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Les proscrits meurent.-La guerre éclate. Paroles d’espérance sur les
tombeaux et sur les peuples.
 
 
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__TOC__
== I. SUR LA TOMBE DE JEAN BOUSQUET ==
 
AU CIMETIÈRE SAINT-JEAN, À JERSEY
 
20 avril 1853.
 
Victor Hugo à Jersey habitait une solitude, une maison appelée
Marine-Terrace, isolée au bord de la mer.
 
Cependant les proscrits commençaient à mourir. Un homme ne doit pas
être mis dans la tombe sans qu’une parole soit dite qui aille de lui à
Dieu.
 
Les proscrits vinrent trouver Victor Hugo, et lui demandèrent de dire,
au nom de tous, cette parole.
 
Citoyens,
 
L’homme auquel nous sommes venus dire l’adieu suprême, Jean Bousquet,
de Tarn-et-Garonne, fut un énergique soldat de la démocratie. Nous
l’avons vu, proscrit inflexible, dépérir douloureusement au milieu de
nous. Le mal le rongeait ; il se sentait lentement empoisonné par le
souvenir de tout ce qu’on laisse derrière soi ; il pouvait revoir les
êtres absents, les lieux aimés, sa ville, sa maison ; il pouvait revoir
la France, il n’avait qu’un mot à dire, cette humiliation exécrable
que M. Bonaparte appelle amnistie ou grâce s’offrait à lui, il l’a
chastement repoussée,
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et il est mort. Il avait trente-quatre ans.
Maintenant le voilà ! ( L’orateur montre la fosse. )
 
Je n’ajouterai pas un éloge à cette simple vie, à cette grande mort.
Qu’il repose en paix, dans cette fosse obscure où la terre va le
couvrir, et où son âme est allée retrouver les espérances éternelles
du tombeau !
 
Qu’il dorme ici, ce républicain, et que le peuple sache qu’il y a
encore des cœurs fiers et purs, dévoués à sa cause ! Que la république
sache qu’on meurt plutôt que de l’abandonner ! Que la France sache
qu’on meurt parce qu’on ne la voit plus !
 
Qu’il dorme, ce patriote, au pays de l’étranger ! Et nous, ses
compagnons de lutte et d’adversité, nous qui lui avons fermé les yeux,
à sa ville natale, à sa famille, à ses amis, s’ils nous demandent :
Où est-il ? nous répondrons : Mort dans l’exil ! comme les soldats
répondaient au nom de Latour d’Auvergne : Mort au champ d’honneur !
 
Citoyens ! aujourd’hui, en France, les apostasies sont en joie. La
vieille terre du 14 juillet et du 10 août assiste à l’épanouissement
hideux des turpitudes et à la marche triomphale des traîtres. Pas une
indignité qui ne reçoive immédiatement une récompense. Ce maire a
violé la loi, on le fait préfet ; ce soldat a déshonoré le drapeau, on
le fait général ; ce prêtre a vendu la religion, on le fait évêque ; ce
juge a prostitué la justice, on le fait sénateur ; cet aventurier, ce
prince a commis tous les crimes, depuis les vilenies devant lesquelles
reculerait un filou jusqu’aux horreurs devant lesquelles reculerait un
assassin, il passe empereur. Autour de ces hommes, tout est fanfares,
banquets, danses, harangues, applaudissements, génuflexions. Les
servilités viennent féliciter les ignominies. Citoyens, ces hommes ont
leurs fêtes ; eh bien ! nous aussi nous avons les nôtres. Quand un de
nos compagnons de bannissement, dévoré par la nostalgie, épuisé par la
fièvre lente des habitudes rompues et des affections brisées, après
avoir bu jusqu’à la lie toutes les agonies de la proscription,
succombe enfin et meurt, nous suivons sa bière couverte d’un drap
noir ; nous venons au bord de la fosse ; nous nous mettons à genoux,
nous aussi, non devant le succès, mais devant le tombeau ; nous nous
penchons sur notre
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/69]]==
frère enseveli et nous lui disons : -Ami ! nous
te félicitons d’avoir été vaillant, nous te félicitons d’avoir été
généreux et intrépide, nous te félicitons d’avoir été fidèle, nous
te félicitons d’avoir donné à ta foi jusqu’au dernier souffle de ta
bouche, jusqu’au dernier battement de ton cœur, nous te félicitons
d’avoir souffert, nous te félicitons d’être mort ! -Puis nous relevons
la tête, et nous nous en allons le cœur plein d’une sombre joie. Ce
sont là les fêtes de l’exil.
 
Telle est la pensée austère et sereine qui est au fond de toutes
nos âmes ; et devant ce sépulcre, devant ce gouffre où il semble que
l’homme s’engloutit, devant cette sinistre apparence du néant, nous
nous sentons consolidés dans nos principes et dans nos certitudes ;
l’homme convaincu n’a jamais le pied plus ferme que sur la terre,
mouvante du tombeau ; et, l’œil fixé sur ce mort, sur cet être
évanoui, sur cette ombre qui a passé, croyants inébranlables, nous
glorifions celle qui est immortelle et celui qui est éternel, la
liberté et Dieu !
 
Oui, Dieu ! Jamais une tombe ne doit se fermer sans que ce grand mot,
sans que ce mot vivant y soit tombé. Les morts le réclament, et ce
n’est pas nous qui le leur refuserons. Que le peuple religieux et
libre au milieu duquel nous vivons le comprenne bien, les hommes du
progrès, les hommes de la démocratie, les hommes de la révolution
savent que la destinée de l’âme est double, et l’abnégation qu’ils
montrent dans cette vie prouve combien ils comptent profondément sur
l’autre. Leur foi dans ce grand et mystérieux avenir résiste même au
spectacle repoussant que nous donne depuis le 2 décembre le clergé
catholique asservi. Le papisme romain en ce moment épouvante la
conscience humaine. Ah ! je le dis, et j’ai le cœur plein d’amertume,
en songeant à tant d’abjection et de honte, ces prêtres, qui, pour de
l’argent, pour des palais, des mitres et des crosses, pour l’amour des
biens temporels, bénissent et glorifient le parjure, le meurtre et la
trahison, ces églises où l’on chante Te Deum au crime couronné,
oui, ces églises, oui, ces prêtres suffiraient pour ébranler les
plus fermes convictions dans les âmes les plus profondes, si l’on
n’apercevait, au-dessus de l’église, le ciel, et, au-dessus du prêtre,
Dieu !
 
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/70]]==
 
Et ici, citoyens, sur le seuil de cette tombe ouverte, au milieu de
cette foule recueillie qui environne cette fosse, le moment est venu
de semer, pour qu’elle germe dans toutes les consciences, une grave et
solennelle parole.
 
Citoyens, à l’heure où nous sommes, heure fatale et qui sera comptée
dans les siècles, le principe absolutiste, le vieux principe du passé,
triomphe par toute l’Europe ; il triomphe comme il lui convient de
triompher, par le glaive, par la hache, par la corde et le billot,
par les massacres, par les fusillades, par les tortures, par les
supplices. Le despotisme, ce Moloch entouré d’ossements, célèbre à la
face du soleil ses effroyables mystères sous le pontificat sanglant
des Haynau, des Bonaparte et des Radetzky. Potences en Hongrie,
potences en Lombardie, potences en Sicile ; en France, la guillotine,
la déportation et l’exil. Rien que dans les états du pape, et je cite
le pape qui s’intitule le roi de douceur, rien que dans les états du
pape, dis-je, depuis trois ans, seize cent quarante-quatre patriotes,
le chiffre est authentique, sont morts fusillés ou pendus, sans
compter les innombrables morts ensevelis vivants dans les cachots et
les oubliettes. Au moment où je parle, le continent, comme aux plus
odieux temps de l’histoire, est encombré d’échafauds et de cadavres ;
et, le jour où la révolution voudrait se faire un drapeau des linceuls
de toutes les victimes, l’ombre de ce drapeau noir couvrirait
l’Europe.
 
Ce sang, tout ce sang qui coule, de toutes parts, à ruisseaux, à
torrents, démocrates, c’est le vôtre.
 
Eh bien, citoyens, en présence de cette saturnale de massacre et de
meurtre, en présence de ces infâmes tribunaux où siègent des assassins
en robe de juges, en présence de tous ces cadavres chers et sacrés,
en présence de cette lugubre et féroce victoire des réactions, je le
déclare solennellement, au nom des proscrits de Jersey qui m’en
ont donné le mandat, et j’ajoute au nom de tous les proscrits
républicains, car pas une voix de vrai républicain ayant quelque
autorité ne me démentira, je le déclare devant ce cercueil d’un
proscrit, le deuxième que nous descendons dans la fosse depuis dix
jours, nous les exilés, nous les victimes, nous abjurons, au jour
inévitable
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/71]]==
et prochain du grand dénûment révolutionnaire, nous
abjurons toute volonté, tout sentiment, toute idée de représailles
sanglantes !
 
Les coupables seront châtiés, certes, tous les coupables, et châtiés
sévèrement, il le faut ; mais pas une tête ne tombera ; pas une goutte
de sang, pas une éclaboussure d’échafaud ne tachera la robe immaculée
de la république de Février. La tête même du brigand de décembre sera
respectée avec horreur par le progrès. La révolution fera de cet homme
un plus grand exemple en remplaçant sa pourpre d’empereur par la
casaque de forçat. Non, nous ne répliquerons pas à l’échafaud par
l’échafaud. Nous répudions la vieille et inepte loi du talion. Comme
la monarchie, le talion fait partie du passé ; nous répudions le passé.
La peine de mort, glorieusement abolie par la république en 1848,
odieusement rétablie par Louis Bonaparte, reste abolie pour nous,
abolie à jamais. Nous avons emporté dans l’exil le dépôt sacré du
progrès ; nous le rapporterons à la France fidèlement. Ce que nous
demandons à l’avenir, ce que nous voulons de lui, c’est la justice, ce
n’est pas la vengeance. D’ailleurs, de même que pour avoir à jamais le
dégoût des orgies, il suffisait aux spartiates d’avoir vu des esclaves
ivres de vin, à nous républicains, pour avoir à jamais horreur des
échafauds, il nous suffit de voir les rois ivres de sang.
 
Oui, nous le déclarons, et nous attestons cette mer qui lie Jersey
à la France, ces champs, cette calme nature qui nous entoure, cette
libre Angleterre qui nous écoute, les hommes de la révolution, quoi
qu’en disent les abominables calomnies bonapartistes, rentreront en
France, non comme des exterminateurs, mais comme des frères ! Nous
prenons à témoin de nos paroles ce ciel sacré qui rayonne au-dessus de
nos têtes et qui ne verse dans nos âmes que des pensées de concorde et
de paix ! nous attestons ce mort qui est là dans cette fosse et qui,
pendant que je parle, murmure à voix basse dans son suaire : Oui,
frères, repoussez la mort ! je l’ai acceptée pour moi, je n’en veux pas
pour autrui !
 
La république, c’est l’union, l’unité, l’harmonie, la lumière, le
travail créant le bien-être, la suppression des
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/72]]==
conflits d’homme à
homme et de nation à nation, la fin des exploitations inhumaines,
l’abolition de la loi de mort, et l’établissement de la loi de vie.
 
Citoyens, cette pensée est dans vos esprits, et je n’en suis que
l’interprète ; le temps des sanglantes et terribles nécessités
révolutionnaires est passé ; pour ce qui reste à faire, l’indomptable
loi du progrès suffit. D’ailleurs, soyons tranquilles, tout combat
avec nous dans les grandes batailles qui nous restent à livrer ;
batailles dont l’évidente nécessité n’altère pas la sérénité des
penseurs ; batailles dans lesquelles l’énergie révolutionnaire égalera
l’acharnement monarchique ; batailles dans lesquelles la force unie
au droit terrassera la violence alliée à l’usurpation ; batailles
superbes, glorieuses, enthousiastes, décisives, dont l’issue n’est pas
douteuse, et qui seront les Tolbiac, les Hastings et les Austerlitz de
la démocratie. Citoyens, l’époque de la dissolution du vieux monde
est arrivée. Les antiques despotismes sont condamnés par la loi
providentielle ; le temps, ce fossoyeur courbé dans l’ombre, les
ensevelit ; chaque jour qui tombe les enfouit plus avant dans le néant.
Dieu jette les années sur les trônes comme nous jetons les pelletées
de terre sur les cercueils.
 
Et maintenant, frères, au moment de nous séparer, poussons le cri de
triomphe, poussons le cri du réveil ; comme je vous le disais il y a
quelques mois à propos de la Pologne, c’est sur les tombes qu’il faut
parler de résurrection. Certes, l’avenir, un avenir prochain, je le
répète, nous promet en France la victoire de l’idée démocratique,
l’avenir nous promet la victoire de l’idée sociale ; mais il nous
promet plus encore, il nous promet sous tous les climats, sous tous
les soleils, dans tous les continents, en Amérique aussi bien qu’en
Europe, la fin de toutes les oppressions et de tous les esclavages.
Après les rudes épreuves que nous subissons, ce qu’il nous faut, ce
n’est pas seulement l’émancipation de telle ou telle classe qui a
souffert trop longtemps, l’abolition de tel ou tel privilège, la
consécration de tel ou tel droit ; cela, nous l’aurons ; mais cela ne
nous suffit pas ; ce qu’il nous faut, ce que nous obtiendrons, n’en
doutez pas, ce que pour ma part, du fond de cette nuit sombre de
l’exil, je contemple d’avance
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/73]]==
avec l’éblouissement de la joie,
citoyens, c’est la délivrance de tous les peuples, c’est
l’affranchissement de tous les hommes ! Amis, nos souffrances
engagent Dieu. Il nous en doit le prix. Il est débiteur fidèle, il
s’acquittera. Ayons donc une foi virile, et faisons avec transport
notre sacrifice. Opprimés de toutes les nations, offrez vos plaies ;
polonais, offrez vos misères ; hongrois, offrez votre gibet ; italiens,
offrez votre croix ; héroïques déportés de Cayenne et d’Afrique, nos
frères, offrez votre chaîne ; proscrits, offrez votre proscription ; et
toi, martyr, offre ta mort à la liberté du genre humain.
 
 
 
 
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/74]]==
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/75]]==
 
== II SUR LA TOMBE DE LOUISE JULIEN ==
 
 
CIMETIÈRE DE SAINT-JEAN
 
26 juillet 1853.
 
 
Citoyens,
 
Trois cercueils en quatre mois.
 
La mort se hâte, et Dieu nous délivre un à un.
 
Nous ne t’accusons pas, nous te remercions, Dieu puissant qui nous
rouvres, à nous exilés, les portes de la patrie éternelle !
 
Cette fois, l’être inanimé et cher que nous apportons à la tombe,
c’est une femme.
 
Le 21 janvier dernier, une femme fut arrêtée chez elle par le sieur
Boudrot, commissaire de police à Paris. Cette femme, jeune encore,
elle avait trente-cinq ans ; mais estropiée et infirme, fut envoyée
à la préfecture et enfermée dans la cellule no. 1, dite cellule
d’essai. Cette cellule, sorte de cage de sept à huit pieds carrés à
peu près, sans air et sans jour, la malheureuse prisonnière l’a peinte
d’un mot ; elle l’appelle : cellule-tombeau ; elle dit, je cite ses
propres paroles : « C’est dans cette cellule-tombeau, qu’estropiée,
malade, j’ai passé vingt et un jours, collant mes lèvres d’heure en
heure contre le treillage pour aspirer un peu d’air vital et ne pas
mourir. » [Note : Voir les Bagnes d’Afrique et la Transportation de
décembre, par Ch. Ribeyrolles, p. 199.]-
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/76]]==
Au bout de ces vingt et un
jours, le 14 février, le gouvernement de décembre mit cette femme
dehors et l’expulsa. Il la jeta à la fois hors de la prison et hors de
la patrie. La proscrite sortait du cachot d’essai avec les germes de
la phthisie. Elle quitta la France et gagna la Belgique. Le dénûment
la força de voyager toussant, crachant le sang, les poumons malades,
en plein hiver, dans le nord, sous la pluie et la neige, dans ces
affreux wagons découverts qui déshonorent les riches entreprises des
chemins de fer. Elle arriva à Ostende ; elle était chassée de France,
la Belgique la chassa. Elle passa en Angleterre. À peine débarquée à
Londres, elle se mit au lit. La maladie contractée dans le cachot,
aggravée par le voyage forcé de l’exil, était devenue menaçante. La
proscrite, je devrais dire la condamnée à mort, resta gisante deux
mois et demi. Puis, espérant un peu de printemps et de soleil, elle
vint à Jersey. On se souvient encore de l’y avoir vue arriver par une
froide matinée pluvieuse, à travers les brumes de la mer, râlant et
grelottant sous sa pauvre robe de toile toute mouillée. Peu de jours
après son arrivée, elle se coucha ; elle ne s’est plus relevée.
 
Il y a trois jours elle est morte.
 
Vous me demanderez ce qu’était cette femme et ce qu’elle avait fait
pour être traitée ainsi ; je vais vous le dire.
 
Cette femme, par des chansons patriotiques, par de sympathiques et
cordiales paroles, par de bonnes et civiques actions, avait rendu
célèbre, dans les faubourgs de Paris, le nom de Louise Julien sous
lequel le peuple la connaissait et la saluait. Ouvrière, elle avait
nourri sa mère malade ; elle l’a soignée et soutenue dix ans. Dans les
jours de lutte civile, elle faisait de la charpie ; et, boiteuse et se
traînant, elle allait dans les ambulances, et secourait les blessés de
tous les partis. Cette femme du peuple était un poète, cette femme du
peuple était un esprit ; elle chantait la république, elle aimait la
liberté, elle appelait ardemment l’avenir fraternel de toutes les
nations et de tous
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/77]]==
les hommes ; elle croyait à Dieu, au peuple, au
progrès, à la France ; elle versait autour d’elle, comme un vase, dans
les esprits des prolétaires, son grand cœur plein d’amour et de foi.
Voilà ce que faisait cette femme. M. Bonaparte l’a tuée.
 
Ah ! une telle tombe n’est pas muette ; elle est pleine de sanglots, de
gémissements et de clameurs.
 
Citoyens, les peuples, dans le légitime orgueil de leur
toute-puissance et de leur droit, construisent avec le granit et le
marbre des édifices sonores, des enceintes majestueuses, des estrades
sublimes, du haut desquelles parle leur génie, du haut desquelles se
répandent à flots dans les âmes les éloquences saintes du patriotisme,
du progrès et de la liberté ; les peuples, s’imaginant qu’il suffit
d’être souverains pour être invincibles, croient inaccessibles et
imprenables ces citadelles de la parole, ces forteresses sacrées
de l’intelligence humaine et de la civilisation, et ils disent : la
tribune est indestructible. Ils se trompent ; ces tribunes-là peuvent
être renversées. Un traître vient, des soldats arrivent, une bande
de brigands se concerte, se démasque, fait feu, et le sanctuaire est
envahi, et la pierre et le marbre sont dispersés, et le palais, et le
temple, où la grande nation parlait au monde, s’écroule, et l’immonde
tyran vainqueur s’applaudit, bat des mains, et dit : C’est fini.
Personne ne parlera plus. Pas une voix ne s’élèvera désormais. Le
silence est fait.-Citoyens ! à son tour le tyran se trompe. Dieu ne
veut pas que le silence se fasse ; Dieu ne veut pas que la liberté,
qui est son verbe, se taise. Citoyens ! au moment où les despotes
triomphants croient la leur avoir ôtée à jamais, Dieu redonne la
parole aux idées. Cette tribune détruite, il la reconstruit. Non au
milieu de la place publique, non avec le granit et le marbre, il n’en
a pas besoin. Il la reconstruit dans la solitude ; il la reconstruit
avec l’herbe du cimetière, avec l’ombre des cyprès, avec le monticule
sinistre que font les cercueils cachés sous terre ; et de cette
solitude, de cette herbe, de ces cyprès, de ces cercueils disparus,
savez-vous ce qui sort, citoyens ? Il en sort le cri déchirant de
l’humanité, il en sort la dénonciation et le témoignage, il en sort
l’accusation inexorable
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/78]]==
qui fait pâlir l’accusé couronné, il en sort
la formidable protestation des morts ! Il en sort la voix vengeresse,
la voix inextinguible, la voix qu’on n’étouffe pas, la voix qu’on ne
bâillonne pas ! -Ah ! M. Bonaparte a fait taire la tribune ; c’est bien ;
maintenant qu’il fasse donc taire le tombeau !
 
Lui et ses pareils n’auront rien fait tant qu’on entendra sortir un
soupir d’une tombe, et tant qu’on verra rouler une larme dans les yeux
augustes de la pitié.
 
Pitié ! ce mot que je viens de prononcer, il a jailli du plus profond
de mes entrailles devant ce cercueil, cercueil d’une femme, cercueil
d’une sœur, cercueil d’une martyre ! Pauline Roland en Afrique, Louise
Julien à Jersey, Francesca Maderspach à Temeswar, Blanca Téléki à
Pesth, tant d’autres, Rosalie Gobert, Eugénie Guillemot, Augustine
Péan, Blanche Clouart, Joséphine Prabeil, Élisabeth Parlès, Marie
Reviel, Claudine Hibruit, Anne Sangla, veuve Combescure, Armantine
Huet, et tant d’autres encore, sœurs, mères, filles, épouses,
proscrites, exilées, transportées, torturées, suppliciées,
crucifiées, ô pauvres femmes ! Oh ! quel sujet de larmes profondes et
d’inexprimables attendrissements ! Faibles, souffrantes, malades,
arrachées à leurs familles, à leurs maris, à leurs parents, à leurs
soutiens, vieilles quelquefois et brisées par l’âge, toutes ont été
des héroïnes, plusieurs ont été des héros ! Oh ! ma pensée en ce moment
se précipite dans ce sépulcre et baise les pieds froids de cette morte
dans son cercueil ! Ce n’est pas une femme que je vénère dans Louise
Julien, c’est la femme ; la femme de nos jours, la femme digne de
devenir citoyenne ; la femme telle que nous la voyons autour de nous,
dans tout son dévouement, dans toute sa douceur, dans tout son
sacrifice, dans toute sa majesté ! Amis, dans les temps futurs, dans
cette belle, et paisible, et tendre, et fraternelle république sociale
de l’avenir, le rôle de la femme sera grand ; mais quel magnifique
prélude à ce rôle que de tels martyres si vaillamment endurés ! Hommes
et citoyens, nous avons dit plus d’une fois dans notre orgueil : -Le
dix-huitième siècle a proclamé le droit de l’homme ; le dix-neuvième
proclamera le droit de la femme ; -mais, il faut l’avouer, citoyens,
nous ne nous
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/79]]==
sommes point hâtés ; beaucoup, de considérations, qui
étaient graves, j’en conviens, et qui voulaient être mûrement
examinées, nous ont arrêtés ; et à l’instant où je parle, au point même
où le progrès est parvenu, parmi les meilleurs républicains, parmi
les démocrates les plus vrais et les plus purs, bien des esprits
excellents hésitent encore à admettre dans l’homme et dans la femme
l’égalité de l’âme humaine, et, par conséquent, l’assimilation,
sinon l’identité complète, des droits civiques. Disons-le bien haut,
citoyens, tant que la prospérité a duré, tant que la république a été
debout, les femmes, oubliées par nous, se sont oubliées elles-mêmes ;
elles se sont bornées à rayonner comme la lumière ; à échauffer les
esprits, à attendrir les cœurs, à éveiller les enthousiasmes, à
montrer du doigt à tous le bon, le juste, le grand et le vrai. Elles
n’ont rien ambitionné au delà. Elles qui, par moment, sont, l’image,
de la patrie vivante, elles qui pouvaient être l’âme de la cité, elles
ont été simplement l’âme de la famille. À l’heure de l’adversité,
leur attitude a changé, elles ont cessé d’être modestes ; à l’heure de
l’adversité, elles nous ont dit : -Nous ne savons pas si nous, avons
droit à votre puissance, à votre liberté, à votre grandeur ; mais ce
que nous savons, c’est que nous avons droit à votre misère. Partager
vos souffrances, vos accablements, vos dénûments, vos détresses, vos
renoncements, vos exils, votre abandon si vous êtes sans asile, votre
faim si vous êtes sans pain, c’est là le droit de la femme, et nous
le réclamons.-O mes frères ! et les voilà qui nous suivent dans le
combat, qui nous accompagnent dans la proscription, et qui nous
devancent dans le tombeau !
 
Citoyens, puisque cette fois encore vous avez voulu que je parlasse
en votre nom, puisque votre mandat donne à ma voix l’autorité qui
manquerait à une parole isolée ; sur la tombe de Louise Julien, comme
il y a trois mois, sur la tombe de Jean Bousquet, le dernier cri que
je veux jeter, c’est le cri de courage, d’insurrection et d’espérance !
 
Oui, des cercueils comme celui de cette noble femme qui est là
signifient et prédisent la chute prochaine des bourreaux, l’inévitable
écroulement des despotismes et
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/80]]==
des despotes. Les proscrits meurent
l’un après l’autre ; le tyran creuse leur fosse ; mais à un jour venu,
citoyens, la fosse tout à coup attire et engloutit le fossoyeur !
 
O morts qui m’entourez et qui m’écoutez, malédiction à Louis
Bonaparte ! O morts, exécration à cet homme ! Pas d’échafauds quand
viendra la victoire, mais une longue et infamante expiation à ce
misérable ! Malédiction sous tous les cieux, sous tous les climats, en
France, en Autriche, en Lombardie, en Sicile, à Rome, en Pologne,
en Hongrie, malédiction aux violateurs du droit humain et de la loi
divine ! Malédiction aux pourvoyeurs des pontons, aux dresseurs des
gibets, aux destructeurs des familles, aux tourmenteurs des peuples !
Malédiction aux proscripteurs des pères, des mères et des enfants !
Malédiction aux fouetteurs de femmes ! Proscrits ! soyons implacables
dans ces solennelles et religieuses revendications du droit et de
l’humanité. Le genre humain a besoin de ces cris terribles ; la
conscience universelle a besoin de ces saintes indignations de la
pitié. Exécrer les bourreaux, c’est consoler les victimes. Maudire les
tyrans, c’est bénir les nations.
 
 
 
 
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/81]]==
 
== III VINGT-TROISIÈME ANNIVERSAIRE DE LA RÉVOLUTION POLONAISE ==
 
29 novembre 1853, à Jersey.
 
 
Proscrits, mes frères !
 
Tout marche, tout avance, tout approche, et, je vous le dis avec une
joie profonde, déjà se font jour et deviennent visibles les symptômes
précurseurs du grand avènement. Oui, réjouissez-vous, proscrits de
toutes les nations, ou, pour mieux dire, proscrits de la grande nation
unique, de cette nation qui sera le genre humain et qui s’appellera
République universelle.-Réjouissez-vous ! l’an dernier, nous ne
pouvions qu’invoquer l’espérance ; cette année, nous pouvons presque
attester la réalité. L’an dernier, à pareille époque, à pareil jour,
nous nous bornions à dire : l’Idée ressuscitera. Cette année, nous
pouvons dire : l’Idée ressuscite !
 
Et comment ressuscite-t-elle ? de quelle façon ? par qui ? c’est là ce
qu’il faut admirer.
 
Citoyens, il y a en Europe un homme qui pèse sur l’Europe ; qui est
tout ensemble prince spirituel, seigneur temporel, despote, autocrate,
obéi dans la caserne, adoré dans le monastère, chef de la consigne et
du dogme, et qui
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/82]]==
met en mouvement, pour l’écrasement des libertés du
continent, un empire de la force de soixante millions d’hommes. Ces
soixante millions d’hommes, il les tient dans sa main, non comme des
hommes, mais comme des brutes, non comme des esprits, mais comme des
outils. En sa double qualité ecclésiastique et militaire, il met un
uniforme à leurs âmes comme à leurs corps ; il dit : marchez ! et il faut
marcher ; il dit : croyez ! et il faut croire. Cet homme s’appelle en
politique l’Absolu, et en religion l’Orthodoxe ; il est l’expression
suprême de la toute-puissance humaine ; il torture, comme bon lui
semble, des peuples entiers ; il n’a qu’à faire un signe, et il le
fait, pour vider la Pologne dans la Sibérie ; il croise, mêle et noue
tous les fils de la grande conspiration des princes contre les hommes ;
il a été à Rome, et lui, pape grec, il a donné le baiser d’alliance
au pape latin ; il règne à Berlin, à Munich, à Dresde, à Stuttgart,
à Vienne, comme à Saint-Pétersbourg ; il est l’âme de l’empereur
d’Autriche et la volonté du roi de Prusse ; la vieille Allemagne n’est
plus que sa remorque. Cet homme est quelque chose qui ressemble à
l’ancien roi des rois ; c’est l’Agamemnon de cette guerre de Troie
que les hommes du passé font aux hommes de l’avenir ; c’est la menace
sauvage de l’ombre à la lumière, du nord au midi. Je viens de vous
le dire, et je résume d’un mot ce monstre de l’omnipotence : empereur
comme Charles-Quint, pape comme Grégoire VII, il tient dans ses mains
une croix qui se termine en glaive et un sceptre qui se termine en
knout.
 
Ce prince, ce souverain, puisque les peuples permettent à des hommes
de prendre ce nom, ce Nicolas de Russie est à cette heure l’homme
véritable du despotisme. Il en est la tête ; Louis Bonaparte n’en est
que le masque.
 
Dans ce dilemme qui a toute la rigueur d’un décret du destin, Europe
républicaine ou Europe cosaque, c’est Nicolas de Russie qui incarne
l’Europe cosaque. Nicolas de Russie est le vis-à-vis de la Révolution.
 
Citoyens, c’est ici qu’il faut se recueillir. Les choses nécessaires
arrivent toujours ; mais par quelle voie ? c’est là ce qui est
admirable, et j’appelle sur ceci votre attention.
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Nicolas de Russie semblait avoir triomphé ; le despotisme, vieil
édifice restauré, dominait de nouveau l’Europe, plus solide en
apparence que jamais, avec le meurtre de dix nations pour base et le
crime de Bonaparte pour couronnement. La France, que le grand poète
anglais, que Shakespeare appelle le « soldat de Dieu », la France était
à terre, désarmée, garrottée, vaincue. Il paraissait qu’il n’y avait
plus qu’à jouir de la victoire. Mais, depuis Pierre, les czars ont
deux pensées, l’absolutisme et la conquête. La première satisfaite,
Nicolas a songé à la seconde. Il avait à côté de lui, à son ombre,
j’ai presque dit à ses pieds, un prince amoindri, un empire
vieillissant, un peuple affaibli par son peu d’adhérence à la
civilisation européenne. Il s’est dit : c’est le moment ; et il a étendu
son bras vers Constantinople, et il a allongé sa serre vers cette
proie. Oubliant toute dignité, toute pudeur, tout respect de lui-même
et d’autrui, il a montré brusquement à l’Europe les plus cyniques
nudités de l’ambition. Lui, colosse, il s’est acharné sur une ruine ;
il s’est rué sur ce qui tombait, et il s’est dit avec joie : Prenons
Constantinople ; c’est facile, injuste et utile.
 
Citoyens, qu’est-il arrivé ?
 
Le sultan s’est dressé.
 
Nicolas, par sa ruse et sa violence, s’est donné pour adversaire le
désespoir, cette grande force. La révolution, foudre endormie, était
là. Or,-écoutez ceci, car c’est grand : -il s’est trouvé que, froissé,
humilié, navré, poussé à bout, ce turc, ce prince chétif, ce prince
débile, ce moribond, ce fantôme sur lequel le czar n’avait qu’à
souffler, ce petit sultan, souffleté par Mentschikoff et cravaché par
Gortschakoff, s’est jeté sur la foudre et l’a saisie.
 
Et maintenant il la tient, il la secoue au-dessus de sa tête, et les
rôles sont changés, et voici Nicolas qui tremble ! -et voici les trônes
qui s’émeuvent, et voici les ambassadeurs d’Autriche et de Prusse qui
s’en vont de Constantinople, et voici les légions polonaise, hongroise
et italienne qui se forment, et voici la Roumanie, la Transylvanie,
la Hongrie qui frémissent, voici la Circassie qui se lève, voici la
Pologne qui frissonne ; car tous, peuples et
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rois, ont reconnu cette
chose éclatante qui flamboie et qui rayonne à l’orient, et ils savent
bien que ce qui brille en ce moment dans la main désespérée de la
Turquie, ce n’est pas le vieux sabre ébréché d’Othman, c’est l’éclair
splendide des révolutions !
 
Oui, citoyens, c’est la révolution qui vient de passer le Danube !
 
Le Rhin, le Tibre, la Vistule et la Seine en ont tressailli.
 
Proscrits, combattants de toutes les dates, martyrs de toutes les
luttes, battez des mains à cet ébranlement immense qui commence à
peine, et que rien maintenant n’arrêtera. Toutes les nations qu’on
croyait mortes dressent la tête en ce moment. Réveil des peuples,
réveil de lions.
 
Cette guerre a éclaté au sujet d’un sépulcre dont tout le monde
voulait les clefs. Quel sépulcre et quelles clefs ? C’est là ce que les
rois ignorent. Citoyens, ce sépulcre, c’est la grande tombe où est
enfermée la République, déjà debout dans les ténèbres et toute prête
à sortir. Et ces clefs qui ouvriront ce sépulcre, dans quelles mains
tomberont-elles ? Amis, ce sont les rois qui se les disputent, mais
c’est le peuple qui les aura.
 
C’est fini, j’y insiste, désormais les négociations, les notes, les
protocoles, les ultimatum, les armistices, les plâtrages de paix
eux-mêmes n’y peuvent rien. Ce qui est fait est fait. Ce qui est
entamé s’achèvera. Le sultan, dans son désespoir, a saisi la
révolution, et la révolution le tient. Il ne dépend plus de lui-même à
présent de se délivrer de l’aide redoutable qu’il s’est donnée. Il le
voudrait qu’il ne le pourrait. Quand un homme prend un archange pour
auxiliaire, l’archange l’emporte sur ses ailes.
 
Chose frappante ! il est peut-être dans la destinée du sultan de faire
crouler tous les trônes. ( Une voix : Y compris le sien.)
 
Et cette œuvre à laquelle on contraint le sultan, ce sera le czar
qui l’aura provoquée ! Cet écroulement des trônes, d’où sortira la
confédération des Peuples-Unis, ce sera le czar, je ne dirai pas qui
l’aura voulu, mais qui l’aura causé.
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/85]]==
L’Europe cosaque aura fait
surgir l’Europe républicaine. À l’heure qu’il est, citoyens, le grand
révolutionnaire de l’Europe,-c’est Nicolas de Russie.
 
N’avais-je pas raison de vous dire : admirez de quelle façon la
providence s’y prend !
 
Oui, la providence nous emporte vers l’avenir à travers l’ombre.
Regardez, écoutez, est-ce que vraiment vous ne voyez pas que le
mouvement de tout commence à devenir formidable ? Le sinistre sabbat de
l’absolutisme passe comme une vision de nuit. Les rangées de gibets
chancellent à l’horizon, les cimetières entrevus paraissent et
disparaissent, les fosses où sont les martyrs se soulèvent, tout se
hâte dans ce tourbillon de ténèbres. Il semble qu’on entend ce cri
mystérieux : « Hourrah ! hourrah ! les rois vont vite ! »
 
Proscrits, attendons l’heure. Elle va bientôt sonner, préparons-nous.
Elle va sonner pour les nations, elle va sonner pour nous-mêmes.
Alors, pas un cœur ne faiblira. Alors nous sortirons, nous aussi, de
cette tombe qu’on appelle l’exil ; nous agiterons tous les sanglants et
sacrés souvenirs, et, dans les dernières profondeurs, les masses se
lèveront contre les despotes, et le droit et la justice et le progrès
vaincront ; car le plus auguste et le plus terrible des drapeaux, c’est
le suaire dans lequel les rois ont essayé d’ensevelir la liberté !
 
Citoyens, du fond de cette adversité où nous sommes encore, envoyons
une acclamation à l’avenir. Saluons, au delà de toutes ces convulsions
et de toutes ces guerres, saluons l’aube bénie des États-Unis
d’Europe ! Oh ! ce sera là une réalisation splendide ! Plus de
frontières, plus de douanes, plus de guerres, plus d’armées, plus
de prolétariat, plus d’ignorance, plus de misère ; toutes les
exploitations coupables supprimées, toutes les usurpations abolies ; la
richesse décuplée, le problème du bien-être résolu par la science ; le
travail, droit et devoir ; la concorde entre les peuples, l’amour entre
les hommes ; la pénalité résorbée par l’éducation ; le glaive brisé
comme le sabre ; tous les droits proclamés et mis hors d’atteinte, le
droit de l’homme à la souveraineté, le droit de la femme à l’égalité,
le droit de l’enfant à la lumière ; la pensée, moteur
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/86]]==
unique, la
matière, esclave unique ; le gouvernement résultant de la superposition
des lois de la société aux lois de la nature, c’est-à-dire pas d’autre
gouvernement que le droit de l’Homme ; -voilà ce que sera l’Europe
demain peut-être, citoyens, et ce tableau qui vous fait tressaillir de
joie n’est qu’une ébauche tronquée et rapide. O proscrits, bénissons
nos pères dans leurs tombes, bénissons ces dates glorieuses qui
rayonnent sur ces murailles, bénissons la sainte marche des idées.
Le passé appartient aux princes ; il s’appelle Barbarie ; l’avenir
appartient aux peuples ; il s’appelle Humanité !