« Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VI » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
ChVA (discussion | contributions)
+ ru
Phe-bot (discussion | contributions)
m match et typographie
Ligne 1 :
<div class="text">
{{Navigateur|[[Anna Karénine/Cinquième Partie|Cinquième Partie]]|[[Anna Karénine]]|[[Anna Karénine/Septième Partie|Septième Partie]]}}
{{chapitre|[[Anna Karénine]]|[[Auteur:Léon Tolstoï|Léon Tolstoï]]|Sixième Partie|}}
 
[[Catégorie:Texte à wikifier]]
[[en:Anna Karenina/Part Six]]
[[es:Ana Karenina VI]]
[[ru:Анна Каренина (Толстой)/Часть VI]]
 
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/287]]==
 
I
 
Daria Alexandrovna accepta la proposition que lui firent les Levine de passer l’été chez eux, car sa maison de Yergoushovo tombait en ruines ; Stépane Arcadiévitch, retenu à Moscou par ses occupations, approuva fort cet arrangement, et témoigna un vif regret de ne pouvoir venir que de loin en loin. Outre les Oblonsky et leur troupeau d’enfants, les Levine eurent la visite de la vieille princesse, qui se croyait indispensable auprès de sa fille à cause de la situation de celle-ci ; ils eurent encore Warinka, l’amie de Kitty à Soden, et Serge Ivanitch, qui, seul parmi les hôtes de Pakrofsky, représenta la famille Levine, bien qu’il ne fût Levine qu’à moitié : Constantin, quoique fort attaché à tous ceux qui logeaient sous son toit, se surprit à regretter un peu ses habitudes d’autrefois, en constatant que « l’élément Cherbatzky »,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/288]]==
comme il l’appelait, était bien envahissant. La vieille maison, déserte si longtemps, n’avait presque plus de chambre inoccupée ; chaque jour, en se mettant à table, la princesse comptait les convives, afin de ne pas risquer d’être treize, et Kitty, en bonne ménagère, mit tous ses soins à s’approvisionner de poulets et de canards, pour satisfaire aux appétits de ses hôtes, que l’air de la campagne rendait exigeants. La famille était à table, et les enfants projetaient d’aller chercher des champignons avec la gouvernante et Warinka, lorsque, au grand étonnement de tous, Serge Ivanitch témoigna le désir de faire partie de l’expédition.
 
« Permettez-moi d’aller avec vous, dit-il en s’adressant à Warinka.
 
Avec plaisir », répondit celle-ci en rougissant. Kitty échangea un regard avec Dolly. Cette proposition confirmait une idée qui les préoccupait depuis quelque temps.
 
Après le dîner les deux frères causèrent, tout en prenant la café, mais Kosnichef surveillait la porte par laquelle les promeneurs devaient sortir, et, dès qu’il aperçut Warinka, en robe de toile, un mouchoir blanc sur la tête, il interrompit la conversation, avala le fond de sa tasse, et s’écria : « Me voilà, me voilà, Barbe Andrevna. »
 
« Que dites-vous de ma Warinka ? N’est-ce pas qu’elle est charmante ? dit Kitty, s’adressant à son mari et à sa sœur, de façon à être entendue de Serge Ivanitch.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/289]]==
 
Tu oublies toujours ton état, Kitty ; il est imprudent de crier ainsi », interrompit la princesse, sortant précipitamment du salon. Warinka revint sur ses pas en entendant réprimander son amie ; elle était animée, émue et troublée ; Kitty l’embrassa et lui donna mentalement sa bénédiction.
 
« Je serais très heureuse si certaine chose arrivait, lui murmura-t-elle.
 
Venez-vous avec nous ? demanda la jeune fille à Levine pour dissimuler son embarras.
 
Oui, jusqu’aux granges ; j’ai de nouvelles charrettes à examiner. Et toi, où seras-tu ? demanda-t-il à sa femme.
 
Sur la terrasse. »
 
II
 
Sur cette terrasse où les dames se réunissaient volontiers après le dîner, on se livrait ce jour-là à une grave occupation. Outre la confection habituelle d’objets variés destinés à la layette, on y faisait des confitures d’après un procédé pratiqué chez les Cherbatzky, mais inconnu de la vieille Agathe Mikhaïlovna. Celle-ci, rouge, les cheveux en désordre, les manches relevées jusqu’au coude, tournait, de fort mauvaise humeur, la bassine à confitures, au-dessus d’un petit fourneau portatif, tout en faisant intérieurement des vœux pour que la framboise brûlât. La vieille princesse, auteur
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/290]]==
de ces innovations et se sentant maudite en conséquence, surveillait du coin de l’œil les mouvements de la ménagère, sans cesser de causer avec ses filles d’un air indifférent. La conversation des trois femmes tomba sur Warinka, et Kitty, pour n’être pas comprise d’Agathe Mikhaïlovna, exprima en français l’espoir d’apprendre que Serge Ivanitch s’était déclaré.
 
« Qu’en pensez-vous, maman ?
 
Je pense que ton beau-frère a le droit de prétendre aux meilleurs partis de la Russie, quoiqu’il ne soit plus de la première jeunesse ; quant à elle, c’est une personne excellente…
 
— Mais songez donc, maman, que Serge, avec sa situation dans le monde, n’a aucun besoin d’épouser une femme à cause de ses relations ou de sa fortune ; ce qu’il lui faut, c’est une jeune fille douce, intelligente, aimante… Oh ! ce serait si bien ! quand ils vont rentrer de leur promenade, je lirai tout dans leurs yeux ! Qu’en dis-tu, Dolly ?
 
— Ne t’agite donc pas ainsi, cela ne te vaut rien, reprit la princesse.
– Mais songez donc, maman, que Serge, avec sa situation dans le monde, n’a aucun besoin d’épouser une femme à cause de ses relations ou de sa fortune ; ce qu’il lui faut, c’est une jeune fille douce, intelligente, aimante… Oh ! ce serait si bien ! quand ils vont rentrer de leur promenade, je lirai tout dans leurs yeux ! Qu’en dis-tu, Dolly ?
 
— Maman, comment papa vous a-t-il demandée en mariage ? dit tout à coup Kitty, fière, en sa qualité de femme mariée, de pouvoir aborder ces sujets importants avec sa mère comme avec une égale.
– Ne t’agite donc pas ainsi, cela ne te vaut rien, reprit la princesse.
 
— Mais très simplement, répondit la princesse dont le visage s’illumina à ce souvenir.
– Maman, comment papa vous a-t-il demandée en mariage ? dit tout à coup Kitty, fière, en sa qualité de femme mariée, de pouvoir aborder ces sujets importants avec sa mère comme avec une égale.
 
— Vous l’aimiez avant qu’il se fût déclaré ?
– Mais très simplement, répondit la princesse dont le visage s’illumina à ce souvenir.
 
— Certainement. Tu crois donc que vous avez
– Vous l’aimiez avant qu’il se fût déclaré ?
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/291]]==
inventé quelque chose de nouveau ? Cela s’est décidé, comme toujours, par des regards et des sourires. – Kostia t’a-t-il rien dit de si particulier ?
 
— Oh ! lui, il a écrit sa déclaration avec de la craie. Qu’il y a longtemps de cela déjà !
– Certainement. Tu crois donc que vous avez inventé quelque chose de nouveau ? Cela s’est décidé, comme toujours, par des regards et des sourires. – Kostia t’a-t-il rien dit de si particulier ?
 
— J’y pense, reprit Kitty après un silence pendant lequel les trois femmes avaient été préoccupées des mêmes pensées : ne faudrait-il pas préparer Serge à l’idée que Warinka a eu un premier amour ?
– Oh ! lui, il a écrit sa déclaration avec de la craie. Qu’il y a longtemps de cela déjà !
 
— Tu te figures que tous les hommes attachent autant d’importance à cela que ton mari, reprit Dolly. Je suis sûre que le souvenir de Wronsky le tourmente encore !
– J’y pense, reprit Kitty après un silence pendant lequel les trois femmes avaient été préoccupées des mêmes pensées : ne faudrait-il pas préparer Serge à l’idée que Warinka a eu un premier amour ?
 
— C’est vrai, dit Kitty avec un regard pensif.
– Tu te figures que tous les hommes attachent autant d’importance à cela que ton mari, reprit Dolly. Je suis sûre que le souvenir de Wronsky le tourmente encore !
 
— Qu’y a-t-il là qui puisse l’inquiéter ? demanda la princesse, disposée à la susceptibilité dès que sa surveillance maternelle semblait mise en question. Wronsky t’a fait la cour, mais à quelle jeune fille ne la fait-on pas ?
– C’est vrai, dit Kitty avec un regard pensif.
 
— Quel bonheur pour Kitty qu’Anna soit survenue, fit remarquer Dolly, et comme les rôles sont intervertis ! Anna était heureuse alors, tandis que Kitty se croyait à plaindre. J’ai souvent songé à cela !
– Qu’y a-t-il là qui puisse l’inquiéter ? demanda la princesse, disposée à la susceptibilité dès que sa surveillance maternelle semblait mise en question. Wronsky t’a fait la cour, mais à quelle jeune fille ne la fait-on pas ?
 
— Il est bien inutile de penser à cette femme sans cœur, s’écria la princesse qui ne se consolait pas d’avoir Levine pour gendre au lieu de Wronsky.
– Quel bonheur pour Kitty qu’Anna soit survenue, fit remarquer Dolly, et comme les rôles sont intervertis ! Anna était heureuse alors, tandis que Kitty se croyait à plaindre. J’ai souvent songé à cela !
 
— Certes oui, et quant à moi je ne veux pas y penser du tout, reprit Kitty, entendant le pas bien connu de son mari sur l’escalier.
– Il est bien inutile de penser à cette femme sans cœur, s’écria la princesse qui ne se consolait pas d’avoir Levine pour gendre au lieu de Wronsky.
 
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/292]]==
– Certes oui, et quant à moi je ne veux pas y penser du tout, reprit Kitty, entendant le pas bien connu de son mari sur l’escalier.
 
À qui ne veux-tu plus penser ? » demanda Levine, paraissant sur la terrasse. Personne ne lui répondit, et il ne réitéra pas sa question.
 
« Je regrette de troubler votre intimité », dit-il, vexé de sentir qu’il interrompait une conversation qu’on ne voulait pas poursuivre devant lui, et pendant un instant il se trouva à l’unisson de la vieille bonne, furieuse de subir la domination des Cherbatzky.
Ligne 70 ⟶ 82 :
« Viens-tu au-devant des enfants ? J’ai fait atteler.
 
Tu ne prétends pas secouer Kitty en char à bancs, j’imagine ?
 
Nous irons au pas, princesse. » Levine n’avait pu se décider, comme ses beaux-frères, à nommer la princesse maman, quoiqu’il l’aimât et la respectât ; il aurait cru porter atteinte au souvenir de sa mère. Cette nuance froissait la princesse.
 
« Alors j’irai à pied, dit Kitty se levant pour prendre le bras de son mari.
 
Eh bien, Agathe Mikhaïlovna, vos confitures réussissent-elles, grâce à la nouvelle méthode ? demanda Levine en souriant à la ménagère pour la dérider.
 
On prétend qu’elles sont bonnes, mais selon moi elles sont trop cuites.
 
Au moins ne tourneront-elles pas, Agathe Mikhaïlovna, dit Kitty, devinant l’intention de son mari, et vous savez qu’il n’y a plus de glace
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/293]]==
dans la glacière. Quant à vos salaisons, maman assure n’en avoir jamais mangé de meilleures, ajouta-t-elle, ajustant en souriant le fichu dénoué de la ménagère.
 
Ne me consolez pas, madame, répondit Agathe Mikhaïlovna regardant Kitty d’un air encore fâché, il me suffit de vous voir avec lui pour être contente. »
 
Cette façon familière de désigner son maître toucha Kitty.
Ligne 92 ⟶ 106 :
III
 
Kitty avait remarqué le mécontentement passager qui s’était si vivement traduit dans la physionomie de son mari : aussi fut-elle bien aise de se trouver un moment seule avec lui. Ils prirent les devants sur la route poudreuse, toute semée d’épis et de grains, et Levine oublia vite l’impression pénible qu’il avait éprouvée, pour jouir du sentiment pur et encore si nouveau de la présence
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/294]]==
de la femme aimée ; sans avoir rien à lui dire, il désirait entendre le son de la voix de Kitty, voir ses yeux, auxquels son état donnait un regard particulier de douceur et de sérieux.
 
« Appuie-toi sur moi, tu te fatigueras moins.
 
Je suis si heureuse d’être seule un moment avec toi ! j’aime les miens, mais je regrette nos soirées d’hiver à nous deux. Sais-tu de quoi nous parlions quand tu es venu ?
 
De confitures ?
 
Oui, mais aussi de demandes en mariage, de Serge et de Warinka. Les as-tu remarqués ? Qu’en penses-tu ? ajouta-t-elle, se tournant vers son mari pour le voir bien en face.
 
Je ne sais que penser ; Serge m’a toujours étonné. Tu sais qu’il a jadis été amoureux d’une jeune fille qui est morte ; c’est un de mes souvenirs d’enfance ; depuis lors, je crois que les femmes n’existent plus pour lui.
 
Mais Warinka ?
 
Peut-être… je ne sais… Serge est un homme trop pur, qui ne vit que par l’âme…
 
Tu veux dire qu’il est incapable de devenir amoureux, dit Kitty, exprimant à sa façon l’idée de son mari.
 
Je ne dis pas cela, mais il n’a pas de faiblesses, et c’est ce que je lui envie, malgré mon bonheur. Il ne vit pas pour lui-même, c’est le devoir qui le guide, aussi a-t-il le droit d’être tranquille et satisfait.
 
Et toi ? pourquoi serais-tu mécontent de
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/295]]==
toi ? demanda-t-elle avec un sourire ; elle savait que l’admiration exagérée de son mari pour Serge Ivanitch, et son découragement de lui-même, tenaient tout à la fois au sentiment excessif de son bonheur et à un désir incessant de devenir meilleur.
 
Je suis trop heureux, je n’ai rien à souhaiter en ce monde, si ce n’est que tu ne fasses pas de faux pas, et quand je me compare à d’autres, à mon frère surtout, je sens toute mon infériorité.
 
Mais ne penses-tu pas toujours à ton prochain, dans ton exploitation, dans ton livre ?
 
Je le fais superficiellement, comme une tâche dont je cherche à me débarrasser. Ah ! si je pouvais aimer mon devoir comme je t’aime. C’est toi qui es la coupable !
 
Voudrais-tu changer avec Serge ? ne plus aimer que ton devoir et le bien général ?
 
Certes non. Au reste je suis trop heureux pour raisonner juste… Ainsi tu crois que la demande aura lieu aujourd’hui ? demanda-t-il après un moment de silence. Tiens, voilà le char à bancs qui nous rejoint.
 
Kitty, tu n’es pas fatiguée ? cria la princesse.
 
Pas le moins du monde, maman. »
 
La promenade se continua à pied.
Ligne 132 ⟶ 150 :
IV
 
Warinka parut très attrayante ce jour-là à Serge Ivanitch ; tout en marchant à ses côtés, il
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/296]]==
se rappela ce qu’il avait entendu dire de son passé et ce qu’il avait remarqué lui-même de bon et d’aimable en elle. Son cœur éprouvait un sentiment particulier, ressenti une seule fois, jadis, dans sa première jeunesse, et l’impression de joie causée par la présence de la jeune fille fut un instant si vive qu’en mettant dans le panier de celle-ci un champignon monstre qu’il venait de trouver, leurs yeux se rencontrèrent dans un regard trop expressif.
 
« Je vais chercher des champignons avec indépendance, dit-il, craignant de succomber comme un enfant à l’entraînement du moment, car je m’aperçois que mes trouvailles passent inaperçues. » – « Pourquoi résisterais-je, pensa-t-il quittant la lisière du bois pour s’enfoncer dans la forêt, où, tout en allumant son cigare, il se livra à ses réflexions ? Le sentiment que j’éprouve n’est pas de la passion, c’est une inclination naturelle, à ce qu’il me semble, et qui n’entraverait ma vie en rien. Ma seule objection sérieuse au mariage est la promesse que je me suis faite, en perdant Marie, de rester fidèle à son souvenir. » Cette objection, Serge Ivanitch le sentait bien, ne touchait qu’un rôle poétique qu’il jouait aux yeux du monde. Aucune femme, aucune jeune fille, ne répondait mieux que Warinka a tout ce qu’il cherchait dans celle qu’il épouserait. Elle avait le charme de la jeunesse sans enfantillage, l’usage du monde sans aucun désir d’y briller, une religion élevée et basée sur de sérieuses convictions. De plus, elle était pauvre, sans famille, et n’imposerait
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/297]]==
pas, comme Kitty, une nombreuse parenté à son mari. Et cette jeune fille l’aimait. Quelque modeste qu’il fût, il s’en apercevait. La différence d’âge entre eux ne serait pas un obstacle ; Warinka n’avait-elle pas dit une fois, qu’un homme de cinquante ans ne passait pour un vieillard qu’en Russie ; en France, c’était « la force de l’âge ». Or, à quarante ans, il était « un jeune homme ». Lorsqu’il entrevit la taille souple et gracieuse de Warinka entre les vieux bouleaux, son cœur se serra joyeusement, et, décidé à s’expliquer, il jeta son cigare et s’avança vers la jeune fille.
 
V
Ligne 144 ⟶ 166 :
« Par ici, par ici, il y en a des quantités, criait-elle de sa jolie voix bien timbrée. Elle ne se leva pas à l’approche de Kosnichef, mais tout, dans sa personne, témoignait de la joie de le revoir.
 
Avez-vous trouvé quelque chose ? lui demanda-t-elle,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/298]]==
tournant son aimable visage souriant vers lui.
 
Rien du tout », répondit-il.
 
Après avoir indiqué les bons endroits aux enfants, elle se leva et rejoignit Serge ; ils firent silencieusement quelques pas ; Warinka, étouffée par l’émotion, se doutait de ce que Kosnichef avait sur le cœur. Tout à coup, quoiqu’elle n’eût guère envie de parler, elle rompit le silence pour dire presque involontairement :
Ligne 159 ⟶ 183 :
 
« Il n’y a de différence que dans le pied. » Tous deux sentirent que c’en était fait ; les mots qui devaient les unir ne seraient pas prononcés, et l’émotion violente qui les agitait se calma peu à peu.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/299]]==
 
« Le pied du mousseron fait penser à une barbe noire mal rasée, dit tranquillement Serge Ivanitch.
 
C’est vrai », répondit Warinka avec un sourire. Puis leur promenade se dirigea involontairement du côté des enfants. Warinka était confuse et blessée, mais cependant soulagée. Serge Ivanitch repassait dans son esprit ses raisonnements sur le mariage, et les trouvait faux. Il ne pouvait être infidèle au souvenir de Marie.
 
« Doucement, enfants, doucement », cria Levine voyant les enfants se précipiter vers Kitty avec des cris de joie.
Ligne 172 ⟶ 197 :
VI
 
On se réunit sur la terrasse, pendant que les enfants prenaient le thé ; l’impression qu’il s’était passé un fait important, quoique négatif, pesait sur tout le monde, et pour dissimuler l’embarras général on causa avec une animation forcée. Serge Ivanitch et Warinka semblaient deux écoliers qui auraient échoué à leurs examens ; Levine et Kitty, plus amoureux que jamais l’un de l’autre,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/300]]==
se sentaient confus de leur bonheur, comme d’une allusion indiscrète à la maladresse de ceux qui ne savaient pas être heureux.
 
Stépane Arcadiévitch, et peut-être le vieux prince, devaient arriver par le train du soir.
Ligne 178 ⟶ 205 :
« Alexandre ne viendra pas, croyez-moi, disait la princesse : il prétend qu’on ne doit pas troubler la liberté de deux jeunes mariés.
 
Papa nous abandonne ; grâce à ce principe, nous ne le voyons plus, dit Kitty ; et pourquoi nous considère-t-il comme de jeunes mariés, quand nous sommes déjà d’anciens époux ? »
 
Le bruit d’une voiture dans l’avenue interrompit la conversation.
Ligne 186 ⟶ 213 :
Mais Levine se trompait ; le compagnon de Stépane Arcadiévitch était un beau gros garçon, coiffé d’un béret écossais avec de longs rubans flottants, nommé Vassia Weslowsky, parent éloigné des Cherbatzky et un des ornements du beau monde de Moscou et Pétersbourg. Weslowsky ne fut aucunement troublé du désenchantement causé par sa présence ; il salua gaiement Levine, lui rappela qu’ils s’étaient rencontrés autrefois, et enleva Gricha pour l’installer dans la calèche.
 
Levine suivit à pied : contrarié de ne pas voir le prince, qu’il aimait, il l’était plus encore de l’intrusion de cet étranger dont la présence était parfaitement inutile ; cette impression fâcheuse
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/301]]==
s’accrut en voyant Vassia baiser galamment la main de Kitty devant les personnes assemblées sur le perron.
 
« Nous sommes cousins, votre femme et moi, et d’anciennes connaissances, dit le jeune homme, serrant une seconde fois la main de Levine.
 
Eh bien, demanda Oblonsky tout en saluant sa belle-mère et en embrassant sa femme et ses enfants, y a-t-il du gibier ? Nous arrivons avec des projets meurtriers, Weslowsky et moi. Comme te voilà bonne mine, Dolly ! » dit-il, baisant la main de celle-ci et la lui caressant d’un geste affectueux.
 
Levine, si heureux tout à l’heure, considérait cette scène avec humeur.
Ligne 196 ⟶ 225 :
« Qui ces mêmes lèvres ont-elles embrassé hier, pensait-il, et de quoi Dolly est-elle si contente, puisqu’elle ne croit plus à son amour ? » Il fut vexé de l’accueil gracieux fait à Weslowsky par la princesse ; la politesse de Serge Ivanitch pour Oblonsky lui parut hypocrite, car il savait que son frère ne tenait pas Stépane Arcadiévitch en haute estime. Warinka, à son tour, lui fit l’effet d’une sainte nitouche, capable de se mettre en frais pour un étranger, tandis qu’elle ne songeait qu’au mariage. Mais son mécontentement fut au comble quand il vit Kitty répondre au sourire de ce personnage qui considérait sa visite comme un bonheur pour chacun ; c’était le confirmer dans cette sotte prétention.
 
Il profita du moment où l’on rentrait en causant
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/302]]==
avec animation pour s’esquiver. Kitty, s’étant aperçue de la mauvaise humeur de son mari, courut après lui, mais il la repoussa, déclarant avoir affaire au bureau, et disparut. Jamais ses occupations n’avaient eu plus d’importance à ses yeux que ce jour-là.
 
VII
Ligne 204 ⟶ 235 :
« Pourquoi tout ce « fuss »5, qu’on serve le vin ordinaire.
 
Non, Stiva n’en boit pas. Qu’as-tu, Kostia ? » demanda Kitty, cherchant à le retenir ; mais il ne l’écouta pas, et continua son chemin à grands pas vers le salon, où il se hâta de prendre part à la conversation.
 
« Eh bien, allons-nous demain à la chasse ? lui demanda Stépane Arcadiévitch.
 
Allons-y, je vous en prie, dit Weslowsky penché sur sa chaise et assis sur l’une de ses jambes.
 
Volontiers ; avez-vous déjà chassé cette année ? répondit Levine s’adressant à Vassia avec une fausse cordialité que Kitty lui connaissait. Je ne sais si nous trouverons des bécasses, mais les bécassines abondent. Il faudra partir de bonne heure ; cela ne te fatiguera pas, Stiva ?
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/303]]==
 
Jamais ; je suis prêt si tu veux à ne pas dormir de la nuit.
 
Ah oui, vous en êtes capable, dit Dolly avec une certaine ironie, aussi bien que d’empêcher le sommeil des autres. Pour moi, qui ne soupe pas, je me retire.
 
Non, Dolly, s’écria Stépane Arcadiévitch, allant s’asseoir auprès de sa femme, reste un moment encore, j’ai tant de choses à te raconter. Sais-tu que Weslowsky a vu Anna ? Elle habite à 70 verstes d’ici seulement ; il ira chez elle en nous quittant ; je compte y aller aussi.
 
Vraiment, vous avez été chez Anna Arcadievna ? » demanda Dolly à Vassinka qui s’était rapproché des dames et s’était placé à côté de Kitty à la table du souper.
 
Levine, tout en causant avec la princesse et Warinka, s’aperçut de l’animation de ce petit groupe ; il crut à un entretien mystérieux, et la physionomie de sa femme en regardant la jolie figure de Vassinka lui sembla exprimer un sentiment profond.
Ligne 224 ⟶ 256 :
« Leur installation est superbe, racontait celui-ci avec vivacité, et l’on se sent à l’aise chez eux. Ce n’est pas à moi de les juger.
 
Que comptent-ils faire ?
 
Passer l’hiver à Moscou, je crois.
 
Ce serait charmant de se réunir là-bas. Quand y seras-tu ? demanda Oblonsky au jeune homme.
 
En juillet.
 
Et toi ? demanda-t-il à sa femme.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/304]]==
 
Quand tu seras parti ; j’irai seule, cela ne gênera personne, et je tiens à voir Anna ; c’est une femme que je plains et que j’aime.
 
Parfaitement, répondit Stépane Arcadiévitch. Et toi, Kitty ?
 
Moi ? qu’irais-je faire chez elle ? dit Kitty, que cette question fit rougir de contrariété.
 
Vous connaissez Anna Arcadievna ? demanda Weslowsky, c’est une femme bien séduisante.
 
Oui, répondit Kitty rougissant toujours plus ; et, jetant un coup d’œil à son mari, elle se leva pour aller le rejoindre. « Ainsi tu vas demain à la chasse ? » lui demanda-t-elle.
 
La jalousie de Levine, en voyant Kitty rougir, ne connut plus de bornes, et sa question lui sembla une preuve d’intérêt pour ce jeune homme dont elle était évidemment éprise, et qu’elle désirait occuper agréablement.
Ligne 248 ⟶ 281 :
« Certainement, répondit-il d’une voix contrainte qui lui fit horreur à lui-même.
 
Passez plutôt la journée de demain avec nous ; Dolly n’a guère profité de la visite de son mari. »
 
Levine traduisit ainsi ces mots : « Ne me sépare pas de lui, tu peux t’en aller, mais laisse-moi jouir de la présence enchanteresse de cet aimable étranger. » Vassinka, sans soupçonner l’effet produit par sa présence, s’était levé de table pour rejoindre Kitty, avec un sourire caressant.
 
« Comment ose-t-il se permettre de la regarder ainsi ! » pensa Levine, pâle de colère.
 
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/305]]==
 
« À demain la chasse, n’est-ce pas ? » demanda innocemment Vassinka, et il s’assit encore de travers sur une chaise, en repliant, selon son habitude, une de ses jambes sous lui.
Ligne 266 ⟶ 301 :
« Pourquoi vas-tu te coucher par ce temps splendide, Kitty ? vois la lune qui se lève, c’est l’heure des sérénades. Vassinka a une voix charmante, et a apporté deux nouvelles romances qu’il pourrait nous chanter avec Barbe Andrevna. »
 
Longtemps après que chacun se fut retiré, Levine, enfoncé dans un fauteuil et gardant un silence
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/306]]==
obstiné, entendait encore ses hôtes chanter les nouvelles romances dans les allées du jardin. Kitty, l’ayant vainement interrogé sur la cause de sa mauvaise humeur, finit par lui demander en souriant si c’était Weslowsky qui en était la cause. Cette question le fit s’expliquer. Debout devant sa femme, les yeux brillants sous ses sourcils froncés, les mains serrées contre sa poitrine comme s’il eût voulu comprimer sa colère, la voix tremblante, il lui dit, d’un air qui eut été dur si sa physionomie n’avait exprimé une aussi vive souffrance : « Ne me crois pas jaloux, ce mot me révolte : pourrais-je tout à la fois croire en toi et être jaloux ? mais je suis blessé, humilié qu’on ose te regarder ainsi !
 
Comment m’a-t-il donc regardée, – demanda Kitty, cherchant de bonne foi à se rappeler les moindres incidents de la soirée. Elle avait trouvé l’attitude de Vassinka, au souper, un peu familière, mais n’osa pas l’avouer. – Une femme dans mon état peut-elle être attrayante ?
 
Tais-toi, s’écria Levine se prenant la tête à deux mains : tu pourrais donc, si tu te sentais séduisante…
 
Mais non, Kostia, dit-elle, affligée de le voir ainsi souffrir, tu sais bien que personne n’existe pour moi en dehors de toi. Veux-tu que je m’enferme loin de tout le monde ? »
 
Après avoir été froissée de cette jalousie qui lui gâtait jusqu’aux distractions les plus innocentes, elle était prête à renoncer à tout pour le calmer.
 
« Tâche de comprendre le ridicule de ma situation : ce garçon est mon hôte, et en dehors de cette
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/307]]==
sotte galanterie et de l’habitude de s’asseoir sur sa jambe, je n’ai rien d’inconvenant à lui reprocher ; il se croit certainement le ton le plus exquis. Je suis donc forcé de me montrer aimable, et…
 
Mais, Kostia, tu t’exagères les choses, interrompit Kitty, fière au fond du cœur de se sentir aussi passionnément aimée.
 
Et lorsque tu es pour moi l’objet d’un culte, que nous sommes si heureux, ce misérable aurait le droit… Au reste, ce n’est peut-être pas un misérable ; mais pourquoi notre bonheur serait-il à sa merci ?
 
Écoute, Kostia, je crois que je sais ce qui t’a contrarié.
 
Quoi ? demanda Levine troublé.
 
Tu nous as observés pendant le souper, – et elle lui raconta l’entretien mystérieux qui lui avait paru suspect.
 
Kitty, s’écria-t-il en voyant le visage pâle et ému de sa femme, je te fatigue, je t’épuise. Je suis un fou. Comment ai-je pu me torturer l’esprit d’une pareille niaiserie !
 
Tu me fais peine !
 
Peine ? moi ? je suis absurde, et pour me punir je vais accabler ce garçon des amabilités les plus irrésistibles, dit Levine, baisant les mains de sa femme. Tu vas voir ! »
 
VIII
 
Deux équipages de chasse attendaient à la porte le lendemain matin, avant que les dames fussent
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/308]]==
levées. Laska, près du cocher, tout émue et comprenant les projets de son maître, désapprouvait le retard des chasseurs. Le premier qui parut fut Vassinka Weslowsky, en blouse verte, serrée à la taille par une ceinture de cuir odorant, chaussé de bottes neuves, coiffé de son béret à rubans, un fusil anglais à la main.
 
Laska sauta vers lui pour le saluer et lui demander à sa façon si les autres allaient venir ; mais, se voyant incomprise, elle retourna à son poste et attendit, la tête penchée et l’oreille aux aguets. Enfin la porte s’ouvrit avec fracas pour laisser passer Crac, le « pointer » de Stépane Arcadiévitch, bondissant au-devant de celui-ci.
Ligne 308 ⟶ 349 :
« Il a une jeune femme, dit en souriant Oblonsky.
 
Et quelle charmante femme !
 
Il sera rentré chez elle, car je l’ai vu prêt à partir. »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/309]]==
 
Stépane Arcadiévitch avait deviné juste. Levine était retourné vers Kitty pour lui faire répéter qu’elle lui pardonnait son absurdité de la veille, et pour lui demander d’être prudente. Kitty fut obligée de jurer qu’elle ne lui en voulait pas de s’absenter pendant deux jours, et de promettre un bulletin de santé pour le lendemain. Ce départ ne plaisait guère à la jeune femme, mais elle s’y résigna gaiement en voyant l’entrain et l’animation de son mari.
Ligne 316 ⟶ 358 :
« Mille excuses, messieurs ! cria Levine accourant vers ses compagnons. A-t-on emballé le déjeuner ? Va-t-en, Laska, à ta place ! »
 
À peine montait-il en voiture qu’il fut arrêté par le vacher, qui le guettait au passage pour le consulter au sujet des génisses, puis par le charpentier, dont il dut rectifier les idées erronées sur la façon de construire un escalier. Enfin on partit, et Levine, heureux de se sentir débarrassé de ses soucis domestiques, éprouva une joie si vive qu’il aurait voulu se taire et ne songer qu’aux émotions qui l’attendaient. Trouverait-on du gibier ? Laska tiendrait-elle tête à Crac ? Lui-même ne se déconsidérerait-il pas comme chasseur, devant cet étranger ? Oblonsky avait des préoccupations analogues ; seul Weslowsky ne tarissait pas, et Levine, en l’écoutant bavarder, se reprocha ses injustices de la veille. C’était vraiment un bon garçon, auquel on ne pouvait guère reprocher que de considérer ses ongles soignés et sa tenue élégante comme autant de preuves de son incontestable supériorité. Du reste, simple, gai, bien élevé, prononçant admirablement
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/310]]==
le français et l’anglais : Levine l’eût autrefois pris en amitié.
 
À peine eurent-ils fait trois verstes, que Vassia s’aperçut de l’absence de son portefeuille et de ses cigares ; le portefeuille contenant une somme assez ronde, il voulut s’assurer qu’il l’avait oublié à la maison.
Ligne 322 ⟶ 366 :
« Laissez-moi monter votre cheval de volée (c’était un cheval cosaque sur lequel il galopait en imagination au travers des steppes), et je serai vite de retour.
 
Inutile de vous déranger, mon cocher fera facilement la course, » répondit Levine, calculant que le poids de Vassinka représentait six pouds.
 
Le cocher fut dépêché en quête du portefeuille, et Levine prit les rênes.
Ligne 330 ⟶ 374 :
« Explique-nous ton plan, demanda Stépane Arcadiévitch.
 
Le voici : nous nous rendons directement aux marais de Gvosdef, à vingt verstes d’ici, on nous trouverons certainement du gibier. En y arrivant vers le soir, nous pourrons profiter de la fraîcheur pour chasser ; nous coucherons chez un paysan, et demain nous entreprendrons le grand marais.
 
N’y a-t-il rien sur la route ?
 
Si fait, il y a deux bons endroits, mais cela nous retarderait, et il fait trop chaud. »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/311]]==
 
Levine comptait réserver pour son usage particulier ces chasses voisines de la maison ; mais rien n’échappait à l’œil exercé d’Oblonsky, et, en passant devant un petit marais, il s’écria :
Ligne 340 ⟶ 385 :
« Arrêtons-nous ici.
 
Oh oui, arrêtons-nous, Levine », supplia Vassia.
 
Il fallut se résigner. Les chiens s’élancèrent aussitôt, et Levine resta à garder les chevaux. Une poule d’eau et un vanneau que tua Weslowsky furent tout ce qu’on trouva, et Levine se sentit un peu consolé.
Ligne 346 ⟶ 391 :
Comme les chasseurs remontaient en voiture, Vassinka tenant gauchement son fusil et son vanneau d’une main, un coup retentit et les chevaux se cabrèrent ; c’était la charge du fusil de Weslowsky, qui heureusement ne blessa personne et s’enfonça dans le sol. Ses compagnons n’eurent pas le courage de le gronder, tant il se montra désespéré ; mais ce désespoir fit bientôt place à une gaieté folle à l’idée de leur panique et de la bosse que s’était faite Levine en se heurtant à son fusil. Malgré les remontrances de leur hôte, on descendit encore au second marais. Cette fois, Vassinka, après avoir tué une bécasse, prit Levine en pitié et offrit de le remplacer près des voitures. Levine ne résista pas, et Laska, qui gémissait sur l’injustice du sort, s’élança d’un bond vers les endroits giboyeux, avec une gravité que d’insignifiants oiseaux de marais ne parvinrent pas à ébranler. Elle fit quelques tours en cherchant une piste, puis s’arrêta soudain, et Levine, le cœur battant, la suivit en marchant prudemment.
 
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/312]]==
« Pile ! » cria-t-il.
 
« Pile ! »cria-t-il.
 
Une bécasse s’éleva ; il la visait déjà, lorsque le bruit de pas avançant lourdement dans l’eau, et les cris de Weslowsky le firent retourner. Le coup était manqué ! À sa grande stupéfaction, Levine aperçut alors les voitures et les chevaux à moitié enfoncés dans la vase ; Vassinka leur avait fait quitter la grande route pour le marais, afin de mieux assister à la chasse.
Ligne 352 ⟶ 399 :
« Que le diable l’emporte ! murmura Levine.
 
Pourquoi avancer jusque là ? » demanda-t-il sèchement au jeune homme, après avoir hélé le cocher pour l’aider à dégager les chevaux.
 
Non seulement on lui gâtait sa chasse et l’on risquait d’abîmer les chevaux, mais ses compagnons le laissèrent dételer et ramener les pauvres bêtes en lieu sec, sans lui offrir de l’aider ; il est vrai que ni Stépane Arcadiévitch ni Weslowsky n’avaient la moindre notion de l’art d’atteler. En revanche, le coupable fit de son mieux pour dégager le char à bancs, et dans son zèle lui enleva une aile. Cette bonne volonté toucha Levine, qui se reprocha sa mauvaise humeur, et pour la dissimuler il donna l’ordre de déballer le déjeuner.
 
« Bon appétit, bonne conscience. Ce poulet va tomber jusqu’au fond de mes bottes, dit Vassia rasséréné en dévorant son second poulet. Nos malheurs sont finis, messieurs ; tout nous réussira désormais, mais en punition de mes méfaits je demande à monter sur le siège et à vous servir d’automédon. »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/313]]==
 
Malgré les protestations de Levine, qui craignait pour ses chevaux, il dut le laisser faire, et la gaieté contagieuse de Weslowsky chantant des romances, et imitant un Anglais conduisant un « four-in-hand », finit par le gagner.
Ligne 368 ⟶ 416 :
« Le beau marais, s’écria Stépane Arcadiévitch, lorsque après une course folle ils arrivèrent encore en pleine chaleur du jour : remarquez-vous les oiseaux de proie ? c’est toujours un indice de gibier.
 
Le marais commence à cet îlot, messieurs, expliqua Levine tout en examinant son fusil ; et il leur indiqua un point plus foncé qui tranchait sur l’immense plaine humide, fauchée par endroits. – Nous nous séparerons en deux camps si vous voulez bien, en nous dirigeant vers ce bouquet d’arbres ; puis de là nous gagnerons le moulin. Il m’est arrivé de tuer ici jusqu’à dix-sept bécasses.
 
Eh bien, prenez la droite, dit Stépane Arcadiévitch d’un air indifférent, il y a plus d’espace pour deux ; moi, je prendrai la gauche.
 
C’est ça, repartit Vassia, vous verrez que nous serons les plus forts. »
 
Force fut à Levine d’accepter cet arrangement, mais, après l’aventure du coup de fusil, il se méfiait
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/314]]==
de son compagnon de chasse, et lui recommanda de ne pas rester en arrière.
 
« Ne vous occupez pas de moi, je ne veux pas vous gêner », dit celui-ci.
Ligne 383 ⟶ 433 :
 
C’était Vassinka tirant sur des canards ; une demi-douzaine de bécasses s’élevèrent les unes après les autres, et Oblonsky, profitant du moment, en abattit deux ; Levine fut moins heureux. Stépane Arcadiévitch releva son gibier d’un air satisfait, et s’éloigna par la gauche en sifflant son chien, tandis que Levine rechargeait son fusil, laissant Weslowsky tirer à tort et à travers. Lorsque Levine manquait son premier coup, il perdait facilement son sang-froid et compromettait sa chasse ; c’est ce qui lui arriva ce jour-là. Les bécasses étaient si nombreuses que rien n’eût été plus facile que de réparer une première maladresse, mais plus il allait, moins il était calme. Laska regardait les chasseurs d’un air de doute et de reproche, et cherchait mollement. Dans le lointain, chacun des coups de fusil d’Oblonsky semblait porter, et sa voix criant : « Crac, apporte », arrivait jusqu’à eux, tandis que le carnier de Levine, quand ils atteignirent une prairie appartenant à des paysans, et située au milieu des marais, ne contenait que trois petites pièces, dont l’une revenait à Vassia.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/315]]==
 
« Hé, les chasseurs ! cria un paysan assis près d’une télègue dételée, et levant au-dessus de sa tête une bouteille d’eau-de-vie qui brilla au soleil. Venez boire un coup avec nous !
 
Que disent-ils ? demanda Weslowsky.
 
Ils nous offrent de boire avec eux ; ils se seront partagé les prairies. J’accepterais bien, – ajouta Levine, non sans arrière-pensée, espérant tenter Vassia.
 
Mais pourquoi veulent-ils nous régaler ?
 
En signe de réjouissance probablement ; allez-y, cela vous amusera.
 
Allons, c’est curieux.
 
Vous trouverez ensuite votre chemin jusqu’au moulin, – cria Levine, enchanté de voir Vassinka s’éloigner, courbé en deux, butant de ses pieds fatigués contre les mottes de terre, et tenant languissamment son fusil de son bras alourdi.
 
Viens aussi toi », cria le paysan à Levine.
 
Un verre d’eau-de-vie n’eut pas été de trop, car Levine se sentait las et relevait avec peine ses pieds du sol marécageux, mais il aperçut Laska en arrêt, et oublia sa fatigue pour la rejoindre. La présence de Vassinka lui avait porté malheur, croyait-il, mais, celui-ci parti, la chasse ne fut pas plus heureuse, et cependant le gibier ne manquait pas. Quand il atteignit le point où Oblonsky devait le rejoindre, il avait cinq misérables oiseaux dans sa gibecière.
 
Crac précédait son maître d’un air triomphant ; derrière le chien apparut Stépane Arcadiévitch,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/316]]==
couvert de sueur, traînant la jambe, mais son carnier débordant de gibier.
 
« Quel marais ! s’écria-t-il. Weslowsky a dû te gêner. Rien n’est plus incommode que de chasser à deux avec un chien », ajouta-t-il pour adoucir l’effet de son triomphe.
Ligne 412 ⟶ 465 :
« Je viens d’arriver, dit-il, riant de son rire communicatif ; ces paysans ont été charmants. Figurez-vous qu’après m’avoir fait boire et manger ils n’ont rien voulu accepter. Et quel pain ! quelle eau-de-vie !
 
Pourquoi vous auraient-ils fait payer ? remarqua le soldat, ils ne vendent pas leur eau-de-vie. »
 
Les chasseurs ne se laissèrent par rebuter par la saleté de l’izba, que leurs bottes et les pattes de leurs chiens avaient souillée d’une boue noirâtre, et soupèrent avec un appétit qu’on ne connaît qu’à la chasse ; puis, après s’être nettoyés, ils allèrent se coucher dans une grange à foin où le cocher leur avait préparé des lits.
 
Ln nuit tombait, mais l’envie de dormir ne leur
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/317]]==
venait pas, et l’enthousiasme de Vassinka pour l’hospitalité des paysans, la bonne odeur du foin, et l’intelligence des chiens couchés à leurs pieds, les tint éveillés.
 
Oblonsky leur raconta une chasse à laquelle il avait assisté l’année précédente chez Malthus, un entrepreneur de chemins de fer, riche à millions.
Ligne 424 ⟶ 479 :
« Comment ces gens-là ne te sont-ils pas odieux ? dit Levine se soulevant sur son lit de foin ; leur luxe est révoltant, ils s’enrichissent à la façon des fermiers d’eau-de-vie d’autrefois, et se moquent du mépris public, sachant que leur argent mal acquis les réhabilitera.
 
C’est bien vrai ! s’écria Weslowsky. Oblonsky accepte leurs invitations par bonhomie, mais cet exemple est imité.
 
Vous vous trompez, reprit Oblonsky ; si je vais chez eux, c’est que je les considère comme de riches marchands ou de riches propriétaires, qui doivent la richesse à leur travail et à leur intelligence.
 
Qu’appelles-tu travail ? Est-ce de se faire donner une concession et de la rétrocéder ?
 
Certainement, en ce sens que si personne ne prenait cette peine, nous n’aurions pas de chemins de fer.
 
Peux-tu assimiler ce travail à celui d’un homme qui laboure, et d’un savant qui étudie ?
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/318]]==
 
Non, mais il n’en a pas moins un résultat, – des chemins de fer. Il est vrai que tu ne les approuves pas.
 
Ceci est une autre question, mais je maintiens que lorsque la rémunération est en disproportion avec le travail, elle est malhonnête. – Ces fortunes sont scandaleuses. Le roi est mort, vive le roi ; nous n’avons plus de fermes, mais les chemins de fer et les banques y suppléent.
 
Tout cela peut être vrai, mais qui peut tracer la limite exacte du juste et de l’injuste ? Pourquoi, par exemple, mes appointements sont-ils plus forts que ceux de mon chef de bureau, qui connaît les affaires mieux que moi ?
 
Je ne sais pas.
 
Pourquoi gagnes-tu, disons cinq mille roubles, là où, avec plus de travail, notre hôte, le paysan, en gagne cinquante ? Et pourquoi Malthus ne gagnerait-il pas plus que ses piqueurs ? Au fond, je ne puis m’empêcher de croire que la haine qu’inspirent ces millionnaires tient simplement à de l’envie.
 
Vous allez trop loin, interrompit Weslowsky ; on ne leur envie pas leurs richesses, mais on ne peut se dissimuler qu’elles ont un côté ténébreux.
 
Tu as raison, reprit Levine, en taxant d’injustes mes cinq mille roubles de bénéfice : j’en souffre.
 
Mais pas au point de donner ta terre au paysan, dit Oblonsky qui, depuis quelque temps, lançait volontiers des pointes à son beau-frère, avec lequel, depuis qu’ils faisaient partie de la même famille, ses relations prenaient une nuance d’hostilité.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/319]]==
ses relations prenaient une nuance d’hostilité.
 
Je ne la donne pas parce que je ne saurais comment m’y prendre pour me déposséder, et qu’ayant une famille j’ai des devoirs envers elle, et ne me reconnais pas le droit de me dépouiller.
 
Si tu considères cette inégalité comme une injustice, il est de ton devoir de la faire cesser.
 
Je tâche d’y parvenir en ne faisant rien pour l’accroître.
 
Quel paradoxe !
 
Oui, cela sent le sophisme, ajouta Weslowsky. Hé, camarade, cria-t-il à un paysan qui entr’ouvrait la porte en la faisant crier sur ses gonds : vous ne dormez donc pas encore, vous autres ?
 
Oh non, mais je vous croyais endormis ; puis-je entrer prendre un crochet dont j’ai besoin ? dit-il en montrant les chiens et se glissant dans la grange.
 
Où dormirez-vous ?
 
Nous gardons nos chevaux au pâturage.
 
La belle nuit ! s’écria Vassinka, apercevant dans l’encadrement formé par la porte la maison et les voitures dételées, éclairées par la lune. D’où viennent ces voix de femmes ? »
 
Ce sont les filles d’à côté.
 
Allons nous promener, Oblonsky ; jamais nous ne pourrons dormir.
 
Il fait si bon ici !
 
J’irai seul, dit Vassinka se levant et se chaussant à la hâte. Au revoir, messieurs ; si je m’amuse, je vous appellerai. Vous avez été trop aimables à la chasse pour que je vous oublie.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/320]]==
 
C’est un brave garçon, n’est-ce pas ? dit Oblonsky à Levine quand Vassinka et le paysan furent sortis.
 
Oui, – répondit Levine, suivant toujours le fil de sa pensée : comment se faisait-il que deux hommes sincères et intelligents l’accusassent de sophisme alors qu’il exprimait ses sentiments aussi clairement que possible ?
 
Quoi qu’on fasse, reprit Oblonsky, il faut prendre son parti et reconnaître soit que la société a raison, soit qu’on profite de privilèges injustes, et, dans ce dernier cas, faire comme moi : en profiter avec plaisir.
 
Non, si tu sentais l’iniquité de ces privilèges, tu n’en jouirais pas ; moi du moins, je ne le pourrais pas.
 
Au fait, pourquoi n’irions-nous pas faire un tour ? dit Stépane Arcadiévitch, fatigué de cette conversation. Allons-y, puisque nous ne dormons pas.
 
Non, je reste.
 
Est-ce aussi par principe ? demanda Oblonsky, cherchant sa casquette à tâtons.
 
Non, mais qu’irais-je faire là-bas ?
 
Tu es dans une mauvaise voie, dit Stépane Arcadiévitch ayant trouvé ce qu’il cherchait.
 
Pourquoi ?
 
Parce que tu prends un mauvais pli avec ta femme. J’ai remarqué l’importance que tu attachais à obtenir son autorisation pour t’absenter pendant deux jours. Cela peut être charmant à titre d’idylle, mais cela ne peut durer. L’homme doit maintenir
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/321]]==
son indépendance ; il a ses intérêts, dit Oblonsky ouvrant la porte.
 
Lesquels ? ceux de courir après des filles de ferme ?
 
Si cela l’amuse. Ma femme ne s’en trouvera pas plus mal, pourvu que je respecte le sanctuaire de la maison ; mais il ne faut pas se lier les mains.
 
Peut-être, répondit sèchement Levine en se retournant. Demain je pars avec l’aurore et ne réveillerai personne, je vous en préviens.
 
Messieurs, venez vite ! vint leur dire Vassinka. Charmante ! c’est moi qui l’ai découverte, une véritable Gretchen », ajouta-t-il d’un air approbateur.
 
Levine fit semblant de sommeiller et les laissa s’éloigner ; il resta longtemps sans pouvoir s’endormir, écoutant les chevaux manger leur foin, le paysan partir avec son fils aîné pour garder les bêtes aux pâturages ; puis le soldat se coucha dans le foin, de l’autre côté de la grange, avec son petit neveu. L’enfant faisait à voix basse des questions sur les chiens, qui lui semblaient des bêtes terribles : l’oncle le fit bientôt taire, et le silence ne fut plus troublé que par ses ronflements.
 
Levine, tout en restant sous l’impression de sa conversation avec Oblonsky, pensait au lendemain : « Je me lèverai avec le soleil, je saurai garder mon sang-froid ; il y a des bécasses en quantité ; en rentrant peut-être trouverai-je un mot de Kitty. Oblonsky n’a-t-il pas raison de me reprocher de m’efféminer avec elle ? Qu’y faire ? » Il entendit, tout en dormant, ses compagnons rentrer, et ouvrit une seconde
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/322]]==
les yeux pour les voir éclairés par la lune dans l’entrebâillement de la porte.
 
« Demain avec l’aurore, messieurs », leur dit-il, et il se rendormit.
Ligne 518 ⟶ 581 :
« Pourquoi vous lever si matin, petit père ? demanda une vieille femme en sortant de l’izba et l’accostant amicalement comme une bonne connaissance.
 
Je vais à la chasse ; par où faut-il passer pour gagner le marais ?
 
Suis le sentier derrière nos granges », dit la vieille femme, et elle le conduisit elle-même pour le mettre en bon chemin.
 
Laska courait devant, et Levine la suivit allègrement, interrogeant le ciel et comptant atteindre le marais avant que le soleil fût levé. La lune, visible encore quand il avait quitté la grange, s’effaçait peu à peu ; l’étoile du matin se distinguait à peine, et
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/323]]==
des points d’abord vagues à l’horizon prenaient des contours plus distincts ; c’étaient des tas de blé. Les moindres sons se percevaient nettement dans le calme absolu de l’air, et une abeille, en frôlant l’oreille de Levine, lui parut siffler comme une balle.
 
Des vapeurs blanches, d’où ressortaient, semblables à des îlots, des bouquets de cytise, indiquaient le grand marais au bord duquel des hommes et des enfants enveloppés de caftans dormaient profondément, après avoir veillé. Les chevaux paissaient encore, faisant résonner leurs chaînes et, effrayés par Laska, se jetèrent du côté de l’eau en barbotant de leurs pieds liés.
Ligne 528 ⟶ 593 :
Le chien leur jeta un regard moqueur en regardant son maître.
 
Quand Levine eut dépassé les paysans endormis, il examina la capsule de son fusil, et donna un coup de sifflet pour indiquer à Laska qu’ils entraient en chasse. Elle partit aussitôt, ravie et affairée, flairant sur le sol mouvant, parmi d’autres parfums connus, cette odeur d’oiseau qui la troublait plus que toute autre. Afin de mieux sentir la direction du gibier, elle s’éloigna et se mit sous le vent, galopant doucement pour pouvoir brusquement s’arrêter ; bientôt sa course se ralentit, car elle ne suivait plus une piste, elle tenait le gibier lui-même ; il était là en abondance, mais où ? La voix du maître retentit du côté opposé : « Laska, ici ! » Elle s’arrêta hésitante, fit semblant d’obéir, mais revint à l’endroit qui l’attirait, traçant des cercles pour se fixer enfin, sûre de son fait, et tremblante d’émotion, devant un
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/324]]==
monticule. Ses jambes trop basses l’empêchaient de voir, mais son flair ne la trompait pas. Immobile, la gueule entr’ouverte, les oreilles dressées, elle respirait, avec peine, jouissant de l’attente, et regardant son maître sans oser tourner la tête. Celui-ci, croyait-elle, avançait lentement ; il courait au contraire, butant contre des mottes de terre et regardant avec des yeux qu’elle trouvait terribles ; car, avec une superstition de chasseur, ce qu’il craignait par-dessus tout, c’était de manquer son premier coup. En approchant, il vit ce que Laska ne pouvait que flairer, une bécasse cachée entre deux monticules.
 
« Pile », cria-t-il.
Ligne 540 ⟶ 607 :
« Bonne besogne, Laska », dit Levine mettant le gibier tout chaud dans son charnier.
 
Le soleil était levé quand Levine s’avança dans le marais ; la lune ne semblait plus qu’un point blanc dans l’espace, toutes les étoiles avaient disparu. Les flaques d’eau argentées par la rosée reflétaient maintenant de l’or ; l’herbe prenait une nuance d’ambre ; les oiseaux des marais s’agitaient dans
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/325]]==
les buissons, des vautours perchés sur les tas de blé regardaient leur domaine d’un air mécontent, et les corneilles voletaient dans les champs. La fumée du fusil blanchissait l’herbe verte comme une traînée de lait. Un des dormeurs avait déjà remis son caftan, et des enfants ramenaient les chevaux sur la route.
 
« Petit oncle, cria un des gamins à Levine, il y a aussi des canards par ici, nous en avons vu hier. »
Ligne 552 ⟶ 621 :
Le sentiment d’envie de Stépane Arcadiévitch à la vue de ces petites bêtes, la tête penchée, repliées sur elles-mêmes, si différentes de ce qu’elles étaient sur les marais, causa un certain plaisir à Levine. Pour comble de bonheur, il trouva un billet de Kitty.
 
« Je vais à merveille, écrivait-elle, et si tu ne me crois pas suffisamment gardée, rassure-toi en apprenant
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/326]]==
que Marie Wlasiewna est ici (c’était la sage-femme, un personnage nouveau et fort important dans la famille). Elle me trouve en parfaite santé, et restera quelques jours avec nous ; ainsi ne te presse pas de revenir si tu t’amuses. »
 
La chasse et ce billet effacèrent dans l’esprit de Levine deux incidents moins agréables : le premier était l’état de fatigue du cheval de volée, surmené la veille et refusant de manger ; le second, plus grave, de ne plus rien trouver des nombreuses provisions données par Kitty au départ. Levine comptait particulièrement sur des petits pâtés, dont il croyait déjà sentir le fumet : en rentrant, ils avaient tous disparu, aussi bien que les poulets et la viande ; les os avaient été dévorés par les chiens.
Ligne 564 ⟶ 635 :
Il dut se contenter de lait, que son cocher alla lui chercher, mais, sa faim apaisée, il fut confus d’avoir témoigné si vivement son désappointement, et se moqua le premier de sa colère.
 
Le même soir, après une dernière chasse où Vassinka fit quelques prouesses, les trois compagnons reprirent le chemin de la maison, et y arrivèrent la nuit. Le retour fut très gai ; Weslowsky ne cessa de rire et de plaisanter en se rappelant
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/327]]==
ses aventures avec les jeunes filles et les paysans ; Levine, en paix avec son hôte, se sentit délivré de ses mauvais sentiments envers lui.
 
XIV
Ligne 572 ⟶ 645 :
« Entrez, dit celui-ci, excusez-moi, mais je termine mes ablutions.
 
Ne vous gênez pas. Avez-vous bien dormi ?
 
Comme un mort.
 
Que prenez-vous le malin, du café ou du thé ?
 
Ni l’un ni l’autre, je déjeune à l’anglaise. Je suis honteux d’être ainsi en retard ! Ces dames sont sans doute levées ? Ne serait-ce pas le moment de faire une promenade ? vous me montrerez vos chevaux ? »
 
Levine y consentit volontiers ; ils firent le tour du jardin, examinèrent l’écurie, firent un peu de gymnastique, et rentrèrent au salon.
Ligne 586 ⟶ 659 :
« Il faut bien qu’il dise un mot à la maîtresse de la maison », pensa Levine, déjà ennuyé de l’air conquérant du jeune homme.
 
La princesse causait avec la sage-femme et Serge
La princesse causait avec la sage-femme et Serge Ivanitch sur la nécessité d’installer sa fille à Moscou pour l’époque de sa délivrance, et elle appela son gendre pour lui parler de cette grave question. Rien ne froissait Levine autant que cette attente banale d’un événement aussi extraordinaire que la naissance d’un fils, car ce serait un fils. Il n’admettait pas que cet invraisemblable bonheur, entouré de tant de mystère pour lui, fût discuté comme un fait très ordinaire par ces femmes qui en comptaient l’échéance sur leurs doigts ; leurs entretiens, aussi bien que les objets de layette, le blessaient, et il détournait l’oreille comme autrefois quand il devait songer aux préparatifs de son mariage.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/328]]==
Ivanitch sur la nécessité d’installer sa fille à Moscou pour l’époque de sa délivrance, et elle appela son gendre pour lui parler de cette grave question. Rien ne froissait Levine autant que cette attente banale d’un événement aussi extraordinaire que la naissance d’un fils, car ce serait un fils. Il n’admettait pas que cet invraisemblable bonheur, entouré de tant de mystère pour lui, fût discuté comme un fait très ordinaire par ces femmes qui en comptaient l’échéance sur leurs doigts ; leurs entretiens, aussi bien que les objets de layette, le blessaient, et il détournait l’oreille comme autrefois quand il devait songer aux préparatifs de son mariage.
 
La princesse ne comprenait rien à ces impressions, et voyait dans cette indifférence apparente de l’étourderie et de l’insouciance ; aussi ne lui laissait-elle pas de repos ; elle venait de charger Serge Ivanitch de chercher un appartement, et tenait à ce que Constantin donnât son avis.
Ligne 592 ⟶ 667 :
« Faites ce que bon vous semble, princesse, je n’y entends rien.
 
Mais il faut décider l’époque à laquelle vous rentrerez à Moscou.
 
Je l’ignore ; ce que je sais, c’est que des millions d’enfants naissent hors de Moscou.
 
Dans ce cas…
 
Kitty fera ce qu’elle voudra.
 
Kitty ne doit pas entrer dans des détails qui pourraient l’effrayer ; rappelle-toi que Nathalie Galizine est morte en couches ce printemps, faute d’un bon accoucheur.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/329]]==
 
Je ferai ce que vous voudrez », répéta encore Levine, d’un air sombre, et il cessa d’écouter sa belle-mère ; son attention était ailleurs.
 
« Cela ne peut durer ainsi », pensait-il, jetant de temps en temps un coup d’œil sur Vassinka penché, vers Kitty, et sur sa femme troublée et rougissante. La pose de Weslowsky lui parut inconvenante, et, comme l’avant-veille, il tomba soudain des hauteurs du bonheur le plus idéal dans un abîme de haine et de confusion. Le monde lui devint insupportable.
Ligne 608 ⟶ 684 :
« Comme tu descends tard, dit en ce moment Oblonsky, étudiant la physionomie de Levine, à Dolly qui entrait au salon.
 
Macha a mal dormi et m’a fatiguée », répondit Daria Alexandrovna.
 
Vassinka se leva un instant, salua et se rassit pour reprendre sa conversation avec Kitty ; il lui parlait encore d’Anna, discutant la possibilité d’aimer dans ces conditions extralégales, et, quoique l’entretien déplût à la jeune femme, elle était trop inexpérimentée et trop naïve pour savoir y mettre un terme et dissimuler la gêne à la fois et l’espèce de plaisir que lui causaient les attentions du jeune homme. La crainte de la jalousie de son mari contribuait à son émotion, car elle savait d’avance qu’il interpréterait mal chacune de ses paroles, chacun de ses gestes.
Ligne 614 ⟶ 690 :
« Où vas-tu, Kostia ? lui demanda-t-elle d’un air coupable en le voyant sortir d’un pas délibéré.
 
Je vais parler à un mécanicien allemand venu
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/330]]==
en mon absence », répondit-il sans la regarder, convaincu de l’hypocrisie de sa femme.
 
À peine fut-il dans son cabinet qu’il entendit le pas bien connu de Kitty descendant l’escalier avec une imprudente vivacité. Elle frappa à sa porte.
Ligne 620 ⟶ 698 :
« Que veux-tu ? Je suis occupé, dit-il sèchement.
 
Excusez-moi, fit Kitty entrant et, s’adressant à l’Allemand : j’ai un mot à dire à mon mari. »
 
Le mécanicien voulut sortir, mais Levine l’arrêta.
Ligne 626 ⟶ 704 :
« Ne vous dérangez pas.
 
Je ne voudrais pas manquer le train de trois heures », fit remarquer l’Allemand.
 
Sans lui répondre, Levine sortit avec sa femme dans le corridor.
Ligne 632 ⟶ 710 :
« Que voulez-vous ? lui demanda-t-il froidement en français, sans vouloir remarquer son visage contracté par l’émotion.
 
Je… je voulais te dire que cette vie est un supplice…, murmura-t-elle.
 
Il y a du monde à l’office, ne faites pas de scènes », dit-il avec colère.
 
Kitty voulut l’entraîner dans une pièce voisine, mais Tania y prenait une leçon d’anglais ; elle l’emmena au jardin.
 
Un jardinier y nettoyait les allées ; peu soucieuse de l’effet que pouvait produire sur cet homme son visage couvert de larmes, Kitty avança rapidement, suivie de son mari, qui sentait comme elle le besoin d’une explication et d’un tête-à-tête, afin de rejeter loin d’eux le poids de leur tourment.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/331]]==
 
« Mais c’est un martyre qu’une existence pareille ! pourquoi souffrons-nous ainsi, qu’ai-je fait ? dit-elle lorsqu’ils eurent atteint un banc dans une allée isolée.
 
Avoue que son attitude avait quelque chose de blessant, d’inconvenant ? lui demanda Levine, serrant sa poitrine à deux mains comme l’avant-veille.
 
Oui… répondit-elle, d’une voix tremblante, mais ne vois-tu pas, Kostia, que ce n’est pas ma faute ? J’avais voulu dès le matin le remettre à sa place… Mon Dieu, pourquoi sont-ils tous venus ! nous étions si heureux ! » Et les sanglots étouffèrent sa voix.
 
Le jardinier, quand il les revit peu après avec des visages calmes et heureux, ne comprit pas ce qui avait pu se passer de joyeux sur ce banc isolé.
Ligne 654 ⟶ 733 :
« Tu resteras là toute la journée, sans dîner, sans poupées, et tu n’auras pas de robe neuve, disait-elle, à bout de châtiments.
 
Qu’a-t-elle fait ? demanda. Levine, contrarié d’arriver mal à propos, car il voulait consulter sa belle-sœur.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/332]]==
 
C’est une mauvaise fille ! Ah ! combien je regrette miss Elliott ; cette gouvernante est une vraie machine ! Figure-toi… »
 
Et elle raconta les méfaits de la coupable Macha.
Ligne 662 ⟶ 742 :
« Je ne vois là rien de bien grave, c’est une gaminerie…
 
Mais, qu’as-tu, toi ? tu as l’air ému, que s’est-il passé ? » demanda Dolly.
 
Et au ton dont elle fit ces questions, Levine sentit qu’il serait compris.
Ligne 674 ⟶ 754 :
« Que veux-tu que je te dise… Selon les idées reçues dans le monde, il se conduit comme tous les jeunes gens, il fait la cour à une jeune femme, et un mari homme du monde en serait flatté.
 
C’est ça, tu l’as remarqué ?
 
Non seulement moi, mais Stiva m’a fait, après le thé, la même remarque.
 
Alors me voilà tranquille, je vais la chasser, dit Levine.
 
As-tu perdu l’esprit ? s’écria Dolly avec terreur, à quoi penses-tu, Kostia ?… Va, dit-elle, s’interrompant pour se tourner vers l’enfant prête à quitter son coin, va trouver Fanny… Je t’en prie, laisse-moi parler à Stiva ; il l’emmènera, on peut lui dire qu’on attend du monde…
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/333]]==
 
Non, non, je ferai l’exécution moi-même, cela m’amusera… Allons, Dolly, pardonne-lui », dit-il en montrant la petite criminelle debout près de sa mère, la tête basse et n’osant aller chez Fanny.
 
L’enfant, voyant sa mère radoucie, se jeta dans ses bras en sanglotant, et Dolly lui posa tendrement sa main amaigrie sur la tête.
Ligne 692 ⟶ 773 :
« Les ressorts se sont cassés hier, répondit le domestique. »
 
Alors le tarantass, mais au plus vite. »
 
Vassinka mettait des guêtres pour monter à cheval, la jambe posée sur une chaise, lorsque Levine entra. Le visage de celui-ci avait une expression particulière, si Weslowsky ne put se dissimuler que son « petit brin de cour » n’était pas à sa place dans cette famille ; il se sentit aussi mal à l’aise que peut l’être un jeune homme du monde.
Ligne 698 ⟶ 779 :
« Vous montez à cheval en guêtres ? lui demanda Levine, s’emparant d’une baguette qu’il avait cueillie le matin en faisant de la gymnastique.
 
Oui, c’est plus propre », répondit Vassinka, achevant de boutonner sa guêtre.
 
C’était au fond un si bon enfant, que Levine se sentit honteux en remarquant la soudaine timidité de son hôte.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/334]]==
 
« Je voulais… – il s’arrêta confus, mais continua en se rappelant sa scène avec Kitty… – je voulais vous dire que j’ai fait atteler.
 
Pourquoi ? où allons-nous ? demanda Vassinka étonné.
 
Pour vous mener à la gare, dit Levine d’un air sombre.
 
Partez-vous ? est-il survenu quelque chose ?
 
Il est survenu que j’attends du monde, continua Levine, cassant sa baguette de plus en plus vivement ; ou plutôt non, je n’attends personne, mais je vous prie de partir : interprétez mon impolitesse comme bon vous semblera. »
 
Vassinka se redressa avec dignité.
Ligne 716 ⟶ 798 :
« Veuillez m’expliquer…
 
Je n’explique rien, et vous ferez mieux de ne pas me questionner », dit Levine lentement, tâchant de rester calme et d’arrêter le tremblement convulsif de ses traits, mais continuant à briser sa baguette. Le geste et la tension des muscles dont Vassinka avait éprouvé la vigueur le matin même, en faisant de la gymnastique, convainquirent celui-ci mieux que des paroles. Il haussa les épaules, sourit dédaigneusement, salua et dit :
 
« Pourrai-je voir Oblonsky ?
 
Je vais vous l’envoyer, répondit Levine, que ce haussement d’épaules n’offensa pas ; que lui reste-t-il d’autre à faire ? » pensa-t-il.
 
« Mais cela n’a pas le sens commun, c’est du dernier ridicule ! s’écria Stépane Arcadiévitch lorsqu’il rejoignit Levine au jardin, après avoir
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/335]]==
appris de Weslowsky qu’il était chassé. Quelle mouche t’a piquée ? Si ce jeune homme… »
 
La place piquée se trouvait encore si sensible que Levine interrompit son beau-frère dans les explications qu’il voulait lui donner.
Ligne 728 ⟶ 812 :
« Ne prends pas la peine de disculper ce jeune homme ; je suis désolé, aussi bien à cause de toi que de lui, mais il se consolera facilement, tandis que pour ma femme et pour moi sa présence devenait intolérable.
 
Jamais je ne t’aurais cru capable d’une action semblable ; on peut être jaloux, mais pas à ce point ! »
 
Levine lui tourna le dos, et continua à marcher dans l’allée, en attendant le départ. Bientôt il entendit un bruit de roues, et vit passer au travers des arbres Vassinka assis sur du foin (le tarantass n’avait pas même de siège), les rubans de son béret flottant derrière lui à la moindre secousse.
Ligne 734 ⟶ 818 :
« Qu’est-ce encore ? » pensa Levine voyant le domestique sortir en courant de la maison pour arrêter la véhicule : c’était afin d’y placer le mécanicien qu’on avait oublié, et qui prit place, en saluant, auprès de Vassinka.
 
Serge Ivanitch et la princesse furent outrés de la conduite de Levine ; lui-même se sentait ridicule au suprême degré ; mais, en songeant à ce que Kitty et lui avaient souffert, il s’avoua qu’au besoin il eût recommencé. On se retrouva le soir avec une recrudescence de gaieté, comme des enfants après une punition, ou des maîtres de maison au lendemain d’une réception officielle pénible ; chacun se
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/336]]==
sentait soulagé, et Dolly fit rire Warinka aux larmes, en lui racontant pour la troisième fois, et toujours avec de nombreuses amplifications, ses propres émotions. Elle avait, disait-elle, réservé en l’honneur de leur hôte une paire de délicieuses bottines toutes neuves ; le moment de les produire était venu ; elle entrait au salon, lorsqu’un bruit de ferraille dans l’avenue l’attira à la fenêtre. Quel spectacle s’offrait à sa vue ! Vassinka lui-même, son petit béret, ses rubans flottants, ses romances et ses guêtres, ignominieusement assis sur du foin ! Si du moins on lui avait attelé une voiture ! mais non ! Tout à coup on l’arrête… Dieu merci ! on s’est ravisé, on a pris pitié de lui… Pas du tout : c’est un gros Allemand qu’on ajoute à son malheur ! Décidément, l’effet des bottines était manqué !
 
XVI
Ligne 740 ⟶ 826 :
Daria Alexandrovna, tout en craignant d’être désagréable aux Levine, qui redoutaient un rapprochement avec Wronsky, tenait à aller voir Anna pour lui prouver que son affection n’avait pas varié. Le petit voyage qu’elle projetait offrait certaines difficultés, et, afin de ne pas gêner son beau-frère, elle voulut louer des chevaux au village. Dès que Levine en fut averti, il vint adresser de vifs reproches à sa belle-sœur.
 
« Pourquoi t’imagines-tu me faire de la peine en allant chez Wronsky ? Quand d’ailleurs cela
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/337]]==
serait, tu m’affligerais plus encore en te servant d’autres chevaux que des miens ; ceux qu’on te louera ne pourront jamais faire 70 verstes d’une traite. »
 
Dolly finit par se soumettre, et au jour indiqué, Levine lui ayant fait préparer un relais à mi-chemin, elle se mit en route, sous la protection du teneur de livres, qu’on avait, pour plus de sécurité, placé près du cocher en guise de valet de pied. L’attelage n’était pas beau, mais capable de fournir une longue course, et Levine, outre qu’il accomplissait un devoir d’hospitalité, économisait ainsi à Dolly une dépense lourde dans l’état actuel de ses finances.
Ligne 748 ⟶ 836 :
Dolly, dans sa vie occupée et absorbée par ses devoirs maternels, avait peu le temps de réfléchir ; aussi cette course solitaire de quatre heures lui fournit-elle une rare occasion de méditer sur son passé et de le considérer sous ses différents aspects.
 
Elle pensa d’abord à ses enfants, recommandés aux soins de sa mère et de sa sœur (c’était sur celle-ci qu’elle comptait particulièrement). « Pourvu que Macha ne fasse plus de sottises, que Gricha n’aille pas attraper quelque coup de pied de cheval, et
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/338]]==
que Lili ne se donne pas d’indigestion ! » se dit-elle. D’autres préoccupations, plus importantes, succédèrent à ces petits soucis du moment : elle devait changer d’appartement en rentrant à Moscou, il faudrait rafraîchir le salon ; sa fille aînée aurait besoin d’une fourrure pour l’hiver ! Puis vinrent d’autres questions graves : Comment ferait-elle pour continuer convenablement l’éducation des enfants ? Les filles l’inquiétaient peu, mais les garçons ? Elle avait pu s’occuper elle-même de Gricha cet été, parce que par extraordinaire sa santé ne l’en avait pas empêchée ; mais qu’une grossesse survînt… Et elle songea qu’il était injuste de considérer les douleurs de l’enfantement comme le signe de la malédiction qui pèse sur la femme :
 
« C’est si peu de chose, comparé aux misères de la grossesse ! » Et elle se rappela sa dernière épreuve en ce genre et la perte de son enfant ! Ce souvenir lui remit en mémoire son entretien avec la jeune femme, fille du vieux paysan chez qui elle avait pris le thé ; interrogée sur le nombre de ses enfants, la paysanne avait répondu que sa fille unique était morte pendant le carême.
Ligne 754 ⟶ 844 :
« Tu en es bien triste ?
 
Oh non ; le grand-père ne manque pas de petits-enfants, et celle-là n’était qu’un souci de plus. Que peut-on faire avec un nourrisson sur les bras ? C’est un obstacle à tout. »
 
Cette réponse avait paru révoltante à Dolly dans la bouche d’une femme dont la physionomie exprimait la bonté.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/339]]==
 
« En résumé, pensa-t-elle, se rappelant ses quinze années de mariage, ma jeunesse s’est passée à avoir mal au cœur, à me sentir maussade, dégoûtée de tout, et à paraître hideuse, car si notre jolie Kitty enlaidit pour le moment, combien n’ai-je pas dû être affreuse ! » Et elle tressaillit en songeant à ses souffrances, à ses longues insomnies, aux misères de l’allaitement, à l’énervement et à l’irritabilité qui en résultaient ! puis, c’étaient les maladies des enfants, les mauvais penchants à combattre, les frais d’éducation, le latin et ses difficultés, et, pis que tout, la mort ! Son cœur de mère saignait cruellement encore de la perte de son dernier-né, enlevé par le croup ; elle se rappela sa douleur solitaire devant ce petit front blanc, entouré de cheveux frisés, de cette bouche étonnée et entr’ouverte, au moment où retombait le couvercle du cercueil rose brodé d’argent. Elle avait été seule à pleurer, et l’indifférence générale lui avait été une douleur de plus.
 
« Et pourquoi tout cela ? quel sera le résultat de cette vie pleine de soucis, si ce n’est une famille pauvre et mal élevée ? Qu’aurais-je fait cet été si les Levine ne m’avaient invitée à venir chez eux ? Mais, quelque affectueux et délicats qu’ils soient, ils ne pourront recommencer, car à leur tour ils auront des enfants qui rempliront la maison. Papa s’est presque dépouillé pour nous, lui non plus ne pourra pas m’aider ; comment arriverai-je à faire des hommes de mes fils ? Il faudra chercher des protections, m’humilier, car je ne puis
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/340]]==
compter sur Stiva ; ce que je puis espérer de plus heureux, c’est qu’ils ne tournent pas mal ; et que de souffrances pour en arriver là ! » Les paroles de la jeune paysanne avaient du vrai dans leur cynisme naïf.
 
« Approchons-nous, Philippe ? demanda-t-elle au cocher pour écarter ces pénibles pensées.
 
Il nous reste sept verstes à partir du village. »
 
La calèche traversa un petit pont où les moissonneuses, la faucille sur l’épaule, s’arrêtèrent pour la regarder passer. Tous ces visages semblaient gais, contents, pleins de vie et de santé.
 
« Chacun vit et jouit de l’existence, se dit Dolly tandis que la vieille calèche montait au trot une petite côte, moi seule me fais l’effet d’une prisonnière momentanément mise en liberté. Ma sœur Nathalie, Warinka, ces femmes, Anna, savent toutes ce que c’est que l’existence, moi je l’ignore. Et pourquoi accuse-t-on Anna ? Si je n’avais pas aimé mon mari, j’en aurais fait autant. Elle a voulu vivre, n’est-ce pas un besoin que Dieu nous a mis au cœur ? Moi-même n’ai-je pas regretté d’avoir suivi ses conseils au lieu de me séparer de Stiva ? qui sait ? j’aurais pu recommencer l’existence, aimer, être aimée ! Ce que je fais est-il plus honorable ? Je supporte mon mari, parce qu’il m’est nécessaire, voilà tout ! J’avais encore quelque beauté alors ! » Et elle voulut tirer de son sac un petit miroir de voyage, mais la crainte d’être surprise par les deux hommes sur le siège l’arrêta ;
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/341]]==
sans avoir besoin de se regarder, elle se rappela qu’elle pouvait plaire encore, et pensa à l’amabilité de Serge Ivanitch, au dévouement du bon Tourovtzine qui, par amour pour elle, l’avait aidée à soigner ses enfants pendant la scarlatine ; elle se rappela même un tout jeune homme, sur le compte duquel Stiva la taquinait. Et les romans les plus passionnés, les plus invraisemblables se présentèrent à son imagination.
 
« Anna a eu raison, elle est heureuse, elle fait le bonheur d’un autre ; elle doit être belle, brillante, pleine d’intérêt pour toute chose, comme par le passé. » Un sourire effleura les lèvres de Dolly poursuivant en pensée un roman analogue à celui d’Anna, dont elle serait l’héroïne ; elle se représenta le moment où elle avouait tout à son mari, et se mit à rire en songeant à la stupéfaction de Stiva.
Ligne 780 ⟶ 875 :
Le paysan qui vint à son appel, un vieillard au dos voûté, les cheveux retenus autour de la tête par une mince lanière de cuir, approcha de la calèche.
 
« La maison seigneuriale ? chez le comte ? répéta-t-il, prenez le premier chemin à gauche, vous tomberez
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/342]]==
dans l’avenue qui y mène. Mais qui demandez-vous ? le comte lui-même ?
 
Sont-ils chez eux ? mon ami, dit Dolly ne sachant trop comment demander Anna.
 
Ils doivent y être, car il arrive du monde tous les jours, dit le vieux, désireux de prolonger la conversation. Et vous autres, qui êtes-vous ?
 
Nous venons de loin, fit le cocher ; ainsi nous approchons ? »
 
À peine allait-il repartir que des voix crièrent :
Ligne 796 ⟶ 893 :
Anna, sa jolie tête coiffée d’un chapeau d’homme, d’où s’échappaient les mèches frisées de ses cheveux noirs, montait avec aisance un cob anglais. Dolly, d’abord scandalisée de la voir à cheval, parce qu’elle y attachait une idée de coquetterie peu convenable dans une situation fausse, fut si frappée de la parfaite simplicité de son amie, que ses préventions s’évanouirent. Weslowsky accompagnait Anna sur un cheval de cavalerie plein de feu ; Dolly, en le voyant, ne put réprimer un sourire. Wronsky les suivait sur un pur sang bai foncé, et le groom fermait la marche.
 
Le visage d’Anna s’illumina en reconnaissant la petite personne blottie dans un coin de la vieille
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/343]]==
calèche, et, poussant un cri de joie, elle mit son cob au galop, sauta légèrement de cheval sans l’aide de personne, en voyant Dolly descendre, et, ramassant sa jupe, courut au-devant d’elle.
 
« Dolly ! quel bonheur inespéré ! dit-elle embrassant la voyageuse et la regardant avec un sourire reconnaissant. Tu ne saurais croire le bien que tu me fais ! Alexis, dit-elle se tournant vers le comte, qui, lui aussi, avait mis pied à terre : quel bonheur ! »
Ligne 808 ⟶ 907 :
« C’est la princesse Barbe, fit Anna, répondant à un regard interrogateur de Dolly en voyant approcher le tilbury.
 
Ah ! » répondit celle-ci, dont le visage exprima involontairement un certain mécontentement.
 
La princesse Barbe, une tante de son mari, ne jouissait pas de la considération de sa famille ; son amour du luxe l’avait mise sous la dépendance humiliante de parents riches, et c’était à cause de la fortune de Wronsky qu’elle s’était maintenant accrochée à Anna. Celle-ci remarqua la désapprobation de Dolly et rougit en trébuchant sur son amazone.
 
L’échange de politesses entre Daria Alexandrovna et la princesse fut assez froid ; Swiagesky s’informa de son ami Levine, l’original, et de sa
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/344]]==
jeune femme, puis, après un regard jeté sur la vieille calèche, il offrit aux dames de monter en tilbury.
 
« Je prendrai ce véhicule pour rentrer, et la princesse vous ramènera parfaitement ; elle conduit très bien.
 
Oh non, interrompit Anna, restez où vous êtes, je rentrerai avec Dolly. »
 
Jamais Daria Alexandrovna n’avait rien vu d’aussi brillant que ces chevaux et cet équipage ; mais ce qui la frappa plus encore, ce fut l’espèce de transfiguration d’Anna, qu’un œil moins affectueusement observateur que le sien n’eût peut-être pas remarquée ; pour elle, Anna resplendissait de l’éclat de cette beauté fugitive que donne à une femme la certitude d’un amour partagé ; toute sa personne, depuis les fossettes de ses joues et le pli de sa lèvre, jusqu’à son ton amicalement brusque lorsqu’elle permit à Weslowsky de monter son cheval, respirait une séduction dont elle semblait avoir conscience.
 
Les deux femmes éprouvèrent un moment de gêne quand elles furent seules. Anna se sentait mal à l’aise sous le regard questionneur de Dolly, et celle-ci, depuis la réflexion de Swiagesky, était confuse de la pauvreté de son équipage. Les hommes sur le siège partageaient cette impression, mais Philippe, le cocher, résolu de protester, eut un sourire ironique en examinant le trotteur noir attelé au tilbury : « Cette bête-là pouvait être bonne pour le « promenage », mais incapable de fournir quarante
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/345]]==
verstes par la chaleur », décida-t-il intérieurement en manière de consolation.
 
Les paysans quittèrent leurs télègues afin de contempler la rencontre des amis.
Ligne 826 ⟶ 929 :
« Ils sont bien aises tout de même de se revoir, remarqua le vieux.
 
Regarde donc cette femme en pantalons, dit un autre en montrant Weslowsky sur la selle de dame.
 
Dites donc, enfants, nous ne dormirons plus.
 
C’est fini, fit le vieux en regardant le ciel ; l’heure est passée, à l’ouvrage. »
 
XVIII
Ligne 838 ⟶ 941 :
« Tu m’examines ? dit-elle avec un soupir ; tu te demandes comment, dans ma position, je puis paraître aussi heureuse ? J’avoue que je le suis d’une façon impardonnable. Ce qui s’est passé en moi tient de l’enchantement ; je suis sortie de mes misères comme on sort d’un cauchemar ; et quel réveil ! surtout depuis que nous sommes ici ! – et elle regarda Dolly avec un sourire craintif.
 
Tu me fais plaisir en me parlant ainsi ; je suis heureuse pour toi, répondit Daria Alexandrovna plus froidement qu’elle ne l’aurait voulu. – Mais pourquoi ne m’as-tu pas écrit ?
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/346]]==
 
Je n’en ai pas eu le courage.
 
Pas le courage avec moi ? Si tu savais combien… – et Dolly allait lui parler de ses réflexions pendant le voyage, lorsque l’idée lui vint que le moment était mal choisi. – Nous causerons plus tard, ajouta-t-elle. Qu’est-ce que cette réunion de bâtiments, on dirait une petite ville ? demanda-t-elle, désignant des toits verts et rouges apparus au travers des arbres.
 
Dis-moi ce que tu penses de moi, continua Anna sans répondre à sa question.
 
Je ne pense rien. Je t’aime et t’ai toujours aimée ; lorsqu’on aime ainsi une personne, on l’aime telle qu’elle est, non telle qu’on la voudrait. »
 
Anna détourna les yeux et les ferma à demi, comme pour mieux réfléchir au sens de ces mots.
Ligne 852 ⟶ 956 :
« Si tu avais des péchés, ils te seraient remis en faveur de ta visite et de ces bonnes paroles, – dit-elle, interprétant favorablement la réponse de sa belle-sœur et tournant vers elle un regard mouillé de larmes ; Dolly lui serra silencieusement la main.
 
Ces toits sont ceux des dépendances, des écuries, des haras, répondit-elle à une seconde interrogation de la voyageuse. Voici où commence le parc. Alexis aime cette terre, qui avait été fort abandonnée, et à mon grand étonnement il se prend de passion pour l’agronomie. C’est une si riche nature ! il ne touche à rien qu’il n’y excelle ; ce sera un agronome excellent, économe, presque avare ; il ne l’est qu’en agriculture, car il ne compte plus lorsqu’il s’agit de dépenser pour d’autres objets
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/347]]==
des milliers de roubles. Vois-tu ce grand bâtiment ? C’est un hôpital, son dada du moment, dit-elle avec le sourire d’une femme parlant des faiblesses d’un homme aimé. Sais-tu ce qui le lui a fait construire ? Un reproche d’avarice de ma part, à propos d’une querelle avec des paysans pour une prairie qu’ils réclamaient. L’hôpital est chargé de me prouver l’injustice de mon reproche ; c’est une petitesse, si tu veux, mais je ne l’en aime que mieux. Voilà le château, il date de son grand-père, et rien n’y a été changé extérieurement.
 
C’est superbe ! s’écria involontairement Dolly à la vue d’un édifice décoré d’une cotonnade et entouré d’arbres séculaires.
 
N’est-ce pas ? du premier étage la vue est splendide. »
 
La calèche roula sur la route unie de la cour d’honneur ornée de massifs d’arbustes, que des ouvriers entouraient en ce moment de pierres grossièrement taillées ; on s’arrêta sous un péristyle couvert.
Ligne 862 ⟶ 968 :
« Ces messieurs sont déjà arrivés, dit Anna voyant emmener des chevaux de selle. N’est-ce pas que ce sont de jolies bêtes ? Voilà le cob, mon favori… Où est le comte ? demanda-t-elle à deux laquais en livrée, sortis pour les recevoir. Ah ! les voici, ajouta-t-elle en apercevant Wronsky et Weslowsky venant à leur rencontre.
 
Où logerons-nous la princesse ? demanda Wronsky en se tournant vers Anna après avoir baisé la main de Dolly ; dans la chambre à balcon ?
 
Oh non ! c’est trop loin ; dans la chambre du
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/348]]==
coin, nous serons plus près l’une de l’autre. J’espère que tu resteras quelque temps avec nous, dit-elle à Dolly. Un seul jour ? C’est impossible.
 
Je l’ai promis à cause des enfants, répondit celle-ci, troublée de la chétive apparence de son pauvre petit sac de voyage et de la poussière dont elle se sentait couverte.
 
Oh ! c’est impossible, Dolly, ma chérie ; enfin nous en reparlerons. Montons chez toi. »
 
La chambre qui lui fut offerte avec des excuses, parce que ce n’était pas la chambre d’honneur, avait un ameublement luxueux qui rappela à Dolly les hôtels les plus somptueux de l’étranger.
Ligne 874 ⟶ 982 :
« Combien je suis heureuse de te voir ici, chère amie, répéta encore Anna, s’asseyant en amazone auprès de sa belle-sœur. Parle-moi de tes enfants : Tania doit être une grande fille ?
 
Oh oui, répondit Dolly, étonnée de parler si froidement de ses enfants. Nous sommes tous chez les Levine, et très heureux d’y être.
 
Si j’avais su que vous ne me méprisiez pas, je vous aurais tous priés de venir ici ; Stiva est un ancien ami d’Alexis, dit Anna en rougissant.
 
Oui, mais nous sommes si bien là-bas, répondit Dolly confuse.
 
Le bonheur de te voir me fait déraisonner, dit Anna l’embrassant tendrement. Mais promets-moi d’être franche, de ne rien me cacher de ce que tu penses de moi, maintenant que tu assisteras à ma vie telle qu’elle est. Ma seule idée, vois-tu, est de vivre sans faire de mal à personne qu’à moi-
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/349]]==
même, ce qui m’est bien permis ! Nous causerons de tout cela à loisir ; maintenant je vais passer une robe et t’envoyer la femme de chambre. »
 
XIX
Ligne 886 ⟶ 996 :
Dolly, restée seule, examina sa chambre en femme qui connaissait le prix des choses. Jamais elle n’avait vu un luxe comparable à celui dont elle était témoin depuis sa rencontre avec Anna ; tout au plus savait-elle, par la lecture de romans anglais, qu’on vivait ainsi en Angleterre ; mais en Russie, à la campagne, cela n’existait nulle part. Le lit à sommier élastique, la table de toilette en marbre, les bronzes sur la cheminée, les tapis, les rideaux, tout était neuf, et de la dernière élégance.
 
La femme de chambre pimpante qui vint offrir ses services était mise avec beaucoup plus de recherche que Dolly, qui se sentit confuse de sortir devant elle de son sac ses menus objets de toilette, notamment une camisole de nuit reprisée, choisie par erreur parmi les plus vieilles. Chez elle, ces raccommodages avaient leur mérite, car ils représentaient une petite économie, mais ils l’humilièrent en présence de cette brillante camériste. Heureusement celle-ci fut rappelée par sa maîtresse, et, à la grande satisfaction de Dolly, Annouchka, l’ancienne femme de chambre d’Anna, qui l’avait accompagnée jadis à Moscou, prit sa place. Annouchka, ravie de revoir Daria Alexandrovna, bavarda
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/350]]==
tant qu’elle put sur le compte de sa chère dame et de la tendresse du comte, malgré les efforts de Dolly pour l’arrêter.
 
« J’ai été élevée avec Anna Arcadievna, et l’aime plus que tout au monde ; il ne m’appartient pas de la juger, et le comte est un mari… »
Ligne 894 ⟶ 1 006 :
« Comment va ta fille ? lui demanda Dolly.
 
Anny ? très bien, veux-tu la voir ? Je te la montrerai. Nous avons eu bien des ennuis avec sa nourrice italienne, une brave femme, mais si bête ! Cependant, comme la petite lui est très attachée, il a fallu la garder.
 
Mais qu’avez-vous fait… ? commença Dolly, voulant demander le nom que portait l’enfant ; elle s’arrêta en voyant le visage d’Anna s’assombrir. L’avez-vous sevrée ?
 
Ce n’est pas là ce que tu voulais dire, répondit celle-ci, comprenant la réticence de sa belle-sœur, tu pensais au nom de l’enfant, n’est-ce pas ? Le tourment d’Alexis, c’est qu’elle n’en a pas d’autre que celui de Karénine ; – et elle ferma les yeux à demi, une nouvelle habitude que Dolly ne lui connaissait pas. – Nous reparlerons de tout cela, viens que je te la montre. »
 
La « nursery », une chambre haute, spacieuse et bien éclairée, était organisée avec le même luxe
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/351]]==
que le reste de la maison. Les procédés les plus nouveaux pour apprendre aux enfants à ramper et à marcher, les baignoires, balançoires, petites voitures, tout y était neuf, anglais, et visiblement coûteux.
 
L’enfant en chemise, assise dans us fauteuil et servie par une fille de service russe, qui partageait probablement son repas, mangeait une soupe dont toute sa petite poitrine était mouillée ; ni la bonne ni la nourrice n’étaient présentes ; on entendait dans la pièce voisine le jargon français qui leur permettait de se comprendre.
Ligne 908 ⟶ 1 022 :
Quant à l’enfant, ses cheveux noirs, son air de santé et son amusante façon de ramper firent la conquête de Daria Alexandrovna ; sa robe retroussée par derrière, ses beaux yeux regardant les spectatrices d’un air satisfait, comme pour leur prouver qu’elle était sensible à leur admiration, la petite fille avançait énergiquement à l’aide des pieds et des mains, semblable à un joli animal.
 
Mais l’atmosphère de la nursery avait quelque chose de déplaisant ; comment Anna pouvait elle garder une bonne d’un extérieur aussi peu « respectable » ? Cela tenait-il à ce qu’aucune personne
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/352]]==
convenable n’eût consenti à entrer dans une famille irrégulière ? Dolly crut remarquer également qu’Anna était presque une étrangère dans ce milieu ; elle ne put trouver aucun des joujoux de l’enfant, et, chose bizarre, elle ne savait pas même le nombre de ses dents !
 
« Je me sens inutile ici, dit Anna en sortant, relevant la traîne de sa robe pour ne pas accrocher quelque jouet. Quelle différence avec l’aîné !
 
J’aurais cru, au contraire…, commença Dolly timidement.
 
Oh non ! tu sais que j’ai revu Serge ? dit-elle regardant fixement devant elle comme si elle eût cherché quelque chose dans le lointain. Mais je suis comme une créature mourant de faim qui se trouverait devant un festin et ne saurait par où commencer. Tu es ce festin pour moi ! avec qui, sinon avec toi, pourrais-je parler à cœur ouvert ? Aussi ne te ferai-je grâce de rien quand nous pourrons causer tranquillement. Il faut que je te fasse l’esquisse de la société que tu trouveras ici. D’abord la princesse Barbe ; je sais ton opinion et celle de Stiva sur son compte, mais elle a du bon, je t’assure, et je lui suis très obligée. Elle m’a été d’un grand secours à Pétersbourg, où un chaperon m’était indispensable ; tu ne t’imagines pas combien ma position offrait de difficultés ! Mais revenons à nos hôtes ; tu connais Swiagesky, le maréchal du district ? il a besoin d’Alexis, qui, avec sa fortune, peut acquérir une grande influence si nous vivons à la campagne ; puis Toushkewitch, que tu as vu
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/353]]==
chez Betsy, mais qui a reçu son congé ; comme dit Alexis, c’est un homme fort agréable si on le prend pour ce qu’il veut paraître ; la princesse Barbe le trouve très comme il faut. Enfin Weslowsky que tu connais aussi, un bon garçon ; il nous a conté sur les Levine une histoire invraisemblable, ajouta-t-elle en souriant ; il est très gentil et très naïf. Je tiens à toute cette société ; parce que les hommes ont besoin de distraction, et qu’il faut un public à Alexis, afin qu’il ne trouve pas le temps de désirer autre chose. Nous avons aussi l’intendant, un Allemand qui entend son affaire, l’architecte, le docteur, un jeune homme qui n’est pas absolument nihiliste, mais tu sais, un de ces hommes qui mangent avec leur couteau… Une petite cour, enfin. »
 
XX
Ligne 922 ⟶ 1 040 :
La princesse fit un accueil gracieux et légèrement protecteur à Dolly ; elle lui expliqua aussitôt ses raisons pour venir en aide à Anna, qu’elle avait toujours aimée, dans cette période transitoire si pénible.
 
« Dès que son mari aura consenti au divorce, je
« Dès que son mari aura consenti au divorce, je me retirerai dans ma solitude, mais actuellement, quelque pénible que cela soit, je reste et n’imite pas les autres (elle désignait par là sa sœur, la tante qui avait élevé Anna, et avec laquelle elle vivait dans une constante rivalité). Ils font un ménage parfait, et leur intérieur est si joli, si comme il faut. Tout à fait à l’anglaise. On se réunit le matin au breakfast, et puis on se sépare. Chacun fait ce qu’il veut. On dîne à sept heures. Stiva a eu raison de t’envoyer ; il fera sagement de rester en bons termes avec eux. Le comte est très influent par sa mère. Et puis il est fort généreux. On t’a parlé de l’hôpital ? ce sera admirable ; tout vient de Paris. »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/354]]==
me retirerai dans ma solitude, mais actuellement, quelque pénible que cela soit, je reste et n’imite pas les autres (elle désignait par là sa sœur, la tante qui avait élevé Anna, et avec laquelle elle vivait dans une constante rivalité). Ils font un ménage parfait, et leur intérieur est si joli, si comme il faut. Tout à fait à l’anglaise. On se réunit le matin au breakfast, et puis on se sépare. Chacun fait ce qu’il veut. On dîne à sept heures. Stiva a eu raison de t’envoyer ; il fera sagement de rester en bons termes avec eux. Le comte est très influent par sa mère. Et puis il est fort généreux. On t’a parlé de l’hôpital ? ce sera admirable ; tout vient de Paris. »
 
Cette conversation fut interrompue par Anna, qui revint sur la terrasse, suivie des messieurs qu’elle avait trouvés dans la salle de billard.
Ligne 930 ⟶ 1 050 :
« Une partie de lawn-tennis, proposa Weslowsky.
 
Il fait trop chaud ; faisons plutôt un tour dans le parc, et promenons Daria Alexandrovna en bateau pour lui montrer le paysage », dit Wronsky.
 
Weslowsky et Toushkewitch allèrent préparer le bateau, et les deux dames, accompagnées du comte et de Swiagesky, suivirent les allées du parc.
 
Dolly, loin de jeter la pierre à Anna, était disposée à l’approuver, et, ainsi qu’il arrive aux femmes irréprochables que l’uniformité de leur vie lasse quelquefois, elle enviait même un peu cette existence coupable, entrevue à distance ; mais, transportée
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/355]]==
dans ce milieu étranger, parmi ces habitudes d’élégance raffinée qui lui étaient inconnues, elle éprouva un véritable malaise. D’ailleurs, tout en excusant Anna, qu’elle aimait sincèrement, la présence de celui qui l’avait détournée de ses devoirs la froissait, et le chaperonnage de la princesse Barbe, pardonnant tout parce qu’elle partageait le luxe de sa nièce, lui semblait odieux. Wronsky, en aucun temps, ne lui avait inspiré de sympathie ; elle le croyait fier, et ne lui voyait d’autre raison pour justifier sa fierté que la richesse ; malgré tout il lui imposait en qualité de maître de maison, et elle se sentait humiliée devant lui, comme devant la femme de chambre en tirant la camisole rapiécée de son sac. N’osant guère lui faire un compliment banal sur la beauté de son installation, elle était assez gênée de trouver un sujet de conversation en marchant à son côté ; faute de mieux cependant, elle risqua quelques paroles d’admiration sur l’aspect du château.
 
« Oui, l’architecture en est d’un bon style, répondit le comte.
 
La cour d’honneur était-elle ainsi dessinée autrefois ?
 
Oh non ! si vous l’aviez vue au printemps ! et peu à peu, d’abord froidement, puis avec entrain, il fit remarquer à Dolly les divers embellissements dont il était l’auteur ; les éloges de son interlocutrice lui causèrent un visible plaisir.
 
Si vous n’êtes pas fatiguée, nous pourrons aller jusqu’à l’hôpital ? dit-il en regardant Dolly,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/356]]==
pour s’assurer que cette proposition ne l’ennuyait pas. – Veux-tu, Anna ?
 
Certainement, répondit celle-ci, mais il ne faut cependant pas laisser ces messieurs se morfondre dans le bateau ; il faut les prévenir. – C’est un monument qu’il élève à sa gloire, dit-elle en s’adressant à Dolly, avec le même sourire que lorsque, pour la première fois, elle lui avait parlé de l’hôpital.
 
Une fondation capitale, » dit Swiagesky ; et aussitôt, pour n’avoir pas l’air d’un flatteur, il ajouta : « Je m’étonne que vous, si préoccupé de la question sanitaire, ne l’ayez jamais été de celle des écoles.
 
C’est devenu si commun ! répondit Wronsky, et puis je me suis laissé entraîner. Par ici, mesdames. » Et il les conduisit par une allée latérale.
 
Dolly, en quittant le jardin, se trouva devant un grand édifice en briques rouges, d’une architecture assez compliquée, et dont le toit étincelait au soleil ; une autre construction s’élevait à côté.
Ligne 954 ⟶ 1 078 :
« L’ouvrage avance rapidement, remarqua Swiagesky ; la dernière fois que je suis venu, le toit n’était pas encore posé.
 
Ce sera terminé pour l’automne, car l’intérieur est presque achevé, dit Anna.
 
Que construisez-vous de nouveau ?
 
Un logement pour le médecin et une pharmacie », répondit Wronsky ; et, voyant approcher l’architecte, il alla le rejoindre en s’excusant
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/357]]==
auprès des dames. L’entretien fini, il offrit à Dolly de visiter l’intérieur du bâtiment.
 
Un large escalier de fonte conduisait au premier étage, où d’immenses fenêtres éclairaient de belles chambres aux murs recouverts de stuc, dont les parquets restaient seuls à terminer.
Ligne 970 ⟶ 1 096 :
XXI
 
« La princesse doit être fatiguée, et les chevaux ne l’intéressent peut-être guère, – fit remarquer Wronsky à Anna, qui proposait de montrer à Dolly le haras, où Swiagesky voulait voir
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/358]]==
un étalon. – Allez-y ; moi, je ramènerai la princesse à la maison ; et si vous le permettez, ajouta-t-il en s’adressant à Dolly, nous causerons un peu chemin faisant.
 
Bien volontiers, car je ne me connais pas en chevaux, » répondit celle-ci, comprenant à la physionomie de Wronsky qu’il voulait lui parler en particulier. Effectivement, lorsque Anna se fut éloignée, il dit en regardant Dolly de ses yeux souriants :
 
« Je ne me trompe pas, n’est-ce pas, en vous croyant une sincère amie d’Anna ? » Et il ôta son chapeau pour s’essuyer le front.
Ligne 980 ⟶ 1 108 :
« Anna vous aime tendrement, dit le comte après un moment de silence : prêtez-moi l’appui de votre influence sur elle. – Dolly considéra le visage sérieux et énergique de Wronsky sans répondre. – Si de toutes les amies d’Anna vous avez été la seule à venir la voir, – je ne compte pas la princesse Barbe, – ce n’est pas, je le sais bien, que vous jugiez notre situation normale, c’est que vous aimez assez Anna pour chercher à lui rendre cette situation supportable. Ai-je raison ?
 
Oui, mais…
 
Personne ne ressent plus cruellement que moi les difficultés de notre vie, dit Wronsky s’arrêtant
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/359]]==
et forçant Dolly à en faire autant, et vous l’admettrez aisément si vous me faites l’honneur de croire que je ne manque pas de cœur.
 
Certainement ; mais ne vous exagérez-vous pas ces difficultés ? dit Dolly, touchée de la sincérité avec laquelle il lui parlait : dans le monde cela peut être pénible…
 
C’est l’enfer ! Rien ne peut vous donner l’idée des tortures morales qu’a subies Anna à Pétersbourg.
 
Mais ici ? et puisque ni elle ni vous n’éprouvez le besoin d’une vie mondaine ?
 
Quel besoin puis-je en avoir ! s’écria Wronsky avec mépris.
 
Vous vous en passez facilement et vous en passerez peut-être toujours ; quant à Anna, d’après ce qu’elle a eu le temps de me dire, elle se trouve parfaitement heureuse. » Et, tout en parlant, Dolly fut frappée de l’idée qu’Anna avait pu manquer de franchise.
 
« Oui, mais ce bonheur durera-t-il ? dit Wronsky ; j’ai peur de ce qui nous attend dans l’avenir. Avons-nous bien ou mal agi ?… Le sort en est jeté, nous sommes liés pour la vie. Nous avons un enfant et pouvons en avoir d’autres, auxquels la loi réserve des sévérités qu’Anna ne veut pas prévoir, parce que, après avoir tant souffert, elle a besoin de respirer. Enfin ma fille est celle de Karénine ! dit-il en s’arrêtant devant un banc rustique où Dolly s’était assise…
 
— Qu’il me naisse un fils demain, ce sera toujours
– Qu’il me naisse un fils demain, ce sera toujours un Karénine, qui ne pourra hériter ni de mon nom ni de mes biens ! Comprenez-vous que cette pensée me soit odieuse ? Eh bien, Anna ne veut pas m’entendre. Je l’irrite… Et voyez ce qui en résulte. J’ai ici un but d’activité qui m’intéresse, dont je suis fier ; ce n’est pas un pis aller, bien au contraire, mais pour travailler avec conviction il faut travailler pour d’autres que pour soi, et je ne puis avoir de successeurs ! Concevez les sentiments d’un homme qui sait que ses enfants et ceux de la femme qu’il adore ne lui appartiennent pas, qu’ils ont pour père quelqu’un qui les hait, et ne voudra jamais les connaître. N’est-ce pas horrible ? »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/360]]==
un Karénine, qui ne pourra hériter ni de mon nom ni de mes biens ! Comprenez-vous que cette pensée me soit odieuse ? Eh bien, Anna ne veut pas m’entendre. Je l’irrite… Et voyez ce qui en résulte. J’ai ici un but d’activité qui m’intéresse, dont je suis fier ; ce n’est pas un pis aller, bien au contraire, mais pour travailler avec conviction il faut travailler pour d’autres que pour soi, et je ne puis avoir de successeurs ! Concevez les sentiments d’un homme qui sait que ses enfants et ceux de la femme qu’il adore ne lui appartiennent pas, qu’ils ont pour père quelqu’un qui les hait, et ne voudra jamais les connaître. N’est-ce pas horrible ? »
 
Il se tut, en proie à une vive émotion.
Ligne 1 002 ⟶ 1 134 :
« Mais que peut faire Anna ?
 
Vous touchez au sujet principal de notre entretien, dit le comte, cherchant à reprendre du calme. Anna peut obtenir le divorce. Votre mari y avait fait consentir M. Karénine, et je sais qu’il ne s’y refuserait pas, même actuellement, si Anna lui écrivait. Cette condition est évidemment une de ces cruautés pharisaïques dont les êtres sans cœur sont seuls capables, car il sait la torture qu’il lui impose, mais Anna devrait passer par-dessus ces finesses de sentiment ; il y va de son bonheur, de celui des enfants, sans parler de moi. Et voilà pourquoi je m’adresse à vous, princesse, comme à une amie qui pouvez nous sauver. Aidez-moi à persuader Anna de la nécessité de demander le divorce.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/361]]==
 
Bien volontiers, dit Dolly, se rappelant son entretien avec Karénine ; mais comment n’y songe-t-elle pas d’elle-même ? – pensa-t-elle. Et le clignement d’yeux d’Anna lui revint à l’esprit ; cette habitude nouvelle lui sembla coïncider avec des préoccupations intimes qu’elle cherchait peut-être à éloigner d’elle, à effacer complètement de sa vue si c’était possible.
 
Oui, certainement, je lui parlerai », répéta Dolly, répondant au regard reconnaissant de Wronsky. Et ils se dirigèrent vers la maison.
 
XXII
Ligne 1 016 ⟶ 1 149 :
« C’est tout ce que j’ai pu faire, dit-elle en riant à Anna, lorsque celle-ci vint la chercher après avoir revêtu une troisième toilette.
 
Nous sommes très formalistes ici, dit Anna pour excuser son élégance ; Alexis est ravi de ton arrivée, je crois qu’il s’est épris de toi. »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/362]]==
 
Les messieurs, en redingote noire, attendaient réunis au salon, ainsi que la princesse Barbe, et l’on passa bientôt dans la salle à manger.
Ligne 1 026 ⟶ 1 160 :
« Peut-être monsieur Levine n’a-t-il jamais vu les machines qu’il critique, autrement je ne m’explique pas son point de vue.
 
Un point de vue turc, dit Anna en souriant à Weslowsky.
 
Je ne saurais défendre des jugements que je ne connais pas, répondit Dolly toute rouge, mais ce que je puis vous affirmer, c’est que Levine est un homme éminemment éclairé, et qu’il saurait vous expliquer ses idées s’il était ici.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/363]]==
 
Oh ! nous sommes d’excellents amis, reprit en souriant Swiagesky, mais il est un peu toqué. Ainsi il considère les semstvos comme parfaitement inutiles, et ne veut pas y prendre part.
 
Voilà bien notre insouciance russe ! s’écria Wronsky : plutôt que de nous donner la peine de comprendre nos nouveaux devoirs, nous trouvons plus simple de les nier.
 
Je ne connais pas d’homme qui remplisse plus strictement ses devoirs, dit Dolly, irritée du ton de supériorité de son hôte.
 
Pour ma part je suis très reconnaissant de l’honneur qu’on me fait, grâce à Nicolas Ivanitch, de m’élire juge de paix honoraire ; le devoir de juger les affaires d’un paysan me semble aussi important que tout autre : c’est ma seule façon de m’acquitter envers la société des privilèges dont je jouis comme propriétaire terrien. »
 
Dolly compara l’assurance de Wronsky aux doutes de Levine sur les mêmes sujets, et, comme elle aimait celui-ci, dans sa pensée elle lui donna raison.
Ligne 1 042 ⟶ 1 177 :
« Ainsi nous pouvons compter sur vous pour les élections, dit Swiagesky ; il sera peut-être prudent de partir avant le 8. Si vous me faisiez l’honneur de venir chez moi, comte ?
 
Pour ma part, remarqua Anna, je suis de l’avis de monsieur Levine, quoique probablement pour des motifs différents ; les devoirs publics me semblent se multiplier avec exagération ; depuis six mois que nous sommes ici, Alexis fait
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/364]]==
déjà partie de la tutelle, du jury, de la municipalité, que sais-je encore ? et là où les fonctions s’accumulent à ce point, elles doivent forcément devenir une pure question de forme. – Vous avez certainement vingt charges différentes ! » dit-elle en se tournant vers Swiagesky.
 
Sous ce ton de plaisanterie, Dolly démêla une pointe d’irritation, et lorsqu’elle vit l’expression résolue de la physionomie du comte et la précipitation de la princesse Barbe à changer de conversation, elle comprit qu’on touchait à un sujet délicat.
 
Après le dîner, qui eut le caractère de luxe, mais aussi de formalisme et d’impersonnalité que Dolly connaissait pour l’avoir rencontré dans des dîners de cérémonie, on passa sur la terrasse. Une partie de lawn-tennis fut commencée. Dolly s’y essaya, mais y renonça vite et, pour n’avoir pas l’air de s’ennuyer, chercha à s’intéresser au jeu des autres ; Wronsky et Swiagesky étaient des joueurs sérieux, Weslowsky, au contraire, jouait fort mal, mais ne cessait de rire et de pousser des cris ; sa familiarité avec Anna déplut à Dolly, qui trouva une affectation d’enfantillage à toute cette scène. Elle se faisait l’effet de jouer la comédie avec des acteurs, qui tous lui étaient supérieurs. Un désir passionné de revoir ses enfants, de reprendre ce joug du foyer dont elle avait pensé tant de mal le matin même, s’emparait d’elle ; aussi résolut-elle de repartir dès le lendemain, quoiqu’elle fut venue dans l’intention
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/365]]==
de rester une couple de jours. Rentrée dans sa chambre après le thé et une promenade en bateau, elle éprouva un véritable soulagement à se retrouver seule, et aurait préféré ne pas voir Anna.
 
XXIII
Ligne 1 054 ⟶ 1 193 :
« Que devient Kitty ? demanda enfin Anna, assise près de la fenêtre et regardant Dolly d’un air humble. Dis-moi la vérité : m’en veut-elle ?
 
Oh non ! répondit Dolly en souriant.
 
Elle me hait, me méprise ?
 
Non plus ; mais tu sais, il y a des choses qui ne se pardonnent pas.
 
C’est vrai ! dit Anna en se tournant vers la fenêtre ouverte. Ai-je été coupable dans tout cela ? et qu’appelle-t-on être coupable ? Pouvait-il en être autrement ? croirais-tu possible de n’être pas la femme de Stiva ?
 
Je ne sais que te répondre, mais toi…
 
Kitty est-elle heureuse ? Son mari, assure-t-on, est un excellent homme.
 
C’est trop peu dire ; je n’en connais pas de meilleur.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/366]]==
 
Tant mieux.
 
Mais parle-moi de toi, dit Dolly. J’ai causé avec… ; – elle ne savait comment nommer Wronsky.
 
Avec Alexis, oui, et je me doute de votre conversation. Voyons, dis-moi ce que tu penses de moi, de ma vie.
 
Je ne puis ainsi te répondre d’un mot.
 
Tu n’en peux juger complètement, parce que tu nous vois entourés de monde, tandis qu’au printemps nous étions seuls. Ce serait le bonheur suprême pour moi que de vivre ainsi à deux ! Mais je crains qu’il ne prenne l’habitude de quitter souvent la maison, et alors figure-toi ce que serait la solitude pour moi ! Oh, je sais ce que tu vas dire, ajouta-t-elle en venant s’asseoir auprès de Dolly ; certainement je ne le retiendrai pas de force, mais aujourd’hui ce sont des courses, demain des élections, et moi pendant ce temps… De quoi avez-vous causé ensemble ?
 
D’un sujet que j’aurais abordé avec toi sans qu’il m’en parlât : de la possibilité de rendre ta situation régulière. Tu sais ma manière de voir à ce sujet, mais enfin mieux vaudrait le mariage.
 
C’est-à-dire le divorce ? Betsy Tverskoï m’a fait la même observation. Ah ! ne crois pas que j’établisse de comparaison entre vous : c’est la femme la plus dépravée qui existe. Enfin, que t’a-t-il dit ?
 
Qu’il souffre pour toi et pour lui ; si c’est de l’égoïsme, il vient d’un sentiment d’honneur ;
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/367]]==
le comte voudrait légitimer sa fille, être ton mari, avoir des droits sur toi.
 
Quelle femme peut appartenir à son mari plus complètement que je ne lui appartiens ? Je suis son esclave !
 
Mais il ne voudrait pas te voir souffrir.
 
Est-ce possible ! et puis !…
 
Et puis légitimer ses enfants, leur donner son nom.
 
Quels enfants ? – et Anna ferma à demi les yeux.
 
Mais Anny et ceux que tu pourras avoir encore…
 
Oh ! il peut être tranquille, je n’en aurai plus.
 
Comment peux-tu répondre de cela ?
 
Parce que je ne veux plus en avoir – et, malgré son émotion, Anna sourit de l’expression d’étonnement, de naïve curiosité et d’horreur qui se peignit sur le visage de Dolly. – Après ma maladie, le docteur m’a dit…
 
C’est impossible ! » s’écria Dolly ouvrant de grands yeux et contemplant Anna avec stupéfaction. Ce qu’elle venait d’apprendre confondait toutes ses idées, et les déductions qu’elle en tira furent telles, que bien des points mystérieux pour elle jusqu’ici lui parurent s’éclaircir subitement. N’avait-elle pas rêvé quelque chose d’analogue pendant son voyage ?… et maintenant cette réponse trop simple à une question compliquée l’épouvantait !
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/368]]==
 
« N’est-ce pas immoral ? demanda-t-elle après un moment de silence.
 
Pourquoi ? N’oublie pas que j’ai le choix entre un état de souffrance et la possibilité d’être un camarade pour mon mari, car je le considère comme tel ; si le point est discutable en ce qui te concerne, il ne l’est pas pour moi. Je ne suis sa femme qu’autant qu’il m’aime, et il me faut entretenir cet amour. »
 
Dolly était en proie aux réflexions sans nombre que ces confidences faisaient naître dans son esprit. « Je n’ai pas cherché à retenir Stiva, pensait-elle, mais celle qui me l’a enlevé y a-t-elle réussi ? elle était pourtant jeune et jolie, ce qui n’a pas empêché Stiva de la quitter aussi ! Et le comte sera-t-il retenu par les moyens qu’emploie Anna ? ne trouvera-t-il pas, quand il le voudra, une femme plus séduisante encore ? » Elle soupira profondément.
Ligne 1 112 ⟶ 1 255 :
« Tu dis que c’est immoral, reprit Anna, sentant que Dolly la désapprouvait, mais songe donc que mes enfants ne peuvent être que de malheureuses créatures destinées à rougir de leurs parents, de leur naissance ?
 
C’est pourquoi tu dois demander le divorce. »
 
Anna ne l’écoutait pas, elle voulait aller jusqu’au bout de son argumentation.
 
« La raison m’a été donnée pour ne pas procréer des infortunés ; s’ils n’existent pas, ils ne connaissent pas le malheur ; mais, s’ils existent pour souffrir, la responsabilité en retombe sur moi. »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/369]]==
 
« Comment peut-on être coupable à l’égard de créatures qui n’existent pas ? » pensait Dolly en secouant la tête pour chasser l’idée bizarre que pour Grisha, son bien-aimé, il aurait peut-être mieux valu ne pas naître.
Ligne 1 122 ⟶ 1 266 :
« Je t’avoue que, selon moi, c’est mal, dit-elle avec une expression de dégoût.
 
Songe à la différence qui existe entre nous deux : pour toi, il ne peut s’agir que de savoir si tu désires encore avoir des enfants ; pour moi, il s’agit de savoir s’il m’est permis d’en avoir. »
 
Dolly se tut, et elle comprit tout à coup l’abîme qui la séparait d’Anna ; entre elles certaines questions ne pouvaient plus être discutées.
Ligne 1 130 ⟶ 1 274 :
« Raison de plus pour régulariser la situation, si c’est possible.
 
Oui, si c’est possible, répondit Anna sur un ton tout différent, de calme et de douceur.
 
On me disait que ton mari y consentait.
 
Dolly, ne parlons pas de cela.
 
Comme tu veux, répondit celle-ci, frappée de la douleur profonde qui se peignit sur les traits d’Anna ; ne vois-tu pas les choses trop en noir ?
 
Nullement, je suis heureuse et contente. Je fais même des passions ; – as-tu remarqué Weslowsky ?
 
Le ton de Weslowsky me déplaît fort, à dire vrai.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/370]]==
 
Pourquoi ? l’amour-propre d’Alexis en est chatouillé, voilà tout, et pour moi je fais de cet enfant ce que je veux, comme toi avec Grisha ; non, Dolly, je ne vois pas tout en noir, mais je cherche à ne rien voir, tant je trouve tout terrible.
 
Tu as tort, tu devrais faire le nécessaire.
 
Quoi ? épouser Alexis ? Crois-tu donc réellement que je n’y songe pas ? Mais quand cette pensée s’empare de moi, elle m’affole, et je ne parviens à me calmer qu’avec de la morphine, dit-elle en se levant, puis marchant de long en large en s’arrêtant par moments. Mais d’abord il ne consentira pas au divorce, parce qu’il est sous l’influence de la comtesse Lydie.
 
Il faut essayer, dit Dolly avec douceur, suivant Anna des yeux, le cœur plein de sympathie.
 
Admettons que j’essaye, que je l’implore comme une coupable, admettons même qu’il consente. » Anna, arrivée près de la fenêtre, s’arrêta pour arranger les rideaux : « Et mon fils ? me le rendra-t-on ? Non, il grandira chez ce père que j’ai quitté, en apprenant à me mépriser ! Conçois-tu que j’aime presque également, certes plus que moi-même, ces deux êtres qui s’excluent l’un l’autre, Serge et Alexis ? » Elle revint au milieu de la chambre en serrant ses mains contre sa poitrine, et se pencha vers Dolly, tremblante d’émotion sous ce regard mouillé de larmes.
 
« Je n’aime qu’eux au monde et ne puis les réunir ! Le reste m’est égal ! Cela finira d’une façon quelconque, mais je ne puis, je ne veux pas
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/371]]==
aborder ce sujet. Tu ne saurais imaginer ce que je souffre ! »
 
Elle s’assit près de Dolly et lui prit la main.
Ligne 1 166 ⟶ 1 313 :
« Je suis contente que Dolly te plaise, dit-elle simplement.
 
Mais je la connais depuis longtemps, c’est une femme excellente, quoique excessivement terre à terre. Je n’en suis pas moins très content de sa visite. »
 
Il regarda encore Anna d’un air interrogateur et lui prit la main ; elle lui sourit et ne voulut pas comprendre cette question.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/372]]==
 
Malgré les instances réitérées de ses hôtes, Dolly fit le lendemain ses préparatifs de départ, et la vieille calèche, avec son attelage dépareillé, s’arrêta sous le péristyle.
Ligne 1 178 ⟶ 1 326 :
« Pour des richards, ce sont des richards, dit-il d’un air moins sombre qu’en partant, mais les chevaux n’ont reçu, en tout et pour tout, que trois mesures d’avoine : de quoi ne pas crever de faim. Nous ne ferions pas cela chez nous.
 
C’est un maître avare, confirma le teneur de livres.
 
Mais ses chevaux sont beaux ?
 
. Oui, quant à cela il n’y a rien à dire, et la nourriture aussi est bonne ; mais, je ne sais si cela vous a fait le même effet, Daria Alexandrovna, je me suis ennuyé, – et il tourna son honnête figure vers elle.
 
Moi aussi, je me suis ennuyée. Crois-tu que nous arriverons ce soir ?
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/373]]==
 
Il le faudra bien. »
 
Dolly ayant retrouvé ses enfants en bonne santé ressentit une meilleure impression de son voyage ; elle décrivit avec animation le luxe et le bon goût de l’installation de Wronsky, la cordialité de la réception qui lui avait été faite, et n’admit aucune observation critique.
Ligne 1 196 ⟶ 1 345 :
Wronsky et Anna passèrent à la campagne la fin de l’été et une partie de l’automne, sans faire aucune démarche pour régulariser leur situation, mais résolus à rester chez eux. Rien de ce qui constitue le bonheur ne leur manquait en apparence ; ils étaient riches, jeunes, bien portants, ils avaient un enfant, leurs occupations leur plaisaient, et cependant après le départ de leurs hôtes ils sentirent que leur vie devait forcément subir quelque modification.
 
Anna continuait à prendre le plus grand soin de sa personne et de sa toilette ; elle lisait beaucoup, et faisait venir de l’étranger les ouvrages de valeur que citaient les revues ; aucun des sujets pouvant intéresser Wronsky ne lui restait indifférent ; douée d’une mémoire excellente, elle l’étonnait par ses connaissances agronomiques et
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/374]]==
architecturales, puisées dans des livres ou des journaux spéciaux, et l’habituait à la consulter sur toute chose, même sur des questions de sport ou d’élève de chevaux. L’intérêt qu’elle prenait à l’installation de l’hôpital était très sérieux, et elle y apportait des idées personnelles qu’elle savait faire exécuter. Le but de sa vie était de plaire à Wronsky, de lui remplacer ce qu’il avait quitté pour elle, et celui-ci, touché de ce dévouement, savait l’apprécier. À la longue cependant, l’atmosphère de tendresse jalouse dont elle l’enveloppait l’oppressa, et il éprouva le besoin d’affirmer son indépendance ; son bonheur eût été complet, croyait-il, si, chaque fois qu’il voulait quitter la maison, il n’eût éprouvé de la part d’Anna une vive opposition.
 
Quant au rôle de grand propriétaire auquel il s’était essayé, il y prenait un véritable goût, et se découvrait des aptitudes sérieuses pour l’administration de ses biens. Il savait entrer dans les détails, défendre obstinément ses intérêts, écouter et questionner son intendant allemand sans se laisser entraîner par lui à des dépenses exagérées, accepter parfois les innovations utiles, surtout lorsqu’elles étaient de nature à faire sensation autour de lui ; mais jamais il ne dépassait les limites qu’il s’était tracées. Grâce à cette conduite prudente, et malgré les sommes considérables que lui coûtaient ses bâtisses, l’achat de ses machines et d’autres améliorations, il ne risquait pas de compromettre sa fortune. »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/375]]==
 
Le gouvernement de Kachine, où étaient situées les terres de Wronsky, de Swiagesky, d’Oblonsky, de Kosnichef et en partie celles de Levine, devait tenir au mois d’octobre son assemblée provinciale, et procéder à l’élection de ses maréchaux. Ces élections, à cause de certaines personnalités marquantes qui y prenaient part, attiraient l’attention générale ; on se préparait à y venir de Moscou, de Pétersbourg, même de l’étranger. Wronsky aussi avait promis d’y assister.
Ligne 1 208 ⟶ 1 360 :
« J’espère que tu ne t’ennuieras pas, – dit-il, scrutant la physionomie d’Anna, et se méfiant de la faculté qu’elle possédait de se renfermer complètement en elle-même lorsqu’elle prenait quelque résolution extrême.
 
Oh non ! Je viens de recevoir une caisse de livres de Moscou, cela m’occupera. »
 
« C’est un nouveau ton qu’elle veut adopter », pensa-t-il, et il eut l’air de croire à la sincérité de cette apparence de raison.
 
Il partit donc sans autre explication, ce qui ne leur était jamais arrivé ; et, tout en espérant
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/376]]==
que sa liberté serait à l’avenir respectée par Anna, il emportait une vague inquiétude. Tous deux gardèrent une impression pénible de cette petite scène.
 
XXVI
Ligne 1 218 ⟶ 1 372 :
Levine était rentré à Moscou en septembre pour les couches de sa femme, et y avait déjà passé un mois, lorsque Serge Ivanitch l’invita à l’accompagner aux élections auxquelles il se rendait. Constantin hésitait, quoiqu’il eût des affaires de tutelle à régler pour sa sœur dans le gouvernement de Kachine ; mais Kitty, voyant qu’il s’ennuyait en ville, le pressa de partir et, pour l’y décider tout à fait, lui fit faire un uniforme de délégué de la noblesse : cette dépense trancha la question.
 
Au bout de six jours de démarches à Kachine, l’affaire de tutelle n’avait pas fait un pas, parce qu’elle dépendait en partie du maréchal dont la réélection se préparait. Le temps se passait en longues conversations avec des gens excellents, très désireux de rendre service, mais qui ne pouvaient rien, le maréchal restant inabordable ; ces allées et venues sans résultat ressemblaient aux efforts inutiles qu’on fait en rêve ; mais Levine, que le mariage avait rendu plus patient, cherchait à ne pas s’exaspérer ; il appliquait cette même patience à comprendre les manœuvres
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/377]]==
électorales qui agitaient autour de lui tant d’hommes honnêtes et estimables, et faisait de son mieux pour approfondir ce qu’il avait autrefois traité si légèrement.
 
Serge Ivanitch ne négligea rien pour lui expliquer le sens et la portée des nouvelles élections, auxquelles il s’intéressait particulièrement. Snetkof, le maréchal actuel, était un homme de la vieille roche, fidèle aux habitudes du passé, qui avait gaspillé une fortune considérable le plus honnêtement du monde, et dont les idées arriérées ne cadraient pas avec les besoins du moment ; il tenait, comme maréchal, de fortes sommes entre les mains, et les affaires les plus graves, telles que les tutelles, la direction de l’instruction publique, etc., dépendaient de lui. Il s’agissait de le remplacer par un homme nouveau, actif, imbu d’idées modernes, capable d’extraire du semstvo les éléments de « self-government » qu’il pouvait fournir, au lieu d’y apporter un esprit de caste qui en dénaturait le caractère. Le riche gouvernement de Kachine pouvait, si on savait user des forces qui y étaient concentrées, servir d’exemple au reste de la Russie, et les nouvelles élections deviendraient ainsi d’une haute importance. À la place de Snetkof on mettrait Swiagesky, ou mieux encore Newedowsky, un homme éminent, autrefois professeur, et ami intime de Serge Ivanitch. Les états provinciaux furent ouverts par un discours du gouverneur, qui engagea la noblesse
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/378]]==
à n’envisager les élections qu’au point de vue du bien public et du dévouement au monarque, ainsi que le gouvernement de Kachine l’avait toujours pratiqué. Le discours fut très bien accueilli ; les délégués de la noblesse entourèrent le gouverneur quand il quitta la salle, et l’on se rendit à la cathédrale pour y prêter serment. Le service religieux impressionnait toujours Levine, qui fut touché d’entendre cette foule de vieillards et de jeunes gens répéter solennellement les formules du serment.
 
Plusieurs jours se passèrent en réunions et en discussions relativement à un système de comptabilité que le parti de Serge Ivanitch semblait aigrement reprocher au maréchal. Levine finit par demander à son frère si l’on soupçonnait Snetkof de dilapidations.
Ligne 1 231 ⟶ 1 389 :
 
L’élection principale, celle du maréchal de gouvernement, n’eut lieu que le sixième jour. La foule se pressait dans les deux salles, où les débats s’agitaient sous le portrait de l’empereur.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/379]]==
 
Les délégués de la noblesse s’étaient divisés en deux groupes, les vieux et les nouveaux ; parmi les vieux on ne voyait que des uniformes passés de mode, courts de taille, serrés aux entournures, comme si leurs possesseurs avaient beaucoup grandi ; quelques uniformes de marine et de cavalerie de très ancienne date s’y remarquaient aussi ; les nouveaux portaient au contraire des uniformes larges d’épaules, longs de taille, des gilets blancs, et parmi eux on distinguait quelques uniformes de cour.
Ligne 1 240 ⟶ 1 399 :
Tout le monde semblait comprendre, sauf Levine qui seul n’y entendait rien ; pour s’éclairer il prit le bras de Stépane Arcadiévitch, et lui exprima son étonnement de voir des districts hostiles demander au vieux maréchal de poser sa candidature.
 
« O sancta simplicitas ! répondit Oblonsky : ne comprends-tu pas que, nos mesures étant prises,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/380]]==
il faut que Snetkof se présente, car, s’il se désistait, le vieux parti pourrait choisir un candidat et dérouter nos combinaisons. Le district de Swiagesky faisant opposition, il y aura toujours ballottage, et nous en profiterons pour proposer le candidat de notre choix. »
 
Levine ne comprit qu’à demi et aurait continué ses questions, si des clameurs parties de la grande salle n’eussent attiré son attention.
Ligne 1 250 ⟶ 1 411 :
Un gros monsieur aux moustaches teintes, serré dans son uniforme, l’interrompit en s’approchant de la table, et cria :
 
« Aux voix ! aux voix ! pas de discussions ! » C’était demander la même chose, mais dans un esprit d’hostilité qui ne fit qu’augmenter les clameurs ; le maréchal réclama le silence ; des cris partaient de tous côtés, et les visages comme les paroles semblaient surexcités. Levine comprit,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/381]]==
avec l’aide de son frère, qu’il s’agissait de valider les droits d’électeur d’un délégué accusé de se trouver sous le coup d’un jugement ; une voix de moins pouvait déplacer la majorité : c’est pourquoi l’agitation était si vive. Levine, péniblement frappé de voir cette irritation haineuse s’emparer d’hommes qu’il estimait, préféra à ce triste spectacle la vue des domestiques qui servaient au buffet dans la petite salle. Il allait adresser la parole à un vieux maître d’hôtel à favoris gris, qui connaissait toute la province, lorsqu’on vint l’appeler pour voter.
 
Une boule blanche lui fut remise en rentrant dans la grande salle, et il fut poussé vers la table où Swiagesky, l’air important et ironique, présidait aux votes. Levine, déconcerté et ne sachant que faire de sa boule, lui demanda à demi-voix :
Ligne 1 260 ⟶ 1 423 :
« Ce que vous dicteront vos convictions, » Levine, rouge et embarrassé, déposa son vote, au hasard.
 
Les nouveaux eurent gain de cause ; le vieux maréchal posa sa candidature, prononça un discours ému, et, acclamé de son parti, se retira les larmes aux yeux. Levine, debout près de la porte de la salle, le vit passer, accablé, mais se hâtant de sortir ; la veille il était allé le trouver pour son affaire de tutelle, et se rappelait l’air digne et respectable
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/382]]==
du vieillard, sa grande maison d’aspect seigneurial, avec ses vieux meubles, ses vieux serviteurs, sa vieille et excellente femme coiffée d’un bonnet à coques et parée d’un châle turc ; son jeune fils, le cadet de la famille, était entré chez son père pour lui souhaiter le bonjour et lui baiser affectueusement la main. C’était ce même homme, couvert maintenant de décorations, qui fuyait comme un animal traqué.
 
« J’espère que vous nous restez, dit Levine, cherchant à lui dire quelque chose d’agréable.
 
J’en doute, répondit le maréchal en jetant autour de lui un regard troublé. Je suis vieux et fatigué, que de plus jeunes prennent ma place. »
 
Et il disparut par une petite porte.
Ligne 1 272 ⟶ 1 437 :
La salle, longue et étroite, où se trouvait le buffet, se remplissait de monde, et l’agitation allait croissant, car le moment décisif approchait ; les chefs de partis, qui savaient à quoi s’en tenir sur le nombre des votants, étaient les plus animés ; les autres cherchaient à se distraire, et se préparaient à la lutte en mangeant, fumant et arpentant la salle.
 
Levine ne fumait pas et n’avait pas faim ; afin d’éviter ses amis, parmi lesquels il venait d’apercevoir Wronsky en uniforme d’écuyer de l’empereur, il se réfugia près d’une fenêtre, et, tout en
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/383]]==
examinant les groupes qui se formaient, il prêta l’oreille à ce qu’on disait autour de lui. Au milieu de cette foule il distingua, vêtu d’un antique uniforme de général de l’état-major, le vieux propriétaire à moustaches grises qu’il avait vu jadis chez Swiagesky ; leurs yeux se rencontrèrent et ils se saluèrent cordialement.
 
« Charmé de vous revoir, dit le vieillard ; certes oui je me rappelle le plaisir de vous avoir vu chez Nicolas Ivanitch.
 
Comment vont vos affaires de campagne ?
 
Mais toujours avec perte, répondit le vieillard doucement et d’un air convaincu, comme si ce résultat était le seul qu’il admît. Et vous, comment se fait-il que vous preniez part à notre coup d’État ? La Russie entière paraît s’y être donné rendez-vous ; nous avons jusqu’à des chambellans, peut-être des ministres, dit-il en désignant Oblonsky, dont la haute taille imposante faisait sensation.
 
Je vous avoue, répondit Levine, que je ne comprends pas grand’chose à l’importance de ces élections de la noblesse. »
 
Le vieillard le regarda étonné.
Ligne 1 286 ⟶ 1 453 :
« Mais qu’y a-t-il à comprendre ? et quelle importance peuvent-elles avoir ? C’est une institution en décadence, qui se prolonge par la force d’inertie. Voyez tous ces uniformes : vous avez devant vous des juges de paix, des employés, non des gentilshommes.
 
Pourquoi, en ce cas, venez-vous aux assemblées ?
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/384]]==
 
Par habitude, pour entretenir des relations, par une sorte d’obligation morale ; j’y joins aussi une question d’intérêt personnel : mon gendre a besoin d’un coup d’épaule, il faut tâcher de l’aider à obtenir une place… Mais pourquoi des personnages comme ceux-ci y viennent-ils ? – et il indiqua l’orateur dont le ton aigre avait frappé Levine pendant les débats qui précédèrent le vote.
 
C’est une génération nouvelle de gentilshommes.
 
Pour être nouveaux, ils le sont, mais peut-on compter parmi les gentilshommes ceux qui attaquent les droits de la noblesse ?
 
Puisque, selon vous, c’est une institution tombée en désuétude ?…
 
Il y a des institutions vieillies qui doivent être respectées et traitées doucement. Nous ne valons peut-être pas grand’chose, mais nous n’en avons pas moins duré mille ans. Supposez que vous traciez un nouveau jardin : irez-vous couper l’arbre séculaire qui s’est attardé sur votre terrain ? Non, vous tracerez vos allées et vos corbeilles de fleurs de façon à garder intact le vieux chêne ; celui-là ne repousserait pas en un an. Eh bien et vos affaires à vous !
 
Elles ne sont pas brillantes, et me donnent tout au plus 5 pour 100.
 
Sans compter vos peines, qui vaudraient cependant bien aussi une rémunération. – Je vous en dirai autant, trop heureux si j’ai mes 5 pour 100.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/385]]==
 
Pourquoi persévérons-nous alors ?
 
Oui, pourquoi ? par habitude, je suppose. Moi, par exemple, qui sais d’avance que mon fils unique sera un savant et non un agriculteur, je m’obstine en dépit de tout ! J’ai même planté un verger cette année.
 
On dirait que nous nous sentons un devoir à remplir envers la terre, car pour ma part il y a longtemps que je ne me fais plus illusion sur les profits de mon travail.
 
J’ai, dit le vieillard, un marchand pour voisin ; l’autre jour il est venu me faire visite ; nous avons parcouru la ferme, puis le jardin, et après avoir tout admiré : « Votre domaine est en ordre, m’a-t-il dit, mais ce que je ne comprends pas, c’est que vous ne rasiez pas les tilleuls de votre jardin ; ils ne font qu’épuiser votre terre, et le bois s’en vendrait bien. À votre place je m’en déferais. »
 
Il le ferait certainement, – dit Levine en souriant, car ce genre de raisonnement lui était connu, – et du prix qu’il en tirerait, il achèterait du bétail, ou bien un lopin de terre, qu’il affermerait aux paysans ; et il se ferait une petite fortune là où nous serons trop heureux de garder notre terre intacte et de pouvoir la léguer à nos enfants.
 
Vous êtes marié, m’a-t-on dit ?
 
Oui, répondit Levine avec une orgueilleuse satisfaction. N’est-il pas étonnant que nous restions ainsi attachés à la terre, comme les vestales de l’antiquité au feu sacré ? »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/386]]==
 
Le vieillard sourit sous ses moustaches blanches.
Ligne 1 320 ⟶ 1 490 :
« D’aucuns, comme notre ami Swiagesky et le comte Wronsky, prétendent faire de l’industrie agricole ; mais jusqu’ici cela n’a servi qu’à manger son capital.
 
Pourquoi n’arrivons-nous pas à faire comme le marchand ? demanda Levine frappé de cette idée.
 
À cause de notre manie d’entretenir le feu sacré, comme vous dites : c’est un instinct de caste. Les paysans ont le leur : un bon paysan s’obstinera à louer le plus de terre possible, et, qu’elle soit bonne au mauvaise, il labourera quand même.
 
Nous sommes tous pareils ! dit Levine. Je suis bien enchanté de vous avoir rencontré, ajouta-t-il en voyant approcher Swiagesky.
 
Nous nous retrouvons pour la première fois depuis le jour où nous avons fait connaissance chez vous, fit le vieillard en s’adressant à Swiagesky.
 
Et vous venez certainement de médire du nouvel ordre des choses, répondit celui-ci en souriant.
 
Il faut bien se soulager le cœur. »
 
XXX
 
Swiagesky prit Levine par le bras et s’approcha avec lui d’un groupe d’amis parmi lesquels il
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/387]]==
devint impossible d’éviter Wronsky, debout entre Oblonsky et Kosnichef, et regardant approcher les nouveaux venus.
 
« Enchanté, dit-il en tendant la main à Levine ; nous nous sommes rencontrés chez la princesse Cherbatzky, il me semble ?
 
Je me rappelle parfaitement notre rencontre », répondit Levine, qui devint pourpre et se tourna aussitôt vers son frère pour lui parler.
 
Wronsky sourit et s’adressa à Swiagesky sans témoigner aucun désir de poursuivre son entretien avec Levine ; mais celui-ci, gêné de sa grossièreté, cherchait un moyen de la réparer.
Ligne 1 344 ⟶ 1 516 :
« Où en êtes-vous ? demanda-t-il à son frère.
 
Snetkof a l’air d’hésiter.
 
Quelle candidature proposera-t-on s’il se désiste ?
 
Celle qu’on voudra, répondit Swiagesky.
 
La vôtre peut-être ?
 
Certainement non, repartit Nicolas Ivanitch en jetant un regard inquiet sur le personnage au ton aigre qui se tenait près de Kosnichef.
 
Si ce n’est pas la vôtre, ce sera celle de Newedowsky, continua Levine tout en sentant qu’il s’aventurait sur un terrain dangereux.
 
En aucun cas ! , répondit le monsieur désagréable, qui se trouva être Newedowsky lui-même, auquel Swiagesky se hâta de présenter Levine.
 
Un silence suivit, pendant lequel Wronsky regarda distraitement Levine ; et pour lui adresser
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/388]]==
quelque parole insignifiante il lui demanda comment il se faisait que, vivant toujours à la campagne, il ne fût pas juge de paix.
 
« Parce que les justices de paix me semblent une institution absurde, répondit Levine.
 
J’aurais cru le contraire, fit Wronsky étonné.
 
À quoi servent les juges de paix. Il ne m’est pas arrivé une fois en huit ans de les voir juger autrement que mal – et il se mit fort maladroitement à citer quelques faits.
 
Je ne te comprends pas, dit Serge Ivanitch, lorsque après cette sortie ils quittèrent la salle du buffet pour aller voter. Tu manques absolument de tact politique ; je te vois en bons termes avec notre adversaire Snetkof, et voilà que tu te fais un ennemi du comte Wronsky ! Ce n’est pas que je tienne à son amitié, car je viens de refuser son invitation à dîner, mais il est inutile de se le rendre hostile ! Puis tu fais des questions indiscrètes à Newedowsky…
 
Tout cela m’embrouille, et je n’y attache aucune importance, dit Levine d’un air sombre.
 
C’est possible ; mais quand tu t’y mets, tu gâtes tout. »
 
Levine se tut et ils entrèrent dans la grande salle.
Ligne 1 377 ⟶ 1 551 :
 
Au premier tour de scrutin il eut une forte majorité, et entra pour recevoir les félicitations générales au milieu des acclamations de la foule.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/389]]==
 
« C’est fini ? dit Levine à son frère.
 
Cela commence au contraire, répondit celui-ci en souriant : le candidat de l’opposition peut avoir plus de voix. »
 
Cette finesse avait échappé à Levine ; elle le jeta dans une sorte de mélancolie ; se croyant inutile et inaperçu, il retourna dans la petite salle, y demanda à manger et, pour ne pas rentrer dans la foule, fit un tour dans les tribunes. Elles étaient pleines de dames, d’officiers, de professeurs, d’avocats ; Levine y entendit vanter l’éloquence de son frère ; mais là encore il chercha vainement à comprendre ce qui pouvait ainsi émouvoir et exciter d’honnêtes gens. Las et attristé, il descendit l’escalier, voulant réclamer sa fourrure au vestiaire et partir, lorsqu’on vint encore le chercher pour voter. Le candidat qu’on opposait à Snetkof était ce même Newedowsky dont le refus lui avait semblé si catégorique. C’est lui qui l’emporta, ce dont les uns furent ravis, et d’autres enthousiastes, tandis que le vieux maréchal dissimulait à peine son dépit. Lorsque Newedowsky parut dans la salle, on l’accueillit avec les mêmes acclamations qui tout à l’heure avaient salué le gouverneur et le vieux maréchal lui-même.
Ligne 1 388 ⟶ 1 563 :
Wronsky offrit un grand dîner au nouvel élu et au parti qui triomphait avec lui.
 
Le comte, en venant assister aux élections,
Le comte, en venant assister aux élections, avait voulu affirmer aux yeux d’Anna son indépendance et être agréable à Swiagesky ; il avait tenu également à remplir les devoirs qu’il s’imposait à titre de grand propriétaire. Ce qu’il ne soupçonnait guère, c’était l’intérêt passionné qu’il prendrait aux élections et le succès avec lequel il y jouerait son rôle. Il avait réussi tout d’abord à s’attirer la sympathie générale, et il ne se trompait pas en croyant qu’il inspirait déjà de la confiance. Cette influence subite était due en partie à la belle maison qu’il occupait en ville, et que lui cédait un vieux camarade, le directeur de la banque de Kachine, à un excellent cuisinier, à ses liens de camaraderie avec le gouverneur, mais surtout aux manières simples et affables qui lui gagnaient les cœurs, malgré la réputation de fierté qu’on lui faisait. Tous ceux qui l’avaient approché ce jour-là, à l’exception de Levine, semblaient disposés à lui rendre hommage et à lui attribuer le succès de Newedowsky. Il éprouva un certain orgueil en se disant que dans trois ans, s’il était marié, rien ne l’empêcherait de se présenter lui-même aux élections, et involontairement il se souvint du jour où, après avoir assisté au triomphe de son jockey, il s’était décidé à courir de sa personne. À table il plaça à sa droite le gouverneur, en homme respecté par la noblesse, dont il s’était attiré les suffrages par son discours, mais qui pour Wronsky n’était rien de plus que Maslof Katka, un camarade du corps des pages, qu’il traitait en protégé et cherchait à mettre à son aise ; à sa gauche il avait placé Newedowsky, un homme jeune, au visage impénétrable et dédaigneux, pour lequel il se montra plein d’égards.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/390]]==
avait voulu affirmer aux yeux d’Anna son indépendance et être agréable à Swiagesky ; il avait tenu également à remplir les devoirs qu’il s’imposait à titre de grand propriétaire. Ce qu’il ne soupçonnait guère, c’était l’intérêt passionné qu’il prendrait aux élections et le succès avec lequel il y jouerait son rôle. Il avait réussi tout d’abord à s’attirer la sympathie générale, et il ne se trompait pas en croyant qu’il inspirait déjà de la confiance. Cette influence subite était due en partie à la belle maison qu’il occupait en ville, et que lui cédait un vieux camarade, le directeur de la banque de Kachine, à un excellent cuisinier, à ses liens de camaraderie avec le gouverneur, mais surtout aux manières simples et affables qui lui gagnaient les cœurs, malgré la réputation de fierté qu’on lui faisait. Tous ceux qui l’avaient approché ce jour-là, à l’exception de Levine, semblaient disposés à lui rendre hommage et à lui attribuer le succès de Newedowsky. Il éprouva un certain orgueil en se disant que dans trois ans, s’il était marié, rien ne l’empêcherait de se présenter lui-même aux élections, et involontairement il se souvint du jour où, après avoir assisté au triomphe de son jockey, il s’était décidé à courir de sa personne. À table il plaça à sa droite le gouverneur, en homme respecté par la noblesse, dont il s’était attiré les suffrages par son discours, mais qui pour Wronsky n’était rien de plus que Maslof Katka, un camarade du corps des pages, qu’il traitait en protégé et cherchait à mettre à
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/391]]==
son aise ; à sa gauche il avait placé Newedowsky, un homme jeune, au visage impénétrable et dédaigneux, pour lequel il se montra plein d’égards.
 
Malgré son insuccès partiel, Swiagesky était ravi de voir son parti triompher, et raconta avec verve pendant le dîner divers incidents des élections où le pauvre vieux maréchal jouait un rôle ridicule. Oblonsky, content de la satisfaction générale, s’amusait franchement ; aussi, lorsque après le repas on envoya des dépêches de tous côtés, en expédia-t-il une à Dolly, « pour leur faire plaisir, à tous », comme il le confia à ses voisins. Mais Dolly, en recevant le télégramme, regretta en soupirant le rouble qu’il coûtait, et comprit que son mari avait bien dîné, car c’était une de ses faiblesses que de faire jouer le télégraphe après.
Ligne 1 397 ⟶ 1 576 :
 
Vers la fin du dîner la gaieté redoubla, et le gouverneur pria Wronsky d’assister à un concert organisé par sa femme au profit de nos frères. (C’était avant la guerre de Serbie.)
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/392]]==
 
« On dansera après, et tu verras notre beauté, qui est remarquable.
 
Not in my line », répondit en souriant Wronsky, mais il promit d’y aller.
 
Au moment où l’on allumait des cigares en sortant de table, le valet de chambre de Wronsky s’approcha de lui, portant un billet sur un plateau :
Ligne 1 412 ⟶ 1 592 :
L’enfant était gravement malade et elle avait voulu venir elle-même !
 
Le contraste de cet amour exigeant et de l’amusante réunion qu’il fallait quitter frappa désagréablement
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/393]]==
Wronsky : pourtant il partit la nuit même par le premier train.
 
XXXII
Ligne 1 420 ⟶ 1 602 :
Pour s’étourdir elle chercha à se distraire en accumulant des occupations qui remplissaient ses journées ; la nuit elle prenait de la morphine. Au milieu de ces réflexions, le divorce lui apparut comme un moyen d’empêcher Wronsky de l’abandonner, car le divorce impliquait le mariage, et elle résolut de ne plus résister sur ce point comme elle avait toujours fait, la première fois qu’il lui en reparlerait.
 
Cinq jours se passèrent ainsi ; pour tuer le temps
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/394]]==
elle faisait des promenades avec la princesse, visitait l’hôpital, et surtout lisait. Mais le sixième jour, en voyant que Wronsky ne rentrait pas, ses forces faiblirent ; sa petite fille tomba malade sur ces entrefaites, trop légèrement pour que l’inquiétude parvînt à la distraire. D’ailleurs Anna avait beau faire, elle ne pouvait feindre pour cette enfant des sentiments qu’elle n’éprouvait pas.
 
Le soir du sixième jour, sa terreur d’être quittée par Wronsky devint si vive qu’elle voulut partir, mais elle se contenta du billet qu’elle envoya par un exprès. Dès le lendemain matin elle regretta ce mouvement de vivacité en recevant un mot de Wronsky qui lui expliquait son retard. Aussitôt la crainte de le revoir s’empara d’elle ; comment supporterait-elle la sévérité de son regard en apprenant que sa fille n’avait pas été sérieusement malade ? Malgré tout, son retour était un bonheur ; il regretterait peut-être sa liberté et trouverait sa chaîne pesante, mais il serait là, elle le verrait et ne le perdrait pas de vue.
 
Assise sous la lampe, elle lisait un livre nouveau de Taine, écoutant au dehors les rafales du vent, et tendant l’oreille ou moindre bruit pour épier l’arrivée du comte. Après s’être trompée plusieurs fois, elle entendit distinctement la voix du cocher et le roulement de la voiture sous le péristyle. La princesse Barbe, qui faisait une patience, l’entendit également. Anna se leva ; elle n’osait pas descendre comme elle l’avait fait deux fois déjà, et, rouge, confuse, inquiète de l’accueil qu’elle recevrait,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/395]]==
elle s’arrêta. Toutes ses susceptibilités s’étaient évanouies, elle ne redoutait plus que le mécontentement de Wronsky et, vexée de se rappeler que la petite allait à merveille, elle en voulait à l’enfant de s’être rétablie au moment même où elle expédiait sa lettre. Mais, à l’idée qu’elle allait le revoir, lui, toute autre pensée disparut, et lorsque le son de sa voix parvint jusqu’à elle, la joie l’emporta : elle courut au-devant de son amant.
 
« Comment va Anny ? demanda-t-il avec inquiétude du bas de l’escalier, la voyant rapidement descendre ; il s’était assis pour se faire débarrasser de ses bottes fourrées.
 
Bien mieux.
 
Et toi ? »
 
Elle lui saisit les deux mains et l’attira vers elle sans le quitter des yeux.
Ligne 1 441 ⟶ 1 627 :
 
« Tant pis, pensa Anna : pourvu qu’il soit ici, tout m’est égal, et quand je suis là, il n’ose pas ne pas m’aimer. »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/396]]==
 
La soirée se passa gaiement en présence de la princesse, qui se plaignit qu’Anna prenait de la morphine.
Ligne 1 452 ⟶ 1 639 :
« Avoue que tu as été mécontent de ma lettre et que tu n’y as pas cru ?
 
Oui, répondit-il, – et, malgré la tendresse qu’il lui témoignait, elle comprit qu’il ne pardonnait pas. – Ta lettre était étrange : Anny, m’écrivais-tu, t’inquiétait, et cependant tu voulais venir toi-même ?
 
L’un et l’autre étaient vrais.
 
Je n’en doute pas.
 
Si, tu en doutes ; je vois que tu es fâché.
 
Pas du tout ; mais ce qui me contrarie, c’est que tu ne veuilles pas admettre des devoirs…
 
Quels devoirs ? celui d’aller au concert ?
 
N’en parlons plus.
 
Pourquoi ne plus en parler ?
 
Je veux dire qu’il peut se rencontrer des
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/397]]==
devoirs impérieux ; ainsi il faudra que j’aille à Moscou pour affaires… mais, Anna, pourquoi t’irriter ainsi quand tu sais que je ne puis vivre sans toi ?
 
Si c’est ainsi, dit Anna changeant subitement de ton, si tu arrives un jour pour repartir le lendemain, si tu es fatigué de cette vie…
 
Anna, ne sois pas cruelle ; tu sais que je suis prêt à te sacrifier tout. »
 
Elle continua sans l’écouter :
Ligne 1 478 ⟶ 1 667 :
« Quand tu iras à Moscou, je t’accompagnerai : je ne reste pas seule ici. Vivons ensemble ou séparons-nous.
 
Je ne demande qu’à vivre avec toi, mais pour cela il faut…
 
Le divorce ? J’écrirai. Je reconnais que je ne puis continuer à vivre ainsi ; je te suivrai à Moscou.
 
Tu dis cela d’un air de menace, mais c’est tout ce que je souhaite », dit Wronsky en souriant.
 
Le regard du comte en prononçant ces paroles affectueuses, restait glacial comme celui d’un homme exaspéré par la persécution :
Ligne 1 489 ⟶ 1 678 :
 
Anna écrivit à Karénine pour lui demander le divorce, et vers la fin de novembre, après s’être séparée de la princesse Barbe, que ses affaires rappelaient à Pétersbourg, elle vint s’installer à Moscou avec Wronsky.
</div>
 
[[en:Anna Karenina/Part Six]]
[[es:Ana Karenina VI]]
[[ru:Анна Каренина (Толстой)/Часть VI]]