence de ces choses qui lui semblaient faites avec la substance même de son cœur. Il se jeta sur la chaise longue, et il se perdit dans le gouffre de ses réflexions. Oui, Thérèse l'avait aimé, Thérèse l'aimait! Il y a des larmes, des étreintes, une chaleur d'âme, qui ne mentent pas. Elle l'aimait, et elle l'avait trahi ! Elle s'était donnée à un autre, avec son nom à lui dans le cœur, moins de six se­maines après l'avoir quitté! Mais pourquoi?pour­quoi? Poussée par quelle force? Entraînée par quel vertige? Envahie par quelle ivresse? Qu'était-ce donc que la nature, non plus de « ces femmes-là», —il n'avait plus de férocités de pensée maintenant, — mais de la femme, pour qu'une aussi monstrueuse action fût seulement possible? de quelle chair était-elle donc pétrie, cette créature décevante, pour qu'avec toutes les apparences, avec toutes les réalités du sentiment, on ne pût pas faire plus de fonds sur elle que sur de l'eau? Qu'elles étaient douces, ces mains de la femme, et qu'elles semblaient loyales; et cependant leur confier son cœur, dans la sécurité de l'affection partagée, c'était la plus folle des folies! Elle vous sourit, elle vous pleure, et déjà elle a remarqué celui qui passe, celui auquel, s'il l'amuse une heure, elle sacrifiera toute votre tendresse, une flamme aux yeux, la grâce aux lèvres! Pour­quoi? Pourquoi? Qu'y a-t-il pourtant de vrai au monde, si même l'amour n'est pas vrai? Et quel amour? Hubert scrutait son passé intime main­tenant  ; il faisait comme un examen de conscience de son attachement pour Thérèse, et il se rendait cette justice qu'il n'avait pas eu depuis des mois une pensée qui ne fût pour elle. Certes, il avait commis des fautes, mais pour elle toujours, et, à cette heure pourtant si triste, il ne pouvait pas se repentir de ces fautes-là. Il aurait éprouvé un sou­lagement de toute sa peine à s'agenouiller devant le prêtre qui l'avait élevé et à lui dire : «  Mon père, j'ai péché. » Mais non; il était au-dessus de ses forces de regretter les actions auxquelles Thérèse, sa Thérèse, était mêlée. Oui, il l'avait ido­lâtrée avec une ferveur sans défaillance, et c'était son premier amour, et ce serait le dernier, du moins il le croyait ainsi, et il lui avait montré cette confiance dans la durée de leur sentiment avec une ingénuité sans calcul. Rien de tout cela n'avait eu sur elle assez d'influence pour l'arrêter au mo­ment de commettre son infamie, —avec le même corps! Il en respirait l'arôme subitement, il en retrouvait l'impression sur tout son être ; puis c'était une résurrection de la jalousie, douloureuse jusqu'à la torture, et toujours il reprenait le « pourquoi? pourquoi? », désespéré, lui, chétif, après tant d'autres, de se heurter à cette énigme funeste qu'est l'âme de la femme, coupable une fois, coupable deux fois, coupable jusqu'aux che­veux blancs, jusqu'à la mort.
Cette nouvelle forme de chagrin dura des jours encore et des jours. Le jeune homme donnait plein accès en lui à un sentiment nouveau qu'il n'avait jamais soupçonné jusque-là, qu'il devait toujours subir désormais, — la défiance. II avait vécu depuis ses premières années dans une foi complète aux apparences qui l'entouraient. Il avait cru en sa mère. Il avait cru en ses amis. Il avait cru à la sincérité de toutes les paroles et de toutes les caresses. Il avait cru, par-dessus tout, en Thérèse de Sauve. Il l'avait, dans sa pensée, assimilée au reste de sa vie. Autour de lui tout était vérité ; aussi l'amour de Thérèse lui était-il apparu comme une vérité suprême. Et voici que maintenant, par une révolution d'esprit où se trahissait le vice originel de son éducation, il assimilait à cette femme de mensonge tout le reste de sa vie. Il avait été façonné par sa mère à ne faire aucune part au scepticisme. C'est probable­ment le plus sur procédé pour que la première déception transforme le trop croyant en un néga­teur absolu. Il n'est jamais bon d'attendre beau­coup des hommes et de la nature. Car ils sont, eux, des animaux féroces à peine masqués de con­venances; et quant à elle, son apparente harmo­nie est faite d'une injustice qui ne connaît pas de rémission. Pour garder de l'idéal en soi, jusqu'à ce que la mort nous délivre enfin dû dangereux esclavage des autres et de nous-mêmes, il faut s'être habitué de bonne heure à considérer l'uni­vers de la beauté morale comme le fumeur d'opium considère les songes de son ivresse. Ce qui constitue leur charme, c'est d'être des songes, partant de ne correspondre à rien de réel — du moins ici-bas. Hubert était si accoutumé, au con­traire, à remuer son intelligence tout d'une pièce, qu'il ne pouvait ni douter ni croire à moitié. Si Thérèse lui avait menti, pourquoi tout ne mentirait-il point aussi? Cette idée ne se formulait pas sous une forme abstraite, et il n'y arrivait pas avec l'aide du raisonnement: c'était une façon de sentir qui se substituait à une autre. Il se surprenait, du­rant cette cruelle période, à douter de Thérèse dans leur passé commun. Il se demandait si sa trahison de Trouville était la première, si elle n'avait pas eu d'autre amant que lui au temps de leur passion la plus enivrée. La perfidie de cette femme lui corrompait jusqu'à ses souvenirs. Elle faisait pire : sous cette influence de misanthropie, il commettait le plus grand des crimes moraux, il doutait de la tendresse de sa mère. Dans cette af­fection passionnée de Mme Liauran, le malheureux ne voyait plus qu'un égoïsme jaloux. « Si elle m'aimait vraiment, elle ne m'aurait pas appris, » se disait-il, « ce qu'elle m'a appris. » Il se trou­vait ainsi dans cet état de cœur auquel le langage populaire a donné le nom si expressif de désen­chantement. Il avait fini de voir la beauté de l'âme humaine, et il commençait d'en constater la mi­sère, et toujours il retombait sur cette question comme sur une pointe d'épée : « Mais pourquoi? pourquoi? » Et il creusait le caractère de Thérèse sans aboutir à une réponse. Autant valait demander pourquoi Thérèse avait des sens en même temps qu'un cœur, et pourquoi le divorce s'établissait à de certaines heures entre les besoins de ce cœur et la tyrannie de ces sens, comme chez les hommes. Les débauchés en qui le libertinage n'a pas tué le sentimentalisme connaissent le secret de ces divorces; mais Hubert n'était pas un débauché. Il devait rester pur, même dans son désespoir, et jamais il ne lui vint à la pensée de demander l'oubli de son mal aux enivrements des baisers sans amour. Il ignora toujours les tentations des alcôves vénales et consolatrices, — où l'on perd en effet ses regrets, mais en perdant son rêve.
Et cependant, comme il était jeune, comme dans son intimité avec Thérèse il avait contracté l'habitude du plus ardent plaisir, celui qui exalte à la fois l'esprit et le corps dans une communion divine, après quelques semaines de ces douleurs et de ces réflexions, il commença de ressentir l'obscur désir, l'appétit inavoué de cette femme, dont il ne voulait plus rien savoir, qu'il devait considérer comme morte et qu'il méprisait si absolument. Cet étrange et inconscient retour vers les délices de son amour, mais un retour qu'aucun idéal n'ennoblissait plus, se manifesta par une de ces curiosités qui sortent des profon­deurs insondables de notre être. Il éprouva un besoin maladif de voir de ses yeux cet homme qui avait été l'amant de Thérèse, ce La Croix-Firmin auquel sa maîtresse s'était donnée, dans les bras duquel elle avait frémi de volupté, comme dans ses bras, à lui. Pour un directeur de conscience qui aurait suivi, période à période, le ravage qu'accomplissait dans cette âme le ferment de corruption inoculé par la trahison de Thérèse, cette curiosité eût sans doute paru le symptôme le plus décisif d'une métamorphose chez cet en­fant grandi parmi toutes les pudeurs. N'était-ce point le passage de l'horreur absolue devant le mal, tourment et gloire des êtres vierges, à cette sorte d'attrait encore épouvanté, si voisin de la dépravation? Mais, surtout, c'était l'affreuse complaisance de l'imagination autour de l'impureté d'une femme désirée, qui veut que, par une des plus tristes lois de notre nature, la constatation de l'infidélité, en avilissant l'amant, en déshono­rant la maîtresse, avive si souvent l'amour. Il est probable que, dans ce cas, l'idée de la perfi­die agit à l'état de tableau infâme ; et ainsi s'ex­pliquent ces accès de sensualité dans la haine qui étonnent le moraliste au cours de certains procès fondés sur les drames de la jalousie. Certes, le pauvre Hubert n'en était pas à donner place en lui à des instincts de cette bassesse; et cependant sa curiosité de connaître son rival de Trouville était déjà bien malsaine. Il en était d'elle comme de la faute de Thérèse. C'est la ténébreuse, l'indestructible mémoire de la chair, qui agit à l'insu de l'être qu'elle domine. Il y avait un peu du sou­venir de toutes les caresses données et reçues de­puis la nuit de Folkestone, dans ce désir de constater l'existence réelle de l'homme haï et d'en repaître ses regards. Cela devint quelque chose de si âpre et de si cuisant, qu'après avoir lutté longtemps, et avec la sensation qu'il se diminuait étrangement, Hubert n'y put résister; et voici quel procédé presque enfantin il employa pour réaliser son singulier désir : il calcula que La Croix-Firmin devait appartenir à un cercle à la mode, et il eut tôt fait de découvrir son nom et son adresse dans l'annuaire d'un club élégant. C'est à ce club qu'il recourut pour savoir si le personnage était à Paris. La réponse fut affirma­tive. Hubert fit la reconnaissance de la rue de La Pérouse, au numéro 14 ter de laquelle habitait son rival, et il se convainquit aussitôt qu'en se tenant sur le trottoir d'une des places que coupe cette rue il pourrait surveiller la maison, un hôtel à deux étages qui ne contenait certainement qu'un très petit nombre de locataires. Il s'était dit qu'il se posterait là un matin : il attendrait jusqu'au moment où il verrait sortir un homme qui lui parût être celui qu'il cherchait; il question­nerait alors le concierge, sous un prétexte quel­conque, et il serait sans doute renseigné. C'était un moyen d'une simplicité primitive, dans lequel tous ceux dont la jeunesse a nourri un culte passionné pour quelque écrivain célèbre retrou­veront la naïveté des ruses employées afin de voir leur grand homme. Si ce plan échouait, Hubert se réservait de s'adresser à une des personnes qu'il connaissait parmi les membres du cercle ; mais sa répugnance était grande à une telle démarche... Il était donc là, par un matin froid de décembre, dès neuf heures. Le temps était sec et clair, le ciel d'un bleu pâle, et ce quartier à demi élégant, à demi exotique, traversé par son peuple de four­nisseurs et de palefreniers. De la maison qu'il examinait, Hubert vit sortir successivement des domestiques, une vieille dame, un petit garçon suivi d'un abbé, puis enfin, sur les onze heures et demie, un homme encore jeune, de taille moyenne, élégant de tournure, mince et robuste dans son pardessus doublé de loutre. Cet homme achevait de boutonner son collet en se dirigeant droit du côté d'Hubert. Ce dernier s'avança aussi et frôla l'inconnu. Il vit un profil un peu lourd, des moustaches de la couleur de l'or bruni et, dans un teint que le saisissement du froid colo­rait déjà, un œil légèrement bridé, l'œil d'un vi­veur qui s'est couché trop tard, après une nuit passée au jeu ou ailleurs. Un serrement de cœur inexprimable précipita l'amant jaloux vers l'hôtel.
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— « Oui, » se disait Hubert, « il a raison : — le silence... « Ces vers le remuaient, enfantinement, comme il arrive aux lecteurs ordinaires qui demandent à une œuvre de poésie seulement d'aviver ou d'apaiser la plaie intérieure. « Le silence... » reprenait-il. « Est-ce qu'on parle à une morte? Hé bien ! Thérèse est une morte pour moi. »
En s'exprimant ainsi dans la solitaire chambre de travail où il passait maintenant presque toutes ses journées, Hubert n'avait plus de rancune contre sa maîtresse. Comme aucun fait récent ne venait susciter en lui des sentiments nouveaux, les anciens reparaissaient, ceux d'avant la trahison. Ces images de ses souvenirs abondaient en lui sans qu'il les chassât, et, petit à petit, sous cette influence, sa colère devenait quelque chose d'abstrait et de rationnel, si l'on peut dire, de convenu à ses yeux. En réalité, il n'avait jamais autant aimé cette femme que dans ces heures où il se croyait sûr de ne plus la revoir. Il l'aimait comme une morte, en effet; mais qui ne sait que ce sont là les plus indestructibles, les plus frénétiques tendresses? Quand l'irrévocable séparation n'a pas pour premier résultat de tuer l'amour, elle l'exalte, au contraire, d'une façon étrange. Impos­sible à étreindre, si présente et si lointaine, la vague forme du fantôme désiré flotte devant notre regard, avec sa beauté que la vie ne détruira plus, et notre âme s'en va vers lui, tristement, passionnément. La durée des jours s'abolit. La douceur du passé reflue tout entière en nous. Et alors commence un enchantement rétrospec­tif et singulier, qui est comme l'hallucination du cœur. Thérèse de Sauve eût été une femme ense­velie, cousue dans le linceul, couchée dans la froi­deur du caveau funèbre et pour toujours, qu'Hu­bert ne se serait pas abandonné davantage aux dangereux endolorissements de sa mémoire, à la folle ardeur de l'amour sans espérance, sans désir, tout fait de l'extase de ce qui fut une fois, — de ce qui ne saurait plus être jamais. Heure par heure, au moyen des billets qu'il avait gardés d'elle et qu'il relisait jusqu'à en savoir par cœur chaque mot, il reconstituait les délicieux mois de son ivresse finie. Thérèse avait l'habitude de ne jamais dater ses lettres et d'écrire simplement en tête le nom du jour : « ce jeudi... ce vendredi... ce samedi... » Hubert retrouvait le quantième du mois au timbre de la poste, grâce au soin pieux qu'il avait eu de conserver toutes les enveloppes, pour l'enfantine raison qu'il n'aurait pas détruit, sans douleur, une ligne de cette écriture. Il n'avait pu, après tant et tant de semaines, se blaser sur l'émotion que lui procurait la vue des lettres de son nom tracées de la main de Thérèse. — Oui, heure par heure, il revivait sa vie vécue déjà. Le charme des minutes écoulées se représentait, si complet, si ravissant, si navrant  ! Cela s'en était allé comme tout s'en va, et le jeune homme en arrivait à ne plus se révolter contre l'énigme dont il était victime. A la notion chrétienne de responsabilité succédait en lui un obscur fatalisme. La fin de son bonheur s'expliquait maintenant à ses yeux par l'inévitable misère humaine. Il absolvait presque son fantôme d'une faute qui lui semblait tenir à des fatalités naturelles ; puis il se prenait à songer que ce fantôme était non pas celui d'une femme morte, aux yeux clos, à la poitrine immobile, à la bouche fermée, mais une créature vivante, de qui les paupières battaient, de qui le cœur palpitait, de qui la bouche s'ouvrait, fraîche et tiède; et, malgré lui, tourmenté par il ne savait quel obscur désir, il se surprenait à murmurer : « Que fait-elle? »
Que faisait donc Thérèse, et comment n'avait-elle tenté aucun effort pour revoir celui qu'elle aimait? Quelles idées, quelles sensations avait-elle traversées depuis la terrible scène qui l'avait séparée d'Hubert? Pour elle aussi les journées avaient succédé aux journées; mais tandis que le jeune homme, en proie à une métamorphose d'âme provoquée par la plus inattendue et la plus tragique déception, les laissait s'en aller, ces jour­nées, rapides et brûlantes, passant d'une extré­mité à l'autre de l'univers du sentiment, — elle, la coupable ; elle, la vaincue, s'absorbait en une pensée unique. En cela pareille à toutes les femmes qui aiment, elle aurait donné les gouttes de son sang, les unes après les autres, pour gué­rir la douleur qu'elle avait causée à son amant. Ce n'est pas que les détails visibles de son exis­tence fussent modifiés. Sauf la première semaine, durant laquelle une continue et lancinante mi­graine l'avait, pour ainsi dire, terrassée, contre­coup peut-être salutaire de tant d'émotions res­senties, elle avait repris son métier de femme à la mode, son train accoutumé de courses et de visites, de grands dîners et de réceptions, de séances au théâtre ou dans les soirées. Mais ce mouvement extérieur n'a jamais plus empêché le rêve que ne fait le travail de l'aiguille à tapisserie. Chose étrange au premier abord : il s'était pro­duit dans cette âme, après l'explication de l'avenue Friedland, une détente à demi apaisée, tout simplement parce que l'aveu volontaire avait, comme toujours, diminué le remords. C'est sur cette loi inexpliquée de notre conscience que la fine psychologie de l'Église catholique a fondé le principe de la confession. Si Thérèse ne se par­donnait pas tout à fait sa faute, du moins, en y songeant, n'avait-elle plus à subir la vision d'une bassesse absolue. L'idée d'une certaine hauteur morale s'y trouvait associée et l'ennoblissait elle-même à ses propres yeux. Ce sommeil de ses remords la rendait libre de s'abîmer dans le sou­venir d'Hubert. Elle vivait maintenant dans une mortelle inquiétude à son endroit, dominée par le fixe désir de le revoir, non qu'elle espérât obtenir de lui son pardon ; mais elle savait qu'il était malheureux, et elle sentait un tel amour en son être pour cet enfant blessé par elle, qu'elle trouverait bien le moyen de panser, de fermer cette plaie. Comment? Elle n'aurait su le dire; mais il n'était pas possible qu'une telle tendresse, et si profondément repentante, fût inefficace. En tout cas, il fallait qu'elle montrât du moins à Hubert l'étendue de la passion qu'elle ressentait pour lui. Est-ce que cela ne le toucherait pas, ne le pénétrerait pas, ne l'arracherait pas au désespoir? Maintenant qu'elle ne se trouvait plus sous l'accablement immédiat de son infidélité, elle ne la jugeait pas du point de vue essentiellement masculin, c'est-à-dire comme quelque chose d'absolu et d'irréparable. Chez la femme, créa­ture beaucoup plus instinctive que nous autres hommes, beaucoup plus voisine de la nature, les puissances de renouveau sont beaucoup plus intactes. Une femme trompée pardonne, pourvu qu'elle se sente aimée, et une femme qui a trompé ne comprend guère qu'on ne lui par­donne pas. La faute commise, c'est une idée, une ombre, une chimère. L'amour éprouvé, c'est un fait, une réalité. Thérèse était donc sortie entièrement de la période de dépression morale dont son aveu avait marqué l'extrême limite. Certes, elle ne regrettait pas cet aveu, ainsi que tant d'autres femmes eussent fait dans des cir­constances semblables; mais elle désirait, elle espérait, elle voulait que cet aveu n'eût pas marqué la fin de son bonheur, car, après tout, elle aimait, et elle était aimée.
Cependant son désir ne l'aveuglait pas au point de lui faire oublier ce qu'elle savait du caractère de son ami. Fier et pur comme elle le connais­sait, que ce rapprochement était difficile ! Et d'ailleurs quels moyens employer pour se trouver avec lui, ne fut-ce qu'une heure? Écrire? elle le fit, non pas une fois, mais dix. La lettre cachetée, elle la jetait dans un tiroir et ne l'envoyait point. D'abord aucune phrase ne lui paraissait suffisamment câline et humble, enlaçante et tendre. Puis elle appréhendait avec épouvante qu'Hubert n'ouvrit même pas l'enveloppe et qu'il la lui retournât sans répondre. Le retrouver à un dîner, dans une visite? Elle redoutait un tel hasard af­freusement. De quel cœur supporter son regard, qui serait cruel, et qu'elle ne pourrait même pas essayer de désarmer? Aller rue Vaneau et obte­nir de lui un entretien? Elle savait trop que ce n'était pas possible. Lui faire parler? Par qui? La seule personne qu'elle eût mise dans la confidence de son amour était l'amie de province qu'elle avait chargée de jeter ses lettres à la poste pour son mari, tandis qu'elle-même était à Folkestone. Parmi tous les hommes qu'elle rencontrait dans le monde, celui qui était assez dans l'intimité d'Hubert pour servir de messager dans une pa­reille ambassade était aussi celui dans lequel son instinct de femme lui montrait l'auteur probable de l'indiscrétion qui l'avait perdue, George Liauran. Elle était liée des mille menus fils que la société attache aux membres de ses esclaves. Quelles misérables, mais aussi quelles imbrisables étreintes !
Elle finit, sans calcul et en obéissant aux impulsions de son propre cœur, par trouver un moyen qui lui parut presque infaillible pour arriver à une explication. Elle éprouva un irrésistible besoin de se rendre au petit appartement de l'ave­nue Friedland, et elle se dit qu'Hubert ressenti­rait, tôt ou tard, ce besoin comme elle. Il fallait, de toute nécessité, qu'elle se rencontrât face à face avec lui à une de ces visites. Sous l'influence de cette idée, elle commença de faire de longues séances solitaires dans ce rez-de-chaussée dont chaque recoin lui parlait de son bonheur perdu. La première fois qu'elle y vint ainsi, l'heure qu'elle passa parmi ces meubles fut pour elle le principe d'une émotion si intolérable qu'elle faillit retomber dans l'excès de son premier déses­poir. Elle y revint cependant, et, peu à peu, ce lui fut une étrange douceur que d'accomplir presque chaque jour ce pèlerinage d'amour. Le concierge allumait le feu; elle laissait la flamme éclairer le petit salon d'une lueur vacillante qui luttait contre l'envahissement du crépuscule ; elle se couchait sur le divan, et c'était pour elle une sensation à la fois torturante et délicieuse, toute mélangée d'attente, de mélancolie et de souvenirs. A chaque fois, elle avait soin de deman­der d'abord : «Monsieur est-il venu?  » et la ré­ponse négative lui rendait l'espoir que le hasard ferait coïncider la visite du jeune homme avec la sienne. Elle épiait le plus léger bruit, le cœur battant. L'ombre noyait autour d'elle les objets que la flambée du foyer ne colorait pas. L'ap­partement était parfumé de l'exhalaison des fleurs dont elle parait elle-même les vases et les coupes, et, tour à tour, elle redoutait, elle sou­haitait l'entrée d'Hubert. Lui pardonnerait-il? La repousserait-il? Et enfin elle devait quitter cet asile de son suprême espoir, et elle s'en allait, la voilette baissée, l'âme noyée de la même tristesse que jadis, lorsqu'elle sentait encore les baisers d'Hubert sur ses lèvres, épouvantée et consolée au même moment par cette idée : « Quand le reverrai-je?... Sera-ce demain?.. »
Un après-midi qu'elle était ainsi étendue sur le divan et abîmée parmi ses songes, il lui sembla en­tendre qu'une clef tournait dans la serrure de la porte d'entrée. Elle se redressa soudain avec une palpitation affolée du cœur... Oui, la porte s'ou­vrait, se refermait. Un pas résonnait dans l'anti­chambre. Une main ouvrait la seconde porte. Elle se renversa de nouveau sur les coussins du divan, incapable de supporter l'approche de ce qu'elle avait tant espéré, trouvant ainsi, à force de sincé­rité, l'attitude vaincue que la plus raffinée coquet­terie aurait choisie, celle qui pouvait agir avec le plus de force sur son amant, — si c'était lui?... Mais quel autre pouvait venir, et ne reconnaissait-elle point son pas? Oui, c'était bien Hubert qui entrait à cette minute. Depuis leur rupture, il avait désiré souvent, lui aussi, retourner dans le petit rez-de-chaussée dont la pendule lui avait sonné de si douces heures, —cette pendule sur laquelle Thé­rèse jetait gracieusement la dentelle noire de sa seconde voilette, — « pour mieux endormir le temps, » disait-elle. Puis il n'avait pas osé. Les trop chers souvenirs rendent timide. On a peur à la fois, en y touchant à nouveau, de trop sentir et de sentir trop peu. Cet après-midi, cependant, — était-ce l'influence du ciel brouillé d'hiver et de son ensorcelante mélancolie? était-ce la lecture, faite la veille, d'un des plus adorables billets de Thérèse, daté précisément du même jour, à une année de distance? — Hubert s'était trouvé, sans y avoir pensé, sur le chemin de l'avenue Friedland. Il avait suivi, pour s'y rendre, un lacis de rues détournées, machinalement, comme il faisait jadis, afin d'éviter les espions. Quel besoin de ces ruses naïves aujourd'hui? Et le contraste lui avait serré le cœur. Sur sa route, il dut passer devant un bureau télégraphique dans lequel il entrait autre­fois, au sortir de ces rendez-vous, afin de prolonger leur volupté en écrivant à Thérèse un billet qui la surprît à peine revenue chez elle, — écho étouffé, lointain et si tendre, des soupirs enivrés du jour! Il vit la porte du bureau, sa cou­leur sombre, son inscription, l'ouverture de la boîte réservée aux cartes-télégrammes, et il manqua de défaillir. Mais déjà il suivait le trot­toir de la fatale avenue, il apercevait la maison, les persiennes closes sur le devant du rez-de-chaus­sée, l'allée commandée par la porte cochère. Que devint-il lorsque le concierge, après lui avoir demandé si «  Monsieur avait fait un bon voyage » , ajouta de son accent haïssable d'obséquiosité : « Madame est là... » ? Il n'avait pas encore pris la clef dans sa poche lorsque cette nouvelle, peut-être moins inattendue qu'il ne voulait se l'avouer, le frappa comme un coup droit, en pleine poi­trine. Que faire? La dignité lui ordonnait de s'en aller tout de suite. Mais le désir inconscient et profond qu'il avait de revoir Thérèse lui suggéra un de ces sophismes grâce auxquels nous trouvons toujours le moyen de préférer avec notre raison ce que nous désirons le plus avec notre instinct. « Si je n'entre pas, » se dit-il en regardant du côté de la loge, « ce dangereux drôle comprendra qu'elle et moi, nous sommes brouillés. Il est capable de pousser l'effronterie jusqu'à parler à Thérèse de ma visite interrompue... Je dois à celle-ci de lui épargner cette humiliation, et, d'ailleurs, il faut régler cette question de l'appartement une fois pour toutes... Je ne serai donc jamais un homme?... » C'est à cette minute, et après l'éclair de ce raisonnement subit, qu'il ouvrit la porte, se rendant bien compte qu'il y avait dans la pièce voisine une créature que ce simple bruit bouleversait depuis les pieds jusqu'aux cheveux. Il les avait réchauffés de tant de baisers, ces pieds fins, et si souvent maniés, ces longs cheveux noirs ! «Si elle est venue, c'est qu'elle m'aime encore... » Cette idée le remuait malgré lui, et il tremblait lorsqu'il pénétra dans le salon, où l'agonie du crépuscule luttait contre les flammes du foyer. Il fut surpris par l'arôme caressant des fleurs posées dans les vases de la cheminée, auquel se mêlait la sen­teur d'un parfum qu'il connaissait trop. Il vit sur le divan, au fond de la chambre, la forme prostrée d'un corps, puis le mouvement d'un buste, la pâleur d'un visage, et il se trouva face à face avec Thérèse, maintenant assise et qui le regardait. Leur silence, à tous deux, était tel qu'il enten­dait les coups secs de son propre cœur et le souffle de cette femme, évidemment perdue d'émotion. Cette présence de sa maîtresse lui avait du coup rendu sa colère nerveuse. Ce qu'il sentait à ce moment, c'était l'affreux besoin de brutaliser la femme, l'être de ruse et de mensonge, qui s'empare de l'homme, être de force et de férocité, chaque fois que la jalousie physique réveille en lui le mâle primitif placé vis-à-vis de la femelle dans la vérité de la nature. A une certaine profondeur, toutes les différences des éducations et des caractères s'abolissent devant les nécessités inévitables des lois du sexe.
Ce fut Thérèse qui rompit la première le silence. Elle comprenait trop bien la gravité de l'explication qui allait suivre, pour que ses plus intimes facultés de finesse féminine ne fussent pas mises en jeu. Elle aimait Hubert, à cette seconde, aussi passionnément qu'au jour où elle s'était confessée à lui de son inexplicable faute ; mais elle était maîtresse d'elle-même à présent, et elle pouvait mesurer la portée de ses paroles. D'ailleurs, elle n'avait pas de comédie à jouer. Il lui suffisait de se montrer telle qu'elle était, dans l'humilité infi­nie de la plus repentante des tendresses, et ce fut d'une voix presque basse qu'elle commença de parler, du coin d'ombre où elle se sentait assise.
— « Je vous demande pardon de me trouver ici, » dit-elle; «je vais partir. En me permettant de venir dans cet appartement, quelquefois, toute seule, je n'ai cru rien faire qui vous déplût... C'était un pèlerinage vers ce qui a été l'unique bonheur de ma vie, mais je ne le recommencerai plus, je vous le promets... »
— « C'est à moi de me retirer, madame, » ré­pondit Hubert, que le son de cette voix troublait d'une émotion impossible à définir. «  Elle est venue plusieurs fois, » songea-t-il, et cette idée l'irritait, comme il arrive quand on ne veut pas s'abandonner à une sensation tendre. «J'avoue, » continua-t-il tout haut, « que je ne m'attendais pas à vous revoir ici après ce qui s'est passé. Il me semblait que vous deviez fuir certains souvenirs plutôt que de les rechercher... »
— « Ne me parlez pas avec dureté, » reprit-elle avec plus de douceur encore. « Mais pourquoi me parleriez-vous autrement?» ajouta-t-elle d'un ton mélancolique. « Je ne peux pas me justifier à vos yeux. Réfléchissez pourtant que, si je n'avais pas tenu, comme j'y tenais, à la beauté du sentiment qui nous a unis, je n'aurais pas été sincère avec vous comme je l'ai été. Hélas! c'est que je vous aimais comme je vous aime, comme je vous aime­rai toujours. »
—- « N'employez pas le mot d'amour, » répli­qua Hubert, « vous n'en avez plus le droit »